Quantique de l’insoumise, 6/7

 

DÉSERT


À leurs visages
à leurs voix révoquées

À leurs mains vides
à leurs corps évadés

Qu’opposer
que répondre qu’élever

Sinon l’étoile
acharnée de la marche

-----------------------

 

                                                                                            

Nous n’avons pas vu
sous la menace des saules

Dans le repli des fougères
ni même aux jonctions

Des terres ocres et brunes
qu'au premier olivier

Qu’à la première dune
nous nous enfoncions dans le désert

D’autres sont parties
vingt peut-être trente

Elles ont laissé vides
leurs foulards leurs tentes

Leurs habits nus
alignés sous l’auvent

Nous ne les avons pas suivies
nous ne les avons pas cherchées

Le mouvement des sables
recouvrait leur trace

----------------------

 

Combien étions-nous
solitudes brûlées

Peintures sèches
racines orpaillées de soif

Étendues dans l’ombre
des cartes oubliées

Nous l’appelions
nous l’appelions encore

--------------------

 

La main chaude
de l’absence

M’appela au rebord
des plaintes des falaises

J’ai jeté au vent
les carnets de la marche

Sans la nommer

---------------------

 

On l’ouvrait pour sentir
le bruit de la nuit

On lui volait
son silence

Elle le reprit
et finit d’exister

Tout ce temps passé
à ne regarder que l’aube

Temps d’érosions sourdes
et de colères entredites

Orages adossés à nos
arbres éventrés de prières

Nous nous retrouverons
au banc des insoumises

Dans le refrain des mers
à l’avenir du monde

°°°

 

 

MER


Des mois entiers de marche
à dissiper le printemps

Les campagnes fleurissaient
du marais de nos deuils

Nous nous arrêterons disions-nous
nous nous arrêterons

Aux dernières pierres
du dernier sommet

----------------------

 

La vallée disparaissait
dans les nuages en contrebas

Il ne resta bientôt à gravir
qu’une roche humide et grise

L’air se chargeait d’embruns
ceux pensions-nous

Des soirs de renoncement

----------------------

 

Au sommet  
l’horizon

Et dans nos gorges
et dans nos larmes

La mer le bleu
le bleu immense

Nous détachâmes nos cheveux

----------------------

 

Elle pardonna l’hiver
elle pardonna les morts

Leurs noms solitaires
abîmés de néant

Elle pardonna la colère
étouffée de nos pleurs

L’écume sur ses mains
formait un banc de cyprès

----------------------

 

La mer prit nos corps
jusqu'au soir

L’été flottait
dans nos têtes

Nous l’accrochions
pour goûter

----------------------

 

Ici l’eau s’arrête
lorsque les pierres crient

Elles claquent dans
un lit d’orage

Pour ces jours d’avant
qu’on ne reverra plus

---------------------

 

L’as-tu jamais entendue
la voix de cette mer qui danse

L’as-tu jamais écoutée
sous mes mains de corail

Sur ce corps salé sur ce nu
que j’arrache aux grands fonds

Il faudrait s’asseoir là seuls
pendant que le mauvais bruit s’éloigne

Cette marée que l’on connait
n’est pas ce que tu crois

Le rivage s’habille
d’une nouvelle couleur

À chaque lever de mer

°°°




Questionnements politiques et poétiques 3 : Giovanni Pascoli et la “fin d’un monde”

Saint Jean dévorant le livre amer, gravure de Dürer pour l'Apocalypse (détail)

Saint Jean dévorant le livre amer, gravure de Dürer pour l'Apocalypse (détail)

La traduction du poème qui suit – terrible poème-cauchemar – était depuis longtemps dans mes papiers.

Sa publication n’allait pas de soi, on s’en rendra vite compte, et du reste la critique italienne a longtemps hésité à en parler, plutôt embarrassée entre une lecture politique directe (le poète terrorisé par la fin des privilèges de sa classe d’appartenance – la petite propriété rurale – devant la montée d’une bourgeoisie industrielle et du prolétariat qui la fait prospérer) et une interprétation plus large, pointant la fin d’une certain usage humaniste de la culture (populaire autant que scolaire et méritocratique), au profit de la consommation de masse et de sa tyrannie. Dans une vision dramatique, certes européocentrée des choses (nous sommes à la fin du XIXème siècle). Un peu à la façon de Pasolini plus tard, dénonçant l’homologation mondiale ; lequel Pasolini, d’ailleurs, a largement contribué à la relecture d’un poète auquel le liait une « fraternité humaine » et dont, avec un Mémoire de Maîtrise (la traditionnelle Tesi di Laurea italienne), il avait même procuré l’une des premières Anthologies. On pourra discuter à l’infini pour savoir si ces cris d’alarme sont passéistes ou prémonitoires. Il me semble aujourd’hui possible de donner à lire, dans une langue où il est trop peu connu encore, un poète de la taille de Giovanni Pascoli (1855-1912), l’un des Italiens majeurs avec Dante, Pétrarque et Leopardi – et plus qu’eux, capable aussi de composer de très beaux vers latins –, déjà présenté çà et là (( Par exemple L’élégie de Pascoli. L’œuvre de Pascoli est citée d’après : Tutte le poesie, éd. A. Colasanti & N. Calzolaio, Rome, Newton Compton, 2001 (1312 p.).

Voir aussi : Giovanni Pascoli et la modernité (prés. Y. Gouchan), Univ. Paris 3, 2010, en ligne).)) mais absent des collections de nos grands éditeurs. Le texte ci-dessous procuré m’a surtout paru s’imposer enfin, dût-il faire grincer quelques dents, après certaine séquence violente que nous avons tous bien en tête, voire « clouée bien au fond de la tête / par des clous plus forts que les dires d’autrui » (Purgatoire, VIII) : des attentats sanglants de Paris et de Tunis, aux massacres de Peshawar, de Bamako, d’Istanbul et d’Ouagadougou, à la boucherie et déportation de Deir ez-Zor... Que la culture universelle soit menacée (Palmyre et son archéologue Khaled al-Asâd), c’est une évidence ; notre survie, hommes et femmes dans un monde sans doute imparfait mais supportable, l’est peut-être également, si l’on ne parvient pas à arracher l’esprit destructeur des nouveaux Gog et Magog de la tête de jeunes gens, comme tous les jeunes gens sans doute, au delà de l’allégorie((Celle-là même qui fit très tôt d’Alexandre le Grand un fils d’Olympias et d’Amon aux cornes de bélier, le « Bicornu » Zûl-Karnein, ou Dhû ’l-Qarnayn (voir entre autres : Coran XVIII, 83 sqq.). )), légitimement révoltés et en colère. Face à la détermination inconcevable des assassins que nous voyons en action, parfois contre leurs propres voisins, leurs parents, leurs anciens amis, il n’est pas de barrière douanière, pas de « Porte de l’Occident » qui tienne.

Précisons, pour éviter tout amalgame ou, pire, lecture tendancieuse, que Pascoli a été le premier écrivain à traiter en poésie du désastre de la grande émigration – il resta pour longtemps le seul – et qu’il ne pouvait pas prévoir, osons cette lapalissade, les plus récentes migrations imposées par la violence. Celles-ci, de Lampedusa à Kos à Calais, sont en partie la conséquence de la terreur évoquée ici. Les lecteurs en feront, bien entendu, après avoir bien lu, on l’espère, l’usage qu’ils voudront.

 

 

Giovanni Pascoli, Gog et Magog

 

I

Gog et Magog

En troupeaux, comme font les ânes sauvages,
vainement allait et revenait en vain
Gog et Magog avec ses noirs charriages ;

et la montagne les voyait dans la plaine
errer, et entendait parmi les tourmentes
les claquements de leurs fouets portés au loin ;

et un braiement parvenait, de ces nations
de Mong, comme une humble rengaine d’hyènes,
à l’infrangible Porte de l’Occident.

II

Car entre deux monts était, grande, de rouge
bronze une porte ; si grande que son ombre
se projetait, vers les heures du couchant,

jusqu’au milieu du val. Le fils d’Ammon-Zeus
la fixa sur ses gonds contre les immondes
peuplades, et les noirs groupes de bisons ;

il la barra serré. Mais resta en haut
des monts : une claire clameur de trompettes
descendait des deux Mamelles d’Aquilon.

III

Là était le Bicornu... Et les derniers
qui avaient entendu, enfants, retomber
la masse sur les clous étaient gris et vieux ;

et Lui ne partait pas... Et leurs fils, géants
aux yeux de flammes, aux langues toutes noires,
ou nains hirsutes aux mobiles oreilles,

étaient morts ; et de chacun d’eux des milliers
étaient nés, nombreux comme les étincelles
d’un tison : mais le Bicorne était là-haut.

IV

Tout en haut, à la garde de l’Erguené-
coun ; et le son au réveil de ses dianes
faisait rouler avalanches et moraines.

Chaque matin le ciel s’emplissait de buses ;
et la Horde, en bas, comme nuées au son
de l’orage, noire se serrait au Khan :

c’étaient des chariots roulant depuis le cône
des montagnes, un soudain barrissement
d’éléphant, une voix comme le tonnerre...

V

Mais moins s’entendait dans le jour ce tumulte
là-haut : dans le jour aussi les gens parqués
rugissaient, s’arrachant le manger, des ongles.

Le cri de là-haut s’effaçait dans l’aboi
de leur faim. C’était, durant le jour, tout pour
le sang, Alan et Aneg, Ageg, Assur,

Thubal, Céphar. Davantage on l’entendait
dans les longues nuits, quand concevaient des fils,
enfants de Mong-wu, leurs femmes sous la yourte.

VI

La lune montait en suivant les bords jaunes
de nuages fuyants ; autour d’une intacte
neige se tenaient des troupes de chevaux :

les têtes rentrées, immobiles restaient
sur ce blanc ; avec de temps à autre un bref
hennissement, un soudain bruit de sabots.

Toute la montagne solitaire encore
mugissait. Et même la lune, craintive,
en l’air se haussait, de nuage en nuage.

VII

Ou resplendissait sur l’infini murmure
pendante. Couronné de lierre et d’acanthe
le Héros, ôtant les torches du banquet,

parcourait en fête la côte éclairée
et là-bas, depuis l’ombre courbe des pins,
la Horde écoutait de longs aériens chants,

entendait de longs gémissements marins
des conques, et, mêlés au son des cithares,
timbales sourdes, cymbales argentines.

VIII

Gog et Magog tremblait ; et ses femmes dirent :
“N’a-t-il pas de mère, Lui, auprès de qui
il soit doux de retourner, lourd d’ambre et d’or ?

pas d’enfants, de bétail ? pas d’épouses belles
à côté de qui, las de narrer, se couche ?
Peut-être est-il repoussé, d’être bicorne ?

Alors pourquoi ne descend-il pas du mont
pour prendre l’une de nous entre les hordes,
qui soit sa bête, parmi Gog et Magog ?”

IX

Gog et Magog tremblait... Or l’un de ses nains
prudemment alla trouver les géants sots.
“Nous mourons tous, géants, et lui ne meurt pas.

Moi qui meus mes oreilles comme les chiens,
j’ai entendu des choses. Là Zul-Qarnayn
n’est pas toujours. Parfois il était à Rûm.

Il part avec le jour. Il va à la source
d’étoiles liquides, bleue. Avec ses mains
jointes prend la vie. Tous les cent ans un peu.”

X

Mais Lui, un jour (la Montagne paraissait
plus proche, morne, et montrait comme un squelette
ses blancs ossements de pierrailles éparses)

à travers l’ombre, où l’on ne savait quels doigts
soulevaient des lampes errantes d’argent,
par l’ombre il allait à la source de vie.

Plus de sonneries sur les pentes, le vent
soufflait en vain. Et la grande Porte un peu
vibrait, par à-coups, comme une poussée lente.

XI

Gog et Magog trois jours, veillant, attendit,
trois nuits attendit, et n’entendit, le soir,
que de temps en temps la Porte vibrer, lente.

Il n’était plus au mont !... Et la Horde prit
le chemin des monts. Elle allait, noire Horde,
fourmillant à l’encontre de la tourmente.

À l’aube, lugubre, meugla un bison,
hennit un cheval, la troupe se rompit...
Une sonnerie courait de mont en mont.

XII

Et les femmes dirent : “Oh homme de rien,
Zul-Qarnayn ! Tu es revenu bien vite ! Ou
n’y avait-il pas à la source une fille

seule ? une de tes sœurs qui le seau peut-être
abandonna vide à la source, et courut
hors d’haleine jusque chez ta mère vieille ?

Alors, divin bélier, fais donc résonner
les trompettes ! Au son de cette fanfare
notre homme se réveille, et puis ne dort plus.”

XIII

Et les hommes hululèrent : “Il a bu
en Rûm à la source des étoiles bleue !
Zul-Qarnayn est toujours celui-là qu’il fut.”

Et ils eurent en haine toute autre vie,
et le fruit de tout ventre autre ; et le sang rouge
trait aux bisonnes, aux zébus ils le burent.

Ne résonnait plus au val un beuglement.
Ne sonna plus, Gog et Magog, que le cri
sans fin hurlé de tes infinies tribus.

XIV

Pourtant il partit, Zul-Qarnayn, dans le feu
d’un couchant : sur le mont étaient étendues
les pourpres sombres à franges de crocus.

Dans son char d’or il monta, étincelant,
le Héros ; dans l’ombre il s’éloigna parmi
un joyeux éclat de béryls et turquoise.

Un bref scintillement de pointes d’acier,
un écho d’hymnes qui en tremblant se perd
çà et là... Enfin se tut l’âpre glacier.

XV

Trois ans attendit le Tartare, trois ans
il guetta l’arrivée des mêmes dragons
aux yeux d’or dessus la crête des montagnes

muettes et nues. Le Tartare voyait,
sans plus de crainte, et sentait encore plus
sa faim et sa rage, et d’une main d’ours, là

il cassait des bouleaux, arrachait des aulnes.
Enfin il vit les yeux des mêmes dragons
la troisième fois, et vint à la montagne.

XVI

Au pied des deux Mamelles de l’Aquilon
ils arrivèrent prudents. Et le vieux nain
malin se hissa, pieds et mains, sur les tufs.

Et il vit au sommet un grand pavillon
comme d’une trompe, et s’y glissa muet :
souffles perçut, et vit des yeux de hiboux.

Un nid immonde remplissait tout le creux
de cette trompe. Un grand hibou immobile
s’y tenait, deux touffes dressées, tel un roi.

XVII

Il prit deux plumes, le vieux nain, et se mit
sur un escarpement, agitant les plumes
et appela la Horde, qui attendait :

“À moi, Gog et Magog! à moi Tatars! Ô
gens de Mong, Mosach, Thubal, Aneg, Ageg,
Assur, Pothim, Céphar, Alan, à moi tous !

Il a fui à Rûm, Zul-Qarnayn, ses ferrées
trompettes laissant sur les Mamelles rondes
du Nord, ici. Gog et Magog, tous à moi !”

XVIII

Ô stupides ! Ces trompes n’étaient que terre
concave, par où le vent occidental
tirait, en haletant, des clameurs de guerre.

Ils les brisèrent, méprisants, de la pointe
de leurs coutelas, et des trompes brisées
sortaient des hiboux aux silencieuses ailes.

Ils rirent matois, et vagants par les grottes
burent le sang. Au-dessus d’eux un muet
vol de songes vains, et les cris de la nuit.

XIX

À la grande Porte s’arrêta la foule :
entre le couchant et eux était le bronze.
Gog et Magog le heurta d’un effort seul.

La barre se plia après une longue
torture : la Porte longtemps grinça, dure-
ment, et s’ouvrit dans un clair vacarme d’or.

La Horde approcha du seuil, et vit la plaine,
les cités blanches sur les rives de fleuves,
et blondes moissons, et bœufs au pâturage.

Elle entra, bramant : le monde fut son pain.

(1895 – dans Poemi Conviviali, 1904)
Traduction :  J.-Ch. Vegliante) 

 

Présentation de l’auteur

Giovanni Pascoli

Giovanni Pascoli (né le 31 décembre 1855 à San Mauro di Romagna dans la province de Forlì-Cesena en Émilie-Romagne, Italie - mort le 6 avril 1912 à Bologne) est un poète italien de langue latine et italienne.

Œuvres

  • Myricae 1891 (1re édition])
  • Carmen « CORDA FRATRES » (1898)
  • Canti di Castelvecchio (1903)
  • Primi poemetti (1904)
  • Poemi conviviali (1904)
  • Odi e inni (1906)
  • Nuovi poemetti (1909)
  • Poemi del Risorgimento (1913)

Traductions

  • Poèmes traduits en français par J.Ch. Vegliante (2009)

Sources Wikipedia

Giovanni Pascoli

© Crédits photos : Wikipédia

Autres lectures




Notre songe 1 à 4

 

En hommage au devenir, parce que passé et présent de la langue sont là en chaque ici et maintenant et demain, ces poèmes sont faits – principalement – de mots ayant trouvé – beau – domicile dans l’ouvrage suivant :
Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile [traduction de Hypnerotomachia Poliphili], présenté par Albert-Marie Schmidt, Paris, Club des libraires de France, Les libraires associés, 1963 (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, J. Kerver, 1546, parue sous le titre Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile).

°°°

notre Songe

1

 

 

Le poème le plus frêle
Devient une coque de marbre
Pour protéger un oiseau vivant

 

 

un silence :
plaine spacieuse

semée de fleurs
et de verdure

-------

un arbre aimé

°°°

 

notre Songe

2

 

 

je trouvay
une veine d'eau fraiche

sourdant en une belle fontaine
qui couloit par un petit ruysseau

lequel devenoit une rivière bruyante
à travers les pierres

*

une fontaine
sans fin

le ruisseau
qui sortoit de ceste fontaine

couroit
entre deux haies de rosiers

assez basses
et enrosoit un beau champ

°°°

 

 

notre Songe

3

 

 

je trouvay
une veine d’eau vive

claire et bouillonnante
à plaisir

qui se départait
en deux petitz ruysseaux

coulans l’un à dextre
l’autre à senestre

*

gouster
de ceste eau doulce

je mey les deux genoux
en terre

sur le bord
de la fontaine

et du creux de mes deux mains
je fey un vaisseau

 

°°°

 

notre Songe

4

 

je me jectay
dessus l’herbe

au pied d’un chesne
fort antique

mes souvenirs :
entre ces fragmens

estaient sortis
plusieurs plantes sauvages

herbes et arbrisseaux
de maintes sortes

*

le cheval d’infelicité
dédié aux dieux ambiguz

°°°




Quantique de l’insoumise 5/7

 

TEMPÊTE

 

Comment pouvions-nous voir
dans le chant de l’alouette

Dans le versant des tilleuls
dans l’invitation des plaines

Dans le pacte secret des abeilles
comment pouvions-nous croire

Que se chargeaient au loin
les crues sauvages du lierre

-----------------------

Ses filles impatientes
encerclaient la vallée

Le ciel dispersait
les pluies noires du sursis

Nous l’aperçûmes enfin
dans la réflexion de l’alliage

Elle lançait depuis l’aube
des sillons affamés de désert

---------------------

Elle était masque          
elle était pesanteur

Elle était arche
sous le sable des terres

Elle était colline
dans le cri des loups

Elle était tempête
elle dansait sa violence

----------------------

Assoiffée de matière
déchirée de nuages

Accusant l’horizon
de l’avoir soudain fait chair

Elle enseignait aux êtres
la dissidence du vide

----------------------

Nous avons laissé aux courants
nos charges de lumière

Tournant en grappes déliées
dans le cadran des roches

Nous invoquions l’aigle
aux serres fermées du jour

----------------------

La tempête au dehors
emportait nos alliées

Prostrées sous une vire amie
à l’ombre des disparues

Nous attendions le silence

---------------------

La route était lourde
jonchée d’arbres couchés

Morts et avec eux
nos sœurs

Comme une soie
brumeuse

De tristesse

 

°°°

 

DÉSERT


À leurs visages
à leurs voix révoquées

À leurs mains vides
à leurs corps évadés

Qu’opposer
que répondre qu’élever

Sinon l’étoile
acharnée de la marche

-----------------------

Nous n’avons pas vu
sous la menace des saules

Dans le repli des fougères
ni même aux jonctions

Des terres ocres et brunes
qu'au premier olivier

Qu’à la première dune
nous nous enfoncions dans le désert

-----------------------

D’autres sont parties
vingt peut-être trente

Elles ont laissé vides
leurs foulards leurs tentes

Leurs habits nus
alignés sous l’auvent

Nous ne les avons pas suivies
nous ne les avons pas cherchées

Le mouvement des sables
recouvrait leur trace

-----------------------

Combien étions-nous
solitudes brûlées

Peintures sèches
racines orpaillées de soif

Étendues dans l’ombre
des cartes oubliées

Nous l’appelions
nous l’appelions encore

----------------------

La main chaude
de l’absence

M’appela au rebord
des plaintes des falaises

J’ai jeté au vent
les carnets de la marche

Sans la nommer

--------------------

On l’ouvrait pour sentir
le bruit de la nuit

On lui volait
son silence

Elle le reprit
et finit d’exister

----------------------

Tout ce temps passé
à ne regarder que l’aube

Temps d’érosions sourdes
et de colères entredites

Orages adossés à nos
arbres éventrés de prières

Nous nous retrouverons
au banc des insoumises

Dans le refrain des mers
à l’avenir du monde




Quantique de l’insoumise, 4/7

Nous reprenons pour quatre numéros la publication de la suite poétique d'Etienne Quillet. En priant nos lecteurs et l'auteur de bien vouloir nous pardonner d'avoir donné priorité à l'actualité.

 

 

HIVER


Ruisseaux effacés
chênes enclos de l’automne

Écorces griffées
en fines plumes de forêt

Larmes concédées
à l’arbitrage du givre

Sur ce tapis de silence
la neige attend son heure

 

------------------------

 

Nous étions cendre
nous étions sève

Nous étions louves
au confluent de la meute

Charmilles feutrées
verrières étourdies de blancheur

Nous sacrifiions nos empreintes
aux préfaces nacrées des sous-bois


-----------------------

 

Nous les avons suivis
nous avons appelé leurs noms

Désensablé leurs fontaines
taries de s’être égarées

Étreint de nos voix
leurs langages glacés

Nos manteaux entravaient
l’affleurement de leurs peines

Ils ne nous ont pas reconnues


--------------------

 

Était-ce l’encre
était-ce la source 

 

Était-ce le bleu
de l’esquisse des morts

Nous affrontions seules
le jugement de la pierre

Branches lancées nues
aux sentences des brouillards 


---------------------

 

Sur les plis de la trace
nous arrêtions la marche

Nos doigts gourds hésitaient
dans les restes de fins de jour

Arqués vers l’ombre des branches
enterrées sous l’hiver

Nous allumions notre feu

 

---------------------

 

J’assemblais pour elles
des bracelets de glace

La nuit de nos yeux lourds
ambrait l’anneau des saisons

Nous fuyions dans le vent des braises
lianes diaprées sous ce destin de lumière

Et repartions au matin
l’âme vêtue de nos charmes de verre

Avant que l’hiver ne fonde

 

--------------------

 


Qu’avez-vous su
de ces lunes
de ces fleuves

De ces forêts écrites
de ces torrents
qu’avez-vous entendu

Rien si ce n’est
la visite
de l'écho

Si ce n’est
l’éraflure
de  l’éclat

Rien

 

=============

TEMPÊTE


 

Comment pouvions-nous voir
dans le chant de l’alouette

Dans le versant des tilleuls
dans l’invitation des plaines

Dans le pacte secret des abeilles
comment pouvions-nous croire

Que se chargeaient au loin
les crues sauvages du lierre

 

----------------------

 

Ses filles impatientes
encerclaient la vallée

Le ciel dispersait
les pluies noires du sursis

Nous l’aperçûmes enfin
dans la réflexion de l’alliage

Elle lançait depuis l’aube
des sillons affamés de désert


---------------------

 

Elle était masque          
elle était pesanteur

Elle était arche
sous le sable des terres

Elle était colline
dans le cri des loups

Elle était tempête
elle dansait sa violence

 

--------------------

 

Assoiffée de matière
déchirée de nuages

Accusant l’horizon
de l’avoir soudain fait chair

Elle enseignait aux êtres
la dissidence du vide

 

----------------------

 

Nous avons laissé aux courants
nos charges de lumière

Tournant en grappes déliées
dans le cadran des roches

Nous invoquions l’aigle
aux serres fermées du jour

 

----------------------

 

La tempête au dehors
emportait nos alliées

Prostrées sous une vire amie
à l’ombre des disparues

Nous attendions le silence

 

----------------------


La route était lourde
jonchée d’arbres couchés

Morts et avec eux
nos sœurs

Comme une soie
brumeuse

De tristesse


==============




Claude Serreau : la musique des mots et de l’amitié

 

 

« L’amitié participe de ce grand cycle naturel »

« Quand d’autres sont capables d’agir, écrire m’est une nécessité, mais c’est aussi ma façon d’appartenir à une communauté où l’homme cherche à s’identifier, lève le bras et disparaît. L’amitié participe de ce grand cycle naturel » ( extrait de Traces n° 52 – 1975)

Claude Serreau n’est pas un poète solitaire, bien que discret, il a depuis ses débuts en poésie, créé des liens solides avec des poètes et des artistes. Ces amitiés éclairent le présent :

« la terre a gardé, des amis disparus,
      le rire des vergers qui éclaire la nuit » ( Réflexion pour la nuit)

Pour ce poète, la mission est de transmettre, comme Gilles Fournel et Michel-Francois Lavaur  Claude Serreau est enseignant,  tout comme  leur poète de référence, l’instituteur de Louisfert , René Guy Cadou dont Claude Serreau dit qu’il se sent le plus proche. Claude Serreau a œuvré pour la Poésie, pas seulement pour la sienne. Il a été de toutes les actions pour la promotion de la poésie en Pays de Loire et en Bretagne. Il est bien, poète du grand Ouest qui s’étend du pays d’Olonne au pays castelbriantais : « J’ai choisi mon hérédité. Je suis de ce pays d’eaux, de terres et de vents, et des premiers hoquets de l’Océan. Je suis d’Ouest, des ports du Pays d’Olonne aux coupes forestières du Castelbriantais, du marais vendéen aux salines de Guérande, à travers les haies bocagères et les fermes isolées jusqu’à l’estuaire. »(Traces n° 52-1975)

 

La rencontre avec Gilles Fournel

« Le poète dont je me sens le plus proche est évidemment René Guy Cadou et mon premier texte que Gilles Fournel a publié en 1956 dans la revue Sources lui rendait hommage » ( Revue Signes n° 25)

Sylvain Chiffoleau est l’imprimeur de la revue Sources et c’est en allant chez lui que Claude Serreau fait la connaissance de Gilles Fournel et des poètes qui l’entourent : Claude Vaillant, Henry de Grandmaison, ils sont rejoints par Michel Velmans et Michel Luneau. Le comité de rédaction s’élargit à 13 collaborateurs, Claude Serreau en fait partie. Très vite la revue reçoit les encouragements des poètes de l’école de Rochefort, Marcel Béalu, Jean Bouhier,  Michel Manoll, Luc Bérimont et Hélène Cadou. Dire la poésie, aller à la rencontre du public c’est la volonté de Gilles Fournel, à laquelle adhère l’équipe. Dès le numéro 3, une décision est prise, faire connaître la poésie à travers des spectacles poétiques ; Gilles Fournel a été élève du conservatoire d’art dramatique, Michel Luneau est comédien dans la troupe de Guy Parisot. Une première soirée a lieu à Rennes, le 17 mars 1956 avec au programme en première partie Rimbaud, Desnos,  Lorca et Supervielle et en seconde la poésie des « sourciers ».

Sources, ce n’est pas seulement une revue, ce sont aussi des éditions, elles publieront en novembre 1957 Le vent des abîmes de Michel Manoll, illustré par Guy Bigot ; le recueil obtient le prix Laporte. Gilles Fournel est un découvreur de talent : « Je suis fier de vous avoir fait connaître des poètes aussi doués que Claude Vaillant, Joseph Rouffanche, Marcel Lebourhis, Georges Drano, Claude Serreau (…) dont j’estime que ce sont des valeurs de demain. » (éditorial Sources n°12)

Les difficultés financières ne permettront pas de maintenir la publication de la revue au-delà du numéro 11. Un changement de cap est tenté, en juillet 1958 Sources devient La revue de l’Homme Nouveau, elle fait une place au roman et au théâtre avec comme collaborateurs : Hervé Bazin, Robert Merle, Claude Roy, Charles Le Quintrec, Roger Vaillant, Robert Sabatier… Mais ceci est une autre « aventure ».

La poésie meurt, vive la poésie. Gilles Fournel cesse de publier Sources, mais le flambeau sera repris et pour 50 ans, par un jeune poète en son « lavauratoire »

 

Michel-François Lavaur en sa « fourbithèque » .

Une équipe naît très vite autour de Michel-François Lavaur qui sera le maître d’oeuvre d’une nouvelle revue poétique : Traces, il a le désir d’y associer les arts graphiques. Lavaur aime dessiner, il a suivi les cours de l’école des Beaux Arts de Bordeaux.  Il présente ainsi la revue à la presse : «  Désormais nous ferons à la poésie la place qui est sienne, objectivée en des expositions par les arts graphiques et plastiques … ». Le premier numéro de Traces paraîtra en janvier 1963 avec des poèmes de Pierre Autize, Jean Bouhier, Guy Chambelland, Jean Chatard, Georges Drano, Gilles Fournel, Jean Laroche, Michel François Lavaur, Jammes Sacré, Claude Serreau… et bien d’autres.

Claude Serreau, compagnon de la première heure, bien des années plus tard  écrira  un texte hommage à son ami : «  Pour nous les amis des tout débuts du comité de rédaction, un bien grand mot pour une équipe plutôt fraternelle, Norbert Lelubre, Jean Laroche,nos prestigieux aînés hélas décédés, Alain Lebeau et moi-même qui restons naufragés sur ce radeau dorénavant à la dérive, Michel a été l’initiateur et le fédérateur d’une œuvre qui s’est imposée par le large accueil qu’elle offrait à tous ceux que Lavaur, jamais on ne l’appela Michel-François, jugeait dignes de figurer dans sa revue. » ( revue 7 à dire n° 66)

Claude Serreau comme il s’amuse à le dire, sera ce « buveur d’eau parmi les buveurs de muscadet ».

En 1961 M.F. Lavaur a été nommé instituteur au Pallet ; en 1962, il entre en contact avec Sylvain Chiffoleau qui lui transmet l’adresse de Claude Serreau ; en se promenant à Nantes, il avait vu à la vitrine d’une librairie, un recueil de RG.Cadou et la revue Sources, il y avait découvert des poètes  dont Claude Serreau et Gilles Fournel à qui il dédicacera bien plus tard  ce poème :

  Ainsi donc je naquis
    presque par mégarde
    à la poésie des pays d’ouest

   …………..

   Louisfert proche et Cadou mort
    je ne sais plus comment
    j’allai jusqu’à Fournel
   à cause d’un nom à l’occitane
   et ce titre d’eaux vives
   le féminin pluriel
   de sa revue Sources
   n’est pas sans cousinage
   avec mes Traces.

                                      (extrait de Poèmes 15 janvier 1983)

 

La revue Traces est réalisée par M.F.Lavaur sur une presse à manivelle, l’imprimeur Souchu à Clisson réalise la couverture, les six lettres du logo ont été dessinées par Paul Dauce. 174 numéros succèderont au premier numéro sorti en janvier 1963 ; ainsi que 178 recueils car Traces est aussi, comme Sources, une maison d’édition. Dans sa maison de Sanguèze, son « lavauratoire » ou « fourbithèque » seront publiés : M.Baglin,G.Baudry,J.Chatard,G.Cathalo, J.C.Coiffard, A.Lacouchie, N.Lelubre ,A.Lebeau, G.Lades… M.F.Lavaur sera le premier éditeur de Poèmes du pays qui a faim de Paol Keineg (1967). Paol Keineg avait concouru pour le prix de Traces en 1966, prix dont M.F.Lavaur avait eu l’idée en 1965, l’équipe « a raté » le manuscrit, ce qui fit dire à M.F. Lavaur : « Si je ne suis pas capable de repérer Keineg, ce n’est pas la peine de faire un prix ! »

Claude Serreau publiera l’essentiel de son œuvre aux éditions Traces, 10 des 14 recueils qu’il publie entre 1966 et 2010. Son premier recueil publié aux éditions Traces en 1966 Raisons élémentaires obtient le prix Théophile Briant, prix qui lui a affirmé sa place de poète. Ce titre commence par un R, en hommage à René Guy Cadou ; tous les titres des recueils de C. Serreau commenceront par cette lettre, gage de sa fidélité au poète. Claude.Serreau est  présent, du premier numéro paru en janvier 1963 à l’ultime numéro  «  50ans de poésie » Traces n° 176, il y  souligne alors le rôle majeur de Traces dans le paysage poétique français : «  Un document essentiel et un témoignage sans égale pour qui veut ou voudra connaître ce que fut en France et en particulier dans l’Ouest, au cours des cinquante dernières années une vie au service de la Poésie. »

 

Les actions poétiques

Pendant plus de 50 ans , depuis Sources en passant par Traces, de nombreux poètes avec Gilles Fournel et Michel François Lavaur ont eu cette volonté de toucher le public populaire, d’accroître le rayonnement de la poésie. Les « actions poétiques » nées sous l’impulsion de Gilles Fournel soutenues par N. Lelubre, J. Laroche et Claude Serreau sont prolongées par M.F. Lavaur.

 Les membres de l’Académie Régence, future Académie de Bretagne, y participeront. Dès 1956, les poètes « sourciers » et l’Académie Régence collaborent à une anthologie 13 poètes du pays nantais,éditée par Sylvain Chiffoleau, Armel de Wismes en fait la présentation à la presse, madame Francine Vasse lit des poèmes de RG. Cadou et Hélène Cadou, la librairie Coiffard organise une dédicace à laquelle la majorité des auteurs participent dont Yves Cosson, Norbert Lelubre, Claude Serreau… Du 20 au 27 février 1960 la galerie Michel Colomb expose des poètes nantais parmi les participants : J. Laroche, N. Lelubre, P. Rossi, G.Voisin et Claude Serreau. Du 24 janvier au 7 février 1963, une exposition de peinture et de poésie est organisée  par les amis de Traces dans le hall de Presse Océan sous le patronage de l’Académie de Bretagne, y participent : J. Bouhier, H. Cadou,Y. Cosson, G. Drano,G.Fournel, M.F. Lavaur,J.Laroche,A.Lebeau, N.Lelubre, J.Rousselot, C.Serreau, M. Velmans ; parmi les peintres P. Dauce bien sûr…

 

À chacun sa musique

«  J’aurais aimé savoir écrire la musique elle aussi propice  à l’évasion… » C. Serreau ( revue Signes n° 25)

Claude Serreau est  mélomane, outre le français, il a enseigné la musique et voue une passion à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach.

« Claude Serreau est un mélomane averti. Il nous rend une partition de haute gamme tant la mesure est exacte, la couleur sonore des images, la rythmique des vers : tout est en place quelque soit le thème. » Gilles Baudry

Le compositeur Roger Tessier s’intéresse aux rapports de la musique et de la poésie, il est un abonné fidèle de la revue 7 à dire, à laquelle collabore depuis ses début Claude Serreau ; il a découvert dans cette revue le poème inspiré de l’abbaye de Sénanque, il le choisit pour sa pièce pour contre ténor, vielle de gambe et quatre luths, crée en 2014 au conservatoire de Toulon. Roger.Tessier connaît Claude Serreau depuis les années 1970, ils se sont rencontrés lors d’un stage estival à Saint-Clar dans le Var, Roger Tessier avait demandé à Claude d’écrire un petit texte  Arcanes sur lequel il avait composé une musique pour flûte à bec et petit chœur. Récemment Roger Tessier a choisi la conclusion d’un poème paru dans le recueil Retrait des rives, «  et l’espace s’accroît de l’invisible errant », comme sous titre d’une pièce pour flûte. Claude Serreau compte aussi parmi ses amis musiciens, le compositeur Martial Robert qui a utilisé les titres de ses recueils pour composer War Vor une pièce de huit voix mixtes et sons fixés.

 

Claude Serreau pourrait se sentir bien seul aujourd’hui, car de cette belle et longue « aventure » poétique autour de Gilles Fournel et Michel-François Lavaur, il ne reste comme compagnon que le poète Alain Lebeau. Mais Claude n’est pas seul, il a toujours su créer des liens solides, se tourner vers d’autres horizons, aller à la rencontre d’équipes qui font vivre la poésie et plus particulièrement celle de l’Ouest. Il a répondu à l’appel de Jean.Marie Gilory, quand celui-ci a lancé en 2002 la revue 7 à dire ( à ce jour 64 numéros) et les éditions Sac à mots. Claude fait partie du comité de rédaction, en compagnie de J.C.Coiffard, J.P. Plaintive , M.Morillon-Carreau, E.Turki,  comité qui comptait aussi Yves Cosson …

La poésie reste vivante et fraternelle à Nantes, portée par des poètes qui, comme Claude Serreau, restent fidèles à leur passion, à leurs amis, à une poésie profondément humaine, à l’image de l’œuvre de RG. Cadou.

«  Merci pour vos poèmes qui m’apportent l’air de notre pays, ce pays qui n’en finit pas de nous étonner. Vous êtes un vrai poète, un jeune frère de René. » Hélène Cadou ( 6 janvier 1958). Ces mots d’Hélène n’ont pas vieilli, le « jeune poète » a aujourd’hui pris quelques rides mais il est bien un « vrai poète » qui a su porter haut la poésie en ce pays de l’Ouest et d’ailleurs.

 

 




Le Bel amour (26), Que de poésie !

 

 

Je me souvenais d’avoir étudié Virgile en long et en large lorsque je faisais mes études - de la 6° à la khâgne à l’époque - et comme je me rappelais cet ennui que nous y avions tous éprouvé, surtout pour les compositions de récitation latine !

Or, voici que Virgile nous est rendu aujourd’hui, dans de nouvelles versions, ou pour le moins, dans une version revue et corrigée.

Je ne parlerai même pas de L’Enéide, dont je persiste à penser que ce n’est rien d’autre qu’une pâle imitation d’Homère. Et comme le souvenir reste présent de ces premiers vers que nous nous efforcions d’ânonner :

« Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris
Italiam fato profugus Laviniaque venit
Litora… »

Mais, bien que ma mémoire en soit aussi cuisante (« Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi / Silvestrem tenui musam meditaris avena… »), j’ai découvert combien, dans Les Géorgiques et Les Bucoliques, Virgile pouvait être un immense poète !

Et comme il a pu prêter à tant d’interprétations différentes ! A témoin, ce vers mystérieux de la 4° Bucolique : «  Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regia ; / Jam nova progenies caelo dimittittur alto : voici que revient aussi la Vierge, que reviennent les règnes de Saturne ; / Voici qu’une nouvelle lignée (nous) est envoyée du haut du ciel ». Je sais bien comme les auteurs paléo-chrétiens en ont fait leurs délices, et sans relever l’allusion aux croyances astrologiques de l’époque, ni le renvoi à l’ « âge d’or » décrit par Hésiode dans Les Travaux et les Jours, comme quelqu’un comme Lactance, dans ses Institutions divines, y a vu l’annonce de Jésus. Ce pourquoi, il me semble, Virgile pouvait être le premier guide de Dante, dans la Divine Comédie, pour le début de son voyage dans les cercles de l’au-delà !

Pourtant, bien loin de ces « compréhensions » tendancieuses, comme des vers se sont gravés dans ma mémoire, qui chantent les plaisirs de la Mère Nature, et les débats spirituels et profonds auxquels était livré notre écrivain !

Comment ne pas vibrer à des distiques comme celui-ci : « Candidus insuetum  miratur limen Olympi / Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis : Comme, plein de lumière, il regarde le seuil inhabituel de l’Olympe, / Et (comme) sous ses pieds il aperçoit les nuages et les étoiles, Daphnis ! » (5° Bucolique).

Ou encore à un tel groupe d’hexamètres :

« Quid qui, ne gravidis procumbat culmus aristis, / Luxuriem segetum tenera depascit in herba, / Cum primum sulcos aequant sata, quique paludis / Collectum humorem bibula deducit harena ? : Que dire (encore) de celui qui, de peur que ne se couche une tige aux lourds épis, /  Fait paître la luxuriance des céréales quand elle est encore de l’herbe tendre, / Alors que les plants égalent les sillons en hauteur ? Et de celui qui des marais / Enlève l’humidité (pour la verser) dans un sable qui la boit ? » (Vers 111 à 114 de la 1ère Géorgique).        

Oui, il ne faut être victime de ses études ! Et relire Virgile comme il a réellement écrit, pour enfin entendre le bien-fondé de sa réputation, et comme, rarement, on a fait mieux !




Poétique de la collection poésie

 

Dès le début tes livres furent beaux. On te dit de poche : le prendre au sens pratique, pour ce plaisir de garder par devers soi un volume de vers, et marcher jusqu’à un rendez-vous, — parfois avec soi-même —, courir unir les battements d’une lecture et d’une retrouvaille, une rencontre, un lieu, une lumière. Combien de tes volumes ai-je ainsi promenés ! Vers ce jardin au bout d’une galerie d’art, suspendu au dessus des échappements (Paris ne circulait pas encore à vélo), en remontant les rues de Clermont sur les traces éblouies de la R16 de Trintignant, ou encore dans le dédale de murs pansus qui mène au cloître gothique de Bayonne. Là, simplement s’asseoir et, avant de lire, sentir tes pages, savourer leur exact grammage et la souplesse protectrice de ta couverture (à la différence d’une collection concurrente, pourvue de textes aussi remarquables mais qui avait fait l’erreur d’un papier trop fort et d’un indomptable brochage). Dès le départ, tu as été confortable, ton papier a mieux vieilli que bien d’autres poches, il s’est juste parcheminé mais a gardé comme une douceur, une finesse et, disons-le, une noblesse.

Certes, tu as eu ta mauvaise période, vers 1981, un papier acide et une colle à brocher cassante qui au bout de trois ans réduit un livre en un portfolio bistre et rugueux. Mais on ne jette pas, peut-être à cause du visage : qui aurait cœur d’envoyer au conteneur Reverdy avec sa clope au bec, ou la frimousse scrutatrice d’Ungaretti ? Une fois restaurés avec une reliure plastique, ta gueule cassée m’a paru encore plus belle.

Tes yeux nous font signe, nous invitent en toute candeur à feuilleter, à lire, à reposer, à ruminer. Ah, combien de soirées où, naturellement, tu t’es invitée ! Tiens, celle-ci : un ami grand lecteur de Blondin et de Delteil me déclarait son aversion pour Rilke ; et de prendre les poèmes français, ton 121ème. La légèreté de ce fin volume orné d’un portrait à la plume presque évanescent sur fond vert d’eau tint-elle un rôle dans sa découverte de ces vers transparents comme le dernier Hölderlin ? Je me souviens qu’il fut touché, blessé même, — aujourd’hui on se contenterait d’être « ému ». Comment dire, loin des dos dorés de certaine photo officielle, ces regards rouges, bleus, verts, sépia, veillent à la manière d’une humble élite. Parcourir des rayonnages est grâce à toi une promenade le long de la vie des poètes, égrainant les cheveux noirs, les cheveux gris et la blanche toison : Guillevic depuis Terraqué jusqu’à l’Art poétique… Ou les sveltes Travaux d’approche du jeune Butor (1972) jusqu’à la pléthorique Anthologie nomade de l’auteur aux deux mille opus.

Tes dos ont blasonné toutes les bonnes bibliothèques, des chenues jusqu’aux deux planches d’une chambre d’étudiant, semant des regards entre les titres crevassées et pâlis ! Réunie ou dispersée, quand je te vois quelque part, je me sens en compagnie. D’un lecteur? mieux : un taste-mots, un rêveur, un arpenteur musical. Il suffit d’en remarquer cinq, douze, et ils sont tous là, les Cinq cents et quelques, un panthéon au grand air. Car d’annexe de la nrf, te voici vaste et disparate académie, ouverte aux douze vents.

Ironie de l’histoire : si Warhol laisse une trace durable, ce sera grâce à toi et non l’inverse. Heureuse union du design, des beaux-arts et d’ampleur spirituelle. De la même manière que la collection blanche, devenue un monument littéraire, tu n’as même pas le choix de changer d’aspect comme les maisons côtières qui servent d’amers. On t’aime aussi car ton style est daté : un rapport à l’image cadrée qui coïncidait à une certaine forme de sensibilité au texte. Datée donc, datée d’un temps pas si lointain où les poètes intéressaient le grand public, où Char était respecté comme héros à défaut d’être parfaitement compris, où des gens simples célébraient avec une douceur presque domestique les yeux d’Elsa ou la Citadelle de la douleur.




Questionnements politiques et poétiques 2 “Les Orphées du Danube”

 

Christophe DAUPHIN & Anna TÜSKÉS : "Les Orphées du Danube"

            Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

 

            L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

 

            La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

 

            Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXème siècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

 

            Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

 

            Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube

 

-----------------------------

 

Notes :

 

1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.




Le Bel amour (25), L’ivresse et la poésie

 

 

L’IVRESSE ET LA POESIE.

On se souvient peut-être de cette Anthologie de la poésie chinoise qui avait été éditée voici presque un demi-siècle par Seghers. Que de découvertes alors ! Et comme nous avions senti qu’une réévaluation générale de notre tradition poétique s’imposait !

En particulier sur le vin, et sur l’ivresse qui l’accompagne, dont nous étions si certains que d’autres avaient le même mépris que nous… Cette ivresse qui introduisait à la folie des actes, sans nous interroger, précisément, sur le sens réel de ce terme de folie.

Ainsi, étions-nous convaincus que l’Islam jetait l’opprobre sur la consommation de vin, sans nous demander comment il se faisait  qu’un mystique comme ‘Ibn Al Fâridh eût écrit comme tant d’autres un Eloge du Vin (al Khamriya), ou en se condamnant à ne point entendre, en Perse, les leçons fondamentales d’un Omar Khayyam ! Et pourtant ! N’est-ce point Silvestre de Sacy qui, déjà, dans sa Chrestomathie arabe, avait traduit, en l’annotant, le poème : « Pourquoi ne m’est-il pas permis d’étancher sur tes lèvres la soif qui me dévore ? » Et n’était-ce pas un soufi de bonne obédience comme l’était Nâbolosi, se référant d’abord à ‘Ibn Arabî, qui avait livré un précieux commentaire d’Al Fârhid - un commentaire où l’on comprenait enfin que la « folie » évoquée avait à voir avec la « possession » par la transcendance absolue et avec ceux que nous avons appelés les « fous de Dieu ». Ainsi nous dit-il que « ce Vin, c’est l’Amour divin éternel qui apparaît dans les manifestations de la création », et, nous introduisant sans le savoir à la « sagesse » chinoise - ou plutôt à sa « déraison » à nos yeux d’Occidentaux : « (Les gens de la tribu) sont IVRES grâce à l’irradiation et à ce qu’ils découvrent devant eux ; ils perdent la connaissance des choses changeantes et possèdent exactement les sens profonds des secrets. »

Puisque nous nous gargarisons du taoïsme sans toujours bien apercevoir ses origines chamaniques, sans nous rendre compte que sa rencontre (sous la forme du ch’an) avec le Bouddhisme a conduit à ce que nous dénommons le zen japonais, et en le « tordant » si souvent selon ce que nous imaginons, ou selon ce que nous prescrit notre culture !

 

Aussi, on comprendra avec quel ravissement j’ai vu paraître en édition de poche, autrement dit : accessible à tout le monde, le livre de Cheng Wing Fun et de Hervé Collet sur Li Po, ce poète chinois et profondément taoïste qui vécut au VIII° siècle sous la dynastie des Tang - livre aussi intitulé : « L’immortel banni sur terre / Buvant seul sous la lune. »

Sommes-nous si loin de ce Dalaï-lama du XVII° siècle qui menait sa vie parmi les prostituées, et dont les éditions du Seuil ont fait paraître les poèmes voici quelques années ?

Sans doute pas, et dans ce mélange de biographie et de poésies que les auteurs ont si subtilement intriquées les unes aux autres, on saisit  ce que signifie réellement le sous-titre qu’ils ont donné à leur œuvre : oui, Li Po fut un éternel errant ; oui, les phénomènes de ce monde vont et viennent ; oui, l’ivresse qu’il chante et dont il se réclame est à la fois très réelle et métaphorique ; oui, il se complaît à la vue des « courtisanes », qui ne sont pas exactement ce que l’on croit trop facilement.

A témoin, ces quelques vers :

« quand autrefois le prince Ch’en festoyait au Palais de la
    félicité,
Un vin à dix mille écus faisant monter la joie à son comble
Notre hôte nous dit qu’il manque d’argent ?
Qu’on apporte du vin, ensemble buvons
Mon cheval moucheté, ma fourrure à mille pièces d’or,
J’appelle un garçon, qu’il aille les échanger contre du bon
   vin
noyons ensemble la tristesse de dix mille générations »

 

Ou encore :

« inutile donc de distinguer entre les dix mille choses
ivre je perds notion du ciel et de la terre
appuyé sur l’oreiller solitaire, ma conscience s’amenuise
je ne sais plus où est mon corps
ma joie est alors à son apogée » -

 

« je suis tel le seigneur Hsieh An, en compagnie de ses courtisanes
   De la Montagne de l’est,
Assises devant un paravent doré, souriantes et belles comme des
   fleurs
mais aujourd’hui n’est plus hier
et demain est encore à venir (…)
autrefois elle (la lune) éclairait la coupe de vin du prince Liang
le prince Liang disparu, la lune est toujours là (…)
vivement contrarié par les événements récents,
à m’enivrer je n’hésite pas, allongé à l’est du verger de pêchers »

 

Et enfin (il est quasiment à la fin de sa vie) :

« le neuvième jour je bois sur le Mont du dragon
les fleurs jaunes se moquent de l’exilé
ivre je regarde le vent emporter mon bonnet
avec la lune je m’attarde à danser »

 

 Que de choses, en effet, avons-nous à entendre ! Tout en se rappelant que, « là-bas », la poésie est intimement liée à la calligraphie, et que, si nous sommes, en effet, en exil sur cette terre, nous n’avons qu’un espoir : nous fondre dans la voie droite d’où sont issues toutes choses.

Et quoi de mieux qu’un poème pour savoir l’exprimer ?