En écrivant/On bâtit une maison

 

Les échantillons de parole de Louis Raoul

 

 

En écrivant
On bâtit une maison
Par le haut
Des regards y viendront
Pour un bref séjour
Ils changeront toutes les voyelles
Qui ouvraient sur le nom
Il nous faudra alors recommencer
Jusqu’à n’être plus
Que ce corps lourd de clés
Au fond d’un sommeil.

 

*

 

C’est bien les lumières de l’automne
Qui versent
Sur les labours
Et pourtant
Avec l’ondée
C’est un champ de pluie
Qu’il nous est donné de voir
Le vent par moments
Faisant ployer
Ses pailles claires.

 

 

 

La page du livre

 

Louis Raoul est né en 1953 à Paris où il réside toujours. Il a publié plusieurs  recueils de poèmes, dont les beaux suivants (éditions de l’Atlantique, 2012), et a collaboré à diverses revues et anthologies.

 

Recours au Poème éditeurs

 




Max Alhau, Le Temps au crible

Max Alhau, Le Temps au crible :
marcher dans le sillage du temps

 

Partir, marcher, en montagne ou dans la plaine, suivre le cours d’un ruisseau, plusieurs fois, bifurquer, ne jamais s’arrêter. Le coeur et le souffle prennent le rythme, et, bientôt, le poème : il en poursuit le mouvement qui est ce déséquilibre sans cesse rattrapé qu’un rien sépare du point d’équilibre.

Marcher est devenu trop évident : nous n’en percevons plus la dynamique vertueuse et miraculeuse. Or, ce que Bernard Mazo[1], à la mémoire de qui est dédiée la première section du Temps au crible, a appelé le « même poème ininterrompu et continûment retravaillé », c’est aussi le chant de ce miracle. Un chant qui, comme le Lied chez Schubert[2], est à la fois mélancolie et désir, asile et exil. Un miracle, la parole ou la marche, pour qui n’en jouit pas. Au seuil de « Terre d’asile », section à la fois finale et augurale du livre, toujours « On se surprend à avancer ».

Tant de choses nous pousseraient à nous arrêter, pourtant :

                        « mais tout est là
                       pour que l’on reste fidèle
                       à ces terres, à ces espaces,
                       à des récoltes sans partage,
                       à ce qui se dessine »

Nous croyons souvent que la fidélité est un arrêt, que le parcours s’achève là. Mais le poème va nous entraîner plus loin, contre nos habitudes. Fidélité certes à ce qui se dessine, mais ouverture (nous ne sommes au terme ni de la phrase ni de la strophe)

                        « à ce qui se dessine
                       plus loin en contrebas ».

Les vers sont cette poursuite, et strophe après strophe, page après page, livre après livre se découvrent des crêtes, des horizons qui, s’agrandissant mutuellement, agrandissent l’espace indéfiniment.

« Perspectives » des « sommets », s’accordaient à dire Max Alhau et Bernard Mazo dans leur entretien. Cette expérience est relatée au début de la section « De ce pays », par quoi

            « une lumière que l’on devine
           derrière la ligne d’horizon
           ou de l’autre côté d’un sommet »

attire le regard, attise le désir d’ailleurs. Et même : elle étire le paysage, au point de le faire fuir, au point de le vider. Horizon après horizon, mis en perspective de l’infini, ce qui s’imposait dans le paysage comme des repères distinctifs s’égalise et s’abolit :

                        « Entre l’attente et l’atteinte
                       c’est simplement le désert
                       qu’il convient d’aborder
                       ou l’oasis toujours en marge. »

Points de repos ou marques cartographiques, les « oueds» ou les « sources », les voici qui « s’ensablent », qui cèdent la place aux dépôts du temps. Ils sont chassés en « marge », d’où ils exciteront notre espoir, suscitant notre marche comme notre poème. De ce par-delà, ils irradient les « mirages » qui nous mettront en route. Mais où nous posons les pieds il n’y a rien que le vent, rien d’autre à posséder que cette « Brassée d’air » qui ouvre le livre.

Voyageuse, la phrase va, tantôt selon le pas du vers libre tantôt selon l’enjambée de la prose au « Libre cours ». Elle part, dit le premier poème du Temps au crible,

                        « dans ces territoires
                       auxquels l’oubli
                       ne porte pas atteinte. »

Son trajet n’est plus une trajectoire : entre « attente » et « atteinte », mémoire et oubli, patience et impatience, reconnaissance et surprise, elle n’a plus de mesure, elle ne sert plus l’arpentage du géomètre.      Errantes encore plus que nomades, la marche comme la parole rompent aussi bien avec la métrique qu’avec la géo : nous traversons des paysages non pas d’espace, mais de temps, de ce temps humain

                        « à l’écart des horloges »

qui ne s’éprouve qu’avec le corps, sans outil, et dans le sillage duquel nous avançons.

En marchant comme en proférant le poème, le temps devient palpable. Pour le sentir, il fallait juste sortir de soi, lever le regard vers les présences alentour, à la fois proches et lointaines, d’une beauté étrange et sauvage. Percevoir le temps : « à la pierre, au rocher » ou à même « un visage », dit un poème de « Libre cours », nous entrons en contact avec « toute leur présence ramassée dans des millénaires et toujours vivace ». Ils offrent à la fois un présent « fugitivement aperçu et qui disparaîtra bientôt » et un passé qui persiste et grossit, une « histoire »[3].

Mais le chant ne peut se faire plus rigide, plus linéaire que ce dont il est l’expérience : comment pourrait-il livrer au savoir ce qu’est ce « fleuve » que, « non loin », une « source » ne cesse d’inventer ? Que dire de ces bifurcations où sont présents, simultanément, l’instant et le passé ? Plutôt qu’affirmative, la parole du poète se fait souvent interrogative : « Mais l’éphémère ? Mais l’éternité ? Ils sont sans cesse différés pour nous qui nous enracinons dans un éclair et remercions d’un silence la lumière ou la vallée ». Il n’est, pour le poème, que d’observer le silence : de le percevoir et de le suivre.

Les plus antiques philosophes de la nature (non pas en scientifiques mais en aèdes) l’avaient bien remarqué : toute rigoureuse sensibilité au temps rend délicate la moindre nomination. Ainsi le chant né de la marche ne peut-il s’écrire, d’après le titre de la section centrale du Temps au crible, qu’avec « Des mots tracés en blanc » sur le blanc de la page. Et la célébration de la lumière irradiant la vallée ne peut être que des plus légères, des plus ténues. Dès lors, enfin, qu’il ne s’agit que de rallier sa voix aux choses qui « brasillent » dans le temps, l’inaudibilité du poème dans une société qui ne goûte que le bruit de ses propres artifices devient une chance, son silence devient une grâce sauvage. Le poète ne peut qu’être fidèle à la marge.

Dans le sillage du temps, nous avons à faire face, « aux précipices », « aux torrents, aux tourmentes ». Nous ne pouvons pas nous défausser.

Mais puisque nous sommes en mouvement, notre condition n’est pas tragique. La voix du poète, pour ténue qu’elle soit, n’est pas exténuée. Le poème auquel est emprunté le titre du livre apparaît  dans la section « Des mots tracés en blanc », et il nous dit :

                        « La mémoire ne connaît pas la cendre,
                       nous ne sommes captifs de rien
                       et même les fourrés, les épines
                       ne contrarient pas notre avancée. »

On lit ailleurs que le poème est « brandon » ou « mémoire du bois ». Et cheminer, comment cela pourrait-il aboutir à rester sur ses souffrances, à s’y arrêter, eussent-elles même, les mots le suggèrent, l’intensité d’une Passion[4] ? En conclusion de son entretien avec Bernard Mazo, Max Alhau, citant Yves Bonnefoy, rappelle que si l’espérance est sans cesse déçue, il faut qu’elle renaisse indéfiniment pour qu’il y ait mélancolie[5]

Surtout, ce temps n’est pas un destin que des dieux pourraient toujours connaître, prédire puis mener à son terme. Il serait plutôt sa « partie ombrée », les « aiguilles sombres » à l’horizon qui ceignent le « plateau » de notre errance[6]. Tout au plus le temps cingle-t-il contre notre visage comme une « destinée » à l’issue incertaine, un « ailleurs » que « nous souhaitons » « inconnu », un mystère qui nous tient en respect.

Et en faveur de notre liberté, la voix du poète sait s’élever, ainsi au tout début de « Libre cours » : « Même les dieux ne nous voleront pas notre mort. ». Stature héroïque ? Nullement : modestement l’humain, sans couronne, sans masque et sans cothurne.

               

[1] Son Entretien avec Max Alhau, initialement paru dans le n°43 de la revue Autre Sud, est reproduit dans Pierre Dhainaut, Max Alhau, une mesure ardente, Éditions des Vanneaux, 2012 (p. 45 à 63).

[2] Les poèmes de Max Alhau et les nombreux Lieder que Schubert consacre à la marche, au Wanderer, ne peuvent-ils pas s’éclairer mutuellement ? On pourra se reporter par exemple à l’émission Le Matin des musiciens du 25 juin 2014, avec Philippe Cassard et Wolfgang Holzmair. 

 

[3] Cette perception directe du temps n’est pas sans similitude avec la lecture que fait Deleuze de Bergson au chapitre 5 de L’image-temps, « Pointes de présent et nappes de passé » (p. 129-164). Reste que le chant, en tant que poème, émane d’une pratique, la marche, et se distingue, par son immédiateté, du discours analytique.

[4] Lorsque le marcheur du désert évoque au lecteur l’apôtre ou même le prophète, le poème prend toujours une autre direction. Tout au plus « pèlerin à la foi hésitante », le poète se distingue par son inquiétude jamais apaisée.

[5] op. cit., p. 61.

[6] Le lecteur peut ici penser à Œdipe. Dans Œdipe ou : Le mythe raisonnable, Walter Benjamin considère que le silence, la « mutité », caractérise le tragique de ce héros. Chez Max Alhau, le quasi-silence n’est pas tragique car pratiquer la marche, c’est faire l’expérience de la liberté. 

 




La poésie est un sans limites.

 

La collection Ailleur (s) de Recours au Poème éditeurs :

 

La poésie est un sans limites. Recours au Poème éditeurs parle toutes les langues du monde. Toute racine est un commun.

Les quatre premiers titres de la collection ont paru en octobre/ novembre :

 

Alaska, de Horacio Castillo

 

 

Traduit de l’espagnol par Yves Roullière (édition bilingue)

 

« Horacio Castillo (1934-2010) est unanimement salué comme un des plus grands poètes argentins de la seconde moitié du XXe siècle. Par son choix de résider dans sa région natale légèrement excentrée de La Plata et par son extrême exigence qui ne le vit publier, entre 1971 et 2005, que sept courts recueils, il s’est attiré le plus grand respect auprès de ses pairs mais n’a guère aidé à diffuser sa propre œuvre fort éloignée, il est vrai, de ce que l’on attendait de la poésie latino-américaine dans ces années-là.

La poésie et la poétique de Castillo, de son propre aveu, sont en effet parentes de celles d’auteurs étrangers à prétention d’emblée universelle comme Constantin Cavafis, Saint-John Perse ou Salvatore Quasimodo. Les réunit une même qualité épique, exaltant les êtres humains qui marchent à découvert dans les contrées lointaines et intérieures où les plus secrètes pulsions des héros et héroïnes que nous fûmes, sommes et serons, ne fût-ce qu’un instant de notre vie, s’opposent aux forces du destin et des dieux. » (Yves Roullière)

  

Barry Wallenstein, Tony’s blues

                      

 

Traduit de l’anglais par Marilyne Bertoncini (édition bilingue)

 

Barry Wallenstein  is the author of seven collections of poetry, the most recent being Drastic Dislocations: New and Selected Poems [New York Quarterly Books, 2012].  A special interest is his presentation of poetry readings in collaboration with jazz; he has made seven recordings of his poetry with jazz, the most recent being Lucky These Days, [Cadence Jazz Records, 2013;  Barry is Emeritus Professor of Literature and Creative Writing at the City University of New York and an editor of the journal,American Book Review.

Tony's Blues gathers poems from various collections, centered on the same urban character.

Barry Wallenstein est l'auteur de sept recueils de poésie, dont le dernier, Drastic Dislocations : New and Selected Poems, a été publié en 2012 (New York Quarterly Books). Professeur émérite de littérature et d'écriture de fiction à la City University de New York, éditeur du journal American Book Review, Il se consacre en particulier à la lecture de poèmes accompagnés de jazz : sept de de ces poésies-jazz sont enregistrées - la plus récente est Lucky These Days (Cadence Jazz Records, 2013).

Tony's Blues regroupe des poèmes tirés de différents recueils, centrés autour du même personnage urbain.

 

Dara Barnat,
Des liens invisibles, tendus / Taut, invisible threads

 

        

 

Traduit de l’anglais par Sabine Huynh (édition bilingue)

 

Dara Barnat was born in 1979. Her poetry appears widely in journals in the United States and Israel. She is the author of the chapbook Headwind Migration (2009), as well as poetry translations and scholarly essays. Dara holds a Ph.D. from the School of Cultural Studies at Tel Aviv University. Her dissertation explored Walt Whitman’s influence on Jewish American poetics. She teaches poetry and creative writing.

Dara Barnat est née en 1979. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses revues aux États-Unis et en Israël. Elle est l’auteur du livret de poèmes Headwind Migration (2009), ainsi que de traductions et d’essais. Dara détient un doctorat de l’École d’études culturelles de l’Université de Tel Aviv. Sa thèse  a examiné l’influence de Walt Whitman sur la poétique judéo-américaine. Elle enseigne la poésie et le creative writing.

 

Vent sacré / Holy wind
Anthologie de la poésie féminine contemporaine amérindienne

 

Textes choisis et traduits de l’anglais par Béatrice Machet (édition bilingue)

 

 

Je dois me garder de faire irruption en force dans l’histoire
car si je le fais je me retrouverai avec une massue en main
et la fumée du chagrin titubant vers le soleil,
ta nation morte à tes côtés.
 

Je continue de marcher bien que cela fasse une éternité
et de chaque goutte de sang
jaillissent fils et filles, arbres,
une montagne de pleurs, de chansons.

 

I must keep from breaking into the story by force
for if I do I will find myself with a war club in my hand
and the smoke of grief staggering toward the sun,
your nation dead beside you.

I keep walking away though it has been an eternity
and from each drop of blood
springs up sons and daughters, trees,
a mountain of sorrows, of songs.

Joy Harjo

 

Recours au Poème éditeurs

 

 

 

 

 

 

 




Cet horizon mélancolique de Grégory Huck

 

Cet horizon mélancolique de Grégory Huck 

 

Grégory Huck est un poète d’origine alsacienne qui « signe » deux recueils : le premier, Meilleurs Souvenirs du Monde, en 2007 ; le second, Les Nouvelles Destinations, en 2013. Se voit décerner, en aôut 2012, le 3e prix de poésie Patrick Peter. Est président fondateur de l’association de poètes « Nouvelles voix de l’Est ».

Puisque l’un évoque l’autre, Grégory est poète et peintre.

Je lui envoie mes recueils ; reçois les siens en retour, comme un geste fleuri, comme une salutation de la fratrie des Poètes.

Je m’invite dans son univers. Parcours ses villes, ses muses, des chantiers inachevés. J’ai l’inquiétude de la réception esthétique, cette chose qui fait bouger l’âme du lecteur, ce je-ne-sais-quoi qui nous   fait sortir de la pluie dans laquelle l’on se trouve lorsqu’on entre dans l’atelier du poète. Je lui réponds, en le lisant, je tisse une toile, debout :

Je te réponds, mon frère, envahie, ébahie par ton encre jeté sur mon corps. 
 
Ton encre, ce sang de larmes, de vin, mêlé à la chair de tes d’arrière-mondes ouverts. Je le vois d’ici. D’Ici, dans mon Corps, je parcours, donc, ton encre, ces « petits miracles/ collectés dans nos riches ruches », donné, mélancolique, à ton intime « lecteur » aimant amant de ton Livre. Ton sang, le nôtre, la même argile, disais-tu, cette habitation lacunaire, pleine de cicatrices aimées. Ton corps, ton écriture ancrée dans ma peau, dans mon esprit tâtonnant de voyelles et de consonnes d’au-delà, de Là-Bas. Où je marchais hésitante,où je cherchais mon argile que tu as vue, que tu vois, connaisseur que tu es des Argiles & des Mondes, ouvrier passionné, alchimiste de cette Chose Poétique. Tu dé-couvres ainsi d’autres sangs, d’autres mailles de poésie en béton vif. Mais mes villes, Frère, je les décompose en mille humbles et rapides tableaux. D’inoffensifs tableaux en deux ou trois couleurs de terre. Seulement. Tes villes à toi, mon frère, sont des Mélancolies d’Ailleurs, des tentacules spectaculaires, des espaces-stades en riche état fertile, infini ; remplis par le dépassement des limites de l’essence même d’un lieu. D’un Homme. 
 
« Mélancolie est une ville », tu dis, dans tes Meilleurs Souvenirs du Monde. Oui, une architecture fragile, ta Mémoire créatrice de tons dangereux... Oui, mélancoliques sont les villes, Frère, ces mondes souffrants des Poètes ; ces « Nouvelles Destinations » sales d’argile, évocatrices du paysage, du Verbe ouvert.
Je défile tes toiles mélancoliques, tes femmes, tes saisons, tes muses ! - le commencement de tes Mondes – et y vois tes terres enivrées de vin fin, affamées de la peau des vers en velours : « (...) quand l’ami Jean-Pierre entonne Ich bin mur e bluem.../ on ressent l’automne tout envahir de son velours./ (...) ». Oui, on danse, on s’allonge, on plonge, inquiets, dans ton velours. La poésie de tes villes est une promenade sonore, inquiétante, chercheuse de l’abondance d’« un papillon géomètre ». 
 
Derrière tes arrière-pages, entre l’ombre et la sur-ombre de tes lourdes maisons, en fer façonnant de Moi, je vois un Apollinaire téméraire, un Baudelaire cru, explosé de modernité. Sous la pluie de tes vers, ici, juste ici, dans des « nouvelles destinations », je reconnais le sang du Poème. Que je cherche, dont je bois, moi aussi, aveugle constructrice des lignes.
 
Tu parles à ton Semblable, ivre de maux lui aussi, trébuchant, comme toi, dans l’ombre des pages. Mère, tu lui donnes la vie. Amant, tu le retournes. Tu aimes ton prochain, profondément attaché à ses « ailes de pierre », tu l’aimes, ton Lecteur. Tu façonnes sa chair poétique dans le Livre que tu crées. Dans la métamorphose de l’étant de la Parole, tu lui parles, « Si tu n’as de mes mots retenu/Que la noire foulure qui entoure leurs substances... »/(...) », tu négocies, tu le questionnes, tu le regardes, tel un père à l’Homme qu’il voit grandir. Cet « amour impossible et qui pourtant [vous] unit », Poète et Lecteur est l’amour propre de tes Mondes, Frère.
 
Je marche, désormais, dans tes « Confessions d’un Ange Fourbe », dans un point de départ « Dans la nuit du 30 avril au 1er mai 2007. », où le « Retour inlassable à l’instant mystérieux/ De la création du monde. (...)/ Correspondance fulgurante dans la double vision, (...) » m’enchante, me secoue. Me rappelle que l’Homme est un grand poète ; que « L’humanité est une extraordinaire rumeur. »
 

 

Enivrez-vous, Vous, car ici vit un poëten. Un homme poétique. En état poétique. 




Vies minuscules de Pierre Michon

Vies minuscules  de Pierre Michon.
De l'empire des signes à  la simplicité miraculeuse de l'écriture.

 

 

Il y aurait beaucoup à dire sur la notion de « simplicité » en littérature et on pourrait la découvrir dans des formes littéraires complexes ( chez un Proust ou un Joyce par exemple) aussi bien que dans des écritures blanches au style dépouillé comme celles de L'étranger de Camus. On s'apercevrait sans doute à la fin d'une telle étude que la simplicité en littérature tient paradoxalement à récuser, selon l'élan même de ses vertus infiniment créatrices, toutes les transparences d'un simplisme pervers: un récit vivant fait tomber les images sociales qui emprisonnent  les êtres dans des rôles, des statuts et des fonctions, il les ouvre à une surabondance de sens, d'expériences et d'interprétations qui paradoxalement les simplifie en les délivrant de tout regard englobant, de quel- que champ du savoir qu'il provienne.

 Le recueil de nouvelles intitulé Vies minuscules, publié en 1984 par l'écrivain Pierre Michon, manifeste avec beaucoup de force et de profondeur cette capacité de l'écriture littéraire à rendre justice à la liberté spirituelle du sujet. De même que chez Flaubert, Dostoïevski ou Faulkner, les simples n'y sont pas les seuls jouets d'un déterminisme économique et politique. Une pièce manque au puzzle, l'inachèvement de ses destins miniatures lève une béance, une faille dans toutes les grilles d'interprétation qu'on leur peut appliquer.

Ce petit parcours à l'intérieur de cette œuvre cherche à voir comment la fiction littéraire peut faire passer du superficiel au simple par les détours nécessaires d'un style infiniment ouvragé, un style qui creuse l'avènement d'une présence et d'un trésor de parole sous l'écorce ingrate d'existences définitivement tronquées.

 1) La fiction littéraire et l'évocation des humbles.

Il n'y a pas de pire insulte aux « pauvres » que de les réduire à un besoin économique, à la cupidité normative d'une insertion sociale. Dans cette perspective, Les Vies minuscules ne prétendent pas documenter sur les « hommes de peu », mais fidèles à l'intuition de l'Evangile, elles voient en eux le renversement des prétentions de l'homme à s'arranger un petit bonheur indifférent à la simplicité et à la grandeur de Dieu.

A l'instar des Béatitudes, la littérature n'est pas un déversoir de discours pieux, mais la mise en relief d'une simplicité qui engage l'écrivain et le lecteur dans la profondeur d'une parole singulière.  La beauté y est nécessaire comme la trace et le signe d'un respect où la misère de l'autre appelle l'emploi d'un microscope : le moindre signe d'humanité et de sensibilité exige à la fois amplification et effets de sourdine discrets, la moindre empreinte de douleur et d'espoir afférente au non-avoir et au non-être apparent de l'autre y recèlent des épiphanies invisibles que l'écrivain ne doit pas laisser perdre sous couvert d'idéologie politique ou par la simulation d'une proximité trompeuse aux êtres privés de toute autorité sociale et intellectuelle.

Si le misérabilisme littéraire idéalise les pauvres, l'écriture de Pierre Michon est trop consciente de son impuissance à pénétrer ce que les autres vivent de l'intérieur pour imiter une telle démarche.

C'est pourquoi le style de cet auteur privilégie le format bref, la nouvelle et les instants de prédilection et d'incandescence, les épiphanies fulgurantes paradoxalement nichées en plein cœur de vies triviales et sans attrait. Les passages qui font entrevoir l'or caché de ces destins minuscules  ne peuvent en restituer que des éclaircies ou des orages, des silences ou des raccourcis suggestifs d'immenses masses de temps à jamais ensevelies dans l'oubli. Dévider leur existence selon une narration linéaire à la Balzac ne rendrait pas justice à la présence de ces visages trop précaires pour devenir des « personnages de roman ». Par leur condition et leur caractère, par l'ombre qui les met comme en berne de l'histoire, les Vies minuscules ne peuvent apparaître que par intermittence au narrateur et au lecteur. Les figer dans un statut journalistique et communicationnel serait les destituer de la réserve qui rend leur existence pareille à la plus petite des semences.

C'est  pourquoi le style de Michon est celui de la brièveté, d'un réalisme par envolée ; il procède par apparitions – Baudelaire parlerait sans doute de « fusées » -  et les traits les plus sûrement ciselés de leur visage ne se laissent appréhender que pour le temps fugitif d'une transfiguration. 
  
Fragile, la coïncidence du vrai et du beau est suspendue aux interstices du récit inventé et de l'histoire vraisemblable, ainsi qu'aux maillages secrets régissant pour chaque lecteur la transaction toujours délicate entre la vérité du cœur et le travail implacable de la lettre.

2) La figure complexe du narrateur

A la lisière de l'imposture et d'une gratuité magnifique, la fiction littéraire requiert une simplicité d'outretombe: ce qui est donné dans l'instant, la couleur unique et le timbre d'une voix au milieu de tant de grisailles et d'échappatoires anonymes, ce que le style cristallise, restitue et invente tout à la fois, promet une durée que le réel ne peut pas tenir. Epines, ronces, soucis et séductions, limites et adversités de tout acabit et espèce brisent la promesse que l'hospitalité du style déchiffre et projette sur le visage de l'autre. Le réel comme aussi bien la littérature ne peuvent accomplir seuls ce qu'ils font pressentir et dévoilent: d'ailleurs, la littérature, le livre y apparaît parfois comme un tombeau, un cadavre, celui de Rémi Bakroot dans la nouvelle éponyme,  un mort  auquel seule l'adhésion et la foi d'un lecteur engagé peut redonner souffle, vie et relief.

Conscient des limites de la littérature jusqu'à l'obsession de la page blanche, le narrateur de Vies minuscules (à ne pas confondre avec l'écrivain qui demeure extérieur à tout dispositif de fiction littéraire) se met en scène comme le pire des imposteurs. Buveur, drogué, irascible,  consommateur en diable de toutes les gesticulations du désespoir, le narrateur s'identifie aux lourds lots d'ombres  d'un monde à l'égoisme débile, pipé par la velléité et la fascination du mal. Avide d'expérimentations dégradantes, il incarne aussi souvent la lâcheté et l'inconséquence de qui ne peut fixer un instant son regard et son attention sur d'autres lieux que les petites passions de son rêve inaccompli d'écriture  et de renommée.

Cependant, c'est de ce narrateur incompréhensible et rebutant que vient le salut d'un autre regard sur les laissés-pour-compte d'une société qui n'a d'yeux que pour l'évaluation de ses propres pouvoirs, valoirs et savoirs. L'écrivain, nouvelle figure d'un saint-Pierre pleurant son reniement à force de cultiver les fastes empoisonnés de la  lettre, est tout de même le seul à sortir les Vies minuscules

d'un populisme progressiste qui les rabaisserait à n'être que des figures de seconde zone dans une histoire vouée à la célébration de ses propres conquêtes. N'occupe-t-il pas d'ailleurs la place du bouc-émissaire, lui qui perçoit trop et parle trop de ce que l'on préfère ignorer  par crainte de voir notre ombre prise en flagrant délit de complicité avec l'Ennemi des humbles et de la nature humaine ?

Empêtré dans les richesses de son emphase, le narrateur, dans la dernière nouvelle du recueil, reconnaît ses acoquinements aux prestiges fallacieux du sublime ; de ses trop beaux portraits, il avoue les limites, le danger et la part d'esthétisme. A la fin du livre, ce passage résume tous les griefs qu'à bon escient peut s'attirer « l'écriture littéraire » : «ce penchant à l'archaïsme, ces passe-droits sentimentaux quand le style n'en peut mais, cette volonté d'euphonie vieillotte, ce n'est pas ainsi que s'expriment les morts quand ils ont des aîles, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu'ils s'y soient obscurcis davantage. Le Prince des Ténèbres, on le sait, est aussi le Prince des puissances de l'air ; et faire l'ange fait son jeu. [1] 
 

3) La simplicité en butte à l'opinion

S'il y a sans doute derrière cet aveu du narrateur la lucidité d'un  auteur particulièrement attentif à la duplicité toujours possible de toute expression artistique, elle n'enlève cependant rien à la profondeur de la littérature et contribue même à en faire l'un des seuls lieux qui donnent chance à la lisibilité de l'expérience intérieure dans tout ce qu'elle a de plus vivant et de plus détaillé, décrivant sans prescrire tout ce que l'homme porte en lui d'intransmissible, de divin et d'irréductible. L'écriture littéraire ouvre  à la prise en considération et  à l'interprétation ouverte de ce qu'il faut bien appeler l'âme, complexe et malade, des êtres vivants. Une parole enfouie dans les milles affairements de ce monde s'y légitime par la rigueur d'un récit et une combinatoire infinie de portraits venus d'abord de l'imagination singulière d'un auteur et de références non moins innombrables à des objets « véridiques » du monde empirique.

A ce titre, la description du bizutage dans Vies des frères Bakroot précise avec clarté la violence grégaire des adolescents  réunis anonymement dans un oubli de soi brutal et crapuleux sur l'esprit  d'enfance d'un nouveau venu, encore malhabile à déjouer ses stratégies d'humiliation et de condamnation. « Ces gandins en imposaient. Ils faisaient cercle autour d'un petit dont le désarroi croissait sous des questions grossièrement mielleuses et des rires, selon un procès pervers et d'emblée prévisible au terme duquel il ne pouvait que se révolter ou éclater en sanglots ; dans l'un ou l'autre cas il était rossé, soit qu'on fit mine de s'indigner d'une rébellion hors de saison et qu'on l'en châtiât, soit que son attendrissement indigne méritât le statut de fille, et, comme tel, des gifles. Les pions fermaient les yeux : tout cela était dans l'ordre des choses. »[2] 
Sur un mode cette fois positif, l'amitié d'un professeur nommé Achille pour les frères Bakroot inscrit une plage de simplicité dans un désert de conventions, d'ennui et d'hypocrisie, la vie d'un collège de la Creuse caricaturée avec une puissance d'empathie persuasive. 

Là encore, la vérité de la relation  se déploie et se dilate aux marges d'une institution au fonctionnement formaliste et pompier. Le monde scolaire de ce récit est voué à la tyrannie des apparences et Achille, « vieil homme colossal et disgrâcié »,  au profil « prodigieusement comique, morbide » et théâtral, également « privé de cheveux, de barbe et de sourcils »  est un professeur de latin « considérablement chahuté »[3]

Par contraste, l'amitié du professeur Achille et de son élève Roland Bakroot se tisse à partir d'une admiration étroitement partagée pour la littérature. Qu'il s'agisse de Jules Verne,  Kipling ou Flaubert, les romans et les images circulent entre ce père de substitution et ce jeune fils de paysan issu d'une ferme pauvre perdue parmi le granit et les bruyères.
Assoiffé de découvertes tantôt seulement exotiques, tantôt profondément formatrices,
il apprend par la lecture et la fréquentation de son maître le goût du secret qui va de pair avec le respect de sa filiation symbolique avec Achille. Ainsi Roland corrige-t-il copieusement son frère Rémi  après que ce dernier, iconophile scabreux,  se soit permis de voler et divulguer à un petit cercle de complices les aquarelles délicates du Livre de la jungle qu'Achille lui avait gracieusement destinées.

Mais l'attitude de Roland à l'égard de son livre qu'il se défend si violemment de partager rappelle aussi la complexité de la relation entre maître et disciple. Son attachement excessif au don reçu atteste un certain scepticisme sur la personne du donateur. Si le jeune homme reçoit l'amitié d'Achille sans barguigner, il n'en reste pas moins sensible à la mauvaise réputation de son étrange  mentor :  il souffre de ses ridicules, de son inaptitude à adopter le liant social  qui convient à la tyrannie des apparences et il éprouvera à l'heure de sa mort un amalgame pénible de douleur sincère et de soulagement.

Mais est-ce vraiment surprenant si aucune simplicité n'est permise en ce monde ? Jusque dans la mort, l'homme arbore ses titres – sabre et casoar pour Roland Bakroot -  et fait étalage du butin de ses conquêtes sociales, dérisoires galons où rien ne se dit que le soulagement satisfait d'une toujours meilleure opinion de soi-même.

Dans la Vie de Georges Bandy, le bref portrait d'une enfant à demi-handicapée, Lucette Scudéry, dévoile encore sous d'autres formes l'absence de simplicité, le cynisme d'enfants « rageurs et rieurs », celui des « enfants sains » qui s'amusent à chaparder violemment les rubans bleus qui retiennent les « nattes frêles » de la fillette « aux mains grêles » et au « teint diaphane ». La crise d'épilepsie qui la saisit après ce traumatisme évoque L'idiot de Dostoievski  et comment aussi une simplicité christique s'attire une nouvelle fois la colère débile d'un groupe ivre de sa fatuité. Sans le secours de la prière et de l'âge mûr, un esprit d'enfance désarmé s'abime, devient  bouc-émissaire et « ce visage que convulsait  une nécessité plus forte que la parole. »[4]

4) La simplicité  ou l'inqualifiable du silence

L'opposition d'un faux respect humain à l'hospitalité d'une intelligence du cœur qui sait donner toutes ses dimensions à la simplicité est à nouveau évoquée dans la Vie de Georges Bandy. N'écoutant d'abord que le souci de sa réputation, le narrateur refuse d'accompagner à la messe les résidents de l'hôpital psychiatrique. Il prétexte un vague scepticisme théologique pour faire admettre son refus à « Thomas, l'un de ceux-ci ». La vraie raison de  sa réponse est la suivante : «Je taisais ma réticence essentielle : la honte de me rendre au village en compagnie de la horde débridée. Alors lui, m'ayant bien compris et me regardant bien en face, avec une douloureuse modestie : « Vous pouvez bien venir : il n'y a que nous, à la messe.» Nous, les folâtres et les imposteurs, les tire-au-flanc de tout acabit. Je rougis, allais me changer et rejoignis Thomas. »[5] Cet ajout modifiera la décision d'un narrateur qui sait, par instants, prodigieusement dépasser son rôle d' «homme sans qualités ».

 Enfin, l'écart entre médiation et présence, paraître et vérité, lettre et esprit est porté à son paroxysme  dans la nouvelle intitulée Vie du Père Foucault. Sans doute peut-on rechigner à l'entendre et se lasser d'un pathos de la culpabilité qui jette sur la nécessité du langage un soupçon inutile autant qu'inacceptable  alors même qu'il donne lieu une nouvelle fois à un morceau de bravoure, un produit parfaitement ficelé de la littérature contemporaine. En tous les cas, l'écriture du passage en question sait  rendre compte de ce point aveugle où la gloire du silence, l'inqualifiable d'une croix qui n'apparaîtra sur aucune chasuble, révèle le désastre d'une séparation entre ceux qui jouissent des sortilèges et des privilèges du langage et ceux qui, privés de toute capacité d'expression, de jeu et de  contrefaçon, se condamnent eux-mêmes en retour à la déshérence et au désêtre,  à un retrait  funeste et sans appel de toute vie sociale.

 Mais de quoi s'agit-il au juste ?

Le narrateur, blessé à la suite d'une rixe qu'il a provoqué sous l'effet de la boisson, et le Père Foucault, atteint d'un cancer à la gorge, se retrouvent provisoirement réunis dans le même hôpital. Le choix du nom propre n'est pas anodin, et il fait allusion au philosophe Michel Foucault (dont le livre Vie des hommes infâmes, publié en 1977, a beaucoup inspiré Pierre Michon) et au missionnaire Charles de Foucault. Quant au malade en question, minotier veuf et sans enfant, il est, en sa qualité d'illettré, parfaitement étranger à l'univers des livres. Il est cependant prêt à céder à l'écriture tous ses droits, : son refus d'aller dans un hôpital parisien pour y recevoir les soins qui pourraient le guérir est motivé par la honte et la crainte d'avoir à remplir mille papiers administratifs et celle aussi d'avoir à réitérer publiquement l'aveu de son illettrisme au beau milieu de la capitale.

Le narrateur, enfermé dans la stérilité d'une vocation d'écrivain contrariée, devine chez ce vieil homme un amour fou de la lettre auquel il aspire lui aussi sans avoir le funeste courage de l'assumer.  Un sentiment infiniment fraternel l'envahit au moment où il devine les motivations du minotier et il le compare à un « maître de chapelle inflexible, méconnaissant et méconnu dont l'ignorance des neumes faisait le chant plus pur. »[6]

Il lui envie son terrible désir de ne pas savoir transiger avec les puissances créatives du langage : cet homme « qui jamais ne traça une lettre » ne prend-il pas pour le plus grand des crimes son impuissance à  nommer le monde et à ne pouvoir donner lettre et forme à l'esprit qui le transcende ? «Le père Foucault était plus écrivain que moi : à l'absence de la lettre, il préférait la mort.     Moi, je n'écrivais guère ; je n'osais davantage mourir ; je vivais dans la lettre imparfaite, la perfection de la mort me terrifiait. Comme le père Foucault cependant, je savais ne rien posséder ; mais, comme mon agresseur, j'eusse voulu plaire, gloutonnement vivre avec ce rien, pourvu que j'en dérobasse le vide derrière un nuage de mots. « [7]

5) La simplicité des images, des choses et des noms propres.

Cet homme dont rien n'aura corrompu jusqu'à la mort la parfaite contemplation rappelle au narrateur le Vieil homme assis de Van Gogh. L'usage des références picturales n'est pas anodin chez Michon. A travers ces médiations plastiques, il déplace le lecteur dans des lieux que le langage judiciaire et le discours conceptuel ne peuvent atteindre ni contaminer. De  même, le rapport aux choses, à des choses anodines et désuètes, mais chargées d'une mémoire sans prix, engage le lecteur dans un univers symbolique libre de toute psychologie, voire même de tout humanisme surfait. La « relique » des Peluchet où s'entassent  grains de chapelets,  breloques, montres à l'arrêt et bagues sans chaton, disent dans leur dénuement  un retrait et une richesse d'intimité qui parlent plus fort que la beauté ostentatoire de nombreux objets d'exposition « muséifiables ».
Leur privilège est de porter en eux la confession d'une radicale « insuffisance du monde » [8], une insuffisance devenue palpable, objet d'élection sans égal et comme « folle ».  Face à ce genre de trésors, parfaitement anodins, d'autant plus précieux qu'ils ne prétendent à rien, s'instaure un  rapport nouveau et fabuleux aux choses : « Quelque chose s'y dérobait sans cesse, que je ne savais lire, et je pleurais ma défectueuse lecture : quelque mystère s'y éclipsait d'un saut de puce, y avouait l'allégeance divine à ce qui fuit, s’amenuise et se tait. »  [9]

Enfin, dans les Vies minuscules, l'usage des noms propres, prénoms, noms de famille et surtout noms de lieux, travaille aussi dans le même sens : ces derniers introduisent la merveilleuse coïncidence d'une distance et d'une proximité, l'assomption d'un détachement et d'un surcroît de présence. Antoine Peluchet, le fils chassé par la colère d'un père devinant en lui son désir de fuir l'héritage aliénant d'une terre  seulement patriarcale, est réputé être parti en Amérique. Le nom de ce continent ouvre aux villageois et aux lecteurs « un inimaginable  règne sur un seul et pauvre mot ». Les noms de lieu et les noms propres, ainsi mis en scène, se chargent alors de tous les possibles, de tous les mythes et de tous les rêves, indulgents ou accusateurs, des paysans hantés  par le départ d'Antoine hors de leur Creuse natale. Des noms de fleuves ou d’État,  le Mississippi, le Nouveau-Mexique, ou celui de villes comme Bâton Rouge, El Paso ou  Galveston, y acquièrent, magnifiés par les échos lointains de l'absence et de la fable, l'aura incantatoire d'un nouveau pays de Canaan.

6) La vie jusque dans la mort ou la simplicité miraculeuse de l'écriture

Il y aurait encore beaucoup dire sur le style de cet ouvrage qui redonne au langage tout son tact,  c'est-à-dire toute sa force poétique à  des mots simples ou recherchés et comme soudain régénérés d'un goût de la contemplation devenu parfaitement actif  et mimétique des objets qu'ils évoquent.
La poésie est comme le passage à une troisième dimension du langage où les sureaux et les châtaigniers font bruisser leurs branchages sous l'humus des mots ; le lecteur y découvre un horizon  à la fois entièrement familier et parfaitement nouveau, un horizon qui le rend au ravissement d'une enfance du monde inaliénable.

Ainsi en est-il de la simplicité retrouvée du langage dans le sermon de Noël du Père Georges Bandy adressé à une assemblée trop en marge du monde pour être encore sensible aux grandes orgues de la rhétorique. « il ne parla pas des Mages : la reddition des Rois à la Parole  incarnée  ne le concernait plus, lui dont la parole d'or n'avait pas fléchi le muet, l'impassible Dispensateur de toute parole. Il parla de l'hiver, des choses dans le givre, du froid dans son église et sur les chemins ; le matin, il avait ramassé dans l'abside un oiseau gelé […] il parla de l'errance des créatures qui n'ont pas d'étoile, du vol obtus des corbeaux et de l'éternelle fuite en avant des lièvres, des araignées qui pèlerinent sans fin dans les fénières, la nuit. [10]

 
Il existe donc bel et bien une simplicité miraculeuse de l'écriture, et si nous n'y pouvons croire que par intermittence, c'est peut-être pour ne pas loger qu'en elle les innombrables lieux, médiations et registres où l'espérance est appelée à prendre forme et à prendre corps.

Sans doute y aura-t-il toujours une part de déchirure dans la tentative acharnée des hommes à réconcilier la simplicité de la foi à l'infinité des œuvres qu'elle appelle, mais le travail du temps en sa dernière échéance, la mort, saura effectuer l'impossible suture par où joindre à merveille l'extrême complexité du monde et de la lettre à la vie d'un perpétuel acte d'amour de Dieu.
Anticipant la mort, l'écriture opère seule un montage définitif de toutes les contradictions de l'existence ; elle arrondit tous les angles, riflant toutes les tortures retorses de l'amour-propre pour enfin, à bout de souffle, de refus et de défenses, laisser Dieu advenir humblement dans les failles impénétrables d'une vie d'homme. Conquise à la simplicité d'une parole qui rend vraiment libre, gorgée d'un amour fou du monde annonçant la surabondance d'un pays à venir vierge de toute promiscuité et de toute complication, la littérature est aussi l'autre nom d'une écriture testamentaire, une écriture auxquels participent, sciemment ou non, les taciturnes et les bavards, les écrivains et les illettrés, la foule innombrable des hommes et des femmes à l'affût d'un Nom plus durable, infini et profond que leur propre mémoire et leur propre nom. Ainsi va la conversation du monde et des hommes, entre  cris et chuchotements, murmures et livres offerts en partage à qui dispose du luxe de lire ; ainsi va la littérature  traquant toujours les traces d'une impossible écriture testamentaire, rêvant d'un livre  contemporain des signes du temps sans autre testateur que le Christ : un Christ au Verbe resplendissant à l'ombre de myriades d'histoires marquées du sceau cruciforme de son insondable sagesse.

Dans les Vies minuscules, les dernières paroles que l'auteur prête à son personnage sacerdotal Georges Bandy, pourront  sans doute en donner un avant-goût joyeux :

«il fumait ; le vin bu le berçait, les tendres feuilles le caressaient ; il a prononcé avec étonnement quelques syllabes que nous ne connaissons pas. Quelque chose lui a répondu, qui ressemblait à l'éternité, dans le verbiage fortuit d'un oiseau. L'ébrouement soudain d'un cerf proche ne l'a pas surpris ; il a venu une laie venir vers lui avec douceur ; les chants si raisonnables se sont accrus avec le jour , ces chants qu'il entendait. L'éclaircie de l'horizon a dévoilé un sous-bois de huppes, de geais, des plumages ocrés et roses comme des fleurs, des becs attentifs et des yeux ronds pleins d'esprit. Il a caressé des petits serpents très doux ; il parlait toujours. Le mégot brûlait son doigt ; il a pris sa dernière bouffée. Le premier soleil l'a frappé, il a  chancelé, s'est retenu à des robes fauves, des poignées de menthe ; il s'est souvenu des chairs de femmes, de regards d'enfants, du délire des innocents : tout cela parlait dans le chant des oiseaux ; il est tombé à genoux dans la bouleversante signifiance du Verbe universel. Il a relevé la tête, a remercié Quelqu'un, tout a pris sens, il est retombé mort. » [11]

 

Une version abrégée de cet article a été publiée dans la revue Christus en octobre 2014

 

 

[1]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.247-248

[2]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.97

[3]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.104

[4]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.190

[5]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.204

[6]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.156

[7]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.158

[8]    In Vies minuscules, Folio/Gallimard, Paris, 1987, p.34

[9]    Ibid.

[10]  Ibid, p.210

[11]  Ibid, p.212-213

 




A propos de Pierre Dhainaut

En remontant dans les archives de Traversées j’ai retrouvé un numéro de la revue consacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiver 2007-2008).

[Au passage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de Véronique DAINE (Belgique) et qui soulignait la nécessité et l’urgence de porter regard à cet Autre poussé et délaissé dans la Précarité dans tous ses éclats dévastateurs et ce, jusqu’aux derniers retranchements, jusqu’au renoncement –on se dit que cet Éditorial laisse à réfléchir au vu de sa continuelle actualité en… 2014…].

Revenant donc au n° 49 de Traversées intitulé Pierre DHAINAUT et alii –un exemplaire ravivant les tiroirs de la mémoire- je me suis longuement arrêtée sur les pages intitulées ‘Une école des rivages’ suivant l’expression du poète – j’ai voyagé dans ces pages pour y revenir et y revenir encore, et en noter par intermittences comme des impressions –des réflexions aussi peut-être- que m’inspirait la poésie de Pierre DHAINAUT. Si je devais choisir quelques mots évocateurs pour moi de la poésie de l’auteur de Mon sommeil est un verger d’embruns (1961) je choisirais ceux de mouvement, exigence, souffle, partage. Et c’est dans la mesure où ce sens de partage est particulièrement sensible dans l’univers et pour le poète Pierre DHAINAUT, que rebondir même timidement, en tout cas humblement sur la plage de son école des rivages, m’a semblé pouvoir être porté.

Non, nous n’initierons pas les enfants à la poésie, comme c’est devenu l’usage dans nos écoles, par l’intermédiaire des seuls jeux verbaux. Certes, le nombre de syllabes ou la reprise de quelques sonorités participent à la naissance, à l’expansion d’un poème, ils lui sont consubstantiels, mais en les isolant on en fait des procédés, on s’en tient au langage, et l’on oublie que l’exigence de l’écriture ne consiste pas en la fabrication d’un objet, elle est bien plus vaste. L’écriture, une école des rivages : le poème n’est si ardent, il n’est juste que s’il se porte et nous porte hors de lui. (Pierre Dhainaut)

L’auteur  du recueil Le don des souffles (Mortemart, Rougerie ; 1990), s’il OUVRE le poème conçu tel un souffle dans un appel d’air lui-même ouvert par l’absence d’inscription sur la page (Une école des rivages)- OUVRE dans un même élan d’écritures (de la vie courante et de la vie écrite/sans cesse à écrire) une terre d’accueil et de recueil où le partage est un des maîtres-mots.
 

Le poème n’en est pas un, qui a la prétention de se suffire.
 

Rendre les mots moins lourds, moins opaques, et ne penser qu’à eux dans cette tâche, mais que serait le poème s’il les gardait pour lui, s’il ne nous rendait pas, auteurs ou lecteurs, un peu moins lourds, moins opaques, nous aussi.

Quête existentielle ici du poème, vitale pour le sujet qui l’instaure au centre de son expérience personnelle sociale à partager en terre de vie, de poésie –de poéVIE. La poésie ici n’est pas aux prises avec un horizon spéculatif mettant l’accent de façon emphatique sur sa vocation ontologique, ni enfermée dans une vision sacrale, logolâtrique l’instaurant gardienne d’un  monde parallèle à l’intérieur d’une tour vide dont elle serait la seule instauratrice parce que non ouverte au Dehors, au rythme de la vie, à sa densité expérimentée chaque jour et sans cesse éprouvée, donc exposée à ce qui est autre qu’elle-même et dans les faits la nourrit. La poésie chez Pierre Dhainaut est poéthique, formant une existence à la fois lyrique et poétique –ce que Jean-Claude PINSON nomme : «l’habitation poétique».*

Plus que son auteur, le poème est un hôte : quand lui ressemblerons-nous ? questionne Pierre DHAINAUT dans Une école des rivages. Et pour cela, l’effacement de soi au service du poème est indissociable de sa genèse et de son accouchement ; par-delà de son expansion et de ses résonances ; de la pérennité vivante de sa parole et de l’immuable allié à l’éphémère qu’elle nous porte. C’est pourquoi Vers après vers, l’espoir se ravive, celui de renaître, renaître en éphémère. Poésie papillon du jour renaissant Phénix de ses ailes perpétuellement à éployer.

L’insistance de P. DHAINAUT à rappeler le nécessaire retrait de la personne de l’auteur, du nécessaire oubli du souci de soi au service du poème (On veut s’affirmer, puis on veut s’effacer, on s’accorde alors trop d’importance : ce qu’il convient de réduire, quelles que soient nos activités, le souci de soi) -ouvre ce dernier à la respiration dont l’espace se forme au rythme de ses propres pulsations. Ainsi les Entrouvertures (titre d’une série de septains  publiés dans ce n°49 de Traversées) sont-elles assurées au sein d’un espace-temps où instant et durée donnent à vivre un temps vécu sans cesse à renaître (L’instant et le durée sont égaux, sont eux-mêmes, au présent du poème). Ces Entrouvertures ouvrent à cette passion de la patience. Entrouvertures également offertes à l’œuvre inachevée : Je m’étais dit : le jour où je serai certain d’avoir vraiment écrit, non pas un livre, mais une phrase, une seule, je pourrai m’arrêter, je n’aurai plus rien à prouver, je saurai mieux vivre. Bien sûr, ce jour n’est pas venu. Il ne pouvait venir. Il ne viendra jamais. A peine esquissée, une phrase en désire, en suscite une autre, encore une autre… Commencer à écrire, commencer sans cesse, entrer dans l’inachevable. Mais cet inachevable ne cède en rien à la stérilité d’une stagnation : le poème s’écrit, se transmue, se transmet dans la progression (poème qui progresse en essaimant).

On aura compris que ces pages de Pierre DHAINAUT dressent une sorte d’art poétique, indissociable d’un art de vivre ; mais elles expriment aussi la singularité de la poésie de DHAINAUT.

Je ne citerai pas davantage ces pages de L’école des rivages (on aura noté le pluriel des rivages, de mot en mot, le sens se libère, la résonance, tout se dit au pluriel) –je ne citerai pas davantage de ces bribes, sinon à prendre le risque de tout reproduire ici.

Tant le poète nous parle, tant il résonne –pour qui l’écoute, pour qui a gardé cette vertu d’accueil et cette force augurale vécues pleinement au pays de l’enfance livrée aux souffles pluriels des émotions, furtives mais fortes, passagères mais intensément immuables. Permanence de la parole du poème.                        

 




Deux poètes des profondeurs : Michel Cazenave et Gérard Bocholier

 

La collection Poètes des profondeurs de Recours au Poème éditions
 

La poésie des profondeurs, axe reliant le haut et le bas, l’homme et le Poème, est la spirale autour de laquelle respire l’œuvre alchimique de Recours au Poème.

 

Le site des éditions Recours au Poème

Les deux premiers titres de la collection ont paru en octobre :

 

Le bel Amour de Michel Cazenave

 

Une anthologie accompagnée d’inédits.

                   

 

Michel Cazenave est né en 1942 à Toulouse, d'une famille ariégeoise depuis des siècles. Il a écrit de nombreux livres de poésie, édités par Imago, puis par Arfuyen, par Arma Artis, par Le Nouvel Athanor, par Rafael de Surtis, et enfin, par Littérales. « Sectateur » de la Déesse-Mère, il aura été marqué toute sa vie par l'amour inconditionnel pour sa femme.
Michel Cazenave a longtemps été la voix des "Vivants et des dieux", sur France Culture.
Les poèmes ici présentés dans l'Anthologie, viennent pour la plupart de son recueil L'Avis poétique (1957 - 2006), publié par Arma Artis.
Qui a oublié que Michel Cazenave fut longtemps la voix des Vivants et des Dieux sur France Culture ?

 

La marche de l’aube de Gérard Bocholier

 

Recueil de poèmes inédits du directeur de la revue Arpa

 

                                

 

Gérard Bocholier est né en 1947. Auteur de plusieurs recueils de poèmes, dont Psaumes du bel amour (Ad Solem, 2010), préfacé par Jean-Pierre Lemaire, il contribue régulièrement à la NRF et à la Revue des Belles Lettres (Genève). Gérard Bocholier dirige la revue Arpa

 

A paraître dans cette collection :

Louis Raoul, Echantillons de parole (novembre)

Elie-Charles Flamand, Braise de l’unité. Anthologie préfacée par Gwen Garnier-Duguy et postfacée par Marc Kober (décembre)

Yves Roullière, La vie longue à venir (février)

et une surprise fondatrice en janvier.....

 

 Le site des éditions Recours au Poème

 

 




Cadou : un poète « grégorien » au cœur étoilé

          Cadou : un poète « grégorien »* au coeur étoilé

 

* Le chant grégorien : ce genre musical appelle au calme, au recueillement, à la contemplation, il est interprété par un chœur ou un soliste.

 

Mort très jeune à trente et un ans, le 21 mars 1951, un jour du printemps, René Guy Cadou, contrairement à la majorité des humains qui sont dans l’incapacité à être vivants, a été cet homme « vivant » dont parle Maurice Zundel : « La plupart des hommes meurent avant de vivre et c’est cela la vraie mort (…) Nous existons très rarement. Le plus souvent, nous sommes en attente, en capacité d’existence : nous n’existons pas. » (1)

Cadou, homme et poète vivant car la poésie fut pour lui, au creux de sa solitude, dans la douleur de l’absence des parents, elle fut  dans le silence d’avant Hélène : « Une parole inouïe, la levée d’un souffle vif au creux de l’Absence. »  (2)

La poésie se fera le reflet de sa quête intérieure et d’une Présence rencontrée. Elle nous dit, ce qu’il a perçu, ce qu’il a reçu de : «  Cette respiration du silence même, comme l’ont expérimenté les mystiques et aussi les poètes. »  (3)

Il a su donner à son silence forme et limites car il a pu se mettre à l’écoute de la nuit, en cette chambre d’école à Louisfert, où, après la classe, il entrait en écriture.

René Guy Cadou est un veilleur dans la nuit et il a su en voir la splendeur, comme le dit si bien le poète et mystique Angelus Silesius dans son œuvre : La rose est sans pourquoi

« L’éclat de la splendeur apparaît dans la nuit qui peut le voir ? un cœur qui a des yeux et veille. »

La poésie de Cadou, nous éclaire sur sa vérité intérieure,  il n’a pas menti, ni aux hommes ni à Dieu. Il n’a cessé de s’interroger, d’interroger l’Autre et de le chercher. Il n’a jamais osé affirmer : «  Je crois », ni aux hommes ni à Dieu. Il a eu l’honnêteté de dire ses doutes ; sa vie comme ses  textes illustrent cette belle et cinglante réflexion de Kant : «  Qui dit à Dieu « je crois », sans avoir peut-être jeté un seul regard sur son for intérieur pour voir si vraiment à quelque degré, il a conscience de cette conviction, cet homme commet le mensonge non seulement le plus inepte à l’égard de celui qui sonde les cœurs, mais encore le plus criminel. » (4)

Il a cependant, timidement osé dire : « Je crois en Dieu parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. » (PVE, p.318)

La rencontre avec le Tout Autre, peut-elle, doit-elle se dire ? être révélée, même dans le poème ? Doit-on garder le silence sur cette lumineuse expérience avec la « Face rayonnante ».

« Je monte dans ma chambre et prépare les feux, j’appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu. » (PVE, p.319)

  Il y a donc bien eu ce face à face et pour cela il  a fallu se retirer, il  a fallu la solitude surtout celle de Louisfert que l’ami poète Michel Manoll qualifie de « haut lieu où souffla l’Esprit ».(5)

La poésie est état de grâce, quand elle est contemplation, tendresse, humilité : «  Le poète sera toujours cet égaré sublime qui porte en lui-même sa bergerie. » ( PVE, p392) ; quand elle est aussi rencontre avec : les amis, les poètes, et Jésus- Christ .

Il le dit à Pierre Yvernault, curé de campagne dans un poème lettre qu’il lui adresse :

« Cher ami
Sans doute êtes-vous comme moi dans un village
Encadré par des candélabres de la pluie
Recevant à dîner d’inquiétants personnages
Comme Rimbaud ou Max Jacob ou Jésus-Christ… » (PVE,p.338)

 

Ce n’est pas un hasard si des hommes de foi sont à ses côtés Pierre Yvernault, mais aussi Max Jacob et Pierre Reverdy.

Avec Max Jacob, il partage une certaine expérience de la Rencontre, Max poète et converti pour avoir vu le visage du Christ dans sa chambre.

 Dans la lettre du 23 janvier 1940, Max Jacob  conseillera le jeune poète pour des méditations, afin qu’il s’agrandisse philosophiquement et spirituellement et donne plus de profondeur à son œuvre. René un peu plus tard lui répondra : «  Je suis sûr que tu dis vrai cher Max… »

À la mort de Max, si douloureuse pour lui, qu’il la compare à celle de ses parents, le maître ne disparaîtra pas de la vie de René, Max sera le passeur, Cadou   ne cessera de s’adresser à celui qui est toujours : «  Vivant comme lys dans le cœur des poètes. »

Cette évocation du lys désigne bien Max comme guide spirituel, le lys est ici fort de son symbole religieux, de pureté, il est la fleur mariale. Le lys est souvent présent chez les mystiques, Marie étant l’intermédiaire entre les hommes et le Christ. Max Jacob est bien devenu le médiateur entre ce monde et l’autre.

 « Et ne songes qu’à Dieu en toi-même invisible
   Vingt fois plus invisible qu’aiguillée de fil
 

  Tellement merveilleux et tellement présent
   Que sans cesse tu nais de ce rapprochement
 

 Et la lampe qui fait bouger ta maison rose
  Nous accueille et nous ouvre à ta métempsycose… »

 (En liaison avec Max PVE, p.294)   

 

L’occurrence du lys dans l’œuvre de Cadou a chaque fois valeur symbolique ; l’image est forte dans le poème où il évoque sa volonté de vivre loin de Paris, du bruit, de l’agitation et donc du « divertissement ». L’odeur des lys symbolise bien ce lieu de méditation, Louisfert , dont il a besoin pour créer.

Citons aussi ces vers où le lys évoque, Passion et Résurrection :

«  Ton sang est beau comme les lys. »

(Les lilas du soir ,PVE, p.82)

«  Ah ! quelque part ! là-bas être à genoux tout seul dans la crypte !
    Linge blanc !lys !odeurs !fraîcheur ! »

( Nocturne PVE, p.325)

Il associe aussi le lys aux asters, symbole de la fidélité en amour, dans Mon enfance est à tout le monde : « On fait le tour de la chapelle. Mais par la porte entrebâillée, quelle fraîcheur ! les lis et les asters ont mangé les statues ».

René Guy Cadou s’adressera aussi au poète retiré à Solesmes, Pierre Reverdy :

«  Je t’aperçois
   Tirant vers la nuit ton échelle
   La boucle de ton sang s’accroche à la tonnelle
   Et tu dis
   Suppliant les autres d’avancer
   Regardez
   C’est la vie qui vient de commencer. » (PVE,p.159)

Pour René Guy Cadou, Pierre Reverdy est un modèle pour aller à la rencontre de soi-même, le plus intéressant des voyages :

« Je ne fais pas de différence entre Reverdy, sans cesse immergé au plus profond de son être et un Cendrars à l’affût de lui-même au détour d’un pays. » (Les liens du sang, PVE, p.406)

 René Guy Cadou aimait les hommes qui comme lui s’étaient retirés, loin de la ville et de ses divertissements, ces ermites en quête de leur vie intérieure, la meilleure et la plus exaltante des aventures.

Le sculpteur Jean Fréour est l’un d’eux, il viendra se réfugier pendant la guerre à Issé près de Louisfert.  L’œuvre de cet artiste traduit sa quête spirituelle voire mystique, une mystique qui s’incarne dans son art, les deux retables de l’église Sainte - Thérèse à Nantes en témoignent, il a prêté ses traits à Saint Joseph et ceux de sa femme à Marie. Jean Fréour que Hélène et René appelleront « l’ermite ». Lui aussi se retirera du monde et choisira de vivre à Batz-sur-Mer où il réalisera l’essentiel de son œuvre. Jean Fréour   était si proche du poète qu’ à la mort de celui-ci, il sculptera sa main. Cette main faite pour l’écriture, la fraternité et l’amour, est aussi une main consolatrice.

 Cette main dit cette fulgurante révélation mystique , le poète  appelé à consoler Dieu : « Tu souffres, mon Dieu, la plaie s’est rouverte. Garde ma main, garde-là. Elle est douce comme les feuilles de figuier. (PVE,p.79)

« Douce comme des feuilles de figuier. », l’arbre choisi pour cette comparaison est un arbre messianique ;   Jésus dit à Nathanaël : «  Quand tu étais sous le figuier je t’ai vu. » (Jean ch 1v. 43à 51),   Nathanaël méditait sur la parole de Dieu et était dans l’attente du Messie.

On retrouve cette main consolatrice dans cet autre poème :

«  Mon Dieu cela m’arrive de penser à toi
  Comme à un survivant (…)
 

Je me mets sous la lampe et je te dis Raconte

………………………..

Et celui que je vois et que je crois tout près
Est quelque part sur un rivage crucifié
 

Mais pas si loin mon Dieu que je ne puisse joindre
Mes deux mains sur ton front comme des térébinthes. »  (PVE, p.228 )

 

Les deux mains posées en signe de bénédiction, la couronne d’épines de la Passion est remplacée par les mains du poète devenues feuilles de térébinthe, l’arbre de la force, de l’endurance et de la longévité dans la Bible.

Le poète ne demande pas à Dieu de le consoler, bien au contraire c’est lui le si faible avec ses doutes, ses deuils, ses souffrances morales et physiques qui est appelé à aider Dieu !

« Laisse-moi te porter, Seigneur, tu n’en peux plus. Couche –toi dans mes bras. » (PVE, p.80 )

«  Je marche près de Toi
Ta croix est plus légère… » (PVE, p.108 )

 Une jeune juive mystique, Etty Hellisum, plongée au cœur des ténèbres de l’holocauste, va elle aussi vivre cette expérience et écrire : « Une chose cependant m’apparaît de plus en plus clair : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. »

Etty Hellisum, René Guy Cadou, deux vies qui entrent en communion spirituelle.

La poésie de René Guy Cadou se fait souvent prière, demande de pardon

« Pardon Seigneur !pardon pour vos églises
  Et si j’ai galvaudé dans les champs
  Si j’ai jeté des pierres dans vos vitres
  C’est pour que me parvienne mieux Votre Chant… » (PVE, p.345-346 )

 

Dans la bibliothèque de René Guy Cadou se trouvait une partie de son héritage spirituel : des écrits de grands mystiques :

-         Le cantique du soleil et les Fioretti de Saint François d’Assise

-         Glose et château intérieur de Sainte Thérèse d’Avila

-         Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix

On retrouve d’autres figures de cet héritage dans le poème rédigé en 1948  Saint Antoine et compagnie (PVE ,p. 302-305 )  entouré de Saint- Thomas, Sainte Madeleine, Sainte Véronique  , toutes des figures marquantes de la spiritualité catholique.

 Comme Saint François, le poète a besoin de la nature, des arbres, des fleurs et des animaux, cette nature où se côtoient fragilité et permanence, cette nature qui comme dans les textes de  Saint François  donnent le sentiment d’éternité.  

Certains poèmes de R G Cadou sont proches de psaumes où la fragilité de l’homme est montrée mais toujours une fragilité qui devient force et se change en espérance :

« Pieds nus dans la campagne bleue comme un Bon Père
   Qui tient sa mule par le cou et qui dit des prières
  

   Je vais je ne sais rien de ma vie mais je vais
   Au bout de tout sans me soucier du temps qu’il fait… » ( Le cœur définitif 1948 )

 

Les psaumes disent aussi l’homme dépouillé, rejeté, l’homme soumis à l’affrontement du mal ; ils disent les corps souffrants, la peur de la mort, la détresse de l’angoisse et du doute. «  Le psaume est une parole dite par quelqu’un avant d’être un écrit par quelqu’un ; l’écrit est là comme une cicatrice. Il y a toujours une raison au cri poussé. Dieu m’abandonne, je suis malheureux, je vais mourir. Alors, je crie vers Dieu  et parfois même je crie contre Dieu. »  Didier Rimaud (6)

«  Mon Dieu! je crie le jour, et tu ne réponds pas; La nuit, et je n'ai point de repos ».Ps 22.3

«  Tu m'as jeté dans une fosse profonde, dans les ténèbres, dans les abîmes. »Ps 88.7

«  Le cœur me bat, la force m’abandonne
    Et même la lumière de mes yeux. » Ps 38.11

« Tu éloignes de moi amis et familiers
    Ma compagne c’est la ténèbre. » Ps 88.19

Le psaume c’est se tenir debout devant Dieu, en toutes circonstances. Il y a donc, même dans la ténèbre une prière possible et R G Cadou le sait qui «  Adresse à Dieu » celle du 20 juin 1948 :

(…)

Accueille-moi si tu le veux comme on respecte
Le combat terminé un  blessé de la tête
Je t’ai trouvé je t’ai perdu je t’ai caché
Comme un billet galant à un autre adressé
Q’on déchiffre en tremblant dans le gel de la chambre
Et qu’on relit avant de le réduire en cendres
Tu ne peux rien pour moi maintenant que je suis
Fané par ton soleil comme une fine pluie
Venue d’un nuage bas qui mettait sur la terre
Quelques larmes de trop au bord de tes paupières
Tu peux bien m’accueillir et m’ouvrir tes palais
Tu ne me rendras point cet amour que j’avais
De la vie ni ce doute inné de Ta Personne
Qui fait que je suis là et que tu me pardonnes.
(Adresse à Dieu)

 

Au côté nuit du psaume, il y a le côté jour de la louange, le spectacle de la nature élève l’homme.

 « La mer est à lui, c'est lui qui l'a faite; La terre aussi, ses mains l'ont formée. » Ps 95.5

 « C'est là que les oiseaux font leurs nids; La cigogne a sa demeure dans les cyprès. » Ps 104.17

                                         

La poésie de R. G. Cadou se fait aussi louange cosmique comme celle de Saint François se faisait louange au Créateur, dans Le cantique des créatures.

 Pour R. G. Cadou, comme pour François d’Assise «  le cosmos est d’abord épiphanie de la lumière. » Eloi Leclerc (7)

Lorsqu’il évoque la nature, c’est un homme pacifié qu’il nous montre comme dans la cantate de la forêt ( 1944)  tout à fait dans l’esprit franciscain ; les voix de la biche, de l’oiseau , de l’eau se font entendre, toutes louent Dieu, la forêt toute entière abrite Dieu. Elle est son refuge , de la naissance à la croix :

«  Tu loges Dieu dans tes étages
     …….

    Tu sers de crèches aux nouveau- nés
     ……….

    Je te salue dernière incarnation divine
    Je reconnais la croix sanglante et les épines
    Largement disposées sur le front du couchant
    On dit c’est la forêt
    Aussitôt c’est l’image
    De Dieu qui déambule…
    ………….

    Ô forêt tu fais merveille
    Pour les oiseaux pour les abeilles
    Pour ceux qui cherchent leur trésor
 

  Tu es la lampe de mes veilles
    Et la lumière de mon corps. » ( 8)

 

« Cadou est un poète qui a su se « dépouiller » de lui-même, accueillir le monde, le saisir, le posséder le rendre ductible , intelligible aux sens , au cœur , à l’esprit, à l’âme, en exprimer enfin les harmoniques. » Yves Cosson (9)

Le recueil Hélène ou le règne végétal  est dans l’œuvre de Cadou l’apothéose de cette épiphanie cosmique.

Hélène est bien proche de la Bien- Aimée du Cantique des Cantiques :

« Que tu es belle ma Bien Aimée
   Que tu es belle
   Derrière ton voile, tes cheveux comme un troupeau de chèvres
  Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent du bain
   Tu es une grande plaine parcourue de chevaux
   Un port de mer tout entouré de myosotis. »

       (Cantique des Cantiques)

 

«  Tu es l’algue marine et la plante sauvage
    Comme l’arnica
    Tu es pleine de poissons dans ta chevelure
    Tu es belle figure
    Plus belle que toi- même
   Tu es celle que j’aime
   Davantage que le pain. »  (Toi PVE, p.262)

 

Hélène  la « Bien Aimée » par qui le divin s’incarne, elle donne chair à ce mystérieux paradoxe : l’amour réconcilie René avec la mort. Parce qu’il a aimé Hélène, il va accepter sa mort  et en quelque sorte en faire don et parce qu’elle l’a aimé, il est certain que l’amour se prolonge, elle est celle qui le fait entrer en communion avec la création toute entière . Avec elle, tout est là, dans la lumière de l’évidence ; Être enfin !

«  Que m’importent les fleurs et les arbres, et le feu et la prière, si je suis sans amour et sans foyer ! Il faut être deux ou , du moins hélas ! il faut avoir été deux, pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une œuvre ! les choses infinies comme le ciel, la lumière, la forêt ne trouvent leur nom que dans un cœur aimant. » Gaston Bachelard

Hélène fut témoin privilégiée du voyage intérieur que parcourut René. Elle a su regarder, écouter ce tête à tête avec Dieu, hors des dogmes et des églises ; mais bien présent dans le pain rompu avec les amis, dans le vin partagé avec eux. Elle a aimé cet homme qui savait louer la terre pour se rapprocher du ciel et faire de la poésie une « religion » au sens étymologique  de religere : relier.

La poésie de R G Cadou, relie la terre au ciel, la présence à l’absence. C’est bien cette poésie qui reliera, au-delà du temps terrestre partagé, Hélène à René. Le poète l’a su et l’a dit : 

« Le temps qui m’est donné
   Que l’amour le prolonge… »
   « Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel

 Avec toi pour des rencontre éternelles. » ( 17 juin 1943)

17 juin 1943, le jour de leur rencontre à Clisson.

Le poète et moine Gilles Baudry, ami de Hélène, témoigne de cette union possible malgré l’absence : « L’éloignement physique ne divise pas, car l’union des êtres entre eux s’accomplit en dehors du monde des apparences. » (10)

Le dialogue entre Hélène et René s’inscrit dans la permanence de l’Amour et de la parole poétique partagée.

Dans les derniers mois de ce qu’il appela « sa passion » René lisait : Le mendiant ingrat et Le Pèlerin de l’absolu de Léon Bloy.

 «  Tu lèves les yeux, me citant de temps à autre quelques passages. Tu lis Léon Bloy… » (11)

Léon Bloy et Anne-Marie Roulé, un autre couple, un autre amour, une autre aventure mystique…

 Durant les derniers mois, Cadou  lira aussi Francis Jammes et Paul Claudel.

Hélène et René, une vie en poésie, une vie en communion essentielle, à la lumière de l’amour qui donne sens à l’univers. Cette lumière de l’Amour traverse son œuvre, faite : d’humilité, de recueillement et de contemplation. Ces mots de l’écrivain Petru Dimitriu auraient pu être prononcés par René Guy Cadou comme testament spirituel :

«  Mais c’était cela le sens de l’univers : en arriver à l’amour. Voilà où m’avait mené les étapes de ma vie. Tout était maintenant simple, limpide, et se découvrait à mes yeux comme en  un éclair qui illumine le monde d’un bout à l’autre, mais sans que la nuit puisse jamais revenir. Pourquoi avais-je tant cherché ? Pourquoi avais-je accepté un enseignement venu du dehors ? Pourquoi avais-je attendu que le monde se justifiât devant moi, qu’il me prouve son sens et sa pureté ? C’était à moi-même de le justifier, en l’aimant et en pardonnant, à moi de lui donner son sens par l’amour et de le purifier par le pardon. » (12)

      

1 Maurice Zundel : À l’écoute du silence Téqui  (1995)
 

2 – 3 Sylvie Germain : Quatre actes de présence DDB
 

4 Emmanuel Kant : Considérations sur l’opposition et autres textes
 

5 Michel Manoll : préface des œuvres complètes Poésie la vie entière ed Seghers
 

6 Didier Rimaud :  Les psaumes , poèmes de Dieu et prières des hommes ed Vie chrétienne
 

7 Eloi Leclerc Le Cantique des créatures ed Desclée de Brower
 

8 René Guy Cadou : La cantate de la forêt 1944 inédit , revue Signes N°12-13 René Guy et Hélène Cadou  (p.89) ed du Petit Véhicule
 

9 Yves Cosson :revue Signes N°12-13 René Guy et Hélène Cadou (p.97) ed du Petit Véhicule
 

10 Gilles Baudry : revue Signes N° 12-13 René Guy et Hélène Cadou (p.23) ed du Petit Véhicule
 

11 Hélène Cadou : C’était hier et c’est demain ed du Rocher (p.25)
 

12 Petru Dimitriu : Rendez-vous du jugement dernier Seuil 1961

 

Extrait des actes du colloque  René Guy et Hélène Cadou poésie et éternité des 20,21 et 22mars 2014 organisé par l’Université Permanente de Nantes et les Cahiers des Poètes de l’École de Rochefort .

On peut se procurer l’ensemble des actes : les Cahiers des Poètes de l’École de Rochefort-sur-Loire N°4 éditions du Petit  




Lettre à Jean Malrieu

Selon lettre

                                  à Jean Malrieu

 

 

Un éternel, pensais-je, inatteignable en l'éphémère. Et là,
je vous ai lu. Sur les conseils de Christian Bobin – grand merci – et de la femme de ma vie.
On peut dépasser oui, Blanchot, Mallarmé, et tous les autres.
L'Occident a besoin d'un Signe qui renaisse.
Alors l'oiseau phénix, c'était donc vous. Allarmé de soleil,
 

J’attends l’amour comme la foudre et les voleurs de grands chemins.
 

S'il est d'encre et de terre, le vers plonge si haut !
Pourquoi le blanc des pages serait-il la seule fin possible ?
 

Tout reste à faire, en poésie, toujours – c'est comme en vie. Et ce sont avant tout les pas qui parlent,
parce que la beauté fait du bien à la vie. Comme vous l'avez dite,
cette Dernière lettre,
une apothéose !
 

Parce que c'est beau et parce que c'est vrai.
 

Cette simplicité de Dire, je vous avouerai qu'il m'en aura fallu beaucoup de rencontres, de voyages, de remises en question, d'adieux puis de retours, de mains tendues pour l'entendre, par les rues, les cafés, les regards, tout d'un dedans de nous. Et c'est pourquoi aussi je ne puis que goûter ce que vous avez su donner. C'est là, souffle et lumière,
 

Monsieur,
 

cette lettre n'est pas un tombeau : juste un hommage. Et je le voudrais simple, même quand parler haut peut devenir lyrique, surtout quand on aime. Mais vous me remettrez à ce silence qui dit vrai. Et je me tais. J'entends.
L'autre dessine ses syllabes, elles prennent leur mot comme on s'éprend d'un arbre, parce qu'il a fait beau dans le coeur aujourd'hui. Alors, si je vous lis, j'y suis,
 

au Coeur !
 

Nous nous serrons la main. Oui ce seront des vers pour un chacun, mais ce matin, j'ai vu vos doigts, et ils dessinaient l'aube. Une pâleur à lumière d'encre – si je la prends dans les yeux, elle nous devient gorge - absence foudre ou bien présence, et peu importe, c'est au fond : vous êtes là. Oh j'allais dire :
 

Ici, on ne meurt point.
 

Puisqu'à la ligne, il s'agit de Vie, tant aimer parle dans les mots. Ils ont moiteur, chaleur, humide langue, toute une peau tendue au ciel pour mieux verser aux nuages la sueur d'en être. Ici, parler, donner, c'est avant tout écrire où cheminer, d'entre nos lèvres
 

OUI !
 

Parler de vous, c'est dire aussi pourquoi j'écris. Dire de votre poésie, c'est là dire :
                                                         

                                                              Poésie.

 

Où que l'on vous lise, comme par quelque rendez-vous indicible, il y est Lieu. Cela se nomme parler bas, puisqu'il y est question de terre. Et crier ! O oui, crier aussi -
 

parce que c'est beau et parce que c'est vrai.
 

Il nous le faut répéter, comme un verset, combien de fois sans plus compter, oui nous l'aurons écrit j'écris. En même temps que vivre, on peut y mettre un e - L'appel naît de si loin !
 

Alors j'écris,
“Ecoute le silence
il te dira des mots qui sont pas dans les livres”...
Puis je prends plume.
 

Auprès de vous, les mots ne sont plus comme avant. C'est parler temps, bien sûr, mais surtout coeur, celui de vos mesures.
Vos vers ne passent pas. Ils fondent. Nous entrons dans un chant qui bâtit son chemin.
C'est donc avant tout à un homme que j'écris, oui, à un homme qui aura su trouver son humanité, son immense mesure d'être. Tout ce aussi pourquoi je me risque à vivre.
 

Allons, vous dîtes sur la stèle :
 

Même le temps est accepté, ce provisoire des merveilles
 

Solaire, et libre. Tout un labour. Comment voulez-vous que l'on aime à sa faim, quand on aime vraiment ?! La lumière est peut-être un fracas, et vos feuilles le disent, mais c'est la joie qui demeure, en majuscule, en corps !
 

Temps du désir, à l'usage des humbles, la femme du sommeil...

Depuis l'instant où tu vins vers moi, tu pris forme de ce que j'aime

 

Je ne vous cite même pas. C'est tout entier dedans que ça prend parole. Et quand vous dîtes, il y a des mots qui se disent aussi : renaissons ! Parce que cette lumière de l'amour et de la mort, nous la portons tous. C'est juste que certains ont mis leur coeur au bord des lèvres, et que ça chante un pluriel Un.

J'en viens.

 

(…) née de l'écume
 

qui frange les êtres aimés
C'est à toi que je dirai l'étendue toujours
 

vierge du désir.

 

Parce qu'il faut majuscule à désir,
Désir encore de vous lire,
et de fermer les yeux,
pour Vivre.
 

N.B.

Point d'analyse stylistique. Un recueil d'impressions ? Non plus. Seulement...

Un acte de poème en vie




L’atelier du poème

 

Ouverture de l’Atelier du poème
 

Une collection de courts textes où les poètes écrivent sur les poètes

 

 

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Le premier titre de la collection a paru en octobre :

 

 

Lucien Wasselin, Aragon, La fin/La forme

 

Un texte centré sur Le Fou d’Elsa

 

 

 

 

Premières lignes du livre :

 

« Aragon répétait qu'il fallait le lire et dater ses écrits si l'on voulait le comprendre. Force est de constater que ces conseils n'ont pas toujours été suivis tant sont nombreuses les lectures hâtives ou mal intentionnées. Ce qu’il est convenu d'appeler la critique, une certaine critique, ne lui pardonne pas son engagement politique. Ah, s'il avait renié ses idées de jeunesse, que ne lui aurait-il pas été pardonné ! On aura l'élégance de ne pas procéder à un relevé des vilenies dont l'édition commerciale est friande. »

 

 

 

Lucien Wasselin :

Lucien Wasselin est né en 1945. Poète et essayiste, il est l'auteur d'une vingtaine de recueils de poésie dont 9 livres d'artistes avec des plasticiens comme P Vandrotte, P Vernet ou JG Gwezenneg… Il est aussi un « infatigable critique » tant d'écrivains, de musiciens ou de chanteurs que de peintres. Il est en particulier un spécialiste d'Aragon (sur lequel il a écrit de nombreuses études et des articles) et de Kijno (qu'il a représenté lors de sa donation à Nœux-les-Mines). Lucien Wasselin collabore régulièrement à Europe, Faîtes entrer l’Infini, La Faute à Diderot, Recours au Poème et Revue Texture, entre autres.

 

                   

                   Lucien Wasselin                                                                    Louis Aragon   

 

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