La collection de poche Poésie / Gallimard fut créée en 1966, plus de 500 titres furent publiés depuis le numéro 1 (Capitale de la douleur de Paul Éluard suivi de L'amour, la poésie). C'est l'occasion de fêter cet anniversaire et l'éditeur fait paraître quelques titres intéressants dont deux anthologies.
Anise KOLTZ : "Somnambule du jour".
"Somnambule du jour" se présente comme une anthologie. Dans sa préface, Anise Koltz présente clairement sa démarche. "Dieu est mort !" proclame-t-elle. Si l'homme est seul face à lui-même, si son expérience est fondée sur la science et la technologie, il est comme analphabète. Et tout lui est alors permis pour exprimer le sens de la vie et elle cite Guillevic : "La poésie c'est une aventure colossale" et elle ajoute : "Dans notre monde intérieur, nous sommes libres. Il n'y a ni contraintes ni obstacles […] Notre langue est sacrée, protégeons-la…"
Ce choix de poèmes permet un voyage à travers l'œuvre d'Anise Koltz. Si les premiers poèmes sont émaillés de mots allemands, ils témoignent d'une époque où Anise Koltz fut obligée de parler allemand puisque le Luxembourg dont elle est originaire fut occupé durant la seconde guerre mondiale. On peut trouver (?) un écho de ce bilinguisme jusque dans le prénom d'Anise Koltz qui semble être une contraction d'Anne-Lise… Mais dès les années 80, elle abandonne totalement l'allemand du fait de la mort de son mari suite aux tortures infligées par les nazis, après avoir publié quelques recueils chez des éditeurs de langue germanique. L'écho de l'aimé se retrouve dans le choix des poèmes extraits d'Un monde de pierres (Arfuyen, 2015), deux poèmes sont intitulés "À René", tout comme celui du bilinguisme dans ces vers : "Je rêve / dans une langue / qui n'est pas la mienne". Si cet abandon est fondateur, la présente anthologie montre la cohérence d'une œuvre qui a trouvé son ton et sa voie dès les débuts…
Dès Le cirque du soleil (Seghers, 1966, édition bilingue), Anise Koltz s'est forgé l'outil avec lequel elle capte le mystère de la présence au monde, c'est-à-dire un poème relativement court composé de vers brefs ayant l'éclat du silex. Tout au plus, le lecteur peut-il constater une accentuation de la concision et le passage de la révolte contre Dieu (très nette dans Béni soit le serpent, Phi, 2004) à une sorte d'apaisement enfin trouvé dans Un monde de pierres. Mais il faut souligner l'approximation de cette affirmation car Anise Koltz a ignoré une partie de son œuvre poétique, celle d'avant 1966, celle publiée en allemand… Sans doute faut-il respecter les raisons de ce choix dicté par des raisons extra-littéraires mais il faut être conscient de ces limites. Si cette simple note de lecture d'une anthologie ne se veut pas étude détaillée de l'œuvre d'Anise Koltz, il faut bien mettre en évidence quelques caractéristiques de la démarche de celle-ci. Dieu tout d'abord. Qu'on y prenne garde : ce n'est pas parce qu'elle le dénonce à plusieurs reprises, qu'il existe et qu'elle croit en lui. C'est plus à une idée communément partagée qu'elle s'attaque ; si elle s'y réfère souvent, c'est pour mieux le condamner, stigmatiser son absence et son inutilité, un bref poème dit tout et elle éclaire crûment la genèse de cette entité : "Dieu nous a créés / d'après Son image // Nous L'avons créé d'après la nôtre // Mutuellement / nous nous sommes massacrés". L'humour (l'emploi des majuscules !) n'est pas absent de ce pari car "Il n'y a pas de réponse". Mieux, elle replace le sacré dans l'homme, dans la vie ; Anise Koltz ne manque pas de spiritualité si elle se passe de Dieu : "Je n'élève plus mes enfants / comme des larves // Dieu n'a pas besoin / de les délivrer du mal // Chaque arbre / est celui de la connaissance". L'Histoire et le savoir sous toutes ses formes (y compris scientifique) sont convoqués : "Mon sang se jette / dans la mer // D'où je suis sortie / unicellulaire" ou "L'océan d'où j'étais sortie / il y a des millions d'années / se réveille en moi / quand je t'aime". Reste que l'interrogation sur la langue, les mots, l'écriture est omniprésente dans ce choix de poèmes : "Mon langage […] est marqué de commerce / il sent la contrebande". Il serait fastidieux de relever toutes les occurrences où les questions ou les points de vue sur le langage reviennent. C'est que la quête de soi passe justement par les mots et le poème, mais Anise Koltz ne dissimule pas la difficulté de mourir…
Entre la figure de la mère qui reste une énigme (à l'image que la vie) et des interrogations sur son identité, Anise Koltz n'en finit pas de tracer son portrait. C'est là l'un des charmes de cette anthologie. Mais elle ne choisit pas la facilité, un recueil comme "Béni soit le serpent" le prouve. Si elle est juive avec eux, c'est pour aussitôt préciser qu'elle est palestinienne avec eux. (page 126). Anise Koltz refuse le manichéisme qui va avec le choix partisan… Sa poésie est profondément dialectique : "Je me purifie / je ne prie plus" ; ce sera le mot de la fin.
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Jacques DARRAS : "L'indiscipline de l'eau".
Préfacée par Georges Guillain, "L'indiscipline de l'eau" est l'anthologie personnelle de Jacques Darras, un choix qui court de 1988 à 2012. Curieusement les œuvres du début ne sont pas représentées dans ce choix. Je reste intrigué parce que c'est justement par ces recueils que j'avais découvert Jacques Darras, plus particulièrement par La Maye en 1981 (n° 16 de la revue In'Hui). Si Georges Guillain signale à juste titre la quantité étonnante de travail mené à bien par Darras (les recueils de poésie, les traductions, les essais, l'animation d'In'Hui), s'il s'acquitte consciencieusement de sa préface, il ne met pas suffisamment en lumière, me semble-t-il, l'originalité de Jacques Darras, ce qui reviendrait à l'opposer à d'autres courants de la poésie contemporaine… Certes, on peut lire dans cette préface que Darras "ne participe pas du grand Chœur affligé des impuissances dites et redites, des mots, de l'art et de la parole"… Certes, un peu plus loin le lecteur saisira que Darras déteste les "actuels enfermements dans les parcs humains"… Mais il ne saura rien de l'engagement européen de Jacques Darras ou si peu, sauf qu'il lui est conseillé de (re)lire Qui parle européen ? Il ne saura rien de la différence entre la mondialisation à laquelle adhère Jacques Darras et l'internationalisme qu'on ne peut ainsi écarter d'un revers de main négligent… Sans doute, est-ce le genre préface qui fonctionne par ellipses et raccourcis… Reste à lire attentivement Darras.
Fort heureusement, ce fragment qui témoignerait d'une mentalité de boutiquier, "Nous diluons/distillons tant de réserves bancaires de paix laiteuse Nestlé/Nescafé soluble à doses homéopathiques quotidiens dans nos tasses à cafés faïencerie matinale suisse", est absent de L'indiscipline de l'eau qui ne reprend qu'un poème (amputé d'une partie) de Je sors enfin du Bois de la Gruerie 1. Il faut noter également que Jacques Darras ne respecte pas l'ordre chronologique : la Volatisation d'Édouard Darras au Bois de la Gruerie le 24 septembre 1914 vient très tôt dans cette anthologie… qu'il faut donc considérer comme un recueil à part entière.
Les voies de la poésie sont multiples. Dans Nommer Namur, Jacques Darras procède par approches successives. C'est un manifeste en faveur de l'oralité, du rythme créé par les quasi-répétitions. Dans Les Gilles de Binche, je lis ce vers qui explique presque tout : "Il y a la délivrance de la répétition". La poésie de Jacques Darras est fondée sur cette dernière (ou la redite) qui crée le rythme de cette poésie torrentielle qui emporte tout sur son passage. L'indiscipline de l'eau est aussi un art poétique par les explications que donne Darras : "Il faut sortir du romantisme, proclamais-tu naguère. / J'en sors, j'en sors avec les chaussures Méphisto, la bonne pointure". Poésie réaliste ? ou discursive ? Si Jacques Darras se proclame whimanien, il prend aussi ses distances avec les USA, il se considère comme "nouvel immigré d'Europe"… Mais pas un mot sur les victimes des diktats de la bureaucratie européenne ! On est loin du rêve ! Il ne suffit pas de proclamer vouloir "amollir ameublir les imaginations" pour que la réalité prenne corps… On peut ne pas être d'accord avec les lendemains qui (dé)chantent de Jacques Darras, mais on ne peut éliminer d'un tranchant de main négligent ce qu'il écrit qui mérite une discussion serrée, pour peut-être, faire avancer les choses.. Cette poésie n'est pas ce vers quoi je vais spontanément par inclination naturelle (artificielle car je sais qu'elle est le résultat de mes lectures dues au plus grand des hasards). Et qu'on ne me réplique pas que je ne comprends rien à rien ; ma définition de (ce que j'aime dans) la poésie est consubstantielle à ce que je suis (devenu). Reste à souhaiter que la discussion durera tant que nous vivrons. Jacques Darras réunit des éléments hétéroclites pour en faire une matière première dont surgit le poème sous diverses thématiques (la mort du grand-père et le pacifisme, la Belgique, les peintres, la bière, les moules, l'eau…). Cela se fait au prix de l'adhésion à la construction européenne telle qu'elle se fait : c'est oublier les antagonismes nationaux revêtus par les contradictions du capitalisme mondial responsable(s) de la boucherie de 14-18, c'est oublier qu'un autre communisme était possible, c'est oublier la lutte idéologique, c'est, c'est… Mais c'est une autre histoire !
Le préfacier a raison d'affirmer que Darras "sait qu'il est de quelque part". C'est pourquoi plus que d'une anthologie personnelle, L'indiscipline de l'eau est le livre où se disent les racines du poète en gommant soigneusement les polémiques inutiles, en raisonnant "par marchandage honnête, par intérêt comparatif bien compris", ce qui mérite discussion. La poésie de Jacques Darras est généreuse comme l'eau, elle s'étale sur la page. Le poète s'oppose au symbolisme et au surréalisme réduit à un freudo-lacanisme ou à une maladie vénérienne (page 78). La première partie de Je sors enfin du Bois de la Gruerie intitulée Mes remontrances aux fantômes André Breton et Louis Aragon était claire, outrancière et en même temps contre-productive. Reste à lire attentivement cette anthologie personnelle…
Note.
1. Jacques Darras, Je sors enfin du Bois de la Gruerie, Arfuyen, page 62.
Le lecteur intéressé pourra (re)lire mon article sur ce livre paru dans le n° 1024-1025 d'Europe (août-septembre 2014).
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Zéno BIANU : "Infiniment proche" et "Le désespoir n'existe pas".
"Infiniment proche" a été publié en 2000 dans la collection L'Arbalète (Gallimard). "Le désespoir n'existe pas" l'a été en 2010 chez Gallimard. Ces deux premières publications ont été revues et augmentées à l'occasion de leur sortie dans la collection de poche Poésie / Gallimard ; c'est sans doute l'édition définitive (?) de ces deux livres.
"… tout a entretenu en Zéno Bianu les feux d'un idéalisme radical qui associe la poésie à une exigence de vérité en acte…" écrit Alain Borer dans sa préface. Remarque qui a au moins le mérite de poser la question Que peut la poésie de Zéno Bianu ? Peut-elle "encore sauver le monde en modifiant les consciences ?" comme le rappelle le préfacier citant Jean-Pierre Siméon… Et ce n'est pas en appelant poéZie de Z la poésie de Zéno Bianu (un jeu initial comme dirait Borer !) que ce dernier répond à cette question. Mais il n'y répond pas plus quant il note que "L'énigme chez Bianu n'est pas le sens ni son absence, mais la parole ouverte vers cela que nous ignorons". Alors à quoi bon des poètes ? C'est que le poétique s'oppose au politique : le poétique rêve, le politique légifère ! Du moins dans nos sociétés et pour l'instant. La préface d'Alain Borer, bien que fort documentée, ne donne pas envie de lire Zéno Bianu ; reste donc à le lire…
Les deux recueils ici réunis semblent emblématiques de ce que fut la modernité à une certaine époque. Mais n'ayant pas leurs versions originales sous les yeux, il m'est impossible de repérer avec certitude les ajouts. À moins que ce ne soit les paragraphes de prose en italiques ? Celui, liminaire, de Le désespoir n'existe pas, a le mérite de la clarté : "La poésie n'aurait-elle plus rien à nous dire ? Ne serait-elle plus le lieu des interrogations humaines ? D'Infiniment proche au Désespoir n'existe pas, dix ans ont passé…" Les attributs de la modernité ? l'exaltation de l'ailleurs, la lecture du Grand Jeu, l'éclatement du poème en ses mots isolés sur la page (Virgules du vide), la captation du rien ("jusqu'à ce tremblement de vide / qui étreint l'horizon"), l'impermanence des choses, le jazz, la fascination devant la folie, l'absence, le vide… Les Neuf éclats de geste sont placés sous le signe de René Daumal : "On ne s'assied pas deux fois sur le même nuage". Ça peut se lire comme un écho à Héraclite qui affirmait que jamais deux fois dans le même fleuve on ne se baigne. Matérialisme, ce qui n'irait pas sans obscurité ? Ou remise sur ses pieds (ou mise à l'envers) du fragment d'Héraclite ? Le lecteur attentif remarquera encore plusieurs tics de la modernité : ainsi, cette justification par le milieu qui semble être l'expression formelle d'une pensée convenue (si Yves Klein est le (ré)inventeur du bleu, Malaval est celui du blanc !), ainsi cette pléthore de majuscules mises aux mots, ainsi ce "oui" qui est un vers (mais j'ai sans doute mal compris la démarche de Bianu), ainsi cette "colonne sans fin" ( p 160) qui est l'image du poème… Oui, "le monde peut tourner autrement" ; mais comment ? Que faire alors ? Qu'écrire alors ? Car le poète se heurte à cette question fondamentale (peut-être est-elle sans réponse ?) : qu'écrire si l'on veut transformer le monde ? Le changement de vie venant après, pour le meilleur ou pour le pire. Le problème, c'est que c'est toujours pour le pire, du moins pour le plus grand nombre. Et que dire de la relativité de la poésie ou du jugement poétique ? Quand je lis que tel poète s'est "révélé comme l'une des voix les plus importantes de sa génération", j'ai envie de demander "pour qui ?"
Au terme de ma lecture, j'avoue mon ignorance : la poésie peut-elle changer la vie ou transformer le monde ? Je ne sais que répondre à cette question. À lire Bianu attentivement, je me dis peut-être qu'elle peut y contribuer : car comment concilier l'idéalisme de la poésie dominante et l'horreur économique du monde ? Peut-on y voir un rapport de cause à effet ? Ce qui est sûr, c'est que Zéno Bianu prouve l'extrême plasticité de la langue en même temps que l'incapacité des mots à cerner parfaitement le mystère du monde et de la vie. Je n'ai pas la nostalgie des soviets partout ! J'ai la nostalgie de ce qui n'est pas, encore… Mais lisez plutôt Zéno Bianu...
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50 ans de poésie ! Trois poètes contemporains, trois voix différentes, pour ne pas dire opposées. Ce qui tendrait à prouver l'ouverture de la collection Poésie / Gallimard… Et la difficulté que peut éprouver le critique à la lecture de ces livres dès lors qu'il se refuse à étaler sa préférence, même si cela relève de l'impossible. Sauf à poser à nouveau les questions essentielles quant à l'utilité de la poésie...