Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Philippe Beck

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (nous vous « autorisons » à ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je voudrais être d’accord, mais « action politique méta-poétique révolutionnaire » peut dire bien des choses. Ce qui m’intrigue le plus est l’idée d’une action révolutionnaire sur le poème, si le « méta-poétique » désigne un effet de la politique sur la poésie. Le cercle vicieux est le suivant : en inquiétant et reposant aussi les manières de dire (de penser), la poésie peut révolutionner (renverser) les dispositions humaines (la disponibilité à dire-penser et faire), mais ce qui rend possible un tel effet du poème sur les êtres, c’est l’action politique. Or, si la force des poèmes réels dépend de la politique qui la conditionne, alors ils sont privés de force propre. Il est préférable qu’une poésie ne dépende pas d’une politique préalable. La force politique exploratoire du poème en langue (certains continuent de la dire prophétique) exclut que ce poème dépende d’une politique déjà explorée, d’une administration des manières d’être et de parler. C’est une façon de vous dire que tout poème est futur ; il refait le politique sans remplacer la politique.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui, mais là où croît « ce qui sauve », le péril croît aussi... Le « salut par le poème » est bien dangereux, et certains « révolutionnaires » d’aujourd’hui (ils le sont au moins en théorie) font du poète le prototype du tyran... C’est leur façon de masquer le danger de la figure du philosophe-roi (ou du sauveur-philosophe)...

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Baudelaire peut dire cela, parce que l’idée du poème, c’est l’idée d’une pensée en langue. Or, aucun être humain ne peut mettre un pied devant l’autre, et déjà se lever le matin, sans formuler un peu son élan, et ses nécessités de faire et d’agir : il doit les penser en rythme. (Une phrase sans rythme ne donne aucun élan.) L’idée de la rigueur vivante ou du sentiment des nécessités de vivre est égale à l’idée de la poésie. Un être qui se coupe de l’idée de la poésie se coupe de la nécessité de vivre, de penser sa vie en langue. Après tout, la langue est l’élément de toutes nos décisions : l’air même de nos déterminations.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Non seulement nous rampons, mais tout a commencé dans la reptation : la danse même est d’abord une danse de reptile, un élan à terre. Nous évoluons au ras du sol. Le chant est rampant.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Cf. 1) et 3).

 

 

 

 

 




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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

 

  1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (nous vous « autorisons » à ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

 

Il me semble tout d’abord, puisque vous m’y « autorisez » aimablement, que mon accord diamétralement opposé tient en ceci qu’idée et poésie ne font pas bon ménage. Oscar Wilde disait, à peu près ceci : qu’une idée qui n’est pas dangereuse ne mérite pas d’être appelée une idée. Il avait diablement raison. Mais, Wilde étant d’une grande légèreté, j’aimerais l’alourdir d’une salutaire mesure de Leontiev : « Toute grande idée, portée avec esprit de suite et partialité jusqu'à ses ultimes conséquences, non seulement peut devenir meurtrière, mais même suicidaire. »

C'est ce que Mikhail Boulgakov souligne si bien dans son admirable pièce Adam et Eve, la meilleure des idées (moralement) trouvera tôt ou tard son savant qui, pour la mettre en pratique, y ajoutera son arsenic...

C’est au nom des idées que Platon chasse les poètes de sa cité « idéale ». Comme le disait si justement Christian Gabriel/le Guez Ricord, le risque du poète c’est d’être nommé poète par ce monde, que le grand ON anonyme et politique dise : celui-ci est un poète, il parle aux oiseaux, il rêve, il divague, ça ne nous concerne pas…

En paraphrasant T.S. Eliot et en le complétant, très humblement, je dirais que : le poète de premier ordre à pour souci l’existence, le poète de deuxième ordre s’en détourne pour la littérature et la politique.

L’action poétique doit faire percer la « voix méconnue du réel » pour reprendre le titre de l’excellent livre de René Girard car, comme l’écrivait Malcolm de Chazal dans La Vie filtrée : « le poète est un réaliste dans le plus haut sens spirituel du terme »… Quand politique et littérature sont deux modes compatibles de fictions, les deux mamelles des civilisations qui s’élèvent sur le corps moribond de la « vie vivante » (le grand poète que fut saint Jean Chrysostome aimait à répéter cette apparente  tautologie: « la vie vit » !). Elles forment, selon moi, ce que précisément, vous nommez le « simulacre », en prétendant former le corps ultime et vivant, insurpassable, de la « réalité ». En visite à Paris Anna Akhmatova écrivait alors qu'à l'époque : « la peinture avait écrasée la littérature ». Une large partie de ce qu’on nomme aujourd’hui art contemporain à depuis largement écrasé la peinture. Comme les hommes en politiques ces forfaitures s’écrasent dans une avancée perpétuelle pour s’emparer de la première place et des honneurs. Ce qu’ON nomme le progrès… Or : « si le progrès est la mort de la poésie, quel est donc le poète qui ne se rendrait pas coupable de réaction ? ». Telle est la très pertinente question de Vladimir Weidle dans Les Abeilles d’Aristée.

La poésie écrasée la première continue de vivre, car elle est (a toujours été) la plus proche de la source vive. Et dans les ultimes renversements elle sera à nouveau première, avec tous les derniers. Sans action politique…

Pour ne parler que de quelques uns de ceux pour qui j’ai une grande affection, qu’ont donc gagné ses poètes à leurs rêveries ou actions politiques, Alexandre Blok, Maïakovski, Khlebnikov, Alexandre Wat, Pier Paolo Pasolini… ? Sinon gagner pour certains un supplément d’âme à travers la souffrance…

Et Pound ? Magnifique, poète absolu… Il a choisi un camp, s’est affilié, affidé à une idéologie. Certes pour combattre des idées qui n’était pas moins laides que celles du totalitarisme italien de l’époque mais, ce faisant, il a déchu de « l’état de poésie » qui est réfractaire à tout arraisonnement.

Hölderlin écrivait : « La philosophie est un hôpital pour poète malade ! », littérature et politique en sont d’autres et de nombreux corridors obscurs les relient entre eux…

Et qu’ON ne me dise pas qu’une autre politique est possible ! Parole fausse ! Parole gONflée d’illusions, de couardise et d’hypocrisie.

Le politique gère les nécessités et les contraintes, rien qui concerne la poésie. Là où il y a nécessité il ne saurait y avoir vertu disait saint Jean Damascène. Et, bien sûr, pour le poète il ne peut s’agir de la vertu au sens platement et communément moral. Vertu au sens héroïque d’une métanoïa, d’une discipline ascétique de rédemption :

Garde le grand secret des poètes mon fils : hais la littérature. Ecris pour expier. Ecris pour éclairer. Ecris pour espérer. Ecris pour corriger ta vie. N'aie aucune indulgence littéraire pour tes péchés. Au lieu de pécher, écris. (Lanza del Vasto)

La langue politique est toujours une trahison de la poésie… Les poètes conséquents le savent, la tâche essentielle de la poésie c’est, comme le dit encore de nos jours la poétesse Nadia Tuéni, « à chaque fois recréer le langage ». Non la langue ou une langue mais le langage, le commun langage des hommes ; le divin langage unificateur, une langue universelle pacificatrice, ardemment désirée et recherchée par Khlebnikov, « alphabet de l’esprit », langue stellaire, langage exempt de tout soupçon, le langage qui nous rouvrira à la joie d’une « terre à surréel » (A. Robin) dont nous sommes exilés. Le langage usuel est une mer gelée. La poésie peut être l’art de manier la hache afin de briser cette glace !

Quand au pendant démoniaque du langage édénique ce serait le verbiage dégradé et autoritaire analysé par Zinoviev dans Les Hauteurs béantes : la langue générale universalisée… La parole fausse décryptée par Armand Robin.

Propagande, publicité, communication tous ces langages de la contrainte ont détourné les méthodes poétiques (meta-hodos, haute voie : parabole, oxymore) pour en faire des techniques, des techniques politiques. Nommer ce n’est plus dès lors faire jaillir l’étincelle de l’intelligence sensible, de l’esprit, ce n’est plus illuminer le cœur c’est, au contraire, vampiriser, épuiser la sève, le sang, la moelle… C’est bien ce que Daumal désignait comme « poésie noire ».

Révolutionnaires et contre-révolutionnaires se tiennent aux coins opposés du même mouchoir de poche. Des historiens de la Révolution française ont analysé ce qu’ils nomment les « mots masquant » de la Terreur, une des idées des Lumières étaient de créer à partir d’une langue « épurée » un langage spécifique et technique quand Joseph de Maistre dans Du Pape théorisait, lui, cette idée qui fera florès : avec les mots on peut tordre les faits afin de les conformer à une pensée spécifique… C’est aussi de cette période que date l’idée de littérature au sens moderne. Pierre Michon relève qu’avec les Lumières naît la volonté des écrivains de devenir des « abbés » laïques. C’est là la racine de cette prétention à être « auteur », c’est-à-dire a accaparer une autorité auto-proclamée. C’est un retour à une forme de sacralité, d’intouchabilité supérieure, celle des scribes et des docteurs de la loi qui étaient scandalisés par Jésus, l’analphabète qui « parlait comme ayant autorité ». Ceux-là sont, selon Denys l’Aréopagite, pathologiquement influencés par les lettres de l’alphabet, les lignes et les syllabes sans substance. Or (encore une paraphrase) : « il est vraiment insensé et inqualifiable de vouloir poétiser en prêtant son attention aux seuls mots et non à l’essence et à l’objet des termes» (saint Denys). La poésie est une écriture inspirée, fulgurance et jaillissement qui percent la croûte des récits fictifs et mensongers, elle n’est pas une « langue sacrée » mais elle n’est pas, non plus, une langue « utilitaire ». « Les lettres » ne sont ni du monde des dieux ni du monde des hommes disait encore Guez-Ricord. L’essence des mots se tient dans le monde intermédiaire, « imaginal », ‘alam al-mithâl. C'est aussi ce que la mystique juive nous apprend, le monde angélique est un immense corpus dont les divers organes sont lettres ET anges... Entre le pur alphabet des incorporels célestes (ultrastellaire) et l’alphabet des corps terrestres. Ils sont de nature angélique… Comme les anges ils sont des miroirs noétiques. Ils arpentent dans un circuit spiroïdal les espaces autour du climax divin, ils dansent un ballet de lumière quintessentielle autour du nom primordial (tel que révélé par Dante) : I

« Au pire », si vous voulez, pour être en harmonieux désaccord avec Recours au poème, je dirais que la poésie est une contrévolution angélique ! Ce n’est pas une « idée » c’est une vision (theoria) !

 

  1. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui. Et plus qu’actuelle perpétuellement vraie. Le poète russe Apollon Maïkov l’exprimait ainsi (et ces vers sont ceux que Dostoïevski, autre connaisseur cordial des ténèbres où luit la lumière, aimait à dire et méditer souvent) :

Ne vois pas à l’entour que malheurs et désastres,
Plus profonde est la nuit, plus brillants sont les astres ;
 

Au désert est le plus grand danger, y demeurer est le plus court moyen d’être sauvé…

C’est avec des mots et des idées que le père du mensonge tente le Christ. Idées et mots de désir, de pouvoir, de subjugation, de magie, de domination… Regardons bien ce dialogue, le meurtrier depuis le commencement fait œuvre de sophiste et de publicitaire, il vante ses camelotes avec des mots luisants, il donne dans le discours, dans la logique. Les réponses cinglantes de celui qui jeûne dans le silence depuis quarante jours (et qui est LE Logos !!) sont des aphorismes, des mots cinglants, des mots d’humilité et de fidélité, des phrases d’éveil !

Pendant longtemps, pour de nombreux gnostiques, le Christ fut le Christos Angelos, le premier des anges, l’Ange du Grand Conseil, l’Ange de la Face… Alors dans cet épisode biblique nous nous trouvons face à la lutte de l’Ange de Dieu devenu homme avec l’Ange de Dieu devenu diable… Symbolos versus diabolos.

La poésie est un contact avec le cœur d’or des mots, et son expression, si tant est que cela soit possible… Et ceci à tout à voir avec le cœur de l’homme. Car, souvenons-nous bien que ce n’est pas ce qui entre par la bouche de l’homme qui le souille mais toute parole qui monte de son cœur et sort de sa bouche …

Au Ve siècle saint Macaire d’Egypte nous donne la description la plus complète et la plus juste et définitive qui soit de ce champs de bataille internel qu’est le cœur de l’homme : « officine de la justice et de l'iniquité », vase qui contient tous les vices mais aussi « Dieu, les anges, la vie, le royaume, la lumière... »

 

Les mots, eux, sont des toxiques…

Je connais le pouvoir des mots,
Je sais la toxine des mots.

Maïakovski

 

Comme tant de toxiques, leur pure essence est salvatrice !

 

  1. « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

 

Je vous renvoie, si je puis me permettre à l’épisode du désert mentionné dans ma réponse précédente… et affirmer que je la place même Au-delà !

Dans la très belle églogue qu’il m’a fait l’honneur d’écrire pour mon premier recueil de poème, Alain Santacreu écrit ceci:

« La poïesis est une pratique d’extraction de la pensée. Son but, l’apathéia, la pureté du cœur, ouvre la voie à la contemplation spirituelle, la theoria. Le poème porte au plus haut avènement de la prière, l’art de se déprendre de cette partie passionnelle de notre âme qui nous empêche de devenir des anges. » 

Ceux qui « ne se connaissent pas », les « sages », les philosophes ratiocineurs platement rationalistes nous rétorquerons sûrement par le vieil adage de « ce monde » : « qui veut faire l’ange fait la bête. » Retournons l’un des leurs pour leur affirmer qu’il vaut mieux être « un ange insatisfait qu’un porc satisfait » ! Et leur rappeler qu’ils ont choisi eux aussi l’une des légions « angéliques » puisque, selon la perspicace analyse du père Paul Florensky, Lucifer est « entendement pur »…

Pourtant, il faut l’affirmer avec José Lezama Lima : « Personne, jamais, ne peut se consacrer à la poésie. La poésie est quelque chose de plus mystérieux qu’un métier auquel on se consacre. » Et, ajoutons, plus même qu’un « sacerdoce ». Car, ainsi que le note avec une grande justesse Pacôme Thiellement dans un essai à propos de Lezama Lima : « il y a une poéticité qui dépasse de loin le seul exercice de la poésie, un état pléromatique de la poésie… que l’on ne peut atteindre que dans une rare et précieuse ascèse. En retour cette ascèse ne produit pas du vide, mais une profusion d’images vives et surprenantes. »

 

  1. Dans L'école de la poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

 

Il y a là, à mon sens, un terrible mésusage des mots… Mais, que faire ? Déjà L’Ecclésiaste statut sur le fait qu’il est des domaines où les mots sont usés… Ferré parle ici le langage de l’individu. Or, comme le disait l’excellent Jean Carteret : « l’individu n’est que la constipation de l’être ». T.S. Eliot lui disait, en substance, ceci : la poésie n’a rien à voir avec l’émotion ou la personnalité, elle est un échappement hors de l’émotion et de la personnalité. Aussi n’est-il donné de la connaître qu’à ceux qui savent ce que sont l’émotion et la personnalité et ce que signifie s’en échapper. Aucun lien avec l’individu si ce n’est à l’image du lien entre une matière livrée aux flammes et la fumée qui monte au ciel.

Qu’est-ce donc que la poésie contemporaine ? Contemporaine de qui et de quoi ? Du grand « manie - tout » globalisé, du doux commerce et de son sabir anglo-technique, des guerres « propres » et des alibis écolo-nomiques ? « Le temps ricane entre nos mots, toutes nos paroles s’affolent » disait Armand Robin. Le poète conséquent est bien plus contemporain de Bertran de Born, de Pound ou de Nerval que de « son » époque. Ossip Mandelstam questionnant Dante. Suarès évoquant l’expérience de sa « rencontre » avec Dostoïevski… En « état de poésie » il n’y a ni passé ni avenir mais une éternelle hémorragie de présent pour le dire avec les mots de Christian Bobin.

« Je en suis pas « avant », je ne suis pas « pendant », je ne suis pas « après ». Je suis nomade et non-contemporain. Je suis avec vous tous, mais en nuée » (A. Robin) dit le poète… Et Léon Bloy d’ajouter : « je ne suis pas un contemporain et je n’ai jamais été chez moi. Alors… Zut ! »

Le poète engagé, donc contemporain lui, est déjà littéraire (enragé). Anecdote révélatrice : Sovriémiennik, « Le Contemporain », journal fondé par Nekrassov est sans doute le premier à porter ce titre… En son sein, les poètes engagés ont semé tous les germes de l’alchimie totalitaire, ces trichines microscopiques d’une espèce inconnue jusque là et qui étaient « des esprits doués d’intelligence et de volontés », ainsi que l’intuition le révélait à Dostoïevski. C’est ce mode de contamination qui est également suggéré dans le texte d’une belle et crépusculaire sauvagerie poétique de Witkievitcz, L’Inassouvissement.

Je pourrais renvoyer encore à T.S. Eliot cité plus haut ou bien le dire avec Daumal : « Ici petit poète, évoquant, libéré selon le rythme, là Grand Poète, provoquant, libre selon le Mot Total. »

Il y aurait une « poésie de combat » ? Je crois, malheureusement, qu’il en est alors comme de tous ces ridicules « gouvernements de combat » qui se succèdent et qui, en définitive, ne combattent qu’une seule chose : la vérité.

Et « l’école de la poésie » ? Sise à quelle adresse ? Et contre qui devrions-nous donc nous battre ? Qui désignera l’ennemi à abattre ? Les vertueux professeurs professant doctement ? S’il faut, tout de même, filer la métaphore guerrière suivons donc Daumal, encore :

« Et moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n’ai pas d’autre monnaie dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ? Je parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre régnera dans la chambre de l’éternel vainqueur. » (La Guerre sainte)

Le même écrivait (et incidemment professait qu’il n’y a pas en poésie d’enseignement, si ce n’est intérieur):

 

« Je ne suis pas venu au monde
Pour combattre mon ombre,
Ni pour trouver un jour mes poings
Becquetés par les faisans. »

(La Nausée d’être)

 

C’est ce que je poétise personnellement en « bataille internelle » et que j’illustre par les paroles de Carlo Michaelstaeter : « guerre aux mots par les mots » !

Ramper ou se battre ? Y-a-t-il jamais eu poème plus renversant, plus saisissant que la prière de la victime pour son bourreau ? Poème basé sur cet unique modèle : « Père, pardonne leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font »… Ce chant psalmique est celui de l’eso-anthropos dans le cœur. L’individu en est incapable.

Là, ça rampe ou ça se bat ?
Sont-ce bien les termes du « débat » ?

Si, en état de poésie le poète se bat, c’est alors, et seulement, le combat avec l’ange…

 

 

  1. Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

Il semblerait qu'avançant en terme de connaissances et de savoirs purement rationnels et factuels nous ayons perdu de vue le sens de ce qu'est ontologiquement la poésie, aussi subtilement intelligent soyons-nous.

Que la première partie de la question émane d’un philosophe (poète malade selon Hölderlin, « de la peste » selon Haldas) qui s’est accommodé de régimes politiques fort variés tout au long de sa carrière ne me surprend pas et éclaire, partiellement, ce que je tentais d’exposer dans ma première réponse. En forme de boutade je pourrais répondre : « pour désosser les philosophes » (R. Daumal) et retourner la question : désormais, pourquoi des philosophes ? Pour servir d’alibi aux émoluments d’universitaires (populaires, ou pas…) en mal d’audience et pour fourbir les mots ensorcelés de concepts mortifères aux politiques et publicitaires de tout poil ?

Laissons la question s’évaporer dans l’air délétère des vaines cogitations et, sans laisser advenir nulle oiseuse réponse, poursuivons…

Le grec poïesis signifie faire. La poésie est faire, mais un faire qui ne se limite pas à l'acte, qui le précède et l'excède. Le poète est celui qui échappe à l'idolâtrie du faire (comme produire-reproduire), de l'acte, de l'événement. La poésie n’est pas téléologique mais eschatologique. Et l’eschaton est là. Le « changement c’est maintenant » ? Non. Pitoyable ! C’est un retournement ridicule et maléfique de la réalité inscrite dans l’Evangile de saint Jacques : « Le jugement est maintenant. »

La Création appartient à Dieu, qui est le seul « auteur », étymologiquement celui qui à l'autorité. Les scribes et les docteurs, « ceux de la lettre », usurpateurs de l'autorité, sont saisis par la puissance véridique du Verbe de Dieu incarné en un homme qui devait, selon les déterminismes de « ce monde » être un ignorant. Or, il parlait « comme ayant autorité ». Le poète est celui qui remonte à l'arkhei non pour concurrencer Dieu et se faire « dieu » ayant autorité mais pour seconder l'oeuvre, il est, ainsi que l'affirmait Tolkien, « créateur en second ». Le poète est l’ignorant… Le voyant-aveugle, aveugle comme l’est l’amour puisque amor ipse intellectus. Une poésie « révolutionnaire », réellement, c’est celle qui peut faire retour au langage originel, à l’or pur des mots, au dire-de-Dieu. « Le silence est la demeure du verbe. Le silence donne de la force et du fruit au verbe. Nous pouvons même dire que les mots sont faits pour découvrir le mystère du silence d’où ils viennent. » (Henri Nouwen).

Il faut enjamber et Babel et la Chute, échapper à l’épée flamboyante de l’ange et conquérir l’état d’avant le bois de la connaissance… « Le monde défait par le verbe sera aussi sauvé par le Verbe » (Merejkovsky). Il s’agit bien de « salut » : « Dès qu’un mot se révèle cadavre, les hommes qui ne dorment pas doivent se sauver de lui. » (A. Robin), de désenvoûtement, d’échapper au pouvoir ensorcelant de la langue (Wittgenstein). 




Ecrire en situation mauricienne (2) : Manifeste pour l’émergence d’architectures mentales alternatives

 

Ecrire en situation mauricienne (2) : Manifeste pour l’émergence d’architectures mentales alternatives*

 

Le poète, « enfanteur » de formes en devenir, est responsable du renouvellement des architectures mentales de la société dans laquelle il évolue. Dans la situation insulaire postcoloniale de l’île Maurice, où 250 ans de colonisation ont donné lieu à des schémas de pensée durablement externalisés, la formation d’une épistémê endogène est un enjeu de taille pour soutenir une démarche ontologique. La piste d’une « herméneutique créatrice » est ici proposée …

« Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer », regrettait Jean Marie Gustave Le Clézio dans son discours du Nobel[1]. Constat d’impuissance d’un auteur enfermé dans une « forêt de paradoxes », pris entre l’envie d’« agir, plutôt que témoigner », et l’écho d’« une voix [qui] lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères »[2]

Pourtant, depuis le mouvement surréaliste on a pu prendre conscience de la formidable ressource que constitue l’imaginaire. Dans son Manifeste du surréalisme (1924), André Breton affirmait que « si les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter […] »[3]. L'imaginaire : non pas ce rêve stérile, cette chimère dont se désole Le Clézio, mais plutôt un « dynamisme instauratif » pour l'écriture poétique, comme l’affirme Michel Beniamino[4].

L'enjeu est d’abord individuel. Face au « conformisme malsain et face au populisme réducteur de la culture marketing qui fige les imaginaires dans la simplification », que dénonce le poète mauricien Sadek Ruhmaly[5], l’écriture poétique est un acte de puissance. De « souveraineté », dirait Georges Bataille. Grâce à la poésie, l'auteur est libéré de sa « forêt de paradoxes », il devient l’acteur agissant de sa propre expérience dans le monde. A condition toutefois de mettre en valeur les potentialités ontologiques de l’écriture, et pour cela de restaurer la part active de l’imagination dans ces processus.

La conception philosophique occidentale n’admet que deux sources de connaissance : « la perception sensible, fournissant les données que l’on appelle empiriques » d’un côté et de l’autre « les concepts de l’entendement, le monde des lois régissant ces données empiriques », observait Henry Corbin[6]. Entre ces deux catégories de la pensée, la place est restée vide. Elle a été dédaigneusement abandonnée à la poésie, poursuit Henry Corbin, comme étant celle de l’imaginaire… Considéré de façon péjorative comme ne pouvant sécréter que de l’irréel, du merveilleux, de la fiction. D’où, corrélativement, le préjugé attaché à la poésie et aux arts en général, qui passent pour n’être « pas ˮsérieuxˮ puisqu’ils ne constituent pas des instruments de connaissance »[7].

La pensée soufi en revanche a accordé une large place à la notion d’« imagination active » (ou « agente »), qui possèderait une fonction cognitive, voire noétique[8] propre, celle de nous « donne[r] accès à une région et réalité de l’Etre qui sans elle nous reste fermée et interdite »[9]. Héritée des platoniciens de Perse tels que Sohravardî (1155-1191) ou Mollâ Sadrâ Shîrâzî (1571-1640) cette imagination active ne doit « surtout pas être confondue avec l’imagination que l’homme moderne regarde comme ʽfantaisieʼ et qui ne secrète que de l’ʽimaginaireʼ »[10] avertit Henry Corbin. Il faut donc parler ici non pas d’« imaginaire », mais d’« imaginal », car l’imagination agente apparaît au même titre que l’intellect et les sens, comme un « organe » de connaissance ou plus exactement, de « pénétration ». Elle est la fenêtre ouverte sur un mundis imaginalis dont les réalités intellectives, les animae caelestes, apparaissent sous la forme d’apparences sensibles perçues imaginativement, par exemple la connaissance se manifestant sous la forme symbolique de lait ou d’eau[11].

L’imagination active ou agente donne ainsi la possibilité d’une exégèse spirituelle (ta’wîl) qui reconduit le symbole à sa source. En vertu de ce procédé du ta’wîl, l’imagination ne construit pas de l’irréel, elle dévoile le réel caché[12]. « Là où est présent le monde des Animae caelestes, il y a des récits symboliques ; là où il est absent, il n’y a plus que du roman »[13]. D’où la relation particulière de la poésie au mundus imaginalis, en tant que mode d’écriture permettant une herméneutique des formes suprasensibles. « La rose rouge provient de la gloire de Dieu; qui désire contempler la gloire de Dieu, qu'il contemple la rose rouge », s’extasiait le calligraphe irakien Yahya Ibn Mahmud Al-Wâsitî au 13ème siècle.

Pas de rupture donc, entre l’imagination active des soufis et la rêverie poétique des poètes insulaires décrite par Michel Beniamino, qui réaffirme avec Gaston Bachelard qu’« il y a activité de l’imagination quand il y a tendance à passer au niveau cosmique »[14]. En plus de constituer « une manière pour la conscience de se représenter le monde et de lui donner un sens », l’imagination peut constituer un  « principe liant » entre l’être et le cosmos, grâce auquel « le moi rêvant peut atteindre une complicité avec le cosmos »[15]. Dans son étude de la poésie réunionnaise moderne, Michel Beniamino montre comment l’imagination devient « dynamisme instauratif » : en instaurant un rapport spécifique au monde, l’imaginaire poétique vient « conforter la volonté ontologique d’identité du sujet », c’est-à-dire lui permettre de se saisir à la fois en tant qu’être et en tant que membre d’une collectivité originale au sein de son île[16].

L’enjeu est donc aussi social, et se révèle essentiel dans les îles en situation postcoloniale. Subramani a démontré la nécessité pour les pays du Pacifique de développer des épistèmê locales, en effectuant une prise de distance épistémologique vis-à-vis des discours occidentaux qui prétendent de façon hégémonique décrire « comment le savoir est conçu, construit, codé et communiqué »[17]. La théorie littéraire est un autre facteur inhibant la création et dont il convient aussi de se déprendre, souligne pour sa part Christophe Hanna, parce que reposant « sur un certain nombre de concepts qui ralentissent de façon conservatrice l'émergence de la nouveauté en entretenant compulsivement le retour du même »[18]. En effet, les théories littéraires vont évaluer les littératures émergentes à l’aune d’œuvres existantes érigées en corpus-étalon, de sorte qu’elles « ne sont capables que de reconnaître ce qu’elles ont prédéfini »[19].

Ce qui est en jeu pour l’île Maurice, c’est la production d’« architectures mentales alternatives », pour reprendre les termes de Sadek Ruhmaly, selon le processus décrit par Subramani qui consisterait à « offrir une façon de se déprendre des paradigmes critiques occidentaux pour développer un langage propre de la critique » et d’« établir les conditions par lesquelles [les auteurs insulaires] peuvent renouveler leur pensée et l’articuler différemment »[20].

Il s’agit d’ouvrir la voie vers « d'autres modes de pensée et d'autres organisations possibles du monde » afin de « restituer les possibilités de l’exploration ontologique pour l’auteur »[21], malgré l’absence d’un réservoir d’épistémologies autochtones comme il peut en exister dans d’autres régions par exemple en Océanie. Il s’agit aussi, comme le propose le poète mexicain Heriberto Yépez, d’établir « un contrepoids aussi bien symbolique que pratique au discours dominant »[22]. Ce contrepoids ne se situerait pas tant dans l’exercice de la critique, que dans l’acte de « créer de nouvelles relations entre le langage et la pensée. Dans la pratique, cela signifie des tâches aussi simples que de créer de nouvelles paroles, phrases, idées, pour défier le système régnant de valeurs »[23].

Telle est la responsabilité du poète, ce « nomade qui va à la rencontre de ce que la lumière révèle à la recherche de l’architecture invisible de l’être », comme le proclamait le Canarien Manuel Padorno (1933-2002). Car « lorsque l’heure d'un autre sonne le glas des formes éculées, le poète, loup-garou des imaginaires, enfante toute une nuée de formes en devenir », affirme comme en écho Christophe Corp[24].

Le poète est l’engendreur par excellence de cette « nuée de formes en devenir », dans la mesure où l’activité poétique, montre Michel Collot, est productrice d’une infinité de formes mentales possibles, en raison de la médiation particulière qu’elle effectue entre les trois termes que sont l’auteur, le monde et le langage. Michel Collot métaphorise le rapport entre ces trois pôles avec le motif de l’horizon[25]. L’horizon, en constituant une articulation, sans cesse mobile, entre ce qui est perçu et ce qui ne l’est pas, régit à la fois le rapport au monde (l’horizon du monde perçu), la constitution de l’être (le monde intérieur de l’individu) et la pratique du langage (l’espace du texte lui-même). L’horizon de l’écriture constitue ainsi à la fois un principe de structuration et un principe d'ouverture, d’« indétermination structurante », qui lui confèrent une fonction herméneutique[26]. Ce principe prend une importance accrue dans les îles, où l’horizon est déjà pourvoyeur d’un rapport particulier au monde. L’horizon insulaire est circulaire, et il faut pour s’en assurer une élévation – tant physique que symbolique – ce qui, de fait, dote les insulaires d’une « structure mentale particulière » dans leur mode d’accès aux idées, observe le poète canarien Juan Carlos de Sancho[27].  

Une ligne d’horizon circulaire, mais aussi un processus original de genèse, font du milieu insulaire un creuset privilégié pour l’émergence potentielle de modes de pensée originaux spécifiques. Selon Gilles Deleuze, l’île serait par excellence le lieu propice aux processus d’ontogénèse du fait de son rôle instigateur de l’élaboration créatrice. Le mouvement de création (la production imaginaire de l’île) suit le mouvement de sa production géologique, surgie du fond des mers : « ce n’est plus l’île qui se crée du fond de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à partir de l’île et sur les eaux » [28]. A partir du territoire insulaire s’opère un processus de re-création, « non pas le commencement mais le re-commencement », l’île étant « le minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine, le noyau ou l’œuf irradiant qui doit suffire à tout re-produire »[29].

Dans ce processus d’ontogénèse à deux temps, le deuxième temps suppose que le premier soit nécessairement compromis, « re-nié » dans une catastrophe[30]. Cette catastrophe, en l’occurrence, c’est l’éradication de la pensée endogène par la colonisation, l’externalisation forcée des modes de pensée, que dénoncent aussi bien Juan Carlos de Sancho pour les Canaries, que Subramani pour les îles du Pacifique. Ce constat d’une externalisation des schémas de pensée est valable pour Maurice également, même si les Mascareignes n’ont pas connu de peuplement précolonial, contrairement aux archipels des Canaries ou du Pacifique.

Aux Canaries, comme dans toutes les autres îles ou archipels où la colonisation a éradiqué les traces du peuplement aborigène et où « l’effort cacique a consisté à reproduire les modèles économiques, sociaux et urbains du continent »  les poètes ont dû « inventer leur île »[31]. La recherche d’identité s’est réalisée en réaction à l’emprise coloniale, par des artistes qui ont dû « se charger de construire l’imaginaire insulaire en partant de zéro »[32].

Pour l’heure, il semble que le processus de re-création insulaire chez les auteurs mauriciens contemporains s’effectue principalement, selon Magali Nirina Marson, par un recours obsessionnel à l’Histoire, qui les pousse à « re-présenter » leur terre natale sur le mode du « ressassement » dans une sorte de supplice de Sisyphe indocéanien, la répétition d’une « Histoire-blessure »[33]. Magali Nirina Marson relève chez des auteurs tels qu’Ananda Devi une dimension créative de cette poétique constituée de « traces génériques métissées »[34]. Ce « bricolage » de textes d’archives et de résurgences mythologiques donne lieu à un « tissage multiforme des références » alliant l’oralité traditionnelle à l’Histoire et aux textes sacrés du Mahâbhârata ou du Coran[35].

La poétique du ressassement qui sature le discours littéraire mauricien conduit, non à l’élaboration de nouvelles formes de pensée, mais à la production d’une poétique « déréalisante », caractérisée par une évasion fictionnelle, « la poétique l’emportant sur le politique, l’illusion littéraire sur le réel »[36] observe Valérie Magdelaine. Le ressassement d’histoire victimaire peut se donner à lire comme un outil de restauration identitaire chez les auteurs, comme le souligne Magali Nirina Marson[37]. Toutefois, cette langue littéraire  se borne à dénoncer les violences sociales liées à la cohabitation des cultures, sans décrire les mécanismes de leur production ou de leur reproduction. Evitant surtout de problématiser leur rapport à l’ethno-politique, – signalant les symptômes sans énoncer la cause –, elle se contente d’euphémiser et n’engage pas de questionnement ontologique, de démarche de fondation[38]. Cette poétique déréalisante, qui fonctionne sur le mode du ressassement, freine le processus ontologique dans la création littéraire, marquant à l’inverse « une phase supplémentaire de l’évidement de l’être insulaire » [39].

Dans cette situation d’« obscurcissement de la perspective ontologique »[40], et dans la perspective de créer de nouvelles architectures mentales en dépassant le piège d’un ressassement de l’Histoire, Mircea Eliade fournit la piste d’une « herméneutique créatrice » [41], intéressante pour un contexte multi religieux comme celui de Maurice. L’exégèse des textes sacrés anciens ou étrangers donne à explorer des univers spirituels « submergés » et des situations existentielles « inconnues ou difficilement imaginables pour un lecteur moderne »[42]. Elle représente « un effort pour comprendre des modes d’être et des significations attachées à des religions inconnues ou autrement inaccessibles ». Elle permet aussi de dévoiler des significations qu'on ne saisissait pas auparavant, ou de les mettre en relief de telle sorte « qu’après avoir assimilé cette nouvelle interprétation la conscience n'est plus la même »[43]. A ce titre, l’herméneutique devient « créatrice » dans la mesure où, propose Mircea Eliade, l’exégèse des textes sacrés permet de « nourrir, stimuler ou renouveler la pensée » et d’aboutir « à la création de nouvelles valeurs culturelles » [44].

L’herméneutique créatrice, ainsi érigée en « technique spirituelle susceptible de modifier la qualité même de l'existence »[45] dans la lignée de la conception soufie du ta’wîl, conforterait la production d’« architectures mentales alternatives ». Démarche cruciale pour procurer à la poésie son plein potentiel d’acte interventionniste dans l’espace public, capable d’enclencher une reconnaissance, en amont au sens cognitif du terme, en établissant des catégories nouvelles de pensée susceptibles d’accroître la lisibilité des textes devenus identifiables, et en aval au sens politique du terme, en permettant la diffusion de ces formes nouvelles dans l’espace public[46].

Ardent défenseur d’une pensée archipélique comme nouveau mode de rapport à l’horizon du monde, Juan Carlos de Sancho anticipe « le bonheur que produiront les nouvelles idées »[47]. Ses Unités Fugaces nous projettent dans un espace-temps ultérieur où le poète, ce « sculpteur onirique », cet « architecte des mots »[48], sera le garant d’une (re)fondation des grands idéaux humanistes : «  sur une table désordonnée et planétaire, l’architecte des mots dessine, sur les plans fascinants de la poésie silencieuse, un nouvel Univers spectaculaire »[49]. Enrichi de cette perspective noétique, l’âge d’or est non plus passé mais à venir, lorsque d’« Immenses Cosmogonies et Théories rendront à la terre son imagination et sa fécondité »[50].

 

Quatre-Bornes, île Maurice, le 12 février 2015.

 

(*) C’est au poète mauricien soufi Sadek Ruhmaly que nous devons cette expression des « architectures mentales alternatives ».

 

 

 

 

 


[1] Jean Marie Gustave Le Clezio, « Dans la forêt des paradoxes », Conférence prononcée à l’occasion de la remise du Prix Nobel de littérature, le 7 décembre 2008 à Oslo.

[2] Ibid.

[3] André Breton, Manifeste du surréalisme, Éditions du Sagittaire, Paris, 1924, p. 4.

[4] Michel Beniamino, L’imaginaire réunionnais, Editions du Tramail, Saint-Denis de La Réunion, 1992, p. 12.

[5] Conversations facebook avec le poète.

[6] Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste : de l'Iran Mazdéen à l'Iran Shî'ite, Buchet-Chastel, Paris, 1960, p. 8.

[7] Mircea Eliade, La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Gallimard, Paris (pour la version française), 1971, p. 113.

[8] Etude et développement de toutes les formes de connaissance et de création qui engendrent les connaissances de la Terre (définition du Littré).

[9] Henry Corbin, op. cit., p. 8.

[10] Henry Corbin, op. cit., p. 106.      

[11] C’est dans ce mundus imaginalis que se produisent les expériences visionnaires et les révélations divines, où ont lieu les gestes des épopées mystiques. Henry Corbin, op. cit., pp. 12, 151.

[12] Henry Corbin, op. cit., p. 38.

[13] Henry Corbin, En islam iranien, tome IV, Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, Paris, 1991, p. 98.

[14] Gaston Bachelard, cité dans Michel Beniamino, op. cit., p. 13.

[15] Ibid.

[16] Michel Beniamino, op. cit., p. 12.

[17] Subramani, « Emerging Epistemologies », in Actes du colloque « South Pacific litteratures, emerging litteratures, local interest and global significance, theory politics, society, Noumea, Nouvelle-Calédonie », Nouméa, Nouvelle-Calédonie, 20-24 octobre 2003. URL : http://www.usp.ac.fj/fileadmin/files/others/vakavuku/subramani.doc

[18] Florent Coste, « Poésie et espace public », recension de Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Questions théoriques, Paris, 2010, publié en ligne le 25 mai 2011. URL : http://www.laviedesidees.fr/Poesie-et-espace-public.html

[19] Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Questions théoriques, Paris, 2010, p. 37.

[20] Subramani, « The Oceanic Imaginary », The Contemporary Pacific. vol. 13(1), 2001, p. 152.

[21] Catherine Boudet, « La responsabilité sociale de l'auteur », Le Mauricien du 29 janvier 2013. URL : http://www.lemauricien.com/article/la-responsabilite-sociale-l%E2%80%99auteur

[22] Heriberto Yépez, « Domesticación de la escritura », UIC Foro Multidisciplinario de la Universidad Intercontinental, no. 22, octobre-décembre 2011, p. 7.

[23] Ibid. Ainsi, « créer des livres dont la structure soit clairement divergente des structures de la télévision, par exemple, est un grand succès », explique Heriberto Yépez.

[24] Christophe Corp, « Editorial », Souffles n°70(236-237) « Le chant infini des métamorphoses », 2012, p. 10.

[25] Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, Presses Universitaires de France, Paris, 1989, nouvelle édition 2005, p. 5-6.

[26] Ibid.

[27] Juan Carlos de Sancho, cité dans Catherine Boudet, « Anthologie de poésie canarienne : ontologie visible pour archipel inventé », Recours au poème n°51, 22 mai 2013. URL : http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/anthologie-de-po%C3%A9sie-canarienne-ontologie-visible-pour-archipel-invent%C3%A9/catherine-boudet#_ftn10

[28] Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes », in L’Île déserte et autres textes, Textes et entretiens 1953-1974, Editions de Minuit, Paris, p. 12.

[29] Ibid., page 16.

[30] Ibid., page 16.

[31] Juan Carlos de Sancho, « La isla inventada », La Máquina del tiempo, 2007. URL : http://www.lamaquinadeltiempo.com/algode/canarias.htm.

[32] Ibid.

[33] Magali Nirina Marson, « Le ressassement ou la poétique de l’essai répété dans les littératures indocéanes », Loxias n°37, 2012, p. 7. URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7214.

[34] Magali Nirina Marson, « Les littératures ‘indocéanes’ : laboratoire et paradigme du bricolage générique et de la création littéraire », Loxias-Colloques, 2013. URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=430.

[35] Ibid.

[36] Valérie Magdelaine, « Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises ? », Glottopol n°3, janvier 2004, pp. 149, 162.

[37] Magali Nirina Marson, « Le ressassement ou la poétique de l’essai répété dans les littératures indocéanes », op. cit., p. 11.

[38] Catherine Boudet, « Ecrire en situation mauricienne : l’obscurcissement de la perspective ontologique », Recours au poème n°51, 22 mai 2013. URL : http://www.recoursaupoeme.fr/essais/ecrire-en-situation-mauricienne/catherine-boudet#_edn19

[39] Magali Nirina Marson, « Le ressassement ou la poétique de l’essai répété dans les littératures indocéanes », op. cit., p. 12.

[40] Catherine Boudet, « Ecrire en situation mauricienne : l’obscurcissement de la perspective ontologique », op. cit.

[41] Mircea Eliade, op. cit., p. 108.

[42] Mircea Eliade, op. cit., p. 109 et 111.

[43] Mircea Eliade, op. cit., p. 108.

[44] Mircea Eliade, op. cit., pp. 108, 112-113.

[45] Mircea Eliade, op. cit., p. 108.

[46] Florent Coste, op. cit.

[47] Juan Carlos de Sancho, Las Unidades Fugaces, Anroart Ediciones, Madrid, 2008, p. 21.

[48] Ibid., pp. 16 et 39.

[49] « En una mesa desordenada e planetaria, el arquitecto de palabras dibuja, sobre los fascinantes planos de la poesia silenciosa, un nuevo y espectacular Universo » (notre traduction). Juan Carlos de Sancho, Las Unidades Fugaces, op. cit., p. 39.

[50] Ibid., p. 21.

 




Au sujet de « Paul Celan, écrire pour rester humain »

 

La chaîne Arte nous a gratifiés d’un documentaire sur une œuvre réputée difficile. Ce n’est pas si fréquent. D’où sans doute la bienveillance de la presse à l'égard de ce travail.

Même pour le lettré, l’image animée présente l’avantage de donner corps à l’auteur. Elle a aussi permis de poser un grain de voix sur Éric, le fils du poète dont on savait qu’il a contribué à l’admirable publication de la correspondance de ses parents. Plus que Paul, pour qui les archives sont rares, c’est son discours qui m’a procuré le plus d’émotion car, dans chacune de ses hésitations, passait un silence, un silence très troublant qui n'était pas que le sien. En contrepoint, les explications de Bertrand Badiou éclairaient cette poésie indissociable du contexte historique de son écriture.

Hélas, les réalisateurs, à travers la voix off qui faisait le lien, ont procédé à de gênantes simplifications. La plus grossiere est de faire de Celan un soixante-huitard. Sa correspondance avec Ilana Shmueli, entre autres, montre un haut intérêt pour les événements de mai, mais l’attitude qu’il observa alors fut très circonspecte.

L’organisation du film pose elle aussi problème à cause de la continuelle hésitation entre le déroulement chronologique et l’approche thématique, conduisant à des allers retours assez déroutants pour qui ne connaîtrait pas parfaitement l’histoire des années 1938-1970.

Que dire en outre de l’absence de toute carte ? Cela aurait efficacement montré les ballottements politiques auxquels la Bucovine a été soumise, recouvrements et morcellements territoriaux et familiaux qui ont éprouvé Celan dans sa jeunesse et se retrouvent dans la conduite de son écriture.

Sur le sujet de la déportation de sa famille, le film insiste à juste titre mais permettez-moi de ne pas partager non plus l’orientation très pathétique que résume l’expression rester humain du titre, faisant de Celan un survivant au pied happé par la tombe. Des lectures de poèmes sont ainsi illustrées (historiées) avec des images des camps de la mort. Cela revient à appauvrir la problématique très riche du poème, réduisant celui-ci à une évocation historique morbide. Ce n’est pas rendre service à cette poésie que d’en faire un symptôme de plus de la Shoah.

L’approche qui est faite de la maladie mentale de Celan me semble tout aussi choquante. Contrairement à ce qui est d’usage pour d’autres auteurs comme Artaud, elle est traitée comme une perturbation post traumatique. Il eût été plus pertinent de la voir comme une réponse à des situations (l’accusation de plagiat, l’accueil mitigé du groupe 47,...) qui furent autant d’impasses ingérables par un homme à la sensibilité sur-développée.

C’est cette sensibilité de pythie qui fait que le drame personnel de Celan a si fortement résonné, on le sait, avec un drame civilisationnel. Il s’agit d’un homme qui se retrouve avec la langue de ses bourreaux pour seul héritage. Dans les lignes qui suivent, je m’appuierai surtout sur le recueil Partie de neige, traduit et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, que j’ai relu après avoir vu le documentaire.

L’homme que montre la poésie de Paul Celan est moins blessé que nu. Un homme sans étayage, développant une ascèse excluant tout ce que la culture donne comme charpente. Réduit à des privatifs, un « je » commence à s’affirmer :

Pas lavé, sans maquillage

Ce « je » est privé des atours linguistiques nécessaires à toute expression de soi. Impossible référence, impossible rhétorique : les vers de Celan sont les pierres jetées par Deucalion pour faire renaître un monde. Nous sommes bien loin du primitivisme et de l’ensauvagement prônés par la contemporaine Beat generation. Car il s’agit ouvertement de construire, de construire une langue qui dise la vie, qui aide à quitter les limbes où rodent encore les mots dressés à tuer (ceux de la L.T.I). D’autres vers (p 34) évoquent un locuteur difforme, « sué », comme une dégoulinure, et comparé à un fou masqué. Masque de bois, matière morte, mais le dernier mot du poème est « reverdi » (begrünt). C’est cela, la poésie de Celan est moins pathos que « reverdie », élan vers la vie.

L’être qui parle, isolé, perdu, est à la recherche d’un « tu » :

 

Je pars, je pars avec les doigts
de moi,
 

pour te voir

Rencontre du monde, mais par le truchement d’une langue régénérée :

 

Le phare pense
pour le ciel à une
étoile, (...)

 

Pour (re)créer cette langue, Celan avait lu des traités de chimie, de physique, de biologie, de nautisme, d’astronomie. Renouant avec les savants poètes, comme Empédocle, qui examinaient le mystère du monde avec le mystère de l’être. Sensible aux rythmes et aux secousses de l’infiniment petit et de l’infiniment grand...

Plusieurs fois dans le documentaire, Paul Celan lit, dans cette solennité sans rhétorique. Ce n'est jamais monotone. S’entend une horloge, ni régulière ni chaotique. « Rebégayer » le monde (Partie de neige, p27).

« Rester humain » ? Redevenir humain.

 

Voir l'émission ici : https://www.youtube.com/watch?v=C4oo1kg8Ta8




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (3). Réponses de Lucien Wasselin

 

1 - Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (nous vous « autorisons » à ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            Cette idée me convient si l'on accorde au mot politique son sens étymologique (qui vient du latin politicus et du grec ancien -que je n'arrive pas à transcrire sur mon ordinateur- et qui signifie en bon français qui a rapport à la cité et aux affaires publiques). Il va de soi que je méprise les politiciens et la vile politicaillerie… Et si l'on accorde au mot méta-poétique (forgé pour l'occasion, me semble-t-il ?) un sens parallèle à celui donné traditionnellement au mot métaphysique à partir de la compilation des écrits d'Aristote ( = qui vient après la physique)… Méta-poétique donc : ce qui vient après la poétique qui n'est que l'ensemble des règles et  des formes qu'imposent l'usage et l'idéologie dominante à ceux qui veulent faire œuvre de poète (du poète du dimanche au poète reconnu et encensé par la société…) Je n'oublie pas ces mots prononcés par Aragon, le 23 avril 1959 à la Mutualité à Paris : "Je ne me laisse pas cantonner à une forme, puisque en aucun cas je ne considère la forme comme une fin, mais comme un moyen, et ce qui m'importe, c'est de donner portée à ce que je dis, en tenant compte des variations qui interviennent dans les facultés de ceux à qui je m'adresse…" 1 La poésie doit contribuer à changer le monde, elle est donc une action… Ces vers, extraits du poème La poésie est une arme chargée de futur, de Gabriel Celaya m'accompagnent depuis toujours : "Maudite la poésie qui fut conçue comme un luxe / Culturel par tous les neutres / Ceux qui font la sourde oreille, ceux qui gardent les mains propres, / Maudite soit la poésie dont pas un mot / Ne s'engage, s'engage et compromette".

 

1. Aragon, Il faut appeler les choses par leur nom. In J'abats mon jeu. Co-édition Les Lettres françaises-Mercure de France, Paris, 1992, pp 166-167.

 

 

2 - « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

            J'avais oublié l'existence de cette formule d'Hölderlin ! Il semblerait que ces mots traduisent une vision hégélienne du changement où toute action provoque son contraire ; ce qui serait une "belle idée dialectique" affirment certains pour mieux mettre en pièces le raisonnement d'Hölderlin : car la dialectique ne s'arrête pas à la négation de la négation puisqu'un quatrième temps existerait… Mais foin de philosophie car je ne suis pas un spécialiste. Je préfère revenir à Aragon qui cite Philippe-Auguste Jeanron en exergue de son Épilogue des Communistes : "L'avenir, la victoire et le repos ne nous appartiennent pas. Nous n'avons à nous que la défaite d'hier et la lutte de demain". On peut aussi (re)lire Thomas Kuhn qui explique les révolutions scientifiques par un changement de paradigme, le nouveau paradigme n'étant opératoire que le temps de rencontrer une anomalie externe qui ne trouve pas d'explication dans le nouveau cadre conceptuel… Alors oui, dans le cadre de cette réflexion, l'affirmation d'Hölderlin me paraît toujours d'actualité. Il faut donc être vigilant, rien n'est jamais acquis à l'homme, les solutions ne sont pas éternelles : seule la lutte est éternelle !

 

 

 

3 - « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

            Je répondrai à côté de la question, juste à côté. Les maîtres du monde, les donneurs d'ordres comme on dit (même pas des politiques, mais des marchands, des banquiers, des boutiquiers d'envergure !) ont fait en sorte (avec la complicité de leurs laquais que sont les politiques) de décerveler le consommateur : plus les revenus de ce dernier sont faibles, plus il désire les biens qui sont sur le marché et bien souvent inutiles ou frivoles. Le pain passe après (il y a des associations caritatives pour distribuer gratuitement les surplus alimentaires !) Et la poésie passe après le pain. C'est-à-dire qu'elle n'est jamais resservie. Pourquoi le serait-elle puisque la télé est poétique, le dernier chanteur à la mode dégoulinant de poésie comme tout coucher de soleil qui se respecte ?

 

                         

4 - Dans L'école de la poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

            Ramper ou se battre… J'essaie de rester debout (là encore, je me souviens de ces mots, de Dolores Ibárruri cette fois : "Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux".) Ce qui implique de se battre car on perd à coup sûr si l'on ne se bat pas. Gagne-t-on ? Pas sûr ; mais au moins on aura essayé, même si les forces en face de nous disposent de moyens que nous n'avons pas (capitaux, contrôle de la presse écrite et audiovisuelle dans sa grande majorité, etc). L'hydre bancaire contrôle tout...

 

 

5 - Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

            Si Heidegger a bien repris l'expression, la primeur en revient à Hölderlin qui l'a formulée ainsi "Pourquoi des poètes en temps de crise (déjà !) ou de détresse (selon les traductions) ?" Nous vivons une époque de confusion : dans le grand nombre de ceux qui se prétendent poètes, peut-être y en aura-t-il quelques-uns qui penseront la crise / les crises (celle du langage, celle du rapport au monde, celle de l'économie, celle de la politique…) ? Et apporteront un peu de clarté ? Il est remarquable que dans l'Histoire ce soit aux époques de crise que la poésie ait été la plus populaire. La politique (subordonnée à l'économisme ambiant) est devenue une machine à broyer l'espérance, à broyer les citoyens qu'elle oppose artificiellement (les hommes aux femmes, les jeunes aux vieux, les chômeurs aux travailleurs, les manuels aux intellectuels, les croyants aux athées, etc) alors que la véritable opposition réside dans la division de la société en classes. L'heure n'est pas à la résignation qu'appellent de leurs vœux les maîtres du monde… Il n'est pas étonnant qu'Aragon, dans ce qui sera son dernier recueil, Les Adieux, ait intitulé un poème "Hölderlin". J'y relève ces vers : "Je t'appelle à mon secours dans l'épais taillis du siècle / Donne-moi ta main longtemps pour écouter le silence" et "Cette flamme à transformer l'homme" qui s'oppose quelque peu à ces jeunes qui "poussent du pied sans y penser les dernières braises / Maintenant tout est clair qui fut ténébreux / Et manifeste au rendez-vous que jamais ne viendra personne". Nous reste alors à transmettre, en toute lucidité, le flambeau…

 




Le panier de poésie du Marché, chez Recours au Poème éditeurs

 

 

Tout beau tout frais, le panier !
Les livres de juin 2015

 

 

Jacques Ancet, Petite suite pour jours obscurs, collection Contemporains (recueil inédit)

 

 

 

Ming Di, Livres des sept vies/Book of seven lives, traduit de l’anglais (Chine) par Marilyne Bertoncini, collection Ailleurs

 

 

 

Gérard Bocholier, Les chemins tournants de Pierre Reverdy, collection L’Atelier du Poème

 

 

Cécile Vibarel, Sentinelles du silence, collection Poètes des profondeurs.

 

 


 
Pour se procurer un de ces livres, suivre ce lien :

 

Les livres numériques Recours au Poème éditeurs peuvent être lus par tout le monde, avec et sans liseuse ou tablette. Un simple ordinateur suffit. On se les procure à l'unité, sur le site. On peut aussi s'abonner en bas de page à des tarifs très avantageux pour le lecteur (moins de 4 euros le livre) et recevoir entre deux et cinq livres chaque mois.

 

 

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (2). Réponses d’Antoine Emaz

 

1) Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je crois à l’action politique incarnée au quotidien, pratique, dans le milieu du travail. Un poète n’est pas seulement un écrivain ; il a aussi, le plus souvent,  un métier, un salaire à gagner, une famille… bref c’est d’abord un bonhomme comme tout le monde. Et comme tout le monde il doit prendre sa part dans des luttes qui n’ont rien de poétique mais qui visent tout de même à, sinon « changer la vie » du moins la rendre un peu plus vivable. Pour moi, cela a été l’engagement syndical. Ensuite, la poésie. Oui, elle est révolutionnaire, si on veut, au bout des ricochets. Elle dit le désir baudelairien de « la vie en Beau », au bout du bout. Mais pour moi elle est d’abord là comme pour faire l’état des lieux, des forces, voir où on en est et ce qu’il reste de résistance ou de révolte. Pas plus, pas moins, sans illusion mais sans être prêt du tout à accepter, se résigner, s’habituer, laisser courir. On pourrait dire que la poésie est là pour appuyer où ça fait mal, pas pour chanter des lendemains pour personne. C’est aujourd’hui que ça se passe, c’est aujourd’hui qu’il faut tenir. Et ce n’est pas facile, évidemment.

 

 

2) « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Non, je n’ai pas envie d’aller « cap au pire » en espérant que cela le fera accoucher du meilleur. Je ne crois pas au salut, seulement à la lutte, encore une fois lucide, c’est-à-dire limitée mais tenace. Et en ce sens la poésie est fragile autant qu’indestructible. Elle est dans son rôle en maintenant un espoir maigre pour une époque vaseuse avec trop peu de ciel. L’insurrection grandiose dans les mots ne m’intéresse guère, mieux vaut un tract ou être dans la rue ; par contre il me semble essentiel de veiller à la veilleuse et d’entretenir les outils, voire d’en inventer ; ce qui n’est pas possible aujourd’hui peut l’être demain.

 

 

3) « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Clairement oui, même si l’image est un peu forte, autant que celle de Reverdy comparant la poésie à l’air envoyé dans la cloche du scaphandrier. Mais c’est bien de cet ordre, pas seulement pour l’auteur, pour le lecteur aussi. La poésie écarte les murs, ou, si l’on préfère, permet de respirer un peu plus au large à l’intérieur de la cage. Elle est un espace de liberté intérieure indispensable.

 

 

4) Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Je ne sais pas : vivre – écrire m’a toujours semblé être de l’ordre du combat, et on se bagarre avec les mots, aussi. Mais je n’écraserais certainement pas ceux qui rampent : dans des conditions difficiles, c’est encore un mode de progression. Pour ce qui est du chant, il y a un fragment de Char que j’aime bien dans « Feuillet d’Hypnos », son carnet de résistance : « Aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions. » Notre époque n’est guère chantante, il faut l’avouer, mais cela ne veut pas dire que la poésie soit aphone. Pour moi, qu’elle continue de parler doit suffire, en « un temps de manque », pour reprendre Hölderlin que vous citiez.

 

 

 

5) Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Même si cela ne se voit guère selon les critères d’utilité publique de la société actuelle, la poésie est nécessaire, au même titre que les autres arts et la culture en général. On peut imaginer un monde sans art, on peut même penser que certains s’emploient à le réaliser, et pas seulement  des fanatiques religieux. Ce serait un monde de l’asservissement et de l’aliénation généralisée. Il me semble que la bêtise et la violence ont déjà largement assez leur part ici et maintenant pour que la poésie soit légitime comme une antidote possible, un « espace du dedans » où la personne peut librement s’interroger sur elle-même, le monde, la langue, la beauté… Autrement dit vivre vrai, au-delà des masques et des jeux de rôle, au-delà d’une langue et d’une pensée éteintes, d’un « divertissement » à n’en plus finir.

 

 

 




De mots… à vous (6). Ginsberg & Kerouac : de l’importance de s’écrire et de se lire quand on est amis (et accessoirement écrivains)

 

La première pierre de l’amitié entre les deux hommes, qui se rencontrent six mois auparavant, est posée par Allen Ginsberg : c’est à la prison new-yorkaise du comté du Bronx en août 1944 que Jack Kerouac lit la lettre que son nouvel ami lui a envoyée depuis son dortoir à l’université de Columbia. Malgré leur jeune âge (Ginsberg l’étudiant a dix-huit ans et Kerouac le rebelle vingt-deux), les deux camarades se révèlent être des correspondants mûs par une verve et une culture littéraire étourdissantes, déjà dignes de leur statut futur de géants de la Beat Generation. Leurs goûts et leurs lectures vont bien au-delà de ce qu’on leur avait appris à l’université : ils dissertent sur Dante, Stendhal, Yeats – « sa voix est comme une chambre d’échos » écrit Ginsberg –, Shakespeare, Malherbe, Racine – « le Shakespeare français » dit Kerouac, qui lit « ces temps-ci comme un fou. Il n’y a rien d’autre à faire. C’est une des activités auxquelles on peut se livrer quand le reste n’est plus intéressant, je veux dire, quand tout le reste ne s’avère plus digne d’intérêt ».

Comme avec pratiquement tout ce qui provient des archives Ginsberg, nous devons la lecture des lettres échangées entre lui et Kerouac à son vieil ami et biographe Bill Morgan, qui, avec l’aide de l’éditeur David Stanford, a réalisé le fabuleux Jack Kerouac and Allen Ginsberg: The Letters (Viking, 2010). Quant à la traduction française de soixante-douze de ces deux cents lettres (sur les centaines qu’ils s’écrivirent), publiée quatre ans plus tard par Gallimard, nous la devons bien sûr au génial Nicolas Richard, car qui, à part le traducteur de Woody Allen, Nick Hornby, David Lynch, Richard Powers et Thomas Pynchon (pour ne citer qu’eux) aurait pu venir à bout de tant d’effervescence linguistique ? Vingt années de correspondance bouillonnante, truffée d’extraits de travaux en cours, de poèmes, de critiques littéraires, échange épistolaire grandiose dans lequel on assiste tristement au déclin de Kerouac (« C’est trop, trop près de la mort, la vie. », « on peut disparaître facilement... être complètement oublié... se décomposer comme une tache dans la saleté... », Kerouac), et avec joie à l’ascension de Ginsberg (qui, au contraire de son ami qui le dénigrait, a porté le mouvement Beat). Dans ces lettres, Ginsberg (peut-être sous l’emprise de substances hallucinogènes) se révèle souvent plus métaphysique et « illuminé » que Kerouac, même si tous deux déploient là une prose épistolaire d’une richesse et d’une qualité extraordinaires.

Ces lettres transcendent les biographies de Ginsberg et Kerouac et sont probablement les documents les plus révélateurs de leur amitié tumultueuse et de leur carrière littéraire. Leur maturité intellectuelle s’y révèle époustouflante : ces deux-là avaient déjà leur voix, ils le savaient, et ils savaient aussi qu’ils seraient célèbres un jour (même si leurs échanges montrent combien ils rongeaient leur frein). D’ailleurs, Kerouac a écrit, dans une lettre à Lawrence Ferlinghetti, le 25 mai 1961, après avoir « passé ces deux journées à classer d’anciennes lettres [...] des centaines de vieilles lettres d’Allen, de Burroughs, de Cassady, de quoi te faire pleurer [...] Un jour « Les Lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac » feront pleurer l’Amérique », et il avait raison.

Même s’il est possible que les lecteurs possédant déjà un bagage Beat viennent à apprécier ce livre davantage que ceux qui en sont dépourvus (il apporte un éclairage important sur les circonstances de l’écriture et de la publication de leurs livres), cet ouvrage mythique se lira aussi bien sans connaissance préalable du mouvement Beat, tant il est stimulant intellectuellement, mais il demande tout de même d’aimer la littérature et les discussions littéraires. En effet, ces lettres se dévorent comme un roman construit autour des coulisses de la Beat Generation (dont elles remettent l’héritage en contexte) et de la vie trépidante et pleine de rebondissements de ces deux enfants spirituels de Walt Whitman que sont Kerouac et Ginsberg, jeunes écrivains en recherche d’éditeur et de reconnaissance, de New York à San Francisco, en passant par Tanger, le Mexique et l’Europe (« Suis passé par Vienne, Munich, semaine à Paris, puis arrivé ici à Amsterdam, dors par terre chez Gregory. Scènes de dingue en Hollande — c’est une ville extra — tout le monde parle anglais, ils ont des bars pour poètes hipsters, des bars bop, des magazines surréalistes qui publient des poèmes de Gregory et vont faire paraître des critiques de Howl, Route et des trucs de Burroughs y seront publiés », Ginsberg), sans parler de toutes sortes de substances intoxicantes dont ils étaient friands pour aiguiser ou émousser leurs perceptions, selon leurs besoins créatifs du moment. Ces deux amis totalement affranchis des codes et des discours socioculturels de l’Amérique de l’époque, avides d’expériences nouvelles, s’offrent, avec intelligence, compassion et générosité, des conseils de lecture, des critiques de leurs travaux respectifs, des poèmes, et s’épaulent sur la voie difficile de la publication (on en apprend beaucoup sur l’industrie du livre aux États-Unis et sur le monde de l’édition d’alors). Ils avaient faim de succès, d’attention, réclamaient d’être reconnus, y compris par l’Establishment de l’époque. « Je suis perdu. Si mon livre ne se vend pas, que puis-je faire ? », écrit Kerouac à son ami, et Ginsberg n’a de cesse de lui répéter : « Continue à écrire ».

Leurs discussions reflètent également une époque (après-guerre, post-Hiroshima, guerre froide), dont ils prennent le pouls (« la société est une erreur. [...] je ne crois pas du tout en cette société. Elle est néfaste. Elle s’effondrera. Il faut que les hommes puissent faire ce qu’ils veulent. », Kerouac), ainsi que les angoisses causées par une société américaine sclérosée (« l’histoire c’est le peuple qui fait ce que ses gouvernants lui disent de faire. La vie c’est ce qui permet l’émergence des désirs, mais pas le droit de les assouvir. », Kerouac), la lutte de ceux qui, non normatifs et « fous » – de la vie et des mots – essaient d’y exister en dépit des stigmates, et l’incroyable résilience culturelle de ceux qui n’ont pas coulé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec la Beat Generation, pas d’être battu, mais de s’être battu, complètement nu, l’âme mise à nue, pour le droit d’exister et de s’exprimer artistiquement et surtout tel que l’on est. Ginsberg et Kerouac rêvaient d’un monde pour tous, pour les décalés, les rejetés, les follement beaux et les magnifiquement fous (« Elle a aussi trouvé que j’étais « bizarre » parce que je n’avais pas de boulot », Kerouac).

Leur alliance créative, qui se renforce au cours de cette correspondance, allait constituer un pivot autour duquel graviteraient tous les écrivains de la Beat Generation. En entrant par le biais de ces échanges dans la tête de ces deux prodiges, on assiste à la genèse des stupéfiants Howl et On the road, publiés respectivement en 1955 et 1957. « Dis-lui bien que j’ai enduré la pauvreté, la maladie, le deuil et la folie, et que ce roman tient à peu près aussi debout que moi », dit Kerouac au sujet de Sur la route, que Ginsberg, dans une lettre datée du 12 juin 1952, a critiqué avec ces mots : « Je ne vois pas comment il pourrait être un jour publié, c’est tellement personnel, tellement plein d’une langue sexuelle, tellement truffé de nos références mythologiques locales que je ne sais pas si un éditeur y comprendra quelque chose ». Il se reprend plus bas en disant que « la langue est géniale, le souffle est génial », mais il rajoute que « c’est fou (pas simplement dans le sens inspiré) mais fou dans le sens décousu », tout en promettant de relire le livre et de rédiger « une missive de vingt pages reprenant le texte section par section », avant de conlure que « le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme et qu’il doit être, sur le plan esthétique et dans l’idée de le faire publier, repris et reconstruit ». Ce à quoi Kerouac lui répond, très blessé, le 8 octobre : « Allen Ginsberg, Ceci pour te signaler à toi et au reste de la bande ce que je pense de vous. [...] Et toi que je croyais mon ami [...] Tu crois peut-être que je ne me rends pas compte à quel point tu es jaloux [...] Pourquoi espèces de sales petites merdes minables êtes-vous tous les mêmes et l’avez-vous toujours été et pourquoi est-ce que je vous ai écoutés et pourquoi a-t-il fallu que je fraye avec vous à faire le beau — quinze années de ma vie gâchées avec les fumiers de New York [...] J’ai le cœur qui saigne chaque fois que je regarde Sur la route... Je vois bien maintenant en quoi c’est génial et pourquoi vous le détestez et ce qu’est le monde... en particulier toi, Allen Ginsberg, tu es... un incroyant, un misanthrope [...] vous m’avez tous baisé [...] alors allez mourir [...] et ne venez plus jamais m’assombrir ». Heureusement, Ginsberg ne se laisse pas décontenancer par cette bile, et envoie à son ami l’analyse promise de Sur la route, couplée à celle de Docteur Sax, ainsi l’on ne sait pas vraiment quel manuscrit il loue, du moins au début de sa longue lettre : « Il me semble qu’avec Sur la route et Sax, [...] tu as trouvé un filon original dans la méthode d’écriture de la prose — méthode qui certes rappelle Joyce mais t’est cependant complètement propre, c’est ta marque de fabrique, ton style [...] la cadence orale de ta prose [...] l’imagerie langagière dont tu uses [...] est aussi de la poésie sans prétention à la fois ancienne et moderne [...] La structure de la réalité et du mythe — le principe des allers-retours— est un coup de génie [...] Ce livre est une véritable vision, la première dans la litt’ américaine depuis qui sait ? [...] Ton livre est effectivement un sacré défi [...] Tu m’as vraiment envoyé chier la dernière fois que j’ai essayé de t’aider — Avec toute mon affection, comme toujours. Allen ». Tout cela suffit pour amadouer Kerouac, qui répond un mois plus tard : « Cher Allen, J’ai relu ta lettre à de nombreuses reprises. C’est très gentil, tu es très gentil de comprendre mon écriture. Je me suis senti honoré. » Il conclut ainsi : « Ah j’adorerais te voir, peut-être à Noël selon mes projets de voyage. Salue bien toute la bande. Ton ami, Jack » Et ces extraits ne constituent qu’un mince exemple de l’expansivité intellectuelle et affective qui nous régale en lisant la Correspondance.

Sa force réside également dans le tissage : celui du lien de plus en plus serré entre les deux amis, certes, mais aussi celui des liens formés entre eux et les lecteurs, à la fois de leur œuvre et de leurs lettres, courrier qui se lit sans effort, se dévore littéralement, tout comme les destinataires les dévoraient sans doute. Tout lecteur d’une lettre n’en devient-il pas le destinataire second ? De par leur qualité littéraire incomparable, ces lettres, qui font partie intégrante de l’œuvre de leurs auteurs, représentent une immense contribution à la littérature américaine, tant elles vibrent d’intelligence, de vie, de folie, de poésie. En les lisant, nous empruntons avec émotion les ponts qu’ils ont bâtis, entre eux, mais aussi entre eux et le monde. Nous devenons tour à tour l’un et l’autre, gagnés par leur fougue, leur enthousiasme débordant pour la vie et pour tout ce qui est en rapport avec l’écriture.

Lire ce volume est une joie, car il ne contient que des lettres « idéales » : les personnalités de Ginsberg et de Kerouac y sont tellement exposées qu’on a tout simplement l’impression qu’ils sont en train de se chamailler à nos côtés. Leur compagnie vivante nous est offerte par ces lettres, chacune écrite comme s’il s’agissait de la dernière fois qu’ils s’écriraient, comme si son auteur allait disparaître le lendemain. Les sobriquets qu’ils se renvoient révèlent le lien très fort qui les unit, le plaisir qu’ils ont à s’écrire, à se taquiner, leur humour...  Ginsberg appelle Kerouac « singe », « M’sieur Krerouch »... Kerouac l’appelle en retour « jeune singe », « petit », « chinois », « pédale cosmique », « Gillette »... Ginsberg signe lui-même ses lettres « Grebsnig », ou « ton pot de colle », « ton semblable »... Cette fenêtre ouverte sur leur amitié nous électrifie, nous émeut et réchauffe nos cœurs désabusés. Tout n’est pas perdu quand il reste encore tant d’humanité... mais en reste-t-il vraiment ? Ces deux hommes sont partis... C’est pourquoi la publication de leur correspondance est un événement majeur : il célèbre les relations humaines, la chaleur de l’amitié, une certaine immortalité par ailleurs, qu’on aimerait croire que les mots permettent (« l’esprit sans corporalité », selon Emily Dickinson : « A letter always seemed to me like immortality because it is the mind alone without corporeal friend »).

L’on comprend à la lecture combien leurs échanges leur étaient nécessaires, combien leur confiance en leurs capacités créatrices en dépendaient, ainsi que leur amitié, puisque la correspondance joue le rôle crucial de passerelle, abolissant la distance physique entre les corps : elle se déroule comme la route qui mène d’un ami à l’autre et les permet de se retrouver. « Cher Jack, N’ai pas arrêté de me dire qu’il fallait que je te réponde vite énorme lettre amour charmante fleurs au ventre » (Ginsberg). L’estime et l’amitié entre eux tenait sans conteste au fil épistolaire épais qu’ils déroulaient, comme dans le cas de la plupart des relations à distance d’ailleurs. Leurs échanges constituaient une conversation ininterrompue, abolissant la distance et le temps. « Ne vois-tu pas que nous souffrons tous les deux ? Si, bien sûr, tu le vois. C’est le socle réel de notre « amitié ». La connaissance secrète de nos profondeurs réciproques », écrit Ginsberg.

En anglais il existe une expression hyperbolique pour dire qu’on ne peut absolument pas faire quelque chose, qu’on n’en a ni la possibilité, ni la capacité, qu’on y est très mauvais, incompétent : « I can’t (verbe) to save my life », « je ne peux pas (verbe) pour sauver ma vie ». Dans le cas de Ginsberg et de Kerouac, il s’agissait bien de cela, de s’écrire pour se sauver, se maintenir en vie, garder le souffle, et s’ils n’avaient pu le faire, il y aurait eu mort d’homme, car mort d’une relation, d’une amitié, et de toute inventivité, création ; extinction de la flamme, nuit noire. De nos jours, il est rare et regrettable que le feu des relations qui comptent soit suffisamment nourri par les épanchements épistolaires nécessaires. Malgré l’étendue des moyens de communication que nous avons créés, nous vivons souvent quasiment dans la nuit en ce qui concerne nos relations avec les autres, nous y voyons si peu clair que nous nous en rendons à peine compte. De nos jours, en plus du télégramme des débuts, l’on dispose d’appareils électroniques permettant à la fois de s’écrire plus souvent (donc logiquement davantage) et plus vite. Or, malgré ces facilités d’échange, on partage à la fois plus souvent et moins, du point de vue du contenu, de la quantité, et de la qualité. La générosité n’est plus qu’une peau de chagrin, et avec elle, notre parole. Le « donner sans compter » fait partie du temps où l’on s’écrivait des lettres, temps durant lequel on pouvait consacrer une journée entière voire plus à s’occuper de sa correspondance. Avec la lettre, on va plus loin que la communication simple de faits, que son mode utilitaire, puisqu’elle participe au resserrement des liens intimes. « Je t’écrirai bientôt de nouveau. M’aimeras-tu toujours ? » (Ginsberg).

Ainsi, lire ce volume est jouissif, car on y retrouve la lettre en tant que cadeau fait à l’ami : le don de soi à l’ami ; et bien sûr la lettre devient un miroir dans lequel le moi idéal est reflété, avec ses goûts, sa personnalité, ses humeurs. Il s’agit d’un moi reconstruit, selon la façon dont on veut qu’on nous perçoive à un moment donné, selon l’image qu’on souhaite donner de soi. Ces lettres sont donc des images de Ginsberg et de Kerouac, créées par eux-même : ils se présentent de la façon dont ils voulaient être perçus, et aimés ou détestés, par l’autre. Elles participent à un jeu de séduction, et le lecteur est entraîné dans la ronde. « Mon moi véritable, à savoir simplement l’homme-enfant dingue que je suis », écrit Kerouac ; quant à Ginsberg, il se définit par exemple comme étant « une pédale cosmique, c’est vrai ; si seulement tu savais dans quelle existence isolée cela m’exile en comparaison de la vision relativement saine que tu as de l’univers. »

L’on découvre un Kerouac paranoïaque, têtu, soupe au lait, cyclothymique, aimant beaucoup les enfants, la terre, le plein air, les animaux, cœur d’artichaut aussi (« Je pense que les femmes sont des déesses splendides »), et un Ginsberg obsédé par le sexe et la poésie, féru de psychanalyse, très seul, ne s’aimant point, et doutant constamment de son travail (« Ma poésie, j’en suis intimement convaincu, ne donne rien – n’a rien donné. »). Ces deux galériens du plaisir et de l’écriture avaient en commun l’hyperactivité, la générosité, l’accoutumance à la drogue, et, bien sûr, le génie littéraire. Kerouac, protégé de Robert Giroux, considérait Ginsberg comme son petit frère juif, comme un écrivain juif avant que d’être américain, ce qui blessait son ami pour qui il était tellement important d’être intégré, « assimilé » à la société américaine, en tant que poète homosexuel. Aussi débridé que Ginsberg pouvait paraître dans cette société figée, il ne l’était pas suffisamment aux yeux de Kerouac, qui lui écrit en 1948 : « Sois fou, pour une fois ». Leurs lettres remettent les pendules à l’heure et brisent les idées reçues que l’on pouvait avoir à leur sujet. Esprits indépendants, ils l’étaient, mais sans pour être totalement libres de contraintes : « Je ne suis pas logé à meilleure enseigne que toi, je ne fais pas non plus ce que j’ai envie de faire. » (Kerouac). Leur vie était souvent pénible et laborieuse, même s’ils arrivaient à vivre avec ce que leur rapportaient leurs emplois intermittents puis leurs livres, ils étaient loin de rouler sur l’or : « Si je deviens riche, nous serons tous sauvés et l’emporterons sur l’ampleur de la nuit, la rouge, rouge nuit. » (Kerouac).

Ces échanges épistolaires jubilatoires nous rappellent que d’une part la correspondance est un talent (lire les lettres écrites par Virginia Woolf, Vita Sackville-West, Marina Tsvetaïeva, etc.), et que d’autre part elle fait partie de la production littéraire des écrivains, reflétant, si elle est réussie (mais en général ceux qui aiment écrire des lettres les écrivent bien), leur vivacité d’esprit, leur talent d’observation, leur humour, leur facilité d’expression, d’argumentation, de clarification, bref, une éloquence tout à fait contraire à la vacuité, à l’apathie, ou à la paresse intellectuelles. N’oublions pas, non plus, que ces lettres ne représentaient qu’une petite partie de la correspondance que les deux amis entretenaient avec leur cercle d’écrivains (Neal Cassady, William Burroughs, Gregory Corso, Lucien Carr, Peter Orlvosky, Gary Snyder, etc.). L’on peut s’imaginer, vu l’énergie que leur lecture injecte en nous, celle qui animait les épistoliers eux-mêmes, dont l’ivresse dionysiaque et la franchise brute secoue chaque phrase. Chapeau bas encore une fois à Nicolas Richard pour sa traduction de ces lettres totalement exaltantes.

 

 

Source de la photo de Ginsberg et Kerouac, 1959 : New York Times

Sur Ginsberg, on lira ce très beau livre de Sabine Huynh : Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg
 

Un livre important, à lire absolument si ce n'est déjà fait. 

 

 




Rouge contre nuit (7), « le ciel renversé », avec Valérie Canat de Chizy et Cécile Guivarch

 

Pure sensation.

Valérie Canat de Chizy et Cécile Guivarch ont choisi de confondre leurs voix. Aucune indication typographique particulière ne permet de distinguer l’une de l’autre. D’ailleurs, il semble que les poètes ont choisi de se taire d’abord pour devenir une chambre d’écho. Le bruit des abeilles se fait alors entendre. Distinctement. À cette condition sans doute. Pour les papillons, silencieux, « ce sont leurs caresses d’ailes / dont les fleurs se souviennent ». Place à l’imperceptible, cela seul, au-devant du livre : tout ce qui peut être ainsi ressenti devient la matière de ce recueil cousu comme il est de coutume aux éditions La porte. Quelques pages pour une attention accrue à l’autre, il s’agit d’écrire à deux, et au monde. Cohérente démarche, la poésie se nourrit de l’approche légère d’un souffle, d’un regard. Le « je » alors devient impersonnel ou manifeste la conscience aigüe de ce qui peut échapper si l’on n’y prend garde. Synesthésie particulière où « tout est mêlé », les perceptions en particulier, les deux voix aussi :

 

« je te vois murmurer
ce que les fleurs savent taire »

 

Au déchiffrement, se vouer, dans l’amitié du « poème en miroir ». Le vol des papillons, des libellules, très présent dans le texte, figure la tentative menacée de percevoir. Le poème serait cette acuité particulière, ce vis-à-vis fragile où tout peut s’inscrire ou se perdre, le partage lui donne l’existence des signes d’encre. Empreinte végétale ou animale, croisée d’humanité et de nature vivante, « quiétude d’ « une feuille / sur la mousse ». Sujet qui disparaît :

 

« nous vient un jardin
parfois une forêt »,

 

ellipse du pronom « il » ou retard d’un sujet inversé qui n’en est pas un tout à fait, sur le seuil d’un poème où le pronom objet « nous » devient sujet (« nous volons presque ») : ce que le poème déclenche, c’est la perception autant qu’une saveur de « fraises », réjouissance du mot en bouche quand il entre dans le texte. Ce mouvement rejoint le « bruit des vagues » qui éveille « peut-être une sirène » ou « un trésor / dans le silence » car la « fusion » fonde l’accueil du merveilleux infime. L’animal familier, le chat, dans cette danse, murmure sa propre version (« dormir »).

Le battement d’un même cœur, celui de la terre en chacun perçu, devient le rythme du poème. Enchaînement des distiques, au milieu du livre, pour évoquer les poèmes comme une eau douce ou salée. Jeunesse à travers les rires et les enfants, leurs sauts qui les poussent à toucher le ciel de leurs secrets (« ballons dans le ciel », tête renversée sur une balançoire et les ailes, récurrentes, présentes en chacun qui regarde les nuages) là où « même l’abeille / a un bruit de fleur ». Et la page écrite du livre pour entendre se rejoindre les poèmes à deux voix comme une seule.