Pensées (After Yves Klein)

ARRAISONNER LE VIDE

 

D’après le journal d’Yves Klein, le Saut dans le vide aurait (aussi) eu comme titre: “Un homme dans l’espace! Le peintre de l’espace se jette dans le vide!” (1960). Il aurait fallu s’attarder davantage sur le dédoublement de l’espace, mais aussi et surtout sur l’écart entre le vide français et le void anglais ; ce que l’un ou l’autre mot sont incapables de tenir, de retenir, ou d’évacuer. Car ce qui est proposé, ici, par John Keene, dans ces pensées concises, risque de s’écrouler au moment d’être redirigé sur le français (un français dont elles sont, à contrepoints, issues...). Les poèmes sont placés d’emblée sous le signe intraitable de la traduction; une façon de leur contester une origine, mais aussi de les prononcer : intraduisibles. Intraduisibles, les glissements, par exemple, entre le blanc (white) et le blanc (blank), ou entre le vide (emptiness) et le vide (void), malgré les accords fortuits révélés par les rapports toit-toile ou or-ordre dans leur nouvel agencement. Alors l’oreille (l’œil aussi) est sommée de se prêter autrement à une lecture insolite où il s’agit de discerner l’écho du vide qu’il se reconnaît, c’est-à-dire de reconnaître en lui le travail de doublage qui est à l’instar de sa dérive. Le jet du corps, son abandon à la gravité du poème, appelle de successives évacuations. Le ciel ici assigné fait résonner el salto de Pizarnik et l’ascolto d’Ungaretti, deux poètes de l’espace contraint au sol, et dont le mouvement agencé arrive avec difficulté, que ce soit en anglais ou en français, précisément à cause des difficultés dues à l’espace occupé par le poème. Nous sommes face à une épreuve : l’épreuve du bleu (de l’hématome) dont l’art est fait, est l’artefact, livide. 

Nathanaël




Antonin Artaud, toujours ardoyant

Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus profonds enseignements nous viennent sans doute des œuvres qui, adressant à notre entendement une mise-en-demeure radicale, se refusent à être édifiantes. Une défaillance, un refus, voire un effondrement, ou la conscience d'un effondrement collectif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exigence qui s'irise, comme en neiges éternelles, des hauteurs de l'âme, et interdit la réduction de l'écrit au rôle subalterne d'objet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pensons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pensons moins que nous ne pensions; une force, une lucidité ont été perdues et toutes les évaluations, sciences, religions réduites à leurs écorces mortes, à leurs superstitions, travaillent encore à rendre impossible l'advenue du ressac de cette pensée entrevue par la brèche qu'Antonin Artaud décrit dans L'Ombilic des limbes et dans ses premières lettres à Jacques Rivière.

Ce que sa pensée ne peut faire, - c'est-à-dire réduire son langage à l'édification d'une forme littéraire convenue - sera le principe de la puissance, d'une magie concrète qui débute par la conscience de l'œuvre-au-noir et dont le « théâtre alchimique » sera l'instrument de connaissance, non en termes scientifiques, mais rituels, selon l'ordre abyssal d'un sacré originel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la formule alchimique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, se tient à la hauteur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de parler de la vie et de l'œuvre d'Antonin Artaud, ce qu'elle fait admirablement, Françoise Bonardel nous parle de ce dont il est question dans cette vie et cette œuvre, « l'honneur vital » qui s'y trouve engagé, fidélité à l'infini.

Au-delà d'une analyse strictement universitaire qui prétendrait à une explication à partir d'analyses, l'auteur s'engage, et c'est ce qui rend ce livre passionnant, dans une interprétation, une herméneutique orientée vers une implication dans l'œuvre et dans la pensée agissante de l'œuvre, échappant ainsi au double écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diagnostic que fait Antonin Artaud est clair, sa critique du monde moderne, radicale. L'Occident moderne s'est effondré: « Nous vivons des temps tragiques et plus personne n'est à la hauteur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d'être. Un envoutement pénombreux nous tient dans une abstraction restreinte, fallacieuse et mortifère, nous avons perdu « la culture cuivrée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis toujours » peut dire la sapience perdue. A tant dénier la mort, et la dimension tragique qu'elle impose à chaque être et à chaque moment, l'Occident moderne a renié la Vie: « Réaliser la suprématie de la mort, n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place, la faire chevaucher divers plans à la fois, éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre. »

L'Occident moderne est apostasie, reniement de ses ressources européennes, triste régression vers un état larvaire de docilité, « règne de l'On » comme disait Heidegger, ou du « dernier des hommes » dont parlait Nietzsche. De Nietzsche à Artaud, au demeurant, se tissent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c'est là qu'on trouve l'âme, l'Aigle et le Serpent ; totems protecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout perdre ou de tout gagner, - ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépossédé de tout, - à commencer par l'usage utilitaire ou décoratif du langage, - s'empare du « tout », tellurique et ouranien, car ce « rien » qui lui reste n'est autre que la langue redevenue Soleil-Logos, puissance héliaque, fulgurance d'Apollon. On comprend mieux l'intérêt d'Artaud pour Apollonios de Thyane, Héliogabale ou le néoplatonisme solaire de l'Empereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire ».

Bien au-delà de la simple polémique antimoderne, la guerre d'Artaud est ontologique: « Ne jamais discuter, frapper avec ma richesse, ça se taira ». Le dénuement total est la richesse absolue. Tout est dans l'acte d'être qu'il faut révéler par une suite d'épreuves, au sens vrai initiatiques. La conscience aiguë de l'Hors d'atteinte de la pensée et de la défaillance du langage, la vision abrupte, fatale, de cet effondrement central, seront ainsi le principe de la reconquête, mot par mot, geste par geste, d'une intégrité et d'une pureté perdue par une civilisation d'individus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civilisation envoûtée de l'intérieur par la représentation qu'elle se fait d'elle-même et qui la condamne à être tenue à distance, déportée, exilée à l'intérieur de l'exil lui-même, - là où la servitude volontaire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », déraciné, où plus rien ne symbolise avec rien.

Françoise Bonardel, dans ce livre magistral, nous rappelle à cette évidence: si Antonin Artaud n'est pas « homme de Lettres », si sa vie est, en soi, une insurrection et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un « cri » et s'avère être celle d'un très-grand écrivain français. Etre « toujours ardoyant » dans le creuset philosphal où s'animent l'Aigle et le Serpent, tel fut le dessein gnostique d'Antonin Artaud, qui renouvelle à certains égard celui de Maurice Scève, en ses blasons et cosmogonies.

L'ouvrage de Françoise Bonardel approfondit magistralement ce dessein que l'on peut dire gnostique et alchimique, ce « voyage vers Tula », qui est aussi la mythique Thulée hyperboréenne, - autrement dit, le voyage vers ce qu'Antonin Artaud, nomme la Vie, avec une majuscule, Mercurius alchimique. La Vie, pour Artaud, est magnétisation, émanation, irisation des dieux « qui jouent aux quatre coins sonnant du ciel, aux quatre nœuds magnétiques du ciel. »

Contre l'abstraction conceptuelle, Antonin Artaud ravive le spirituel concret dans la tradition de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baader. La guerre est ouverte contre la pensée calculante, restrictive, pensée d'usure et de pénurie, capitalisante et profanatrice qui nous réduit à l'état de spectre dans les « cavernes de l'être ». Pour Antonin Artaud, rien n'est plus concret que le suprasensible: « J'ai de l'esprit une idée matérielle bien que j'aie une philosophie anti-matérialiste de la vie ». La magie est concrète et d'une exactitude « cruelle ».

Se déprendre de ce qui désincarne nos présences en représentations, de ce qui dégrade nos « actes d'être » en concepts abstraits, de ce qui avilit la tradition (qui est transmission ardente, transfusion) en coutumes bourgeoises, c'est enfin, pour Antonin Artaud, retrouver, en même temps, l'intensité et l'exaltation, les longitudes et les latitudes de l'âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l'âme est cette contrée murmurante, ce « voyage à travers son propre sang », comme l'écrit Françoise Bonardel, ce « Styx rutilant de tous les feux nocturnes » qui « nous invite à entreprendre dès ce monde-ci, l'ultime navigation vers et dans l'au-delà. »

L'œuvre sera cette « lame d'obsidienne », éclat solaire porté à la jonction des mondes qui donnera à Antonin Artaud le droit d'écrire: « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénoménal, et je me manifeste à tout instant, mort et vivant »




Regards sur les poésies contemporaines des mondes arabes (2)

La poésie de Nouri-al-Jarrah, poète syrien en exil.

Traductions : Tom Warner et Marilyne Bertoncini




Bonnes feuilles PO&PSY/Eres

 

Bonnes feuilles de la collection PO&PSY

 

Abbas KIAROSTAMI

Des milliers d'arbres solitaires

traduit du persan par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, et par Niloufar Sadighi & Franck Merger

 

 

Cet ouvrage à paraître en juin 2014 dans la collection PO&PSY in extenso rassemble la totalité des poèmes publiés à ce jour en Iran par Abbas Kiarostami.

Les trois recueils déjà parus en version française (Avec le vent, P.O.L. 2002, Un loup aux aguets, La table ronde 2008 et Havres, PO&PSY 2010) sont retraduits ici pour constituer, avec 7 heures moins 7 (recueil inédit en français), l'œuvre poétique complète de Kiarostami en version bilingue persan-français.

Les poèmes sont accompagnés par 6 dessins de Mehdi Moutashar, artiste français d'origine irakienne, dont l'intérêt pour l'épure et les aspects plastiques de l'écriture arabe fait délicatement écho au style de Kiarostami.

Abbas KIAROSTAMI est né à Téhéran en 1940. Surtout connu en Europe comme réalisateur, scénariste et producteur de cinéma, il a signé plus de 40 films, parmi lesquels : La trilogie de Koker : Où est la maison de mon ami (1987), Et la vie continue (1991), Au travers des oliviers (1994) ) ; Close-up (1990) ; Le goût de la cerise (1997 – Palme d’or du Festival de Cannes) ; Le vent nous emportera (1999 – prix de la Mostra de Venise) ; Ten on ten (2002) ; Five (2005) ; etc. C’est aussi un photographe reconnu, dont les œuvres sont exposées dans le monde entier. Mais à travers ces modes d'expression, c'est le peintre et le poète qu'il a commencé par être et continue d'être, qui s'expriment.

« Être à la fois cinéaste, photographe, poète… Tout ça, ce sont des motivations pour vivre, pour faire chaque jour quelque chose, que ce soit du cinéma, de la photo ou de la poésie. Ce n’est pas un choix, c’est une fatalité. »

Cette "fatalité" a produit, outre ses films et photos, près d'un millier de poèmes très brefs, caractérisés par une grande lucidité et humilité (parfois aussi autodérision) dans l'observation des comportements humains.

Toute l’œuvre d’Abbas Kiarostami est tendue vers le retrait et l’épure : soustraire pour mieux montrer, s’abstraire de la narration pour inventer des formes d’écriture en résonance plus grande avec la nature qu’il associe au sacré, en droite ligne des poètes et des peintres persans, mais aussi des expressions poétiques traditionnelles de la Chine et du Japon.

 

*

Un rendez-vous à ne pas manquer :

Abbas Kiarostami sera l'invité d'honneur du 17ème festival de poésie "Voix de la Méditerranée", qui se tiendra à Lodève du 16 au 20 juillet 2014.

 




Un regard sur la poésie native américan (9)

L'atelier de Layli Long Soldier

 

     La poésie de Layli Long Soldier est caractéristique en ce qu’elle utilise la dimension linéaire de l’écriture pour faire danser les mots et pour donner du relief aux inflexions tonales. Sa mère jouait du piano et tout naturellement Layli a intégré la musique à son mode de vie. Elle avoue : « Enfant, pour moi le son conduisait l’émotion la plus pure ».  Elle prétend que ses dons pour le chant ou la pratique d’un instrument ne lui ont jamais permis d’envisager une carrière (elle a chanté et joué de la guitare basse dans un groupe) mais sa passion parallèle pour l’écriture l’amènera à devenir cette jeune auteure si prometteuse. « Il y avait une articulation que je trouvais dans l’écriture et que je ne pouvais accomplir avec la musique, aussi pratiquer les deux c’était comme exercer la main droite et la main gauche de mon corps. La droite c’était pour la musique, celle qui atteignait et prenait ; la gauche c’était la silencieuse, celle qui cherchait, rassemblait mots et phrases, virevoltait et vagabondait, conduisait des investigations».  Layli dit que le langage possède une curiosité ludique et que le corps du poème sur une page représente une certaine quantité d’énergie.

     La richesse de la poésie de Layli Long Soldier tient au fait qu’elle exprime et assume plusieurs identités. Mère, Indienne, professeur, et d’autres encore… Elle admet avoir eu peur de rater sa vie et aujourd’hui encore elle confesse : « l’art ne m’évitera pas d’être une mauvaise mère, la poésie ne me sauvera pas, pas plus que penser ». Elle dit aussi que ce qui la maintient sur la route avec la volonté d’y être prudente c’est le « tu » du poème, à savoir sa fille qui lui confére son titre de « maman ». Cette relation est chargée de toute la fortitude, courage et opiniâtreté, qu’il y a à être différente, c’est-à-dire Sioux, Oglala Lakota.  Elle déclare: « j’espère que viendra le temps où les américains de souche européenne représentant le courant dominant pourront considérer les communautés Indiennes, leurs cultures et leurs points de vue en tant qu’héritage national, parce que c’est celui-là qui est le leur dans le sens d’une appartenance à une terre».  Il faudrait qu’arrive ce temps où les gens se connectent à cet endroit au moment où ils y sont et de façon collective. « De cette façon nous allons de l’abstrait vers le détail. De l’invisibilité vers l’individuel puis le communautaire. Et ce mouvement de reconnaître nos différences sera un geste de respect. Nos cultures indiennes refusent d’accepter la généralité : nous demandons et attendons le spécifique. Cette façon particulière d’entrer en relation conduit à un certain degré de complicité », et à la réelle compréhension me permettrai-je d’ajouter.

     Layli possède une licence en écriture créative obtenue à l’institut des arts Amérindiens de Santa Fe (Nouveau-Mexique). Elle a terminé cet été même sa maîtrise à Bard College à New-York. Elle vit à Tsaile, sur la réserve Navajo en Arizona, avec son mari Orlando White lui aussi poète, et leur fille Chance. Elle est enseignante à l’université Navajo Diné collège. Son premier recueil de poésie est intitulé Chromosomory (Chromosomoire) et est paru en 2010 chez Q Ave Press (des extraits traduits de ce recueil ont été publiés dans la revue l’Intranquille-N°4 et 5, des Ateliers de l’agneau. D’autres poèmes ont été mis en ligne sur le site la Toile de l’Un, rubrique sur le dos de la tortue). Elle s’essaie aussi à la sculpture et aux arts plastiques. 

 

This  for dg okpik (poète esquimau)--- Ceci pour dg okpik

A cette heure, un sceau cacheté sur le corps   de ce corps, les jambes de larmes courent     dans nos jambes,
la tension d’un harnais                                      dans la tension, la blanche gaze d’un nuage couvercle
dans ces nuages, le projeté brusque l’emplumé d’une flèche                                                à la flèche,
tempe et front                    sur notre front, la torsade des mots                                  dans chaque mot,
notre mère notre mère         comme nos mères, sang et permission             comme nous permettons,
le champ est ouvert                                                                     ce qui est ouvert, le calme d’une biche
comme une biche, nous mangeons la tête basse                                    dans nos têtes, dans nos têtes.

 

     Layli est entrée dans les classes d’écriture créative dans le but de servir ses curiosités et intérêts du moment. Elle n’a jamais pensé qu’elle y prendrait autant de plaisir, encore moins qu’elle s’y épanouirait et qu’elle y consacrerait toujours plus de temps. Elle dit qu’écrire maintenant lui procure une joie solide et profonde. Elle dit qu’après toutes ces années d’apprentissage elle en a retiré une leçon de vie, écrire lui a enseigné ce que peut la patience. « En prenant mon temps avec le poème, » dit-elle,  « je suis toujours surprise par ce qui finit par arriver et à se mettre à exister dans le langage et par son biais. (Le langage étant le plus immatériel des matériaux qu’utilise l’art.) Ces surprises ont transformé ma curiosité en réel amour pour l’écriture». 

 

Vol funéraire pour Mark Turcotte (poète Anishinaabe ;(N.d.T)

 

Mort né               bercé sur                 la poitrine du père      une maison

lattes de bois       donnent non-naissance      aux non-lèvres pareilles      à des gerçures bleues

                    corde lit                                         chair pièce humides

          bon Dieu                  le père        la traction                      sa tête

                                                    une fenêtre                       l'eau stries comment               les oiseaux pense-t-il

        l'encerclent                                  et l'approchent                 font retraite         un millier au total

                                                                                                                             sang ailes secousse

       un chant de non-poumons             aimants appel                  Papou Papa Père Pa

neige visage              toit creux les lumières      rouges et blanches             aux coins des murs

 

 

     Dans son poème vol funéraire, Layli explose la forme et fait exploser les sons, notre expérience est comme éparpillée dans le chaos domestique mais avec une sorte de délicatesse. Le mouvement est inscrit dans et s’évade de l’immobile. C’est le premier poème que Layli ait écrit pour lequel la forme s’est imposée en premier. «Avant que les mots ne soient posés sur la page, je savais à quoi je voulais que le poème ressemble, en quelque sorte la forme a déterminé le contenu et cela en opposition à Charles Olson qui affirme que le contenu détermine la forme. J’ai écrit ce poème en réponse à celui de Mark Turcotte intitulé “A Blur of Echoes.” La lecture que Mark en avait faite m’avait beaucoup touchée. C’était à propos de la perte d’un enfant à la naissance. Après cette lecture j’ai discuté avec lui des effets de cette perte sur la mère et sur lui qui se trouvait être le père. De retour chez moi, j’ai écrit des milliers de poèmes sur la maternité, sur l’expérience féminine de la naissance mais le poème de Mark a attiré mon attention sur la relation du père aux enfants. Dans le cas de Mark je n’arrivais pas à imaginer cette perte de l’enfant à peine arrivé, et la présence de l’image des oiseaux dans son poème m’avait secouée pendant des semaines. Alors quand je me suis assise pour écrire et lui répondre, je voulais que mon poème ressemble à une formation d’oiseaux en vol au travers de la page. Je ne sais pas si j’y ai réussi mais c’était mon intention. Pour moi les courtes phrases représente le moment délicat et fragile de la grossesse. Ces fragments sont comme les bébés, petits, et pêts à s’envoler pour l’au-delà prêts à rejoindre les petites tâches dans le ciel. Et oui bien sûr les césures offre de l’immobile, un espace de silence où se concentre la violence qui transcende toute l’imagerie donnée par le langage. De plus chaque phrase devant être courte, cela m’a poussé à choisir des mots d’un, deux ou trois syllabes; des mots qui harnachent les caractéristiques de l’enfance : maison, oiseaux, perte, et qui ouvrent un territoire pour l’émotion et le spirituel, le tout concourt aux logopoeia et melopoeia du poème (cf Ezra Pound, phanopoeia, logopoeia et melopoeia, trois modes qui chargent le langage d’énergie. N.d.T)

     Layli trouve en ses anciens professeurs et camarades de classe de l’institut des arts amérindiens, le soutien dont elle a besoin. La chaleur d’une communauté d’artistes et d’écrivains lui est un confort non négligeable. Echanger, discuter les problèmes propres aux disciplines artistiques et littéraires, avoir des retours et des critiques sont des encouragements pour elle. Elle dit même volontiers qu’il lui semble que ces voix amies sont aussi sa propre voix. Elle se sent profondément impliquée dans leurs projets et ce qu’ils font, la réciproque est aussi vraie. Elle parle de cet ancien professeur joint pour avoir son avis sur le bienfondé de la virgule et qui avait préparé pour elle des tas de livres utilisant la ponctuation la moins traditionnelle. Il lui avait accordé des heures de discussion. Est-ce que les gens font cela dans la vie ordinaire s’exclame-t-elle pour exprimer son sentiment enthousiaste de vivre l’extraordinaire, ce grâce à la poésie. Elle cite aussi les noms  de Joy Harjo, de Luci tapahonso, de Laura Tohee, de Susan Power, aînées et renommées, auteures pionnières, Indiennes tout comme elle, et dont elle a dévoré les livres pendant ses années d’études.  Ces poètes l’ont mis sur les rails de la poésie en quelque sorte, et chaque fois qu’elles lui manifestent leur approbation et soutien, chaque fois qu’elles lui montrent qu’elles suivent son travail, Layli confesse combien cela la porte, lui permet d’aller de l’avant.

     A propos du travail de Layli Long Soldier, Maggie Nelson de la PEN organisation écrit : «  La première fois que j’ai lu Layli Long Soldier, je suis tombée sous le charme, ce n’est pas exagéré de le dire. Avec Whereas, elle nous offre le tranchant d’une pensée et d’un travail d’écriture qui montre les rapports possibles entre les discours politiques et la capacité littéraire d’y répondre. Ici Layli répond avec sensibilité, force et gentillesse, avec confiance mais avec tant de questions que je me suis encore une fois trouvée sous le charme, admirant et savourant chaque invention verbale. »

 

 

Extrait  de Whereas qui est une réponse à la résolution du congrès de présenter des excuses aux Indiens d’Amérique (2009).

 

Un samedi de décembre 2009, le président Barack Obama signait le Congressional Resolution of Apology to Native Americans. Aucun dirigeant tribal, aucun représentant des nations Indiennes n’étaient invités à recevoir et assister aux excuses. Le président n’a jamais lu publiquement et à voix haute ces excuses- bien qu’il ait été consigné que plus tard le sénateur  Brownback avait lu ces excuses devant cinq représentants tribaux (garder en mémoire qu’il y a 566 tribus officiellement reconnues par l’état Américain.) Et ces excuses étaient insérées dans un décret législatif plus large et sans rapport avec elles, nommé Defense Appropriations Act (ou décret sur les acquisitions militaires). Ce qui suit est ma réponse aux excuses autant qu’au langage, élaboration et écriture du dit document. Les faits sont ce qu’ils sont, et je ne veux pas attaquer le président Obama, ni un politicien en particulier, ni aucun parti politique ; je ne suis pas affiliée à un parti. Mais néanmoins je suis citoyenne des Etats-Unis ainsi que de la tribu Sioux Oglala- c’est une double citoyenneté au sein de laquelle je dois travailler, je dois manger, je dois créer, je dois materner, je dois lier amitié, je dois écouter, je dois observer, et constamment vivre.

 

ATTENDU QUE mes yeux se posent sur la déclaration, « attendu que l’arrivée des Européens en Amérique du nord a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoires des peuples Indiens. » En d’autres circonstances, je hais l’acte de rire quand heurtée blessée ou en danger. Cette amère dissimulation. Ma fille emprunte de nouvelles habitudes à ses amies. Elle a couru, trébuché, glissé, tombée sur les genoux et paumes sur l’asphalte.

Ils l’ont transportée dans la cuisine. Elle est juste tombée, elle saigne ! je sursautai. Des courants d’un rouge profonds coulaient de ses bras et jambes, des traces sur les pavés blancs. Je regardais son visage. Un sourire

la faisait frissonner. Un rire, nerveux. Faisant ce que ses amis faisaient, elle avait le courage d’un nouveau comportement- je ne peux le nommer mais je peux le repérer. Arrête ma fille. Si tu t’es fait mal, pleure. Tu dois

montrer tes sentiments afin que les autres sachent, afin que nous puissions t’aider. Comme ça. Elle a laissé se répandre une inondation depuis le salon jusqu’à la salle de bains. Puis une eau douce versée et je lavais

précautionneusement d’un léger effleurement à l’aide d’une compresse de coton. Je lui faisais face je me souvenais, dans notre maison dans notre famille nous sommes nous-mêmes, de vrais sentiments. Tu peux l’être avec les autres, vraie. Je l’envoyai

s’allonger sur le divan et regarder un film l’encourageant, t’en fais pas. Pourtant je suis sérieuse quand je dis que je ris en lisant la phrase  « a ouvert un nouveau chapitre. » je ne peux empêcher mon corps. Je tremble. La triste

réalisation que cette phrase manifeste en la montrant. Le frisson de ma fille n’est pas nouveau- mais relève d’une très ancienne pratique profondément ancrée qu’elle a héritée de moi à me regarder ;

ATTENDU QUE je fatigue. A cause de mon effort de le faire aller ensemble avec l’effort de la déclaration : « Attendu que les Indiens et les colons non-Indiens s’engagèrent dans de nombreux conflits armés qui des deux côtés malheureusement, ôtèrent la vie à des innocents, y compris celles de femmes et d’enfants. » Je fatigue

à m’engager dans de nombreux conflits, fatiguée de l’expression des deux côtés. Deux côtés en tant que femme et enfant à cet attendu que. Deux côtés des paroles et des jeux de mots, faisant bosse au-dessus des dictionnaires. Fatigue de se référer aux termes tels que fatigue, de comprendre lasse, affaiblie, exténuée, force réduite à cause du labeur. Marre. En Lakota, fatigue c’est okita qui signifie fatigué. Devrais-je préciser que j’en ai marre. Pourtant sous la rubrique okita j’ai trouvé le terme wayuh’anhica, qui signifie exténuer un cheval de ne pas savoir comment le monter proprement. Suis-je okita ou est-ce que je wayuh’anhica?

Dans mon effort à pousser et tirer le langage, combien dois-je travailler pour concrétiser ici ce qui est réel. Réellement, je mesure 1 mètre-77cm. Réellement, je dors du côté droit. Réellement, je me réveille après huit heures de sommeil et mes yeux pendent comme deux carrés d’ardoise. Réellement, je suis blokita très fatiguée. Réellement, c’est une affaire de wayuh’anhica, qui signifie que j’ai exténué le cheval parce que je ne sais pas proprement le monter. Je grimpe les dos des langages, les chevauche et les mène à des conflits textuels- peut-être que je tire les rênes quand je veux dire va. Peut-être que j’éperonne quand je veux descendre. Cela a-t-il une importance. Okita, je suis bloquée, je veux sortir. De la répétition, mon élan à noter : attention, le cheval ici n’est pas une référence à mon héritage ;

ATTENDU QUE sa naissance signifiait à la mère sa responsabilité d’enseigner ce que c’est que d’être Lakota alors cette question : que savais-je au sujet d’être Lakota ? Signifiait panique, le rouge aux joues de mon embarras. Que savais-je de notre langage sinon des bribes ? Lui apprendrai-je à être morceaux. Jusqu’à ce qu’un ami me console, ne t’inquiète pas, toi et ta fille apprendrons avec nous. Aujourd’hui elle se tient devant moi et au centre de sa fierté dans le salon pour partager une chanson Diné, le langage de son père. Ses mains chantent les gestes en même temps je la regarde être musiques multiples. Lors d’une cérémonie

pour honorer le premier poète lauréat de la nation Diné, un speaker explique que chaque peuple a reçu sa langue à atteindre. Je comprends atteindre activement, un mouvement. Il offre une prière et une introduction à l’héritage de la langue. J’écoute j’atteins mes yeux avec mes mains, mes mains sur mes genoux, mes genoux tels une page calme où je tiens ma fille. Je la berce, en avant, pour entamer une conversation

à propos des langues maternelles en opposition aux langues d’adoption, comment se forger une appartenance. Je fais des rapprochements je bouge en mesure avec des références à Derrida, maître penseur du langage qui pensait à sa mère aussi. Relations mère-enfant et enfant-mère, est-ce que c’est postmoderne. Comme sa mère souffrait des effets négatifs d’une attaque il écrit : je lui demandais si elle avait mal (oui) alors où ? […elle] répond à ma question : j’ai mal à ma mère, comme si elle parlait pour moi, à la fois dans ma direction et à ma place. Sa mère, qui parlait à sa place de sa douleur et pour elle-même de la sienne, le faisait-elle en tant qu’une seule et même. Pourtant Derrida  proposerait une compréhension du mot mère parce ce qu’elle n’est pas. En avant, en arrière. Je lève mes pieds

tandis que mes orteils touchent le sol je me souviens de l’impossibilité linguistique d’une identité, comme si n’importe lequel de nous ne pouvait jamais être identique. A qui, à quoi? Peut-être au Pas. Je tiens ma fille confortablement et lui dis iyo-tanchilah mi-chuwintku. C’est vrai je ne sais pas comment écrire notre langue sur la page correctement, l’écrit prend de nombreuses formes

oui je sais qu’elle comprends grâce à notre mouvement. Bercer, dans ce pays au si nombreux langages les rapports nationaux disent que les langues Indiennes se meurent. Le nombre les enfants locuteurs et des enseignants âgés diminue, nous le tenons des informations publiques. Mais chez nous son père et moi n’enseignons pas les statistiques, dans ce mourir veux-je dire. Attendu que nous ressentons défiance- le plus proche de differance que je puisse trouver. Pourtant je le confesse

il y a de nombreuses heures passées à écrire pour s’entretenir avec un document national qui nous concerne, nous, ma famille. Des heures seule à penser, sans. Mon espoir : ma fille comprend le tout pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il n’est pas, tout pour cela            les morceaux;           

ATTENDU QUE je sirote l’eau froide de l’hiver figée sur les aiguilles des pins, j’en garde encore le goût des jours après. Quand seule je m’éveillais des rideaux gris brûlaient au lever du soleil et ma gorge descendait au trou-puits, une teinture de ces aiguilles vertes me transformaient. Comment devrais-je raconter en détail, quand est-ce que c’est trop. Quand ma mère se creuse, je l’écoute. Nous parlons d’une enveloppe pour les reçus, de café noir torréfié et de l’agrafeuse que je voulais emprunter au voisin. Dans les plus petites choses je regarde l’aiguille de la boussole de la conversation enregistrer son retour au centre. Mère qu’est-il advenu de nous, de ton ancien toi. Fille pour mère, nous-mêmes au présent. Citoyennes au pays, ancien et passé pour le présent ou, est-ce une affaire de présence ? Ma fille ne l’aurait pas fait plus jeune mais cette année elle le voulait. Pour son anniversaire, une oreille percée. L’aiguille-pistolet fait mal pendant seulement un court instant la rassure-t-on. Au bon vieux temps, grand-mère avait maintenu de la glace sur mes lobes puis avait percé avec une aiguille à coudre. Ce sera plus facile pour toi, dis-je pour l’encourager. Elle court dans le centre commercial vers la chaise où l’aiguille l’attend, elle sourit. Impatience, le point d’émotion de la présence. Je veux écrire quelque chose de gentil, alors que les choses du pays et de la politique, de la nation, et de nation à nation, brûlent, m’ont tatouée. Aiguille-Rouge-Enflammée m’a marquée. Pourtant dans la possibilité de l’encre au travers de l’aiguille, l’image plus grande arrive grâce à un millier de gouttes de sang. Il y a longtemps les os servaient à façonner des aiguilles. Si je pouvais choisir, c’est cet outil que j’utiliserai ici, une aiguille d’os pour pénétrer la peau. Pour injecter l’encre le rappel permanent : je suis ici je ne suis pas/insensibilisée-réduite à un simple point ;

ATTENDU QUE j’ai lu dans un journal New yorkais un article relatif à la séquestration fédérale de fonds prévus pour les réserves, les réductions. Des promesses fédérales et des traités. L’article détaille les conditions de vie sur les réserves celles où le taux des suicides est de dix fois plus élevé que pour le reste du pays. Dedans l’histoire d’une fillette de douze ans dont la mère était morte et qui ne connait pas son père elle rebondit d’orphelinat en maison en foyer d’accueil, lasse. Je remarque comme l’auteur si banalement informe des abus sexuels répétés qu’elle a subis. Et pour le suivi psychologique, les services sont indisponibles. Il y a une clinique qui n’a plus d’argent après le mois de mai, ne tombez pas malade après le mois de mai est le message important. Pendant que je lis je pleure je pleure toujours et ici je dois le être claire mes pleurs n’indiquent pas la tristesse. Plus bas je lis un commentaire qui suit l’article :

Je suis une jeune-fille de 14 ans et j’ai récemment visité la réserve de______dans le Dakota du sud avec mon groupe. Les conditions dans lesquelles les Indiens vivaient étaient choquantes. Quand je suis arrivée chez moi, j’ai écrit une pétition sur le site maisonblanche.org pour que le gouvernement des Etats unis présente des excuses et offre réparation aux peuples Indiens. Cette pétition restera jusqu’au 23 juillet seulement, donc s’il vous plait signez et faites circuler !!!Votre signature signifiera beaucoup pour de nombreuses personnes. Merci.

Chère jeune-fille de 14 ans je veux écrire. Le gouvernement a déjà formellement présenté des excuses aux peuples indiens au nom d’un vous pluriel, votre groupe de jeunes, votre mère et père, vos meilleurs amis et leur famille. Vous comme tous les citoyens Américains. Vous n’étiez pas au courant, je sais. Et pourtant oui, Chère-Jeune-fille les conditions sur les réserves ont changé depuis les excuses. Je m’explique, les excuses ont été suivies d’une séquestration budgétaire. Pour le vocabulaire ordinaire, séquestration est une rétention, bannissement ou exil. En termes de loi cela signifie saisie pour mettre en lieu sûr mais s’est transformé, afin de signifier, pour ce qui concerne le budget fédéral : sujet à coupe, au mieux c’est ce que je comprends. Chère-Jeune-fille je suis allée aux services médicaux de santé Indiens pour soigner une dent, une douleur compliquée. Les soins de santé Indiens sont garantis par traité mais à la clinique les fonds limités n’autorisent pas de soigner au-delà d’un plombage. La solution offerte : l’arracher. Sous les pinces les masques et les lumières de la clinique, une dent qui aurait pu être sauvée fut placée dans ma paume pour que je la prenne après séquestration. Je ne partage pas ceci pour invectiver la souffrance, les faits sont ce qu’ils sont je partage pour expliquer. Chère-Jeune-fille, je rends honneur à votre réponse et j’agis. Bien qu’à la racine de réparation il y ait réparée. Ma dent ne repoussera plus jamais. La racine, partie.

 

     Voilà comment Layli Long Soldier trouve le moyen d’exprimer la réalité Indienne. Attendu que son message et sa manière sont suffisamment puissants, je me vois dans l’impossibilité tout simplement d’essayer d’ajouter quoique ce soit.

 

 




Comment lire la poésie ?

COMMENT LIRE LA POÉSIE ?

 

(Libres réflexions à partir du recueil " Transition pourrait être langue "

de Marie de Quatrebarbes)

 

1

 

    Comment découvre-t-on un livre de poésie ? Un titre et une quatrième de couverture sont ce qui tombe sous les yeux de prime abord. Comment cerner le dernier recueil de Marie de Quatrebarbes avec ces premiers indices ? Il faut dire que le titre, Transition pourrait être langue,  (la langue -poétique- résiderait dans le passage, le glissement d'un segment à l'autre ? ) laisse dubitatif et que la quatrième de couverture, réduite à peu ( trois vers extraits de " Comme écouter aux portes…", soit neuf mots au total : " Face au spectre / qui coupe sa viande // Si petit " 1 ) reste énigmatique, ne révèle rien de la poésie  qui se cache dans le livre ; mais au moins elle intrigue…

 

2

 

    Le livre est organisé en deux suites de poèmes que complète une "incursion" de Caroline Sagot Duvauroux. Le lecteur, au terme de sa lecture, se précipite sur cette incursion, pensant y trouver un éclairage sur ce qu'il vient de lire. Il découvre un texte haché, haletant comme il en a tant lu, du moins en a-t-il l'impression. En fait d'éclairage, il ne découvre qu'une clarté lunaire. Certes, cette clarté semble indiquer une possible piste de lecture : celle de la difficulté de dire. Qu'on en juge avec ces fragments de la prose de Caroline Sagot Duvauroux : " On est dans on ira. On vit ça dans les rêves. On ne peut pas qui déplace les lignes. Translation mathématique. Dans l'indifférence des limites. Pour que la différence ne remplace pas l'écart en classant des principes. " Etc. Les choses auraient pu être dites plus simplement, me semble-t-il. Mais, admettons ; oui : comment lire ?

 

    J'ai l'impression de lire un texte de création, que Caroline Sagot Duvauroux veut dépasser la réalité que recouvre le concept de division sociale du travail, en particulier en ce qui concerne le poète et le critique. D'où le mot incursion plutôt que celui de postface. Le lecteur est alors confronté aux difficultés inhérentes à la compréhension de l'écriture de Caroline Sagot Duvauroux. Par ailleurs, majoritairement les critiques de poésie sont aussi poètes : au prix de quelle division schizophrénique ?

 

    Un détour est nécessaire. En avril 2011, Carole Sagot Duvauroux est l'invitée du séminaire mensuel de la Maison des Écrivains et de la Littérature. Florence Trocmé en rend compte dans Poezibao. J'y relève que, selon CSD, on a fait accepter à la langue, toujours esclave des pouvoirs, trop de soumissions. Et  c'est vrai : on dit toujours qu'un patron donne du travail à ses salariés, rarement qu'un salarié vend sa force de travail à un patron. Et jamais dans les mêmes milieux. Peut-être faut-il lire Transition pourrait être langue à la lumière de ces mots de Florence Trocmé : " La langue est comme une esclave qui n'a pas fini de parler. Il y a des langues ignorées, c'est la recherche du palimpseste, du livre perdu que tous cherchent." ?

 

3

 

    Restent les textes de Marie de Quatrebarbes que le lecteur doit affronter. Dès le premier vers, le rythme est fortement marqué : des bribes langagières sont arrachées (à quoi donc ?) pour se transformer en vers qui s'accumulent pour faire des poèmes. Les accords grammaticaux sont parfois étranges, pour ne pas dire incorrects, sauf à imaginer un enjambement d'un poème à l'autre (ainsi " Questions / retour incessant du symptôme " -fin de la page 15- " Langue / voudraient / du rire aux pleurs " -début de la page 16- ). On pense à un paysage fragmenté, à un récit en morceaux où se mêlent divers registres et diverses séquences, à une autobiographie qui a volé en éclats et qui reste à remettre en ordre…Les vers sont souvent des fragments signifiants qui attendent leur fin. Il y a des moments où des strophes font sens pour le lecteur : " Prendre le temps de douter / des choses bonnes // Qu'elles deviennent forme de griserie / ou simplement ressuscitent / un visage ". Et d'autres où le lecteur reste dans l'expectative… La mémoire est niée mais des souvenirs affleurent, dans le désordre. Au lecteur alors de reconstruire ce qui s'apparente à un  puzzle dont il manque plusieurs pièces… Le poème est constitué de lambeaux d'un flux qui existerait indépendamment d'icelui et antérieurement à lui, le poème n'est que le résultat du hasard de l'écriture et non une réponse à un projet préalablement établi. Ce qui n'exclut pas l'humour : ainsi avec ces allitérations, ces quasi homophonies :  "allégeons / allongez "

 

4

 

    La poésie n'existe pas : ce n'est qu'une commodité de langage pour désigner un genre littéraire, dont les limites sont d'ailleurs poreuses. Et je ne dis rien de l'utilisation abusive de ce substantif ni du qualificatif qui y correspond (on le sait, les couchers de soleil sont poétiques, tout comme la vie ! Parfois…). Il n'existe que des poésies. À chacune, correspond son mode de lecture : la tâche du lecteur est lourde !

Note.

1. Le lecteur attentif relèvera une différence de mise en page entre cette quatrième de couverture et le poème de la page 37 où ces trois vers forment un tercet… Simple erreur, simple négligence au cours de la relecture des épreuves ?

 

 




Les mètres de liberté.

 

LES MÈTRES DE LIBERTÉ
À propos de Résistance à la poésie de James Longenbach
Éditions de Corlevour, 2013

 

1 De la  résistance de la poésie à la critique
2 De la singularité de cet ouvrage de poétique – le concept de « résistance »
3 De la singularité de la poésie américaine – quelques indices

 

Ils marchaient en avant, moi tout seul
en retrait, je recevais de leurs paroles
l’intelligence poétique.

Dante, Purgatoire, Chant XXII

 

 

1 De la résistance de la poésie à la critique

Nul besoin de plaider ici la cause de la poésie… La cause de la critique, par contre, si. Les poètes résistent aux ouvrages critiques ; ils préfèrent la lucidité silencieuse ; résonnent en eux les paroles de Rilke :

"D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est  pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les  choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire,  comme on voudrait nous le faire croire. Presque  tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit  dans une région que jamais parole n’a foulée."

Je me suis toujours méfiée, moi aussi, du regard critique, qui, comme le regard de Psyché, volatilise le visage de l’amour. La critique poétique, en particulier, perd le plus souvent la poésie en route, la réduisant en cendres, privilégiant le dit au dire, la visée du poète à la façon dont elle s’incarne. La poésie est ce qui disparaît à la traduction, disait Robert Frost ; à plus forte raison ce qui s’évapore à la critique ! Cette dernière n’est-elle pas toujours peu ou prou stérilisante ? Ennuyeuse, aussi…

Or voici que je viens vous parler d’un libretto critique : il me faut donc me justifier de cette palinodie.

J’ai découvert le poète et critique James Longenbach par un autre ouvrage, un recueil de poèmes de lui, dont la couverture amène le sourire :

 

 

 

Sur une table de bois une éprouvette retournée recouvre un cartello portant l’inscription The iron key. Voilà un écrivain modeste et spirituel, ai-je pensé, qui ne parle pas de clef d’or en majuscules  mais de clef de fer, admettant que la clef de la poésie ne peut être trouvée qu’en milieu stérile, stérilisant, stérilisé par l’éprouvette critique. Telle l’invitation du château de Kafka, elle ne se trouve qu’à l’intérieur. Comme si elle n’existait pas : sortie de l’éprouvette, l’air ambiant la réduira en poussière.

J’ai ouvert le recueil au hasard, et m’ont sauté aux yeux les 2 vers suivants :

 

 He could’nt tell a poet from a critic;
They talked about the same things in the same way.

Il ne pouvait discerner le poète du critique ;
Les deux parlaient de même chose en même façon.

 

Formule humoristique, naturellement, car chacun sait que la façon n’est pas la même. Et le poète ne s’appuie sur rien, tandis que le critique s’appuie au parapet du poème. Humoristique mais pas que. Voici pourquoi, à mon avis :

D’abord on est bien incapable de dire si ces deux vers constituent une formule poétique ou une formule critique, ce qui, de fait, est une preuve en soi de l’identité proposée.

Ensuite, l’idée implicite qui se dégage de l’ensemble de ce poème est la suivante : il est vrai que l’expérience que nous faisons d’un poème est toujours plus vaste, plus diverse que notre parfaite incapacité à la décrire ; mais le poème, le poème lui aussi, est dans l’imparfaite capacité à dire ce qu’il veut dire. La lisière de l’asymptote est la même :

 

Trees are coming into leaf
Like something almost being said.

Aux arbres pointent les feuilles
Comme la chose pointe au dire.

 

Ainsi s’achève ce poème de Longenbach, intitulé « Le voyageur ». Cet américain-là, qui transformait la critique en poème, était un voltigeur de l’impossible !

 

 

 

Je me suis précipitée sur l’un de ses essais, Résistance à la poésie, qui ne m’a pas déçue.

Tout d’abord parce qu’il s’ouvre avec le poignant récit de Primo Lévi, racontant comment les poèmes, de Dante en particulier, qu’il connaissait par cœur, l’ont consolé dans son camp de concentration, lui ont permis de vivre et pas seulement de survivre. Ce passage célèbre de Si c’est un homme insiste sur la nécessaire ambiguïté du langage, sans laquelle il n’y a pas de parole, mais une langue de bois. J’avais fait la même expérience dans mon monastère, et je savais ce que veut dire « perdre la faculté de symboliser ». C’est une expérience terrible, celle des régimes totalitaires.

Ayant été sauvée mentalement par la poésie, l’ayant toujours aimée, à mon retour dans le monde j’ai cherché à réfléchir un tant soit peu sur elle.

 

Pourquoi m’être tournée vers un ouvrage en langue anglaise ? Parce qu’un poème est toujours plus poétique dans une langue étrangère. Aussi bien qu’on la possède, celle-ci garde son étrangèreté, le langage y apparaît dans son aspect matériel, extérieur, objectif, les sons ne se réduisant pas immédiatement en leur sens.

D’autre part, l’anglais, langue « éclatante et plastique » (Valéry Larbaud dixit), et l’américain encore plus, est une langue accentuelle, ce qui permet d’entendre plus facilement les rythmes, et nous offre une lentille grossissante pour appréhender la poésie française. Car, contrairement à ce qu’on prétend, le français, lui aussi, est accentuel. Simplement de façon plus subtile, jouant seulement sur deux paramètres :

1 l’accentuation de tous les mots sur la dernières syllabe.

2 le e muet, cette eau courante comme l’appelle Bonnefoy, qui crée partout où elle passe des syllabes faibles, s’opposant par là-même aux syllabes fortes.

Un exemple : on a gardé de Descartes la formule : « Je pense donc je suis », du Discours de la Méthode. Or le philosophe explique dans la seconde méditation qu’il faut préférer la formule : « Je pense, je suis », parce qu’elle est une évidence immédiate sans inférence logique. La postérité a privilégié le son parfait au sens imparfait. Pourquoi ? Tout simplement parce que « Je pen/se donc/je suis », ce sont des iambes…

Oser la formule paradoxale de mètres de liberté, un jeu de mots sur lequel je ne miserais pas ma tête, c’est risquer l’idée que la poésie n’échappe pas au mètre. Le maître de liberté, c’est le rythme, bien sûr, qui transforme une structure contraignante en système libre, et cela par des écarts, écarts de plus en plus audacieux certes dans la poésie contemporaine, apparemment sans métrique ni prosodie, mais qui supposent une norme, sans laquelle le rythme, ou le contre-rythme, ne peut surgir. Tous les poèmes cités dans ce recueil, aussi avant-gardistes que soient certains, sont porteurs d’un rythme, appuyé ou discret, à la différence d’une certaine poésie contemporaine française qui, crachant sur le mètre, jette souvent le rythme avec.

 

Et ce libretto m’a retenue parce qu’il se garde bien de proposer la moindre définition de la poésie, sachant que « la poésie c’est toujours autre chose » (Gérard Pfister). Apparaît juste au passage la définition de Worsdsworth : « Le souvenir de l’émotion dans la tranquillité ».

Julien Gracq disait que les critiques fabriquent des serrures pour y introduire leurs clefs. Celle de Jean Paulhan n’est d’ailleurs pas une clef, c’est un passe-partout, puisqu’elle ouvre aussi les maximes, les apophtègmes et les slogans publicitaires. Poétique n’est pas seulement ce que l’on ne saurait mieux dire.

Ces 9 chapitres ne sont pas des clefs, des cordes plutôt. Les cordes pérennes du langage poétique. On découvre par exemple que certains tours qu’on croyait ultra-contemporains sont présents chez Milton ou Wordsworth… Il n’est pas abusif d’en déduire qu’en poésie les éléments premiers ne sont pas les mots, comme on a tendance à le penser, mais les relations, les liaisons, les attractions des mots entre eux, pas du discontinu, mais du continu. En physique, la théorie des cordes suppose que l’univers est constitué dans sa structure la plus intime non par des atomes, ni des quarks, ce que seraient un peu les mots, mais par des cordes nanoscopiques, chacune résonnant avec un timbre, une vibration propre. Certaines sont ouvertes, d’autres sont fermées, bouclées sur elles-mêmes. Si l’on file la métaphore, celles du langage poétique sont ouvertes, ne se referment pas sur un signifié.

 

Il y a 9 chapitres dans ce libretto, sans doute en souvenir d’Orphée, qui aux 7 cordes de la lyre d’Apollon, en ajouta 2 ; 9 cordes comme les 9 Muses aussi. Mais cela Longenbach ne le dit pas explicitement, car son ouvrage échappe aux attendus du lyrisme. S’il parle de la Muse, c’est moins de la muse rimeuse que de la muse trimeuse. La lyre reste en filigrane comme sur ce dessin de Cocteau :

 

 

 

 

   I. La résistance à la poésie

II. La fin du vers

III. Formes de disjonction

IV.  L’histoire et la chanson

V.  Une occupation pas très nette

VI. La voix de la poésie

VII. Ou d’un autre côté

VIII. Ne pas tout dire

IX. Composer l’étonnement

 

Chaque chapitre écoute le timbre d’une corde particulière, éprouve sa tension, son énergie, sa résistance. L’écoute résonner et raisonner ; nous savons que la poésie raisonne, ce n’est pas vraiment nouveau. Nerval affirmait déjà que ses poèmes possédaient une dialectique aussi rigoureuse que celle de Hegel… Jean-Luc Steinmetz par exemple, dans La poésie et ses raisons, ou bien la poéticienne américaine Helen Vendler dans Poets thinking ont approfondi cela. Inédite est ici la façon de le montrer. Que sont ces cordes ? Les diverses façons dont, en poésie, le langage résiste à la poésie, le je au moi, la poésie à la littérature et, finalement le langage à lui-même. Les cordes ne correspondent pas exactement aux figures, aux fonctions, aux structures ni aux tropes, bien qu’elles les recoupent parfois : aposiopèse serait la 8ème corde, anacoluthe la 3ème. Le ch. 3 par exemple, sur les formes de disjonction, aborde le fait bien connu que la poésie s’autorise des écarts, mais il montre ces ruptures en acte, introduisant une différence entre la disjonction sèche (Chez Pound) et la disjonction humide (Chez TS Eliot ou Jorie Graham), tandis que John Ashbery, le maître américain de la sprezzatura, joue sur les deux. Cela vaut pour toute poésie.

 

La table des matières ne semble pas comporter de chapitre sur l’image, l’une des composantes attendues de la poésie. Elle apparaît, mais voilée par le titre du ch. 5 « Une activité pas très nette ». La question de l’image est très sensible aux États Unis, depuis le mouvement imaginiste qui reléguait le symbolisme au placard. Longenbach offre une approche fraîche des correspondances baudelairiennes, qui laisse toute sa valeur au symbolisme, et donne une vision de l’image compréhensive, applicable non seulement à la poésie contemporaine, mais aux comparaisons homériques, qui sont des distractions :

« Nier l’aptitude d’une métaphore à nous distraire de ce qu’elle dit, c’est nous brouiller avec le plaisir de la poésie ».

 

Sur la lyre d’Orphée de Cocteau, les paires de clous destinés aux cordes horizontales qui ressemblent à une portée, sont 9, mais les cordes elles-mêmes sont seulement 5, encadrées par les montants courbes. Aux extrémités gauche et droite de la lyre, point de fil au lieu du lien. On ne connaît pas toutes les cordes. « Poète n’est pas maître chez lui », disait Henri Michaux.

 

 Le livre est construit comme cette lyre. Les 5 chapitres abordant des traits précis du langage poétique sont encadrés pas deux montants, la fin du vers et l’aposiopèse, et enfin par 2 chapitres d’ordre plus général, consacrés, sous une perspective différente, à la question du wonder, à la fois émerveillement et étonnement, ce qui est une façon de reprendre à la philosophie son bien, car l’étonnement est traditionnellement la source du philosopher. 

Le wonder est présent dans l’épigraphe de Keats : la merveille est qu’on en lise autant.

 

Les critiques ayant sans arrêt la plus que merveille à la bouche sont suspects, j’avoue. Je me souviens d’un illustre cours de littérature qui, malgré son titre alléchant, La merveille en poésie, n’était pas émerveillant. Longenbach ne fait PAS de critique lyrique, c’est tout l’inverse ; ni pathos ni emphase, ni sentimentalisme, ni spiritualité, ni métaphysique, ni moralisme, ni considérations poéthiques avec un H sur l’habitation poétique du monde, ni célébration ni sacralisation de la poésie. La plume est incisive, brillante, spirituelle, détachée ; si j’ai choisi la lyre comme illustration, ce n’est pas seulement qu’Orphée est le nom de ce qu’on ne connaît pas, qu’il est toujours à venir, et que j’aime bien les dessins et la forme de vie de Cocteau, poète en disgrâce mais qui revient actuellement dans les bagages de Proust (cf. le récent ouvrage de Claude Arnaud, Proust contre Cocteau), c’est que le chapitre VI, La voix de la poésie, propose une excellente approche du sujet lyrique : pas la peine de se lamenter sur sa disparition, de proclamer sa résurrection ou de se féliciter de sa dissémination, pour la bonne raison qu’il n’a jamais existé ! Un poème peut être polyphonique, choral même, « je » a toujours été un autre, et le sujet lyrique est dès l’origine un sujet dramatique, une persona. La voix d’un  poème n’est pas celle de quelqu’un, pas celle d’un sujet unifié, ni celle de la langue parlant toute seule, ni celle de Personne quoi qu’en ait Valéry (Cette voix qui quand elle sonne / n’est plus la voix la voix de personne), elle n’est ni la voix d’alto de Richard Millet, ni la voix de castrat, ni la voix de viole de Pascal Quignard, ni la voix humaine de Cocteau, elle n’est ni ceci ni cela, elle est une métaphore, la fiction d’une voix à laquelle on veut croire.

 

Sur ce point, comme sur les autres, Longenbach tire les ficelles de derrière le rideau, vise des théories précises, en l’occurrence ici le dialogisme de Bakhtine ; l’agrément de cet essai est qu’il peut se lire à deux niveaux ; on n’a pas besoin d’être au fait de ces choses pour apprécier. La pensée tient par elle-même, sans une once de jargon ou de pédanterie. Magnifique exemple du souci de vulgarisation qui honore les critiques américains. Il existe une tradition critique américaine, commençant avec Eliot et Pound et son admirable Comment lire, se poursuivant avec Robert Pen Warren et son monumental Understanding Poetry de 900 pages qui se lit comme un roman, tradition dont Longenbach, très prisé aux USA est sans conteste un digne héritier. Son essai fera date, mais on ne l’appréciera peut-être que dans 5 ans… 

 

On l’aura compris, il ne s’agit pas de « critique » à proprement parler, mais de poétique, c’est-à-dire d’une lecture transversale, convoquant des poètes de langue anglaise du XVIème au XXIème siècles, dont de nombreux poètes-femmes, ainsi que des prosateurs, dont Proust… collection apparemment disparate, mais aimantée par ce même noyau de sens, la résistance. Rien d’une juxtaposition de monographies aboutées, où le critique s’efforce d’entrer dans la peau, dans la pensée du poète ou de poètes successifs, ce qui entraîne souvent dérive paraphrastique et délire interprétatif. La méthode Longenbach est singulière. En fait, elle très proche de celle de Benvéniste dans ses notes sur Baudelaire, que l’on vient de redécouvrir et dont on fait grand cas actuellement. Démarche à la fois abstraite et modestement concrète qui, simplement, sert les œuvres, fait voir, et c’est le rôle du critique, faire voir dans le texte ce qu’on n’aurait pas vu. Tout ce qu’on ne sait pas qu’on entend.

Le poème de Franck Bidart, « La seconde heure de la nuit », par exemple, est presque incompréhensible si l’on est pas aidé :

 

Par une telle nuit, à une telle heure,

lorsque les habitants du temple du délice
prennent tous un visage
différent bien sûr pour chacun,

mais pour chacun de nous, unique ; -

quand l’avatar présent de puissances absentes
à travers lui présentes, pour chacun différentes,

arrive en fin de ligne d’autres plus anciens hôtes
du temple du délice, différent pour chacun : -

quand le suivant veut son portrait
et que par un méchant tour des lignes, de la lumière et de la nuit
je vois qu’ils sont tous

 le même le même le même le même le même le même –

  par une telle nuit 
                               à une telle heure

  … grâce est le rêve, à demi-rêve, à demi-

  lumière, où vous apparaissez et ne répondez pas

  à la question que j’ai posée, mais avec courtoisie
 me demandez (car vous êtes mort) si vous pouvez

   emprunter un peu, habiter mon corps.

 

 

Difficile de saisir que cet extrait, une seule phrase de 21 lignes évoquant des fantômes, parle de la fin du vers ! Longenbach nous aide à appréhender des textes d’une difficulté équivalente, qui auraient pu nous rebuter. 

Les essais critiques sont souvent compacts. Ici, il suffit de feuilleter pour voir que la trame est celle des poèmes, pas de la glose ; ce sont en fait des explications de textes de talent, orientées selon une logique exigeante, rigoureuse et singulière, celle de cette fameuse Résistance, et ponctuées de considérations originales, par exemple, ces mots de Winnicott : 

« On peut déceler chez tous les artistes un dilemme constitutif : le besoin urgent de communiquer, et le besoin encore plus urgent de ne pas être découvert . Être trouvé est une catastrophe, mais ne pas être cherché est une tragédie». C’est de cela que s’alimente la résistance.

 

2 Singularité de cet ouvrage critique – le concept de résistance

Il est temps d’en venir au plat de résistance, de nous attarder sur le titre du recueil, et sur sa thèse titillante pour l’esprit.

Résistance à la poésie. Et résistance de la poésie à elle-même. Oxymore dialectique. « La poésie est son propre meilleur ennemi », écrit  Longenbach.

Le concept de résistance est sans doute choisi, entre autres, mais là je m’avance peut-être, comme une réplique à Ezra Pound, qui définissait le poésie comme Insistance (marteler la pensée).

 

Le premier sens, le plus obvie, est celui de la résistance des lecteurs à la poésie, qui n’a jamais aucun succès, ou qui en a trop.

Cette facette est traitée dans le premier chapitre, qui rappelle que la poésie a toujours été une force, dont politique, d’un impact différent dans l’Antiquité, en Irlande, à Brooklyn ou à Moscou. On y lit le paysage actuel, où la poésie est galvaudée, éventée, vaporisée. Nous sommes aussi amenés, de façon délicatement implicite, à nous dire que nous-mêmes qui prétendons l’aimer, ne lui faisons pas suffisamment confiance. C’est ce sens de NOTRE résistance à la poésie, que j’ai choisi pour illustrer la couverture, par un stamnos (vase servant à conserver le vin pur, moins pansu que le cratère, souvent avec couvercle) grec du VIème siècle, représentant Ulysse ligaturé à son mât, arc-bouté, résistant au chant des sirènes, si bien que l’une choît la tête en bas. C’est une figure rouge pleine d’humour, on dirait une bande dessinée.

 

 

 

                                                 

             

Avec la Résistance, Longenbach invente un concept. Non totalisant, post-moderne si l’on veut puisqu’il se retourne contre lui-même. À la fois transitif et intransitif. L’anglais peut parler de self–resistance. Résistance du soi, résistance à soi. Auto-résistance Les poètes sont toujours des résistants, au sens communautaire ou individuel. Toujours exercés à la résistance personnelle. Joë Bousquet, ce gisant debout, avait déjà parlé de la poésie comme résistance. Dans Le travail vivant de la poésie, Jérôme Thiélot consacre un très beau chapitre à la résistance de Joë Bousquet, où les idées avancées sont proches des thèses de Longenbach, simplement Jérôme Thiélot ne montre pas cette résistance en acte dans la poésie de Bousquet, à l’oeuvre dans ses poèmes. Longenbach est plus vivant, il a un point de vue de poète. Jean-Luc Nancy a intitulé Résistance de la poésie un de ses ouvrages. Longenbach dit « résistance à ». C’est un Concept de poéticien, mais un concept tout de même. Begriff en allemand. Vilain mot. Mais c’est le bon, un concept permet de sursumer des phénomènes apparemment éloignés, voire contradictoires, et de donner d’autres idées. Ce n’est pas un concept explicatif, cela n’explique rien, mais heuristique. Nous ne déflorons pas le secret de la poésie, nous l’approfondissons, comme les esclaves de la Vie antérieure de Baudelaire. A-t-on besoin de concepts en poésie ? Il me semble que oui, quand ils sont justes. Le poète est Flüge und Klaue. Aile et griffe. Aile et serre, dit Hoffmannsthal.

Cependant, nous résistons, nous-mêmes, à ce concept. Du moins lui ai-je d’abord résisté : la valeur d’un poème n’est pas forcément dans son hermétisme, sa difficulté. Nous aimons aussi les poèmes qui coulent de source, les Poèmes bleus de Georges Perros par exemple.

 

 Mais ici comme ailleurs je sais que la beauté
N’est la plupart du temps que la simplicité.

 

écrit Apollinaire, en deux vers qui, notons-le, expriment une pensée critique. Mais nous savons bien que les poèmes faciles sont aussi, très souvent, de piètres poèmes, des poèmes faibles, des rengaines. Que les mauvais poèmes, les vers de mirliton, de boîte de chocolats comme on dit en anglais, fonctionnent ainsi. Qu’est-ce qui fait la différence entre Minou Drouet et Apollinaire ? N’y a-t-il pas des poèmes faciles, sans résistance, qui soient de bons poèmes ? Et je me prenais comme exemple ce passage de « Vitam impendere amori » :

 

Encore un printemps de passé
Je songe à ce qu’il eut de tendre
Adieu saison qui finissez
Vous nous reviendrez aussi tendre.

 

Rien de plus limpide. Cela ne résiste pas, pourtant c’est irrésisitible. Ni rupture, ni ambiguïté, syntaxe enfantine. Cependant, à bien lire, ce n’est pas si simple. Quand Apollinaire dit « adieu », c’est sérieux. Or ici l’adieu présume du retour. Celle qui reviendra n’est pas celle qui partit. Et la saison n’en est pas vraiment une. Apollinaire s’adresse à autre une. On a beau le lire et le relire, le poème résiste : c’est un irréductible. Son dire ne se réduit pas à son dit.

 

Nous aimons ce qui résiste, et nous aimons ce qui coule de source. Nous aimons ce qui résiste tout en nous donnant de la joie. C’est cette qualité de joie singulière qu’interroge Longenbach.

 

Il y va parfois un peu fort : « Un poème ne dit une chose que par ce qu’il menace d’en dire une autre ». Le verbe menacer (to threaten) est très fort. En est-il vraiment ainsi ? Pourquoi pas ? Prenons le titre d’un recueil de Claude Roy : Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? Sous la mer on entend la mort, mer est miné par mort, interprétation confirmée par l’intérieur du recueil. Il en va toujours ainsi en poésie, l’oreille interne entend les harmoniques, les assonances tues.

 

Tous les poèmes font cela, de diverses façons. La démarche des objectivistes, qui voulait débarrasser les mots du halo de significations qui les entourent, perdait le poème avec. Longenbach le montre avec esprit. Le pur « il y a », la présence pure, n’existe pas plus que la poésie pure. Pas plus que l’Être avec un grand air.

 

Par un retournement inattendu, le dernier chapitre affirme que l’émerveillement ne peut exister que si on lui résiste, le tient à distance, comme dans ce poème de Louise Gluck, « Octobre » :

 

Viens à moi, dit le monde.
Cela ne veut pas dire
qu’il ait parlé exactement avec des phrases,
mais que de cette manière j’ai perçu la beauté.

 

Le soleil se levait. Une pruine
couvrait toute chose vivante. Des flaques de lumière froide
brillaient dans les rigoles.

Je me tenais debout
dans l’embrasure de la porte,
même si ça semble à présent ridicule.

Ce que d’autres trouvaient dans l’art
je le trouvais dans la nature. Ce que d’autres
Trouvaient dans l’amour humain
Je le trouvais dans la nature.
Très simple. Mais il n’y avait pas de voix.

L’hiver était fini. Dans la boue du dégel
apparaissait un peu de gris.

Viens à moi, dit le monde,
dans mon manteau de laine j’étais comme debout à un brillant portail –
et finalement je peux dire
il y a longtemps ; dont plaisir considérable.

 

Pareil retournement suggère que la poésie est une connaissance, sans doute la plus profonde qui soit, dans la mesure où, ne sachant plus qui résiste à qui, l’objet et le sujet se confondant, la résistance devient la dynamique qui porte un poème et le lieu où il se noue. En fait c’est un concept qui reprend à nouveaux frais l’idée d’inspiration, puisque la résistance est à la fois passive et active ; il rend compte du paradoxe de l’inspiration, elle qui tout en étant un cadeau, oblige le langage à se surpasser, à se dépasser. Cela dit, chez Longenbach aucune posture de l’impuissance à dire, aucune complaisance devant l’innommable ou l’indicible, aucune thématisation pesante du retrait. L’impossibilité de tout dire est une bénédiction que dévoile le chapitre 8.

Non que le retrait, le hiatus, la lacune entre les mots et les choses, entre le monde et nous, la langue sociale et la langue secrète, le rêve d’une intériorité du monde, ne soit pas envisagé, mais toujours Longenbach insiste sur le manque de tact qui consiste à thématiser une question, celle-là comme une autre. Ce n’est pas parce qu’un poète affiche explicitement son désir de retrait du monde qu’il est mystique. Ronsard, qui sublimait comme pas un, est aussi mystique que Cédric Demangeot :

 

Le don de poésie est semblable à ce feu
Lequel aux nuits d’hiver comme un présage est vu…

 

« Mignonne allons voir si la rose » n’est pas une rengaine, brûle d’un feu voilé, résiste à jamais.

La façon dont est écrit un poème, s’il est réussi, amène le lecteur à saisir ce qui est en jeu, sans que le problème soit explicitement formulé. Son écriture doit générer une énergie suffisante pour que sa thématique implicite retienne l’attention.

La poésie dit ce qu’elle peut dire, qui n’est pas l’absolu, pour Longenbach du moins - c’est de lui que nous parlons, mais on peut penser autrement - qui n’est pas tout, surtout pas tout, et le dit avec ses moyens à elle, que le poéticien analyse humblement, en grammairien. De la grammaire à la théologie, et à plus forte raison à la poétologie, il n’y a pas loin.

Pas de métaphysique explicite, comme dans L’expérience poétique de Renaud de Réneville, ou Poésie et Philosophie, de Maria Mambrano, de beaux livres et profonds, mais qui ne donnent pas à voir en quoi un poème est beau, ce que dit l’auteur valant pour les bons poèmes comme pour les mauvais. De toutes façons, la poésie vue seulement comme exercice spirituel court-circuite l’expérience, allant trop vite à la lumière.

Longenbach ne parle jamais directement de l’inspiration, il l’aborde de biais.

La couverture de l’édition américaine porte le tableau de Chirico, « L’inspiration du poète », contemporain de son portrait d’Apollinaire :

 

 

 L’inspiration est partout présente, implicitement, à travers le terme de Wonder, qui signifie aussi miracle. Le concept de résistance allie le côté inspiré et le côté artisanal, la partie manufacturée de l’invention poétique.

Et la résistance surgit au cœur du livre par une image subreptice, inattendue, d’un poème d’Ellen Briant Voigt, « L’art de la distance » :

 

                   Le Benedicite
ma grand mère le disait debout
s’entourant la main de son tablier
pour ôter de son rond la poêle en fonte et l’apporter
à la table des hommes. Elle finira brûlée, disaient ses filles
le dimanche, en visite avec moi, s’en prenant à mon oncle,
mais elle, persistait à nourrir de ses doigts le four bas
et ses vieux enfants en tutelle

fendaient le bois et le traînaient
puisaient l’eau et traînaient le seau, coupaient le foin et le traînaient, traînaient
le cochon la vache et les fientes, soulevant des nuées de mouches.
Ne fourre pas ton nez dans la grange, dit mon oncle, qui m’avait surprise
En contemplation devant la trouvaille : tresse épaisse pendant d’une poutre,
deux serpents noirs se tordant là, fil incandescent,
mèche ardente.

Que voulez-vous savoir de plus ?

 

Quelle chose étrange, au milieu des fientes, que ce fascinant talisman : Deux serpents noirs se tordant là, fil incandescent, mèche ardente.

 

Longenbach ne commente pas, mais Helen Briant retrouve ici, sans doute inconsciemment, un très ancien symbole des cultes à mystères de l’Antiquité, qui représente un ciste (une corbeille) que seuls les initiés peuvent ouvrir sans péril, et d’où jaillissent deux serpents noués l’un à l’autre, comme sur ce statère hellénistique :

 

 

 

 

 La notion de Résistance, symbolisée par le double caducée de ces serpents incandescents, est bien un archétype, une structure de l’imaginaire, un emblème, l’énigme de la parole se nouant au silence.

Les deux serpents sont en torsion, comme le sens dans un poème. Le poème les désigne par un mot appartenant au registre de l’électricité (« a light fuse », une résistance, littéralement un fusible à lumière) ; et en même temps il s’agit d’animaux, c’est une image biologique. J’ai essayé d’ausculter cette notion turlupinante.

Qu’est-ce qu’une résistance électrique ? Longenbach n’en parle pas, mais rappelons-nous que c’est un circuit de matériaux non conducteurs qui ralentit le passage du courant, et qui du même coup oblige la chaleur à se dégager, la lumière à rayonner. Une résistance convertit l’énergie. C’est une sorte de transformateur. Transformation d’une forme de vie par une forme de langage, et réciproquement. La valence d’un poème se mesure à sa capacité de retenue. Quel est le contraire de la résistance ? La conductivité. Le langage poétique a ceci de particulier, qu’il est résistant ET conducteur, convoyeur, c’est un pharmakon, remède et poison, comme l’écriture dans le Phèdre de Platon. Le verbe anglais « to convey» - induire, transmettre, revient sans cesse dans le libretto. La poésie ne décrit ni n’exprime, elle convertit et transmet. Il se passe la même chose au niveau atomique : plus un électron résiste à s’éloigner du noyau, plus il dégage de la lumière. Notons au passage que Platon intitula son dialogue consacré à la poésie Ion, nom qui signifie : « celui qui va ». D’où le nom de la particule ION. Tout se passe comme si, au moment de la cristallisation, création, inspiration, qu’importe le mot, les liaisons, les cordes entre les mots se créaient selon une logique différente de celle du temps ordinaire. Plus cette logique est profonde et souterraine, plus la cohésion sera forte et illuminante. Les mots se constellent alors selon des liaisons plus solides, mais moins visibles, plus subtiles, relevant d’un autre espace/temps, selon une cohésion plus immatérielle. « L’âme est air et nous fait tenir » dit un poème de Charles Wright. La lecture du poème recrée ce dégagement de lumière, et le lecteur, refaisant le chemin du poète, éprouve comme joie cette résistance et sa lumière. Chaque chapitre explore une façon dont se créent entre les mots des liens souvent d’autant plus forts qu’ils sont invisibles, et interroge cette joie. L’hermétisme n’est pas ici le but. Il ne s’agit pas d’une esthétique de l’obscur, d’un désir d’être incompréhensible, d’un refus du sens, mais d’atteindre une lisière, une orée de sens inouïe, qui scintille entre les mots, aux confins de l’esprit lisant. Tels ces derniers vers du poème de Wallace Stevens, « The snow-man », dont le début « Il faut avoir un esprit d’hiver »… a d’ailleurs donné son titre à l’un des beaux romans de cette rentrée, Esprit d’hiver, de Laura Kasischke :

 

                         Il faut avoir un esprit d’hiver (...)
                                                             pour ne penser
À aucun malheur dans le bruit du vent
Dans le bruit que font quelques feuilles

Qui est le bruit de ce pays
Empli du même vent
Qui souffle au même endroit désert

Pour celui qui l’écoute, écoute dans la neige
Et, n’étant rien lui-même, qui regarde sans voir
Rien de ce qui n’est là, et le rien qui est là.

 

Torsion du sens s’il en est…

Mais la plus façon la plus facile de ralentir le langage est d’aller à la ligne. Non seulement la poésie va à la ligne plus souvent qu’à son tour, mais un poème réussi nous amène à le lire à reculons, la syntaxe nous pressant d’avancer, les jeux du sens et des sons nous tirant vers l’arrière. Pourquoi va–t-on à la ligne en poésie ? demande le chapître 2, qui joue sur les deux sens de l’expression : La fin du vers.

1 Le vers libre est-il la fin du vers, sa disparition  ? Et là, magnifique récit de l’invention du vers libre par Pound, Eliot et Marianne Moore. On a sous les yeux les différentes versions d’un poème de cette dernière, le vers libre s’invente sous nos yeux. 

2 Et puis, que se passe-t-il il à la fin du vers, au bout de la ligne ? Le vers, VERSUS, prend toute sa valeur de versatilité, d’inadvertance ou d’advertance, de tournant, où s’origine d’ailleurs le mot. Les vers ne sont pas des tronçons, des segments discontinus séparés par du blanc, on attend la poésie au tournant. Il ne suffit pas de saucissonner un texte pour en faire un poème. Beaucoup de choses s’attrapent en passant à la ligne. D’où les magnifiques analyses de poèmes d’Ashbery, le maître américain de l’enjambement. Longenbach scrute 3 façons de passer à la ligne : la pause finale (le vers clos sur lui-même), la pause explicative, et la contrapuntique.

 

Nous percevons alors l’écriture comme curvilinéaire, et le poème comme une nouaison. L’art des nœuds est plus complexe que celui du tissage, le but étant, naturellement, le nœud sans noeud, la liberté. Cet essai échappe au cliché du texte comme tissu, tissure, texture, tunique avec ou sans couture etc. La versatilité est l’une des plus belles cordes de la lyre. Le chapitre « On the other hand », « Mais d’un autre côté », « L’alternative », consacré au « ou » dans la poésie, au « ou » par lequel procède la pensée poétique, est excellent. Longenbach y corrige Eliot, et le fait très bien. C’est rare qu’un poéticien se permette de corriger un auteur consacré. Je n’en dis pas plus, que le suspense reste entier.

 Car Longenbach est un maître du suspense… C’est un des charmes de l’esprit anglo-saxon. Tous les poèmes cités ici sont emplis d’un suspense singulier, d’un côté énigmatique captivant.

 

3 De la singularité de la poésie américaine – quelques indices

Venons en donc à l’autre point fort, pour nous français, de cet essai : offrir au passage un panorama de la poésie américaine dans sa diversité. « Le XXème siècle aux Etats-Unis est celui de la poésie », annonce Jacques Roubaud dans sa préface à son ouvrage de 1980 : 20 poètes américains. Ce libretto en est une superbe preuve.

 

Au XIXème siècle déjà, le président assassiné, Abraham Lincoln, écrivait de la poésie…

Dépaysement assuré, mais pas forcément comme on l’attendait. Du moins pas comme je l’attendais. Nous empruntons souvent aux Etats-Unis le pire ; de plus, croyant importer des nouveautés, nous nous embarrassons d’options avant-gardistes là-bas dépassées depuis longtemps : les impasses de l’imaginisme, du modernisme (pour faire vite, le modernisme substituait comme art de référence pour la poésie la peinture à la musique) pour lesquels Longenbach est très critique, mais jamais méchant. Diplomate : diplo-mati, œil double, le langage de la poésie, et de la critique, est proche de celui de la diplomatie. Longenbach ne pourfend pas, il tente la défense et illustration de la poésie, ce qui est beaucoup plus difficile.

Il nous fait ainsi découvrir une tradition raffinée, différente, enrichissante. Essayons de l’évoquer en 2 mots, au risque de simplification.

 

La pensée marquante du XXème siècle aux USA ne fut ni le spiritualisme, ni l’Heideggerianisme, ni l’existentialisme, ni le marxisme, ni le structuralisme, mais le pragmatisme ou pragmaticisme, mot trop laid pour être kidnappé, c’est pourquoi il fut choisi. Le propre de cette philosophie est de ne pas considérer la question de la vérité, mais celle de la croyance. La notion de fiction n’y est pas opposée à celle de vérité. La littérature, qui est une affabulation sincère, n’y est pas empêtrée par la question de la vérité. N’a aucune difficulté avec le mentir-vrai. On lira avec profit l’analyse de Longenbach du recueil de Georges Oppen, intitulé Pour une fiction suprême.

Ce n’est pas un empirisme, mais une philosophie première fondée sur l’expérience, qui ne dévalorise pas la vie ordinaire par rapport à l’ontologie, qui ne cherche pas la clarté absolue, qui admet comme inévitables le vague, le flou. Et s’en délecte. On voit par là qu’elle fraie le chemin de la poésie. D’autant que la poésie américaine s’est définie à l’origine par réaction à la tradition britannique, comme démocratique, comme celle de tout le monde. Au même moment, d’ailleurs, Apollinaire écrivait à Cocteau : « Nous sommes les derniers rois ».

 

Et puis, le pragmatisme a toujours pris en compte le rythme de la pensée : « Qu’est-ce que la croyance ? C’est la demi-cadence qui clôt une phrase musicale dans la symphonie de notre vie intellectuelle », écrit Charles Peirce, philosophe et logicien. On dirait une pensée de poète…

 

D’autre part le pragmatisme n’a pas une conception dualiste du signe, comme celle de Saussure, mais ternaire, celle de Peirce, qui tient ensemble la désignation et l’appel, le « faire signe ». Sémèno (d’où vient sémantique) en grec signifie : sonner les cloches. Ce qui a sans doute permis aux poéticiens comme aux poètes américains d’intégrer plus facilement, consciemment ou pas, le fait que le poème ne parlait pas d’une chose, mais la faisait, et l’adressait. Un je s’adressant à un je, pas forcément au désert.

Enfin, le tournant linguistique a été pris plus tôt aux USA, si bien que la déconstruction y fut une opération analytique, mais non destructrice, laissant les choses en état. Le but est de débarrasser la pensée des crampes mentales, de laisser tomber les faux problèmes, d’alléger. Le seul philosophe auquel se réfère Longenbach est Wittgenstein. Pas besoin de tout casser pour inventer du nouveau. Ce qui explique que les USA aient pu donner naissance à de grands poètes contemporains, dont les plus authentiques résistaient à être socialement valorisés comme poètes et ne posaient pas à l’échevelé : Dickinson n’a rien publié de son vivant, Marianne Moore n’apparaissait pas en public, William Carlos William était simple médecin de campagne, Wallace Stevens fonctionnaire, Georges Oppen syndicaliste et ingénieur.

 

L’histoire littéraire s’accorde à reconnaître comme initiateurs de la poésie américaine Whitman et Dickinson. Car Edgar Poe, européanisant, et Longfellow, universaliste, n’étaient pas vraiment américains. Rien de plus opposé que Whitman et Dickinson ; tous deux étaient cependant protestants, ce qui donne forcément une coloration autre. Une autre conception de la transcendance, et du langage. Pas de litanies, par exemple, dans le protestantisme. Péguy s’est magnifiquement inspiré des litanies, mais il est le seul. La poésie française tombe facilement dans une certaine indigence syntaxique, saturée de relances répétitives, monotones, artificielles. Or la syntaxe est poétisable, et cela sans avoir besoin de la faire exploser. De nombreux poèmes du recueil sont témoins de cette subtilisation.

 

Revenons à Whitman. Le très long poème qu’est Leaves of Grass introduisait, aux origines de la poésie américaine, le récitatif. Quand la poésie contemporaine cherche l’immédiat, elle tombe souvent dans la complaisance du bavardage confessionnel ; ou bien dans le verset, déclamatoire et affecté ; ou bien dans le déroulé brut du flux de conscience, ou bien dans le minimalisme exsangue, le vide n’étant pas seulement celui des blancs de la page, ou bien dans l’écoeurante attention à la corporéité, travers surtout féminin. La prose du Transsibérien n’a pas eu de descendance nette, à part Henri Michaux, alors que la poésie américaine, avec Pound et Eliot, puis aujourd’hui Jorie Graham et bien d’autres, a su préserver le parler-chanter du récitatif. La poésie américaine me semble voler sur des ailes plus étendues.

 

Leaves of Grass donne aussi le ton, spirituel, inventif. C’est un immense poème, profond, extraordinaire, mais c’est aussi un canular, une empoigne perpétuelle entre écrivain et lecteur, d’un dynamisme fou. L’édition originale ne portait ni nom d’auteur, ni titres de poèmes, ni table des matières. Évoquer l’humour anglo-saxon est enfoncer une porte ouverte, mais l’humour est le contraire de l’ironie. Il n’est pas destructeur. Il est surtout une forme de pudeur. Un certain versant oulipien, fabricateur, parodique, de la poésie française est au fond méprisant pour la poésie. L’humour implique un regard critique y compris sur soi. La bonne poésie intègre le regard critique, sinon elle se condamne à la redite. Les humoristes, rien de plus sérieux qu’un humoriste, sont des poètes en puissance, sinon en acte. Là, comme souvent, l’anglais est plus riche que le français, il possède deux mots pour l’action de la muse : to amuse, amuser, et to bemuse, charmer, décontenancer. Alliance de gravité et de légèreté, dont la sprezzatura de John Ashbery est un magnifique exemple. En art la forme se moque de la forme, la poésie de la poésie. Mais il y a plusieurs façons de se moquer.

 

De l’autre côté, Dickinson. Lapidaire, virtuose et pensante. À la fois spontanée et réflexive. Génie ès-énigmes, lesquelles, au lieu de faire éclater le monde, l’éclairent. C’est la lignée de Marianne Moore, Wallace Stevens, Antony Hecht. La poésie digne de ce nom, comme la littérature en général, sait faire apparaître à peu de distance, voire dans la même phrase, dans le même vers, voire en même temps, des sensations et des pensées. S’il n’y a que du sensible, c’est de l’impressionnisme. « On n’écrit pas de poésie avec des idées, mais avec des mots », disait Claudel. C’est un bon mot, mais douteux. Car une idée, une pensée, s’élabore avec des mots, certains mots mis dans un certain ordre. Les poèmes présentés ici ne tombent pas dans l’idolâtrie du mot. Échappent aussi à la plaie du descriptif. Ils réfléchissent, à des sujets graves, la culpabilité, la justice, le totalitarisme, la guerre. Ceux de Frank Bidart, de Georges Oppen surtout, dans son célèbre poème Of being Numerous - « Faire nombre ».  

 

Obsédés, effarés
Par le naufrage du singulier
Nous avons choisi l’importance de faire nombre.

 

 Ils n’ont pas peur des mots, et encore moins des idées. La poésie américaine est hantée par la guerre du Vietnam. Et par le 11 septembre, qui fut un traumatisme terrible pour les États-Unis. Les chants du matin se sont tus. À ceci près, qu’au lieu de se demander : « Pourquoi des poèmes par temps de déréliction ? », les Américains épinglèrent aux vestiges des tours massacrées… des poèmes. Voici comment Louise Glück, dans son recueil Octobre, qui suit ce septembre-là, transforme en bifurcation la voie sans issue :

 

Je suis
au travail, bien que silencieuse.

La fade

misère du monde
nous serre de chaque côté, comme une allée

bordée d’arbres ; nous nous tenons

compagnie ici, sans parler,
chacun dans ses pensées ;

derrière les arbres le fer forgé
des portails de maisons privées,
                  volets fermés,

l’air désert, abandonné,

comme si l’artiste avait
le devoir de créer
de l’espoir, mais avec quoi ?

le mot lui-même,
faux, un artifice pour réfuter
la perception – À l’intersection,

les lumières ornementales de la saison.

J’étais jeune alors. Voyageant
en métro avec mon petit livre
comme pour me défendre

contre ce même monde :

tu n’es pas seule
disait le poème
dans le sombre tunnel.

 

Dans un poème, il faut qu’il se passe quelque chose. Or il ne se passe souvent rien. D’où la réticence, souvent justifiée, du lecteur, qui n’est pas plus bête qu’un autre. Souvenons-nous d’Aristote (Rhétorique III,1407a-33) : « Comme ces gens–là n’ont rien à dire, ils écrivent de la poésie ».

Il me semble, mais là je m’avance sur la pointe des pieds, que la poésie française est un peu exsangue au jourd’hui. Elle a un côté néo-platonicien, Plotin revient à la mode en ce moment, si bien qu’elle est une rentrée sans sortie. Or il faut sauver les phénomènes, disait Arisote, encore lui. Il faut sortir par l’intérieur, disait Maître Eckhart. Aristote, ce n’est pas parce qu’Aristote l’a dit que c’est faux, c’est génial Aristote quand on prend la peine de le lire, commence d’ailleurs  sa Poétique comme suit :

« Nous allons parler de l’art poétique en lui-même, de la manière dont il faut composer l’intrigue (le mythos) ».

Le théâtre et le roman n’ont pas le privilège de l’intrigue. Il existe une forme poétique de l’intrigue. On pourrait même forcer le trait, et soutenir qu’au fond, dans un roman l’histoire nous importe peu : les fonctions du récit sont assez limitées, on en a vite fait le tour, et ce qui nous captive dans un roman est son écriture. C’est quand un poème raconte une histoire, que ça devient intéressant. Pensez à « La berline arrêtée dans la nuit », de Miloscz, un des plus beau poèmes de langue française à mon sens. À la fois une histoire et une scène à plusieurs personnages. Il me semble qu’un poème digne de ce nom est à la fois une évocation et l’appel à un accomplissement. Ce qui frappe chez ces poètes américains, évidemment bien choisis, c’est qu’ils n’hésitent pas à raconter des histoires, aux deux sens de l’expression. C’est vraiment intéressant, car paradoxal : on pourrait penser que cet essai, valorisant le dire plutôt que le dit, allait privilégier la chanson, plutôt que l’histoire. Or c’est l’inverse, il réhabilite à part égale l’histoire, le narratif, l’épique sous toutes ses formes, le discursif même. Si la langue d’écriture d’un poème résiste suffisamment, s’il a, si je puis dire, une résistance de qualité, il peut soutenir un contenu discursif. Ça, c’est vraiment bien, et ouvre des possibles. D’une manière générale, l’essai ouvre toutes les possibilités, n’en ferme aucune. Il met en valeur la vertigineuse liberté de la poésie contemporaine. 

 

C’est bien un ouvrage d’esthétique. Il parle de la poésie en tant qu’art, et nous offre des armes critiques. Krisis en grec signifie jugement. Il nous aide à faire la différence entre des cordes et… des ficelles. Il n’y a pas de recette pour cela ; simplement, ayant écouté résonner, dans la consonance ou la dissonance, les cordes de poèmes de valeur, notre oreille est mieux à même de voir la beauté là où elle nous échappait, et inversement de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Nous avons toujours su d’instinct juger un poème : nous disons « ça tient », « c’est tendu », ou au contraire, « c’est mou ». Nous savons qu’une résistance de qualité n’a pas une obsolescence programmée, qu’elle soutient des lectures répétées. Ce libretto affine notre sens de la résistance, nous aide à acquérir un toucher d’aveugle, car l’évaluation de la résistance appartient au sens du toucher, comme en musique, il nous exerce à lire un poème les yeux fermés, en pensant la note.

Vous souhaitant une passionnante quête outre-atlantique, je laisse à votre méditation, pour poursuivre cette réflexion sur la poésie, quelques vers extraits du recueil Goezt, de Cole Swensen, poète américain vivant dont ne parle pas ici Longenbach :

 

                                        Nous sommes passés
                                        juste à côté de la merveille, nous avons franchi le seuil
                                       de la tension de la surface, jetant des notes dans la marge
                                       et malgré tout, elle nous emplit d’effroi.

 




Un regard sur la poésie israélienne contemporaine (1)

Un regard sur la poésie israélienne contemporaine (1). Sarah Wetzel.

 

Sarah Wetzel, poet and engineer, is the author of Bathsheba Transatlantic, which won the Philip Levine Prize for Poetry and was published in 2010. After job-hopping across Europe and the Americas, Sarah currently teaches literature at The American University of Rome, dividing time between Manhattan, Rome, and Tel Aviv, Israel. Sarah holds an engineering degree from Georgia Tech and a MBA from Berkeley. More importantly for her poetry, Sarah completed a MFA in Creative Writing at Bennington College in January 2009. Recent publications can be found in Nimrod, Identity Theory, Valparaiso, Superstition Review, and Calyx.

Poète et ingénieur, Sarah Wetzel est l’auteur du recueil Bathsheba Transatlantic, qui a remporté le prix de poésie Philip Levine et a été publié en 2010. Après avoir exercé plusieurs métiers à travers l’Europe et les Amériques, elle enseigne actuellement la littérature à l’université américaine de Rome, partageant son temps entre Manhattan, Rome et Tel Aviv, en Israël. Elle détient un diplôme d’ingénieur de Georgia Tech et un MBA de l’université de Berkeley. Sa poésie a surtout bénéficié du MFA en Creative Writing qu’elle a obtenu de l’université de Bennington en janvier 2009. Récemment, ses textes ont paru dans les revues Nimrod, Identity Theory, Valparaiso, Superstition Review, and Calyx.

 

 




Hommage à Jean Rousselot

Jean Rousselot est né le 27 octobre 1913 à Poitiers, dans un milieu chaleureux, mais des plus modestes. Son père, forgeron, est tué en 1916, à la bataille de Verdun : Pour toujours, les murs blancs de ma vie sont éclaboussés de rouge. Deux ans plus tard, sa sœur Jeanne décède d’une méningite à l’âge de dix ans. Rousselot n’oubliera rien :

 

Malgré moi je me souviens des mansardes sombres
Où l’ennui accrocha un sourire figé
Des linges qui sèchent au-dessus de l’âtre
De la cuvette usée et des vitres chevrotantes.
 

Il n’oubliera pas davantage les humbles, les besogneux, le peuple dont il est : Pas de raison pour qu’on oublie - Ces compagnons du premier sang.

En 1925, il obtient son Certificat d’études primaires et entre à l’École primaire supérieure de Poitiers. Jean, alors élevé par ses grands-parents maternels (« Nous vivions à trois dans une pièce unique, si exiguë que se touchaient presque nos grands lits à bateau, tournés vers la fenêtre sans volets »). Il écrit ses premiers poèmes. La poésie ne le quittera plus et demeurera son moyen d’expression, son rempart face au néant :

 

Malgré moi j’ai pitié des cours profondes et visqueuses
Sans oiseaux, sans feuilles tourbillonnantes
Et du pétrin invisible qui geint en bas
Jour et nuit comme un forçat enterré.
Malgré moi j’ai pitié des vieilles repasseuses
Aux jambes lourdes, aux yeux rougis
Et de l’ivrogne rentré tard qui bat sa femme
Dans l’entresol fumeux.

 

En 1928, Rousselot obtient le Brevet élémentaire et le Brevet d’enseignement primaire supérieur, comportant des épreuves de travaux pratiques : il a choisi le fer en hommage à feu son père. Rousselot fait la connaissance de Maurice Fombeure, le futur poète des Étoiles brûlées (1950), qui travaille comme surveillant dans son école. Le sort s’acharne sur lui. En 1929, sa mère meurt à l’âge de quarante-quatre ans, d’une tuberculose : Je croyais que la mort nous attendait au bout d’une route, plus ou moins longue. Je sais désormais qu’elle est en nous, appliquée à ronger l’écran de chair qui nous sépare d’elle. Le rendez-vous est à l’intérieur. Le souvenir de cette mère, qui incarne l’image de la femme idéale, le hantera à jamais. Trente-neuf ans plus tard, le poète lui consacrera l’un des poèmes les plus poignants de Hors d’Eau, « Le Four » :

 

Et toi, ma mère, ma favorite aux mains râpeuses dont je mettais les bas, les nuits où j’étais seul, quel emblème veux-tu que pose sur toi, quel blason noir ou bleu ? Malgré ces épreuves, Rousselot prend le dessus car : O mon enfance, n’oublie rien : - Les clés encore sont dans ta main, - L’amour attend, il nous faut vivre !

 

Son beau-père lui fait interrompre ses études. Jean Rousselot entre en qualité d’auxiliaire à la Préfecture de la Vienne, où il fait la connaissance d’Yvonne Bafoux (auxiliaire comme lui), sa future femme et muse parfaite : Pour refaire la nuit il me fallait tes yeux – Tes mains multipliées ta bouche - Ton corps était l’écran qui me masquait le jour. Rousselot fait également la rencontre du poète Louis Parrot, alors libraire à Poitiers, de sept ans son aîné et qui devient son ami, son mentor. À cette époque, Jean réside de nouveau chez ses grands-parents maternels, qui l’ont élevé en grande partie : La misère, le froid, mais la tendresse et l’exemple. 

En 1931, Rousselot étudie le droit et le latin. Il devient rédacteur à la mairie de Poitiers, puis, après avoir passé et réussi un concours, secrétaire du commissaire de police. L’expérience qu’il a de la vie, de la condition ouvrière et paysanne, comme de la misère et de l’injustice, ont largement contribué à faire son éducation politique et sociale, ainsi qu’à forger son engagement socialiste et humaniste. Le poète rejoint la Ligue communiste, qui rassemble les membres de l’Opposition de gauche (trotskyste) avant la proclamation, en 1938, de la IVe Internationale. S’il abandonnera peu à peu le militantisme, Rousselot demeurera socialement un homme de gauche et le partisan d’une poésie exigeante ; mais jamais, il n’hésitera, pas plus que Hugo ou Maïakovski, à en faire une arme en période de grandes circonstances.

Rousselot participe à la revue Jeunesse, créée à Bordeaux en 1932 par Jean Germain et Pierre Malacamp. Avec  Fernand Marc, il fonde la revue Le Dernier Carré, qui accueillera notamment Joë Bousquet, qui deviendra un ami, et aussi Michel Manoll, par qui il entrera en contact plus tard avec Jean Bouhier, René Guy Cadou ou Lucien Becker. Une nouvelle épreuve le frappe à vingt ans, avec la disparition de ses grands-parents Audin. La même année, le poète est hospitalisé au sanatorium de Saint-Hilaire, à la suite de crachements de sang répétés. Un an plus tard, la vie reprend le dessus : il épouse Yvonne en août 1934. Le couple aura deux filles : Claude, née à Poitiers en 1937, et Anne-Marie, née à Orléans en 1943, « sous les bombes », comme le rappelle un poème.

Rousselot publie ses deux premiers recueils de poèmes : Poèmes (Les Cahiers de Jeunesse) et Pour ne pas mourir (Les Feuillets de Sagesse) :

 

Tes regards ont beau faire, ils doivent s’écarter,
descendre jusqu'à l’épave qui les tenait cachés,
celle qui resplendit dans chaque maille de mon silence.
 

Suivront : Emploi du temps (La Hune, 1935), Journal (Debresse, 1937) et Le goût du pain (La Hune, 1937) :

 

Errant, parlant,
Je sais à quelles fibres
Commencent la faim le désert.
Mon silence est plein de pierres
Où tu te chauffes les mains. 

 

Jean Rousselot passe avec succès, en 1936, un concours pour être commissaire de police (comme Lucien Becker et Paul Chaulot). Il est nommé à Rosendaël près de Dunkerque, puis muté à Vendôme en 1938. Il n’est pas mobilisé en 1939, mais « affecté spécial ». Nommé commissaire de police dans une ville bientôt occupée par les Allemands, il conjugue avec courage, durant toute cette sinistre période, poésie de combat et résistance :

 

De lourdes fleurs de chair couronnent les murailles
Comme les étendards atroces de l’été.
Entre les chevaux morts, les canons démâtés,
L’habitude en lambeaux cherche son attirail...

 

Ces vers extraits du poème « Juin », publié en 1943 dans Les Cahiers du Sud, seront repris dans le recueil, Le Sang du ciel. Ce poème est considéré comme l’un des plus forts de cette période trouble et maudite. Le poète entre en contact avec la Résistance et se sert de sa fonction pour cacher des prisonniers évadés, tout en préservant de son mieux les Juifs. 

En 1942, Jean Rousselot est nommé à Orléans. Il y poursuit son action de poète-résistant : poèmes, tracts, faux papiers… Il sauve son beau-frère, puis, en 1943, le poète Monny de Boully et sa femme Paulette (la mère de Claude Lanzmann), arrêtés par la Gestapo.  En février 1943, Jean Rousselot s’engage dans les rangs de la France Libre et devient le Capitaine Jean, au sein du réseau Asturies. Entretemps, le poète s’était lié d’amitié avec Éluard et avait rencontré Max Jacob en 1942, à Saint-Benoît-sur-Loire. Rousselot correspondait avec le poète du Laboratoire central, depuis un an. Une forte amitié s’instaura d’emblée. Le 24 février 1944, Max Jacob « reçoit cette visite tant de fois redoutée et toujours remise, des hommes aux manteaux de pluie dont la serviette d’écolier ne contient que le nerf de bœuf et les chaînes dont ils ont fait leurs attributs »: ils viennent l’arrêter. Le 13 mars, éclate l’atroce vérité : « Max est mort, huit jours plus tôt… Mais comment « réaliser » cette mort, cet effacement, cette perte ? Nous cherchions en vain des mots, des images, et ne rencontrions que notre douleur brutale et nue… » Max Jacob  est l’un de ces deux grands poètes, qui l’ont fortement marqué et influencé, ainsi que ses amis de l’École de Rochefort, fondée par Jean Bouhier en 1941. Il y a donc Max Jacob : l’éveilleur extraordinaire de Saint-Benoît, l’aîné considérable ; et Pierre Reverdy : le sommet. Deux lumières brillent sur la Loire : « Une lumière douce et un peu aigre qui était celle de Max Jacob, et une lumière dure, dramatique, qui était celle de Reverdy. » Jacob et Reverdy ; deux phares dans la nuit, sur lesquels Rousselot laissera deux essais pénétrants : Pierre Reverdy (en collaboration avec Michel Manoll, éd. Seghers, 1951), et le bouleversant Max Jacob, l’homme qui faisait penser à Dieu (Laffont, 1946 ; réédité chez Subervie en 1958 et à La Bartavelle éditeur en 1994).  

Mais, la grande aventure pour Rousselot, se joue alors du côté de Rochefort-sur-Loire, dès juin 1940, où cette « école buissonnière », comme la surnomme René Guy Cadou, son poète-archange, qui est fondée en 1941, contribue parmi d’autres revues ou groupes, à la survie d’une poésie libre et sans complaisance envers Vichy et l’occupant. Rousselot est du groupe dès le début, aux côtés de René Guy Cadou et de Jean Bouhier, auxquels viendront se joindre Michel Manoll, Marcel Béalu, Luc Bérimont, Roger Toulouse et bien d’autres. Ces poètes, provinciaux pour la plupart, se réclament aussi bien de Milosz, d’Apollinaire ou de Rilke, que de Jacob ou de Reverdy. Proposant une plate-forme d’envol pour les poètes et la poésie, Rochefort n’a pas de doctrine. La diversité de ses membres est sa richesse. Tous ont en commun, l’horreur de la tour d’ivoire, le mépris du parisianisme, la fraternité avec les éléments et, bien sûr, le refus du fascisme. Cadou, mort d’un cancer à trente-et-un ans en 1951, en fut l’âme précieuse et incontournable, fédérant à lui seul les valeurs du groupe, avec son lyrisme simple mais fort, émerveillé bien que solitaire et tourmenté. Rousselot ne ménagera jamais ses efforts pour faire accéder l’œuvre de Cadou à la reconnaissance.

Durant cette période, le poète publie : L’Homme est au milieu du monde (Fontaine, 1940), Instances (Cahier de l’École de Rochefort, 1941), Le Poète restitué (Le Pain Blanc, 1941), Refaire la nuit (Les Cahiers de l’École de Rochefort, 1943), Arguments (Laffont, 1944), Le Sang du ciel (Seghers, 1944) :

 

La nuit plus longue que l’espoir
La nuit plus longue qu’un baiser
La nuit morcelle le sommeil
En jours entiers qu’il faut tuer
Qu’on tue avec des mains d’étoupe
Et des couteaux mal aiguisés
Des jours qui sont à tout le monde. 
 

En août 1944, Rousselot participe aux combats pour la libération d’Orléans et est nommé commissaire central par la Résistance, soit, la responsabilité de cinq départements de la région. À la Libération, il est nommé à Paris en qualité de chef de cabinet du Directeur-adjoint de la Sûreté nationale. Il adhère au Comité national des écrivains. Rousselot est reconnu par ses pairs, ce qui ne se démentira jamais, comme l’une des voix marquantes de son temps et porteuse d’avenir.

René Lacôte pourra écrire : « Rousselot est un des esprits les plus représentatifs de sa génération. Cette langue nue qui veut avant tout demeurer intelligible, prend un accent tragique propre à attirer l’attention autant sur le drame intérieur du poète que sur sa méthode d’écriture. »

Joë Bousquet, le poète de La Connaissance du soir, ajoute : « Il est l’un des seuls qui « tiennent » devant cette stupeur que j’entrevois pour le jour où les hommes s’éveilleront de l’hypnose intellectuelle et franchiront la partialité glaciale où, désormais et depuis longtemps, toute pensée s’étale. Rousselot sait saisir l’acte dans la pensée qu’il exprime : il sait réduire la phrase à cette densité simple qui fait d’elle un élément de composition ; aussi ce qu’il écrit respire et in peut le concevoir sans ruiner son innocence. » 

En 1946, le poète prend une décision importante. Tout auréolé de son action de poète et de résistant (on lui décerne la médaille des Forces Françaises Libres, le titre de Chevalier de la Légion d’Honneur et celui d’Officier de l’Ordre National du Mérite ; il sera, plus tard, nommé Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres), une voie royale lui est offerte et promise… qu’il refuse. Il démissionne de la Sûreté nationale et décide de vivre de sa plume.  Jean Rousselot devient un poète globe-trotter, un infatigable défenseur de la poésie, des poètes, de la liberté, et l’un des plus grands critiques de sa génération. Il collabore à de nombreuses revues et journaux : Gavroche, Les Lettres Françaises, Caliban, L’Écho d’Oran (journal dans lequel il tient plusieurs chroniques, notamment sur la peinture, le théâtre, usant de pseudonymes, tel celui de Jean-Louis Audin), Les Nouvelles Littéraires, où il tiendra une fameuse rubrique de poésie pendant seize ans. Longtemps, Jean Rousselot collabore à un grand nombre de revues et de journaux, pour lesquels il écrit des articles. Parmi eux, on peut citer encore, La Nouvelle revue française, Le Temps des Hommes, Poésie présente, etc. Pour certains quotidiens et magazines (L’Aurore ou Le Parisien Libéré), il compose une trentaine de contes qui paraissent pour la première fois dans les années 50.

De 1946 à 1973, Jean Rousselot publie trente plaquettes ou volumes de poèmes, de La Mansarde (Jeanne Saintier, 1946), à Du même au même (Rougerie, 1973), en passant par, Il n’y a pas d’exil (Seghers, 1954), Agrégation du temps (Seghers, 1957), Maille à partir (Seghers, 1961) ou Hors d’Eau (Chambelland, 1968), alors qu’en 1974, paraît le chef-d’œuvre (qui reprend le titre d’un recueil qui a paru en 1950, chez Rougerie) : Les Moyens d’existence,  Œuvre poétique 1934-1974 (Seghers) : C’était l’aurore et nous allions manger le pain - Qu’on fait la nuit comme l’amour et les poèmes. Sur la quatrième de couverture, Georges Mounin écrit notamment : « Cet homme ne s’est jamais endormi sur l’oreiller la littérature. Plus le succès se confirmait, plus l’inquiétude grandissait. C’était une inquiétude exacte, sans absolument rien de pathologique. »

Rousselot donne également une vingtaine de pièces pour la radio, comme il traduit ou adapte de nombreux poètes, du hongrois au français (Gyula Illyès, Ferenc Szenta, Attila Jozsef, Imre Madach, Sándor Petőfi) ; de l’anglais au français (Shakespeare, Blake, Edgar Poe...), pour les besoins d’un livre ou d’une anthologie (consulter : Anthologie de la poésie hongroise (réalisé par son grand ami Ladislas Gara), Anthologie de la poésie roumaine, Anthologie de la poésie polonaise, Anthologie de la poésie portugaise, Anthologie de la poésie macédonienne ou l'Anthologie de la poésie slovaque, aux éditions du Seuil et chez divers éditeurs).

Une vingtaine d’essais de haute-voltige, sur : Max Jacob, Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Paul Verlaine, Tristan Corbière, Pierre Reverdy, Edgar Allan Poe, Blaise Cendrars, Maurice Fombeure, Attila Jozsef, Orlando Pelayo, William Blake, Jean Cassou, Agrippa d’Aubigné, Victor Hugo, Albert Ayguesparse…

Six recueils de contes et nouvelles, de Les Ballons (Feuillets de l’Ilot, 1938) à Désespérantes Hespérides (Amiot-Lenganey, 1993) ; huit ouvrages d’histoire, ou vies romancées, sur Diane de Poitiers, Chopin, La Fayette, Liszt, Gengis Khan, Wagner, Berlioz et Victor Hugo.

Onze romans, de La Proie et l’ombre (Laffont, 1945), à Pension de famille (Belfond, 1983), en passant par Si tu veux voir les étoiles (Julliard, 1948), Une fleur de sang (Albin Michel, 1955), ou Un train en cache un autre (Albin Michel, 1964).

Dès les années 60, les œuvres de Rousselot sont présentes dans la majorité des anthologies poétiques contemporaines, et sont traduites dans de nombreuses langues. Plusieurs revues lui consacrent des numéros spéciaux, comme Le Pont de l’Épée, dont le numéro double (n°43/43, 1970) - comprenant également un recueil inédit de Jean, Des droits sur la Colchide -, coordonné par Jean Breton et Guy Chambelland, l’un des meilleurs de la série, fait toujours référence et de loin. Outre, ce numéro exceptionnel du Pont de l’Épée ; de nombreux mémoires de maîtrise en France et en Italie, et des ouvrages sont consacrés à Jean Rousselot, notamment le Jean Rousselot d’André Marissel (Seghers, 1960). Signalons aussi le volume des actes du « colloque Jean Rousselot / Roger Toulouse » (Presses Universitaires d’Angers, en 1998).

Citoyen du monde, fidèle à ses engagements et à ses origines, Rousselot se querelle en 1956 avec Aragon et le Comité national des écrivains : il dénonce l’imposture, les crimes staliniens, et manifeste publiquement sa solidarité avec les insurgés de Budapest où il séjournait, avec son ami le grand poète hongrois Gyula Illyés, quelques jours avant l’éclatement de l’insurrection, le 23 octobre 1956.

Un an auparavant, en 1955, en partie grâce à l’argent du Prix Cino del Duca, qu’il reçut pour son œuvre romanesque, Rousselot put faire construire une modeste maison (mais qui était sienne) à l’Étang-la-Ville (Yvelines). Parallèlement, il continue à mener de front son travail de poète, d’écrivain, de critique, et d’homme engagé, non au sein d’un parti quelconque, mais dans la vie des hommes, ses semblables. Ce qui ne l’empêche pas, élu Président du Syndicat des écrivains en 1958, d’épouser la révolte de Mai 68 et de se rapprocher du Parti socialiste unifié de Michel Rocard. C’est sur la liste du PSU, qu’il se présente, en vain, aux élections municipales de 1971, à l’Étang-la-Ville. Mais Jean Rousselot est avant tout poète. Il ne sera jamais un homme de parti, car il connaît trop bien les risques encourus, tant pour l’individu que pour l’œuvre, par une position sans nuances. Il devient Président de la Société des gens de lettres, en 1971. La création d’un régime de sécurité sociale pour les auteurs lui doit beaucoup.

En 1975, Jean Rousselot participe à la refondation de l’Académie Mallarmé (dissoute en 1951), avec Denys-Paul Bouloc, Michel Manoll, Marcel Béalu, Edmond Humeau et Guillevic, qui en devient le premier Président. L’Académie Mallarmé est à ses yeux, une défense et illustration de la poésie, un rassemblement de poètes, certes, mais il y a aussi le fait que la mémoire et l’œuvre du poète du coup de dé, l'interpellent de plus en plus.

Quatorze recueils vont venir à la suite de l’anthologie de poèmes, Les Moyens d’existence (œuvre charnière), dont, Les Mystères d’Eleusis (Belfond, 1979), Où puisse encore tomber la pluie (Belfond, 1982), Pour ne pas oublier d’être (Belfond, 1990), Conjugaisons conjurations (Sud-Poésie, 1990), Le Spectacle continue (La Bartavelle, 1992), Un Clapotis de Solfatare (Rougerie, 1994) ou Sur Parole (La Bartavelle, 1995) :

 

Au risque de se prendre les pieds
Dans les siècles qui s’effilochent
On a du s’arracher à l’étreinte suppliante
Du seul néflier survivant
Pour voler au secours d’imprudents soleils
Coincés dans les congères du souvenir
On est pourtant traité comme
Le dernier Abencérage.

 

Un important choix de poèmes de Jean Rousselot, paraît chez Rougerie en 1997, sous le titre, Poèmes choisis 1975-1996, nous donnant un choix représentatif d’une œuvre poétique qui, traversant son temps, en demeure également l’œil authentique. Des proses de Au Propre, aux poèmes inédits de 1996, en passant par Les Mystères d’Eleusis, ou par Pour ne pas oublier d’être, Rousselot poursuit son œuvre sans jamais déroger aux idées et aux valeurs de sa jeunesse. N’a-t-il pas écrit (in Des Pierres, 1979) : Écrire est une fonction – Ni plus ni moins noble – Que poncer, découper, empiler – Porter à boire aux moissonneurs. Ainsi se trouve mise en évidence la nécessité de rester homme parmi les hommes, d’être un travailleur parmi les travailleurs. Rousselot, comme le souligne Jean Bouhier, ne sait pas mentir, il se dépouille, il se livre, passe aux aveux, fait le don de soi au sens le plus fraternel du mot, il se « restitue » quitte à confier qu’il lui faut « un poème pour ensemencer l’amour ».

Ainsi, le premier versant de cette œuvre « balisé » par l’anthologie Les Moyens d’existence, chante l’homme dans sa vérité la plus nue et la plus honnête qui soit, son espoir, son désarroi. Le second versant que symbolisent Poèmes choisis, sans renoncer aux valeurs profondes et au lyrisme du poète, s’oriente encore davantage vers une perpétuelle et incessante recherche sur le langage, la nature de l’opération métaphorique, qui est à la base de toute écriture. L’amour du langage est très sensible au sein de cette œuvre, qui aura utilisé sans aucun préjugé, pratiquement toutes les formes du vers, de la strophe et du poème : poème en prose, vers libre, hexasyllabes, heptasyllabes, octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, marquant une fidélité indélébile aux origines ouvrières, à la terre, aux amis, à l’homme du quotidien, l’homme tout court, sur lequel le poète aura tant misé avec enthousiasme, malgré de nombreuses déceptions :

 

L’homme est derrière son regard
Comme derrière une vitrine
Lavée à grande eau par le jour.

 

Définissant son art poétique, Rousselot écrit: « Le poème est une prise de conscience des pouvoirs du poète sur le temps, qu’il arrête, les sentiments qu’il rend à leur nature sublime, sur le réel, qu’il perce, transmue, déplace, pour en montrer l’essence et la pérennité. » L’homme, comme le poète, est fait de paroles, de mouvements et d’engagements dans son temps, mais avec exigence : « Me paraît bon (en poésie) ce qui m’apporte une vision neuve du monde, ce qui « force » la mienne ou m’aide à la préciser. Encore faut-il qu’il y ait sûreté, beauté, sinon nouveauté d’expression. Tout ce qui est « fabriqué » me hérisse, même si c’est joli. Pas de bibelots chez moi. » Il ne fuit pas l’être, il ne cherche pas à le grandir, mais l’assume pleinement tel quel, avec ses limites, ses erreurs, ses rêves et ses espoirs : J’ai vu des hommes par milliers comme des plantes. - Mais libres de mourir ou d’imposer au ciel - La fédération immense de leurs sèves.

Notre cher ami nous quitta dans sa quatre-vingt onzième année, le dimanche 23 mai 2004, dans la soirée. Il fut enterré le vendredi 28 mai au matin, au cimetière du Pecq. Nous venions d’enterrer soixante-dix ans de poésie française; un homme d’action, qui a durablement marqué les personnes qui l’ont approché. Malade et fatigué, Jean nous a quittés, usé par une vie dont il n’ignora pas le grincement des gonds au fond de la cour froide, ni l’acier, le cuivre et les marteaux, qui sont au-dedans de l’homme.

Avec plus de cent trente volumes (son œuvre s’étend sur près de soixante-dix ans), soit, pour être précis : soixante-dix-huit livres et plaquettes de poèmes, onze romans, cinq livres de contes et nouvelles, quinze biographies, vingt-sept essais, treize livres traduits et/ou adaptés de l’étranger et vingt pièces radiophoniques; l’œuvre de Jean Rousselot est monumentale ; l’une des plus importantes de notre temps, tant par sa qualité que par sa diversité ; elle est « imagée, rude, virile, parsemée de mots du jour et de formules familières comme pour ne pas trahir un vécu difficile et combattif », comme l'a écrit Jean Breton.  

Rappelons enfin que du 18 septembre au 18 octobre 2013, la Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, rend hommage à Jean Rousselot - qui aurait eu cent ans le 27 octobre 2013 -, à travers une exposition, qui permet de (re)découvrir le parcours singulier et l’écriture forte d’un poète qui n’a pas seulement été le témoin, mais surtout l’un des acteurs de son temps, ce dont rendent compte et sa vie et son œuvre, à travers une foi inébranlable en l’homme envers et contre tout. Rappelons qu’yvelinois d’adoption, le poitevin Jean Rousselot vivait depuis 1955 à l’Étang-la-Ville, un petit village en bordure de la forêt de Marly ; rappelons également, qu’il avait inauguré le 14 février 2002, à Guyancourt (à quinze kilomètres de chez lui), cette Maison de la poésie, ainsi que, située juste à côté, la médiathèque qui porte son nom. Jean Rousselot, comme l’a écrit Georges Mounin, « on ne se demande même pas si c’est un grand poète. Mais c’est un poète, et c’est quelqu’un. »

A l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Rousselot, paraît au 4e trimestre 2013 : Christophe DAUPHIN : Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être, éditions Rafael de Surtis.

Sur Jean Rousselot, ce texte signé Paul Vermeulen :

http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/notes-pour-une-po%C3%A9sie-des-profondeurs-8/paul-vermeulen




Regards sur les poésies contemporaines d’Afrique noire (2)

           

Jacques Fame Ndongo, poète des lumières de l’Afritude

                                                         

par Raymond Mbassi Atéba et Martin Paul  Ango Medjo

 

 

 Fiat lux ! Que la lumière[1] soit. Lumière, de son ancêtre latin lux, est l’unité d’éclairage qui exprime la sensation qu’on éprouve devant une surface éclairée par une source lumineuse. Jacques Fame Ndongo s’est interrogé sur ce qu’est la lumière et son rôle dans la crypto-communication. L’auteur d’Espace de lumière (2000) explique :

« Qu’une infinité de lumières existe. Mais nous ne pouvons appréhender, grâce à nos sens, que ce que l’on appelle, prosaïquement, la « lumière visible » longueur d’onde comprise entre 0,4 et 0,8 micromètre : (10-6m) 145. Ne soyons donc pas surpris d’apprendre qu’il y a des lumières que nous ne voyons pas. Tout est question de fréquence et de longueur d’onde, c’est-à-dire de vibrations, tant au niveau de la matière (corps dense) que de l’immatériel (corps luminescent). Le merveilleux temps des phonons et des photons »,

 

          L’esthétique romanesque de Mongo Beti (1985), Le Prince et le Scribe (1985), Paul Biya ou l’incarnation de la rigueur(1985), Nnanga kon (1988), La communication par les signaux en milieu rural. Le cas du Cameroun (1991), Un regard africain sur la communication. À la découverte de la géométrie circulaire(1996), Espaces de lumière (2000), Le Temps des titans (2002), Médias et enjeux des pouvoirs. Essai sur le vouloir-faire, le savoir-faire et le pouvoir-faire(2006), Le Merveilleux champ des phonons et des photons (2007), Ils ont mangé mon fils (2007), L’A-fric (2008). Chef traditionnel, homme politique, écrivain, essayiste, poète, journaliste, crypto-communicologue, sémioticien, enseignant, chercheur, Chef de département, Directeur, Recteur, Ministre. Autant de destinations que le souffle de l’âme de Jacques Fame Ndongo emprunte pour s’incruster dans les cœurs et les souvenirs. Pour tenter de restituer, très brièvement, l’étymon au sens de source vivifiante de cette lumière qui jaillit de la galaxie tracé par  la plume flamboyante de cet esprit hors pair, il importe de préciser d’emblé que l’heureux attrait de l’éclatante figure de la poésie de Jacques Fame Ndongo s’incarne justement  dans l’un de ses personnages majeurs, Jean et au sujet duquel Andréas affirme : Jean sera la lumière de notre village ![2]

Espaces de lumière apparaît donc comme cette intelligence, comme cette lanterne émise par l’âme rayonnante d’un artiste[3]. Car, comme l’explique Patrick Drout, il existe sept étapes de la conscience humaine. Le niveau 7, les niveaux de conscience14, 21, 28, 35, 42,49. Le niveau de conscience 42,  écrit-il, est le plan cosmique: lumières qui brillent, niveau de fréquences intelligentes, lumière de la création. Champ de l’énergie relativiste. (Le merveilleux temps des phonons et des photons, p.168.)

 Dans sa poésie, Jacques Fame Ndongo fait valoir une force vitale, une énergie transmise et qui fait vibrer des ondes lumineuses selon une fréquence susceptible d’être captée par tous. Il précise :

Il s’agit de corps luminescents(ou « corps de lumière » selon la terminologie du physicien français Patrick Drout) constitués de photons (plus petites particules de lumière chargées d’énergie mais ayant une masse au repos nulle), et pouvant capter des phonons (quantum d’énergie acoustique analogue pour les ondes électromagnétique) émis selon une fréquence précise.[4]

 

                En parcourant les chemins de son inspiration, Jacques Fame Ndongo inscrit, avec soins, la poésie francophone moderne dans l’esprit des lecteurs.   Entouré d’un halo de magie où les vers évoluent comme dans des lieux secrets en pleine forêt dense, son vers sent le souffle de l’Afrique avec ses héros, ses histoires, ses  croyances et ses traditions.

             Dans ses poèmes, Jacques Fame Ndongo s’emploie à mobiliser minutieusement des histoires qui illuminent un monde qu’il connaît bien, lui jusqu’à qui les muses font grâce de descendre leur verbe. Le lecteur y retrouve de nombreuses allusions, tellement le poète est proche d’un historien au sens justement de histôr, témoin, celui qui sait parce qu’il a vu ou vécu. Ce qu’on ne peut nier, c’est que l’auteur de Le merveilleux champs des phonons et des Photons donne le témoignage d’un aède affilié à la magie de la crypto-communication dont il a une maîtrise parfaite. Sa poésie se tresse sur de nombreux thèmes qui estampillent sa plume d’un style original où coule une parole si immaculée et si saine et où on y découvre le charme d’un grand génie au sens de genius, être aguerri d’une aptitude extraordinaire à créer des choses d’une qualité exceptionnelle.

         Dans la mobilité de son imaginaire, Jacques Fame Ndongo incarne la voix envoûtante de l’enchanteur des lettres et de la danse des mots dont l’action souvent invisible séduit. C’est bien ce qui fait dans son lyrisme ce que Cicéron appelait uenustas, la séduction. Une poésie  d’une architecture riche, d’un travail poétique bien orchestré et qui apparaît finalement comme un édifice monumental digne d’un grand ouvrier d’expression poétique. Comme l’aède  homérique qui n’écrit pas et ne pense pas fabriquer non plus, Jacques Fame Ndongo a reçu la parole des Muses de la forêt qui lui ont insufflé le chant poétique africain.

           Sur les pentes de l’hélicon, les déesses semblent s’adresser au poète, à l’auteur de Le temps des Titans (autre recueil de poèmes publié par les Presses Universitaires de Yaoundé en 2002), pour faire de lui l’un de leur porte parole. Rencontrant les Muses de nuit, comme Hésiode, il ne reçoit pas le sceptre de laurier comme lui, mais une plume, emblème de sa vocation diurne. Dans Espaces de lumière Jacques Fame Ndongo réussit ainsi à faire triompher avec une telle souveraineté, le pouvoir magique de l’écriture. C’est la marque distinctive de sa subjectivité et le signe conscient d’une exhibition séductrice, d’une coquetterie au sens d’ornatus, une écriture qui se voit comme emblème de poésie où l’esthétique est intimement gouvernée par l’éthique. Espaces de lumière, sous ses aspects dynamiques, annonce l’expression artistique d’aujourd’hui et de demain. Expression par laquelle l’humanité échappe à l’obscurantisme.

 

 


[1]  op.cit., p.144.

 

 

[4] Jacques Fame Ndongo, Le merveilleux temps des phonons et des photons, Essais sur les fondements scientifiques de  la communication africaine, op.cit., p.79.