Il me semblait que cette musique était mienne…[1] On ne saurait imaginer proposition d’admiration plus émue de la part de Baudelaire. Mais si l’émerveillement rapporté dans la lettre qu’il fit parvenir à Wagner en février 1860 n’étonne pas, car sa sensibilité à la musique affleure dans toute son œuvre, le caractère inconditionnel de son adhésion à la théorie du drame musical ne laisse pas de surprendre. Il s’en exprime dans son essai intitulé Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, paru en avril 1861, dans la Revue Européenne, et repris un mois plus tard en plaquette accompagné d'un important post-scriptum, puis, avec quelques corrections, dans L’Art romantique.
Il n’est pas sans intérêt de se souvenir de l’occasion qui a conduit le poète à prononcer le motif de son admiration. La lettre, comme l’essai qui la suivra, s’inscrit dans un mouvement d’opinion hostile au musicien allemand. Baudelaire signifie d’emblée qu’il se range du bon côté, dans ce qu’il appelle la grande rumeur qui divise le public parisien. Il est de ceux qui sont pour la conception wagnérienne de l’opéra contre ceux qui s’y opposent. Posture polémique : il tient à se distinguer de ses contemporains, bornés, siffleurs et cabaleurs, pour rejoindre le camp des Liszt, des Berlioz ou des Gautier. On connaît son mépris à l'endroit des badauds de l’art, des publics mondains et des complaisances mercantiles qui les accompagnent. Pourtant, on a beau faire la part de l’humeur, voire de l’occasion de la tourmente qui a marqué la réception de Wagner à Paris, il est difficile de ne pas s’étonner d’un attachement qui a conduit le poète à sembler se trahir. Du moins à sembler trahir la poésie au profit de la musique. Sa position est plus complexe et surtout plus révélatrice de ce dont il est en quête et, on le devine, ce n’est pas le procès d’une attitude critique que j’entends mener. Je voudrais plutôt montrer que cela même qui étonne de la part d’un esprit aussi libre possède sa fécondité. Loin de se trahir, Baudelaire, qui se tient en amont de sa propre création dans ses propos sur la musique, y reste fidèle à soi. Comme toujours dans ses écrits critiques, il y reste attaché aux enjeux fondamentaux de sa propre création. Parlant de Wagner, c’est aussi de lui qu’il parle et, comme il va de soi, ce détour signifie fortement.
Il me semblait, a-t-il écrit, que cette musique était mienne…
Sa première réaction est émotive. C’est même sur le coup de cette émotion qu’il s’est intéressé par la suite assez à l’idée du drame musical pour tenter de se procurer les ouvrages théoriques du compositeur, dont une traduction en Anglais d’Opéra et Drame, dont on n’a pu retrouver la trace. Sa critique brûle donc à deux foyers, la musique d’abord, puis le drame, et la poésie qui lui est liée. Le programme de ce qu’il avait écouté pour la première fois de Wagner était composé de morceaux symphoniques et de chœurs extraits de Tannhäuser et de Lohengrin. A ce qu’il en dit, son plaisir s’y était gagné contre ses « mauvais » préjugés. C’est donc sa surprise éblouie qui a motivé sa lettre de remerciement et d’admiration à Wagner : Je vous dois la plus grande jouissance musicale que j’aie jamais éprouvée. [2]On ne saurait dire plus, d’autant que le poète a pris soin de souligner la phrase.
Or il va décrire son émotion. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’il rappelle qu’il a reçu les yeux fermés cette musique.[3] Qu’on ne s’étonne pas non plus qu’elle le tire vers le haut. C’est d’abord ce qu’elle a de grand, sa grandeur, ce qui pousse au grand, qui le retient. Il y reconnaît aussi les grands bruits, les grands aspects de la nature et les solennités des grandes passions de l’homme. [4]Il note son dynamisme, dont il précise qu’il a quelque chose d’enlevé et d’enlevant, ce qu’il entend tout à la fois d’un point de vue physique et spirituel. Le même paragraphe évoque successivement l’extase religieuse que cette musique nouvelle parviendrait à dépeindre et la volupté sensuelle à laquelle elle convierait. Le poète en rend compte par des images, dont celles de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. Il y décèlera ainsi le cri même de l’âme montée à son paroxysme. [5] Il se dit encore sensible à ce qu’elle offre d’excessif et de superlatif. Il est enfin tout à fait remarquable que, dans son effusion, le poète recourre à la description d’une œuvre picturale, apparemment non figurative avant l’heure, pour exprimer ce qu’il a ressenti. Bref, il a été subjugué.
Il ne faut toutefois pas être grand clerc pour reconnaître, dans cette lettre à Wagner, comme plus tard dans son essai, les qualités de tout ce qui lui tient à cœur. Qu’il s’agisse de la nature, de la mer ou de poésie, c’est ce qui est immense et infini qui le retient. Il y a même, dans Mon cœur mis à nu, un exercice assez peu ordinaire de comptabilité qui porte sur les dimensions susceptibles de suggérer l’infini. [6], Un poème tel que «La Vie antérieure», superpose de la même façon la musique et la mer. Mieux, il évoque entre les deux dénégations impliquées par ses premier et dernier vers, des voluptés dites tout à la fois calmes, sensuelles et mystiques. Pour qui pense spontanément que la musique creuse le ciel comme il est dit dans Fusées, il était sans doute naturel de se retrouver de plain pied dans l'œuvre du compositeur allemand. [7] Et c'est en effet d'une proximité avérée avec la vocation et avec la visée de son œuvre propre que le poète témoigne. D'où le fait qu'il introduise tout naturellement les deux quatrains de Correspondance dans son essai. Le poème y sert d’argumentation et Baudelaire reconnaît spontanément en Wagner une confirmation des liens cœnesthésiques qui ont retenu son attention. Une sorte de chassé-croisé s'institue ainsi entre ce que Baudelaire attend de la poésie et ce que cette musique lui offre
Enfin dernier détail, tout cet effort de description de son émotion s'affirme contre un manque déclaré de connaissances techniques. Les pages que Baudelaire consacre à son admiration pour Richard Wagner rendent un son plus proche de certains de ses vers que de l'analyse musicale. D'où le fait de son recours à Liszt ou à Berlioz dès qu'il s'agit d'approcher, si peu que ce soit et, à vrai dire bien peu, non pas la partition, mais la matière sonore et la manière du musicien. En particulier, si Baudelaire repère fort bien les leitmotive dont il dit, selon un mot admirable qui sera souvent repris par la suite, qu'ils blasonnent les personnages, il n'a pas un mot, même emprunté, pour l'arioso continu ni pour aucune autre des caractéristiques de la mélodie wagnérienne. [8] Rien sur des informations aussi simples que le fait que cette musique renonce, en supprimant la cadence, (c’est-à-dire un enchaînement d’accords destiné à fermer la phrase), à la ponctuation qui caractérisait la musique classique. Or Wagner ou bien y renonce, ou bien en joue en le distendant jusqu’à la rendre méconnaissable, comme il en va par exemple au moment de la mort d’Iseult, où le passage très longtemps différé au premier degré de la tonalité n’intervient que pour signifier le tout dernier souffle d’Iseult. Rien non plus sur le redoublement des thèmes, rien sur le fait que la mélodie soit souvent confiée à l'orchestre de façon à ce que les voix semblent se poser au-dessus d'elle. Baudelaire est en revanche très sensible au caractère novateur de l’œuvre et il prend à coeur de traduire, fût-ce en recourrant au truchement de citations ce qu’il a éprouvé, c’est-à-dire une volupté et une béatitude sensuelle et spirituelle, ou, comme il le dit encore, une opération spirituelle et une révélation. [9]
En fait, son projet est de traduire verbalement une musique qu'il pose déjà comme la traduction du sentiment, le postulat sous-jacent à ce propos, étant pour lui, comme pour Wagner, que l'émotion a un fondement universel. C’est même sur ce point que son goût pour la musique se trouve cette fois relayé par son attention au drame. Baudelaire passe donc de l’un à l’autre, et de son émotion à ce qui la fonde. Tel est donc le seconde pôle d’une réflexion qui lui importe assez pour qu’il précise qu’il s’est dûment informé. Il va en effet accorder la plus grande attention aux livrets de ces opéras, jusqu’à se mettre parfois en contradiction avec sa propre pensée. Or il se trouve que c’est précisément dans ces contradictions que le poète va se révéler
Son admiration pour le drame wagnérien est donc aussi inconditionnelle que son goût pour la musique. Mais il se trouve que cette comparaison et finalement la subtilité du poète permettent de lever un lièvre. Il s’agit là en effet de la première des deux contradictions de l’attitude du poète. Celle-ci, qui en appellera bientôt une autre, tient à ce que le même Baudelaire qui s’arrête à préciser que sa façon de parler de cette musique est moins matérielle, moins circonstancielle, moins événementielle que celle des deux musiciens qu’il a nommés, va accorder la plus haute place aux livrets. De la musique, il passe ainsi au drame, et de l'émotion à ce qui la fonde dans sa théorie. C'est bien le second pôle de la réflexion du poète.
La première caractéristique de l'attitude de Baudelaire à l'endroit de la conception wagnérienne du drame musical tient à ce qu'elle est tout aussi inconditionnelle que son goût pour sa musique. Baudelaire accepte ainsi avec Wagner ce qu'ils considèrent tous deux comme le souci de retrouver la solennité religieuse et civique du théâtre antique. Il accepte avec lui de privilégier à la contingence de l’histoire l’universalité du mythe ou ce qu’il considère comme telle. Il accepte même ce que dit Wagner de la légende, qui, à l'inverse de l'universalité du mythe, synthétiserait les caractéristiques d'une époque et d'une nation, alors qu'un peu plus tard, il ne se montrera plus très attentif à la différence entre légende et mythe. Enfin, ce sur quoi il faudra revenir, il s'accorde avec le maître pour affirmer le caractère sacré - et divin - du mythe, tout cela, écrit-il étant susceptible de réjouir l’âme jusqu’à la pâmoison.[10]
De ce fait, le seul désaccord éventuel qui soit pointé par le poète, se trouve aussitôt balayé. L'erreur de Wagner, selon Baudelaire, aurait été d'avoir lié la mauvaise musique aux mauvais gouvernements et d'avoir pu espérer qu’une révolution de l'art pouvait provenir d’une révolution politique. C’était faire allusion aux activités politiques du musicien à Dresde et à ses relations avec Bakounine. Finalement à son échec et à sa fuite. Mais le poète préfère ne pas s’y arrêter et s’en tient à quelques propos sur le paradoxe français selon lequel les républicains seraient restés rivés aux routines néo-classiques, au point qu’il aurait fallu un ordre de l’empereur pour que soit exécutée à Paris l’œuvre d’un révolutionnaire. (vérifier ce point d’histoire empereur à cette période ???) Cette analyse de la relation entre sociologie politique et esthétique s’inscrit cependant dans le texte sous le rappel d’une autre conjonction qui permet bien davantage à Baudelaire de se reconnaître dans le musicien et il s’agit du lien qu’il établit entre douleur, celle de ne pas être compris, et création. Ce point lui importe bien davantage.
L'adhésion est donc parfaite, ou presque. Ou plutôt elle serait parfaite si la subtilité de poète n’y faisait pas surgir une contradiction d’autant plus intéressante qu’il néglige du reste royalement de résoudre. Il y va de la relation entre musique et livret, c’est-à-dire au bout du compte entre musique et poésie et, au-delà de cette relation de principe, du risque de hiérarchisation entre les deux. Nous sommes alors sur les terres du poète, mais il paraît n’en rien savoir.
Avant d’examiner les méandres de ses propositions et ce à quoi elles aboutissent, je me permettrais simplement de noter que les pages de Baudelaire présentent sur ce point assez peu d’analyses, si ce n’est, ce qui est important, dans leurs digressions. Y manquent, ou du moins, si je suis honnête, me manquent les fulgurances des notations que l’on trouve si souvent ailleurs dans l’exercice critique de Baudelaire. Mais ce n’est après tout que naturel puisque le poète ne cesse de citer ou de répéter soit Liszt soit Wagner. En outre, quand il ne cite pas, il raconte. Il raconte donc les livrets de Tannhäuser, de Lohengrin ou des Maîtres chanteurs. Ce sont pourtant trajets fort révélateurs d’une pensée et de ce vers quoi elle s’achemine.
C’est Liszt qui conduit le poète à s’interroger sur l’importance du livret. Il écrit, dans un propos rapporté par le poète que même privée de son beau texte cette musique vaudrait pour elle-même. C’est là un élan d’admiration sur lequel Baudelaire va renchérir :
En effet, sans poésie, la musique de Wagner serait encore une œuvre poétique, étant douée de toutes les qualités qui constituent une poésie bien faite (…), tant toutes choses y sont prudemment concaténées. [11]
La louange était à double tranchant, sans compter qu’elle n’est pas sans soulever des questions de stricte logique, que le poète se garde du reste bien de poser : à quoi donc sert le texte ? Le drame serait-il redondant par rapport à la musique? Accessoire donc par rapport à elle ? Ou l’inverse ? Mais qu'est-ce à dire ? On peut s’étonner que semblable louange, prononcée par un musicien, soit reprise par un poète, mais Baudelaire passe aussitôt au récit d’un second livret.
Le propos semble même d'autant plus étonnant que le poète paraît accepter l'idée wagnérienne selon laquelle les différents arts entreraient dans une sorte de jeu de relais, chacun prenant la relève de l'autre en son point faible et, selon ses termes, là où s'arrêtent les limites de l'autre. [12] Il reprend même, en les citant, les propos wagnériens relatifs à la poésie, selon lesquels la forme du poème mènerait le poète jusqu'à la limite de son art, une limite évidemment excédée par la musique : l'œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique. [13] La parole en deviendrait-elle superfétatoire ? Voilà bien un acte d'humilité créatrice qui laisse pantois. Il va de soi que ni Mallarmé, traitant de Wagner, ni Pierre Jean Jouve ne sauraient accepter semblable partage et, à plus forte raison, une telle inféodation à la musique. La posture de Baudelaire est même d'autant plus surprenante qu'il ne cesse de rappeler, dans Les Salons, que c'est le matériau de langage qui fait l'œuvre, que la peinture n'est intéressante que par la forme et la couleur, voire qu’elles sont l’une et l’autre plus décisives que ce dont elles sont censée rendre compte. Les formules agressives ne manquent pas pour le dire, ainsi les singes du sentiment sont en général de mauvais artistes ou encore le singe du sentiment compte surtout sur le livret. [14]
Alors ? la contradiction me paraît si flagrante que ce serait dommage de ne pas tenter d'en rendre compte ou, pire encore, d'invoquer quelque désinvolture, car ce sont points sur lesquels le poète joue pas. On peut d'autre part noter que d’autres ne s’y laisseront pas prendre. Ni Nietzsche, qui dénoncera plus tard le concept d’art total, ni Mallarmé, lecteur pourtant admiratif de Baudelaire, jusqu'à cet essai compris. Mallarmé en effet, qui avait salué le génie de Wagner, ne manquera pas d'émettre un certain nombre de doutes cardinaux relativement à sa théorie du drame. Il rejetait comme des anachronismes le mythe et la légende, il dénonçait, dans « La rêverie d’un poète français», les éléments grossiers, disait-il, de la fiction wagnérienne, mais surtout et c’est son reproche le plus grave à l'endroit du projet wagnérien, il y décelait une sorte d'utilisation de la musique. C'était annoncer par avance certaines des observations que Nietzsche consignera, une fois désillusionné, dans Le cas Wagner. Baudelaire, à l’évidence, se montrait moins circonspect.
Ce n’était pas manque de lucidité. Ou plutôt celle de Baudelaire n’était pas de même nature que la leur. Ce n’était pas non plus, comme on pourrait le croire, reconnaître la subordination de la poésie à la musique. Baudelaire ne s’était laissé entraîné que pas ses propres pentes. Cette contradiction, au moins apparente avec son art, invite du moins à déporter le regard et invite à passer pour les comprendre de ses propos à sa vision. A la vision qui les sous-tend. A y regarder de plus près, le caractère inconditionnel de l’adhésion de Baudelaire à la théorie de Wagner en devient le révélateur de ce qui lui appartient en propre.
Car voilà : à la différence de ce que Mallarmé pouvait dire, et qu’Adorno reprendrait plus tard, selon quoi le musicien aurait voulu que sa musique s’impose à ses destinataires comme si elle était leur propre décision, Baudelaire ne s'était rien laissé imposer du tout. En vérité, il n’avait adhéré à la pensée du maître que parce qu’elle lui convenait. Il s'était même reconnu dans ses livrets. Quant à leurs héros, loin de les soupçonner, il avait projeté sur eux une part de soi. En somme, il s’y retrouvait. De là qu'utilisant, comme le fera Mallarmé, le mot de despote ou de despotisme à propos de Wagner, il ne songe pas à s'en défendre. Là est le point et les enjeux fondamentaux de sa disposition. C'est donc de l'intériorité de Baudelaire, telle qu'il veut la retrouver en Wagner, qu'il s'agit ici.
Il y va en effet d’une compréhension de Wagner à la manière de Baudelaire. Or celle-ci est rien de moins que théologisante et christianisante. Philippe Lacoue-Labarthe l’a noté : Baudelaire, sous son apparente soumission, ne cesse de travailler à une véritable baudelairianisation de Wagner. [15] Certes, le poète baudelairianise tout ce qu'il touche. Mais comme le signale encore Lacoue-Labarthe, il le baudelairianise en le christianisant. Du moins a-t-il tendance à infléchir le sens de ses livrets, singulièrement de celui de Tannhäuser.
Le protagoniste de l'opéra est en effet un chevalier tiraillé entre extase religieuse et extase sensuelle, aspiration spirituelle et jouissance, celle-ci lui étant proposée par Vénus. Or cette Venus-là, comme le note Baudelaire, est passée par le Moyen âge. Loin de ressembler à la déesse romaine, non plus qu'à celle d'un Botticelli, elle apparaît comme une Vénus sombre, une déesse souterraine qui habite un lieu éclairé d’une troublante lumière rose qui n'est ni celle du grand jour ni celle du soleil. Elle est d'autre part la voisine d'Archidémon, le prince de la chair et du péché. Or ce qui constitue la perversion de l'idée wagnérienne opérée par Baudelaire, selon Lacoue-Labarthe, ne consiste pas tant dans cette christianisation que dans un ajout strictement baudelairien selon lequel la quête de l’absolu passe par une accointance avec le mal. Et, en effet, c’est bien l’absolu que Tannhäuser, tel que le présente Baudelaire, tente d'étreindre auprès de la déesse. Perversion ou projection, qu’importe, mais il convient de prolonger la remarque.
La connaissance, en ce qu'elle a d'existentiel, s'obtient chez Baudelaire, par la connaissance de la douleur. Plus précisément, selon un motif qui est celui-là même de La Genèse, par la connaissance de la douleur de pécher qui irradie « Les Fleurs du mal ». D'où l'attention du poète au cri, qu'il dit sublime, de Tannhäuser au moment où il devient la proie de Vénus : j’aspire à la douleur. [16]D'où aussi sa reconnaissance en Wagner d'un homme qui a souffert, puisque douleur et découverte du nouveau sont pour lui structurellement liées. En marge de tout ce qu'on pourrait désigner comme le masochisme du poète, se tapit ainsi un choix délibéré, peut-être une grandeur, peut-être un héroïsme. C'est du moins à cette aspiration qu'il faut rattacher le souci de Baudelaire de placer la Vénus de Tannhäuser aux antipodes du plaisir facile, ou galant, grivois, populaire, voire populacier, puisque ce mot est présent dans le texte. La tentation qu'elle représente est pour lui de nature spirituelle, et, pour autant, elle est tragique.
Cela mérite explication. Nous sommes ici du côté de l'intériorité du poète, voire du côté de son mythe personnel. Or c’est ce mythe qu'il retrouve, ou, pour une part projette, dans l'opéra, tout en lui prêtant une extension qui le fait passer du particulier au général. Baudelaire, en effet, confère à son mythe propre, ou à son mythe personnel, l'universalité que Wagner attribue au mythe en général. C'est donc en raison de l'extension que le poète confère à son mythe propre qu'il rejoint si volontiers la conception du mythe et de l'opéra proposée par le musicien. Ainsi s’explique qu’aient pu entrer en résonance l'intériorité baudelairienne et la pensée wagnérienne.
Baudelaire peut donc affirmer avec Wagner que le mythe est universel, sacré et divin, et, dans le même élan, non sans avoir rapproché les similitudes du livret de Lohengrin, du mythe de Psyché et de l'Eve de la Genèse, il décrit le mythe comme un arbre qui croît partout, en tout climat, sous tout soleil, spontanément et sans bouture. [17] Mais, puisque, comme il le dit aussi, rien de ce qui est éternel et universel n’a besoin d’être acclimaté, nous nous trouvons à la croisée du général et du particulier, si ce n'est du particulier pris pour général. [18] Baudelaire accentue en outre l'extension de son propre mythe en le théologisant. Il ne s'agit pas seulement de la découverte de l'absolu, ou de la connaissance provenant du déchirement existentiel induit par le péché, pas seulement de la connaissance du mal et par le mal ni même du clivage entre Dieu et diable, et ciel et enfer dont toute son œuvre porte la marque. Cette double postulation reparaît ici comme un principe de déchiffrement du fond universel. En fait, quoi qu'il en soit de ce que Baudelaire peut croire ou ne pas croire relativement à la question religieuse, ses repères de pensée sont théologiques. Il semble même qu’ils ressortissent de la théologie la plus orthodoxe qui soit, en particulier lorsqu’il s’agit du péché et du diable, et que celle-ci finit par constituer pour partie son langage.
Mais il y plus encore. Cette convergence en devient pour le coup en partie forcée et cet essai parvient bien autrement encore à élargir le mythe baudelairien à la mesure du concept Wagnérien. Il se trouve en effet dans ce texte une assertion assez bizarrement articulée, et pour autant particulièrement significative, où l'on pourrait soudain entendre un ton étonnamment proche de celui d’un Dostoïevski : Comme le péché est partout, la rédemption est partout, le mythe partout[19]. Au mythe près, on croirait entendre là le prêche de quelque Zosime sur le pardon et sur la rédemption. Etrange rapprochement qui n’est évidemment que de coïncidence, mais de coïncidence significative. Il se trouve que quelques lignes auparavant, Baudelaire a écrit que Tout est mythe. A bien l'entendre, le seul mythe qui soit susceptible de l'intéresser serait donc celui du péché et de la rédemption. Non seulement tout est mythe, mais tout serait ce mythe. Une mythe universel et qui finirait par être le seul qui soit susceptible de rendre compte de l'expérience existentielle et de la faute. Il est cependant probable que le mot lui-même n’a pas le même sens chez le compositeur et chez le poète. Pour le premier, il s'agissait du terme générique par lequel se désignait une profusion de récits singuliers du même type. Pour le second, il s'agit du seul qui l'intéresse. Il est fort possible aussi que la généralité qui en résulte ne soit pas non plus la même. Au reste la première version de ce texte posait : Comme le péché est partout, le Rédempteur est partout, le mythe est partout. Qu'on ne s'étonne donc pas de la référence précédente à Dostoïevski. Comme le dit encore le poète, rien de plus cosmopolite que l'éternel !
Voici bien, comme le posait Philippe Lacoue-Labarthe, un effet de la christianisation de Wagner par Baudelaire. Ce développement a pourtant quitté son propos. Je ne puis croire en particulier que la prose critique que constitue cet essai sur Wagner désacralise le lyrisme, - ou matérialise le spirituel,- en y inscrivant la métaphysique au cœur des choses et de la chair, quand ce ne serait que parce que la poésie, la vraie, ne sait faire autrement que partir du cœur des choses et de la chair. Cela n'empêche pas, comme l'écrit le philosophe, que le Wagner de Baudelaire ne soit pas Wagner ou encore que le poète réécrive ou, comme il le dit écrive Wagner. [20]
Ce parcours a donc fait passer d'une proposition limpide : il me semblait que cette musique était mienne, à une sorte d'appropriation de la conception wagnérienne du mythe. Il semble du moins indéniable que l'intensité de l'émotion musicale du poète ne suffit pas à rendre compte de son entente du propos wagnérien. Baudelaire, en fait, s'est reflété bien moins dans le miroir que lui tendait le musicien, que dans celui qu'il a construit à partir de lui.
Alors s'entend mieux la différence de timbre de son essai et de la Rêverie de Mallarmé. Il s'agit bien de leur distance critique respective en effet, mais, alors que Mallarmé tient le musicien à distance, Baudelaire, dans une soumission apparente, surprenante, se sert de lui pour se rapprocher de ses arcanes propres. Je ne sais pas si ces détours sont parfaitement licites du point de vue de la seule critique, mais je ne suis pas sûre non plus que Baudelaire n'ait pas fait quelque don munificent à Wagner en déployant théologiquement le déchirement de Tannhäuser ou de Lohengrin.
Lukacs, cité par Adorno, évoquait le risque de tomber dans la platitude par profondeur[21] et Adorno, très sévère à l’endroit de son omission de l’histoire, soupçonne la mythologie de Wagner de mener au conformisme, à force de ruptures non seulement avec elle, mais avec la transcendance et avec ce qu'il appelle la simple facticité sur une scène où agissent ensemble hommes et Dieux. [22] Une fois le substantiel devenu résidu, le compositeur aurait donc été renvoyé à des sujets qui n’auraient eu trait ni au réel, ni au surnaturel, ni même au naturel proprement dit. Si donc les propos de Baudelaire relèvent de quelque felix culpa, cette dernière aura été d'enrichir à la fois Wagner et ce que l'on sait de Baudelaire.
[1] - Lettre à Richard Wagner, Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p.1205.
[3] - [3] - Op. cit. Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris, p. 1213.
[4] - Ibid. p. 1206 et 1214.
[6] - Op. cit. Mon Cœur mis à nu, XXX : Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total ? Douze ou quatorze lieues (sur le diamètre), douze ou quatorze de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle provisoire. P. 1290
[7] - Op. cit. Fusées, p.1251
[14] - Op. cit. Salons de 1846, De M, Ary Scheffer et des singes du sentiment », p. 932-933.
[15] - Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta (figures de Wagner), Christian Bourgois éditeurs, collections détroits, 1991, p. 83.
[22] - Cf. op. cit. p. 157.