Le Bel amour (22), Le surréalisme et la Bretagne

 

 

Je me souviens, et avec quelle émotion ! d’avoir lu pour la première fois un texte de Lancelot Lancyel, celtisant d’origine hongroise, dans la revue Surréalisme, même.

 

Je me rappelle qu’il s’agissait alors d’une étude sur l’histoire de Tristan et Iseut la blonde où, à côté d’intenses « délires », j’avais trouvé pour ma part, moi qui étais bouleversé par ce « roman », de nouvelles manières de voir qui m’avaient incité à m’intéresser plus particulièrement, dans la littérature celtique, à la Poursuite de Diarmaid et de Grainne, aux Amours de Baile et d’Aillinn, ou encore aux Lamentations de Cred sur le corps de celui qu’elle avait tant aimé.

 

Non que le « bagage intellectuel » de Lancyel ne fût parfois hétérogène : ne le voit-on pas, dans une lettre à Breton que cite le préfacier Marc Petit, passer de la sorte, dans la même phrase, d’un langage clairement freudien à un terme tout droit issu de la psychologie analytique de Jung ? « Mes études sur l’art gaulois, écrit-il ainsi, (…) m’ont ouvert les yeux quant à la racine profonde de votre Surréalisme, dont l’automatisme méthodique vous sert à ouvrir largement la porte au subconscient (Fd) comme la charge d’un radar pour capter sur son écran le message archétypal (Jg). »

 

Moi qui suis profondément jungien (et je ne m’en cache en aucune façon), je m’étonne toujours, d’après tout ce que nous pouvons en savoir, de la « froideur » de la première (et de la seule) entrevue d’André Breton avec Freud, ainsi que de ce que le premier avait pu écrire en 1959 dans le Lexique succinct l’érotisme, lorsqu’il couchait sur le papier (à l’entrée précisément consacrée au second) : «S’exprimant sur la dissidence de Jung - élimination des éléments « choquants », à commencer par la libido sexuelle, aux fins de promouvoir un nouveau système éthico-religieux - (il) comparait cette doctrine aberrante au fameux « couteau sans lame, auquel manque le manche » de Lichtenberg. »

 

Breton avait-il vraiment lu Jung ? Je n’en suis pas très sûr… Ou il aurait dû constater l’importance de la sexualité chez ce dernier (par exemple, de la Psychologie du Transfert à Mysterium Conjunctionis), de la même manière que le psy. de Zürich a toujours plaidé pour la réunification de la matière, de la psyché et de l’esprit.

 

Je préfère quant à moi la position d’un Pieyre de Mandiargues qui me félicitait de ma «  clairvoyance » alors que, encore élève à l’ENS-Ulm, je lui avais fait parvenir une interprétation de son roman Le Lis de mer inspirée des travaux d’Esther Harding, et appuyée sur les commentaires de la « prostitution sacrée » par Hérodote ou Lucien de Samosate dans ses considérations sur La Déesse Syrienne.

 

Ce même Mandiargues qui, vers la fin de sa vie, me déclara que les surréalistes avaient toujours suivi Freud, mais qu’il était plus que temps qu’ils découvrissent que Jung leur parlait beaucoup plus…

 

Après tout, les recherches sur l’Alchimie, sur le véritable esprit de la Gnose, l’étude de l’Astrologie dans ce qu’elle comporte de « mythique », l’existence d’un « hasard signifiant » correspondant à ce que le psychiatre suisse appellera pour sa part une « synchronicité », les expérimentations à la Tour Saint-Jacques, à Paris, n’auraient-elles pas dû lancer un pont entre les deux mouvements ?

Sans parler de ce que Jung, aux alentours de l’année 1920, se mouilla beaucoup en faveur de Dada, c’est-à-dire de ce qui annonçait le surréalisme.

 

Faut-il aussi rappeler le texte fameux d’André Breton où celui-ci parle d’un « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est vain qu’on chercherait à l’activité  surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point… » ? Sommes-nous si loin de cette « conjonction des opposés » dont Héraclite d’Ephèse nous entretenait sans cesse, et qu’on a repris, dans un vocabulaire prétendument moderne, sous le nom d’ « individuation » ?

 

Mais ce n’est pas le seul mérite du livre dont je tente ainsi de parler ! Dans la préface à laquelle je faisais déjà allusion, Marc Petit ne note-t-il pas de la sorte que « la Celticité, prenant le relais de ce que l’archéologue Marija Gimbutas, (…) grande figure de la pensée « matricienne », a nommé la culture de la « Vieille Europe » - (a connu) en son sein une tension, voire une contradiction interne entre l’ancrage tellurique et neptunien des croyances originelles et les valeurs guerrières des conquérants indo-européens, (et) a mieux que d’autres cultures conservé l’héritage : c’est, pourrait-on dire, la poésie comme fondement de la vision du monde, à l’unisson des rythmes de la vie cosmique, en résonance avec le Tout. »

 

Ce qui en revient à oublier un peu vite que les celtes étaient AUSSI des Indo-européens, et que l’adhésion à une idée de l’humanité primitive comme société féminine est de l’ordre de la croyance : aucun texte ou témoignage ne nous en fait foi, de la même façon que les préhistoriens qui prétendent le contraire nous présentent comme Vérité ce qui n’est jamais que leur interprétation…

 

Pourtant, je le reconnais sans difficulté, je partage cette manière de voir… Et je sais bien que le même préfacier a raison lorsqu’il avance que, « de Pont-Aven à Tahiti et aux îles Marquises, (…) c’est toujours à l’ordre « romain » que l’artiste veut échapper, (…) cherchant le salut dans les eaux des mers du Sud ou la forêt de Merlin. Peu importe de quel nom s’affuble la Femme Sauvage, Viviane ou Iseult la Blonde, Morgane ou la Vierge Marie. A Tronoën, la sculpture qui représente cette dernière la montre nue, couchée sur le lit de sa chevelure, telle une Sirène… »

 

Il suffit d’ailleurs de lire le dernier livre de Bernard Rio, dont j’ai précédemment rendu compte, pour saisir à quel point, sous des dehors christianisés, les pardons de Bretagne sont pleins de vieux motifs mythologiques. Et je sais bien que, selon un hymne médiéval, Dieu trouva la Vierge étendue sur son lit, en se guidant sur, et en humant son « odeur de femme ».

 

C’est, autant que je m’en souvienne, le grand élève de Jung, Erich Neumann, qui voyait dans l’ « ouroboros maternel » (ce que Mélanie Klein a désigné comme les « parents combinés »), le début de toute collectivité humaine… Et sans oublier que Jung en personne, comme nous le rappelle son élève Marie-Louise von Franz, mais comme il le dit sans ambages dans Ma Vie / Souvenirs, rêves et pensées, a toujours été mû dans son inquiète recherche par la signification du « cri de Merlin » !

 

D’où, la nécessité intrinsèque de ce livre. N’était-il pas temps de comprendre André Breton en profondeur (peut-être parfois mieux qu’il ne s’entendait lui-même  - et, honnêtement, quel merveilleux patronyme !), et, à travers toute une galerie de personnages aux origines ou aux accointances celtes, de pouvoir enfin saisir toute la parenté entre le surréalisme et les anciens habitants de l’Europe - qu’ils fussent justement celtes ou, comme on le pense souvent aujourd’hui, d’ascendance néolithique.

 

C’est à sa lecture que j’ai enfin pénétré le mystère de l’histoire que j’avais si souvent entendu raconter - d’Antonin Artaud arrivant en Irlande, haranguant la foule en vieux gaélique, et s’étonnant de ne pas être compris…

 

Bref, un livre à lire de toute urgence !




Notre relation au monde

 

J’avoue très humblement que, jusqu’à ce que Gabriel Arnou-Laujeac, l’auteur de « Plus loin qu’ailleurs », me fasse connaître ses derniers poèmes, je n’avais jamais entendu parler d’Hélène Cardona. Mais, à vrai dire, comment connaître l’œuvre de tout le monde ? Tâche impossible, même dans un milieu restreint comme, aujourd’hui, celui de la poésie…

Et je dois à la vérité de dire que j’ai été ébloui par le recueil que je découvrais de la sorte : « Dreaming my Animal Selves » - ou en français (puisque le recueil édité est bilingue) : « Le Songe de mes Ames Animales ». Que j’aurais plutôt traduit quant à moi par : « Rêvant mes Sois animaux ». Car peut-on vraiment avancer que le Self (le « Soi », tiré des Upanishads, et particulièrement de la Chandogya) et l’Ame soient réellement la même chose ? Ou l’Ame n’est-elle pas le réceptacle naturel pour la manifestation de ce Soi divin et cosmique ?

Mais ce n’est là, je le sais bien, que broutilles… Et quel émerveillement, à travers des songes qui touchent de si près au chamanisme, que de ressentir en ces mots l’unité la plus profonde du cosmos, et cette expansion de la conscience (une conscience née, selon Jung, de l’Inconscient collectif - autrement dit, et il l’avoue à la toute fin de sa vie, du nom moderne que nous donnons à l’Ame du Monde des Anciens), cette expansion de la conscience qui permet d’accéder à la découverte vivante de cette même unité !

Est-ce pour rien, de ce point de vue, que l’auteure conclut son avant dernier poème (« Diapositives de pensées »), par ces quelques mots :

 

« …soulagée de ne plus être hantée,
D’être simplement la substance du cosmos »,

 

et termine son recueil (« Harmonies parallèles »), par cette phrase indubitable :

 

« Nous mûrissons musicalement
         Couverts de fleurs de cerisier
                  variation divine,
conscience en quête d’expansion » ?

 

Hélène Cardona, outre tous ses diplômes universitaires, et les langues vivantes qu’elle parle couramment, est extrêmement cultivée : qui d’autre, de nos jours, oserait mettre en exergue à sa « production », des extraits de Rumi, de Dickinson, de Gibran ou de Rilke ? Mais on voit bien là que la fine pointe de la culture n’assèche pas l’esprit et ne débouche pas forcément, comme on voudrait trop nous le faire croire, sur un scepticisme généralisé - mais que c’est au contraire, parfois, et comme c’est ici le cas, une ouverture à ce qui nous transcende et nous appelle dans l’espace de nos nuits.

Mais peut-être, dois-je ajouter, l’origine multiculturelle de Cardona (irlandaise, grecque et espagnole), de même que son amour sans partage pour la musique, n’y sont pas totalement étrangers ?




Le Bel amour (21). Des lettres plutôt que des figures.

 

On sait comme, dans nombre de religions (qu’elles soient monothéistes ou non), il est impossible de « figurer » le Divin… Le Christianisme occidental échappe à cette contrainte sous l’influence, en particulier, des peintres qui ont exercé dans le sillage de saint François d’Assise - qu’il s’agisse de Cimabue ou de Giotto. L’Eglise orthodoxe, elle, a pris une « demie mesure » en posant que l’on pouvait « représenter » la Divinité, mais le plus souvent, à travers les icônes, de manière symbolique. Est-ce un reste de l’iconoclasme qui a pu régner un certain temps à Byzance ? Je n’en sais rien, et je me garderais bien d’affirmer une position à ce sujet, mais je constate simplement les faits comme ils sont… Il suffit de penser à cet égard à la si fameuse œuvre d’Andreï Roublev sur la « Trinité » : les trois personnes qui, d’après le dogme énoncé au Concile de Chalcédoine, n’en font qu’une, n’y sont pas réellement représentées, mais bien les trois anges qui, selon l’Ancien Testament, apparurent à Abraham - ces trois anges étant l’annonciation, en suivant la « proclamation » du dogme chrétien, du Dieu trinitaire que le Christ allait révéler.

Il n’en demeure pas moins que, très souvent, le Divin ne pouvait être donné à voir. Après tout, alors qu’au début ils Le nommaient, les Hébreux n’ont-ils pas donné l’exemple avec le « nom imprononçable », et les Musulmans se contentent de dire « Allah » (dérivé de la racine protosémitique « El », qui signifie tout simplement la Divinité) : lorsqu’on ne peut même pas prononcer son vrai nom qui demeure un secret (ne sommes-nous pas là proches de la théologie négative et de ce que quelqu’un comme Grégoire de Nazianze appelait « l’Au-delà de tout », ou le Pseudo Denys un « Néant suressentiel » ?), comment donc Le figurer de quelque manière que ce soit ? (sauf en Perse, bien sûr, qui héritait sur ce point d’un fabuleux passé…).

Il ne reste dès lors qu’une solution - qui consiste à orner de lettres, peintes ou gravées avec la plus extrême minutie, ou avec le plus grand des arts, l’évocation que l’on veut faire du « Saint béni soit-il ».

Etant bien entendu que ces mots peuvent aussi bien s’appliquer aux mythes que se racontent les hommes pour « expliquer » la réalité de ce monde, et pour définir quel peut y être leur sens.

Notons toutefois que l’incapacité à dire le fondement de toutes choses joue ici un rôle central : est-ce pour rien que la calligraphie a connu un tel développement dans les cultures où l’on renonce à définir le Principe - que ce soit le Taoïsme chinois (« Le Dao que l’on peut nommer n’est pas le Dao… »), le Bouddhisme dans nombre de ses variantes, mais où l’on insiste sur la Vacuité (le Nirvana), le Judaïsme et l’Islam… ?

Chaque chose à quoi nous introduit l’ouvrage collectif dirigé et pensé par Colette Poggi, et aux sous-titres si évidents : « Geste, trait, résonance » puis, encore plus bas : « Des premiers artistes de la préhistoire / aux maîtres d’aujourd’hui ».

Il n’est pas anodin, en effet, de rappeler comme les Homo sapiens, à côté de leurs gravures en tout genre, ont souvent présenté sur les parois de leurs « grottes sacrées » de ces séries de traits ou de points qu’avait tant étudiées quelqu’un comme Leroi-Gourhan… Comme si nos questions fondamentales nous poursuivaient depuis des millénaires, et que nous n’y avions jamais apporté de réponse définitive !                                                          

De fait, et comme le fait bien ressortir l’ordonnatrice de ce « recueil », il s’agit là d’une interaction entre le souffle, le trait, le support, et l’encre dont on se sert… Comme une danse du calame par où l’on désire déboucher sur le plus grand des mystères. Et l’on ne sera pas étonné de découvrir toute la place qui est réservée à quelqu’un comme Carolyn Carson, dont les pas dessinaient une « calligraphie corporelle » qui nous ramenait à notre essence.

Recueil d’autant plus précieux que, très logiquement, il est illustré par certains des plus grands calligraphes de notre temps : qu’il s’agisse de Hassan Massoudy pour l’aire islamique, de Franck Lalou pour ce qui provient du regard de la Cabbale, de Bang Hai Ja pour ce qu’il est de la Corée - et de tant d’autres encore !

 




Grenier du Bel Amour (17)

De la liberté à la joie

 

Il y a sans doute plusieurs manières de faire de la philosophie. Simplement, rappelons-nous ce que, originellement, veut dire ce mot : l’amour de la sagesse - si ce n’est, comme j’aurais personnellement tendance à le penser, de la Sagesse comme manifestation du Divin (de l’au-delà de tout mot) qui nous fonde.

Alors, comme le ressentaient les Antiques, la philosophie est de l’ordre de ce que nous appellerions un « exercice spirituel » : comment conduire sa vie sans avoir à en rougir au moment que nous devrons nous « évanouir » à ce monde ? Quelqu’un comme Pierre Hadot, à travers ses travaux et ses multiples réflexions, avait passé son temps à nous en faire souvenir - et il me semble qu’Yann-Hervé Martin, l’auteur de ce livre, et par ailleurs professeur en Classes Préparatoires (mais ceci n’explique-t-il pas cela, au moins pour partie ?), en a bien retenu les leçons et la (longue) démonstration.

Dans un monde où règne le « moi » (du moins le croyons-nous, sans toujours nous rendre compte de ce que les désirs de ce « moi » ne sont le plus souvent que les reflets de ce que nous force à croire la publicité, ou une société d’autant plus oppressante dans ses « choix » qu’elle nous laisse croire qu’elle n’y est pour rien…), il fallait une bonne dose d’ « inconscience » (si ce n’est une forme de suprême conscience), pour nous asséner que le Bon n’est pas forcément assimilable au Bien - mais toute la tradition de la morale métaphysique n’a eu de cesse de nous le seriner - et que, pour atteindre à ce Bien, il fallait disposer de toute sa liberté intérieure…

Je reconnais là, souvent, des accents de ce qu’il faut se résoudre à dénommer les « néoplatoniciens » chrétiens - mais après tout, pourquoi pas ? Comme le déplorait au sujet de Plotin, le fondateur de la pensée néoplatonicienne, quelqu’un comme saint Augustin : « Si cognovisses Christum !... : si tu avais connu le Christ ! ».

J’avoue que, pour ma part, je ne me sens pas spécialement chrétien - mais je suis bien obligé de dire en même temps que, nolens volens, je suis l’héritier de deux millénaires de pensée et de culture chrétiennes, et encore plus avant, de tous ceux qui ont si profondément réfléchi à Rome, et surtout, dans la Grèce ancienne. Et que, sans eux, il n’y aurait tout bêtement pas de ce que nous appelons un recueillement philosophique.

Alors, sachons gré à Yann-Hervé Martin, et à son préfacier Rémi Brague, de nous faire souvenir de tant de choses que notre monde actuel voudrait oublier - et d’abord, contrairement à l’opinion reçue, de ce qu’il existe un échange fécond entre la puissance de la raison (ou faut-il dire comme Jacobi il y a quelque deux-cents ans, de l’entendement ?), et le ressenti d’une transcendance qui nous dépasse de partout !

Notre collaborateur Michel Cazenave  vient de faire paraître Le Bel amour




Grenier du Bel Amour (16)

Il est toujours étonnant de constater comme, en prélude à la Seconde Guerre mondiale (et alors que les dirigeants de la Grande-Bretagne et de la France, n’avaient pas su « négocier » la paix du continent européen), la Grande Guerre de 1914- 1918 a marqué les esprits - au point que tout le monde « savait » - ou avait l’intuition - que les choses ne pourraient plus jamais être comme avant : ce va bientôt être le temps de Dada, puis du surréalisme, ce va être le temps où éclate l’expressionisme dans sa manière toute nouvelle de regarder la réalité…

Et c’est dans cette optique, me semble-t-il, qu’il faut lire deux pièces de théâtre qui, - actualité oblige, - viennent d’être rappelées à notre souvenir - même si, apparemment, elles n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre.

Le premier texte sur lequel je voudrais ainsi attirer l’attention, c’est le « Don Juan revient de la guerre » d’Ödon von Horvath. En réalité, qui ne connaît cet auteur, et toutes les turbulences qu’il a connues après la prise du pouvoir en Allemagne du parti national-socialiste ? De fait, à travers ce « Don Juan » (même écrit assez tard : en 1936 !), on saisit bien tous les affres de cet héritier de la double monarchie austro-hongroise : l’universalité dont il rêve, si elle a jamais existé, n’est certes pas celle qui s’impose au-delà du Rhin. Et l’on s’aperçoit assez vite que, quels que soient les bouleversements du monde, l’homme demeure ce qu’il était dans son éternité : don Juan peut vouloir ce qui lui chante, il ne peut que demeurer don Juan. A moins que… ? A moins que ne revienne le hanter le souvenir toujours vivant  de cette « petite fiancée » sur la tombe de qui, à la fin de la pièce, il va vraisemblablement se laisser mourir comme un bonhomme de neige de toute façon destiné à disparaître. Comme s’il avait voulu trouver la féminité intégrale en « collectionnant » les femmes, et qu’il se rendait compte à la fin que, seul, le chemin de l’amour lui aurait permis d’accéder à la vérité de son désir.

Or que nous raconte d’autre Eugene O’Neill, cet irlandais qui, comme tant d’autres, a gagné les rivages de l’Amérique ? Sa pièce date de 1922, soit longtemps avant celle de Horvath, mais, dans une épaisse atmosphère de désirs, on voit bien que, dans une langue qui rend parfaitement compte des « patois » de la verte Erin, c’est toujours de l’amour qu’il est question - même si, souvent, c’est sous des visages auxquels nous ne sommes certes pas habitués. Et quoi de plus poignant, à cet égard, que les ultimes paroles échangées entre Eben le jeune paysan, et sa femme Abbie, qui vient pourtant de se défaire de leur enfant commun - par amour : un je t’aime réciproque qui clôt quasiment le texte ?

Parce que, sans doute, l’ « Eternel Féminin » (au sens exact de Goethe dans son dernier « Faust »), ne peut se donner que sous une figure singulière : l’univers peut aller comme il l’entend sous les coups de boutoir de la folie humaine, et si tout change tout le temps à cause de cette folie, il n’en reste pas moins que se découvrent ces « affinités électives » qui, quelquefois, peuvent prendre des chemins qui, à première vue, nous paraissent très étranges.

Donc, deux pièces qui nous forcent à réfléchir et, éventuellement, à voir les choses tout autrement que nous en avions pris l’habitude !

 

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de publier Le bel Amour, anthologie de ses poèmes accompagnée d’inédits.




Grenier du Bel Amour (15)

On ne peut lire, à ce qu’il me parait, le dernier ouvrage de Gérard Pfister en faisant l’économie des deux recueils qui l’ont précédé, et dont le titre était déjà très parlant : « Le grand silence » voici trois ans, qui annonçait bien des thèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, ou, l’année dernière, ce « Le temps ouvre les yeux », qui nous force à nous poser bien des questions sur le monde où nous croyons vivre… Le tout regroupé sous le titre générique « La représentation des corps et du ciel », et chacun de ces volumes étant sous-titré « Oratorio ».

Oratorio, en effet, tant le langage y est épuré, tendant vers ce qui serait un silence essentiel, comme le « gonflement » musical de ce silence où nous apprenons à nous affranchir de ce à quoi une langue trop connue nous contraint malgré elle. Comme le note d’ailleurs l’auteur dans un petit texte qui porte le nom de « Cet art du peu » : « C’est un combat inégal que le langage nous impose, tellement il nous est devenu familier et comme naturel, et, dans sa fausse évidence, nous retient prisonniers. Mais comment pourrions-nous espérer recouvrer notre liberté sans combattre le maléfice par quoi elle nous a été confisquée ? Cet  art du peu est donc aussi le plus risqué et le plus nécessaire qui nous oblige à porter le fer là même où nous avons été défaits : là où les mots ont pris la place de notre vie. »

On a aussitôt envie de dire : tentative réussie !

Et serais-je emporté par ma passion personnelle lorsque j’aperçois des parentés qui me semblent évidentes avec la pensée de maître Eckhart (particulièrement avec son poème « Le Grain de sénevé) - et, plus largement, avec tous les thèmes de la théologie négative comme ils ont été déployés par Grégoire de Nysse dans sa « Vie de Moïse » ou par le pseudo-Denys dans sa « Théologie mystique » ?

Après tout, l’ « oratorio », en creusant notre langue, ne commence-t-il pas par « à présent/ il fait nuit// et tout/ est clair » − pour se poursuivre bien plus loin par « pourquoi/ avoir eu peur// de la matière/ du vide// pourquoi /avoir voilé// de noir/ cette lumière// des corps// (…)//et tu es/dans l’absence// (…)//rumeurs/ avant de s’écouler// au grand jour/ du silence » ?

Et si c’était cela, décidément, la poésie ?

Cet art de limer le langage pour lui faire rendre gorge de ce silence primordial que nous ne pourrons jamais « dire » − comme au ras de ce silence, et de cette ineffable transcendance dont il tente comme il peut de rendre compte ?

Le recueil s’intitule : « Présent absolu ». Et n’est-ce à ce Présent que nous sommes ainsi introduits − sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a de présent que par l’effet d’une Présence qui s’impose à nous… ?

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de faire paraître : Le Bel Amour




Le Bel amour (24). Erich Neumann : Origines et histoire de la conscience

 

 

Nous avons beau faire et dire, - et quoi que nous en prétendions souvent, - nous sommes toujours plus ou moins redevables à l’époque qui nous a vu vivre et à l’état des connaissances qui allait avec. J’ai souvent dit que, s’il avait vraiment connu ce que, à la fin de sa vie, on appelait la « mécanique quantique », Freud aurait sans doute été d’un « scientisme » moins affirmé. On a voulu voir là un reproche, ce qui n’était évidemment pas le cas. La « quantique » s’est développée alors qu’il vivait, et dans quelles souffrances ! les dernières années de son existence : franchement, comment l’aurait-il connue et aurait-il pu l’intégrer dans ses raisonnements ? Jung, de ce point de vue, a eu beaucoup plus de chance : né un quart de siècle plus tard, il a pu connaître Pauli, Heisenberg, Pascual Jordan ou von Weiszäcker, et échapper de la sorte à un  causalisme trop étroit.

Mais il est un autre sujet où il dépend à l’évidence de son siècle : lorsqu’il parle de l’Egypte, on voit bien par exemple comme il ne la connaît qu’à travers les Alexandrins ou ce qu’en ont rapporté des auteurs comme Apulée ou Plutarque… Bref, comme il était de mise selon le savoir de son temps, il ne voyait en Isis qu’une déesse de la Lune, sans suspecter que, selon ses premiers croyants, elle était d’abord une Femme divine d’essence solaire.
Mais qui pourrait, qui saurait le lui reprocher ? Tous les « fondateurs », de quelque moment qu’ils relèvent, ont toujours bâti. leur œuvre sur ce dont on croyait être sûr aux moments où ils travaillaient.

Ce qui est assez exaltant pour ceux qui leur succèdent - surtout dans le domaine de ce qu’on dénomme aujourd’hui les « Sciences humaines », et plus précisément dans celui de la psychologie : puisqu’il faut sans arrêt tout revoir, tout repenser - eu égard aux découvertes en cours -, et de ce fait, tout argumenter d’une façon nouvelle, sans se priver, quelquefois, d’adopter un point de vue différent à la suite, justement, de ce qu’ont amené ces découvertes…

Ainsi, me semble-t-il, de ce qu’il en est d’Erich Neumann et de Carl Gustav Jung : on sait que le premier, d’origine hébraïque (comme beaucoup de ceux qui entouraient Jung), réfugié sur ce qui devait devenir plus tard la terre d’Israël, était de plusieurs décennies le cadet du psychiatre suisse. Et que les relations entre les deux hommes n’ont pas toujours été au beau fixe… Ce qui n’a pas empêché Neumann de s’exprimer devant le Club psychologique de Zürich et de donner de très importantes conférences à Ascona, en Suisse italienne, dont Jung, selon le profil revendiqué d’Olga Fröbe-Kapteyn, était dans la coulisse (et souvent plus…), le véritable spiritus rector. D’où, malgré ses agacements répétés, la reconnaissance de tout ce qu’amenait Erich Neumann, de trente ans son cadet, dans le champ de la mythologie, de l’anthropologie et de la psychologie comparées…

Et, d’où, de la part de celui-ci, d’avancées décisives dans le champ qui leur était commun : comment ne pas être d’accord, par exemple, avec la deuxième partie de son livre aujourd’hui édité, lorsque (et pour reprendre ses propres termes), il écrit tout un passage sur « la différenciation de la psyché et l’autonomie de la conscience » ? Comment ne pas constater, dans ses conclusions, sa proximité avec le Freud de « Psychologie des foules et analyse du Moi » - comme il annonce largement les vues que Jung développera des années plus tard dans son essai « Présent et Avenir » ?

Bien entendu, il faut relever tout cela, comme il faut saluer l’invention de nouveaux concepts en psychologie analytique, tels que ceux de la centroversion ou de l’importance du mythe de l’ouroboros

Il n’empêche, pourtant : on voit bien que sa bibliographie s’arrête aux années 40, et que, très redevable aux analyses de Malinowski ou de Margaret Mead, il ne les remet pas réellement en cause (sans pencher, par ailleurs, vers les interprétations de Géza Roheim) - quand nous savons bien de nos jours à quel point elles doivent être manipulées avec précaution !

Comme il se réfère aux travaux de Bachofen, dont nous avons pu nous rendre compte jusqu’où ils correspondaient aux pulsions  inconscientes de ce dernier…

Enfin, dernière « critique » de ma part, par les exemples qu’il choisit, par les citations qu’il fait, Neumann se rend-il bien compte de ce qu’il est, typiquement, un produit de la civilisation occidentale, et plus justement, oserai-je dire, de sa variante que je dénommerai aryo-hébraïque pour bien me faire comprendre : comme s’il n’y avait de « salut collectif » que dans cette culture qui  a fleuri tout autour de la mer Méditerranée, et qui a voulu écraser toutes les autres qu’elle-même !

Cela dit, on s’aperçoit vite combien Neumann a fait évoluer la psychologie, en prenant en compte tous les travaux qui avaient cours de son temps…

Tâche qu’il nous demeure à effectuer en suivant précisément ses traces et en s’inspirant de son exemple.

Au total, me semble-t-il, un livre essentiel - mais dont nous devons savoir nous évader pour respecter le mouvement qui l’a porté.

Oui ! Nous serons toujours tributaires de ce que l’on sait au moment que nous réfléchissons et écrivons ! Mais n’est-ce point là notre lot commun d’appartenir aussi à l’humanité comme elle se développe?

Ce en quoi je crois être très fidèle aux thèses de fond de Jung et de Neumann…

(Et saluons au passage le remarquable travail de traduction de Véronique Liard !).

Mais je me pose soudain une question : comme Platon l’avançait déjà dans le « Banquet », en le mettant dans la bouche de Socrate, et plus avant encore, dans celle de l’Etrangère de Mantinée, ne serait-ce la poésie qui pourrait répondre à une question aussi insoluble, (de l’ordre des Muses), avant que l’on n’en vienne à cet Eros que gouverne l’Aphrodite Ourania - et auquel renvoie Jung à la fin de « Ma Vie » ?




Le Bel amour (20), L’Egypte, ce qu’on en sait ou qu’on en imagine

 

 

         L’EGYPTE : CE QU’ON EN SAIT OU QU’ON EN IMAGINE.

 

Platon ou Hérodote nous le disaient déjà : dès les anciens grecs, on se réclamait de la sagesse égyptienne, qui semblait à tous un modèle - et l’origine de toute piété.

Ce qui, paradoxalement, s’est encore accentué avec l’ « Egypte gréco-romaine », c’est-à-dire l’Egypte héritée des Ptolémée après la victoire du futur Auguste sur Cléopâtre et Marc-Antoine, cette Egypte d’Alexandrie où, le père Festugière l’avait bien montré, se sont mélangées l’alchimie naissante, l’astrologie, les philosophies pythagoricienne et néoplatonicienne, la gnose, le panthéisme antique - et parfois le christianisme (n’est-ce pas, Origène ?) - le tout sous l’invocation rituelle des Dieux du Haut et du Bas pays, qui faisaient ainsi leur « retour ». Il suffit de lire Plutarque (et son De Iside et Osiride), ou Apulée et son Ane d’or, pour s’en rendre compte. Mais attention ! Florence Quentin l’avait mis en lumière dans son bel essai : Isis l’éternelle / biographie d’un mythe féminin (1), cela ne s’était produit qu’au prix d’une trahison où le féminin, originellement du côté solaire, avait basculé vers le lunaire que pouvait seul accepter le « machisme » dominant aussi bien à Rome que dans la vieille Grèce.

Ce qui, avouons-le, n’a pu nuire à la fascination de l’Egypte que l’Occident a ressentie dès la Renaissance, à la suite de Marsile Ficin dans la Florence des Médicis. C’est d’abord le texte qu’écrit le jésuite Athanase Kircher sur l’Oedipus Aegyptiacus, puis le tarot divinatoire rapporté aux divinités des Deux terres par Court de Gébelin dans le VIII° volume de son grand essai sur Le monde primitif, l’opéra de Mozart La Flûte enchantée, les « fantaisies » des ésotéristes de toutes sortes,  et en particulier, en ce temps-là, de nombre de francs-maçons - jusqu’à Kant qui prend la figure d’Isis en exemple pour faire entendre ce que, dans sa Critique de la faculté de juger, il appelle encore le sublime…

Car l’Egypte, n’en doutons pas, est à l’origine de bien des poèmes ou de la poésie moderne, sous quelque forme qu’elle soit : il suffit de se rappeler à ce sujet certains des sonnets des Chimères de Gérard de Nerval - sans même interroger les Filles du feu ou le début de Sylvie - ou le chapitre, qui a inspiré tant de nos écrivains, d’ Henri d’Ofterdingen sur « Les disciples à Saïs ».

De la même manière que, à la suite de la campagne menée par Bonaparte et du premier déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, l’égyptologie est devenue une véritable science, et la connaissance du pays est entrée dans le cadre de ce que l’on nomme les « sciences humaines ».

Or, c’est précisément à ces deux sources qu’il développe parallèlement, que s’intéresse d’emblée le livre qui vient de paraître chez Bouquins/Laffont, dirigé, pensé et orchestré par la même Florence Quentin à qui j’ai déjà fait allusion - un livre dont le sous-titre qui lui a été longtemps affecté était en lui-même très parlant : « Savoirs et imaginaires ».

De la plus ancienne Egypte, et de ses complexes théologies,  comme en traite Jan Assmann en inversant le titre qui lui avait été soumis, et en en faisant un «  Imaginaires et savoirs », jusqu’à l’Egypte la plus actuelle, combien nous en apprenons en effet !

De la même façon que nous pouvons nous renseigner sur ce « rêve égyptien » qui a tant fasciné notre culture après la civilisation héllénistique et celle de la Rome conquérante du monde, de Néron jusqu’à Hadrien, et qui se trouve à la source de tant de nos inspirations et de tant d’écrits que nous pouvons encore goûter aujourd’hui !

Oui, comme un double chemin ainsi tracé, et qui nous invite d’autant plus à recourir à la science la plus rigoureuse pour alimenter nos imaginations les plus profondes…

Bref, on l’aura compris, un livre que je recommande à tout le monde  pour en tirer tout le suc, et nous interroger sur cette fascination plus que millénaire que cet étrange pays exerce sur nous !

 

 (1)Florence Quentin, Isis l’éternelle / Biographie d’un mythe féminin, Ed. Albin Michel, parution en 2012, 256 pages, 19€.  




Dans la bouche du poète 1, Hölderlin, traductions de Elie-Charles Flamand 1

Publiées cette année, les trois chroniques du traducteur (le lecteur accèdera aux deux autres à partir du nom de l'auteur) nous font entrer dans le travail du texte très personnel d'Elie-Charles Flamand qui, tel un artisan expérimenté, combinait l'intuition et la pensée.

 

 

 

                                              Die Linien des Lebens sind verchieden,
                                              Wie Wege sind und wie der Berge Grenzen,
                                              Was hier wir sind, kann dort ein Gott ergänzen
                                              Mit Harmonien und ewigem Lohn und Frieden.

 

                                                     Friedrich Hölderlin

 

 

Diverses sont les lignes de la vie
De même que les chemins et les limites des montagnes.
Ce qu’ici nous sommes, un Dieu là-bas peut le parfaire
Dans l’harmonie, l’éternelle récompense et la paix.

 

                                                  Hölderlin

 

                       (traduction Elie-Charles et Obéline Flamand)                                            

 

 

 

    Ce fulgurant chef-d’œuvre fut écrit spontanément sur un morceau de planche chez le brave menuisier Zimmer qui avait recueilli le poète, après 1807, en état de folie.
    Les quatre rimes -en (ce qui est rare pour un quatrain) et la disposition des sind (sont) donnent au poème un rythme quasi-incantatoire qu’il est malheureusement impossible de rendre en français.




Braise de l’unité, anthologie poétique

 

 

Braise de l'unité


Elie-Charles Flamand

 

LA PAGE DU LIVRE

 

Alors que cet obstiné ruisselet serpente selon ma ligne de vie
Les nœuds de résonance s’entrelacent
Sous le chant d’une sylve patinée
Et l’inachevé finit par concorder avec l’extrême

Séparées de tout enjeu les larmes lentes
Attestent la venue des ruses qui se dressent
Jusque devant l’effigie du secours

Mais déjà l’incantation qui a viré de l’aile
Fend la ténèbre
Et rejoint le temple de nos sourires

La torche qu’agite le spectateur en pleine joie
Fait pétiller les épisodes tôt surgis
Depuis que la rumeur des morts a fouillé
D’innombrables gouffres harmonieux
Creusés dans la verdure

En dépit de vétustes assombrissements
Qui lancent leurs hachures vers la piste retrouvée
L’imprévisible continue de surplomber la plus noueuse détresse
Le firmament en vient à dissiper les détours

Et longuement nous contemplons tous deux
À travers la brise mauve
L’extatique union des mondes

 

**********

 

 

L’écheveau du rêve a dormi s’estompant
Puis soudain perdu parmi les herbes sèches dans un champ délaissé
Il se convertit en un fruste médaillon
Et continue à se dépouiller de sa représentation
Peut-être sublime
Ce songe viendra-t-il orner l’enfilade de tes vigueurs
À présent sous la forme de guirlandes
En cuivre durement martelé
Tandis qu’en toi s’éveille peu à peu
Un vent de sable fin
Espoir désespéré il t’invite à l’action
Fût-ce au défaut d’une parole inégale
Tu t’émeus de la poussière montant d’une pierre ponce
Façonnée par l’artisan en retard dans le soir odorant
En cette roche s’unissent lourdeur et légèreté
De même que certaines feuilles associent
Au-dessus le vert attendri au-dessous l’or patiné
Minéral et végétal sont portés par le souffle noir
Vers des nuages jamais atteints
Et figurent pauvrement l’infini de ton effort
Ton orgueil s’étant à la longue affiné au cours des chemins
Devenu humble il comprend cette élévation
Vers les dieux usés sans pouvoir morts
Ils se sont groupés définitivement en une seule intensité
Qui fait voltiger en un faux déclin
La spirale du soleil

 

********

 

ECF 1958

 

Le trésor d'Elie-Charles Flamand

Postface de Marc Kober

 

« La chouette noire » est l’oiseau suivi par le poète parce qu’il nous guide vers « tout ce que la terre renferme de précieux ». Cette anthologie hors du commun est placée sous le signe de cet auguste volatile. Elle prend la forme d’un parcours chronologique, un parcours au passé composé, une recherche au prix d’une lutte de la lumière (du feu) avec l’ombre. La lame de tarot privilégiée est celle de l’ermite, la figure du « fou » pris dans son cheminement patient, à la vie emplie d’attente. Le poète est à la recherche de chemins praticables, de passerelles, de passages. Il s’agit en fait d’une trajectoire morale sous des apparences diverses, parmi les rencontres du chemin. Quelques mots relevés au fil de cet ensemble de poèmes remontant à des époques si éloignées de la vie du poète : « embellie », « cristal », « clef », « paysages en suspens ». L’observation des métamorphoses incessantes de la Nature renvoie aussi bien aux différentes naissances de la psyché d’un être qui avance dans sa vie, suivant un « périple spiralé ». Au cours de son trajet, à la recherche d’une clef, « parmi celles qui rouillent sous la mousse des grands bois », dans sa recherche de l’illimité, de l’ouvert, à travers les verrous existentiels, en dépit de l’espace resserré ou hostile, montent vers lui des paysages, ou des visions. Ces « paysages en suspens », que sont-ils sinon des paysages en rêve, des paesines (de l’italien paesina), le cœur des agates, ou encore ces paysages chinois qui rivalisent avec l’écriture des étoiles (« l’aile d’un corbeau/efface l’écriture des étoiles »). Son écriture est savante, archaïsante parfois, aux vocables rares, on a pu dire « surréaliste » dans la proximité graphique avec l’œuvre de Toyen, en esprit avec André Breton. S’il est un animal totémique pour Elie-Charles Flamand, quel serait-il ? La chouette noire ? Ou bien celle qui revient souvent, et qui traverse le feu, la salamandre ? Ou encore « l’aigle cinéraire » ?

Cette anthologie rajeunit l’œuvre si longue, si ancienne du poète, quoiqu’elle se poursuive encore à l’instant présent. Elle donne un aperçu entomologique plus qu’anthologique : des coupes dans les « filons » de cette houille poétique. On descend au fond de la mine, suivant maintes galeries oubliées. On regarde le beau minerai de cette œuvre qui fait la roue, offrant des éclats de séduction évidents, des éclats de pur métal poétique.

D’évidence, cette poésie est initiation et alchimie. Elle est trajet alchimique, « initiatique lacis des finisterres[1] » suivant l’image du poète. C’est la poésie des labyrinthes et des voyages dans les lointains, de l’égarement dans les méandres et de l’arrivée à bon port. C’est moins la langue qui écarte toute lecture superficielle que la densité, et parfois l’abstraction du discours murmuré au lecteur comme une confidence à longue portée : « et le centre engloutit les contrastes illégitimes ». Les formulations peuvent varier à l’infini, le sens reste toujours le même pour qui sait prêter son oreille attentive à ce poète de la volte et de la fine ouïe, quand la réponse n’est jamais immédiate. On notera que le « vrai centre », titre du recueil paru en 1977, ne se situe pas au centre de ce parcours anthologique, ni même de cette œuvre. Il n’est qu’une étape dans une pérégrination infinie, confondue avec la vie de celui qui la transcrit, jour après jour. Car cette poésie est intime et journalière, étant le journal de bord d’un voyageur du dedans.

On peut être sensible à bien des aspects de cette poésie : son caractère initiatique (elle entraîne dans son mouvement. Le lecteur doit épouser la même dynamique d’affrontement des obstacles en vue du dernier bien. Quête amoureuse qui prendrait pour objet le secret de l’univers) ; la façon qu’elle a de s’épanouir en fusées d’images, en bouquets élargis au bout d’une tige grêle du verbe. Tant de métaphores somptueuses ; l’art de cultiver l’attente qui entraîne le lecteur à tourner les pages de ce grand poème, car il aimerait connaître les derniers progrès d’une quête qui devient la sienne propre. Et bien d’autres raisons que le cœur connaît : la simplicité désarmante, l’orgueil très grand d’un modeste épris de perfection, la lucidité teintée d’espérance. L’amour de la création sous toutes ses formes, et l’amour de la vie d’homme, ce jeu mortel. La précipitation de l’or au terme de la lenteur. L’énigme de l’adjectif. Le triomphe, contre toute attente, sur les ennemis arrogants qui barraient le chemin.

Cette poésie de l’angoisse existentielle (ou métaphysique ?) ouvre la voie à bien des résurrections, dans un mouvement ascensionnel vers une forme d’immortalité entrevue : une « prairie d’immortalité », une « lumière écimée » quand c’est la cime qui toujours se dérobe et aspire les forces du quêteur. L’énigme à résoudre, ou le but, sont souvent hors d’atteinte, comme de nombreux et impossibles travaux, tel celui de « ranimer la triple étoile de l’être ».

Cette poésie est prière : elle est invocation autant qu’évocation d’un surcroît de lumière qui pourrait naître. Elle est précaire, fragile comme tout ce qui est de l’ordre du vœu. Cette fragile prière se lit dans le retour fréquent des formes injonctives. Et ce vœu est celui d’une « mutation », traduite par un carrousel d’images vertigineuses qui met déjà en acte la transfiguration du langage. L’énumération des étapes, ou actions successives, peut occuper tout le volume du poème pour dire la longueur du voyage qui est la réponse à un mystérieux « appel ». Cet appel peut résonner devant le spectacle grandiose de la mer, et aussi bien les yeux fermés.

S’il est un mot qu’affectionne le poète parmi tant de beaux vocables cultivés, mots parfois notés en des registres, puis utilisés dans certains poèmes, c’est celui d’ « embellie ». Le mouvement ascendant est, malgré tant d’adversité affrontée, celui qui domine. Et c’est là où la courbe du Grand Œuvre poétique rejoint une forme de résistance psychologique, une loi du psychisme humain suivant laquelle c’est dans l’obstacle surmonté que s’opère la conversion du sentiment d’échec en une sensation de plénitude, de force ou d’équilibre. Un modelé des alternances, pour reprendre l’expression du poète, telle est la formulation la plus juste de ce mouvement de balancier où les forces stagnantes ou négatives se convertissent en forces de progrès.

L’avantage de la présentation anthologique, outre le rajeunissement qu’elle entraîne pour des poèmes parfois cinquantenaires qui surgissent aux yeux du lecteur comme de frêles agates déposées par le courant cristallin, est d’indiquer la variété rythmique de ces formes, de la disposition en vers à la page en prose poétique en passant par les vers libres, du fragment au chant spirituel, sans oublier les hommages musicaux sous la courbure du swing.

Nous avons à disposition l’étendue du spectre poétique d’une voix que nous ne nous lassons pas d’aimer et d’entendre depuis plusieurs décennies, une présence vivante égrenée au fil de recueils parfois annuels.

Entrons avec allégresse dans la poésie vécue comme une nécessité quotidienne. Entrons dans la « spirale inquiète » pour nous hisser aux marches des poèmes d’Elie-Charles Flamand, à chaque tour un peu plus haut dans « l’anneau du ciel » !

 


[1] Le poète orthographie ainsi ce mot en forme de jeu de mot (NdE)