Du voyage et de l’illusion

 

Elle est terrible la prétention du voyageur et n’a d’égale bien souvent que celle du photographe. Revendication emphatique du vol – le voleur est un marginal dans l’acception. Voleur d’instants pour le premier ; voleur d’images pour le second. Le voyageur, c’est celui qui souhaite sortir du cadre et se tient volontairement hors-champ la tête haute pour être remarqué tout en passant inaperçu. Voyage, du latin viaticum : voie. Le voyageur se réclame de ceux qui cherchent la voie. Le chemin. Pour Nicolas Bouvier, « Le voyageur est une source continuelle de perplexités. Sa place est partout et nulle part. Il vit d’instants volés, de reflets, de menus présents, d’aubaines et de miettes… » Mythologie du conquérant ; du découvreur ; mystique de l’errance et du « sortir de soi », de la métamorphose et de la mue. Le voyageur de retour au bercail cédera aux joies de l’onanisme. On s’ausculte. On prend son pouls de profil. On éprouve le bénéfice et la plus-value spirituelle dont le parcours accompli nous aura pourvus. Le voyageur dressera une échelle de mesure d’ordre qualitatif pour caractériser ce qui distingue le bon voyage du mauvais. Sa pratique de la route, son tempérament nomade lui ont permis d’affuter sa technique du dépaysement.  Il se décrétera volontiers anthropologue. Anthropologue de cœur. C’est le fameux « Je ne sais pas voyager » doublé du « Ce voyage n’est pas une étude et ne peut le devenir ni s’approfondir » d’Henry Michaux. Une incapacité, un handicap, un manque de savoir, une ignorance qui augmenterait miraculeusement l’appréhension sensible et contrebalancerait l’analyse érudite froide. L’apprentissage par la plante des pieds  en opposition à l’étude studieuse en bibliothèque. Le voyageur le plus fin tentera d’allier le deux. Baroudeur et rat de bibliothèque tout à la fois. Il tentera de s’adonner en dilettante à cette révolution et ce décentrement du regard qu’entraîne nécessairement la démarche anthropologique. Là encore, anthropologue autodidacte, le voyageur part nonchalamment – pour ne pas dire les mains dans les poches - à la découverte de l’altérité. Bourré de certitude, il méditera et s’enivrera de ce sentiment de dépossession de soi qu’engendre toujours la « dégéographisation », sorte de succédané syncrétique du « Je suis mille possibles en moi, mais je ne puis me résigner à n’en vouloir qu’un seul » comme l’écrit Roger Bastide dans son Anatomie d’André Gide.

Un « Je hais les voyages et les explorateurs » aurait ceci d’absurde aujourd’hui qu’il reviendrait à proclamer « Je hais le monde entier ». C’est une exclamation prophétique d’avant le tourisme de masse ; où le départ et le voyage étaient l’apanage d’une minorité, où le syndrome et l’angoisse du sentier battu  n’avaient pas encore de fondement. Soubresaut chaotique et métamorphose. « Monde » inversé, renversé comme un accord à cinq sons ou comme un agrégat sonore ; retourné comme la tête d’un poulpe qu’on aurait décalotté. Au sein de toutes castes on établit des hiérarchies. Voyageur aisé ou démuni ; grégaire ou solitaire ; qui réside ou se contente de passer. Le passage ou ce rite à caractère initiatique qui permet de quérir les vertus relatives au nomadisme. Dans l’esprit du voyageur, le sédentaire est un moribond (exception faite au moribond sédentaire que l’on visite, l’altérité lui conférant par « essence » un particularisme) et le touriste un vague cousin qu’on a corrompu. Le voyageur est ce regardant qui se met en quête de ce que l’autre – l’autochtone, ce regardeur – se refuse à lui dévoiler, de ce qu’il lui camouffle. Regardant ; regardeur ; ici le touriste fait figure d’intrus pour l’un et de bénédiction pour l’autre. Vases communicants à fonds percés. Si tout m’est destiné sur le chemin, alors à quoi bon m’en aller ailleurs ?

De l’appréhension de « l’ailleurs » et de la quête de « l’authentique ». Donc.

Le voyageur cherche à se distinguer du touriste. Il ne s’agira pas ici pour lui de se divertir mais de voir, de découvrir, de regarder (de re- et garder « veiller, prendre garde à ») ; d’être le « spectateur » (du latin spectaculum : dépit) de ce qui ne lui est pas directement destiné. Désillusion du regardant face à la chose regardée ; ou tentative de redéfinition de soi (regardant) dans l’image que l’autochtone (ce regardeur) lui renvoie de lui-même. Jeu de miroir. Contrainte de lumière. Quand « l’authentique » n’est pas directement appréhendable on s’essaiera au vol à la tire. Comme on va au spectacle (au dépit ?) bien décidé à en avoir pour son argent. Voyageur pickpocket qui se targue d’avoir tenté l’expérience de ce qui se dérobe, qui prend d’autorité ce qu’on ne  lui donne pas, se gargarise de scènes de rue ; de théâtre de marché ; de comédie populaire à la terrasse d’un café dont il aura longtemps jaugé la façade de loin, évalué le degré d’authenticité intrinsèque. Ne se trouve-t-il pas ici à l’endroit et non plus à l’envers du décor ? Cette intersection à bannir (ce point brouillé, cette confusion dans l’ordonnancement des abscisses et des ordonnées) ou le regardant est susceptible d’être attendu par le regardeur ?

C’est que dans la mystique du voyageur il y a  un au-delà de l’image, un au-delà de ce qui se présente. Il existe un monde en dehors de l’image, et dans l’idée qu’il se fait de lui-même - à l’inverse du touriste - il possède ce sens inné du « sentir ». Capacité de mastiquer et d’ingérer à l’odorat ou à l’ouïe. Pourvu d’antennes mais sans outils, il cherche sous l’emprise d’une maniaquerie coquette à distinguer en bricolant tant bien que mal ce qui est « vrai » de ce qui est « faux ».

C’est l’hiver. On se retrouve en Chine seul et sans le sou ; après quatorze heures de voyage en train sur des banquettes inconfortables on se délasse emmitouflé dans sa doudoune et grelotant sur le rempart de Xi’an - du coté de la porte Sud - en grignotant des xiaochi  (petites bouchées) refroidies. On contemple ému la tour de la Cloche et la tour du Tambour. On se demande si le bonheur ne consiste pas à s’apercevoir que tout est un grand rêve étrange. A droite on aperçoit le quartier Hui (ethnie musulmane chinoise) et l’on distingue le minaret de la mosquée dont la pointe perce le smog comme une javeline. Exotisme du musulman bridé qui porte le tarbouche. Le muezzin balbutie l’appel à la prière en un arabe tonal. On a perdu son plan et ses adresses en transcription pinyin. Langage des signes. Où dormir ? Où manger ? Un voyage réussi c’est toujours un voyage à budget modeste dans la mystique de la route. « Rester debout au coin de la rue sans attendre personne, c’est cela la puissance » d’après Gregory Corso. Mystique teintée d’expiation et d’humilité chrétienne. Il faut souffrir et se démunir sur le chemin. Demain, les jambes lourdes et les doigts gourds on ira se promener dans la forêt de stèles pour rendre hommage à Segalen. Malheureux. On essaiera de contourner la madrague d’un troupeau de visiteurs et de son cicérone à drapeau. On ne songera qu’en dernier recours au Tao :

 

Sans franchir sa porte connaître le monde entier !
Sans regarder par la fenêtre voir le Tao céleste !
Plus on va loin moins on connaît.
C’est pourquoi le saint connait sans bouger,
Identifie sans voir, accomplit sans faire.

 




Il y a quarante ans, Patrick Modiano…, poème d’Anna Frajlich traduit et présenté par Alice-Catherine Carls

 

Il y a soixante-dix ans, les armées nazies commençaient leur dernière retraite avant la capitulation finale. Sous le double assaut des armées soviétiques et alliées, ils se retiraient de la Pologne, pays martyr, et de la Normandie, région dévastée par les combats.

Il y a quarante ans, sortait le film de Louis Malle, Lacombe, Lucien, dont le scénario avait été écrit par le jeune romancier Patrick Modiano. Ce film fut l’un des premiers à traiter du problème de la collaboration de certains Français sous l’Occupation nazie.

Cet automne, Patrick Modiano recevait le Prix Nobel de Littérature. Traduit dans plus de trente langues, lauréat de nombreux prix français tant qu’européens, ses origines séphardique et flamande, son éducation française, en firent un citoyen de l’Europe. Une Europe marquée par la Shoah qui lui fournit plusieurs sujets de roman. Une Europe plurielle. Une Europe non pas en noir et blanc, mais en dégradé de gris pour montrer la dérive identitaire de Lucien, de Dora, de Jean, et de tous ses personnages spoliés de leur vie par la souffrance.

Le parcours d’Anna Frajlich fait écho à celui de Patrick Modiano par ses interrogations identitaires et son devoir de mémoire. Poète polonaise née au Kirghizstan en 1942, elle quitta la Pologne en 1969 à la suite de la campagne "anti-sioniste" (antisémite), et elle vit aujourd’hui à New York. Il y a quarante ans, Anna Frajlich, après avoir vu le film de Louis Malle, rencontrait un jeune qui lui rappela l’attitude de Lucien Lacombe vis-à-vis de la souffrance: rien que la curiosité. Il en résulta le poème ci-dessous qui tisse sous nos pas les échos innombrables de ce qui fut et de ce que nous sommes. Ce poème provient du volume Aby wiatr namalować [Peindre le vent ; 1976] et est reproduit avec la gracieuse permission de l’auteur.

 

 

Rencontre avec Lacombe, Lucien

 

C’était un bon gars
il fut condamné à mort par pendaison
pour une curiosité ordinaire
pour voir comment le chant d’un oiseau
finit en râle
ou
comment le lièvre tressaute drôlement
une balle à blanc dans son ventre
il faut manger
Lacombe Lucien savait tuer
une poule du plat de la main
il voulait rejoindre la Résistance
mais la police allemande l’enrôla avant.
Le fascisme ce n’est que les bottes à tige
et les crânes rasés des femmes menées à la mort
lui portait des habits civils
il aimait une belle Juive
et lui offrait des fleurs

aujourd’hui je pourrais rencontrer
Lucien
aller prendre un verre avec lui
et danser
tu sais? – dirait-il
ma mère a survécu deux fois
à la mort clinique
je lui ai laissé aucun répit – je voulais savoir
ce qu’on pense à un moment pareil. . .
Eh bien buvons
il faut manger
alors les faibles tuent les forts
il faut être plus fort. . .
buvons.

N’ayez pas peur du petit Lucien
peut-être qu’il sera curieux
de voir comment votre chant
finira en râle.

20 novembre 1974
 

 

Traduction : Alice-Catherine Carls




La poésie de l’étoile d’Armand Gatti

 

La réédition de La poésie de l'étoile est un événement

 

Armand Gatti ne cache pas son intention : « nous préparons la guerre civile des mots »
Claude Faber

 

 

Pour moi, une certitude est une capitulation. La qualité principale de l’homme, c’est d’être imprévisible. Il faut aller à l’encontre de toute modélisation. Les normes ne conduisent qu’aux déformations de l’humain.
Armand Gatti

 

La page du livre

Claude Faber : Mais avec le métier de journaliste, tu vas multiplier les voyages, donc les trajectoires et les rencontres. Peut-on dire que cette période va te servir à collecter la matière que tu utiliseras plus tard pour tes pièces ?

 

Armand Gatti : Oui, puisque je n’ai rien oublié de ces voyages. Ils m’ont permis de mieux connaître le monde et surtout le destin des hommes. Quand j’ai découvert la Sibérie en 56-57, j’ai pris conscience de tout un continent, d’une véritable aventure humaine, faite de visages, d’immensité et de froid. Sans ce métier, je n’aurais peut-être jamais aussi bien découvert l’Amérique latine et toute cette vie qui prend souvent des airs baroques et exubérants. Prenons l’exemple du Nicaragua, j’ai une anecdote qui mériterait de figurer dans les œuvres de Garcia Lorca. Quand je suis arrivé à Managua, mes valises ont immédiatement disparu. Je suis allée au commissariat pour me plaindre et j’ai gueulé si fort qu’ils m’ont mis en prison. Les policiers m’ont dit que dans la cellule d’à côté, il y avait une petite Française. Alors moi, j’ai essayé de communiquer avec elle, mais elle ne répondait pas. Quand l’ambassadeur français est venu me chercher, j’ai appris qui était la Française. C’était une 4 CV de Renault. Il faut savoir que Somoza, le dictateur du pays, était représentant en automobiles. Là-bas, il n’y avait que des grosses voitures américaines. Or, ces monstres n’étaient pas faits pour les petites routes du Nicaragua. Il fallait voir ces scènes odieuses quand, à certains passages trop étroits ou trop mauvais, les Indiens portaient chaque voiture avec son propriétaire resté au volant. C’était d’un lugubre. Le proprio poussait la compassion parfois à descendre et marcher derrière. Pour « être aimable » avec Somoza, le gouvernement français n’avait rien trouvé de mieux que de lui offrir une petite 4 CV. Comme tout bon dictateur, il n’a pas pu s’empêcher de défiler dans les rues, vantant les mérites de son nouveau véhicule. L’ambassadeur des USA a très mal pris la chose et il est intervenu. Du coup, Somoza à la solde des Américains, s’est excusé, a traité publiquement la voiture de salope et la mise en prison. L’histoire peut sembler incroyable mais c’est vrai.

*****

Ne jamais chercher le prophète
Chercher le combattant,
Seul le combat de chaque jour invente
Seul le combat de chaque jour crée
Ne cherchez pas le prophète
Seul le combat possède le don de la prophétie.

Rosa Collective, Armand Gatti

 

                                                                                 *****

 

Une dernière chose : en acceptant la réédition numérique du livre, Armand Gatti m’a posé ses conditions : « Tu n’oublieras pas deux choses. Tout d’abord, tu parleras de Nicole Gompers. A Monaco, elle était la fille du grand bijoutier. Moi, j’étais le fils du prolo mais je l’aimais. Elle était juive. Elle a été déportée et tuée à Auschwitz. J’ai appris qu’elle était morte dans la chambre à gaz avec un groupe de 253 femmes et leurs enfants. Et on m’a rapporté que l’une de ses dernières phrases dans le camp fut « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Je n’ai jamais oublié Nicole .... Et puis je veux aussi que tu cites Makhno : Prolétaires du monde, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez y la vérité, inventez là, vous ne la trouverez nulle part ailleurs. » J’avais promis.

Claude Faber, octobre 2014

 

 

 

 

 




Janvier 2015 : Les nouveaux livres Recours au Poème éditeurs

 

Janvier 2015
Les 5 nouveaux livres Recours au Poème éditeurs

 

Bonjour ami (e) lecteur/lectrice

 

 
Les livres de janvier sont tout juste parus, au nombre de 5. Dont le livre « manifeste » de Recours au Poème, éditeur et revue.
 

 

En suivant les liens ci-dessous, vous pouvez consulter nos parutions de janvier.

Les livres peuvent être lus par tout le monde : epub ou mobi (liseuse/tabelette) ; pdf (pour qui n’a pas ces équipements).

 

 

 

Poème/Ultime recours. Anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs,
réunissant des textes d’une cinquantaine de poètes, coordonnée par Matthieu Baumier & Gwen Garnier-Duguy (collection Poètes des profondeurs)

 

 

 


Nathalie Riou, Dans la forge de René Char
(collection L’Atelier du poème)

 

 

Christopher Okemwa, Purgatorius Ignis
(collection Ailleur (s) )

 

 

 


​ 

Michel Cosem, Les Galets Goélands
(collection contemporains)

 

 

 


​ 

Sébastien Labrusse, Journal Météorologique (collection contemporains)

 

 

 

Recours au Poème éditeurs propose deux formules très simples d’abonnement à ses livres

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Recours au Poème éditeurs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Les œuvres complètes de Joyce Mansour

 

Les livres de Joyce Mansour (1928-1986) étaient hélas introuvables depuis quelques années lorsqu’en 1991, Actes Sud fit paraître son œuvre complète en un volume dépassant les six cent pages, intitulé, Prose & poésie. Nous vîmes paraître ce livre tel un ovni, au même titre que, huit plus tard, en 1999, toujours chez le même éditeur, les Œuvres poétiques du magnifique Jean Sénac. Le Mansour et le Sénac sont épuisés depuis de nombreuses années et attendent d’être réédités. C’est toujours le cas du Sénac, mais plus du tout en revanche du Mansour et ce grâce aux éditions Michel de Maule, qui viennent de rééditer, sous le titre de Œuvres complètes, prose et poésie, l’édition Actes Sud de 1991, enrichie par des inédits. Ce superbe volume de plus de cinq cents pages reprend donc les œuvres en prose, soit quatre titres, de Les Gisants satisfaits (1958) aux superbes et corrosives Histoires nocives (1973), une pièce de théâtre, Le Bleu des fonds (1968) et les seize livres de poèmes, de Cris (1953) à Trous noirs (1986), ainsi que des poèmes inédits et/ou publiés en revues et dans des catalogues. Rappelons que britannique de naissance, Joyce Mansour (1928-1986) n’a vraiment commencé à apprendre et à écrire le français qu’après son remariage avec Samir Mansour, qui était un Franco-Égyptien, en 1949. L’œuvre de Joyce Mansour dérange ou intrigue autant que son personnage. Disons-le d’emblée, il est tout à fait sommaire, comme Hubert Nyssen l’affirma en son temps, de réduire Joyce Mansour à une égérie érotomane du surréalisme ou même à un Ange du bizarre. Il est plus juste de voir que l’insolence de son langage, la perversité de ses métaphores, l’obscénité de certaines images, les conflagrations illuminant ses dialogues, l’humour dévastateur de ses imprécations, mais aussi parfois un réalisme bouleversant, sont d’un poète qui défie le temps et la mort avec les seules armes dont il dispose. Dans la préface de cette nouvelle édition des Œuvres complètes, Paul Lombard ne dit pas autre chose, en affirmant que Joyce Mansour échappe aux codes, aux schémas imposés par la littérature et la société. Méprisant la notion de « l’art pour l’art », elle incarne, de la façon la plus naturelle, la plus nécessaire, cette « liberté du désir » prônée par André Breton, pour trouver sa voie, sa voix : Tu aimes coucher dans notre lit défait. - Nos sueurs anciennes ne te dégoûtent pas. - Nos cris qui résonnent dans la chambre sombre - Tout ceci exalte ton corps affamé. - Ton laid visage s’illumine enfin - Car nos désirs d’hier sont les rêves de demain.

Défi lancé à la raison, l’itinéraire de Joyce Mansour retrace la recherche d’une parole entre rêve et réel et d’un univers propres entre mort et vie, Occident et Orient : Déplace ton regard – Dépouille mon bas-ventre de sa bête ô désespoir – Ta langue divise mon cœur – Tel le serpent le rocher. Mansour intériorise l’univers surréaliste et le fait sien pour ensuite crier la blessure d’un monde intérieur ravagé par l’angoisse, le tourment et la mort, comme en témoigne les titres de ses premiers livres : Cris (1954), Déchirures (1955) ou Rapaces (1960) : L’œil bascule dans la nuit au moment du trépas – Ô la blanche fulgurante folie des ailes qu’on ne connaît pas. Il y a bien ici un rejet de l’horrible sort réservé à l’être humain, et qui affecte autant l’homme que la femme, « ces deux sacs de mortalité » : Nous vivions rivés aux plus basses profondeurs de la nuit - Nos peaux séchées par la fumée des passions - Nous tournions autour du pôle lucide de l’insomnie - Jumelés par l’angoisse séparés par l’extase - Vivant notre mort dans le goulot de la tombe. On a reproché au poète la violence de ses images, mais ce n’est pas seulement l’érotisme ou l’onirisme mansourien qui sont placés sous le signe de la violence, de l’affrontement, mais la vie elle-même : « Le sexe ressemble beaucoup à la guerre ». Tout chez Mansour, qui est également dotée d’un humour hors-norme, nous renvoie à notre condition d’être périssable. Aussi la femme est-elle l’objet d’une haine ambiguë qui découle d’un processus d’autodestruction : mère, sœur ou rivale, double-ennemie en tous cas : Tes rides tes seins ballants ton air affamé - Ta vieillesse contre mon corps tendu - Ta honte devant mes yeux qui savent tout - Tes robes qui sentent ton corps pourri. - Tout ceci me venge enfin - Des hommes qui n’ont pas voulu de moi. La femme, au sein de cette œuvre, apparaît comme un être pervers et sournois, profondément sadomasochiste, que menacent malformations et putréfactions : Malgré moi ma charogne fanatise avec ton vieux sexe débusqué – Qui dort. Quant à l’œuvre en prose, elle s’est élaborée parallèlement aux recueils de poèmes, et ne fait que prolonger, en les développant, les grands thèmes, les obsessions de l’étrange demoiselle : l’érotisme, le rêve, la mort, la maladie, l’humour, le fantastique, le merveilleux, le sexe, l’humain. Avec Joyce Mansour, a écrit Marie-Laure Missir (auteure de Joyce Mansour, une étrange demoiselle, Jean-Michel Place, 2005), les frontières entre la poésie et la prose sont brouillées. Seule compte la matière mentale, l’imagination coupe les amarres du fil conducteur en refusant la logique de partie d’échec du romanesque. Les contes de Mansour incarnent bien cette descente prodigieuse de l’être dans l’être, « l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, une promenade perpétuelle en pleine zone interdite », comme l’a écrit André Breton. Attention : chef d’œuvre absolu !

 

L’actualité mansourienne ne s’arrêt pas là, puisqu’outre la parution des Œuvres complètes, une très belle exposition, Joyce Mansour, poétesse et collectionneuse, se tient au Musée du Quai Branly, du 18 novembre 2014 au 1er février 2015. Joyce Mansour fut, sa vie durant, une ardente collectionneuse d’objets océaniens et de tableaux de ses amis surréalistes. « Les poèmes de Joyce sont des tableaux peints avec des mots et un lien charnel unit la femme aux artistes », écrit Marie-Francine Mansour. C’est ce que nous avons mis en évidence, les Homme sans Épaules, en publiant dans notre revue (n°19, 2005), un copieux dossier présenté par Marie-Laure Missir : « Joyce Mansour, tubéreuse enfant du conte oriental », avec un choix de poèmes et de textes inédits. À cette occasion, nous avions organisé à la Librairie-Galerie Racine, avec Marie-Laure Missir et le soutien de Cyrille Mansour, une exposition des manuscrits et des « objets méchants » de Joyce Mansour. Quand elle n’écrivait pas, ne parcourait pas les marchés aux puces et les galeries en compagnie d’André Breton ; Joyce Mansour, à son instar, fabriquait des objets à fonctionnement symbolique. Clous, punaises, débris variés, fils de fer : avec ces matériaux pauvres, elle composait de petits reliquaires. Une vingtaine d’objets qui composent un petit théâtre du merveilleux et de la cruauté et qui sont le reflet de ses angoisses. Chez elle, ils trouvaient place dans ses bibliothèques ou sur le plancher, parmi ses livres, ceux de ses amis et les pièces précieuses de sa collection. Elle ne se voulait ni sculpteur, ni peintre au sens professionnel des mots, mais, selon le principe surréaliste de l’automatisme inconscient de la création, elle composait pour elle-même ces assemblages inquiétants et fragiles. La part la plus remarquable de sa collection personnelle, qu’elle a réuni avec Samir, son mari, et la complicité de Breton, vient de loin : de Nouvelle Bretagne et Nouvelle-Guinée, essentiellement. Uli, malangans et statues peuplèrent son appartement, comme pour célébrer un art magique chargé de symboles, dont la puissance expressive et les inventions formelles font écho à la nature même et à la singularité de poésie de Joyce Mansour. En présentant quelques-unes des œuvres avec lesquelles elle a vécu, cette exposition rappelle qu’écrire et collectionner étaient, pour elle, deux manières inséparables de créer et donc de vivre.

 

 

 

Troisième évènement mansourien : la parution du livre de Marie-Francine Mansour, qui, après avoir consacré une thèse de doctorat en 2014 à « l’étrange demoiselle », Le Surréalisme à travers Joyce Mansour. Peinture et Poésie, le miroir du désir, fait paraître, un ouvrage intitulé : Une vie surréaliste, Joyce Mansour, complice d’André Breton (éditions France-Empire, 254 pages, 21 €). Marie-France Desvaux a épousé Cyrille (né en 1955), le deuxième fils de Samir et Joyce. Elle a connu la poétesse durant les dix dernières années de sa vie. Une vie surréaliste est un voyage intimiste dans la vie et l’œuvre de Mansour : « Dans la vie, Joyce joue et rit. Cette femme joviale et éprise de liberté était douée d’une extraordinaire énergie. Elle nous entraînait dans ces passions, transformait la maison, animait les repas, enjouait le quotidien. » L’auteure évoque l’intimité de Mansour, ses affinités électives, sa relation à Mandiargues, à Michaux, mais surtout à André Breton (Joyce dira de lui : « Il changeait la vie et la vision de tous ceux qui l’ont connu. C’était un grand oiseau cramoisi des vrais beaux jours… Duchamp a dit, en parlant d’André : Il aimait comme un cœur bat. Et c’est vrai. André aimait la liberté par-dessus tout. Il aimait le signe ascendant, tout ce qui exalte, se cache et poétise… Pour lui, le beau et le révolutionnaire sortaient de la grisaille. Il s’enthousiasmait et sa joie était contagieuse… Il parlait rarement de lui-même. Il écoutait, il savait écouter. Il fut aussi l’homme le plus courtois », et sur les pulsions de son œuvre (« son monde brille à la façon de l’anthracite. Davantage burlesque que vicieux, il est l’envers ténébreux de la création. ») Passionnée par l’univers de sa belle-mère, Marie-Francine Mansour, qui est Docteur en histoire de l’art, a commencé à écrire sur la poétesse après la mort de celle-ci en 1986. Elle a bénéficié pour illustrer ses propos des précieuses archives personnelles, familiales, de Joyce Mansour, et c’est assurément ce qui fonde l’intérêt, l’apport, le sensible de ce livre, et attenue les passages moins fiables, relatifs au surréalisme et à son histoire, comme par exemple le chapitre qui traite de la période de l’Occupation et de La Main à plume, au sein duquel sont reportées un certain nombre d’erreurs et/ou d’approximations. C’est le seul hic de ce beau livre. Marie-Francine Mansour s’exprime avec émotion, respect et retenue. Ainsi, lorsqu’elle écrit : « On aurait tort de réduire la voie de Joyce Mansour à son versant obscur. Ses mots de morts se parent de lumière ; l’horizon humide de son érotisme s’entrouvre. Joyce a été guérie par son œuvre. Elle a fini par accepter ce qu’elle combattait jadis et, comme le passeur, nous montre le chemin entre les deux rives. J’ai été profondément marquée par cette personnalité d’exception, rayonnante en tant qu’artiste et entant que femme… Joyce était présente dans la vie de Cyrille, et donc dans la mienne… Elle nous a quittés pendant ma première grossesse. Elle luttait contre le cancer…. La vie que je portais croisait la mort qui l’a emportée… Alors je suis passée de « l’autre côté de l’armoire ». Elle s’est ouverte sur la correspondance, les écrits et les brouillons que Joyce classait dans des boîtes de Montecristo…. C’est entourée des objets océaniens qui composaient sa collection, que j’ai épluché toutes ces archives. Je connaissais déjà la femme ; je découvrais la poétesse. Comme une deuxième rencontre. Joyce Mansour est pour moi une héroïne mythique et mystérieuse. En écrivant sur elle (à travers ma thèse et ce livre) et en exposant sa collection, je comble mon besoin de la servir, de lui rendre hommage, de lui exprimer ma gratitude. »

Un très bel hommage à Joyce Mansour, que Marie-Francine fait revivre dans toute son authenticité émotionnelle, humaine, et sa puissance créatrice ; lesquelles font définitivement de Joyce, la poétesse du Feu, l’une des plus grandes voix féminines de la poésie contemporaine.

 

 

Laisse-moi t’aimer
J’aime le goût de ton sang épais
Je le garde longtemps dans ma bouche sans dents.
Son ardeur me brûle la gorge.
J’aime ta sueur.
J’aime caresser tes aisselles
Ruisselantes de joie
Laisse-moi t’aimer
Laisse-moi sécher tes yeux fermés
Laisse-moi les percer avec ma langue pointue
Et remplir leur creux de ma salive triomphante
Laisse-moi t’aveugler.

 

 

Oublie-moi.
Que mes entrailles respirent l’air frais de ton absence
Que mes jambes puissent marcher sans chercher ton ombre
Que ma vue devienne vision
Que ma vie reprenne haleine
Oublie-moi mon Dieu que je me souvienne

 

 

Joyce MANSOUR

 

(Poèmes extraits de Cris, 1953).

 




La poésie de Charles Wright

Charles Wright (1935- )

Inlassable arpenteur de l’invisible

Présentation et traductions par Alice-Catherine Carls

 

 

Entre sagesse ancestrale (chinoise, égyptienne, italienne, biblique) et géographie quotidienne (Charlottesville, en Virginie, le Montana, les Appalaches du Tennessee), entre désincarnation vers l’au-delà et attachement poignant au monde végétal, lumineux et sonore d’ici-bas, Charles Wright examine le sens de la vie. Il recherche la permanence à la frontière entre lumière et obscurité, il la perçoit aux points d’éblouissement, là où la lumière sert de pont, de guide, de lien, et de mystère. Cet équilibre entre les extrêmes de la vie et de la pensée est une victoire fragile. Par ses contrepoints de mots (ésotérismes et néologismes), d’humeurs (accès de mélancolie et illuminations), de thèmes (intimes et philosophiques), et de registres (concret minutieusement observé et imaginaires métaphysiques), la poésie de Charles Wright prend possession de nous et ne nous quitte plus. Il n’y a pas de meilleur guide pour apprendre à vivre en poésie. 

Charles Wright a reçu la distinction la plus prestigieuse pour un poète américain : en juillet 2014, la Library of Congress l’a nommé poète-lauréat des Etats Unis. Cette marque d’estime que lui porte la communauté littéraire confirme ce que ses lecteurs savent déjà : cet homme à la modestie proverbiale est l’un des plus grands poètes du vingtième siècle. La revue World Literature Today ayant ouvert un concours du livre le plus important publié depuis 1989, son volume intitulé Appalachia (1998) y figure parmi les vingt finalistes. Ces deux distinctions font suite à de nombreux prix: National Book Award (1983); Ruth Lilly Poetry Prize (1993); Lenore Marshall Poetry Prize (1996); Pulitzer Prize et Los Angeles Times Book Prize (1997); Griffin Poetry Prize (2007); Bollingen Prize (2013). Ayant pris sa retraite de la chaire Souder Family Professor of English à l’Université de Virginie, où il enseignait depuis 1983, Charles Wright reste très actif. Bye-and-Bye (2012) regroupe cinq volumes récents et Caribou (2014) est un volume entièrement nouveau. Ces deux volumes augmentent la tapisserie poétique que tisse inlassablement le poète depuis son premier volume, The Grave of the Right Hand (1970), où les critiques reconnurent l’influence des Cantos d’Ezra Pound.

Les quelques quarante recueils poétiques que Charles Wright a publiés sont marqués par trois “trilogies” qui représentent une sorte de livre des morts appalachien. Les thèmes et paysages de son oeuvre deviennent si familiers qu’ils s’intègrent dans le paysage mental du lecteur, où ils fonctionnent comme une sorte de code. Ce support permet au poète d’apporter des variations innombrables à ce qu’il sait, ce qu’il voit, et ce qu’il sent. On le lit comme on écoute Telemann ou Bach dont les variations renouvellent l’univers sonore et bâtissent une cathédrale résonnante d’harmonies. Chaque variation nous apprend à mieux écouter et entendre, tout comme les poèmes de Charles Wright nous apprennent à mieux voir, sentir, et penser. Leur réalité immanente codifiée en permanence transcendantale libère notre imagination.

Les poèmes ci-dessous sont extraits du volume Buffalo Yoga et publiés en bilingue avec la gracieuse permission de l’auteur et de son éditeur, Jonathan Galassi, directeur des éditions Farrar Straus & Giroux.

 




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Sabine Huynh, parlant à Allen Ginsberg

            

 

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De bien belles choses poétiques !

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Les Paroles obliques de Danièle Faugeras

Les Paroles obliques
de Danièle Faugeras

 

 

L’enclos d’un trait récapitule la faille - lourde tenture des
dimanches empêtrés.

La roue dentée s’enraye dans le brouet de cendres.

Une seule larme a suffi.

L’oiseau bagué d’un crêpe s’achemine clopinant vers un
deuil univoque.

 

*

 

l’air de séparation s’allègera des miasmes des allégeances
intimes.

Toutes choses non confondues, le fil des jours peut-être
renouera d’une reprise avec la métaphore perdue.

L’alter ego d’un trait de désunion consommera sa ruine.

Par la violence du calme.

Sans rime ni déraison.

 

 

Recueil
Novembre 2014
76 pages
ISBN : 978-2-37226-007-7
€ 7.00

 

La page du livre

 

Danièle Faugeras vit et travaille dans le Gard. Elle partage son activité d’écriture entre poésie, traduction et édition. Parmi ses derniers recueils parus : Quelque chose n'est, sur des dessins d'Alexandre Hollan (Les lieux dits, collection Deux rives, 2014), et Éphéméride 03 avec des dessins de Martine Cazin (Propos2éditions, 2014). Depuis 2008, elle codirige avec Pascale Janot aux éditions érès la collection de poésie PO&PSY, qui veut proposer un panorama des écritures poétiques brèves dans toute la diversité des genres, des domaines linguistiques et des époques. 

 

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Recours au Poème éditeurs

 




Paul Morand, le poète

 

RESPECT HUMAIN

 

Monsieur le Directeur, je renonce à enfler,
j’abandonne les attitudes, car maintenant
il faut se contenter de postures.
Je renonce à m’affirmer sur des cartes de visite.
D’ailleurs
tout mon corps proteste contre la station
verticale.
Je suis sollicité de tomber.
Soudain
le mot PESANTEUR gagne en agrément
et je lui cède et me voici à terre.
Mais quelle étrange loi
me remet sur mes pieds malgré moi
et me fait solliciter
de Votre Haute Bienveillance
une distinction honorifique ?

 

 

Paul Morand souffre comme Céline, mais de manière plus doucereuse, du syndrome de la conjonction de coordination : « C’est un grand écrivain, mais… ». Conjonction de coordination qu’on aime abouter aux personnages trop épicés politiquement. Morand-Céline, l’estime fut de haute lisse. Le premier disant du second : « Sa vie fut un don continuel, plus total que toutes les vies du Curée de campagne », le second du premier : « C’est lui le premier qui a écrit en jazz, un authentique écrivain, la très rare espèce ». On se soucie de littérature.

C’est par le biais de mon ami, le poète, essayiste et romancier Frédéric Musso que je vins à la poésie de Paul Morand : l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, en 1983, à laquelle il participait et que je pus visionner sur le site des archives de l’Institut national de l’audiovisuel, vingt-cinq ans plus tard. Deux poètes sur le plateau, Frédéric Musso et Kenneth White, tentant sous couvert d’exercice de l’effacement (il mentionnait allègrement le « zen ») de démontrer la supériorité de la poésie face au roman. Frédéric Musso affirma qu’il appréciait la poésie de Kenneth White mais beaucoup moins la manière dont celui-ci l’envisageait, semblant la souhaiter pure et presque produit d’une distillation. Musso mentionna deux  poètes français du XXe siècle, Larbaud et Morand, issus selon lui d’une même tradition, et proches des présocratiques par la fulgurance de leurs images, poètes capables de décréter à la manière d’Héraclite d’Ephèse : « Le soleil, large comme un pied d’homme ».

Poésie non distillée, non rectifiée (comme on le dit de l’alcool), et postérité du soleil ; il ne m’en fallut pas plus et je décidai d’aller voir.

 

De Paul Morand j’avais lu peu, cela me suffisait. Tendres Stocks, Lewis et Irène. Il demeurait pour moi l’auteur de quelque quatre-vingts volumes de nouvelles, romans, chroniques, essais ou récits. Morand commença pourtant par le poème, quatre recueils publiés chez l’éditeur des surréalistes, Au Sans Pareil : Lampes à arc en 1919, Feuilles de température en 1920, qui augmentés de Vingt-cinq poèmes sans oiseaux formeront les Poèmes (1914-1924). Suivra le recueil USA-1927, Album de photographies lyriques. Puis plus rien, hormis cinq poèmes épars intégrés à l’ouvrage Papier d’identité en 1931. La poésie pesait peu au regard de tout ce fret de proses. Je le tenais, outre le style qu’on aime à qualifier d’aride et dont on vante la sécheresse et le télégraphique novateur, pour un maître de l’attaque et de l’ouverture, possédant cette science du doigté, cet art du toucher multiple qu’on ne peut demander précisément dans une  indication de nuance, le staccato et son avatar louré ; le piqué-lié qu’on ne réalise pleinement qu’en le contournant après avoir pris la mesure de son absurdité fondamentale. Morand possède l’art de faire « chanter le meuble » comme on le dit dans le jargon pianistique, allié à un sens exacerbé de la trouvaille dont on mésestime la richesse aujourd’hui, à l’ère de l’écriture blanche et du mot censé, par nature, et particulièrement dans le poème, dire plus que lui-même. Il n’est que d’ouvrir au hasard un ouvrage de Morand pour saisir au vol une multitude de taons rhétoriques. Ici dans Lewis et Irène : « L’oisiveté est la mère de tous les vices, mais le vice est le père de tous les arts », ou là, dans Fin de siècle : « Elle portait sa quarantaine comme on porte un empire », ou encore dans New York : « Je débouche sur une place dont les efforts qu’elle fait pour être un parc ont quelque chose d’attendrissant », encore là au détour d’un poème de Lampes à arc :

« Cloches. Klaxons.
Enveloppé dans des linges sales
un soleil tombe.»

 

 

Cette crépitation permanente a le don de  faire jubiler tout autant qu’elle peut irriter : gardons-nous cependant de médire d’un fastueux qui peut se révéler salvateur : si la pie s’excite à la vue du brillant, elle semble aussi, lorsqu’elle jacasse, nouveau-né en pleurs. En littérature, il faudrait toujours réprouver plus l’indigence que l’ostension.

 

BAISERS

 

Un baiser
abrège la vie humaine de 3 minutes,
affirme le Département de Psychologie
de Western State College,
Gunnison (Col.).
Le baiser
provoque  de telles palpitations
que le cœur travaille en 4 secondes
plus qu’en 3 minutes.
Les statistiques prouvent
que 480 baisers
raccourcissent la vie d’un jour,
que 2360 baisers
vous privent d’une semaine
et que 148 071 baisers,
c’est tout simplement une année de perdue.

 

Le baiser qui abrège la vie. Beauté froide et presque parnassienne dans son esthétique droite. Caricature lyrique de la tonalité du Reader’s Digest (le premier numéro fut publié en 1922), qui préfigure celle des slogans et des magazines d’aujourd’hui : « Manger cinq fruits et légumes par jour » ; « Fumer peut nuire aux spermatozoïdes » ; « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». Ce poème d’USA séduit par son approche moderne et sa contemporanéité. On le cantonnerait avec trop de promptitude au cynisme ou à l’ironie. J’y goûte du propitiatoire et j’aime à y traquer du tragique et de l’absurde : jouissance de ce qui est. On n’en finirait pas de pleurer. Platon déplorait déjà la disparition des chênes autour d’Athènes. Dans New York, Morand fera quant à lui l’éloge des gratte-ciel : « Ce matin, à mesure que j’avance dans Broadway, je pense qu’un homme d’aujourd’hui doit les approuver comme un Grec, le Parthénon ». On aurait tort de n’y percevoir qu’un éloge du « progrès », Morand se fait avant tout chantre du « vivant » comme dans le poème Boulogne :

« Tout va quelque part,
assidûment,
et veut vivre,
et prendre la place de ce qui n’est plus. »

 

« Progrès ». Le poème Peaux-rouges précède Baisers dans le recueil USA. On y retrouve la minutie et l’exactitude du trait. Un lyrisme sans pathos. Poésie anthropologique sans souscription à l’air du temps et dépouillée des maniérismes contemporains.

 

PEAUX-ROUGES

 

Ils ont tracé des cartes sur des peaux de bœufs,
où des pieds vermillon indiquent les pistes et le sens de la marche à suivre,
pour traverser le désert du Colorado
et aller chercher l’or californien.
Ils donnent chaud et froid
avec leur buste nu
hors d’une fourrure de renard blanc.
Ils entendent tous les bruits,
et sentent,
avec leur nez maigre, en bois dur,
la nationalité, l’âge et le sexe des étrangers.
Ils vivent au-dessus des églises et des banques,
et l’on ne sait pas quand ils dorment ;
ils pagayent, les paumes
le long de leurs hanches étroites.
Des siècles de privations
les ont affinés.
Ils vont nus,
sans poches ;
ceux qui acceptent des cadeaux
ont les mains immobilisées :
ils ne peuvent plus chasser, ni manger, ni se défendre,
et ils meurent.

 

 

Morand eût certainement souri doucement aux controverses contemporaines concernant le vocable utilisé pour qualifier les arts « ethniques ». « Art premier » ou « Art primordial » plutôt que « primitif » qui évoque par trop le colonialisme. Le Musée du quai Branly a opté pour « premier » et l’année 2014 a vu la réalisation d’une exposition consacrée aux cultures des Indiens des Plaines sur une période s’étendant du XVIe siècle au XXIe siècle. Dans le poème Peaux-rouges, les cartes sont tracées sur des peaux de bœufs, non de bisons ou de cerfs comme dans la tradition. Licence poétique visant à dissonance ou approximation littéraire ? Morand connaissait son Amérique. Peut-être avait-il eu le loisir de contempler les calendriers d’hiver réalisés par les peuples indiens pour archiver à l’aide de cryptogrammes et de dessins les événements d’une année, de « la première neige à la dernière neige ». Comme les baisers, les cadeaux tuent. Le potlatch avec le colon immobilise. Point de misérabilisme chez Morand. Quand il exprime la douleur, « Des siècles de privations », le lyrisme est contrebalancé dans l’instant par la coupure du vers et sa résolution sur le suivant, « Des siècles de privations/les ont affinés ». De même que dans « Ils vont nus, /sans poches », la délicate tautologie et le pléonastique de l’image contrecarrent le dévoilement du corps. Lyrisme de constat. Des siècles de privations ne les ont pas amaigris mais affinés. La mort c’est l’immobilité. Plus que le cadeau, ce qui a tué l’Indien, chez Morand, c’est l’acceptation de ce cadeau.

 

Paul Morand qui disait souhaiter « vivre sur un paquebot qui ne prendrait jamais la mer » a dû trouver son bonheur dans la locomotive américaine. Dans New York, à propos des gratte-ciel : « Ces falaises, droites comme des cris, rejetées en arrière par une perspective outrée, doit-on les appeler des maisons ? Elles ne grattent pas le ciel, elles le défoncent. » La locomotive ne traverse pas le territoire, elle l’incise à même le sol.

 

SOUTHERN PACIFIC

 

L’express de luxe Coucher-de-Soleil

lace le pays
d’est en ouest.

Quinze wagons blindés,
pareils à des sous-sols de banque
dans lesquels circulent les nègres amidonnés,
avec des plateaux pleins de glace,
frères des nègres qui portent des sorbets
sur les fresques de Tiepolo.
Quand le train passe,
l’on comprend tout le chagrin
que les maisons
ont
à être des immeubles.
Le wagon traverse des déserts rouges
et des déserts blancs
parsemés de cactus turgides
comme des asperges de cinq mètres, cannelées,
poilues,
quelquefois même avec des bras.
Il perfore des villes de zinc
et des villes de bois
tiré par la grande locomotive qui sonne
la cloche.
En entrant dans les gares
elle a un cri de la gorge
que Proust eût aimé,
avec son goût pour les voix enrouées.
Est-ce cela,
ou ce glas,
ou la pensée que l’automobile de l’amoureux,
n’ayant pas vu la tête de mort du passage à niveau,
s’est écrasée contre le chasse-pierres,
ou simplement
leur puissance en chevaux-vapeur
qui donne envie de pleurer
quand s’avancent
les locomotives du Southern Pacific ?
Elles ont des perles au cou ;
des mécaniciens gantés
les caressent.
Les machines sont les seules femmes
que les Américains savent rendre heureuses.

 

 

Si l’Histoire est un grand fait divers, elle n’en est que plus cyclique, les esclaves antiques sont les affins des Afro-Américains des années vingt. Poésie anthropologique, encore, dans l’expression imagée des phénomènes d’assimilations  et de dominations culturelles. Le choix du vocable fouette et coupe court au développement que Morand tenait pour négligeable. Ici dans le Journal inutile, 1973-1976 : « Je déteste cette habitude scholastique de développer - comme on l'enseigne à Normale. Seuls les bavards traitent le sujet. Quand je veux traduire une impression vive, mon premier mouvement n'est pas de laisser aller ma plume, comme disent les sots, mais un réflexe de contraction, de gêne, de refus, comme l'huître qui souffre sous la morsure du citron. ».

Les nègres amidonnés, tout comme les dominants, font partie de l’histoire et de sa grande fresque séculaire, celle de Tiepolo, ou celle de Morand : calendrier d’hiver d’un attaché d’ambassade sur vélin blanc de Hollande. L’Afro-Américain de 1928, comme l’Indien, Morand l’intègre au grand cycle historique en pratiquant ce que je nommerai une « poésie murale ».

 

Synecdoque et personnification : la locomotive a des cris de gorge, elle balaye l’Histoire au chasse-pierres comme une femme bat des cils. Le lyrisme est encore abîmé par la retombée du constat. Les américains ne savent rendre heureuses que les machines qu’ils ont auréolées de colliers de perles. Morand connaissait son anglais, mais avait-il eu vent de l’expression consacrée lors d’un coït interrompu : si l’amant bornoie haut et pare de semence le buste de sa partenaire, on utilise l’expression pearl necklace. Fin de l’exégèse. Dix ans auparavant dans Lampes à arc, le poème Soir de Grève, composé en 1917, attribuait déjà une voix d’homme à la locomotive :

 

« Rumeurs…
On entend un train qu’on égorge.
Mais ce ne sont que des permissionnaires.
Ce n’est encore que du vin rouge. »

 

On a parlé pour certains auteurs du début du XXe siècle de style ou d’esthétique photographique. Cette qualification peut s’appliquer à la poésie de Valéry Larbaud ou à celle de Blaise Cendrars dans ce qu’elle a de cru, une expressivité figurative qui dénude le réel et dans laquelle l’objet, pourrait-on dire, semble nécessiteux. Plus difficilement à la poésie de Paul Morand. Le recueil USA-1927 est sous-titré Album de photographies lyriques, mais Morand, qui semble s’adonner à une poésie du témoignage, transfigure le réel plus qu’il n’en témoigne, l’informatif semble cureté par la dissonance et le frottement. C’est un album d’images gondolées, à combustion lente, l’inverse  de la notion d’instantané dont on se plaît à le qualifier. Le réel et sa restitution poétique ne sont pas isomères. Il y faut le temps, l’attente et le décentrement du regard. Miroirs déformants comme dans Beauty-Parlor :

 

« Bleu, blanc, rouge,
ces couleurs m’exaltent, car
ce sont celles des coiffeurs américains.
Il y a des glaces partout ;
elles ne renvoient jamais la même chose ;
c’est bien plus fort que Giotto.
Dans ce paysage de nickel et d’émail blanc,
il arrive au cuir chevelu,
aux ongles,
à l’épiderme,
des aventures atroces.
Sous les faisceaux de projecteurs de cuirassés,
derrière ces vitrines,
il y a des opérations dont dépend la vie même de la  beauté ! »

 

Il s’agit d’un réel récalcitrant et c’est précisément par la tension et le frottement qu’on peut accéder à la juste expression du dehors. Dans Descente vers la côte :

 

« Les paysages enfermés comme la viande
sous la toile métallique.
Piste apache.
Des neiges poignardent le ciel ;
je pense à Mallarmé qui jamais ne peut se retenir
de faire rimer glacier avec acier.
Les Indiens se parlent la nuit,
de cent miles en cent miles,
avec des feux,
Comme des génies au-dessus de l’humanité. »

 

Marcel Proust et le cri de gorge d’une locomotive. Ayant entendu dire que Morand tenait Swann pour « ce qu’il y a de plus important depuis L’Education sentimentale », Proust voulu le connaître. La rencontre eut lieu en 1915. L’amitié durera jusqu’à la mort de Proust en 1922. Dans un numéro spécial de la NRF de 1922 Morand confiera : « Au moment où quelqu’un écrit de moi que « je sais congédier toute peine », la plus grande peine de ma vie vient d’entrer. » Dans le poème Ode à Marcel Proust, Morand lui rend hommage :

« Votre voix, blanche aussi, trace une phrase si longue
qu’on dirait qu’elle plie, alors que, comme un malade
sommeillant qui se plaint,
vous dites : qu’on vous a fait un énorme chagrin.

 

Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
pour en revenir si indulgent et si bon ?
et sachant les travaux des âmes
et ce qui se passe dans les maisons,
et que l’amour fait si mal ?

 

Étaient-ce de si terribles veilles que vous y laissâtes
cette rose fraîcheur
du portrait de Jacques-Émile Blanche ?
et que vous voici, ce soir,
pétri de la pâleur docile des cires
mais heureux que l’on croie à votre agonie douce
de dandy gris perle et noir ? »

 

Proust y vit une allusion inélégante à ses mœurs et écrivit une lettre de remontrances à Morand : « Le sacrifice de toute préoccupation étrangère et notamment des devoirs de l’amitié à la littérature est un dogme que je ne pratique pas [...] je ne suis pas timide, mais vraiment je n’aurais pas affronté d’éprouver ou de causer une douleur pareille [...] à un ami désarmé par sa tendresse.» Ce malentendu ne les brouilla pas et Proust réalisera la préface (essai libre sur le style plus que préface dédiée à Morand, mêlant des réflexions sur Baudelaire, Sainte-Beuve, Stendhal, Renan, ou Boileau) du recueil de nouvelles Tendres stocks, publié en 1921. Il y loue la singularité du style de Morand : « Mon cher maître, Anatole France, que je n’ai pas revu hélas, depuis plus de vingt ans, vient d’écrire dans la Revue de Paris, un article où il déclare que toute singularité dans le style doit être rejetée. Or il est certain que le style de Paul Morand est singulier. Si j’avais la joie de revoir M. France dont les bontés pour moi sont encore vivantes sous mes yeux, je lui demanderais comment il peut croire à l’unité du style, puisque les sensibilités sont singulières. Même la beauté du style est le signe infaillible que la pensée s’élève, qu’elle a découvert et noué les rapports nécessaires entre des objets que leur contingence laissait séparés. » On songe à la pensée analogique des surréalistes. Surréalisme qui teinte parfois la poésie de Morand où les cactus turgides sont comme des asperges de cinq mètres. En guise de conclusion, Proust, dans un accès de magnanimité lucide pondère : « Le seul reproche que je serais tenté d’adresser à Morand, c’est qu’il a quelquefois des images autres que des images inévitables. Or, tous les à-peu-près d’images ne comptent pas. L’eau (dans des conditions données) bout à 100 degrés. A 98, à 99, le phénomène ne se produit pas. Alors mieux vaut pas d’images. »

Je songe que Morand tente uniment dix manières de dire. Esthétique du divers au profit d’un chant solitaire, d’une mélodie non accompagnée. Un style qui fourmille de tropes et de catachrèses, qui fleure la tapinose. Multiples éclats qui ne manquent pas la cible. Morand possède une science de la chute et du vers conclusif. L’à-peu-près retombe sur ses pieds, c’est dans la pétarade qu’il ajuste son tir avec précision. Il distille la trouvaille qui en devient plus éclatante ; ainsi du hasard dans le dernier vers d’une strophe du poème Saint-Sébastien :

 

« Saint-Sébastien tend son corps basque
aux flèches des vieilles joueuses
avides d’un numéro plein
(mais qui nous rendrait 35 fois notre mise sinon les Saints ?)
La bille se déroule comme une bande mitrailleuse,
chantant cette fausse berceuse qui est le hasard. »

 

Claudel dans Positions et Propositions soutenait que « la rime est comme un phare à l’extrémité d’un promontoire ». Chez Morand, c’est La Plaque indicatrice qui a remplacé le phare,  et le promontoire a sauté. Les vers sont comme des courants, « Un lierre ignifugé/met sa poésie sur les électricités./ », le poème est semblable à un « orage domestique ». En 1927, Claudel est nommé ambassadeur de France aux Etats-Unis, Paul Morand et son épouse Hélène Soutzo y séjournent. Rencontre. Dans le poème Paul Claudel au grand Cañon, mi-moqueur mi-admiratif, Morand en dresse le portrait:

 

« Soudain,
l’ambassadeur de France aux Etats-Unis
parle de Bach,
puis des derniers quatuors de Beethoven
qui ont certainement un sens
qu’on n’a pas encore découvert.
Il enfonce sur sa tête son petit chapeau
et plein d’une excitation silencieuse,
napoléonien, optimiste, naturel,
il nous quitte pour marcher tout seul dans la neige,
attaquant la route
comme il fonce sur les gens ou les idées,
en taureau de bas en haut.
Rien ne peut plus avoir raison de lui
que l’heure du déjeuner. »

 

 

Style et trouvaille. Pierre Louÿs – mort en 1925, un an après la parution de l’ensemble Poèmes (1914-1924) de Morand – en vantait  les vertus et mettait les poètes en garde contre le vice qu’on pouvait y instiller. Dans Poëtiques : « La trouvaille est poésie. Coup de génie par excellence, que le pressentiment d'Alexandre : le coup d'épée. Ainsi vers et style se résolvent. La rhétorique du mouvement, science naturelle, principe révolutionnaire, tranche les cordes grammaticales et grave la parole future. C'est la liberté des muses première que d'élever leurs bras blancs qui brandissent les tropes, de se faire passage à travers l'école et de sceller une trace en terre vierge. Mais, apprentis sorciers, gardez-vous des forces ! Aux imprudents l'ellipse casse. Rien de plus leste que la syllepse, ni de pire escalade que la gradation. Peintres, poëtes ou musiciens, tout art émane de l'hypallage, alternance où l'idée prend forme et d'où la matière prend vie. »

 

 Poème, c'est-à-dire objet, aire de jeu qui semble comme irréductible à autre chose qu’à elle-même. Morand n’use jamais du vers fixe, dit « régulier ». Pas de poèmes en prose non plus. Vers libres plutôt qu’irréguliers, il conserve un découpage simple qui souscrit à la seule logique de la syntaxe, sans souci de la distorsion. « Prose coupée », dit-on désormais pour qualifier la facilité de la production contemporaine, facilité dépendant moins d’un découpage simpliste du vers que de son manque de tension et de sa faiblesse d’oscillation. La distorsion syntaxique étant considérée comme garante de complexité, on ne se soucie plus du « contenu » mais essentiellement d’anguleux « à la ligne ».

 

Déjà, Paul Claudel dans sa Remarque sur l’Enjambement faisait entendre sa voix : « On a souvent parlé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n’a jamais rien dit de leur tension, de l’état de tension de l’esprit qui les profère, dont ils sont l’indice et l’index, de leur chargement. Pour nous le rendre sensible il suffit d’interrompre brusquement une phrase. Si par exemple vous dites : « Monsieur un tel est une canaille », j’écoute dans un état de demi-sommeil. Si au contraire vous dites : « Monsieur un tel est un… », mon attention est brusquement réveillée, le dernier mot prononcé, et avec lui toute la rame des vocables précédents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte un mur et qui rayonne de la douleur… »

 

Paul Morand sait bander l’arc quand d’autres se soucient d’en faire sécher le bois, recherchent encore la juste inclination devant la flamme. La Plaque indicatrice, en guise de manifeste, clôt le recueil Lampes à arc :

 

« Il ne faut pas mettre les mots en colonne par quatre,
la rime ne doit pas être l’élection des pensées
par des mots riches, nés d’un suffrage censitaire,
elle doit être rare, c'est-à-dire employée rarement.
Tout ce qui a le droit d’aller et de venir
doit aller et venir librement.
Il ne faut déclarer l’état de siège chez personne,
ni chez soi.
Un libre et sérieux dessin de sa pensée,
une simple effusion de soi-même,
avec plus de bonté et une entière bonne foi. »

 

 

 Prose ou vers, vers ou prose, c’est avant tout la gestique et la forme du bagage qui vont dicter. Abolition de l’esclavage et de la distinction. Stéphane Mallarmé en 1891, s’exprimant sur l’évolution littéraire dans l’Echo de Paris, avait déjà résolu de manière définitive l’équation des futures avant-gardes : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. »

La prose et le vers du Bourgeois gentilhomme se craquellent…

 

En guise de coda, un morceau de prose lumineux de la nouvelle Clarisse, qui scintille, enserré dans le récit. Extrait de l’ensemble on aboutit encore aux atours définitifs du poème en prose : « Sur un tertre de gazon bleu des jeunes femmes à chandails cerise, jaune, vert, cerise s’assemblent autour du thé, servi sur une table en rotin. Et le centre de toute clarté, de cette joie lustrée, l’essieu lumineux du cercle des femmes qu’encadre celui, plus vaste, de la campagne et du ciel, c’est la théière d’argent qui chante comme les guêpes sur la tarte : les reflets de son couvercle renvoient l’image convexe du ciel, l’ombre des arbres ; son corps côtelé, les lignes amenuisées des figures et, en stries étroites, les chandails, cerise, jaune, vert, cerise. »

                          




Notes pour une poésie des profondeurs (15)

Notes pour une poésie des profondeurs (15) : 
Dans le magma d’Alain Raguet

 

 

« au creux de sa main d’ombre »,
 Alain Raguet

 

Ce quatrième livre d’Alain Raguet a paru chez Rafael de Surtis, en 2013, sous l’égide du poète/éditeur Paul Sanda. À sa très juste place, dans la collection intitulée « Pour une terre interdite » (qui, en passant, approche les 200 titres). Qui connaît cette collection et la poésie de Raguet ne peut être surpris de les voir avancer ensemble, en un lieu commun d’infinité intérieure et de profondeur verticale. C’est-à-dire en ce haut lieu de transmutation individuante qu’est la poésie. Une vieille histoire qui s’ouvre dans les profondeurs caverneuses de la terre, là même où le noir se fait lumière :

 

« car le noir et sa lumière m’enveloppent
de leur toute puissance originelle, m’ouvrent des
portes insoupçonnables sur le monde intérieur,
me rendent passeur de paroles indicibles,
passeur vertical pour ce vide infiniment vivant,
une voix une traverse m’invitant à me fondre,
un et instantanément tout, en cet obscur vivant »

 

Une invitation à se « fondre ». Tout poète qui – dans l’instant sans fin d’un éclair intérieur – saisit cela, devient… poète. Cela se noue en cet instant précis. Et au-delà… s’ouvre, pour le poète, un étonnant mode du regard – indicible. C’est une forme de secret cela, au sens d’impossible à dire ou rapporter concrètement à autrui. C’est pourquoi la poésie est pleinement ancrée dans la vie, pas seulement dans le quotidien de celle-ci mais dans la vie/poésie en tant que corps, et même corps charnel. Il suffit de s’accepter partie prenante, cellule de ce corps et non plus de se croire (quelle prétention) tout. Ne plus se croire « tout » et puissance désirante sans frein, voilà un beau chemin de liberté. D’une liberté qui se construit d’ailleurs en route. En ce sens, le geste poétique peut être (j’écris bien, « peut ») une Geste. Il y a de l’initiatique au réel du monde en tout cela, et en la poésie d’Alain Raguet. Du « magma » jaillit « un paysage de genèse », où « la nuit circule ». Nous sommes ici, en effet, « en la constellation d’une parole » du « silence vivant ».

En terres (interdites) de poésie, en somme.