L’atelier des poètes [1]

Que la poésie vous garde

La poésie est comme la mer, toujours recommencée, qui dépose, à chaque marée, des recueils de poésie comme autant de vagues singulières, furieuses ou douces, en colère ou sentimentales, lyriques ou sobres, c’est selon la saison. En ce printemps deux mille douze, la marée est abondante et variée. Tout d’abord, « Orphée » nous revient des enfers … Chacun se souvient de cette « folie » éditoriale qu’avait été cette collection de poche entre mille neuf cent quatre-vingt neuf et mille neuf cent quatre-vingt dix-huit. Près de deux cent vingt recueils avaient jalonné cette aventure audacieuse et ambitieuse. Les éditions de La Différence, toujours aussi exigeantes, ont confié de nouveau au même Claude-Michel Cluny  la direction de la collection. Et celui-ci a repris son travail d’explorateur et de défricheur, avec la même rigueur et le même enthousiasme. Tandis que sont réédités Anna de Noailles, Federico Garcia Lorca, Adonis, ce pêcheur de perles en a trouvé deux pour inaugurer ce relancement : Ulysse brûlé par le soleil de Frederic Prokosch  et Sur la terre comme en enfer de Thomas Bernhard. . Si l’on connaissait de ces auteurs l’œuvre romanesque, peu avaient pu goûter la saveur de leur poésie. Bien que la lecture des romans du premier nous ait donné à voir que la fibre poétique y était essentielle, jamais elle ne s’était exprimée avec autant de lyrisme exacerbé. S’élève de ces pages un chant qui n’est pas sans rappeler celui d’Höelderlin, à qui Prokosch vouait un véritable culte et c’est bien un romantisme renouvelé qui s’épanche dans ses vers : Du fond des ténèbres montait le chant d’Aquina , / Son cœur est brisé./ Les corbeaux se rassemblaient, et peu à peu/ Les feuilles tombaient des arbres, La neige tombait, et les cloches sonnaient, / Et les amants s’envolaient/ Dans des postures obscènes et frémissantes/ Par-dessus les mers déchainées. A l’opposé,Thomas Bernhard plonge le lecteur dans un univers sombre et trouble, à la langue rugueuse au goût âpre voire amer. Colère, rage et révolte parcourent ces pages où le tragique de la condition humaine côtoie la misère dits avec parcimonie. Si romantisme il y a aussi dans ce recueil, et c’est le cas, c’est celui des ténèbres de l’âme allemande, d’abord celui de la nostalgie mais surtout celui, plus morbide, de l’appel au néant par trop de soif d’absolu : Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,/ rien de ce tourment qui m’épuisait/ comme la poésie qui portait mon âme,/ rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs/ qui me précipiteront dans l’abîme. Ces deux recueils augurent bien de ce que va être, de nouveau, la ligne éditoriale de la collection dans laquelle paraîtront six ouvrages inédits par an : l’envie de faire découvrir d’autres cultures, d’autres langues, d’autres écritures, avec comme seuls guides l’exigence et la subjectivité du poète qui la dirige : Claude-Michel Cluny, qui écrit là, d’une certaine manière, « son » anthologie universelle de la poésie, œuvre parallèle à celle qu’il poursuit par ailleurs. Œuvre, oui, dont les éditions de La Différence viennent de publier le premier tome réunissant les textes écrits des années soixante à la fin des années quatre-vingt. «  La poésie, elle, échappe, à l’école, au savoir-faire. Elle est l’essence même de l’art, l’anima de toute création » écrit, dans sa préface à ce premier volume Claude Michel Cluny. La sienne se déploie, au fil des années, en prenant des formes diverses, du recueil de poésie rassemblant des poèmes divers au livre de poésie conçu autour d’un seul thème. Comme il le dit lui-même, comme tout poète authentique, Claude Michel Cluny  a mis du temps pour se dégager des influences, alors même qu’il s’est toujours méfié des « écoles » et des théories qu’elles professent, et pour atteindre la solitude souveraine. Il nous permet ici de suivre l’évolution de cet apprentissage de la solitude, de l’acquisition de la maîtrise. Pourtant, dès l’origine de cette trajectoire, une voix singulière se fait entendre , cette parole essentielle au bord du silence du néant  et c’est bien la même exigence, dans son travail de directeur de collection et de poète, qui a guidé ses choix et son travail, exigence qui fait de lui, un poète majeur à la frontière de deux siècles.

Tandis que les éditions de La Différence relancent « Orphée », Danny-Marc et Jean-luc Maxence continuent, eux, à nous faire redécouvrir des «  Poètes trop effacés ». C’est ainsi qu’est à l’honneur, dans cette livraison qu’ils font chaque année, avant le marché de la poésie, Michel Héroult. C’est ce dernier qui, sur l’invitation des éditions du Nouvel Athanor, a choisi les textes de ce florilège d’une vie, avant de « s’échapper de la vie » comme le dit Jean-Luc Maxence dans la préface. «  Toute cette vie n’est qu’une déchirure/ passages pour des oiseaux déments/ élan vers d’autres planète ». Je ne sais sur quelle étoile s’est réfugié pour l’éternel séjour celui qui avait fait de sa vie une longue quête spirituelle mais il nous laisse, pour notre bonheur, de lumineuses traces pour éclairer le cheminement des hommes de bonne volonté. Quête spirituelle aussi dans ce recueil de Pierre Bonnasse, L’amant du vide. Celui –ci, depuis déjà de nombreuses années chemine sur la route de la soie autant que sur la route du soi. C’est donc de l’au-delà du Penjab qu’il nous revient, de cette Inde où tous les sens sont en permanence mobilisés. «  Ivre du nectar de la Mère/ Tu danses nue dans le grand vide/ En chantant de tout cœur/ La présence de Shiva » chante Pierre Bonnasse dans Gloire à Lalla. Car c’est l’amour, charnel et spirituel, que glorifie Pierre Bonnasse avec une générosité exacerbée et une sensualité mystique, retrouvant  à sa manière le ton de «  l’offrande lyrique » de Rabindranath Tagore. L’amour de la femme, la sienne et la femme éternelle qui se confondent en sa compagne mais l’amour fraternel aussi : « Buvons encore mon frère, / Et laissons couler le nectar/ Pour laisser se rejoindre les deux courants !/… « Car nous sommes Cela,/ Libres, immortels et joyeux ! ». Il a écrit que «  L’amant du Vide n’est pas venu porter une clef de sol/ Mais une clef de Ciel  / - une clef de vie pour libérer les morts/ -une clef de mots pour libérer le vent ». Pierre Bonnasse a dans ce recueil trouvé la clef ; espérons qu’il saura ne jamais la perdre.

La poésie est « Une, comme la Vérité, mais, comme elle, a de multiples facettes et il n’y a, finalement que la « bonne » et la « mauvaise » poésie en dernier recours. N’ayant pas, à priori, de comptes à régler, et la moisson de ce printemps poétique étant généreuse, je n’ai pas le goût de séparer le bon grain de l’ivraie et ne veux parler ici que de ce que je considère être le bon grain. Celui des « Soleils chauves » d’Anise Koltz, par exemple, publié par Anne et Gérard Pfister, les éditeurs d’Arfuyen. Eux aussi, comme les éditeurs précédents,  sont exigeants, comme on peut en juger en feuilletant leur catalogue … Anise Koltz est une des voix majeures de la poésie francophone, cela est reconnu. De recueil en recueil, son écriture se fait de plus en plus profonde, âpre, économe, essentielle. Elle cherche à saisir, avec persévérance, ce qui infiniment lui échappe : « Un vide infranchissable/ enveloppe ma voix//Vie et mort sont contenues/ dans ma parole//Je la crache/ comme un cracheur de feu/ jusqu’à ce que ma salive/ tourne au noir ». Elle dit que ces mots sont des « soleils chauves ». Disons que ce sont des soleils noirs qui trouent la nuit, comme des fulgurances affutées.

«  Il faut donner aux opprimés, aux damnés du monde / La parole de justice et de vérité/ Même si les politiciens, les carcérocrates/ Les médias joufflus s’y opposent » clame, haut et fort, Jean Métellus dans Voix nègre Voix rebelles voix fraternelles, le recueil publié par les éditions Le temps des Cerises. C’est, effectivement,  ce que fait le poète haïtien, à travers cette série de poèmes épiques rendant hommage à quelques figures marquantes du combat émancipateur des noirs. Faire entendre une parole de justice et de vérité, c’est aussi l’objectif que s’est assigné la poète Maram al-Masri, en sélectionnant les textes de l’anthologie  Femmes poètes du monde arabe  chez le même éditeur. On ne sait sans doute pas assez, dans notre Occident quelque peu ethno-centré, ce que la poésie universelle doit à certaines femmes poètes arabes, dès l’origine de la culture arabo-musulmane. On le sait d’autant moins que, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’expression de la poésie féminine n’est pas favorisée dans certains pays. Pourtant, on peut parler de phénomène historique car, depuis quelques années, on assiste à une véritable explosion de la poésie féminine arabe. Et s’il est vrai qu’internet a permis l’éclosion de quelques printemps arabes, c’est bien dans le domaine de la poésie que cela apparait avec le plus d’évidence. Certes, bien peu de ces femmes sont «  prophétesse en leur pays » et c’est pourquoi il est important de lire cet ouvrage, frappant par la modernité de son expression poétique. «  La vie n’est rien où le rêve n’est pas/ Etrange dédale où j’ai mis le pas/ Instant éreinté lourd de tourments/ L’avenir n’est déjà plus que du passé/ Blessure béante tout de noir vêtue/ Venue droit des chimères de la poésie… »

Poésie intimiste, poésie engagée (mais quelle poésie ne l’est pas ?), poésie lyrique ou sobre, la poésie est vivante et ses moyens de diffusion n’ont jamais été  aussi puissants. Il est rassurant de constater qu’à une certaine mondialisation marchande répond avec une force et une vigueur jamais égalées, grâce aux nouvelles technologies, une mondialisation de la poésie. Comme un derniers recours.  Cela étant, que cela ne vous empêche pas d’acheter des recueils, car c’est de la vente des recueils, que vivent (mal) ceux qui vivent de leur plume et ceux qui les éditent. Que la poésie vous garde…




Vu de Belgrade

My name is Marija – I am a woman. Unfortunately, that fact is very decisive when talking about my country, its culture too. I was born in previous century, in 1963, which means that I am too “experienced” to pay attention on everything that stands CONTRA poetry, art and culture in general, I do notice it, I’ve experienced “on my skin,” as we say here, but am also aware of the fact that I have only one life and I want that life to be “my business” as much as possible. So I write − poetry, essays, stories, novels… and I try to be “tough like a rock” when it comes to what they call “cultural politics.” It’s been never easy (normal) when it is about female authors, which is an contradiction in adjecto since, in my opinion, art DOES NOT have gender, age, race, nationality…

Women intellectuals are discriminated in this environment unless they are someway “close” to the leading men. That is the first obstacle. The second one is what they call politics, although I don’t like to use that word for all kinds of stupid rules and, doing so, to offend the great idea of Aristotle. It is not politics we’re talking about, these are some ridiculous decisions that serve only to the interests of people in power, especially the ones we cannot see, “powerful people in the shadow.”  There a lot of such people in our cultural mechanism. For that reason it is enormously difficult for us who are females and are not “close to the decision makers” to publish a book, to gain some award…. To gain respect!

That is reality. But there is always more than one reality.  More and more important reality to me is the on of my own.  I feel as I suppose Ovid must have felt once banished to Ponto, without comparing my work with his, of course. I want to say that I feel isolated and am coming to believe that maybe an artist should feel that way; maybe it is a natural state of art – “to be somewhere else?” I am focused on the pure beauty of art and the FULFILLMENT I am given by art – focused on that GIFT. I am focused on my “sisters and brothers in arts” and their work that revives me every time I read or see or listen to something that IS art.

Art is a broad notion. As broad as love, this is a synonym for art. It is everywhere; it is waiting to be recognized. It is the beauty of the morning, the beauty of the dawn before that, Aurora, and before her, it is the beauty of that borderline between sleep and realizing that you are awake. Those moments, and “those hours,” as Virginia Wolf noticed it. None can take it away from us, except ourselves.

Finally, we are the ones who make decision.  It is only up to me am I going to write a poem today or not. Or, as a great Serbian poet Laza Kostic put it, “only God and I know something about it.”

A lot of us who have deserve it will maybe never be recognized in our society, not by the people, but by the ones who “stand in front of the people.” Anyway, that is not the reason to give up! In my opinion, it is better to take it as a challenge to dive deeper and deeper into your world, the world of art.

 

[To be continued (…) ]




Les eaux profondes de Virginia Woolf

Ce texte édité en 1931, Virginia WOOLF le présente elle-même comme poétique. La préface de Michel CUSIN fourmille de citations à ce sujet, extraites de son Journal, de sa correspondance ou d’articles. On y apprend que Virginia WOOLF avait noté sur le premier feuillet de son manuscrit : « L’auteur serait heureux si on ne lisait pas les pages qui suivent comme un roman ». Voilà une excellente entrée en matière. Car dans ces chroniques, je me proposerai justement de mettre en avant des romanciers dont le travail est aussi – et parfois, avant tout – poétique.

Les personnages du livre de Virginia WOOLF sont-ils vraiment des personnages ? Ils n’ont pas d’épaisseur psychologique qui leur soit propre. Ils forment un tout, un tout profondément mélancolique. « J’ai plongé dans mon grand lac de la Mélancolie » écrit Virginia WOOLF dans son Journal, en 1929. Dans Les Vagues, une métaphore se substitue parfois à celle des eaux profondes – ou plutôt les deux coexistent.

Elle va vers le bois de hêtres pour fuir la lumière. Elle étend les bras lorsqu’elle y arrive et se jette dans l’ombre comme une nageuse. […] Les vagues se referment sur nous, les feuilles des hêtres se rejoignent au dessus de nos têtes.

Nous comprenons qu’il s’agit d’une petite communauté d’enfants qu’entourent quelques adultes : des bonnes, un jardinier… Nous passons d’une pensée à l’autre, puis à un tableau, entre deux chapitres, une sorte d’intermède consacré à la lumière.

Le temps vient très vite – trop vite – des adieux, du départ pour le collège. Les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Les lieux n’étant pas accueillants, il leur reste la rêverie, le rapport poétique au monde et au temps. La poésie est leur refuge.

Je voudrais enterrer tout le collège : le gymnase ; la salle de classe ; le réfectoire qui a toujours des odeurs de viande ; et la chapelle. Je voudrais enterrer le carrelage rouge brique et les portraits graisseux de ces vieillards – bienfaiteurs, fondateurs de collèges. Il y a des arbres que j’aime ; le cerisier avec ses boules transparentes de gomme sur l’écorce ; et la vue qu’on a du grenier sur quelques collines lointaines. À part ça, je voudrais tout enterrer […]

Ils regardent les autres avec envie parfois, ceux qui appartiennent à une équipe sportive, celles qui ont des amies… Mais, au fond, ils savent que leur place est ailleurs : dans les bois, le long des rivières, loin des horaires et de la discipline qui brident leur éclatante et sauvage soif de liberté.

Les impressions, les sentiments naissent et s’évanouissent en fait exactement comme les vagues. Virginia WOOLF les capture admirablement. Si ses personnages s’éloignent des paysages bucoliques pour rejoindre l’université à Londres ou en Suisse, les métaphores demeurent, dans lesquelles la nature – la mer, les arbres, la faune – tient le rôle principal.

« À présent monte en moi le rythme familier ; les mots qui étaient dormants tantôt se soulèvent, tantôt agitent leurs crêtes, et tombent et remontent, et tombent et remontent encore », constate Bernard.

« Je suis le champ, je suis la grange, je suis les arbres ; à moi les vols d’oiseaux, et ce jeune lièvre qui bondit », remarque Susan. « […] je ne suis pas une femme, mais la lumière qui tombe sur cette barrière, sur ce sol. Je suis les saisons, je le crois parfois, janvier, mai, novembre ; la boue, la brume, l’aurore. »

Les voix – toujours intérieures – se succèdent et on ne les distingue pas. Les personnages n’ont pas de visage. Leurs voix sont comme le vent. Nous les percevons mais elles restent insaisissables. Et ce qu’elles ont susurré à notre oreille est aussi fragile qu’une sensation fugace, un parfum délicat. Parce qu’ils ne font qu’un avec la nature, qu’ils ne se placent pas au dessus d’elle. Ils n’existent pas en dehors d’elle et ne sont donc pas, à proprement parler, des individus. Parfois, les personnages eux-mêmes se questionnent. C’est le cas de Bernard, lorsqu’il est sur le point de se marier. A-t-il une identité ? Ce qu’il fait, le doit-il à sa volonté ?

« Nous ne sommes donc pas des gouttes de pluie, aussitôt séchées par le vent » s’étonne-t-il. Mais il demeure incrédule et son apparente unité se lézarde.

Parfois, Bernard, Louis, Neville, Susan, Jinny, Rhoda et Pecival se retrouvent, comme au temps de l’enfance. C’est le cas juste avant le départ de Percival pour l’Inde. Quand ils sont réunis, ils retrouvent un peu de leur épaisseur, paraissent moins évanescents. Certains semblent carrément s’extirper du chaos. Si un seul d’entre eux manque à l’appel, ils sont condamnés à rester « des fantômes creux errant dans la brume ». Alors le monde poursuit sa course sans eux. Chacun croit être le seul à ressentir cela, mais c’est précisément ce qui les lie aux autres. Lorsqu’ils se retrouvent, nous passons d’une pensée à l’autre mais c’est la même qui se poursuit. « […] comme si nous étions les éléments séparés d’un seul corps et d’une seule âme », explique Louis. Seul Percival garde le silence, ce qui le rend énigmatique. Mais sa présence suffit. C’est une présence nécessaire. Néanmoins, l’équilibre est menacé : Bernard s’est fiancé, Percival est sur le point de rejoindre un autre continent. Ce sont autant de morcellements, de petites morts qui s’invitent dans l’histoire, frappant d’interdit la communion.

Le soleil, inévitablement, décline.




Jacques Henric ou l’habitation des images.

Depuis sa collaboration, au début des années soixante, à l’hebdomadaire culturel Les Lettres Françaises que dirigeait Aragon et la parution, en 1969, de son premier roman : Archées dans la collection Tel Quel, Jacques Henric, né en 1938, occupe une place singulière dans le monde littéraire contemporain. Singulière par son engagement précoce et actif dans la vie politique de l’après-guerre (il entre à 16 ans au parti communiste) et par sa participation simultanée à ce mouvement littéraire d’avant-garde que fut Tel Quel. En dépit de ses deux engagements, il s’est situé librement dans le champ littéraire français. En témoignent ses livres – romans et essais – comme ses textes et chroniques confiés au journal Libération dans les années soixante-dix et aux revues Tel Quel, L’Infini, La Règle du jeu… En témoignent aussi ses interventions mensuelles et souvent caustiques dans Artpress.

Un esprit frondeur, un goût pour la polémique, lui ont toujours évité d’être pris dans le piège des communautés, qu’elles fussent politiques ou littéraires. Ses essais, toujours passionnés, déjouent les incitations à parler au nom de principes d’école et prennent congé des figures actuelles et nombreuses du nihilisme. Ses études critiques (sur Manet, Klossowski, Antonio Saura notamment), ses textes écrits pour le théâtre, ses derniers récits sous l’éclairage autobiographique entrecroisant ceux de Catherine Millet font de lui un écrivain des totalités signifiantes qui refuse le travestissement que l’idéologie du signe imposa aux sciences humaines.

 

Chez ce romancier il y a une connaissance et un dévoilement du Mal (il y a du Faulkner chez lui). Un écrivain, quand il refuse de tricher, révèle avec précision, le déferlement du négatif qui le ronge et ronge le monde. Comment mettre sa peau sur la table (L.F. Céline), jeter son corps dans la lutte (Pasolini) sinon en explorant les coulisses de l’humaine condition qui mettent le regard à l’envers ? Ses romans captent et retiennent toutes les images qui peuvent être arrachées au réel et mêlent obscurité et lumière, opacité et transparence, terreur et salut avec toujours ce courage qui consiste à placer sa vie à l’intérieur de l’œuvre, d’habiter sans réserve la page, de la centrer sur sa propre dépense. Le vivre, l’écrire – l’un ne valant qu’à la condition d’être éclairé par l’autre – accompagne alors une méditation sur le temps, sur sa mémoire et son oubli, sur les mécanismes de la violence et du ressentiment et sur les chutes ou les renaissances qui illustrent nos vies.

Avant tout, il faut entrer dans son propre corps, dans sa propre voix dissonante et puis, sortir de soi, sortir d’une époque qui n’assume plus le doute et la détresse – et moins encore la joie et le plaisir – se dégager du pathos materno-social accentué par le théâtre toujours plus dérisoire et accablant des évènements. Une singularité en acte refuse une communauté de destin basée sur le chantage permanent et sur la dette infinie. S’il y a bien une volonté générale de dissimuler les facettes du Mal et du ressentiment, si l’insatisfaction, comme le remarquait Guy Debord, est devenue une marchandise, Jacques Henric noue, à l’opposé, un rapport charnel à la vérité, celle qu’il a traversé et avec lui sa génération avec laquelle, du reste, il ne s’identifie pas. C’est qu’il a appris, sans doute dès l’enfance et d’un livre à l’autre, à aller au démon (Malraux parlant de Goya), à suivre les traînées sanglantes que l’on nomme Histoire, à contempler le négatif bien en face, à se dégager du temps social de l’usure et à se défaire de la faune des croyances et des illusions, de toutes formes de servitude, volontaire ou misérablement négociée. Plus vive sera l’exigence de vivre plus évident apparaîtra le Mal qu’on a sous les yeux. La vérité du roman vise à désigner l’impensé social et la part obscure à l’œuvre dans les liens communautaires.

Pour ma part, deux livres de Jacques Henric ont joué un rôle essentiel dans mon approche de la littérature. Carrousels d’abord. Il y a des livres, en effet, que vous feuilletez en librairie et qui vous procurent une adhésion radicale et un plaisir immédiat. J’avais 23 ans, c’était en 1980, dans la collection Tel Quel.

Ou rien de discernable. Tout, dans la chambre, la cigarette, le rai horizontal du jour sous la fenêtre, en dur désaccord. Il est des jours où je me réveille et où oui j’ai honte. Très malheureux ou très empêché de l’être c’est pareil et en souffrant. Les choses et leur au-delà, en dysharmonie. Sans conséquence notable cependant. Pas d’événement. Je ne crois pas aux péripéties de l’histoire ; pas celles-là, pas comme ça. J’aimerais travailler maintenant les épaules couvertes. Des tranches de réel vraiment (…)

Carrousels ou l’opposé du roman à thèse… Carnets de voyage, poèmes, journal intime, essai, récits historiques, tous les écrits s’emboîtent les uns dans les autres, mêlant sur deux cent pages les effondrements du siècle à une débâcle intime. Et déjà, une fouille minutieuse, une enquête précise sur des artistes, une vision qui témoigne d’une traversée directe d’où surgit une liberté de parole qui trace une sémiologie de la réalité.

Puis, il y eut ma lecture, en 1983, de La peinture et le mal (Grasset, coll. Figures) avec cette question : qu’est-ce qu’un vrai peintre ? Un vrai catholique répond alors Jacques Henric. Autrement dit, quelqu’un qui, posé entre les mains du Dieu vivant (Saint Paul), fait trembler l’édifice des superstitions et provoque, à travers le noir et la trouée lumineuse, un effet-abîme.

Le minuscule ver qui s’introduit dans le fruit avec la vrillante vitesse de la vérité et va forer ses galeries dans le bel Enfer décoré, dissimulé, colmaté à coups de nappes de plâtre, de fresques et de panneaux de bois peinturlurés, c’est la progéniture miniaturisée du serpent biblique, son célèbre ancêtre, qui vient vous rappeler ce qui n’a pas été entendu, à savoir qu’il y a eu chute, que le Mal existe, qu’il est dans l’homme, cause de sa possible damnation mais aussi bien source de sa liberté. Que le chaud anonymat de la corporation, de la communauté sociale ou religieuse, de toute foule, est terminé. Que la solitude de l’Un est absolue, qu’elle se manifeste dans le nom que désormais le peintre va inscrire sur sa toile.

La peinture, comme l’écriture, échappe au monde et à sa société. Elle n’est jamais l’œuvre d’un siècle, qu’elle peut refléter pourtant, mais celle d’un individu. N’est-ce pas Baudelaire déjà qui s’opposa, au nom d’un catholicisme qui insiste sur le Mal, aux prêtres masqués de la fraternité universelle et au paganisme des imbéciles ? La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement de son époque et de la notre. 

Mon cœur est un palais flétri par la cohue… Autrement dit, par la tuerie fraternelle enfin dévoilée. En face ? Titien, Tintoret, Watteau, Cézanne, la lumière et la blancheur des églises.

Traqué par les slogans du ressentiment et de la mauvaise conscience, le catholique réplique : Grâce à Dieu, je suis athée. Autrement dit, grâce à Dieu je ne suis pas idolâtre, je ne crois pas qu’il existe des lois de la nature, du déterminisme, grâce à Dieu je ne crois pas au progrès de l’histoire, à la rationalité du devenir que les modernes néo-hégéliens prétendent exhiber. 

Jacques Henric est enfin un des rares écrivains français dont l’écriture joue sur plusieurs registres. La mise en place savante de son dispositif romanesque intègre le champ des sensations et de la critique. Il y a l’expérience vécue et surmontée, il y a la mémoire de la Bibliothèque, il y a le cauchemar social et l’infaillibilité de l’artiste, il y a enfin le sacré débarrassé d’idéalisme et la dépense sans calcul. A partir d’une foule de détails et d’un lexique se méfiant du bel canto, se déploie une pensée paradoxale et hétérodoxe qui excède le monde et sa représentation lisse et naturaliste.

Ecrire, c’est produire du réel avec le réel déjà traversé et, paradoxalement, c’est contester les lieux communs d’une époque en laissant au devenir son innocence. Ainsi, L’homme calculable (Les Belles Lettres, 1991) mais aussi Politique (Seuil, coll. Fiction & Cie, 2007) qui multiplie les anecdotes et les péripéties, dressent des portraits grinçants et parfois féroces de nos contemporains (Aragon, Blondin, Jacques Laurent, Duras). Ils peuvent se lire comme des pamphlets (le vent noir d’un Léon Bloy !) traquant les formules et les idées figées.

L’immanence dans son extension pointe, dans tous les livres de Jacques Henric, des vies d’artistes et d’écrivains. Les fleurs noires de Dionysos prennent des formes surprenantes. La Bibliothèque est vaste, qui dresse des figures de philosophes, d’écrivains, de musiciens, de peintres. Elle habite les images de nos propres vies hasardeuses, compliquées, contradictoires.

Tout doit s’écrire. La vie comme mort déguisée, la magie quotidienne du mal, la mode, la bêtise, la censure, les informations, la transe des traders mais aussi et surtout les instants voluptueux, les femmes désirées, aimées. Tout est dérisoire et glorieux sous le soleil et sa lumière qui lacère. Le caillou humain a beau glisser sur la pente, choisir l’amour long ou l’amour à vif – il doit tenir – alors que rien ne tient longtemps dans le sac monde. Etre au cœur de sa propre actualité, c’est se nourrir d’expériences sensibles, de mémoires instinctives (Proust), en allant droit vers l’effectif, la notation pure et simple. Au sentiment océanique et poétique des araignées funestes (Nietzsche à propos de Kant), Jacques Henric oppose le cri de Job et la réalité rugueuse à étreindre (Rimbaud).

En mêlant à l’universel reportage la responsabilité formelle de l’écrivain, à l’univers traversé celui du signe, ses livres demeurent en avant dans leur façon de nous dire ce qu’il en est de notre comédie, de ses labyrinthes et surtout de la jouissance d’en réciter et d’en révéler – ou bien d’en dissoudre – les tensions. Ils doivent s’entendre comme une littérature de guerre passant par-dessus l’ombre du temps.

Je vais continuer concluait Beckett dans L’innommable. Dans la traversée des passions humaines et dans le chant de l’affirmation, ensemble.

Que peut alors l’écriture quand le temps se divise, se multiplie, se resserre ? Quelle nécessité de noter, dans l’urgence, l’instant du monde ?

Justement Jacques Henric.

 

Ce texte servira d’introduction à un livre d’entretien avec Jacques Henric, à paraître en 2013, aux éditions de Corlevour.




Poèmes du Recours

La prose occupe le territoire. Elle bavarde, détrame le monde, défait les êtres et les choses. Face à elle, le poème est recours.