S’attendre à tout (sur Sénèque)

 

 

S’ATTENDRE A TOUT…

Je dois être très honnête : je ne suis pas spécialement stoïcien, et, dans l’Antiquité,  ce ne sont jamais Epictète ou Marc-Aurèle qui ont retenu mon attention. Encore que j’aie toujours fait un cas à part pour Sénèque dont, à lire soigneusement son théâtre, j’ai sans cesse mis en avant qu’il était d’abord ibérique. Mais enfin, il a fait carrière à Rome, et l’on ne peut pas l’ignorer !

Toujours est-il que, dans la même collection où étaient déjà parus des extraits choisis de Thérèse d’Avila et de maître Eckhart (quelle meilleure compagnie que celles-là ?), les Editions Arfuyen nous proposent un Ainsi parlait Sénèque, dont le sous-titre latin est bien évidemment un Ita loquebatur, traduit et présenté par Louis Gehres, - dans une version bilingue, s’il vous plaît !

Et je reconnais bien volontiers que, si je ne crois pas en l’ekpyrosis

Malgré tous les référents mythologiques que celle-ci peut avoir, j’ai été frappé par des textes que je n’avais jamais lus, et qui, hélas ! rendent bien compte de notre humaine condition… A témoin, par exemple, celui-ci, tiré de la Consolation à Polybe (Ad Polybium de consolatione) : « C’est pour cela qu’on nous élève tous : quiconque reçoit la vie est destiné à la mort. ( …) le destin saisira l’un plus tôt, l’autre plus tard : il n’oubliera personne. Que l’âme se tienne prête au combat, que jamais elle ne craigne l’inévitable et toujours s’attende à l’incertain. » (AP, 11, 3).

Mon âme ne se tient pas vraiment prête au combat, mais là gît bien la seule différence réelle : nous savons très bien que nous ne vivons que pour mourir à la fin, et si je pense que c’est un destin normal et que tout le problème est de l’admettre sans barguigner (mais je sais bien que c’est de l’ordre de la croyance personnelle), je n’en ai pas moins de l’admiration sur la manière dont Sénèque, plus ou moins sur l’ordre de Néron empereur, s’est ouvert les veines dans sa baignoire…

Au total, un livre à lire et sur lequel beaucoup réfléchir !

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Serge Venturini

 

1) Recours au Poème :     Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Serge Venturini : « …une poésie conçue comme action politique et métapoétique révolutionnaire », j’adhère pleinement à votre conception de la poésie. La poésie vise l’action, elle est même en avant, depuis Rimbaud nous le savons. Elle a ce caractère prémonitoire que je nomme, « le tigre de l’œil ». Elle voit, car elle est vision, plus loin que les événements. Elle y décèle des signes dans le présent, ― porteurs d’avenir. Je me revendique d’une forme de voyance, ― le transvisible ― une poésie qui ne voit pas plus avant demeure aveugle. Selon moi, ― une poésie qui n’est pas visionnaire n’est pas, car le poète n’est qu’un simple outil de la langue. L’actuel formalisme langagier me révulse, avec son conformisme étouffant et esthétisant, faute de perspectives au-delà du présent. Si la poésie n’est pas combat contre des fausses valeurs, la Fausse Parole comme le disait Armand Robin en 1953, à l’heure de la propagande mondiale, ― alors elle n’est rien, elle ne peut être universelle et s’enfonce dans son propre temps.

 

2)  Recours au Poème :   « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin paraît-elle d’actualité ?

Serge Venturini : Je cite souvent cette affirmation du poète. ― C’est un très beau vers ! Ce vers magnifique dit bien le principe de renversement. Et en cela, il est proche de la mètis grecque (en grec ancien Μῆτις / Mễtis). Cette affirmation est inactuelle, elle est valable en tout temps. ― Faire d’une épreuve une victoire ! Inverser les valeurs exige une vraie lutte, un véritable combat spirituel, aussi brutal que la bataille d’hommes. Nous sommes loin du formalisme et de l’anti-lyrisme des petits maîtres de l’heure. Pour le dire avec Bertolt Brecht, dans sa Koloman Wallisch Kantate en 1934 : « Celui qui n’a pas pris part au combat / Partagera la défaite. / Il n’évite pas le combat / Celui qui veut éviter le combat, car / Il combattra pour la cause de l’ennemi / Celui qui n’a pas combattu pour sa propre cause ». Cela demeure à méditer, à l’heure des poètes désengagés, à ceux du dégagement rêvé dans les messes des performances.

 

3) Recours au Poème :     « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; ― sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Serge Venturini : La poésie est avant tout et en dépit de tout. Elle est nécessité, sans quoi elle est bien peu de chose. Pensons à la phrase de Rilke ! « Mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? » La poésie est contrainte et exigence, discipline au quotidien, elle désire que le poète s’abandonne à elle avec passion et sans compter, ― à corps perdu. Être conséquent avec soi-même, entre pensée et action, voilà ce qui compte plus que tout. Les compromis avec la poésie ne sont-ils pas très difficiles à mener et à vivre ?

 

4)   Recours au Poème : Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) À l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Serge Venturini : Ce qui nous amuse, Philippe Tancelin et moi-même, c’est d’entendre parler de « l’insurrection poétique », dans certains festivals de poésie ou à la radio. En effet, voilà bien des années que nous luttons en compagnie de Geneviève Clancy en ce sens. Et il faut bien le dire, la place réservée dans les médias et sur le net est quasiment nulle. Des hauts exemples de vie continuent de m’irriguer en profondeur. Je pense ici à Ossip Mandelstam et à Yéghiché Tcharents, mais aussi à Marina Tsvétaïéva et à Anna Akhmatova. La résistance par les armes de la poésie s’effectue à tous les niveaux. Ainsi la destinée d’un poète se révèle ou non ― impeccable. Je suis ce « veilleur de la condition humaine », cet « adepte de la parole rebelle », comme me l’écrivait Abdellatif Laâbi.

 

5)  Recours au Poème :   Une question double, pour terminer : pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Serge Venturini : Pour défricher et déchiffrer l’inconnu devant soi. ― Aller au-delà du visible, pénétrer l’invisible, pré-voir, car si « l’œil écoute », cela ne suffit guère d’être la mauvaise conscience de son temps, allons plus loin ! ― Franchissons le pont de l’Être vers le devenir. Cela n’empêche en rien une poésie civique, au-devant de l’action donc. Nous vivons une époque régressive et de répression organisée par les services de la Sécurité, entre chiens de gardes et loups gris. Le poète d’aujourd’hui écrit une poésie libératrice, libérant ainsi les espaces vierges de l’impensé. ― Pourquoi des poètes ? Revenons pour conclure à Héraclite : « S’il n’attend pas, il ne découvrira pas le hors d’attente, parce que c’est chose introuvable et même impraticable. » (trad. Jean Bollack) Croyons à l’imprévu, à l’inattendu donc, si l’on veut rencontrer l’inespéré. ― À la rencontre ! Et merci, chers Gwen Garnier-Duguy et Matthieu Baumier pour ces questions fort rafraîchissantes en cette période enténébrante où les guerres de religion sont hélas de retour sur toute la planète. ― Fourbissons nos armes !...

 




Autour de Baudelaire (3). Le désir du désir. Une anthropologie du désir ou le « gâteau » de Baudelaire

 

 

 Ecrire la faim... L’un des poèmes du Spleen de Paris de Baudelaire a pour titre “le Gâteau”, et il a pour objet d’évoquer la faim et, par contraste, la satiété. Cependant, comme si souvent dans son oeuvre, le poète y déborde sa thématique affichée et il en vient à dénuder, comme au scalpel, certaines des modalités du désir. Il en advient que nombre de ses Petits poèmes en prose peuvent servir de prisme et de révélateur du lien qui unit désir et littérature. Quant à la faim, dont l’objet est vital, dont le moins que l’on puisse dir est qu’il est universel. D’où l’envergure du poème : on s’y trouvera bientôt entre vie et mort : sans nourriture pour sustenter la faim, il faut mourir, si bien que se trouve radicalisée la question du désir, - sans compter que cette cristallisation du désir en général sur la faim, et sur une tranche de pain devenue du gâteau, met au jour de façon particulièrement exposée, - surexposée -, la charnière qui unit le désir et la littérature.

Pourtant « Le Gâteau » s’ouvre plutôt sur la représentation d’une satiété qui est tout à la fois physique, morale et esthétique : un voyageur comblé au sommet d’une montagne sublime. A l’évidence, le poète se moque de Rousseau. Mais son poème pense, raille, joue, séduit, chatoie, mais il est aussi parole autonome, multiple et vivante et déborde de toute part son propos affiché pour faire entrer le désir dans une sorte de relation nécessaire avec la vie, avec la poésie et avec la littérature.

Premier paragraphe : aussi étonnant que cela soit de la part de Baudelaire,  il dit un état de satisfaction. Son protagoniste juché sur sa montagne, heureux du monde, heureux de soi, heureux des autres, est si heureux même qu’il en vient à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon. Bref, Rousseau est bien là et il faudrait baigner avec lui, selon la pensée que Baudelaire lui prête, dans une harmonie innocente, à ceci près qu’on ne peut oublier combien le poète, qui met si souvent le doigt sur ce qui relève de la scission intérieure, se défie de l’innocence.

Pour commencer, le texte joue.  Le personnage a-t-il faim ? Le pain, une tasse de cuir, objet un peu surprenant, mais, comme le reste, tout à la fois signe de luxe et d’ironie, et un élixir de pharmacie non moins absurde sont déjà sous sa main. On se croirait dans La Genèse ou au  moment de la découverte de l’efficacité de la peau de chagrin par Raphaël. Quant à la satiété morale, elle transporte clairement du côté du sublime. Il y va même d’un total oubli de tout le mal terrestre. Ce que le texte ne cesse de laisser entendre, c’est que nous avons quitté le sol. Le poète joue, pour le signifier, de toutes sortes de marqueurs de doute. Il ne cesse de se dédire, par le ton, de ce qu’il dit, et ces lignes finissent par être ravageuses. Tout cela vole trop haut, sans compter les grands mots et les clichés qui le dénonce. Il est, dans Madame Bovary, une rêverie amoureuse selon laquelle des palmiers s’ajoutent aux sapins, aux sable des plages et à tant d’autres signes supposés d’excellence que les prétentions amoureuses du personnage en sont ravalées à des facilités mesquines. Même bêtise ici : passions  vulgaires aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes ou  plus marqué encore, un souvenir des choses terrestres semblable au son de la cloche des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d’une autre montagne.  Il est rare que Baudelaire approche à ce point le comique.

Un mot pourtant, le même, fait œuvre et dénonce tout à la fois Rousseau et ce qui précède :

J’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon.

En somme le ridicule s’est déplacé de l’exaltation du personnage à l’optimisme mensonger. L’ensemble du poème va lui opposer la logique d’un implacable démenti. Ridicule, à savoir un seul adjectif, aura suffi à annoncer la déception  qui suivra. Car le vers est dans le fruit. C’est la lutte de deux enfants qui le confirmera.  

 Le poème, en effet,  contient aussi un apologue. L’ironie s’y accompagne d’une fable et elle est secondée par un récit. Le second paragraphe  raconte un événement. L’homme s’est coupé une tranche de pain. Il l’offre à un enfant affamé.  La convoitise du petit pauvre est indiquée d’un trait aussi ferme que la satiété du narrateur. Comme le rat devenu le joujou du pauvre aux yeux d’un enfant riche, la tranche de pain est devenue à ses yeux « gâteau » et le récit se noue. Plus de double langage alors. On notera simplement qu’afin que le motif en soit clair, le poète s’abstient de ne plus rien dire des sentiments de son  protagoniste, si ce n’est son amusement et son rire devant la transformation du pain qui lui paraît pittoresque. La faim surgit donc sans accompagnement, à ceci près cependant, que l’enfant a des gestes de bête apeurée qui le font reculer aussitôt son butin à la main et qu’il sait d’emblée, et d’instinct, qu’il doit le défendre et se défendre. A l’inverse du voyageur, lui connaît le mal.

         Un autre enfant paraît. Tout pareil au premier. Comme il arrivait dans « Le Joujou du pauvre », entre l’enfant riche et l’enfant pauvre, leur gémellité, gémellité de nature, gémellité dans le besoin, dans la faim, et dans le désir, est frappante. Les deux enfants, disait cet autre poème, se riaient l’un à l’autre avec des dents d’une égale blancheur, et son élaboration reposait sur la même idée, presque sur le même matériel, même appétit de vivre et même blancheur des dents. Pourtant la fraternité, cette fois, n’entraîne pas au partage. Dans « Le Gâteau », les deux enfants se disputent leur pain jusqu’à ce qu’il s’éparpille en miettes et même en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.  Quant à la description de leur lutte, elle est épique, - le poème dit hideuse. Joue alors magnifiquement la disproportion entre enfance et violence, entre tout petit et énormité monstrueuse de la bagarre. Il faut assurément en déduire, et l’âge des enfants en témoigne, que l’homme n’est ni bon ni bon. Force est bien de constater d’autre part que la beauté du paysage ne les incline pas davantage à la mansuétude. Au bout du compte, rien de convenable n’aura eu lieu, ni entre eux, ni de la part du narrateur, spectateur absent qui ne conçoit même pas l’idée de couper une seconde tranche de pain.  L’événement aura démenti, comme l’ironie, l’idéal de confection du départ du poème. Au bout de ce combat, ne restera rien : plus de pain, même plus de belligérants, car les enfants sont épuisés. Pire encore : plus  d’enfance, puisqu’ils sont  devenus de petits hommes. C’est le dénouement d’une triste affaire. Une boucle est bouclée, cette histoire terminée. Baudelaire cependant ne saurait en rester là.  

 Le poème n’est pas clos et, comme il arrive si souvent  dans cette oeuvre, son dernier rebond en retourne le sens.  Ici, précisément, surgit ce qui m’y intéresse au plus haut point : l’apologue est purement et simplement quitté pour sa signification. Pour une signification plus abstraite que je vais oser penser anthropologique.   Je vois là le rappel de l’empan, - le mot est de Claudel – du grand empan même des poèmes qui importent. Ici, les mots pourtant sont restés simples :

Il existe donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit à engendrer une guerre parfaitement fratricide.

  Je veux bien considérer que le propos puisse être entendu de deux façons. Ce pourrait être un pays simplement superbe, mais j’y entendrais alors la redite du premier paragraphe. Quant à cette guerre dite fratricide, elle constituerait alors, autre reprise, un résumé exact de ce qui a précédé. Il ne me semble pas cependant que ce soit dans la manière de Baudelaire. Il lui faut plus d’invention. Plus d’intelligence aussi.

Il préfère donc carrément changer de logique, comme à la fin de « La Vie antérieure », comme à la fin de « L’Irrémédiable ».  Plus pernicieux qu’on n’eût pu le penser, le poème bifurque. Il bifurque, pour situer délibérément sa donne entre vie et mort.  Bien au-delà de la découverte de l’existence de la nécessité et des nécessiteux, bien au-delà de l’incommunicabilité possible entre riches et pauvres,  le poème va désormais montrer désormais que la violence, mortelle, est vitale.  En tout cas, tout aussi vitale que mortelle.

 Dans cette perspective, deux mots sont dotés d’une sorte de rayonnement rétrospectif : ce sont superbe et fratricide. Parfaitement fratricide même. C’est la polarité qu’ils recouvrent qui est signifiante et elle suppose plusieurs paliers de réflexion. Cette lutte des deux enfants est en effet vitale pour une raison qui les dépasse l’un et l’autre, comme elle dépasse la satiété du narrateur. C’est que la faim et le désir dont le caractère est d’être vital du fait de leur lien à la vie et à la mort,  ont une intensité supérieure à tous les autres liens, y compris ceux de gémellité. C’est le premier des retournements opérés.

Il en est cependant un second, lui aussi capital : il  tient au fait que le pays qui a charmé le narrateur est dit superbe. Je ne peux ni ne veux entendre ici un rappel du  paysage du premier paragraphe, mais un retournement en grand de la vision. Loin de revenir sur ce qui a été dit, le mot inaugure en effet le franchissement d’un seuil. Ce pays superbe n’est  tel que parce que c’est celui où l’on désire encore. C’est celui de la faim, et, au-delà de la pénurie que cela implique, c’est celui où le désir existe. Le pays de la faim, le pays du désir, voilà bien le pays superbe dont le narrateur a pu indiquer, d’un mot, la découverte, la surprise et la nostalgie. Comme les petits pauvres désiraient pour se sustenter du pain, il découvre le désir de désirer. Autant dire une autre nécessité, aussi instante que celle qui précédait. A l’inverse du héros de La Peau de chagrin, qui, du fait de sa terreur du désir, désirait paradoxalement ne pas désirer, lui va découvrir non pas le lien comme chez Balzac qui unit le désir à la mort  mais celui qui unit l’appétit et la vie. C’est apprendre que bien qu’elle procède d’un manque, là où manque la faim, et le désir avec elle, rôde la mort. Mieux vaut alors se battre à mort et sauver son désir que s’ennuyer comblé sur un sommet. Je n’invente pas : un autre poème du Spleen de Paris confirme cette lecture. Dans «Portrait de maîtresses», un homme dit avoir tué la sienne parce que, à la lettre et comme dit précisément la langue, elle ne lui laissait rien à désirer. L’alternative, selon ses propres mots, était de vaincre ou mourir. Se défendre de la perfection mortifère de sa maîtresse parfaite, autre combat mortel, l’avait donc en droite logique obligé à la tuer.

C’est du nerf de la guerre, mais c’est aussi du nerf de la vie, que rendent compte ces paradoxes. Or le nerf de la guerre et celui de la vie sont ceux-là même  de la littérature et « Le Gâteau » en cristallise la prise de conscience.  Le poème a donc bien pris pour tremplin l’antipathie de Baudelaire à l’endroit de Rousseau, mais c’est pour en ouvrir aussitôt l’argumentation raisonneuse à ce qui touche au désir, à la satiété impossible, autant dire aux possibles et aux impossibles de l’expérience existentielle. En une page, le poème jette alors le jour le plus cru sur la vie comme elle va. Ce mouvement de bascule à la fois me touche et m’éblouit.

Un autre poète le dirait plus tard en d’autres mots :

Toute vie qui doit poindre
achève un blessé …

         Mais une fois encore, c’est ici le pouvoir polysémique de la proposition, si simple dans son argument, si rassemblée, si synthétique, qui me séduit.  Il y a du reste encore un autre aspect du poème de Baudelaire pour me combler. C’est son recours au récit. Au récit, à la narration, qui est si absente de la poésie d’aujourd’hui. Les enfants, mangeront-ils ou ne mangeront-ils pas ? Quant au narrateur, y gagnera-t-il ou non son droit au désir ? Et nous voici pour chacun d’eux trois, aux prises avec la représentation d’êtres désirants en quête du dénouement qui couronnera, ou non, leur attente de succès.  Certes, ici, il y va plutôt de ratages. Tout se passe comme si le poème privilégiait la représentation du manque à celle de la satiété repue, mais il me paraît pour cela même argumenter en faveur de cela qui se passe partout ailleurs dans la littérature. La fable dont il est constitué met en lumière l’un de ses ressorts  universels. Même dans la prose, même dans le conte de fée qui se tait toujours après avoir narré les différentes étapes du rapprochement de ses princes et de ses princesses, la littérature consacre moins d’espace à la figuration du désir satisfait qu’à celle de la poursuite de sa satisfaction. Tout se passe comme si elle privilégiait partout, non forcément le malheur au bonheur, mais la représentation du premier à celle du second. 

Mes faims, c’est des bouts d’air noirs;
L’azur sonneur;
- C’est l’estomac qui me tire.
C’est le malheur.

Comme Baudelaire, Rimbaud le savait. Dans l’absence de l’objet du désir, il y  plus à faire et, partant, plus à dire. Et il y a plus à dire, parce qu’il y a à raconter précisément ce que l’on fera pour approcher son objet, - ainsi la lutte des deux enfants, tandis que la satisfaction qui mènerait au surplace laisserait sans voix, ainsi, encore l’immobilité du voyageur sur son sommet et l’ironie qui l’accompagne. En donnent du reste la preuve la littérature amoureuse et la littérature mystique dont la finalité déclarée devrait être de célébrer la réunion des partenaires du désir et qui, si fréquemment, en remplace la rencontre par la quête qui y mène. Liée au désir, et, pour autant, à l’inaccompli autant qu’à un espoir de  dénouement qui convienne, la littérature se fonde sur ce que j’ai appelé ailleurs le désir en souffrance. Mais c’est parce qu’elle est liée par ce biais à ce qui vit dans la vie qu’elle est affaire si sérieuse. Il en advient que ses réticences, ses prétéritions et ses silences comptent autant que ce qu’elle dit.

Que je m’aventure encore. Cette fois franchement pour de bon. Péguy a pu affirmer que les dieux d’Homère manquent du manque. A pousser cette idée un cran plus loin, peut se laisser induire que, si la littérature est bien faite de l’étoffe dont nous sommes faits, ce manque qui manquerait aux dieux d’Homère, pourrait n’être pas aussi négatif qu’il y paraît. Voici, après une leçon de pessimisme, ma leçon d’optimisme, que je reporte, du reste, sur Baudelaire. 

C’est qu’en effet, ce manque pourrait bien être la place vide où autre chose pourrait déposer. Autre chose. Une marge, en somme, un lieu vacant et libre, la place toujours vide d’une espérance non prononcée. Serait-ce que la parole d’art veuille aussi désigner les hommes non pas seulement par ce qui leur manque mais par leur effort pour l’obtenir ? En somme, par une allure ? Serait-ce qu’elle postule que rien ne sustente suffisamment son désir et qu’il ne se nourrit pas seulement de pain ? Serait-ce qu’elle indique qu’aucune soif n’est jamais étanchée par aucune des eaux du monde. Serait-ce encore que ce manque qui manquerait aux dieux d’Homère est une chance, et que cette chance est la définition d’une vocation d’être homme ?

C’est que toute faim peut en cacher ou en  révéler une autre. Il en advient que d’objet en objet, parfois même d’objet en objet plus mineurs que le pain, la littérature ouvre ainsi à tous les domaines du possible. Plus encore, sa plasticité étant infinie, elle ne se prive pas ce faisant de mettre en jugement les désirs qu’elle met en scène. Désirs justes ou injustes, indus, excessifs, pas assez intenses, trop intenses, minables, leurs représentations peuvent s’assortir de doutes, et même de doutes non pas seulement relativement aux objets qui les suscitent, mais au désir lui-même. La littérature le passe au crible, au nom d’autant de hiérarchies de valeurs dites et non dites que l’on voudra. Elle en scrute même non seulement les élans, mais les retombées et les pannes, qui la mettent parfois elle-même en panne jusqu’à se représenter elle-même, ainsi chez Paul Celan, dans sa tension vers la parole.  Semblable lucidité indique certes que les délices ne sont pas durablement de mise dans la narration, qui ne peut les supporter longtemps.  Mais elle en agrandit le champ d’autant.  Elle l’agrandit même infiniment.

C’est peut-être ce que pose aussi « Le Gâteau ». Le génie que je crois caractéristique de Baudelaire, y est à mes yeux de transmuter ses fables, jouissances et douleurs comprises, en figures de l’effort de vivre. C’est par là qu’il atteint, au-delà de la donnée si concrète et saisissante dont ses fastes sont faits, à une sorte de puissance seconde où se donne à lire comme un chiffre ou une algèbre de l’existence humaine. Dans « Le Gâteau », il a jeté son discrédit sur la satiété, physique, morale et spirituelle. Qui s’en étonnerait de la part de qui associe si fréquemment l’extase charnelle à la charogne et déporte si volontiers ses paradis du côté de vies antérieures, de futurs improbables ou de l’irréalité impliquée par des conditionnels qui en contredisent le propos. L’oeuvre en son entier fore si profondément le lien qui relie le désir à son objet qu’elle en transperce l’occasion et le pittoresque. Comme dans le Rimbaud d’ « Aube » ou de « Veillées », la figuration du meilleur est biffée, le rêve quitté, le réveil toujours dur. Baudelaire oblige ainsi à passer dans le « Le Gâteau” d’un pays apparemment superbe dont il a dénoncé la falsification à un autre expressément dit superbe parce que la nécessité y oblige à se battre pour sauver son désir.

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Marc Dugardin

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

 

Dans quel sens peut-on affirmer que la poésie est une action et, qui plus est, une action politique et même, au-delà du strictement poétique (au-delà, ou le transformant, le dépassant), une action révolutionnaire ? La question posée me met d’emblée en état de questionnement. C’est qu’il s’agirait, avant tout, de s’entendre sur les mots, et je ne peux que demander que l’on m’excuse d’utiliser une formule aussi platement évidente à propos de poésie : oui, il s’agit, avant tout,  de s’entendre sur les mots, et donc, d’abord, d’en questionner le sens. Ou même il ne s’agit que de ça.

Car, le poème, qu’est-ce d’autre qu’un « objet de langage », c’est-à-dire une création faite de mots (et du silence que les mots impliquent, dans le creux duquel ils se mettent à vivre, auquel ils renvoient) ? Autrement dit, si le poème est agissant, c’est dans le langage. Là, depuis toujours, il provoque des révolutions. Bouleversant les sens établis, dérangeant les niveaux bien distincts sur lesquels le discours « normal » est censé se maintenir. Le poème a le droit de tout bousculer, parce qu’il ne se ferme pas à ce qui est à l’origine du langage, parce qu’il reste d’abord, humblement, à l’écoute de la rumeur qui l’a engendré et qui lui restera toujours mystérieuse. Il met donc en question tous les maîtres et toutes les maîtrises. Il déplace les limites, les frontières, n’en tient aucune pour absolue. La seule « identité » à laquelle il renvoie est celle d’une commune condition humaine, qui tâtonne à se dire et sait qu’aucun dire ne l’épuisera jamais.

Ce que j’avance là (avec conviction, mais hors de toute certitude dogmatique), ne serait-ce pas une conception du poème comme action, comme processus de changement, de changement permanent ?

Autre chose est de savoir si ce changement a une dimension directement « politique », a un impact sur la réalité politique. Cela peut être le cas, à certains moments de l’histoire, lorsque le poème apparaît comme un vecteur privilégié de résistance. Mais cela ne se décide pas (ou alors, si c’est « voulu », le poème prend le risque de se dénaturer, de ne plus ressembler bientôt qu’à un slogan, que la publicité ou la propagande auront vite fait de récupérer…).

Tout ceci je le propose, une fois encore, plus comme un questionnement que comme l’énoncé de certitudes, il faudrait qu’un débat, un dialogue, permettent d’y poser les nuances nécessaires.

 

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

 

Elle est souvent citée, cette parole d’Hölderlin. Citée par des poètes, mais aussi par d’autres penseurs, tel sociologue par exemple… Elle est à replacer, sans doute, dans le contexte d’une pensée dialectique, où l’on considère qu’un élément venu en opposition permet à une situation d’évoluer, voire de se débloquer (mais cet élément nouveau va à son tour engendrer des contradictions qui seront à dépasser).

A remettre aussi dans le contexte des vers où elle apparaît, avec ce « Dieu », « proche », mais « difficile à saisir »… Je ne connais pas assez profondément la poétique d’Hölderlin pour pouvoir en dire plus. Je sais seulement que, pour Hölderlin lui-même, le « salut », dans son existence personnelle, ne semble pas avoir été évident, qu’il y a eu bien du désarroi, du malheur dans les longues dernières années de sa vie.

Actualiser cette pensée pourrait consister, peut-être, à poser qu’un élément inconnu peut toujours advenir, capable de nous faire dépasser, en humains que nous sommes, les situations, même les plus inhumaines, auxquelles nous sommes confrontés. Que la poésie, en ce sens, précisément dans ce qu’elle maintient ouvert, en mouvement, et non pas figé, peut jouer un rôle. Nous rappelant une responsabilité, celle de nous maintenir dans le langage, c’est-à-dire de nous référer à ce qui nous fonde comme êtres humains et qui toujours nous dépasse.

Tout le contraire donc, selon moi, d’un  salut avec un grand « s ». Tout le contraire d’une sorte de réconciliation définitive (en nous, entre nous) de tout ce qui nous déchire. Mais plutôt dans le sens de ce qu’a proposé Henry Bauchau (attribuant cette parole à Blanche Reverchon-Jouve, sa psychanalyste) : « On peut vivre dans la déchirure, on peut très bien ». Autrement dit encore, ce provisoire, cet incertain dont nous sommes faits, que nous sommes, c’est avec cela, paradoxalement, que nous avons à nous réconcilier. Entre autres (pas seulement) dans la démarche du poème.

Notre époque a-t-elle plus besoin qu’une autre de se « sauver », guettée qu’elle serait par un  péril plus menaçant que tous ceux que l’humanité a connus jusqu’ici ? C’est ce que souvent semblent suggérer ceux qui rappellent les mots de Hölderlin, en visant plus particulièrement la perte du « spirituel », qui caractériserait les temps que nous vivons.

C e débat me tourmente, mais je suis incapable de m’y situer de manière tranchée. Je me méfie en tout cas d’une posture que prendraient les poètes, certes isolés (mais le sont-ils réellement plus qu’autrefois ?),  et qui, du coup, du haut de leur tour, seraient les seuls  à proclamer encore les « vérités » que tous, selon eux, devraient entendre.  

  

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

 

De nouveau, il faut s’entendre sur ce que les mots veulent dire – ou tentent de dire.

Poésie. Soit on prend ce mot, comme cela est sans doute trop fréquent de nos jours, dans un sens extensible jusqu’à ne plus avoir aucun sens. Tout devient « poésie », et surtout tout ce qui manifeste une « beauté » indéfinissable, une beauté qui en viendrait à camoufler de sa naïveté toute les horreurs du monde. Tout devient poésie dans une sorte de flou où l’on peut tout dire, ne disant plus rien.

Soit, j’y reviens, on parle de poésie lorsqu’on parle du poème, des mots à lire et à entendre d’un texte appelé poème. Non pas qu’un paysage, ou un visage ou dieu sait quoi d’autre ne puisse se caractériser par une certaine poésie, mais c’est toujours alors en référence à ce que les mots pourraient chercher à en dire, à en traduire, et jusqu’à l’impossibilité bien sûr d’y parvenir totalement.

Donc, si l’on parle de poésie en s’en tenant à la définition, plus ou moins stricte, de ce que c’est qu’un poème, il faut alors le reconnaître : beaucoup de gens s’en passent, et cela ne les empêche pas de vivre.

Sans doute trouvent-ils ailleurs que dans le poème, sans vraiment le savoir, une certaine dimension poétique de l’existence. Mais, à nouveau, il faut prendre garde à ne pas étendre le terme de poétique jusqu’à le dissoudre. Simplement, je suppose – et espère - qu’il y a, chez les gens qui ne lisent jamais de poème (voire ne lisent pas du tout),  du désir, de la passion, un peu de folie même. Plus que de la vie étriquée. Plus qu’eux-mêmes dans leur vie. Ceci du moins si les conditions mêmes de leur existence leur permettent de s’occuper d’autre chose que de survivre !

Modestement donc, sans me prendre au sérieux, sans me prendre pour un poète (enfin, un petit peu tout de même…), je peux répondre que, pour moi, la poésie (dans le texte, et entre les lignes du texte) est vitale. Un viatique, si l’on veut…

 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

 

Avec tout le respect que je dois à Léo Ferré (et la gratitude, car il n’a pas été tout à fait pour rien dans ma passion pour la poésie), je dois bien dire que je me méfie de ces propos un rien guerriers. Et de cette façon qu’ont les poètes blessés, rejetés, « maudits », de maudire à leur tour ceux qui ont le tort de ne pas les lire ou de ne pas les comprendre. Oui, bien sûr, il y a Baudelaire, et la célèbre allégorie de l’albatros - dois-je avouer que ce n’est pas, à mes yeux, le plus convaincant ni le plus important de ses poèmes ? Et j’en connais de ces poètes qui hurlent leurs poèmes, qui veulent les jeter à la figure des passants indifférents ! Et puis… ?

Une fois de plus, est-ce « ramper » que de ne pas se rallier aux mots du poète lorsque celui-ci se met à hausser le ton ? N-y-a-t-il pas, dans cette dénonciation, une prétention, déplacée ?

Si ce que l’on vise – et comment, là, ne pas être d’accord -  avec ces paroles de révolte, c’est l’attitude de soumission, de résignation face à tout ce qui peut déshumaniser nos vies, alors, de cela, le poète est peut-être bien, en effet, un « porte-parole ». Pour ceux qui, dans la liberté qu’ils ont de se saisir de ses mots, les reprendront à leur compte. Et dans le respect de ceux qui se taisent, mais ne sont pas forcément résignés pour autant.

Je ne suis pas de ceux qui « maudissent » la « tiédeur » supposée des autres (une référence biblique vient ici me surprendre). Je sais qu’il existe des colères murmurées, des douceurs fortes dans leurs fragilités, des sourdines capables de faire naître des poèmes inoubliables…

Mais peut-être ai-je répondu à côté de la question ?

 

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

Pourquoi des poètes ?  J’aurais envie de récuser la question, en disant que la poésie n’a que faire des pourquoi. Cela pourrait sembler facile. Pourtant… N’est-ce pas là où les explications s’épuisent que commence le poème, ou qu’à tout le moins, un espace peut s’ouvrir pour le poème ?

Mais l’interrogation (avec le pour quoi faire qui la précise encore dans le sens de l’engagement, de l’action, et cela nous renvoie alors à votre première question) est sans doute à entendre sur le plan social. La poésie sert-elle à quelque chose, a-t-elle une utilité (je n’hésite pas à en remettre une couche, du côté des formulations incongrues). Tant que j’y suis : « dans le fond, quelle est l’ambition d’un poète » m’a demandé un jour quelqu’un dont les ambitions sociales n’étaient pas douteuses. Je me souviens lui avoir répondu que le mot ambition n’avait pour moi aucune pertinence par rapport à la poésie et, du coup, il m’a fichu la paix pour le reste de la soirée, ce qui était bien le but recherché.

La poésie est du côté du vivant, de l’imprévu, de la fantaisie, pourquoi pas ? Elle joue, déjoue tous les plans, ne dit pas à l’avance ce qu’elle va « faire ». Cela est vrai, il me semble, du poème en train de s’écrire. Du poème en train de se lire ou de s’écouter.

Est-ce à dire que, pour autant, elle n’est qu’un jeu, futile ?

Je pourrais me laisser aller à des variations sur ce thème, rappeler que l’enfant n’a rien de plus sérieux à faire que de jouer, qu’il est bien possible que tout créateur s’en souvienne, que c’est là peut-être l’origine de sa création.

C’est un peu comme si moi-même, ici, je m’en tirais par un jeu, une pirouette, pour ne pas répondre à la question, refusant obstinément d’assigner un but à la poésie. Ou en déclarant que le but de la poésie est caché dans la poésie – comme  « le but de la vie est caché dans la vie », selon ce qu’a écrit Joë Bousquet. Où l’on voit que je suis tout à fait sérieux.  Et que Bousquet est un poète qui ne manquait pas d’ambition : il a écrit des Notes d’inconnaissance (Editions Rougerie, 1981) ce qui, reconnaissons-le, était placer la barre fort haut…

 




Autour de Baudelaire (2). Il me semblait que cette musique était mienne. Baudelaire et Wagner

 

Il me semblait que cette musique était mienne…[1] On ne saurait imaginer proposition d’admiration plus émue de la part de Baudelaire. Mais si l’émerveillement rapporté dans la lettre qu’il fit parvenir à Wagner en février 1860 n’étonne pas, car sa sensibilité à la musique affleure dans toute son œuvre, le caractère inconditionnel de son adhésion à la théorie du drame musical ne laisse pas de surprendre. Il s’en exprime dans son essai intitulé Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, paru en avril 1861, dans la Revue Européenne, et repris un mois plus tard en plaquette accompagné d'un important post-scriptum, puis, avec quelques corrections, dans L’Art romantique.

  Il n’est pas sans intérêt de se souvenir de l’occasion qui a conduit le poète à prononcer le motif de son admiration. La lettre, comme l’essai qui la suivra, s’inscrit dans un mouvement d’opinion hostile au musicien allemand. Baudelaire signifie d’emblée qu’il se range du bon côté, dans ce qu’il appelle la grande rumeur qui divise le public parisien.  Il est de  ceux qui sont pour la conception wagnérienne de l’opéra contre ceux qui s’y opposent. Posture polémique : il tient à se distinguer de ses contemporains, bornés, siffleurs et cabaleurs, pour rejoindre le camp des Liszt, des Berlioz ou des Gautier. On connaît son mépris  à l'endroit des badauds de l’art, des publics mondains et des complaisances mercantiles qui les accompagnent. Pourtant, on a beau faire la part de l’humeur, voire de l’occasion de la tourmente  qui a marqué la réception de Wagner à Paris, il est difficile de  ne pas  s’étonner d’un attachement qui a conduit le poète à sembler se trahir. Du moins à sembler trahir la poésie au profit de la musique. Sa position est plus complexe et surtout plus révélatrice de ce dont il est en quête et, on le devine, ce n’est pas le procès d’une attitude critique que j’entends mener. Je voudrais plutôt montrer que cela même qui étonne de la part d’un esprit aussi libre possède sa fécondité. Loin de se trahir, Baudelaire, qui se tient en amont de sa propre création dans ses propos sur la musique, y reste fidèle à soi. Comme toujours dans ses écrits critiques, il y reste attaché aux enjeux fondamentaux de sa propre création. Parlant de Wagner, c’est aussi de lui qu’il parle et, comme il va de soi, ce détour signifie fortement.

  Il me semblait, a-t-il écrit, que cette musique était mienne…

Sa première réaction est émotive. C’est même sur le coup de cette émotion qu’il s’est intéressé par la suite assez à l’idée du drame musical pour tenter de se procurer les ouvrages théoriques du compositeur, dont une traduction en Anglais d’Opéra et Drame, dont on n’a pu retrouver la trace. Sa critique brûle donc à deux foyers, la musique d’abord, puis le drame, et la poésie qui lui est liée. Le programme de ce qu’il avait écouté pour la première fois de Wagner était composé de morceaux symphoniques et de chœurs extraits de Tannhäuser et de Lohengrin. A ce qu’il en dit, son plaisir s’y était gagné contre ses « mauvais » préjugés. C’est donc sa surprise éblouie qui a motivé sa lettre de remerciement et d’admiration à Wagner : Je vous dois la plus grande jouissance musicale que j’aie jamais éprouvée. [2]On ne saurait dire plus, d’autant que le poète a pris soin de souligner la phrase.

 Or il va décrire son émotion. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’il rappelle  qu’il a reçu les yeux fermés cette musique.[3] Qu’on ne s’étonne pas non plus qu’elle le tire vers le haut.   C’est d’abord ce qu’elle a de grand, sa grandeur, ce qui pousse au grand, qui le retient. Il y reconnaît aussi les grands bruits, les grands aspects de la nature et les solennités des grandes passions de l’homme. [4]Il note son dynamisme, dont il précise qu’il a quelque chose d’enlevé et d’enlevant, ce qu’il entend tout à la fois d’un point de vue physique et spirituel. Le même paragraphe évoque successivement l’extase religieuse que cette musique nouvelle parviendrait à dépeindre et la volupté sensuelle à laquelle elle convierait. Le poète en rend compte par des images, dont celles de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. Il y décèlera ainsi le cri même de l’âme montée à son paroxysme. [5] Il se dit encore sensible à ce qu’elle offre d’excessif et de superlatif. Il est enfin tout à fait remarquable que, dans son effusion, le poète recourre à la description d’une œuvre picturale, apparemment non figurative avant l’heure, pour exprimer ce qu’il a ressenti. Bref, il a été subjugué.

Il ne faut toutefois pas être grand clerc pour reconnaître, dans cette lettre à Wagner, comme plus tard dans son essai, les qualités de tout ce qui lui tient à cœur. Qu’il s’agisse de la nature, de la mer ou de poésie, c’est ce qui est immense et infini qui le retient. Il y a même, dans Mon cœur mis à nu, un exercice assez peu ordinaire de comptabilité qui porte sur les dimensions susceptibles de suggérer l’infini. [6], Un poème tel que «La Vie antérieure», superpose de la même façon la musique et la mer. Mieux, il évoque entre les deux dénégations impliquées par ses premier et dernier vers, des voluptés dites tout à la fois calmes, sensuelles et mystiques. Pour qui pense spontanément que la musique creuse le ciel comme il est dit dans Fusées, il était sans doute naturel de se retrouver de plain pied dans l'œuvre du compositeur allemand. [7] Et c'est en effet d'une proximité avérée avec la vocation et avec la visée de son œuvre propre que le poète témoigne. D'où le fait qu'il introduise tout naturellement les deux quatrains de Correspondance dans son essai. Le poème y sert d’argumentation et Baudelaire reconnaît spontanément en Wagner une confirmation des liens cœnesthésiques qui ont retenu son attention. Une sorte de chassé-croisé s'institue ainsi entre ce que Baudelaire attend de la poésie et ce que cette musique lui offre

Enfin dernier détail, tout cet effort de description de son émotion s'affirme contre un manque déclaré de connaissances techniques. Les pages que Baudelaire consacre à son admiration pour Richard Wagner rendent un son plus proche de certains de ses vers que de l'analyse musicale.  D'où le fait de son recours à Liszt ou à Berlioz dès qu'il s'agit d'approcher, si peu que ce soit et, à vrai dire bien peu, non pas la partition, mais la matière sonore et la manière du musicien. En particulier, si Baudelaire repère fort bien les leitmotive dont il dit, selon un mot admirable qui sera souvent repris par la suite, qu'ils blasonnent les personnages, il n'a pas un mot, même emprunté, pour l'arioso continu ni pour aucune autre des caractéristiques de la mélodie wagnérienne. [8] Rien sur des informations aussi simples que le fait que cette musique renonce, en supprimant la cadence, (c’est-à-dire un enchaînement d’accords destiné à fermer la phrase), à la ponctuation qui caractérisait la musique classique.   Or Wagner ou bien y renonce, ou bien en joue en le distendant jusqu’à la rendre méconnaissable, comme il en va par exemple au moment de la mort d’Iseult, où le passage très longtemps différé au premier degré de la tonalité n’intervient que pour signifier le tout dernier souffle d’Iseult. Rien non plus sur le redoublement des thèmes, rien sur le fait que la mélodie soit souvent confiée à l'orchestre de façon à ce que les voix semblent se poser au-dessus d'elle. Baudelaire est en revanche très sensible au caractère novateur de l’œuvre et  il prend à coeur de traduire, fût-ce en recourrant au truchement de citations ce qu’il a éprouvé, c’est-à-dire une volupté et une béatitude sensuelle et spirituelle, ou, comme il le dit encore, une opération spirituelle et une révélation. [9]

 En fait, son projet est de traduire verbalement une musique qu'il pose déjà comme la traduction du sentiment, le postulat sous-jacent à ce propos, étant pour lui, comme pour Wagner, que l'émotion a un fondement universel. C’est même sur ce point que son goût pour la musique se trouve cette fois relayé par son attention au drame. Baudelaire passe donc de l’un à l’autre, et de son émotion à ce qui la fonde. Tel est donc le seconde pôle d’une réflexion qui lui importe assez pour qu’il précise qu’il s’est dûment informé. Il va en effet accorder la plus grande attention aux livrets de ces opéras, jusqu’à se mettre parfois en contradiction avec sa propre pensée. Or il se trouve que c’est précisément dans ces contradictions que le poète va se révéler

Son admiration pour le drame wagnérien est donc aussi inconditionnelle que son goût pour la musique.  Mais il se trouve que cette comparaison et finalement la subtilité du poète permettent de lever un lièvre. Il s’agit là en effet de la première des deux contradictions de l’attitude du poète.  Celle-ci, qui en appellera bientôt une autre, tient à ce que le même Baudelaire qui s’arrête à préciser que sa façon de parler de cette musique est moins matérielle, moins circonstancielle, moins événementielle que celle des deux musiciens qu’il a nommés, va accorder la plus haute place aux livrets. De la musique, il passe ainsi au drame, et de l'émotion à ce qui la fonde dans sa théorie. C'est bien le second pôle de la réflexion du poète.  

La première caractéristique de l'attitude de Baudelaire à l'endroit de la conception wagnérienne du drame musical tient à ce qu'elle est tout aussi inconditionnelle que son goût pour sa musique. Baudelaire accepte ainsi avec Wagner ce qu'ils considèrent tous deux comme le souci de retrouver la solennité religieuse et civique du théâtre antique. Il accepte avec lui de privilégier à la contingence de l’histoire l’universalité du mythe ou ce qu’il considère comme telle. Il accepte même ce que dit Wagner de la légende, qui, à l'inverse de l'universalité du mythe, synthétiserait les caractéristiques d'une époque et d'une nation, alors qu'un peu plus tard, il ne se montrera plus très attentif à la différence entre légende et mythe. Enfin, ce sur quoi il faudra revenir, il s'accorde avec le maître pour affirmer le caractère sacré - et divin - du mythe, tout cela, écrit-il étant susceptible de réjouir l’âme jusqu’à la pâmoison.[10]

 De ce fait, le seul désaccord éventuel qui soit pointé par le poète, se trouve aussitôt balayé. L'erreur de Wagner, selon Baudelaire, aurait été d'avoir lié la mauvaise musique aux mauvais gouvernements et d'avoir pu espérer qu’une révolution de l'art pouvait provenir d’une révolution politique. C’était faire allusion aux activités politiques du musicien à Dresde et à ses relations avec Bakounine. Finalement à son échec et à sa fuite. Mais le poète préfère ne pas s’y arrêter et s’en tient à quelques propos sur le paradoxe français selon lequel les républicains seraient restés rivés aux routines néo-classiques, au point qu’il aurait fallu un ordre de l’empereur pour que soit exécutée à Paris l’œuvre d’un révolutionnaire. (vérifier ce point d’histoire empereur à cette période ???) Cette analyse de la relation entre sociologie politique et esthétique s’inscrit cependant dans le texte sous le rappel d’une autre conjonction qui permet bien davantage à Baudelaire de se reconnaître dans le musicien et il s’agit du lien qu’il établit entre douleur, celle de ne pas être compris, et création.  Ce point lui importe bien davantage.

L'adhésion est donc parfaite, ou presque. Ou plutôt elle serait parfaite si la subtilité de poète n’y faisait pas surgir une contradiction d’autant plus intéressante qu’il néglige du reste royalement de résoudre. Il y va de la relation entre musique et livret, c’est-à-dire au bout du compte entre musique et poésie et, au-delà de cette relation de principe, du risque de hiérarchisation entre les deux. Nous sommes alors sur les terres du poète, mais il paraît n’en rien savoir.

Avant d’examiner les méandres de ses propositions et ce à quoi elles aboutissent, je me permettrais simplement de noter que les pages de Baudelaire présentent sur ce point assez peu d’analyses, si ce n’est, ce qui est important, dans leurs digressions. Y manquent, ou du moins, si je suis honnête, me manquent  les fulgurances des notations que l’on trouve si souvent ailleurs dans l’exercice critique de Baudelaire. Mais ce n’est après tout que naturel puisque le poète ne cesse de citer ou de répéter soit Liszt soit Wagner.  En outre, quand il ne cite pas, il raconte. Il raconte donc les livrets de Tannhäuser, de Lohengrin ou des Maîtres chanteurs. Ce sont pourtant trajets fort révélateurs d’une pensée et de ce vers quoi elle s’achemine.

C’est Liszt qui conduit le poète à s’interroger sur l’importance du livret. Il écrit, dans un propos rapporté par le poète que même privée de son beau texte cette musique vaudrait pour elle-même. C’est là un élan d’admiration sur lequel Baudelaire va renchérir :

En effet, sans poésie, la musique de Wagner serait encore une œuvre poétique, étant douée de toutes les qualités qui constituent une poésie bien faite (…), tant toutes choses y sont prudemment concaténées. [11]

La louange était à double tranchant, sans compter qu’elle n’est pas sans soulever des questions de stricte logique, que le poète se garde du reste bien de poser : à quoi donc sert le texte ? Le drame serait-il redondant par rapport à la musique? Accessoire donc par rapport à elle ? Ou l’inverse ? Mais qu'est-ce à dire ? On peut s’étonner que semblable louange, prononcée par un musicien, soit reprise par un poète, mais Baudelaire passe aussitôt au récit d’un second livret.

 Le propos semble même d'autant plus étonnant que le poète paraît accepter l'idée wagnérienne selon laquelle les différents arts entreraient dans une sorte de jeu de relais, chacun prenant la relève de l'autre en son point faible et, selon ses termes, là où s'arrêtent les limites de l'autre. [12]  Il reprend même, en les citant, les propos wagnériens relatifs à la poésie, selon lesquels la forme du poème mènerait le poète jusqu'à la limite de son art, une limite évidemment excédée par la musique : l'œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique. [13] La parole en deviendrait-elle superfétatoire ? Voilà bien un acte d'humilité créatrice qui laisse pantois. Il va de soi que ni Mallarmé, traitant de Wagner, ni Pierre Jean Jouve ne sauraient accepter semblable partage et, à plus forte raison, une telle inféodation à la musique. La posture de Baudelaire est même d'autant plus surprenante qu'il ne cesse de rappeler, dans Les Salons, que c'est le matériau de langage qui fait l'œuvre, que la peinture n'est intéressante que par la forme et la couleur, voire qu’elles sont l’une et l’autre plus décisives que  ce dont elles sont censée rendre compte. Les formules agressives ne manquent pas pour le dire, ainsi les singes du sentiment sont en général de mauvais artistes ou encore le singe du sentiment compte surtout sur le livret. [14]

Alors ? la contradiction me paraît si flagrante que ce serait dommage de ne pas tenter d'en rendre compte ou, pire encore, d'invoquer quelque désinvolture, car ce sont points sur lesquels le poète joue pas. On peut d'autre part noter que d’autres ne s’y laisseront pas prendre. Ni Nietzsche, qui dénoncera plus tard le concept d’art total, ni Mallarmé, lecteur pourtant admiratif de Baudelaire, jusqu'à cet essai compris.  Mallarmé en effet, qui avait salué  le génie de Wagner, ne manquera pas d'émettre un certain nombre de doutes cardinaux relativement à sa théorie du drame. Il rejetait comme des anachronismes le mythe et la légende, il dénonçait, dans « La rêverie d’un poète français», les éléments grossiers, disait-il, de la fiction wagnérienne, mais surtout et c’est son reproche le plus grave à l'endroit du projet wagnérien, il y décelait une  sorte d'utilisation de la musique.  C'était annoncer par avance certaines des observations que Nietzsche consignera, une fois désillusionné, dans Le cas Wagner. Baudelaire, à l’évidence, se montrait moins circonspect. 

Ce n’était pas manque de lucidité. Ou plutôt celle de Baudelaire n’était pas de même nature que la leur. Ce n’était pas non plus, comme on pourrait le croire, reconnaître la subordination de la poésie à la musique. Baudelaire ne s’était laissé entraîné que pas ses propres pentes. Cette contradiction, au moins apparente avec son art, invite du moins à déporter le regard et invite à passer pour les comprendre de ses propos à sa vision. A la vision qui les sous-tend.  A y regarder de plus près, le caractère inconditionnel de l’adhésion de Baudelaire à la théorie de Wagner en devient le révélateur de ce qui lui appartient en propre.

Car voilà : à la différence de ce que Mallarmé pouvait dire, et qu’Adorno reprendrait plus tard, selon quoi le musicien aurait voulu que sa musique s’impose à ses destinataires comme si elle était leur propre décision, Baudelaire ne s'était rien laissé imposer du tout.  En vérité, il n’avait adhéré à la pensée du maître que parce qu’elle lui convenait. Il s'était même reconnu dans ses livrets. Quant à leurs héros, loin de les soupçonner, il avait projeté sur eux une part de soi. En somme, il s’y retrouvait. De là qu'utilisant, comme le fera Mallarmé, le mot de despote ou de despotisme à propos de Wagner, il ne songe pas à s'en défendre. Là est le point et les enjeux fondamentaux de sa disposition. C'est donc de l'intériorité de Baudelaire, telle qu'il veut la retrouver en Wagner, qu'il s'agit ici.

Il y va en effet d’une compréhension de Wagner à la manière de Baudelaire. Or celle-ci est rien de moins que théologisante et christianisante. Philippe Lacoue-Labarthe l’a noté : Baudelaire, sous son apparente soumission, ne cesse de travailler à une véritable baudelairianisation de Wagner. [15] Certes, le poète baudelairianise tout ce qu'il touche. Mais comme le signale encore Lacoue-Labarthe, il le baudelairianise en le christianisant. Du moins a-t-il tendance à infléchir  le sens de ses livrets, singulièrement de celui de Tannhäuser.

Le protagoniste de l'opéra est en effet un chevalier tiraillé entre extase religieuse et extase sensuelle, aspiration spirituelle et jouissance, celle-ci lui étant proposée par Vénus. Or cette Venus-là, comme le note Baudelaire, est passée par le Moyen âge. Loin de ressembler   à la déesse romaine, non plus qu'à celle d'un Botticelli, elle apparaît comme une Vénus sombre, une déesse souterraine qui habite un lieu éclairé d’une troublante lumière rose qui n'est ni celle du grand jour ni  celle du soleil. Elle est d'autre part la voisine d'Archidémon, le prince de la chair et du péché. Or ce qui constitue la perversion de l'idée wagnérienne opérée par Baudelaire, selon Lacoue-Labarthe, ne consiste pas tant dans cette christianisation que dans un ajout strictement baudelairien selon lequel la quête de l’absolu passe par une accointance avec le mal. Et, en effet, c’est bien l’absolu que Tannhäuser, tel que le présente Baudelaire, tente d'étreindre auprès de la déesse. Perversion ou projection, qu’importe, mais il convient de prolonger la remarque.

La connaissance, en ce qu'elle a d'existentiel, s'obtient chez Baudelaire, par la connaissance de la douleur. Plus précisément, selon un motif qui est celui-là même de La Genèse, par la connaissance de la douleur de pécher qui irradie « Les Fleurs du mal ». D'où l'attention du poète au cri, qu'il dit sublime, de Tannhäuser au moment où il devient la proie de Vénus : j’aspire à la douleur. [16]D'où aussi sa reconnaissance en Wagner d'un homme qui a souffert, puisque douleur et découverte du nouveau sont pour lui structurellement liées. En marge de tout ce qu'on pourrait désigner comme le masochisme du poète, se tapit ainsi un choix délibéré, peut-être une grandeur, peut-être un héroïsme. C'est du moins à cette aspiration qu'il faut rattacher le souci de Baudelaire de placer la Vénus de Tannhäuser aux antipodes du plaisir facile, ou galant, grivois, populaire, voire populacier, puisque ce mot est présent dans le texte. La tentation qu'elle représente est pour lui de nature spirituelle, et, pour autant, elle est tragique.

Cela mérite explication. Nous sommes ici du côté de l'intériorité du poète, voire du côté de son mythe personnel. Or c’est ce mythe qu'il retrouve, ou, pour une part projette, dans l'opéra, tout en lui prêtant une extension qui le fait passer du particulier au général. Baudelaire, en effet, confère à son mythe propre, ou à son mythe personnel, l'universalité que Wagner attribue au mythe en général. C'est donc en raison de l'extension que le poète confère à son mythe propre qu'il rejoint si volontiers la conception du mythe et de l'opéra proposée par le musicien. Ainsi s’explique qu’aient pu entrer en résonance l'intériorité baudelairienne et la pensée wagnérienne. 

Baudelaire peut donc affirmer avec Wagner que le mythe est universel, sacré et divin, et, dans le même élan, non sans avoir rapproché les similitudes du livret de Lohengrin, du mythe de Psyché et de l'Eve de la Genèse, il décrit le mythe comme un arbre qui croît partout, en tout climat, sous tout soleil, spontanément et sans bouture. [17] Mais, puisque, comme il le dit aussi, rien de ce qui est éternel et universel n’a besoin d’être acclimaté, nous nous trouvons à la croisée du général et du particulier, si ce n'est du particulier pris pour général. [18] Baudelaire accentue en outre l'extension de son propre mythe en le théologisant. Il ne s'agit pas seulement de la découverte de l'absolu, ou de la connaissance provenant du déchirement existentiel induit par le péché, pas seulement de la connaissance du mal et par le mal ni même du clivage entre Dieu et diable, et ciel et enfer dont toute son œuvre porte la marque. Cette double postulation reparaît ici comme un principe de déchiffrement du fond universel. En fait, quoi qu'il en soit de ce que Baudelaire peut croire ou ne pas croire relativement à la question religieuse, ses repères de pensée sont théologiques. Il semble même qu’ils ressortissent de la théologie la plus orthodoxe qui soit, en particulier lorsqu’il s’agit du péché et du diable, et que celle-ci finit par constituer pour partie son langage.

Mais il y plus encore. Cette convergence en devient pour le coup en partie forcée et cet essai parvient bien autrement encore à élargir le mythe baudelairien à la mesure du concept Wagnérien. Il se trouve en effet dans ce texte une assertion assez bizarrement articulée, et pour autant particulièrement significative, où l'on pourrait soudain entendre un ton étonnamment proche de celui d’un Dostoïevski : Comme le péché est partout, la rédemption est partout, le mythe partout[19]. Au mythe près, on croirait entendre là le prêche de quelque Zosime sur le pardon et sur la rédemption. Etrange rapprochement qui n’est évidemment que de coïncidence, mais de coïncidence significative. Il se trouve que quelques lignes auparavant, Baudelaire a écrit que Tout est mythe. A bien l'entendre, le seul mythe qui soit susceptible de l'intéresser serait donc celui du péché et de la rédemption. Non seulement tout est mythe, mais tout serait ce mythe. Une mythe universel et qui finirait par être le seul qui soit susceptible de rendre compte de l'expérience existentielle et de la faute.  Il est cependant probable que le mot lui-même n’a pas le même sens chez le compositeur et chez le poète. Pour le premier, il s'agissait du terme générique par lequel se désignait une profusion de récits singuliers du même type. Pour le second, il s'agit du seul qui l'intéresse. Il est fort possible aussi que la généralité qui en résulte ne soit pas non plus la même. Au reste la première version de ce texte posait : Comme le péché est partout, le Rédempteur est partout, le mythe est partout. Qu'on ne s'étonne donc pas de la référence précédente à Dostoïevski. Comme le dit encore le poète, rien de plus cosmopolite que l'éternel !

Voici bien, comme le posait Philippe Lacoue-Labarthe,  un effet de la christianisation de Wagner par Baudelaire. Ce développement a pourtant quitté son propos. Je ne puis croire en particulier que la prose critique que constitue cet essai sur Wagner désacralise le lyrisme, - ou matérialise le spirituel,- en y inscrivant la métaphysique au cœur des choses et de la chair, quand ce ne serait que parce que la poésie, la vraie, ne sait faire autrement que partir du cœur des choses et de la chair. Cela n'empêche pas, comme l'écrit le philosophe, que le Wagner de Baudelaire ne soit pas Wagner ou encore que le poète réécrive ou, comme il le dit écrive Wagner.  [20]

Ce parcours a donc fait passer d'une proposition limpide : il me semblait que cette musique était mienne, à une sorte d'appropriation de la conception wagnérienne du mythe. Il semble du moins indéniable que l'intensité de l'émotion musicale du poète ne suffit pas à rendre compte de son entente du propos wagnérien. Baudelaire, en fait, s'est reflété bien moins dans le miroir que lui tendait le musicien, que dans celui qu'il a construit à partir de lui.

Alors s'entend mieux la différence de timbre de son essai et de la Rêverie de Mallarmé. Il s'agit bien de leur distance critique respective en effet, mais, alors que Mallarmé tient le musicien à distance, Baudelaire, dans une soumission apparente, surprenante, se sert de lui pour se rapprocher de ses arcanes propres. Je ne sais pas si ces détours sont parfaitement licites du point de vue de la seule critique, mais je ne suis pas sûre non plus que Baudelaire n'ait pas fait quelque don munificent à Wagner en déployant théologiquement le déchirement de Tannhäuser ou de Lohengrin.

Lukacs, cité par Adorno, évoquait le risque de tomber dans la platitude par profondeur[21] et Adorno, très sévère à l’endroit de son omission de l’histoire, soupçonne la mythologie de Wagner de mener au conformisme, à force de ruptures non seulement avec elle, mais avec la transcendance et avec ce qu'il appelle la simple facticité sur une scène où agissent ensemble hommes et Dieux. [22] Une fois le substantiel devenu résidu, le compositeur aurait donc été renvoyé à des sujets qui n’auraient eu trait ni au réel, ni au surnaturel, ni même au naturel proprement dit. Si donc les propos de Baudelaire relèvent de quelque felix culpa, cette dernière aura été d'enrichir à la fois Wagner et ce que l'on sait de Baudelaire.

 

 


[1] -   Lettre à Richard Wagner, Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p.1205.

[2]  - Ibid.

[3] - [3] -  Op. cit. Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris, p. 1213.

[4]Ibid. p. 1206 et 1214.

[5]  - Ibid.p.1206.

[6]  -   Op. cit. Mon Cœur mis à nu, XXX : Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total ? Douze ou quatorze lieues (sur le diamètre), douze ou quatorze de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle provisoire. P. 1290

[7] -  Op. cit. Fusées, p.1251

 

 

 

[8]-  Op. cit. p.1230.

[9] -. Op.  cit. p.1214

[10] - ibid.

[11] -  Op. cit. p. 1232.

[12] - Op. cit. p. 1217.

[13] - Ibid.

[14] - Op. cit. Salons de 1846, De M, Ary Scheffer et des singes du sentiment », p. 932-933.

[15] - Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta (figures de Wagner), Christian Bourgois éditeurs, collections détroits, 1991, p. 83.

[16] -  Op. cit. p. 1224

[17]  - Op. cit. p. 1229.

[18] - Ibid.

[19] - Op. cit. p. 1229.

[20] - Op. cit. p.175.

[21] - Op.cit.p.175

[22] - Cf. op. cit. p. 157.

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

 

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            La poésie a-t-elle la valeur d’une parole performative, a-t-elle un impact sur le politique ? Peut-elle être également le commentaire de l’action révolutionnaire ? Bref, quelle place ou quelle fonction occupe-t-elle dans le champ du politique ? Tout dépend évidemment de ce qu’on entend par politique. Si le mot est pris dans son sens conventionnel de conflit des forces sociales organisées en mouvements pour conquérir ou maintenir le pouvoir au sein de la cité, il me semble que la poésie a tout à perdre à se mettre au service du politique ainsi compris.  C’est sur ce point qu’Artaud a rompu avec les surréalistes comme il s'en explique dans ses "messages révolutionnaires" du Mexique. Maïakovski s’est tiré une balle dans la tête pour s’être fait piéger dans sa compromission avec la révolution soviétique. Kundera nous a raconté le désarroi des dissidents tchèques écoutant dans leur cellule, retransmis à la radio, les propos enflammés d’Eluard vantant les mérites du régime qui les avait emprisonnés. L’alliance du poétique et du politique est fondamentalement une mésalliance, au mieux une compromission, au pire une trahison.
            Tout change si on prend le mot politique au sens où l’entend Hannah Arendt, d’une paradoxale pluralité d’êtres uniques réunis par la volonté plus ou moins exprimée de vivre ensemble au sein de l’espace public. Dans cet espace des individus, renouvelant l’acte de leur naissance, apparaissent dans la lumière en tant qu’ils sont uniques grâce à leur action accompagnée  de la parole qui en éclaire le sens.
          La poésie, par le travail qu’elle opère sur la langue, le rythme, les images, le travail du signifiant, cette façon qu’elle a de dériver vers la musique et la vision, est la parole privilégiée des singularités. Elle accueille dans le milieu transparent du langage, monde commun, le mystère de l’unicité. Elle révèle l’individu comme liberté, comme style, comme monde, comme vision, comme possibles et comme vie intérieure. Elle fait exister la singularité dans la collectivité et, ce faisant, elle amorce l’avenir, déploie des possibles, ouvre des horizons dans l’espace fermé d’un présent souvent réduit à une conception restreinte du réel - conception héritée de l’idéologie réaliste depuis longtemps dominante, qui ignore la faculté d'imagination et ampute le réel de la dimension du possible. La seule vraie exigence du poète, ce serait celle-ci : aller jusqu’au bout de sa singularité et de celle d'autrui, sonder la  particularité de son rapport au monde et en assumer toutes les implications. Le poète est celui qui « n’oublie pas qu’il parle dans l’angle d’inclinaison de son existence, dans l’angle d’inclinaison où créature s’énonce ». (Paul Celan). Deux poètes, à mes yeux, incarnent parfaitement cette exigence. Henri Michaux, qui ne se  considérait pas spécialement comme poète et qui écrivait pour se parcourir. Et le poète russe Ossip Mandelstam qui, refusant tout compromis avec le politique au sens premier, l’a payé de sa vie dans les goulags. Constamment il a creusé dans le sens de sa singularité quitte à être envoyé toujours plus loin en exil pour cette raison, inventant à la fois un langage et un paysage qui lui est associé et faisant de sa vie le prolongement d'une inspiration continue.

 

Le chant sans convoitise est sa propre louange,
un baume pour les amis, du goudron pour les ennemis.
Le chant à un seul œil poussant dans la mousse,
Le don à une seule voix d'une existence de chasseur
qu'on chante sur les crêtes en chevauchant
et en gardant libre et ample le souffle,
avec pour seul souci, probe et rageur,
de conduire à leurs noces les fiancés, sans faute.

 

            De cette façon la poésie, à travers les grands poètes, la manière singulière qu’ils ont eue d’articuler dans leur pratique l’écriture et la vie, nous offre des propositions d’existence. La poésie de Philippe Jaccottet, par exemple, rencontrée quand j’avais vingt ans, m’est apparue comme la proposition d’une vie poétique, autrement dit d'une existence éclairée de l'intérieur par le travail poétique, par ce qu'il dégage à la fois de sens et de lumière. "J'envie, j'admire l'écrivain qui sait dire des jours quelconques, agrandis secrètement par un espace tout de même inconnu qui est pareil à l'intérieur des instruments de musique ; parce que cet écrivain me paraît plus proche d'une “vérité” entrevue, pressentie. "
            Considéré ainsi, fondé sur le double point d’appui de la singularité et de la liberté, le rapport entre poésie et politique s’apparente à ce qu’Ernst Bloch, dans Le Principe espérance, appelait « la fonction utopique ».  Il entendait par cette expression une façon d’envisager lucidement le réel sous l’angle privilégié de ses possibles. Cela consiste à d’abord considérer le donné, généralement présenté comme l’unique figure de la situation, à en prendre acte pour pouvoir ensuite mieux le refuser au nom de ce qu’il recèle de possible, voire même d’impossible. A le sonder, l’explorer, l’ausculter, éprouver sensiblement ses vibrations pour dégager la charge d’avenir et d’espérance qu’il recèle. Et la faire exploser. Faire tinter le possible contre le réel pour l’illuminer et lui faire entendre le son de son avenir. Voilà quelle pourrait être la fonction politique du poétique à mes yeux.  « Le poète a l’oreille absolue pour le futur» disait Marina Tsvétaïeva.
            Le meilleur exemple de cette attitude  serait sans doute celui de René Char. En 1941, au moment où le nazisme triomphe partout en Europe, il décide de cesser de publier et d'entrer dans la résistance. Il fonde son propre réseau à Céreste. Acte politique par excellence puisqu'il fait exister l’espace public dans un monde qui l’a détruit. Dans les extraordinaires billets à Francis Curel, il s’explique sur ses raisons. La poésie ne remplace pas l’action, ne peut en aucun cas la remplacer. Vient un temps où, on ne peut pas faire autrement,  il faut poser les stylos et les troquer contre des armes, sortir des mots, mettre sa vie en jeu et aussi, beaucoup plus grave, celle des autres. Mais ce qui conduit sur le chemin de cette action, l’instrument de la plus haute lucidité, attentive à tout ce qu’il y a d’auroral dans le monde, c’est la poésie. « Nous sommes dans l’inconcevable avec des repères éblouissants ».
            Rimbaud, comme souvent, pressent bien les choses et les formule au mieux : « la poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ».

 

 

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin paraît-elle d’actualité ?

            Au tout début de son hymne « Patmos », Hölderlin évoque le retrait ou l’occultation des dieux dans la modernité et la sorte étrange de fidélité que ce retrait exige de la part du poète. Il est celui qui, en l’absence des dieux, doit, tout en se détournant d’eux, rester éveillé et guetter les signes de leur retour ; qui doit, autrement dit, inventer, par sa façon de vivre et d’écrire, une forme nouvelle de relation dans la distance ou dans l’absence avec cet illimité, un lien vivant, un dialogue dans les lointains. Ce dialogue, il l’assimile dans les premiers mots du poème à une sorte de saut dans le vide semblable à  celui des aigles, dans les Alpes, quand ils s’envolent. Un saut dans le rien, le néant, l’obscurité.  Le poète est celui qui se lance dans l’inconnu et l’imprévisible pour provoquer la réponse. «Tombe pour mieux sentir la main qui te retient » disait Joë Bousquet. Le mythe de Sapho, tel que le rapporte Ovide, raconte qu’elle aussi s’est élancée par amour d’une falaise au dessus de la mer en s'en remettant entièrement au dieu de la lumière, Apollon. Au bout de son saut, il y avait soit la mort, soit une autre façon de vivre, au-delà de la mort et dans la continuation de l’amour.
            Cette attitude que décrit et prône Hölderlin, cette façon de s’élancer les yeux fermés, de se mettre en danger pour être sauvé, de se donner pour être gagné etc, porte un nom, cela s’appelle le risque. Pas de liberté sans risque.
            On connaît au mot « risque » deux étymologies qui sont éclairantes sur son sens toutes les deux. Selon l’étymon latin, « resecare » qui signifie « couper », le  risque serait ce geste par lequel on coupe avec ses habitudes, les protections, les définitions, les rôles, tous les contreforts de l’être qui font de la vie une position retranchée. L’étymon grec, « rhiza », qui signifie « racine » enrichit considérablement cette signification. Le risque est bien ce geste par lequel on coupe, on se lance dans l’inconnu et l’ouvert, mais de telle sorte que par ce geste, cet élan, on se sent soudain étrangement enraciné, relié à cela même qui nous lance, qui ne fait qu’un avec le mouvement de notre vie, de notre être et qui se révèle, au bout du saut, être aussi cela même qui nous accueille. Quelque chose comme le saut à l’élastique dans les gorges du Verdon. Ce que Rilke, dont le nom en français est si proche de risque, appelait l’ouvert. Le véritable risque est cet acquiescement, voire cette adhésion au mouvement qui nous porte, quel que soit le danger encouru, une façon de dire oui à ce qui nous arrive, d’accueillir l’événement qui nous advient, quel qu’il soit, en pressentant qu’en lui se trouvent une paradoxale protection, un sens qui nous concerne, ou nous revient, une aide sur le chemin de notre naissance. Parce que c’est de cela qu’il s’agit : de poursuivre en conscience le mouvement de notre naissance inachevée, de réactualiser l’acte par lequel nous nous sommes un jour, au commencement, lancé dans la lumière. Là est le don du risque à celui qui s’y expose, « ce qui sauve » : il nous offre une révélation sur notre vie. Il nous la donne à éprouver à la fois sensiblement et intellectuellement sous la forme de l’événement, qui n'est autre que du sens en attente, du sens engainé dans de l’expérience et qui attend que nous entrions en lui pour se découvrir. L’événement découvert dans le risque est la voie par laquelle notre vie se révèle à elle-même. Voilà peut-être ce que la poésie exige de nous : une capacité de disponibilité ou d’ouverture pour être en mesure d’entrer dans la réalité de notre vie par l’ouverture de l’événement qu’elle nous propose de vivre.
            Dans le film La ligne rouge de Terrence Malick, deux personnages confrontent leur façon de vivre : l’un s’appelle Witt, l’autre Welsh. Welsh se méfie de tout le monde. Il dit, un peu à la manière des stoïciens qui veulent se soustraire à la fois à la crainte et à l’espérance, qu’il faut faire de soi une île, un blindé, une boîte fermée. Ne compter sur personne d’autre que soi-même, ne rien attendre du dehors, aucun secours. C’est ainsi, et seulement ainsi, même si une telle attitude n’exclut pas le courage et les actions héroïques, qu’on survit à l’intérieur d’une bataille. Et de fait il survit. Pour illustrer cette conception, il fait le geste d’une main qui se ferme en poing. Witt, lui,  qui a vu un jour mourir sa mère devant lui et qui a   vécu un temps au milieu des Mélanésiens, refuse désormais de vivre sur le mode de la défensive en se refermant, en suspectant de l’hostilité partout autour de lui. Il ne cherche pas à s’économiser ni à se protéger, il se porte volontaire pour les missions difficiles et le monde tout autour de lui s’éclaire, s’illumine, comme si, en se désabritant, il s’était fait poreux à la beauté et à la lumière. Mais en ouvrant ainsi sa vie, en se faisant vulnérable, il le sait, il peut accueillir aussi bien le beau que le terrible, la lumière ou la mort. Or, étrangement, la mort ne lui fait plus peur. Comme si le risque, le fait de s’élancer librement dans la vie avait placé définitivement la mort, ou l’angoisse de la mort, derrière lui. Il ne reste plus dorénavant devant lui que l’ouvert, c’est-à-dire la vie se révélant à lui dans le monde qui s’ouvre en même temps que dans la lumière fragilement intense de la beauté manifestée. Le fait de vivre, pour lui qui a « retourné l’insécurité en ouvert », ne fait plus qu’un avec le geste de se risquer. Il se confond avec l’amour. Il est un élan libre dans l’ouvert et repose sur le choix d’une vulnérabilité assumée. Et  Witt fait, en parlant, le geste d’ouvrir sa main. Il sera tué dans la bataille parce que le risque ne nous protège pas de la mort ou de la douleur, mais de nos propres peurs, de nos angoisses, de tout ce qui nous empêche de vivre intégralement ce que nous avons à vivre.
                        Rilke, grand lecteur de Hölderlin, a rassemblé tout ceci dans un dense et court poème (A Lucius von Stoedten) dont je cite les derniers vers :

 

  Parfois nous risquons plus (et non par intérêt)
 que la vie même – d’un souffle
 plus ...
Cela nous donne, hors de la protection,
une sécurité, là où agit la pesanteur
des forces pures ; ce qui nous abrite à la fin,
c’est l’insécurité de notre être ; et de l’avoir
retournée en Ouvert, quand nous l’avons vue menacer,
 pour, dans le cercle le plus vaste, quelque part
où la loi nous atteint, lui dire oui.

 

             Ecrire, selon cette conception du risque comme vulnérabilité, devient peut-être le seul véritable geste de fraternité puisque lui seul permet de toucher l'autre là où il est le plus lui-même, dans sa fragilité.
            Nombreux sont les poètes à incarner une telle façon de vivre et d'écrire. Peut-être retiendra-t-on ici le plus exemplaire d’entre eux : Joë Bousquet, dont la blessure jamais refermée qui l'a rendu paralysé toute sa vie, a été l'événement par où sa vie, d'une manière quasi continue, est venue au-devant de lui pour qu'il l'aime, en dégage le sens, la beauté par sa pratique de l'écriture. Le moyen, autrement dit, de poursuivre l'acte de sa naissance.

 

 

« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

         Dans quelle mesure la poésie m’est-elle nécessaire ? Pourrais-je vivre s’il n’y avait pas la poésie dans ma vie ? Autant d'échos à la fameuse question de Rilke : "Mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ?" Disons qu'il y a une façon de vivre qui n'est pas vivre, qui est vivre à côté de sa vie, mener une vie où, précisément, il est impossible de mourir parce qu'elle n'est pas la nôtre et que par conséquent la mort issue de cette vie ne serait pas la nôtre non plus. La poésie nous préserve de cela. Elle est fondamentalement une manière de vivre, de vivre en conscience, en faisant attention à tout ce qui est, à tout ce qui naît, à tout ce qui n'est pas et qui pourrait être ; elle est une manière d'être présent au présent, éveillé pendant l'événement, disponible à ce qui advient. Or ce qui advient sous la forme d'événements mi- sensibles mi-spirituels, parfois imperceptibles, c'est la vie, la vie à l'état naissant.  La poésie en tant qu'elle est rythme et imagination est ce moyen dont je dispose pour entrer dans ma vie réelle, écouter la mélodie qu'elle fait,  ce qui en elle frisonne, s'oriente, se pressent ou se redéploie là où elle se mélange à de l'autre ou à ce qui n'est pas moi. Elle m'aide à extraire le fil d'or qui court invisiblement sous mes jours et à écouter la mélodie qui me porte mais que je ne peux entendre qu'en l'écrivant. "La musica callada" disait Jean de la Croix. Parce que là est peut-être l'une des spécificités de la poésie : la vie qu'elle me révèle apparaît moins sous l'aspect d'une intrigue que d'une mélodie.
            Il y a dans un poème de Pasolini, "La Guinée", une  très belle formulation qui synthétise tout ceci. Je le laisserai donc répondre à ma place  : « Parfois il y a en nous quelque chose (que tu connais bien, car c’est la poésie) / Quelque chose d’obscur en quoi se fait lumineuse / la vie : un sanglot intérieur, une nostalgie / gonflée de pures larmes qui ne coulent pas ».

 

 

Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

             J’ai beau chercher, il ne me semble pas voir autour de moi de gens qui rampent.  Chacun essaye de vivre comme il le peut, du mieux qu'il peut, en se débattant dans des situations souvent difficiles, parfois douloureuses et même impossibles, qui ne vont pas sans périodes de découragement. Mais le vrai courage n'est-il pas là, ou ne part-il pas de là : du découragement ou, parfois, dans des situations extrêmes, de la peur ? N’est-il pas avant tout une conquête de chacun sur son propre découragement ou sa propre peur ?
            La question serait peut-être moins celle-ci : contre quoi nous battons-nous ? -  qui nous  ferait verser, si elle était première ou systématique, du côté du ressentiment ou de l'amertume, que cette autre : pour quoi (il faudrait ajouter pour qui) nous battons-nous ?  C’est la question de la poésie, et elle y répond de mille manières en fonction des histoires et des écritures singulières. Ma réponse serait aujourd'hui celle-ci : pour que chacun puisse naître intégralement dans son existence ; et elle a en toile de fond l’incroyable fragilité de la vie de ceux que j’aime, à qui je tiens et par lesquels je tiens.

 

 

Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

 

            D’abord, au temps de l’adolescence, on tombe sur un poème ("Adieu" de Rimbaud, par exemple), puis sur des poètes, des destins, et enfin on rencontre des poètes en qui la poésie provisoirement s’incarne. Et c’est, dans les trois cas de figure, une sorte d’éblouissement qui change le rapport que l’on peut avoir au temps, aux êtres, aux choses. La poésie est là dans notre vie, elle pourrait ne pas y être mais elle y est à la manière d’un fait (un événement, une montagne, un horizon), comme à la fois une manière de voir et une manière de vivre qui correspondent plus ou moins à ce que l’on sent, à l'intuition que l'on a de soi, de sa vie. On ne se pose pas de question. On a seize ans puis vingt : la poésie occupe une place centrale et elle est sans pourquoi. Puis plus tard, à la faveur d’événements particuliers, on réfléchit et on arrive à cette hypothèse que la poésie, depuis le début, est ce qui nous aide à naître, d'une manière parfois déchirante, parfois au contraire exaltante,  à poursuivre dans notre vie le mouvement inachevé de notre naissance.  Elle est ce qui recueille dans une modalité particulière, musicale, du langage les signes cachés de la naissance, les preuves (infiniment fragiles, presque invisibles) de ce qui en nous, autour de nous ne cesse de naître et d’aller vers son accomplissement dans la lumière. "On apprend à naître, à naître sans cesse, à trouver sa pente, à la dévaler ; à connaître la nostalgie d’autres pentes, plus lointaines, ailleurs (où ?) et d’un dépassement qui serait sans retour. Certains appellent cela la poésie". Henri Michaux
            Voilà pourquoi, si je voulais dégager une sorte de raison d’être à la poésie, ce serait celle-ci : créer un espace où essayer l’espérance. Pardon pour ce « grand » mot. Il faudrait le reprendre aux politiques ou aux dogmatiques religieux qui nous l’ont confisqué. Et lui redonner un sens. Celui-ci, par exemple, que l’on trouve chez María Zambrano :

 

Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa propre incertitude : l’espérance créatrice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa propre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, suspendue au-dessus de la réalité sans l’ignorer, celle qui fait surgir la réalité non encore réalisée, la parole non dite : l’espérance révélatrice.

 




Autour de Baudelaire (1). Je suis la plaie et le couteau. Usage de la douleur

 

La douleur est partout agissante et présente dans LHéautontimorouménos. Douleur infligée, douleur subie, douleur infligée par soi-même à soi-même, ce poème a pour puissance singulière de ne rien vouloir dire d’autre. De surcroît sa dédicataire, cette J. G. F. , mal connue, que le narrateur voudrait pouvoir assommer sans colère, aurait eu le tort, si l’on en croit quelques notes de Baudelaire de s’être comportée en maîtresse ni assez cruelle, ni assez perverse pour infliger la douleur qu’il attendait d’elle.[i] Mythe et premier paradoxe qui renchérissent d’avance sur les vers à venir. C’est en effet qu’il n’y va pas seulement de la douleur, mais du choix de la douleur. De la douleur quelle qu’elle soit : Je te frapperai sans colère, mais aussi : Je suis la plaie et le couteau ou encore : Je suis le vampire de mon coeur.  D’où le titre, cardinal, du poème.

Nous voici du même coup dans l’ordre du mal. Car l’exaspération baudelairienne joue de l’amphibologie de ce dernier mot. Celui-ci est en effet d’autant plus inquiétant qu’il s’entend de façon soit passive soit active. C’est avoir mal ou faire mal. Mais faire mal, lorsque la volonté s’en mêle, devient faire le mal, et Baudelaire, subtilement, d’établir un lien plus inattendu entre les deux versants de l’expérience en choisissant d’avoir mal de faire le mal. Voilà qui ressemble déjà à une ascèse, et une ascèse qu’il ne faut peut-être pas trop se hâter de penser comme une ascèse à rebours. Voilà encore pour le couteau et pour la plaie.

 Pourtant, c’est moins la qualité de cette douleur qui se trouvera interrogée ici que ce que le poète en fait. Il s’en trouve, comme il va de soi, que l’examen que je propose, examen, somme toute, esthétique, ne pourra se situer qu’en dehors des catégories de la psychologie, de la psychologie pathologique et par conséquent du sadisme et du masochisme qui laisseraient entendre de tout autres bénéfices. Ce qui me tient à coeur tient au détour – peut-être à la rouerie – d’un artiste qui pressent intuitivement, intuitivement plutôt qu’inconsciemment, qu’une vision peut naître de sa douleur. De la même façon, je voudrais me situer hors de tout jugement moralisateur sur le poète, qu’il se soit ou non aventuré à faire le mal, ou qu’il se soit seulement persuadé de l’avoir commis. Un mot de Charles Mauron me tiendra quitte de cette réserve : Baudelaire aurait non seulement peu commis le mal, mais il aurait été janséniste dans sa vie et moliniste dans son œuvre[ii]1, La formule en est même d’autant plus précieuse pour ce propos qu’elle a le mérite de désigner le départ entre le réel et l’œuvre  et qu’elle permet par là de penser de nouveaux raccords entre éthique et esthétique. Autant dire qu’il s’agit bien ici du bon usage poétique de la douleur. Ainsi parlait-on au XVIIe siècle de prières pour le bon usage de la maladie. Non le mal donc. Mais sa fleur. Ou plutôt le mal pris pour terreau de la fleur à venir.

Le tout premier bénéfice poétique de la négociation baudelairienne avec la douleur est de lucidité. La connaissance de la douleur se retourne en connaissance par la douleur. Voici donc la douleur devenue prisme. Berdiaev a pu écrire que l’homme pouvait se connaître lui-même soit à travers son élément divin, soit à travers son élément souterrain inconscient et démoniaque, autrement dit à travers ce qu’il a de ténébreux[iii]. C’est  le pari du poète, qui a cru plus ou moins consciemment percevoir dans la douleur une alliée de son génie.

  Avoir mal : l’expérience est en effet d’emblée rapportée à l’œuvre. On le mesure dès le début des Fleurs du mal, où le statut du malheur se trouve interrogé de façon emblématique et terriblement intelligente. Depuis le titre du premier poème, Bénédiction, qui définit par antiphrase la malédiction maternelle, jusqu’à sa récusation des tentatives de récupération de la souffrance, les dénonciations se succèdent. Le poncif, mi-religieux mi-romantique, de cette récupération (Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance (…) Je sais que la douleur est la noblesse unique) y est clairement dénoncé par les deux dernières strophes, si bien qu’en est brouillé le beau motif consolateur, d’une façon qui pourrait faire penser à certains des accents de Simone Weil sur le malheur.  A ceci près cependant que le motif en est différent, car il est ici que la mystique ne suffit pas à la poésie.

Dans L’Héautontimoroumenos, l’origine de la douleur change de camp. Plus besoin de médiations divine, maternelle, ni conjugale pour souffrir. Le poète y pourvoit bien tout seul. C’est passer de la douleur reçue en héritage au parti pris d’aller à sa rencontre. Il semble même que tous les moyens soient bons qui assurent la souffrance et l’ironie s’en mêle, que Baudelaire désigne ailleurs comme une maladie incurable. Elle a du moins pour effet d’introduire un principe d’inadéquation généralisée dans le poème. Autant dire, un véritable interdit de l’accord. Autant dire encore, une culture conséquente du discord. Mais pourtant une culture du discord qui  n’empêche pas de laisser intact le reste du monde :

 

              Ne suis-je pas un faux accord
              Dans la divine symphonie 

 

Derrière les mots, c’est-à-dire dans la vision qu’ils proposent, Baudelaire vient d’inventer la posture qui lui permettra de dire une chose et son contraire, le mal dans le bien, la dissonance dans la symphonie, le péché dans l’harmonie divine. Désir, déni, démenti, dénigrement, l’ironie au bout du compte n’atteint que soi, - comme s’il ne fallait jamais perdre de vue, autre souffrance, semblable à celle de Tantale, qu’on est séparé de la  symphonie. Géniale invention aussi, car  elle rend la douleur poétiquement féconde : toute l’œuvre va en venir à se déployer selon les deux volets où cette contradiction essentielle se fonde. Le faste et son désaveu, l’harmonie et la dissonance. Il en arrivera que le souci de toutes choses belles, sensuelles, glorieuses ou bonnes se trouvera aussitôt que dit assorti du déni symétrique. Toute qualité désirable, tout plaisir sont aussitôt répudiés, l’objet de convoitise vilipendé. Les corps aimés ou aimants avoisinent la mort :

 

L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

 

Quant à l’idéal, quant à la beauté, il leur arrive d’être conspués, car ce déni est un déni de confiance tant à l’endroit de l’objet que du désir lui-même. La corrosion est imparable. Baudelaire refuse même de ne pas souffrir jusqu’à vivre parfois la souffrance de façon prémonitoire, - ainsi quand il accole d’avance un imaginaire du tombeau ou de la charogne à celui de la chair.  Il se trouve même que dans les sonnets que la mémoire retient comme les plus lyriques ou les plus extatiques, les bonheurs exhibés se laissent entacher par des passés, (La Vie antérieure), par des futurs hypothétiques, quand ce ne sont pas des conditionnels plus hypothétiques encore, qui les ôtent à la consistance du présent et finalement les invalident. D’où une sorte d’enivrement dans la désillusion. Enivrement attesté par un goût marqué de l’oxymore et de la dissonance, qui en viennent à constituer pour une part la modernité de cette œuvre et, à coup sûr, sa réflexivité. D’où encore, autre gain, stylistique celui-là, ce que j’appellerai volontiers la vitesse de ces poèmes, leur instabilité foncière et finalement leur extraordinaire capacité de voltes, qui sont ici créatrices parce qu’elle sont dénonciatrices. L’intelligence est devenue toute critique. La gloire court au ravage. 

La poésie, alors, touche au mythe, ce qui est rare. Elle est dotée de la même faculté d’appréhender l’objet du désir tout en prononçant presque simultanément la catastrophe inhérente au désir lui-même. Elle y gagne du moins son étendue, son empan, selon un mot de Claudel, qui s’y entendait. Et en effet, le poète, comme le dit « Alchimie de la douleur », change l’or en fer / Et le paradis en enfer, à moins que ce ne soit l’inverse : J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or !  Mais qu’importe le sens de ces allées et venues. De toute manière, meilleur ou pire, le poème gagne aux deux parts.

Demeure le second versant annoncé de la douleur, le choix de faire le mal et celui, pour autant, d’avoir mal de faire le mal. Selon Charles Mauron, Baudelaire aurait affecté d’être en tort. Finalement, il aurait rêvé le mal.  Mais rêve ou réalité, et, cette fois encore, il n’entre pas dans mon propos d’en juger, cette éventualité d’une affectation du poète postule une nouvelle attitude et une nouvelle culture, qui n’est plus seulement celle du discord, mais celle du remords. Une sorte de culture de la culpabilité, celle-ci reposant en somme sur l’effort - nouvelle ascèse, poétique et peut-être éthique – d’attiser le sentiment de sa propre défaillance. C’est en effet un point sur lequel Baudelaire n’aura jamais de cesse.

Il se trouve cependant qu’entre le mal, accompli ou rêvé, et le poème, le poète, qu’il est, se dote encore d’un nouvel instrument, d’un nouveau moyen d’ordre poétique,  et celui-ce n’est autre que celui de la fable. Mieux, il conjoindra deux fables, dont l’une est éthique et l’autre mythologique et dont la mise en œuvre, pour puissante qu’elle soit, reste relativement assez simple : il y aura suffi d’élire une règle impraticable et de se focaliser sur les manquements à cette règle. Or Baudelaire choisit de s’en tenir aux rigueurs de la morale chrétienne, voire de la morale chrétienne traditionnelle, singulièrement en matière de mœurs. Je n’insisterai cependant guère plus sur son appartenance au catholicisme que sur sa vie morale ou sur sa psychologie, sauf  pour noter qu’il en reprend les catégories avec exactitude. Or, relativement à elles, il ne peut, ou ne veut, se penser que comme un réprouvé et  un paria.

Ses poèmes, ses textes critiques, ses écrits intimes ne cessent de faire part d’une discrimination constante entre bien et mal, entre travail, prière et sainteté d’une part et, de l’autre, turpitudes, vraies ou fausses, avec parfois entre ces pôles, l’énoncé de quelques préceptes dérisoires et tragiques, tels que se lever tôt ou faire sa toilette. Mais n’est pas sain, ni saint, qui veut. Non plus sans doute que libertin ou esprit fort.   Baudelaire préconise un ordre dont il sait qu’il lui est intenable et dont il ne peut être que déchu. Voilà pour la fable éthique qui en  devient fable du défaut et fable de la faute. L’éthique devient marqueur de déchéance. Elle se constitue en système organisateur de la culpabilité. Il en advient même que la vertu paraît restrictive au poète, parce qu’il ne veut pas en endurer l’acquit, non plus du reste que ce qu’on appelle assez bizarrement et de façon aussi peu baudelairienne que possible l’acquit de conscience. Mais pense-t-on assez clairement que Baudelaire aurait pu tout aussi bien se tenir hors de ces dilemmes ? Imagine-t-on même un Maupassant, qui laissait la chose à son valet, tourmenté par l’examen moralisateur de vie amoureuse ? Et surtout, car ceci explique cela, mesure-t-on assez la prodigieuse matrice poétique qui résulte de semblable  attitude ?

Car le remords permet à soi seul d’allier le point de fuite de l’idéal moral et l’abîme de la faute. Que l’on songe à Gide, à Jouve, ou, plus près de nous, à Herberto Helder ! Dire le péché permet de toucher aux deux bords, enfer et paradis. C’est un moyen de se tenir entre deux vertiges. Peut-être entre deux prestiges. C’est que la culpabilité a cette spécificité de poser simultanément le bien et le mal et, du moins sur le plan de l’expression, de tenir la balance égale entre les deux. Le remords de Baudelaire, comme précédemment ses dénégations, sert la magnificence du poème. Cela revient à poser que sa posture éthique et sa posture esthétique  sont une.

Mais il y a plus. Selon un nouveau raffinement, cette mise en fable de la culpabilité se double d’une autre fable, théologique celle-là, dont la figure emblématique est évidemment le diable. Non pas n’importe quel diable cependant,  et assurément pas celui du romantisme, mais celui-là même de la théologie chrétienne la plus orthodoxe. C’est celui de la séparation, de la division et du désespoir qui prêtera son mythe au divorce intime déjà évoqué. Ce diable-là habite les cœurs tout autant que l’enfer et il vient y introduire la dualité qui est à soi seule connaissance du mal. De là provient  la fréquence de ces adjectifs baudelairiens à préfixes inquiétants, non seulement irréparable ou irrémédiable, - ce dernier rimant d’ailleurs richement avec diable -, mais aussi irrémissible, sans compter que le poème intitulé « ’Irrémédiable » proclame, sous son apparent paradoxe, un véritable axiome du désespoir :

 

                         Car le diable fait toujours bien ce qu’il fait.

 

Premier paradoxe. Non le seul du poème pourtant, car ni le mythe, ni la théologie, ni le poème lui-même ne s’arrêtent à semblable trouvaille, - peut-être à semblable boutade. Le tout dernier vers, rebondissant après cette première chute, oblige encore à passer de la représentation de l’enfer à son principe. Et  plus encore  à adhérer à celui-ci. Il ne s’agit finalement que de rejoindre le mal. D’où le dernier sursaut, rythmique et significatif du poème. D’où, malgré l’enfer, et malgré le diable, à moins que ce ne soit à cause de l’un et de l’autre, son cri, un véritable cri de triomphe et, à tout le moins, un cri d’orgueil, où se parachève l’œuvre diabolique :

 

- La conscience dans le mal !

 

Jean Starobinski a été sensible à la mélancolie et aux images de chute inscrites dans ce poème. Je ne peux, pour ma part, voir dans ce vers qu’un extraordinaire redressement, un terrible redressement. Cette fois encore, comme en droite théologie, le péché et le châtiment ne font qu’un. Comme en droite théologie encore, ils sont rigoureusement contemporains l’un de l’autre. Une intériorité se voudrait déchue qui se regarderait déchoir. Voici le coeur devenu plus divisé que l’enfer même. Voici aussi cette conscience dans le mal devenue, si c’est possible, plus virulente que le mythe qui la représentait. Au reste cependant, le mythe lui-même n’en aura pas seulement été rapporté, mais actualisé, c’est-à-dire revécu. Il s’en trouve que le pouvoir de corrosion de l’œuvre tient à la fois à une expérience intérieure et à une analyse. Plus grave encore : cette conscience dans le mal est désormais prise  pour conscience de l’être.

Elle en devient pensée et matériau de poème. Telle est la victoire du poème et du poète. La fable théologique a épousé la fable de la culpabilité et l’une et l’autre charrient des abîmes. Mais Baudelaire ne l’ignorait pas, qui s’abandonne parfois à dire  que c’est le génie qui l’emporte. Le vingt-troisième poème  de l’édition de 1857 en livre la clef : la femme impure et rouée, le mal, en somme, selon le vocabulaire de ce propos, y est un instrument. Elle n’est en effet rien moins que le catalyseur du génie.

 

                       La grandeur de ce mal où tu te crois servante
                       Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante

                       Quand la nature, grande en ses desseins cachés
                       De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,

                                              -       De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ?
                                                      Ô fangeuse grandeur ! Sublime ignominie !

 

A l’inverse, à l’opposé de cette grandeur et du sublime, le dernier vers de La Mort des artistes, qui est le tout dernier de la première édition des Fleurs du mal, semble stigmatiser ceux qui n’auront pas osé courir semblables risques. A ceux qui n’auront jamais connu leur Idole, qu’elle soit ou non morne caricature, ne restera que l’espoir que la mort fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau. A tout prendre, les fleurs du mal valent mieux et je n’ai cité  ce vers  que pour marquer la continuité de ce souci de faire œuvre, que ce soit malgré la douleur de la faute ou grâce à elle .

L’œuvre se connaît cependant d’autres bonheurs, dont la trace peut parfois se laisser relever  dans l’argumentation, spécieuse, des différentes préfaces aux Fleurs du mal. Il faut pourtant ici s’accorder non seulement de lire entre les lignes, mais de déchiffrer leurs non-dits, si ce n’est d’en retourner comme doigts de gants le propos. Bien que l’aventure en soit de toute évidence risquée, je me suis autorisée à me demander  si l’omniprésence de la douleur,  si souvent déclinée comme elle l’est en termes de culpabilité, (Toute littérature dérive du péché, dit une lettre à Poulet-Malassis), ne témoignerait pas en faveur de son contraire.

C’est qu’à l’inverse d’un Pessoa, qui affiche l’hésitation ou la non-reconnaissance de son propre désir, Baudelaire nomme, avant que d’en être déçu, ce qui pourrait être son objet de jouissance. A l’inverse des mystiques, qui inventent souvent des scories narratives pour figurer l’extase par le trajet qui y mène, lui n’a pas besoin d’élaboration secondaire pour vaincre la difficulté d’évoquer son meilleur, puisqu’il en a d’emblée exhibé le ratage. Peut-être cependant ne faut-il pas en rester à cette culture du déficit, quand ce ne serait qu’il n’est peut-être pas d’expérience poétique absolument coupée de l’espérance. Il apparaîtrait ainsi, contre toute attente, que tant de voies si lucidement renoncées, tant de désirs avoués et l’expression du désespoir même finiraient par se retourner pour proposer en filigrane un imaginaire contraire à cela même qui s’en trouve énoncé. Dans un jeu d’anamorphoses,  ou par antiphrases, la parole dite en appellerait alors à la parole tue.

On parle de théologie négative. On parle de pensée apophatique. Mais non pas de poésie apophatique. Or ces poèmes disent – ou disent aussi – ce qu’ils ne disent pas.  Cette parole sur la douleur témoignerait ainsi en faveur de son contraire, - non sans un gain stylistique important, qui serait de le poser, sans avoir à l’exposer. C’est une autre question, et je me suis exprimée ailleurs à ce propos, que de déterminer pourquoi le plus difficile à dire pour la littérature se situe du côté du contraire du mal, et donc de ce qu’on appelle le bien. Disons, d’un mot, qu’il y va de la représentation du désir, parce que ce dernier, plus flagrant, quand il est séparé de son objet, est plus facile à saisir et donc à représenter. La littérature en vient ainsi à chérir la représentation de désir et des bonheurs en souffrance, du mal-être donc et de la difficulté et Baudelaire le savait, qui avait abandonné l’idée de son premier titre, Limbes, qui eût pu faire de ses poèmes autant de pièces à situer hors du jugement, pour en faire précisément des fleurs du mal.

D’où la prodigieuse polysémie de cette œuvre. D’où, peut-être, la véracité de sa terrifiante moralité. D’où peut-être même la relative bonne foi de certaines des arguties de ses préfaces.  A ceci près cependant que c’est moins ce qui se dit que la polarité induite par le contraire qui y font sens. Ni Satan ni Dieu donc, ni même, malgré ce que le poète en a dit, la double postulation à l’endroit de l’un et de l’autre, mais une tentative de saisie de l’un par l’autre. Mais, plus encore, le souci d’appréhender leurs abîmes l’un par l’autre. Baudelaire aurait alors choisi la douleur et s’en serait remis au diable, afin d’avoir chance de laisser vierge ou à tout le moins intact la postulation opposée. Il y a dans cette économie  esthétique quelque chose de dostoïevskien. Comme le romancier ne désignait son espérance que par le truchement du meurtre et du pire, le poète arrime sa vision au manquement. A même le mal fleurirait donc aussi ce que le mal n’est pas. Ce qui s’exprime se trouve ainsi lié à une conscience aiguë du possible et des impossibles de la parole, de l’ordre de son efficace et de ses limites.  L’on voit bien par là que la théologie chrétienne et sa mythologie prêtent à Baudelaire des figures pour les extrêmes qui l’intéressent. Ce dernier aurait donc eu recours à la douleur non seulement pour organiser sa vision, ce qui en soi, n’est pas dénué d’importance, mais aussi pour en désigner l’excédent, voire l’excédent bénéfique ou le surcroît, qui, si souvent, à être plus directement appréhendés, font chanceler la poésie.

A même le mal fleurirait donc discrètement ce que le mal n’est pas. D’où la chance éventuelle d’une lecture supplémentaire de ces Fleurs du mal. D’où surtout un nouvel exercice de tension, qui n’est plus seulement du désir et de l’éthique, mais du langage, singulièrement lorsque lui est demandé d’exprimer plus qu’il ne peut supporter. 



1 – Cf. Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, pp. 1534-35.
2 – Cf. Charles Mauron, Le dernier Baudelaire, José Corti,1986, pp. 108-109.
3 – Cf. Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Desclée de Brouwer,  1990, p. 27-28.

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Christophe Dauphin

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            N’oublions pas la leçon de vie exemplaire de Benjamin Péret, qui, bien que militant politique, n’en fut pas moins avant tout un poète (et quel poète !), qui a toujours dénoncé la récupération du poétique par le politique. Je pense, tout comme Péret, que le poète n’a pas à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef, contre qui toute critique devient sacrilège. Bien au contraire, c’est au poète de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa nature et de sa place dans le monde et combattre sans relâche les dieux paralysants acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Le poète combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.

             

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

            Sans doute la poésie - qui est, comme l’a écrit Guy Chambelland : équilibre rayonnant de notre angoissante condition humaine - ne nous sauvera-t-elle jamais entièrement de nos contingences ; mais elle nous remplit de ce sentiment indéracinable que, quels que soient les murs qui nous cernent aujourd’hui, on peut de nouveau demain être libre. Qui ne fait cet acte de foi, qui ne réfute la malédiction, fût-elle réelle, est indigne du nom de poète.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

            La poésie est inséparable d’une certaine essence de l’homme ; et c’est en cela qu’elle existe partout, puisque l’homme, dont elle est la plus impalpable mais la plus profonde substance, la porte en lui avec sa solitude et son amour, la laisse derrière lui partout où il passe, puisqu’elle préside partout où il va par le seul pouvoir de ses yeux.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

            Là où toutes les dimensions humaines ne sont pas brassées par elle ; la poésie ne signifie rien, elle rampe, et il est absurde de lui accorder la moindre importance, dès lors que l’émotion ne constitue pas son passeport pour l’absolu. Pour le poète, il n’existe pas un espace sans combat, ni cri. Mais, à bout portant : l’émotion, le langage, le mot coup de tête. L’important, c’est d’ouvrir en soi le plus de portes possibles et d’aller loin dans ce que l’on cache d’habitude. Mais il est primordial d’être à l’écoute d’une pulsion exempte de toute fabrication et trucage. Tant pis si ces portes qu’on se risque à ouvrir (dans l’interdit ?) vous en ferment d’autres : il s’agit de rendre le tréfonds de l’individu. La forme qui vaut toutes les formes s’adapte à la mort comme aux grincements de plaisir profond d’un corps écartelé – et niant l’impossibilité d’être. 

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

            Le poète n’a pas la prétention d’être un guide de l’humanité. Mais il refuse de se dégager, en tant que poète, des communes responsabilités humaines. Il lutte contre l’avilissement du langage, mais il n’oublie jamais de confronter sa parole aux conditions normales de l’existence. Son idéal est celui d’une poésie qui aide tous les hommes à vivre, aujourd’hui et demain.

 

De Christophe Dauphin, chez Recours au Poème éditeurs :

Lucie Delarue-Mardrus. La princesse Amande.




Un regard sur la poésie Native American (15). La poésie d’Elizabeth Cook Lynn

 

Les critiques ont très tôt reconnu en Elizabeth Cook Lynn une voix lyrique puissante doublée d’une féroce analyse qui avec des propos et des vers cinglants parle ouvertement de la condition « indienne » aux Etats-Unis. Elle se fait voix de la vérité historique, avocate ardente elle défend son territoire aussi bien géographique qu’imaginaire avec intensité, avec cœur et pour sa communauté. Elle aborde avec une intégrité intellectuelle remarquable les sujets tels que le génocide, le racisme, la souveraineté, le colonialisme.

     Dans une interview, elle a déclaré : « Depuis que j’ai su lire, j’ai voulu devenir un écrivain. » Son sentiment à l’époque était que rien de ce qu’elle lisait dans les livres ne reflétait ses expériences et elle comprenait que non seulement les Indiens étaient exclus de la société dominante, mais qu’en plus, ils étaient indésirables, personna non grata, sur des territoires qui pourtant étaient les leurs depuis toujours. De cette prise de conscience lui vint l’envie, se forgea sa responsabilité et elle se fit un devoir d’apporter à la littérature américaine ce qui manquait : sa composante originale Indienne. Mais il lui fallut attendre quarante ans avant d’être publiée, (et elle admet que maîtriser l’anglais parfaitement quand on vit sur la réserve n’est pas facile pour le petit Indien ordinaire). Elle est née en 1930 dans le Dakota du sud, à l’hôpital de Fort Thompson, c’est-à-dire sur la réserve Crow-Sioux. Elle a été élevée au sein de ce que les anthropologues dit-elle non sans ironie, appelle une famille élargie, à savoir donc la norme traditionnelle pour les Sioux. Son père a été longtemps membre du conseil tribal. Sa grand-mère, fait rare pour les indiens de cette époque, était parfaitement bilingue (Dakota-Anglais) et écrivait des articles pour un journal chrétien local. Pas de grosse surprise donc à apprendre qu’Elizabeth Cook Lynn obtint une licence en journalisme. Elle obtiendra une maîtrise en éducation, psychologie et conseil. Elle a enseigné au niveau secondaire (lycées du nouveau Mexique et du sud Dakota) puis au niveau universitaire en devenant professeur d’études amérindiennes à la Eastern Washington University, à Cheney. Elle fonda avec Beatrice Medecine , Roger Buffalohead et William Willard , The Wicazo Sa Review (crayon rouge en langue Sioux), un journal consacré aux études amérindiennes aussi bien politiques que littéraires. Après sa retraite , E.Cook Lynn fut invitée en résidence littéraire dans les universités du pays, elle dirigea des ateliers à l’université du sud Dakota pour les écrivains Sioux , et de cet atelier naquit un journal : WOKAYE KINIKIYA , journal tribal de littérature .

     Sa poésie utilise les mythes de sa culture, explore les traditions, met en scène la vie sur la réserve alors que sa prose se tourne vers l’analyse historique ou psychologique afin de montrer les dommages faits et les épreuves que les Indiens aujourd’hui continuent d’endurer. « Ecrire est un acte de défi né du besoin de survivre » avoue-t-elle, « c’est l’acte essentiellement optimiste né de la frustration, c’est un acte de courage. » Elle dit aussi que c’est un acte « qui défie l’oppression. »

     Elizabeth Cook-Lynn a répété à l’envie que la responsabilité d’un poète était de « consacrer » l’histoire, les événements, la joie comme le chagrin, de souligner et ne pas laisser perdre l’importance et la signification des ancêtres comme de ceux qui ne sont pas encore nés. Le deuxième poème reproduit ci-dessous parle du massacre de Wounded Knee Creek, perpétré le 29 décembre 1890 après une traque de plusieurs jours, est le symbole d’un crime contre l’humanité, 350 personnes dont majoritairement des femmes, des enfants et des vieillards ont été tués (des mitrailleuses Hotchkiss parce qu’ils étaient Indiens, alors qu’ils se rendaient pacifiquement (Big Foot le leader brandissait le drapeau blanc) sur la réserve de Spoted Tail afin d’échapper aux rigueurs de l’hiver dans les territoires plus au nord, et ce parce après que la nouvelle de l’assassinat de Sitting Bull eut été répandue et qui sonnait comme la mort symbolique de la résistance Indienne à l’échelle des territoires des Plaines, semant le désespoir parmi les bandes d’Indiens encore « libres ». Big foot, se mourant de pneumonie mais assumant jusqu’au bout sa responsabilité de « chef »,  au nom des siens avait demandé auparavant asile dans une église, ce qui leur avait été refusé. Les Indiens ont toujours su cette version de l’histoire et ce n’est que depuis une dizaine d’année seulement que les blancs avec réticence acceptent qu’il s’agisse bien de la vérité… mais les preuves existent.

     Le poème parle d’une cérémonie (deuxième strophe) qui a vraiment eu lieu quand les rescapés du massacre et des guerriers venus sur les lieux après la tuerie, au péril de leurs vie, se sont rassemblés quelques heures après et qu’ils ont pleuré sur le sol et qu’ils ont veillé leurs morts tout en plaçant douze repères enveloppés de rouge pour délimiter le site. Les chants Sioux ont conservé la mémoire de cette cérémonie. Le procédé poétique écrit n’est que le prolongement  des traditions orales afin de continuer de perpétuer la mémoire et l’identité d’un peuple. C’est un engagement et un acte de reconnaissance envers l’histoire des Sioux, de la culture d’un peuple que de poursuivre au fil des années l’exécution des chants et son accompagnement aux tambours, afin de se souvenir mais aussi pouvoir dire : nous sommes vivants, nous avons survécu à tous les mauvais traitements et massacres. Le nombre douze, quatre fois trois, est rituel et sert à enregistrer l’événement et des termes sacrés. Sitting Bull et Crow Dog, leaders spirituels sont des personnages présents dans le poème pour rappeler que pour les Indiens la vie quotidienne est imprégnée du spirituel quand les blancs eux n’ont fait que rapporter un fait militaire, une victoire définitive sur les Indiens hostiles. Rapporter des faits historiques de cet ordre, d’une infinie tristesse, n’est pas un but en soi et ne constitue pas l’essence de la poésie écrite par les Native American. Seuls des ignorants naïfs pourraient coller cette étiquette de triste sur les textes. Mais on ne peut pas laisser croire non plus que les Indiens se sont réjoui et continuent de se trouver chanceux d’avoir été dépossédés de leurs territoires et de leurs cultures,  ou d’avoir été assassinés. Mais c’est un devoir et un aspect fondamental de l’être poète Indien que de célébrer ce genre de cérémonie au travers de l’écriture.

     On a prétendu que l’identité Indienne était désormais sans importance, que la société américaine avait l’absorbée, et qu’au mieux elle se résumait en la contemplation du monde naturel auquel les Indiens s’abandonnaient et que cette soumission à l’environnement constituait la philosophie et la croyance des populations Indiennes. Ce refrain entendu depuis des siècles légitime l’idée que les Indiens devaient un jour disparaître car devenant archaïques, inadaptés, incapable de vivre dans un monde moderne. Leur temps était venu, en tant que race et civilisation, de s’éteindre. La mission d’auteurs comme Elizabeth Cook Lynn est de démontrer le contraire, de déconstruire cette idée, de montrer que cette notion de périmé, d’obsolète, est complètement fausse.

     Le premier livre d’Elizabeth Cook Lynn, un recueil de poèmes, chants et histoires intitulé  Then Badger Said This, célèbre les traditions et coutumes des cultures Indiennes. Un second recueil, Seek the House of Relatives, constitué de poèmes seulement, offre un perspective plus sombre sur la situation et les forces sociales au travail dans les cultures indiennes et en particulier sur les réserves tout en reconnaissant et louant l’incroyable force de survie de ces populations qui honoraient leur héritage culturel et spirituel malgré les difficultés et l’exclusion dont ils faisaient l’objet. Exclusion physique mais aussi exclusion des manuels d’histoire, comme si l’Amérique avait été découverte vierge, et que la société américaine ne s’était pas construite au détriment des Indiens, les premiers habitants de ce continent… Cet « oubli » à l’échelle d’une nation entière poussa Elizabeth Cook Lynn à faire de l’écriture un outils de survivance, une preuve d’existence des communautés Indiennes, bien vivantes même si affligées de maux nombreux. Voici deux poèmes tirés du second recueil (avec des remerciements et reconnaissance au père Benett, l’éditeur qui en autorise la reproduction.)

 

UN MOMENT : dans le bureau de poste pour se tenir au chaud

Rapid City, Sud Dakota

Silencieusement, le jour si dépourvu de soleil les esprits pleurent,
un homme maintenant âgé que j’ai connu par le passé, me fixe :
une quintessence de regard qui me rappelle
combien nos vies sont dures. Je fais signe. Il sourit
et tous deux pouvons encore voir le pont que nous traversions
quand nous étions les enfants
des faucons de prairie.

 

A MOMENT : standing in the post office to keep warm

Rapid City, South Dakota

Silently, the day so sunless spirits weep,
a man I used to know stares at me with eyes
of quintessential age reminding me
our lives are hard; I wave. He smiles,
and both of us still see the bridge we crossed
when we were children
of prairie hawks.

 

Voici l’illustration des conditions difficiles de survie sur la réserve Sioux où l’hiver se prolonge pendant des mois avec une température extérieure atteignant parfois moins quarante degrés … et le bois y est rare … mais la mémoire est fidèle et la notion d’appartenance à une communauté, à une histoire, est intacte.

 

POET’S LAMENT

about the Wounded Knee massacre of Indians    

All things considered, they said,
Crow Dog should be removed.
With Sitting Bull dead
it was easier said.
 
And so the sadly shrouded songs of poets,
ash-yellowed, crisp with age
arise from drums to mark in fours
three times the sacred ways
that prayers are listened for; an infant girl stares

past the night, her beaded cap of buckskin brightens
Stars and Stripes that pierce
her mother's breast; Hokshina, innocent
as snow birds, tells of Ate's blood as red as plumes
that later decorate the posts of death.
 
"Avenge the slaughtered saints," beg mad-eyed
poets everywhere as if the bloody Piemontese are real
and really care for liberty of creed; the blind
who lead the blind will consecrate the Deed, indeed!
 
All things considered, they said,
Crow Dog should be removed.
With Sitting Bull dead
it was easier said.

 

 

UNE COMPLAINTE DE POETE

au sujet du massacre des Indiens à Wounded Knee

Toutes choses bien considérées, dirent-ils,
Crow Dog* serait éliminé.
Avec la mort de Sitting Bull*
c’était plus facile à dire.

Ainsi les chants de poètes tristement ensevelis,
cendres jaunies, friables avec l’âge
émergent des tambours pour souligner, de quatre fois
trois temps les voies sacrées,
ce pourquoi les prières sont écoutées ;
une petite fille
écarquille les yeux après la nuit, sa cape de daim perlée
d’Etoiles et de Zébrures luisantes
perce la poitrine de sa mère ; Hokshina, innocente comme
les oiseaux de neige, raconte le sang de Ate* aussi rouge que les plumes
dont seront décorés plus tard les camps de la mort.

«  Venge les saints martyrisés », mendient les yeux fous
des poètes partout comme si les « Piemontais sanguinaires »* étaient réels
et se préoccupaient véritablement de la liberté de la foi ; les aveugles
qui mènent d’autres aveugles, consacreront la Bonne Action, vraiment !

Toutes choses bien considérées, dirent-ils
Crow Dog serait éliminé
Avec la mort de Sitting Bull*
c’était plus facile à dire.

 

Notes :

 

·       *Crow Dog :Chef de bande et guide spirituel des Sioux Oglala, qui comme Sitting Bull, Crazy Horse et d’autres chefs dits hostiles refusaient de se rendre sur des réserves et poursuivaient la lutte pour conserver leur territoire et leur liberté. Au contraire de Spoted Tail, ennemi Oglala du camp de Crow Dog qui conduira les siens sur une réserve dite « agence de Spoted Tail. » De nos jours encore ces deux familles nourrissent des ressentiments, d’autant que Spoted Tail fut tué par Crow Dog.

·       *Sitting Bull ( Tatanka Yotanka) : Chef charismatique, guide spirituel des Sioux Hunkpapas , après une fuite vers le Canada pour échapper à l’armée Américaine et voyant les siens mourir de faim et de froid , Sitting Bull fut contraint de rester sur la réserve où il dirigeait des cérémonies rituelles (la liberté du culte alors était interdite) ce qui était interprété comme « une menace »  par les autorités blanches , d’où une expédition armée à l’aube jusqu’à son tepee pour le déloger et lui intimer l’ordre de cesser ces activités pour ramener l’ordre et la discipline sur la réserve… C’est là qu’il sera assassiné par l’un des Sioux faisant partie de l’escorte en tant que « policier tribal  ». Oui, après la mort de Sitting Bull, il était plus facile d’oser tuer les autres chefs, le peuple se sentait alors découragé, impuissant pour se révolter.

·       Ate est le nom Sioux qui signifie père et peut aussi faire référence au ciel.

·       « Les Piémontais sanguinaires » sont ici les missionnaires catholiques, qui dans l’ensemble se montreront violents , aussi peu tolérants que possible, voire même tortionnaires d’enfants Indiens … toutes choses que leur enseignait la Bible sans doute ! 

 

     Elisabeth Cook Lynn n’a pas toujours été tendre pour ses collègues, elle a reproché à certains auteurs Indiens de n’être pas assez engagés, de ne pas parler et rendre compte des luttes contemporaines des tribus pour récupérer des terres volées : « ils ne reflètent que très succinctement ou ne défendent pas la protection des traités qui garantissent l’étendue des réserves en tant que bases et lieux de naissance des populations indigènes, ils ne suggèrent pas non plus un comportement engagé de l’artiste en tant que critique social responsable. » L’engagement d’Elizabeth Cook Lynn n’a jamais failli et pour preuve, voici quelques citations glanées dans ses « notebooks » (carnets) :

« Ecrire est une façon de se souvenir le mouvement généreux donné par les gens et la force qui peut entrer dans nos vies et nos esprits de son propre élan ? Mon oncle Lewiss Pitt me disait récemment : «  un vrai grand pêcheur ne dit pas qu’il est habile parce qu’il a pris un grand nombre de poissons. Il dit qu’il a eu la chance de sentir où se trouver  au bon endroit et que c’est ce qui lui a fourni une bonne pêche. Nous ne possédons rien en réalité et devons être reconnaissants d’avoir été instruits de ces manières par la nature. » Je crois que c’est le même procédé qui fonctionne le mieux pour moi en tant que poète. »

« J’écris au sujet de ce qui me brûle et du dégoût que j’ai pour une nation démocratique qui ne réclame pas d’impôts aux gens à qui elle volé les terres. J’écris au sujet de politiques qui concernent et se développent en terre sacrée et j’écris au sujet de l’anti-indianisme compris comme un concept de la même façon qu’on parle d’antisémitisme ou d’autres idéologies racistes émergeant de la religiosité et plus spécifiquement du christianisme. »

« En tant qu’écrivain et professeur, je suis plus que jamais certaine qu’écrire est au cœur éthique de la construction d’une nation, ce qui se construit chez nous en ce moment. Ecrire est au cœur éthique de ce que nous espérons pouvoir apporter au dialogue pour ce continent du 21ième siècle. » 

« Le mystère dans tout ça, m’a appris que quelle que soit la quête d’un homme ou une femme pétris de sagesse, l’art est la manière de l’approcher.»

 « La responsabilité ultime d’un auteur comme moi est de m’engager à publier des écrits qui soutiennent la légalité, la légitimité inépuisables des Indiens dans ce pays et que nos ancêtres avaient dû abandonner. »

     En 2009, Elizabeth Cook Lynn a reçu du cercle des écrivains Indiens a life time achievment award, soit l’équivalent d’un prix d’excellence pour l’ensemble de son œuvre. Cette œuvre ressemble à son poème Grandfather at the Indian Health Clinic qui montre un homme que l’âge avancé dignifie qui est « averse to / an unceremonious world », c’est-à-dire opposé à un monde sans ménagement, sans la beauté du respectueux, sans la dimension  reconnaissante des cérémonies. Elizabeth Cook Lynn en cela renforce le sens très Indien de l’appartenance à un lieu, place irrévocable et ce sens va bien au-delà des valeurs qu’un occidental peut comprendre. Essayons pourtant de nous ouvrir à cet aspect de notre possible relation au monde, car comme le suggère indirectement le célèbre auteur Kiowa Norman Scott Momaday (et de nombreux auteurs Indiens sont d’accord avec lui), la parole Indienne est ce qui orne la reconnaissance même de celle-ci. 

Sous la direction de Béatrice Machet, chez Recours au Poème éditeurs :

Une anthologie de la poésie féminine contemporaine amérindienne. Vent Sacré.




Nos aînés. La modernité de Racine, par Joëlle Gardes

 

Baudelaire, Mallarmé, Claudel, Valéry, Giraudoux, Marguerite Duras, autant de poètes ou d’écrivains qu’on ne pourrait soupçonner d’être des tenants d’une écriture passée et dépassée. Et pourtant leur admiration est sans égale pour Racine :  « Le vent du divin souffle dans les grandes forêts de Racine. Sur les cimes de la grande forêt racinienne », déclare M. Duras. Si Giuseppe Ungaretti, parcourant l’histoire littéraire à rebours, traduit Racine après avoir traduit Mallarmé, c’est qu’il considère que Phèdre est « un des plus beaux textes au monde ». Quant à Mallarmé, précisément, lui, un des pères de la poésie moderne, il n’hésitait pas à voir dans le dramaturge l’expression même du génie français pour avoir su, à la différence de Wagner, réaliser la Cérémonie poétique, produisant « en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale », ce en quoi consiste « la modernité pour l’ère définitive ». Voilà une expression étonnante, mais qui dit clairement que classicisme et modernité ne sont pas antagonistes. Loin de l’« orchestration » de Wagner, qui l’ennuie, Racine est pour Mallarmé l’exemple même de  cette musique à laquelle la poésie doit reprendre son bien, une musique de la suggestion, de l’Idée et du silence. Or il existe tout un mythe autour de la musique racinienne, que les tenants de la prétendue poésie pure, Valéry en tête, ont propagée. En réalité, Racine a toujours eu soin de séparer la parole de la déclamation et du chant. Dans la préface d’Esther il a un commentaire particulièrement éclairant en parlant de l’éducation des jeunes interprètes de sa pièce. Il y distingue nettement trois types de profération : parler renvoie à la prononciation ordinaire, déclamer à celle que demande le théâtre, plus soutenue et adaptée au vers, et chanter désigne ce qui pour lui doit rester limité à la tragédie lyrique de Quinault et Lully. C’est exceptionnellement qu’il emploie le chant dans les chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais il s’agit alors de célébrer Dieu. La musique de Racine ne chante pas, elle est la voix silencieuse inscrite dans l’alexandrin, dont la vertu essentielle est, dirions-nous en termes claudéliens et mallarméens, de comporter une organisation en mesures propre à lutter contre le hasard. Contre le désordre et la folie toujours menaçants, contre la nuit, le vers impose son ordre au désordre.

La crise de nerfs et de vers de Mallarmé surgit au moment où se développe le vers libre, qu’il refuse pour lui-même, s’il l’admet pour les autres. C’est que la poésie « rémunère le défaut des langues », lequel, on le sait, est fondamentalement l’arbitraire et que le poème, dit Le Mystère dans les lettres, est « le hasard vaincu mot par mot ». Arrachant les mots à leur contingence, il constitue dans son isolement, un mot « neuf ». Les célèbres « La fille de Minos et de Pasiphaé » ou « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,/ Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! », sur laquelle les Maurice Grammont et autres tenants de la musique des sonorités se sont extasiés, est plus intéressant par ces mots-vers, pourrait-on dire, ces mots nouveaux de douze ou de six syllabes, dont l’équilibre installe une tension avec le sens « ordinaire », que par une quelconque organisation de sons.

Les xixe et xxe siècles ont vu le développement de la linguistique, d’abord comparative et historique, puis structurale. Le langage, y compris chez les écrivains, est devenu comme jamais centre d’intérêt. Or, qu’il y a-t-il d’autre chez Racine que le langage, dans sa toute puissance et ses défaillances ? « Racine, c’est pas joué, c’est pas jouable, déclarait Marguerite Duras au Matin, il faut en passer totalement par le langage. Tandis que le langage a lieu, qu’y a-t-il de plus à jouer ? » La tragédie requiert un langage particulier, parce que c’est le langage qui y porte l’action, impossible à montrer directement. Pas de scène de bataille, alors que la guerre est présente dans La Thébaïde comme dans Alexandre le Grand ou Mithridate. Pas de mort en direct. Seul le suicide, parce qu’on trouve une forme de grandeur, de sublime dans le renoncement à la vie, est autorisé. Si Atalide se poignarde à la fin de Bajazet, Racine renonce toutefois au  poignard de la tradition pour Phèdre, qui meurt elle aussi après avoir, hors du plateau, « fait couler dans [s]es veines / Un poison que Médée apporta dans Athènes ». Il faut éviter d’« ensanglanter la scène ». Les récits sont donc nécessaires pour raconter ce qui ne peut se voir. Le plus célèbre est évidemment celui de Théramène à la mort d’Hippolyte, mais c’est aussi par le récit qu’Atalide apprend celle de Bajazet ou Hermione, celle de Pyrrhus. Et c’est encore un discours qui informe Clytemnestre que le sacrifice d’Ériphile a sauvé Iphigénie. Ainsi éclate ce rôle de la parole comme substitut de l’absence, dans laquelle le médecin et philosophe Pierre Janet, dans L’évolution de la mémoire, voyait sa caractéristique essentielle. Et la poésie, dit Bonnefoy, n’édifie-t-elle pas des « terrasses de présence » ?

Ce langage créateur de mondes, les personnages de Racine le prennent au sérieux, mais ils en sont souvent les dupes. Le mensonge règne dans Iphigénie. Bajazet est la tragédie de l’incommunicabilité : « artifices », « feinte », « perfidie », voilà ce que le héros et Atalide ont mis en œuvre pour tromper la sultane.. Les paroles sont meurtrières, pas seulement comme avec le célèbre « Sortez », par lequel la sultane envoie à la mort celui qui lui a un temps fait croire qu’il l’aimait. Elles ne peuvent se reprendre, comme le montre bien le cri d’Hermione « Qui te l’a dit ? » qu’elle adresse dans sa fureur, dans sa folie, au malheureux Oreste qui lui a obéi. La puissance des paroles se manifeste aussi dans le silence dans lequel elles glissent souvent. Ce silence-là, qui se fait entendre même au milieu des cris, ne met pas en doute les pouvoirs de la parole, il en est l’aboutissement, de même que le « je ne sais quoi » est l’aboutissement de la raison. En quoi le classicisme, le romantisme se réconcilient, autour de la notion de sublime, c’est à dire de grandeur, de sortie de soi, dans laquelle Hugo voit la marque du génie et les classiques, la perfection. Le silence est ainsi la limite de la parole sublime, quand l’extase est à son comble, comme la stupeur de Néron devant Junie :

J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement

Sur la frontière où le jour sombre dans la nuit et la raison dans la folie, sur cette ligne fragile, se tient la poésie de Racine, réconciliation de ce qu’il y a de contradictoire en l’homme, ordre imposé au désordre, équilibre conquis sur la menace permanente du déséquilibre. Le paradoxe le plus étonnant est sans doute l’actualité de ces tragédies dont les histoires se perdent dans l’Antiquité, mais qui nous parlent malgré tout parce qu’elles représentent l’homme éternel et constituent une cérémonie en hommage à ce qui nous définit comme humains, c’est-à-dire le langage.