« L’étincelle et la plume »

Lorsqu’il se choisit un nouveau nom -César Moro- au hasard d’une lecture de Ramón Gómez de la Serna en 1923, Alfredo Quíspez Asín n’aurait pu se douter qu’il se révélerait être parfaitement à l’image de sa poésie alors en germe. On y entend tout à la fois l’« art » et les « mots », les deux moyens d’expression du poète ; la « mort » et l’« amor », deux thématiques omniprésentes dans son œuvre ; mais aussi une identité oxymorique, celle d’un « (Empereur) César maure », expression qui résume à elle seule le paradoxe de la réception de l’œuvre de César Moro : par sa condition de peintre et poète surréaliste, homosexuel et bilingue d’adoption, celui-ci a longtemps occupé une place marginale au regard de l’histoire littéraire latino-américaine ; pourtant, s’il est encore trop peu publié, l’importance de son œuvre est largement reconnue parmi les poètes latino-américains, et le centenaire de sa naissance, célébré en 2003, a suscité un regain d’intérêt certain pour ce poète singulier.

D’abord connu à Lima, sa ville natale, comme peintre et dessinateur, c’est pour exposer ses œuvres qu’il part vivre à Paris en 1925. Rapidement, il y fait la connaissance du groupe surréaliste, avec lequel il se lie d’amitié et qui l’initie au surréalisme. Cette rencontre le marque profondément : dès lors, non seulement César Moro devient poète à part entière, mais il adopte, en même temps que le médium artistique de prédilection des surréalistes, leur langue d’expression et d’écriture ; le peintre péruvien devient poète en français. Ses poèmes parisiens seront publiés à titre posthume dans Ces Poèmes… et Couleur de bas-rêves tête de nègre. Mais le plus étonnant est que, à quelques exceptions près, César Moro continuera jusqu’à sa mort à écrire tous ses poèmes en français. A côté de cette constante d’écriture, l’évolution du surréalisme du poète est clairement perceptible et permet de distinguer différentes étapes dans la création d’une œuvre de plus en plus originale.

Les premiers poèmes moréens en français font honneur au surréalisme en en adoptant certains traits d’écriture comme l’humour noir, l’anticléricalisme ou le coq-à-l’âne, et en rendant hommage à ses amis poètes, à l’instar de cet « Hommage à André Breton » :

 

[…]

La prière des punaises
Et encore les aumôniers à tête blafarde
De compteurs et de caisse d’épargne
Les vertus domestiques l’économie
Le bon sens la mesure l’usure des vêtements
Nos vêtements du dimanche dévorés par les mites
Prenons-en à notre aise je veux bien encore de cela
Celui-là me plaît moins
Le joli pays la grasse campagne et les grasses matinées
Soyons polis nom de Dieu le rôti brûle
La tragédie du gigot trop cuit le Louvre

[…][1]

 

L’adoption du surréalisme et l’hommage poétique au pair passent ici par l’imitation ou, tout au moins, l’emprunt à ce qui a pu constituer l’esprit révolutionnaire et iconoclaste des débuts du mouvement. A l’irrévérence à l’égard de la religion s’ajoute le détournement humoristique d’expressions figées et de lieux communs, visant à transgresser l’ordre établi et à déjouer la banalité du langage quotidien : la « rase campagne », par sa proximité avec la « grasse matinée », devient la « grasse campagne » ; au vers suivant, ce n’est plus le torchon qui brûle mais le « rôti ». L’humour provient alors du contraste saisissant et hyperbolique entre la force dramatique du mot « tragédie » et le caractère anodin du « gigot trop cuit ». La provocation surréaliste vise ici tout autant les conventions poétiques que les fondements de la société de l’époque : la religion,  les préoccupations matérialistes et « petites bourgeoises », le goût de la morale et de l’ordre : « Les vertus domestiques l’économie / Le bon sens la mesure l’usure des vêtements ». La critique de l’ordre social s’étend au langage quotidien lui-même, également porteur de limitations ; ainsi le poème se rapproche-t-il par moments du poème-conversation d’Apollinaire ou du collage verbal, dans des vers qui font penser à des bribes décousues d’une conversation banale : « Prenons-en à notre aise je veux bien encore de cela / Celui-là me plaît moins ». L’hommage au poète admiré se fait alors manifeste en faveur de la liberté et de la valeur transgressive de l’écriture poétique.

La production artistique et poétique de César Moro, parfois incluse dans les publications du groupe surréaliste[2], se doublera, à son retour en Amérique Latine, d’un travail de diffusion des œuvres du mouvement. A Lima d’abord, où il organise, en mai 1935, la première exposition internationale du surréalisme sur le continent américain ; à Mexico ensuite, où il coordonne, aux côtés de Wolfgang Paalen et d’André Breton, l’importante exposition internationale du surréalisme de janvier-février 1940. A cela s’ajoutent les nombreuses traductions de poèmes surréalistes (Breton, Eluard, Péret, Picasso, Dalí, etc.) et les articles critiques qu’il publie dans plusieurs revues liméniennes et mexicaines entre 1938 et 1949.

Ces années correspondent au séjour que César Moro effectue à Mexico (1938-1948), dix années marquées par l’intense passion amoureuse que fait naître en lui un jeune homme sur le point d’entrer au collège militaire de Tacuba, un quartier de la capitale mexicaine. Antonio lui inspire la majeure partie des poèmes de La tortuga ecuestre (1938-1939)[3], le seul recueil moréen en espagnol, ainsi que ses Cartas ; comme si l’amour passionnel ne pouvait se dire que dans la langue maternelle, dans un flot d’images surréalistes où baignent le je poétique et son amant, entourés par une faune et une flore aquatiques proliférant dans le verset :

 

Sobre altas mareas tu frente y más lejos tu frente y la luna es tu frente y un barco sobre el mar y las adorables tortugas como soles poblando el mar y las algas nómadas y las que fijas soportan el oleaje y el galope de nubes persecutorias el ruido de las conchas las lágrimas eternas de los cocodrilos el paso de las ballenas la creciente del Nilo el polvo faraónico la acumulación de datos para calcular la velocidad del crecimiento de las uñas en los tigres jóvenes la preñez de la hembra del tigre el retozo de albor de los aligatores el veneno en copa de plata las pri­meras huellas humanas sobre el mundo tu rostro tu rostro tu rostro[4]

 

Les mots s’accumulent et disent eux-mêmes le mouvement et l’expansion (« poblando », « nómadas », « oleaje », « paso », « creciente », « acumulación », « crecimiento »), encadrés par la triple répétition du visage de l’amant obsédant (« tu frente », « tu rostro »), faisant du verset la forme idoine à l’expression du trop-plein du désir.

Dans le reste de sa production poétique mexicaine (Le château de grisou, Lettre d’amour, Pierre des soleils), le français s’impose de nouveau, en même temps que l’écriture s’apaise. Y compris lorsque le poème dit la passion, les vers sont mesurés, voire dépouillés ; le feu du désir a laissé place à l’absence de l’amant qui se concrétise sous la forme de l’étoile, elle aussi proliférante, qui envahit les nuits et les jours du sujet lyrique :

 

           Un divin visage dur
           Est fixé à hauteur invariable
           Dans le tonnerre ou dans la pluie
           L’étoile arborescente
           Les vêtements changeants du temps
           Soumis à l’avenir de l’amour[5]

 

Plutôt que d’exploser dans une accumulation d’images paroxystiques, le sentiment amoureux se retrouve comme condensé dans des images qui, comme la métaphore du « château de grisou » dans le recueil éponyme, disent l’imminence de l’explosion provoquée par la rencontre érotique ou, au contraire, le calme que laisse derrière lui l’ouragan :

 

Il ne faudrait qu’un souffle
Pour que l’incendie reprenne
Et que le beau cataclysme soit
La charmante étendue
Où seule se joue en dépit de tout
Ta présence essentielle [6]

 

Dans ce contexte de manque et d’absence, le retour du poète à Lima en 1948 signifie l’adieu définitif à l’amant divinisé (« Antonio es Dios… »[7]). Cette distance se matérialise dans l’écriture moréenne à partir d’Amour à mort (1949-1950). Comme l’indique d’emblée le titre du recueil, l’amour infini, destiné à durer « jusqu’à la mort », est désormais inséparable de l’angoisse du sujet poétique qui se perçoit vieillissant. L’amour est intrinsèquement et étroitement lié à la mort, elle-même conséquence de la perte et du passage du temps, comme dans l’épigraphe qui ouvre l’œuvre et fait fusionner l’amour et le verbe « mourir » :

 

A mourir debout
Il est dit qu’on gagne
Ce coin d’herbes folles
Où commence la solitude[8]

 

Dans le titre, déjà, l’amor était audible dans l’« à mort », comme pour suggérer à la fois l’équivalence d’Eros et de Thanatos et l’excès de cet amour dupliqué et omniprésent, partout sous-jacent.

De la même façon que le je semble se replier sur lui-même dans son sentiment de solitude, le poème met de plus en plus à distance son lecteur potentiel par l’aspect souvent cryptique de son écriture. Pourtant, il est toujours question de désir, mais d’un désir désormais démultiplié, cristallisé dans différentes figures masculines admirées sur la plage :

 

               Le jeu prédestiné
 

Dioscures au rivage
Âgés d’ailes curieux du flot
Le rire dessalé
Si libre humecte le bec
Ce bel oiseau ce pélican de rêve
Au ciel de brume
Pur bleu plus que l’air
Entre les conques
Pour ces pianos
Couverts d’écume
De doigts furtifs
Partant de l’œil aux arpèges lents
De fil qui se balance
Au gré de la mer aux poissons frits
 

Ô ciel de terre ô mer agile
Encerclée de corps
Ô légitime soif pavée de courbes
Timide si la peau qui brille
Perle en toute délectation
Sous la fumée vibratoire de la chaleur des étoiles
Invisibles[9]

 

Dans la seconde section d’Amour à mort intitulée « Dioscuromachie », la figure récurrente des dioscures sert à désigner les objets du regard et du désir du je poétique : deux jeunes joueurs de ballon « inaccessibles » sur la plage d’Agua Dulce, à Lima.[10] Comme Antonio dans La tortuga ecuestre ou les Cartas, les hommes désirés sont divinisés, les dioscures n’étant autres que Castor et Pollux, les demi-dieux jumeaux nés de l’union de Zeus et de Léda.

De fait, ces êtres apparaissent comme de purs corps-objets du désir et de la pulsion scopique du sujet, qui n’aboutit pas à l’échange amoureux mais sollicite et fait se mêler les cinq sens dans des images synesthésiques : « l’œil aux arpèges lents », « soif pavée de courbes ». La sensualité est à son comble dans la vision de ces corps humides et brillants qui invitent au contact : « ces pianos / Couverts d’écume / De doigts furtifs », « Timide si la peau qui brille / Perle en toute délectation ». De même que se côtoient les quatre éléments (ciel, terre, mer, étoiles), les cinq sens sont pleinement en éveil.

A cette sensualité du texte poétique contribue également la dimension sonore de l’écriture où le poète se plaît à créer des répétitions et des variations  syllabiques : « rivage / Agés », « « humecte le bec / Ce bel ». Si l’usage fait des jeux de sonorités est ici très mesuré, leur multiplication est une tentation qui revient à toutes les époques de la création moréenne. Le sens semble alors céder face à la prolifération des jeux sonores, parfois poussés à leur paroxysme ; tantôt, deux poèmes « en miroir » se répondent à tel point que surgissent des vers presque holorimes : « Ni les bornes arrachées couchées dans la mousse »[11] / « À nu les borgnes art haché cou obsédant la moue »[12] ; tantôt, les mots s’enchaînent et s’accumulent par agglutination sonore pour devenir musique, pur plaisir phonique :

 

            L’étoile inutile paravent
           Etiole la houle la fiole hurle
           Agile nu fertile inaugure le vent
           Qu’un paratonnerre file
           Errant sur la lisse
           Qui lie l’île au vent[13]

 

Le poème s’impose à son lecteur comme une douce explosion sonore qui semble faire voler le sens en éclats. Le vers tombe à la renverse ; le lecteur perd tout repère, comme si la mélodie des mots en couvrait la signification. Le poème est alors proche de certaines expérimentations poétiques de son temps, telle la jitanjáfora[14] dans laquelle les mots sont inventés pour leur simple valeur sonore. Reste l’impact. La déflagration. La séduction tant sonore que visuelle.

Cependant, l’absence du sens est un leurre. En réalité, celui-ci déborde des mots qui jouent entre eux et, fidèles au précepte d’André Breton, « font l’amour » ; les liens se nouent et se dénouent, les imbrications se succèdent, les premiers mots engendrent les suivants :

 

Mer hardie souterraine
Mare dissoute en source
Qui saute vers le sang nouveau
De la veille
 

J’ai vieilli à égaler
Le galet au saphir
Le rire aux funèbres
Eventails du palmier couché en joue
 

Si tu pouvais arriver
Mon hardi éperon
L’étincelle et la plume
Chevaucheraient de pair
Dans ma pierre tombale[15]

 

            Ce poème est particulièrement exemplaire de ce principe d’écriture par dérivation : la « mer hardie souterraine » se transforme en « mare dissoute »[16] ; l’adjectif verbal « dissoute » donne lui-même naissance à la « source » et au verbe « saute » ; la « veille » engendre le participe passé « vieilli » ; l’infinitif « égaler » contient en lui le substantif « galet »… L’usage fait des répétitions et des paronomases met ainsi en évidence des liens insoupçonnés entre les mots et suggère un protocole de lecture éclairant pour l’œuvre de César Moro, et plus particulièrement pour les poèmes écrits à partir de la fin des années 1940. Bien souvent, le lecteur attentif peut déceler à l’intérieur des mots, ou dans la suite sonore qu’ils constituent, d’autres mots qui se répètent dans le texte, formant un réseau souterrain de sens, susceptible d’éclairer la lecture. Derrière la prolifération des sons et des images, s’ouvre une troisième dimension : les termes qui se font jour derrière les mots du poème leur confèrent une profondeur nouvelle, d’abord insoupçonnée, évidente ensuite.

Parfois, cette autre dimension, qui implique un niveau de lecture supplémentaire, est explicitée dans le poème. Le titre de la série de sept poèmes à laquelle appartient le texte précédemment cité, par exemple, aide le lecteur à remarquer que chaque poème se construit sur des variations autour des « jours de la semaine » : « L’un dit que l’ion dit », « Mer hardie souterraine », « Amer crédit celui d’user », etc. La dimension ludique de l’écriture et la participation active du récepteur dans le processus de lecture sont deux aspects essentiels de la poésie moréenne ; mais derrière le jeu et le travail du signifiant, se trouvent toujours les mêmes thématiques centrales : l’amour et l’écriture.

Le poème « Mer hardie souterraine… » se construit sur deux axes doubles en tension : la vie et la mort ; la passion amoureuse et celle de l’écriture. Au dynamisme et à la jeunesse du saut, du « sang nouveau », de l’« hardi éperon » comme métaphore de l’amant, s’opposent le vieillissement et la perspective de la mort du sujet qui semble faire le bilan de sa vie. « L’étincelle et la plume », soit la passion et la poésie, toutes deux au centre de cette existence, semblent ne pas toujours pouvoir être conciliées. Derrière la thématique amoureuse, presque omniprésente chez Moro, le lecteur perçoit très clairement la dimension métapoétique de ce poème où le sujet définit la tâche qu’il s’est attribuée en tant que poète, à savoir la transformation d’une pierre simple, brute, en une pierre précieuse, caractérisée par son éclat et sa valeur. On reconnaît là un processus de type alchimique, comparable à celui que décrit Baudelaire dans son projet d’épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal : « Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».[17] Le texte poétique résulte d’une transmutation de la matière première du langage en une matière plus noble, la matière poétique. Les vers moréens illustrent ce processus de transformation par la mise en valeur de l’homonymie existant entre « égaler » et « galet » : la reprise des mêmes sonorités est fondatrice de ce langage nouveau et unifiant. La « quintessence » du poème, chez Moro, réside dans ses noyaux sonores fondateurs qu’il revient au lecteur de savoir « extraire » de l’ensemble.

L’originalité, la valeur et la séduction de l’écriture poétique de César Moro résident en grande partie dans cette combinaison inédite d’un travail ludique du matériau sonore, qui ouvre le texte à des lectures variées, et d’une interdépendance presque constante des thématiques amoureuse et métapoétique, cette dernière se construisant fréquemment par référence, explicite ou implicite, à la tradition (ici, Baudelaire) ou aux contemporains.

Son dernier recueil, publié deux ans avant sa mort, témoigne d’une influence, non plus poétique mais plus largement littéraire, sur son écriture. Dans une sorte de retour au surréalisme des débuts, Trafalgar Square est entièrement construit sur le principe de l’irrationnel et du coq-à-l’âne. Les syntagmes et les vers s’enchaînent, sans qu’il soit parfois possible de percevoir une quelconque cohérence dans cette succession :

 

- Merci du balcon
- Ah Monsieur ! que ne fût-il tombé !
- En effet, Madame, la gloire n’était qu’une traînée de poudre et ces plates-bandes en plus ça fait cinquante-sept[18]

 

Non seulement cette forme dialoguée rappelle les poèmes-conversations d’Apollinaire, mais elle semble surtout aller dans le sens de la remise en question de la communication langagière effectuée par le théâtre de l’absurde dans les années 1950. Les dialogues décousus, l’humour, l’absurde et le monde bourgeois qui caractérisent une pièce comme La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco (1950), sont autant de traits que l’on retrouve dans Trafalgar Square. Le recueil s’apparente à une transposition de l’écriture de l’absurde du domaine théâtral à celui de la poésie ; dans les deux cas, la dénonciation d’un monde et d’un langage dénués de sens passe par la déstructuration du langage de l’œuvre.

Ces poèmes constituent cependant une exception dans le parcours poétique moréen où domine, au contraire, l’enthousiasme à l’égard des possibilités sonores et expressives de la langue française. Jusqu’à la fin, Moro aura chanté la vie et l’amour, de plus en plus étroitement liés à la mort, comme dans ces vers, datés du 19 mars 1955 :

 

Quand il fait tout à fait nuit
 

Puisque les fleurs
me donnent
leur amande secrète leur parfum
et j’ignore la vie et la mort
et tout le premier mot de la vie
et le prix de la vie
et le mot de la vie
La nuit chaude m’aime dirais-je
la vie me choit l’amour
berceur menteur existe
et tout ce noir bercail
n’est qu’un lit de roses
un lis un tigre la lune

[…]

La vie quel festin
-les fleurs la nuit-
auquel nous participons si peu
Le blanc se meurt
Le noir parfume et tout brûle
néant dans le néant[19]

 

De façon significative, ce poème, qui figure parmi les tout derniers et chante la vie, se termine par une double affirmation du néant ; à l’approche de la fin, le poète exprime une perte qui s’étend à toute chose : « le blanc se meurt » et « le noir [part, fume] et tout brûle ».

Poétique du désir amoureux autant que poétique, l’œuvre de César Moro se développe à partir d’un vide, d’un manque fondamental : celui de l’objet désiré, éternellement fuyant. Dès lors, l’écriture tout entière n’aura eu de cesse de poursuivre cet objet de désir, construisant un nouveau lyrisme où le poète s’interroge sur la source même de l’écriture : la poésie de César Moro est celle d’un sujet qui se définit dans le poème par cette double quête, amoureuse et poétique ; pour reprendre la belle expression de Jean-Michel Maulpoix, l’œuvre poétique moréenne est l’« autobiographie d’une soif »[20].

 

 


[1] César MORO, Ces Poèmes… Estos Poemas…, Madrid, Ediciones La Misma, Libros Maina, 1987, p. 56.

[2] Son poème « Renommée de l’amour » est publié dans le n°5 de la revue Le Surréalisme au service de la Révolution en mai 1933 ; un autre texte est inclus dans l’hommage collectif des surréalistes à Violette Nozières, publié la même année à Bruxelles.

[3] La tortuga ecuestre, publiée pour la première fois en 1957, soit un an après la mort du poète, vient d’être rééditée à Lima aux éditions Revuelta (2013).

[4] César MORO, « Oh furor el alba se desprende de tus labios », La tortuga ecuestre, in Obra poética I, Lima, Instituto Nacional de Cultura, 1980, p. 56.

[5] César MORO, « Le palais blessé », Le château de grisou, idem, p. 102.

[6] César MORO, « Pour avoir un visage froid », idem, p. 112.

[7] C’est ainsi que commence un poème qui se présente comme une longue litanie où chaque vers débute par le prénom « Antonio » écrit en majuscules, et se poursuit par une affirmation contribuant à faire de l’amant un être divin et mythifié. César MORO, Cartas, in Obra poética I, idem, p. 73-74.

[8] César MORO, Amour à mort, idem, p. 178.

[9] Idem, p. 198 et 200.

[10] C’est ce que précise André Coyné, compagnon de Moro lors de ses sorties à la plage, dans un texte inédit : « Cronología », in Obra poética completa, Madrid, ALLCA XX, Collection Archivos (épreuves), p. 739.

[11] César MORO, « Coiffer le plat », Amour à mort, op. cit., p. 190.

[12] César MORO, « Fourmilière pavoisée », idem, p. 192.

[13] César MORO, « Etoile libre », Le château de grisou, op. cit., p. 92.

[14] En 1929, Alfonso Reyes a choisi ce terme dans un poème du Cubain Mariano Brull pour désigner des textes composés de néologismes créés pour leur seule dimension phonétique.

[15] César MORO, « Les jours de la semaine », Amour à Mort et autres poèmes, Paris, Orphée / La Différence, 1990, p.

[16] On remarquera que la mar sans « e » est l’équivalent espagnol de la « mer » ; les jeux sonores, chez Moro, se doublent fréquemment d’un jeu de résonances de l’espagnol sous le français.

[17] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, in Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, NRF, La Pléiade, 1975, p. 192.

[18] César MORO, « La bonne orientale », Trafalgar Square, in Obra poética I, op. cit., p. 214 et216.

[19] César MORO, Derniers poèmes, idem, p. 244 et 246.

[20] L’expression est de Jean-Michel Maulpoix et apparaît dans : Éric AUDINET et Dominique RABATÉ (coord.), Poésie & autobiographie, Marseille, cipM/Farrago, 2004, p. 38.

 




DE LA POÉSIE

La poésie est d’abord une défaite. Bien sûr ! Et alors ?

Puisque la poésie dit ce qu’on ne peut dire autrement, et non pas à cause de l’objet indicible, mais faute de mieux à cause de nous-mêmes et de notre langage. Grâce à notre langage et à cause de notre langage. Disons plus précisément, insistons-y, à cause de NOTRE langage ; le mien, de moi qui parle, avec ma vie. Même lorsque je parle d’enthousiasme en présence d’un infini neuf qui s’ouvre à moi, en présence de l’amour magnifique, en présence de l’objet d’un désir jeune et plein d’appétit, c’est de ma limite et de moi-même qu’il s’agit, non de l’objet. Même poétique en soi, l’objet dont je parle n’est poétique que pour moi, par mon langage de défaite devant l’immensité.

Et pourquoi pas ? Ce n’est pas mal ! Cette défaite, même amère, est notre humanité et notre condition. Ce que nous pouvons conquérir de certitude et de solidité n’est pas notre normal : c’est notre conquête et elle nous sera retirée : peut-être, un jour, sûrement. Et encore dire que « sûrement elle nous sera retirée », et pérorer ainsi sur cette certitude, et faire le prêtre et l’oiseau de certitude et faire courber la tête, n’est pas poésie. Et ce n’est pas humanité, et ce n’est pas notre corps, et ce n’est pas notre condition.

Car notre condition est de fragile incertitude, et de dire faute de mieux, et de dire jeu, musique, dansant des mots, rythmes et sons, et transitoire, amusement, et bercement de ce qui manque à l’enfant-corps (son âme : son âme pleine, entière, de certitude, ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’aura jamais).

Mais dire poésie, en ce bas-monde, en ce haut-monde, en ce monde, est dire sur fond de certitude possible : soyons rationalistes ! Où serait la défaite, si la victoire n’était possible ? Ne soyons pas des prêtres de l’indicible définitif ! Seulement voix souffrantes du dicible inaccédé. Sinon, où serait le mouvement, la dynamique, l’aspiration, la revendication, que porte toute poésie ? Postuler le dicible, et dire notre défaite, notre indicible, notre corps vibrant ; dire notre lutte.

Notre lutte avec l’ange si tu veux, avec la vie si tu veux, avec le patron si tu veux, avec l’amour perdu, la mère, le père, la sœur, le frère, tous ceux-là si tu veux, avec les oiseaux disparus, la ville changée, le chagrin, le tremblement de terre, la forme de ton nez, la sale timidité, ce que tu as battu ou ce qui t’a battu, la vie, pas bien, tout ça, ou désiré, pas eu, ou tout autre chose encore, des mots simplement, mais la lutte avec l’ange.

À lire la poésie, cela doit se sentir. Même naïvement ; pourquoi non ?

À lire la poésie, cela doit vibrer : et les muses de moi comme étranges s’enfuient ; et soleil cou coupé ; et même « le soleil était là » ! Et même : « le chien » (et puis c’est tout, le poème c’est seulement ces deux mots-là). Une défaite dans la connaissance du monde, et un désir intact, même exténué : une parole pour la rédemption, une rédemption qui passerait par la grâce d’une lecture, et d’un accord, encore plus hypothétiquement espéré. Une profondeur de sens qui voudrait un lecteur.

Vous voyez bien que, derrière tout ça, il y a quelque chose de très naïf et presque pathétique, mais pourquoi non ? Et qui se sait un peu, et qui choisit cette voix, et qui s’accepte ainsi, et qui a ce courage-là ; plutôt que de rêver la science qu’il n’a pas, sur ce point-là.

Ainsi la poésie (qu’on peut définir à travers mille prismes idéologiques et culturels) n’est pas le Sanhédrin, n’est pas le Pharisien, n’est pas l’Inquisiteur, n’est pas le juge ni le couperet, mais le doute : le doute, un corps, qui sait qu’il a forme, mais qui ne la sait pas.

Un doute transcendANT, en train de transcender, de s’élever (faute d’avancer directement) pour franchir l’obstacle du sens obscur, mais inabouti, en échec.

Dit cet arrachement qui ne s’arrache pas, dit cette douceur qui ne suffit pas (c’est pareil : sinon pourquoi écrire, si cela suffisait ? N’y a-t-il pas, par exemple, cette petite incertitude que ça ne durera pas, ou que c’est trop pour pouvoir tout saisir et tout s’approprier, et tout ressaisir, et tout restituer à volonté pour quand on voudra : instant, arrête-toi, tu es trop beau, je ne te comprends pas, ou … je ne comprends pas comment je peux comprendre, … enfin, quelque chose cloche, et me fait peur !).

Défaite. Voilà la poésie, pourquoi elle dit quelque chose « à travers », quelque chose « transcendant », quelque chose dans la verticalité, qui est un échec du point de vue du temps qui construit et qui aboutit à quelque chose de raisonnable et de solide. Pourquoi non ? Acceptons cela quand nous le sommes : nous en serons meilleurs. Soyons cela un peu en cette vie, nous en serons meilleurs avec les autres, car aucun lien, en ce monde, n’est parfait, n’est-il pas ?

Aucun lien n’est parfait. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas aspirer, malgré tout, à le devenir … Il doit y aspirer au prix de l’inconfort de notre pharisienne, endormie, certitude, d’après le devoir accompli, la prose dite, tout ce qui se conçoit bien et s’énonce clairement, facile et toujours vrai, sans mouvement. Car tout est faux et bougé, sans doute.

Mais je dis que l’on « doit » : non ! Il y a poésie si cela « vient », le doute. Mais on n’y force pas. Le corps nous force, il y suffit, la vie, notre péché : « condition matérielle d’existence » ; à dépasser, indépassable pour le moment, en chemin ; vers la mort, la réussite, vers ailleurs ? Je ne sais pas, qu’importe : en chemin. Tracer la route, étymologiquement, comme ces soldats après la défaite, la ligne d’attaque ou de défense rompue, et qui errent, à travers la campagne, sur la « route » (en latin : rupta) : chemin de leur défaite.

Ils sont l’Humain, se rejoignant plus loin pour reformer l’armée, pour reformer la lutte, pour reformer la ligne et rejouer la victoire.

Ainsi la poésie, enfin, chant de retraite et notre ralliement, pour bataille à venir, et la victoire, et son effacement.

Heureux sont ceux pour qui il n’en est pas besoin, vraiment. Et pourquoi non ?

La poésie laisse venir à elle ceux qui ont connu la défaite ; c’est bien assez. Car ils sont tous, ou presque. Mais cela n’importe pas : ne soyons pas jaloux s’ils disent : « pas besoin ! » Le chant de la défaite ne se commande pas. Ce serait bien le comble !

Mais il s’entend de loin, si l’on (n’)écoute.

Peut-être les vainqueurs en veulent couvrir le bruit, parfois ; je ne sais pas …




« SALUT CAPTAIN ALAN » (pour Alain Jégou)

Matthieu Baumier me demande d’écrire sur Alain Jégou et son « atelier poétique ». Voilà bien le genre de choses auquel je rechigne : d’autres sont plus qualifiés que moi, j’ai connu Alain sur le tard (fin 2004, quand est née l’idée de « Papy Beat Generation », écrit à 3 avec Lucien Suel). Mais c’est Alain et c’est pour lui, un mec exceptionnel comme il en faudrait des milliers à cette planète de mabouls, et puis le titre « Recours au poème » a quelque chose d’impérieux, d’injonction qui sauve des bastringues de l’enfer marchand, alors OK, je m’y colle….

Alain Jégou est né un jour après moi le 7 octobre, mais l’année diffère, 1948, à Larmor Plage. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages et de multiples contributions, fasciné par la culture amérindienne qu’il a côtoyée en 1995 au Nouveau Mexique et en Arizona, il a exercé pendant 28 ans le métier de marin pêcheur indépendant sur le « Skrilh Moor » (le « grillon de la mer » en breton, la langouste en français) puis l’Ikaria, immatriculé au quartier maritime de Lorient. Pour le reste, je vais le laisser parler, textes parus sur le blog qui lui est consacré réalisé par la médiathèque de Quimperlé, et ajouter « in infinité » le texte écrit à son attention le surlendemain de son grand départ le 8 mai 2013.

 

« Lorsque j’avais cinq ans, mes parents ont quitté la ville de Lorient pour s’installer en bord de mer, dans cette maison du Fort-Bloqué dont j’ai hérité à la mort de mon père et où je vis aujourd’hui. Comme tous les mômes de l’après-guerre, j’ai eu ce privilège de pouvoir vivre et m’éclater au grand air, libre de tous mes mouvements et déplacements sur ces rivages sauvages, pas encore bouffés par le bitume et le béton.

Le fait d’être né à si peu de distance de l’océan a sûrement influé sur mes choix existentiels et professionnels. Et puis, plus tard, toutes mes années d’enfance passées à glander ou courir sur le rivage, cheveux au vent et les yeux sans cesse plongés dans tout ce bleu immense, avant qu’ils bifurquent vers les roploplos naissants et popotins jolis des petites amoureuses estivales, j’pouvais vraiment pas y échapper.

 

C’est seulement vers l’âge de 12-13 ans que les belles années ont mal viré, lorsque mes parents, lassés de mes indisciplines et je-m’en-foutisme, ont décidé de me coller en pension pour me faire apprendre les bonnes manières et le goût du travail, dans un bagne tenu par des curetons. J’ai sacrément morflé durant les 4 ans passés dans cette taule de maniaques en soutanes ! Quatre ans de sévices et punitions qui ont fait de moi le rebelle et l’anticlérical que je suis et demeurerai jusqu’à la fin de mes jours…

 

Durant mes années de lycée à Lorient, une fois viré de chez les curetons de Redon, il m’arrivait fréquemment d’aller bosser au port de pêche la nuit, au débarquement du poisson et lavage de la criée, pour me faire un peu d’argent de poche. De voir tous ces rafiots et ces forbans de matelots qui roulaient leurs mécaniques sur les quais et dans les bistrots, a dû aussi me coller quelques idées vagabondes en tête.
L’idée a mis du temps à mûrir, car ça n’est qu’à l’âge de 28 ans, après avoir exercé quelques turbins terriens, comme manœuvre du bâtiment en Suisse durant quelques mois ou chauffeur routier en France durant cinq ans, que j’ai signé pour mon premier embarquement.

 

« Quelques goélands, installés confortablement sur l’enveloppe du Bombard ou agrippés à la rambarde du gaillard, tels des véliplanchistes à leur wishbone, houppette au vent et œil perforant la bulle d’horizon, se font véhiculer gratos. Pas de petites économies d’énergie pour ces feignasses notoires, même pas caps de plonger et de chasser eux-mêmes pour se remplir la panse. Plus fastoche de cueillir les boyaux et les rejets de captures hors taille, les déchets d’après virage, étripage et triage, que de se mouiller le plumage pour courser les bancs de sprats, de sardines ou d’anchois, comme le font ces « abrutis » de fous de Bassan, de macareux, de guillemots ou de cormorans. »

 

J’ai toujours été un môme barré, rêveur, idéaliste, à fleur de tripes, tares sans doute dues aux fées bretonnes un peu pompettes penchées sur mon berceau le jour de ma naissance. Déjà tout jeunot, j’ai toujours eu un faible pour les marginaux, les aventuriers, tous ces êtres qui ont mené leur vie hors des clous, sans calculs, ni jamais se soucier de la « normalité. Qu’ils soient porteurs d’une œuvre ou pas, ce sont ceux-là qui m’ont toujours paru les plus dignes d’intérêt. »
C’est au lycée que j’ai découvert Kerouac et les poètes de la Beat. « On the road », la grande beigne dans le bulbe ! J’avais eu la révélation, c’était « beatnik » que je voulais faire quand j’serais grand ! Après Rimbaud, Corbière, Cendrars… un frangin de plus m’accompagnerait tout au long de mon chemin d’humain. Ces écrivains ont bouleversé mon existence, mais y’avait sans doute déjà quelque chose, une espèce de virus chopé à la naissance. J’ai trouvé dans leurs œuvres matière à encourager et attiser la petite flamme qui cramait déjà en moi. »

 

C’est Guy Benoît qui m’a permis de publier en revue pour la première fois. C’était en 1972, je crois. Il dirigeait la revue « Périmètre », publiée par Millas Martin. J’avais adressé un manuscrit à Millas Martin pour le prix François-Villon, un long poème sur Artaud. « Vivisection », ça s’appelait. Tout un programme ! C’était ma période « méchante déglingue ». Faut dire que je venais tout juste de débarquer de Papeete et Mururoa quand j’ai écrit ça. La poésie, c’est de l’émotion pure et dure, tout un fatras de sentiments qui te remontent de la tripe, t’envahissent et te lâchent plus, ne te laissent aucun moment de répit tant que tu n’es pas parvenu à les étaler sur ta feuille de papier. Du sang, du foutre, de la sueur et des larmes, tout ce flux furibard de toi que tu ne maîtrises pas, ce bouillonnement intérieur qui fait vibrer et morfler ton cœur d’humain ordinaire.
 

« Blasés branchouilles
Affalés dans le gris flétri
De leur ciel bouffi
Ancrés à une espèce
De subterfuge vital
Un paraître équivoque
Qui les rassure en sorte
Barbe de huit jours
Catogan désinvolte
Liquette négligée
Largement ouverte
Sur un torse bombé
Et pour accessoires notoires
Un 4 x 4 super maousse
Une gerce super sexy
Des gniards super chiants
Un clébard super connard
Une résidence super classe
Et tout le staff matériel
Qui positionne son homme
Au sein d’une société
Qui crève d’iniquité »

 

Un foutu programme pour un furieux tempo que tu t’efforces de retranscrire avec tes mots. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes textes : vider mon sac à émotions en m’efforçant de trouver les tonalités et vocables appropriés. Je pense que mes lectures de « L’ombilic des Limbes » et du « Pèse-Nerfs » d’Artaud, ainsi que celles de « Jukeboxes » et « Tatouages mentholés et Cartouches d’aube » de Claude Pélieu, ont été pour beaucoup dans cette façon de déballer débraillé. Claude Pélieu est et restera à jamais le poète qui m’a le plus marqué et influencé. Sans lui, sans la découverte de ses bouquins, mon écriture aurait certainement été toute différente de ce qu’elle est aujourd’hui, Sans oublier les longues heures d’écoute des enregistrements de Thelonious Monk, Charlie Parker, Miles Davis, Chet Baker… ou de Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Bob Dylan, Frank Zappa et bien d’autres. L’écriture s’est faite au fil des expériences, mais aussi des connivences et partages essentiels. Ce « style simple, direct et totalement déjanté », s’est imposé tout naturellement, sans doute en réaction contre tous les discours et ouvrages gonflants imposés à mon jeune ciboulot en pleine ébullition, mais surtout pour affirmer, revendiquer, mes aspirations et affinités, avec la même force que mes rejets et exaspérations.

Aujourd’hui, ça ronronne et minaude du vocable dans la plupart des revues que je reçois. Le poétiquement correct, j’adhère vraiment pas. Au risque de passer pour un vieux con nostalgique, je constate qu’il y avait quand même bien plus de hargne, d’insolence et d’audace dans les revues de poésie des années 60-70 que dans tout ce qu’on peut lire aujourd’hui. A quelques rares exceptions, c’est plus que branlettes de bulbe et gamahuchages d’ego. Rien à voir avec les gueulantes et barouds de mots qui s’étalaient sur les feuillets à l’époque. C’est tout mou dans le con-texte actuel et ça ne con-teste plus. Flagrant signe des temps, même la poésie s’englue dans le discours gonflant. Le petit con-fort, la petite renommée, les petites con-nivences, suffisent désormais au bonheur des poètes du vingt et unième siècle débutant. Plutôt tristounet, tout ça, non ? »

 

 « La manne attend dans les fonds endormis. Dès les premières leurs de l’aube, les premiers rayons suffisamment fringants pour pénétrer et perforer l’onde jusqu’au tréfonds, elle sortira de sa léthargie, s’extirpant de l’ombre rocheuse ou de la gangue de vase, pour se dégourdir les pinces, la carapace ou les écailles, aller goûter aux joies du jogging sous marin et se payer ensuite une copieuse tranche de plancton en guise de petit déj. »

 

Extraits de «Passe Ouest / Ikaria LO686070 » (le nom du bateau d’Alain suivi de son numéro d’imatriculation au port de Lorient), et « Une meurtrière dans l’éternité / Boucaille », d’Alain Jégou

 

” HELLO BROTHER CAPTAIN ALAIN”

 

Hello brother captain Alain
T’es parti pour de bon à ce qu’on dit
La mer au milieu
La terre dessus
Le ciel  dessous
Odeur de poiscaille et de nitroglycérine
Pour faire péter les vieux codes qui nous ont menés là
Fumet rock n’roll
Bastringue de peau sur la passe ouest
La poésie partout
Peintures navajos sur la langue
Trop belle ta langue
….

Que blablater sur ta mort ?
Que tu m’as fait renaître à l’écriture
Que chaque fois à tes côtés c’était le mariage gai
Que l’esprit sain vaut mieux que le saint esprit bien que rien ne soit irréconciliable
Que faire ensemble « Papy beat generation » m’a redonné goût à cette putain de vie
Que qui n’a pas lu « Ikaria LO », « Comme du vivant d’écume » ou ton last but not least « Une meurtrière dans l’éternité / Boucaille » ferait bien de se grouiller, on peut crever à tout moment
Que j’ai mangé chez toi et Marie Paule les meilleures langoustines de la création
Que c’était indicible de serrer dans mes bras ton corps amaigri la dernière fois qu’on s’est vus
Que DSK et Guéant ne savent même pas qui tu es, la honte !
Que tu joues les poissons-volant là haut, aux côtés de Charlie l’Oiseau Parker
Que cette chimio de merde que tu as endurée pendant des mois sans moufter sur tes douleurs n’a servi à rien
Que Claude Pélieu te salue bien haut
Que Jack, Lawrence, Bill, Bob, Neal, Charles, plus tous les doux dingues anonymes qui ont eu le blaze de te connaître te saluent bien haut
Que Lu, Karine, Pam, Joëlle, et toutes autres gonzesses remarquables te saluent bien haut
Que la flottille d’éditeurs qui t’ont publié te salue bien haut
Que j’essaie de ne pas chialer mais que j’ai du mal
Que t’étais mon grand frère d’armes, et que nos armes faisaient l’amour avec les mots et pas la guerre, même si ça fait rire au crépuscule des crétins
Que je vais laisser là « Love is everywhere » qui te bottait bien et sur lequel tu n’as pas eu le temps de bosser en priant la dive bouteille que les textes soient à la hauteur, parce qu’y a rien à faire d’autre
Que baiser la plus belle fille du monde en ton honneur ne changerait rien à l’affaire
Qu’il ne faut pas confondre le grillon de la mer avec celui du foyer
Qu’à part mon père et mon fils, ce qui est paraît-il bien normal, je n’ai pas adoubé tant d’hommes que ça
Que malgré le drapeau noir planté dans le cœur, je n’ai pas de haine car tu m’as écrit un jour que tu étais content de me connaître
Qu’on ne t’oubliera pas, que tu étais un vrai poète, que tu étais un homme libre, qu’on donnera ton nom à une rue de Lorient, et toutes ces conneries convenues des hommages de crevaille
Que je vais fumer un gros joint en écoutant les Doors,  parce que j’ai besoin de notre musique plus que de filles faciles
Que tu étais l’initié parfait qui sait la simplicité des grands mystères
Que sans le savoir tu m’as aidé à payer ma dette à quelques vieux elfes déjantés au nom secret qui roupillaient dans mon ventre
Que le congre de service dit toujours ouigre
Que t’avais le cœur en bouillabaisse d’espèces nobles et que le mien passe de médina en confettis
Que je pense à ta compagne
Que je n’en ai pas fini avec toi
Que ça va chier dans les filets
Hello brother captain
T’en as bavé sur la fin
Mais pendant longtemps
La pêche a été bonne

Jean Azarel / 8/5/2013




Mais qui lira le dernier poème ? de Eric Dubois

Eric Dubois est une présence dérangeante dans le milieu culturel contemporain. Il n’arrête pas de clamer la vocation maîtresse de la littérature, parmi les arts, et de la poésie, dans la littérature ; il ne cesse de s’agiter, du coup, pour dénoncer le succès marketing et commercial des auteurs en série, et revendiquer la place du poète dans la société, et partant son droit à la reconnaissance publique. Manie de la persécution, narcissisme, paranoïa, se hâtera-t-on de dire, pour retomber au plus vite dans le politiquement correct : mais quoi, la société ne reconnaît-elle plus ses poètes ? Mais c’est faux ! Voyez un Tel ou un Tel… Non seulement ils sont publiés par la plus grande maison d’édition de ce pays, traditionnellement et si religieusement respectueux de ses génies littéraires (!), mais encore, ils sont invités et adulés publiquement sur les plateaux de télévision…

Mais nous, laissons de côté ces vaines polémiques, dont la postérité se rappellera ou non, cela importe peu après tout, et tournons-nous vers les livres. Heureusement, ils existent encore ! Les blogs, les réseaux dits « sociaux », les écrans, le numérique en tout genre ne les ont pas complètement éliminés… noyés dans l’écume inconsistante des jours (bien qu’elle soit également féconde). Ils sont là, à nous parler à chaque page défoliée comme un pétale, dans le silence du contact intime de cœur à cœur, d’esprit à esprit. Dans ce sens c’est un heureux événement que les éditions numériques publie.net dirigées par François Bon se soient résolues à lancer aussi une collection sur papier… Qu’inaugure parmi les premiers le poète Eric Dubois, avec un volume regroupant trois de ces précédents recueils, parus en édition numérique chez publie.net (C'est encore l'hiver, 2009, Radiographie, 2011, et Mais qui lira le dernier poème ?, 2011).

Les textes qu’on découvre dans ce livre sont faits d’objets vivants. Ils ont beau être rangés, alignés, cloués à la page… À l’intérieur, presque invisiblement à l’œil nu, les poèmes bougent, glissent, crépitent, tremblent, balbutient, halètent, s’essoufflent, expirent sous vos yeux, se posent en silence sous vos pieds comme des pierres dans une eau vive, vous entraînant dans une souffrance muette et lourde qui pourtant vous enveloppe sans vous peser. Elle est si transparente, si ouvertement présente, qu’on n’a pas besoin à en entendre les arguments pour la comprendre ; et de fait, vous ne trouverez dans ces textes ni complaintes, ni dénonciations, ni drames secrets… Le poète n’a rien à cacher, rien à exhiber non plus, sa souffrance est là sans signes ostentatoires. Et alors vous le reconnaissez, cet auteur qui vous tient en haleine sans en avoir l’air : c’est votre voisin, votre conjoint, votre parent, votre vous-même de tous les jours... Cette voix vous parle de telle manière que vous pouvez sans mal la comprendre, et pourtant… elle est unique dans la poésie contemporaine. On ne peut la confondre avec aucune autre.

Eric Dubois a le génie de dire (« exprimer » serait déjà une surcharge) ce que tout un chacun vit dans son quotidien ici et maintenant, et de le faire sans se prendre ni pour un persécuté, ni pour un héros. Le « moi », d’ailleurs, quand il paraît à la surface des choses, est complètement anonymisé, dépossédé de tout contenu « égotiste » – ce qui tranche définitivement avec le portrait d’un égo exacerbé que peut laisser paraître le personnage publique. Et il y a aussi cette confession qui devrait, enfin, convaincre : « Il m’en coûte beaucoup de parler de moi dans ces textes, je n’ai pas le beau rôle et je me présente tel que je suis, je l’espère sans complaisance, et le masque que j’ai ôté est libérateur en quelque sorte. Cela dit, je ne m’épanche pas dans l’effusion sentimentale ou la complainte lyrique. Il s’agit bien d’une ‘Radiographie’ à un instant T, d’une mise à nu, d’un déshabillage de soi, mais aussi d’une graphie à ondes électriques des mots pas seulement vecteurs du langage, mais vecteurs de l’être. »

Cette dégradation de la note du « moi » semble survenir naturellement, néanmoins on devine chez l’auteur un long exercice de « déshabillage de soi », de sublimation, de maturation, d’élimination et d’assimilation, qui l’amène à pouvoir donner voix aux choses, extérieures ou non, aux sentiments, au corps, à l'être, tout en éliminant le « je » sujet.  L'humain est pourtant tellement présent, avec tout son contenu sensuel et sentimental, mais comme expurgé de lyrisme, comme dépouillé de tout masque personnel... pour mieux se laisser percevoir.

Les pas ne sont pas attachés
à leur propriétaire

Ils marchent seuls
dans la nuit (Les pas, dans C’est encore l’hiver)

Le poète se fond dans le vécu, le vécu fait une avec la vie, la vie est faite de choses qui nous empoignent – hivers, nuits solitaires, ponts sur des eaux glacées, rues grouillantes et pourtant vides dans lesquelles des gens s’affèrent sans se parler, se heurtent sans se voir, usines, hôpitaux, pluies, cartables d’écolier, famille dispersée, souvenirs, « visages entrevus dans un rêve », « sentiments / qui nous font chanter », « pensées luxuriantes / comme des bras », portes, serrures, vents, plages, berges enneigées, RER ligne A, « les draps / de l’autre », « traces de rouge à lèvre / sur le marbre froid », « mots illisibles », « noms qui s’effacent », chaussures, ordinateur la nuit, pages blanches, pages noircies, cimetières, chiens, arbres, et même Dieu de temps à autre, comme une hypothèse ni de salut ni de damnation mais simplement d’une autre chose encore…

Le sentiment d’appartenir
à plus grand que soi

Est-ce Dieu
ou autre chose ?

tout en étant semblable à toute chose – et à tout un chacun :

Nous sommes tous Dieu
en puissance

Nous sommes comme lui
nus

Nous lui ressemblons
il est des nôtres

Il est dans le geste
le regard

La peur et la joie

L’amour

Il s’endort avec nous
il a la même odeur que nous

Il est dans le corps
dans l’esprit

Extase et orgasme

Il est dans nos pas
dans nos errements

– et alors la perspective se perd dans l’infini du retour à l’immédiateté du geste qui unit, dans le plus humble mot écrit sur la peau du poème, les asymptotes du soi et de l’univers :

Il est dans ce poème
il m’écrit

C’est lui qui guide ma main
qui trouve les mots

Il me parle

Le mot est Dieu

Le mot est l’univers

Dieu est l’alphabet du silence  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

La vocation du poète apparaît à ce moment-là clairement : c’est de transcrire les lettres de cet alphabet, pour capter avec elles, mais avec ses propres mots, la voix de Dieu-tout le monde, ses semblables, ses frères :

Quand tes pas
décrivent un arc de cercle

Ou rien de particulier
tu entends quoi au juste ?

L'appel du monde
quelque chose comme cela

Des mots frères
des phrases familières

Si tu écoutes bien
si tu es dans de bonnes dispositions

C'est bien un appel
plus qu'un cri

Des milliers de voix
et tu les entends

… car une osmose corporelle s’établit où solitude et solidarité se confondent, le poète et le monde s'appartiennent mutuellement : 

Ton corps est une antenne
et ta bouche parle d'autres bouches

Parle d'autres cœurs
parle d'autres langues

Sans effort
tu y consens

Le monde a tes bras
tes jambes

Tes yeux  (L’appel du monde, dans C’est encore l’hiver)

 

Le secret du poète réside en cela même qu’en passant au-delà de soi, il accède à la racine du langage, là où toutes formules faites à étiqueter le ressenti et à formater la pensée sont nulles, et la rhétorique grandiloquente du « je » est abolie :

Il faut que le Je s’éteigne une fois le verbe consommé.  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

C’est alors que le poète trouve sa voix, et pose ses phrases pour durer ; des phrases qui appartiennent à l’universel :

Elles restent
ces phrases

Et contaminent l'ensemble
elles disent

Ce qu'elles ont à dire
vraiment

Arguments
ou pas

Tu ne leur opposes pas
de résistance

Elles viennent de toi
de nous

Dites par un autre
ou non

Elles ont des millions
d'auteurs  (Phrases, dans C’est encore l’hiver)

 

Dans les poèmes d’Eric Dubois, les mots ont la nudité de ceux de tous les jours ; ils le sont, mais avec une densification du sens qui en fait des matières essentielles, sans adjectifs, sans métaphores, sans innovation factice :

Des mots toujours des mots
à creuser dans ses pas (…)

Nous ne sommes que des pieds
écorchés sur la terre ferme

Des pieds qui croisent d’autres pieds

Des poèmes sanglants
qui avancent le long des routes

Des mots lourds de reproches
qui s’enlisent sur la terre ferme

Nulle mansuétude pour ces pieds
qui claudiquent

Qui s’en iront un jour les pieds devant
dans la terre ferme (Mais qui lira le dernier poème ?)

L’écriture se laisse voir en toute simplicité, mais exige un regard vif, qui sache surprendre l’entrelacement des fils. Les distiques courent parfois comme des partitions à deux mains où deux fils du discours se suivent par en dessous toutes les deux lignes, en alternance, à partir du premier distique, tout en offrant au-dessus l’option d’une lecture (dis)continue de ligne à ligne, le distique final du poème étant le point de mire où les deux partitions se rencontrent, comme des fractals sonores réduits à l’unisson : c’est jouissif, car riche en multiples découvertes de lecture… Un exemple :

Accorder du temps à
comme une voix

Ce chant entendu d’une oreille
un souffle

De l’âme entendu par les pores
une respiration

Entendu par la bouche par les yeux
un halètement

Par tout le corps
peut-être des cris

Toujours écrire
des sanglots des rires des silences

Résonne le cœur de l’universel
des onomatopées des mots

Écrire c’est ça
des mots oui des mots  (Toujours écrire, dans Encore la nuit)

 

Eric Dubois évoque la lignée des poètes qui écrivent avec leurs tripes, et vous parlent avec leur vie : la lignée qui passe par Villon et Baudelaire. Accueillez-le, comme un passeur de naufragés qu’il vient de sauver sur sa barque de fortune, comme un porteur de messages qu’il vient délivrer sans se prendre pour un messager, comme un pauvre hère parlant en langues… C’est un don, il en est oint malgré lui, et rien des futilités de ce monde ne l’en met à l’abri, car il est seul avec, comme le prophète avec son Dieu :

Je suis un homme
Que ne protège aucune pensée

Je suis dans la nuit
Adossé à l’insurmontable  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

C’est vrai, « Il faut une certaine lenteur / pour voir les choses apparaître »… Il me semble voir apparaître, avec la voix si particulière d’Eric Dubois, une poésie majeure qui incarne, en toute humilité, une grande espérance.

Malgré les vents contraires
marcher

Dans les bruits
avancer

Paraphant sur la terre
une écriture indécise  (Mais qui lira le dernier poème ?)

 

Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur, lecteur-récitant et performeur avec l’association Hélices et le Club-Poésie de Champigny sur Marne.

Principaux recueils de poèmes :
Aux éditions Encres Vives :
L’âme du peintre (2004)
Catastrophe Intime (2005)
Laboureurs (2006)
Poussières de plaintes (2007)
Robe de jour au bout du pavé (2008)
Allée de la voûte (2008)
Les mains de la lune (2009)
Le projet (2009)
Nous sommes du sel de l'autre (2010)
Ce que dit un naufrage (2011)

Aux éditions Hélices :
Estuaires (2006) (réédité aux éditions Encres Vives en 2009)

Aux éditions L’Harmattan (Accent tonique) :
Entre gouffre et lumière (2010)

Aux éditions Le Manuscrit :
Récurrences (2004)
Acrylic blues (2002). 

Aux éditions Publie.net :
C'est encore l'hiver (2009 ; 2012 pour l’édition papier)
Radiographie (2011 ; 2012 pour l’édition papier)
Mais qui lira le dernier poème ? (2011 ; 2012 pour l’édition papier)

Collaborations à des revues :
Les Cahiers de la Poésie, Comme en poésie, Résurrection, Libelle, Décharge, Poésie/première, Les Cahiers du sens, Les Cahiers de poésie, Mouvances.ca, Des rails, Courrier International de la Francophilie, Esprits poétiques (Hélices).

Participations à des anthologies et recueils collectifs :
Anthologie poétique Francopolis 2008-2009 (2009), Et si le Rouge n'existait pas (Le Temps des cerises, 2010), Pour Haïti (Desnel, 2010), Poètes pour Haïti (L’Harmattan, 2011).

Références sur le Net :
 Son blog : Les tribulations d'Eric Dubois.
 Responsable de la revue de poésie en ligne Le Capital des Mots qui a fêté ses 5 ans.
 Confession littéraire sur Francopolis dans Libre Parole à Eric Dubois (février 2010).
 Chronique à C’est encore l’hiver sur le blog du poète (juin 2009).
 Chronique à Mais qui lira le dernier poème ? sur le blog Pierre et sel (septembre 2011)
 Chronique à Ce que dit un naufrage sur Francopolis (mars 2012).




La Maison de l’arbre, écrits sur et autour d’Armand Gatti

La Maison de l’Arbre

La grande ville.
Ça gronde, ça vibre et ça moite : le métropolitain suit sa cicatrice de chemin.
Dernière station avant les étoiles.
Je rejoins Armand Gatti, à La Maison de l’Arbre, sa maison.
Maison haute et lézardée.
Sur la pierre du muret, ces mots :
APPRENDRE A ETRE UN ARBRE CONNECTE AUX ETOILES.
Porte lourde et grinçante.
Sur les murs du hall, des phrases de Mao, des affiches de cinéma.
Partout des livres, des centaines et des centaines de livres.
Alcôve hanté.
Enclos  ouvert.
Escalier.
Les chiens sont là, fidèles compagnons conversant jours et nuits avec Nietzsche, Lorca et Michaux.
Armand me serre dans ses bras.
Il fait sombre dans la pièce. Lueurs chaudes et ténébreuses.
Seuls nos yeux percent l’obscurité.
Deux chaises et son bureau.
Des mots.
Des bouts de textes, des chants, des échos.
Des mots.
On parlera jusqu’à tard.
Jusqu’à ne plus savoir.
Tout part d’une chute.
La bouche ouverte, la plaie béante.
L’Ecriture est ventre.
Morsure.
L’Ecriture est geste.
Chair.
Sève, sang, couleurs.
L’Ecriture est fleuve.
L’Ecriture est le Grand Fleuve.
Ecrire la nuit.
La nuit d’Auguste Blanqui ou celle de Rosa Luxembourg.
Celle d’hier et d’aujourd’hui.
La nôtre.
L’Ecriture. Le Fleuve.
Sur la peau craquelée de l’eau, le cri rampant des âmes remonte, glisse et se tord.
Le chant des insurgés.
Eclosion interne. Sous nos peaux.
Dans les chairs, dans les sangs.
Nos veines sont toutes les vies du monde.
Le flot est un sanctuaire d’eaux mystérieuses et vivantes.
Plonger dans l’encre brûlante et délicieuse.
Plonger et se noyer dans le sang bleu de l’humaine race quand elle cherche à s’envoler ou à se pendre.
Lecture furtive du ciel qui résonne aux sillons de nos fibres.

C’est demain déjà.
On enregistre quelques lectures.
Un micro sur le bureau, au milieu des textes éparpillés.
Gatti se lève, la puissance de sa voix.
Brillance éternelle et fragile d’une survie perçant le gras magma qu’on nous enfonce chaque jour par tous les trous.
L’Injure cathodique et hertzienne ou l’histoire de l’Ecriture pendue à la corde de ceux qui ne goûtent pas le fruit mais le vendent.
Savoir qu’on nous tient.
Que tout ce qu’on nous vend a pour but de nous maintenir les poings liés et la gueule fermée.
Que pendant qu’on rêve à l’objet, on ne pense pas.
Que lorsqu’on gave les esprits de graisses culturelles, on cimente l’obésité des consciences et enferme leur mouvement dans un carcan de soumission.
L’Ecriture est combat.
Combat pour une prise de conscience.
Combat pour réapprendre à voir, entendre, respirer.
Chaque création artistique doit viser l’explosion.
Chaque spectacle doit être une guerre ouverte contre l’institution.
Le beau n’est qu’un caprice de pucelle.
Le bien n’est qu’un furoncle judéo-chrétien.
L’Ecriture ne vaut que si elle est mise à feu de tout système.

Maison de l’Arbre.
Encore et toujours.
Maison de l’Arbre car

« Il existe des arbres cosmiques
Qui s’interrogent.
Des arbres qui se nourrissent
Autant des racines
Que de la cime.
Des arbres qui plongent dans l’univers
Et qui relient les entrailles à la lumière.
Des arbres qui nous ramènent
A nos combats de toujours… »

Maison de l’Arbre encore et toujours car

« Nous sommes tous nés de l’agonie de l’étoile. Des naufragés du temps et de l’espace. Et seul le verbe peut nous aider à retrouver l’éclat défunt de cette étoile…  »

 

Ecrire la nuit puisqu’elle seule décide des soleils possibles.

Ça parle plein de langues, ça parle plein de sons à l’intérieur.
Des multitudes de je qui sont lui ou elle, qui sont nous.
Les mots sont le lien, le liant entre les hommes.
Entre les hommes et les âges.
Est poète celui qui entend le chant des magies anciennes et guérisseuses.
Le mot.
Ecrire.
Un trait, une note, un cri.
Instincts de survie.
L’Ecriture est tout le monde, elle est à tout le monde.
Faisceaux de vies et de couleurs, de mémoires et de blessures, de rêves et d’espoir.
Le mot choisit sa voie.
Le mot choisit sa voix et le cœur qui la portera.
Car il n’y a pas de fin à la vie des mots.
Car « une idée ne peut être véhiculée que par les mots. Sans les mots, elle n’existe pas . »
Car « lorsqu’on dit d’une révolution qu’elle pourrit, c’est de son langage qu’il s’agit et que d’un conflit violent entre politique et littérature, seule peut naître une œuvre. Là encore ce sont les mots qui décident.  »
Et « s’il n’y a de révolution que celle du soleil » , chacun de nos petits gestes peut devenir pavé de la grande barricade.

Gatti ou l’Ecriture d’un autre théâtre.
Un théâtre en friches que l’on se doit de laisser à l’air libre.
Un théâtre que l’on se doit de brûler à chaque mot.
Un théâtre abreuvé de feu.
Violenté par l’orage et caressé par l’étoile.
Un cœur grand « pour propager notre rage de vivre et fuir la sagesse grouillante des rues.  »
La vie n’est-elle qu’un songe Sir Calderon ?
Lever les yeux et regarder le ciel.
Ne jamais vouloir arriver.
Nietzsche ou l’histoire de l’homme libéré, seul et tenant l’univers au bout d’un rêve…
Théâtre avons-nous dit ?
Mais quelle pièce jouons-nous ?
Celle de l’Arbre, du Fleuve Ecriture, de l’Anarchie comme battements d’ailes , de la Vie comme elle vient, d’une génération minuscule et perdue dans l’immensité astrale, et tout ça sur les mêmes planches, la même scène, la même prairie, les mêmes steppes immenses et éternelles que foulent nos âmes et nos cœurs depuis le premier souffle.
Nous sommes les loups d’un autre temps.
Chaque chanson, chaque poème est un petit théâtre. Une pièce liant les sources souterraines du Fleuve qui depuis l’origine, depuis le chaos des mots, abreuve les fièvres et les cris qui nous tiennent en vie.
L’Ecriture est le Fleuve.
L’Ecriture est le Ciel.
Le noir et le bleu des visions de l’imagination.
Les dessins d’un langage à la fois mystérieux et familier d’un au-delà qui est en nous.

Nuit.
Gatti rejoint le maquis.
S’avance.
Perce les brumes.
L’effluve des chemins.
Les secrets des buissons.
La chanson des arbres.
Les oiseaux.
Les mots sont là.
Ils n’ont pas bougé.
Eternels.
Maquis. Condamnations à mort.
Gatti ouvre ses bras.
Ses mains immenses.
Il appelle les ombres et le chant des mémoires.
Se rassoit. Coud des virgules aux jambes de nos mots.
Se souvient  de ses chants, avec Mao.
Se relève. Tremble et vocifère.
Il fait nuit noire.
Il fait soleil.
Nuit.
Les mots sont « toutes ces vies qui vivent en nous et contre lesquelles la mort physique ne peut rien.  »
Nuit.
Verser l’encre alimentant le vaste incendie de la pensée humaine quand elle n’est plus qu’une immense machine à produire et à obéir.
Nuit.
Sentir que nous gardons tout ; l’empreinte de ce jour mais aussi les marques d’une autre mémoire.
Nuit.
L’Ecriture est le lin de « cette corde tendue » dont parle Nietzsche.
Cette corde, ce « pont au-dessus de l’abîme, cette transition », ce lien comme une bouche ouverte reliant à force de mots et de gestes, la douleur à l’espoir et l’homme à l’étoile.

Jean-Philippe Gonot
Manoir de Vérizet, Avril 2013.




La voie des moines/poètes

     Le livre s’intitule Effacement de Dieu et nous parle de poésie. Son auteur, Gabriel Ringlet, théologien et écrivain, qui fut longtemps professeur à l’université catholique de Louvain, s’est tourné pour cela vers les moines/poètes. Ceux-ci, explique-t-il, nous parlent beaucoup de Dieu, mais en le nommant le moins possible. Un Dieu présent/absent, en quelque sorte, mais qui vit au cœur des réalités les plus humbles. « Le moine/poète n’ajoute pas, il retire. Comme un grand cinéaste. Il condense, il resserre. Sa louange n’occulte pas. Elle ajoure ». Sur les six moines/poètes qu’il nous présente dans son livre, trois sont Bretons : Gilles Baudry, François Cassingena-Trévedy et Jean-Yves Quellec.

     Gilles Baudry est moine à l’abbaye bénédictine de Landévennec, au fond de la rade de Brest. Il est l’auteur d’une œuvre poétique importante parue essentiellement chez l’éditeur Rougerie. Reprenant les mots mêmes du poète, Gabriel Ringlet dit qu’avec lui Dieu s’approche « à pas de porcelaine ». Il s’agit d’un « Dieu furtif », ajoute Gabriel Ringlet, qui vient « délicatement nous effleurer l’épaule ». De l’écriture de Gilles Baudry, il dit aussi qu’elle « jette sur le monde un regard de relèvement ».

        François Cassingena-Trévedy, lui, est moine bénédictin à l’abbaye bénédictine de Ligugé, près de Poitiers. Il est aussi membre de la Mission de la mer puisque, trois fois par an, il embarque sur un bateau de pêche du Croisic. C’est aussi, et surtout, un veilleur. La nuit venue, à la chandelle, il rédige des courts textes comme autant d’Etincelles (titre de sa trilogie) surgissant dans le noir. Il est aussi l’auteur d’une Poétique de la théologie (œuvre publiée aux éditions ad Solem). Avec lui, note Gabriel Ringlet, « le poète se tient dans la sobriété, dans le manque, pas au-dessus de la mêlée, mais tout en bas, dans les tranchées sous les éboulis, là où le Verbe s’est fait chair. Son lieu, Rilke l’a assez répété, c’est la gravité, mais pas sans la joie, et avec le feu ».

        Du feu, il y en a aussi  dans les textes du moine/poète Jean-Yves Quellec, originaire du pays d’Iroise dans le Nord-Finistère et prieur de l’abbaye de Clerlande en Wallonie. Du « feu », mais aussi du « noir », car le moine-poète fut à l’écoute de la détresse humaine   pendant vingt-trois ans dans un établissement hospitalier dont il était l’aumônier (Dieu face nord, est le titre révélateur de l’un de ses livres). Mais Jean-Yves Quellec, c’est aussi « la légèreté franciscaine », note Gabriel Ringlet, à propos notamment de son expérience d’ermite « marin » sur l’îlot de Quéménès près de Molène, relatée dans Passe de la chimère (Cahiers de Clerlande).

    Chez ces trois moines/poètes, il y a la volonté « d’alléger » Dieu. Gabriel Ringlet souhaite aussi cet « allègement » pour l’Eglise. « Le christianisme d’effacement dit peu pour dire beaucoup. Il murmure pour être entendu. Il parle bas pour qu’on comprenne ». Ce christianisme-là a donc « besoin du poème » et, en particulier, de celui des moines/poètes dans « la recherche d’un Dieu qui ne se tient jamais dans le champ de la caméra ».

Et il insiste bien sur la place irremplaçable, au sein même de la poésie, de ces moines écrivains : « Je suis sûr d’une chose : cette voie poétique du dépouillement monastique offre à la poésie – à la poésie tout court – un souffle ténu d’une force exceptionnelle ».




Un travail collectif de traduction poétique

Canti XI et Canti XVIII de Léopardi

Canti XI et Canti XVIII de Léopardi

Canti XI et Canti XVIII de Léopardi

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L’équipe de recherche CIRCE, dont les lecteurs de Recours au Poème connaissent les choix d’une autre poésie italienne, anime aussi divers autres ateliers traductifs alliant réflexion théorique et travail d’écriture pratique (intertextuelle en l’occurrence) ; ceux-ci se réunissent parallèlement au séminaire commun de l’équipe. L’un d’eux est engagé depuis un an dans la (re)traduction complète des Canti de Leopardi (1845).
Les premiers résultats de ces travaux ont paru en revue(s) : par exemple sur Giovanni Pascoli, immense poète quasiment inconnu en France (Po&sie, ou ‘Mouvement transitions’ : La beauté), sur Lorenzo Calogero (inédits pour le site ‘Villanuccia’ L. C.), et bien entendu sur Giacomo Leopardi. Ce dernier chantier, avancé en accord avec le Centre national d’études léopardiennes (CNSL, Recanati) auquel CIRCE - Paris 3 est d’ailleurs lié par convention, a trouvé aussi des modes de diffusion – surtout en ligne – , çà et là. Le site de l’équipe CIRCE peut fournir à ce propos de plus amples détails.
Nous présentons ici deux des dernières traductions effectuées, comme d’habitude après un “premier jet” proposé par trois ou quatre d’entre nous, au cours de quelques séances  communes, suivies de plusieurs ajustements et repentirs tardifs, échangés par mél et discutés point par point (y compris à travers skype). Ainsi que nous l’avons exposé plus d’une fois, notre recherche allie exégèse des textes, effort de théorisation sur la traduction et ce que signifie le passage entre langues proches (it. du XIXe s. / fr. du XXIe  s. en l’occurrence) – ce que nous représentons souvent comme presque-même –, et aussi connaissance des phénomènes de réception (nous tenons toujours compte de l’édition française disponible, en l’espèce le livre de poche procuré par M. Orcel, chez GF-Flammarion), avec leurs distorsions éventuelles entre langue originaire (LO) et langue destinataire (LD – cf. notre D’écrire la traduction, PSN 1996). Pour mémoire, on rappelle que le motif de l’oiseau solitaire a lui-même une longue tradition, en particulier, pour les lecteurs italiens ou italianisants, allant des Psaumes à Pétrarque, à Leopardi, à Pascoli et bien sûr à Montale (Annette). Quant à « sa dame », Leopardi écrivait lui-même dans une note à sa première édition (de ce qui était alors de simples Canzoni) qu’à la fin, “elle n’existe pas ”.

Ont participé à ces versions françaises : Lucrezia Chinellato, Emilio Sciarrino, Ada Tosatti, J.-Charles Vegliante et Sarah Ventimiglia.

[pour CIRCE : JcV]

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• Il passero solitario
                                                                                          (Canti XI)

Le passereau solitaire

Du sommet le plus haut de la vieille tour,
passereau solitaire, vers la campagne
tu chantes jusqu’à ce que meure le jour ;
et l’harmonie erre ici par la vallée.
Alentour le printemps
brille dans l’air, et parmi les champs exulte,
si bien qu’à l’admirer le cœur s'attendrit.
Tu entends troupeaux bêler, mugir des bœufs ;
les autres oiseaux, jouant joyeusement,
font mille tours ensemble dans le ciel libre,
célébrant ainsi le meilleur de leur âge.
Seul, dans tes pensées, tout cela tu contemples ;
sans compagnons, sans vols,
sans allégresse, tu évites les jeux ;
tu chantes : passe ainsi
de l'an et de ta vie la plus belle fleur.

Hélas, combien ressemblent
à tes mœurs les miennes. Ni amusements,
ni rires, doux familiers de l’âge tendre,
ni toi, frère de la jeunesse, oh amour,
soupir acerbe des vieux jours, ne m’importent,
et je ne sais pourquoi ; au contraire loin
d’eux presque je m’enfuis;
reclus presque, étranger
à mon lieu de naissance,
je passe le printemps de mon existence.
En ce jour qui désormais incline au soir
l’usage dans notre bourg c’est d’être en fête.
Par le ciel serein s’entend un son de cloche,
souvent on entend des coups de feu tonner,
retentir au loin de maison en maison.
Toute en fête parée
la jeunesse du lieu
sort des demeures, se répand dans les rues;
elle admire, on l’admire, la joie au cœur.
Moi solitaire en ce
coin reculé de campagne je m’éloigne
et remets à plus tard
tout plaisir et jeu : cependant, mon regard
perdu dans l’air brûlant,
le soleil me blesse qui parmi les monts,
après un jour serein,
descendant s’évanouit, et semble dire
que l’heureuse jeunesse s’en va aussi.

Toi, solitaire oiseau, quand viendra le soir
de la vie que les étoiles t'ont donnée,
tu ne pleureras pas
ta conduite, car la nature a créé
chacun de vos plaisirs.
Mais moi, si je ne prie
pour éviter le seuil
haï de l'âge, quand
au cœur d'un autre ces yeux seront muets,
quand pour eux le monde sera vide, quand
demain sera plus triste et noir qu'aujourd'hui,
qu'en sera-t-il alors
de ce désir, de mes années, de moi-même ?
Je les regretterai,
las ! regardant en arrière inconsolé.

* * *

• Alla sua donna

       (Canti XVIII)

À la dame de ses pensées

Chère beauté, amour
tu m’inspires, loin ou cachant ton visage ;
en rêve, ombre divine,
tu ébranles mon cœur,
ou dans les champs quand brillent
mieux le jour, et le rire de la nature ;
as-tu donc réjoui
le siècle innocent qui de l’or a le nom :
et à présent tu voles,
âme parmi les hommes ? Le sort avare
te soustrait-il à nous, en vue du futur ?

Nul espoir ne me reste
de t’admirer vivante ;
même si mon esprit, seul et dénudé,
parvenait à quelque demeure étrangère
par un nouveau chemin. Dès le premier seuil
de ma journée rembrunie et incertaine,
je te pensai ma compagne dans ce sol
aride. Mais il n’existe aucune chose
sur terre qui te ressemble ; et si visage,
gestes ou paroles d’autrui t’égalaient,
ils seraient, bien que pareils, beaucoup moins beaux.

Malgré tant de douleur
qu'à notre âge d'homme impose le destin,
si telle, aussi vraie que te peint ma pensée,
quelqu'un t'aimait sur terre, encore ce vivre
lui semblerait heureux ;
et je vois bien clairement que ton amour
comme dans mes jeunes années me ferait
suivre louange et valeur. Or n'apportèrent
les cieux aucun réconfort à nos souffrances ;
et la mortelle vie près de toi serait
semblable à celle qui dans le ciel endieue.

Par les vaux, où résonne
du paysan à son travail la chanson,
et, assis, je me plains
d’être déserté par l’erreur juvénile ;
par les coteaux, où je me souviens et pleure
les désirs perdus et le perdu espoir
de mes jours ; en palpitant, à ta pensée
je m’éveille. Si je pouvais seulement
dans ce siècle obscur et dans cet air infâme,
garder ta haute image ! du simulacre,
puisque le vrai m’est ravi, je suis comblé.  

Des idées éternelles
si tu es l’une, à qui l’éternel esprit
n’accorde de revêtir forme sensible,
ni, caduque dépouille,
d’éprouver l’ahan d’une funeste vie ;
ou si une autre terre aux ultimes cercles
t’accueille parmi des mondes innombrables,
et près du Soleil une plus belle étoile
t’éclaire et qu’un air plus bénéfique souffle ;
d’ici où nos années sont tristes et brèves
reçois cet hymne d’un amant inconnu.  

 

                 © CIRCE, 2013

 




La métamorphose de l’image chez Y. Bonnefoy

Dessiner, dé-signer. Briser le sceau, ouvrir l'enveloppe, - mais elle reste fermée. Peindre, alors: laisser le monde, toutes ses rives tous ses soleils, tous ses vaisseaux glissant ‘dans l'or et dans la moire’ se refléter dans la vitre.

Yves Bonnefoy

 

Introduction

Yves Bonnefoy est une référence dans la poésie française contemporaine de par sa contribution au paysage esthétique et critique de celle-ci. L'ensemble de son œuvre poétique constitue un important panorama de la littérature francophone et mondiale. S'organisant sous l'influence surréaliste, la poétique de Bonnefoy évolue esthétiquement dans de nouvelles approches de style et de problématiques questionnant la mort, l'Autre, Dieu, la limite entre Ici et Ailleurs, et l'image poétique, en tant que recherche spatiale.

Cet article propose une lecture de l'image poétique de l’œuvre bonnefoyienne en tant qu'espace mouvant, ouvert et évocateur d'autres horizons. Cette perspective du changement (et du mouvement) du signe poétique constitue le point de départ de notre argumentation sur la métamorphose de l'image dans l’œuvre du poète français.

Tout d'abord, observons que l'image poétique renvoie à un discours, de façon plus ample. Celui-ci (en tant que discours littéraire) peut contenir, comme nous pouvons observer dans Approches de la réception, de Georges Molinié et de Alain Viala, “trois composantes définitionnelles” (Molinié, Viala, 1993:17).

Pour la première de ces composantes, le discours constitue son propre système sémiotique, en quatre partitions: “la substance du contenu, la forme du contenu, la forme de l'expression, la substance de l'expression” (ibid.). Il est, en outre, “bien en lui-même une totalité de fonctionnement sémiotique, qui régule entièrement, et dualement, sur son propre système” (id.: 19).

Ensuite, le discours littéraire est son propre référent et développe au sein de sa propre structure un système sémiotique pragmatique et performatif:

prenons le cas d'un roman de Zola. On peut résumer d'une part l'enregistrement des conditions sociales (matérielles et mentales) de vie des ouvriers dans tel endroit à telle époque, d'autre part l'expression des sentiments divers de représentation contemporains d'autres catégories sociales face à un milieu dépeint; on peut enfin condenser une argumentation tendant à faire prendre conscience au plus grand nombre de la situation, pour favoriser une évolution améliorative: point de littérature.[...] La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Mais le roman de Zola comme roman, le discours romanesque de Zola comme littéraire, définit une création qui, en tant que romanesque, en tant que littéraire, n'a pas pour référent ces ingrédients qu'on vient d'énumérer, mais un objet particulier de nature toute verbale, qui est à soi seul un être du monde: un roman (id.: 21).

Finalement, pour la troisième composante définitionnelle le discours littéraire, il “se réalise dans l'acte de désignation de l'idée de ce référent”. Il se “définit ainsi, toujours dans une perspective pragmatique, à un degré avancé, ou décalé” (id.: 22). Le discours littéraire fait “apparaître l'idée du référent dans son propre déroulement”. Il est réflexif, il contient l'idée de l'autoréférence.

Dans cette perspective de la Sémiostylistique que nous venons de citer, la troisième composante du discours littéraire est la plus pertinente dans notre proposition d'étude sur l'image poétique chez Yves Bonnefoy.

En ce qui concerne la structure interne du poème de Bonnefoy, il est intéressant d’envisager l’idée de désignation autotélique: comment les éléments de syntaxe constituent le travail de référence sémiotique. Il est également relevant d'imaginer le modus operandi génétique de la poétique bonnefoyienne sous cet angle structuraliste où l'analyse structurelle de la fonction de l'image poétique n'est jamais excessive.

Cet article propose, pourtant, une lecture basée plutôt sur la description sémiotique du discours littéraire et le mouvement de ce discours référentiel, performatif.

Comme nous rappelle Michel Collot, Yves Bonnefoy “comme plusieurs des poètes et des peintres rassemblés un moment autour de la revue l'Ephémère, a toujours défendu et illustré une poétique et une esthétique transitives, animées du désir d'ouvrir l'œuvre, autant que possible, au monde extérieur” (Collot, 2005).

Nous parvenons ainsi à la notion d'horizon en Poésie. À cette notion, se relie celle de phénomènes, des horizons “éveillés avec tout donné réel” (Husserl, 1970: 97).

La poésie de Bonnefoy évoque la problématique de l'horizon, du phénomène de l'image de la Parole poétique qui s'éveille dans un “horizon d'indétermination déterminable” ou d'un “horizon de déterminabilité indéterminé”, comme nous invite Michel Collot à relire la phénoménologie de Husserl (Collot, 2005: 21).

Cette opération phénoménologique que nous retrouvons dans le texte de Bonnefoy est une des perspectives de son travail poétique où la Parole est un paysage en formation, un monde-image avant la langue, avant l'actualisation d’un espace possible:

Le vrai commencement de la poésie, c’est quand ce n’est plus une langue qui décide de l’écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres; mais quand s’affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, Márcia Marques Rambourg

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une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j’aime appeler parole (Bonnefoy, 1990: 33).

Lors d’un entretien avec Bernard Falciola, Yves Bonnefoy nous illustre son idée de monde et d'organisation des paysages poétiques:

Le monde que nous recevons [...] de ce qui en nous questionne l'être au-dehors, qu'est-ce qu'est au juste? La rencontre de présences élémentaires que nous tenons pour réelles - les fruits, les arbres, quelques êtres, quelques façons d'exister - et des mirages comme en forment dans tout psychisme les aspirations instinctives, les préjugés, les refus: un total, une rêverie, où ces fruits, ces arbres, mais les montagnes aussi, et telle sorte de pierre, et la huppe qui vole sur les rochers comme une fée travestie, et nos proches et toutes nos valeurs, toutes nos croyances, se sont recomposés en une figure, qui, s'il n'y avait pas l'élaboration vraiment poétique [...], refléterait peut-être surtout mon refus à la finitude (id.: 28).

L'image sera ainsi le silence performatif du paysage, ce qui l'actualisera dans les possibilités et dans les changements de celui-ci:

Par ‘image’, j'entendais et j'entends toujours, non certes le simple contenu de la perception, ni même les représentations qui se forment dans notre rêverie, lesquelles sont fugitives: mais ce que Baudelaire avait en esprit quand il évoquait ‘le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion’, et ce que Rimbaud désignait, lui aussi, quand il écrivait dans un poèmes des Illuminations, le poème ‘Après le Déluge’: ‘Dans la grande maison de vitres encore ruisselante, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images’ [...]. Les images, c'est le cadre, la page, la fixité du tracé, tout ce qui semble faire de la vision fugitive un fait malgré tout, un fait relevant d'un autre lieu que celui de notre vie, et témoignant même peut-être de l'existence d'un autre monde (id.: 12).

Le changement de l’image poétique

La notion de changement – ou la “perception du changement” pour emprunter le terme à Henri Bergson – est une notion-clef dans la définition de métamorphose de l’image poétique que nous venons d'entrevoir de l'œuvre d’Yves Bonnefoy.

Le changement, en tant que concept, établit un problème. En tant qu’observation pragmatique, il se définit comme un fait observé. Lorsqu’on observe le changement d’un quelconque objet dans l’espace, l’on évoque son état définitif, ou le résultat La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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de son expérience dans le temps. Nous ne “pensons” pas au changement: nous le “constatons”, dans le résultat des choses.

Pourtant, le changement qui est “constitutif de toute notre expérience” (Bouaniche, 2011: 18) constitue plus un problème qu’un résultat. Car cet ensemble d’états accidentels de l’expérience relève d’un processus évolutif qui, dans l’opération intellectuelle que l’on relie à un objet dans l’espace, il sera en continuelle relation avec d’autres notions.

Il s’agit d’un problème qui implique la notion d’intuition et celle d’espace-temps. Relevant, enfin, de toute expérience, le changement s’établit dans une durée déterminée dans la relation avec d’autres changements. Et parce qu’il garde son aspect d’indivisibilité et de substantialité, il est lié à la mémoire. Le changement est donc cette opération à deux versants – conceptuel et empirique – qui implique notre perception de l’espace et du temps.

Le poème, qui est un espace de travail sémiotique, il sera un lieu de changement et de transformation. Si nous envisageons cette dynamique du changement en tant que perception, application et entendement de l’espace mouvant, et surtout en tant qu’acte de mémoire, et de présence, le poème sera alors un espace en constante ouverture, changeant, dialogique et conservateur d’un passé et d’une substance. Traversant notre vision des choses, il forme alors une mémoire de lecture, un passé dans le présent.

Cette mémoire de lecture, qui est ouverte et mouvante, est une sphère importante dans la poétique de Bonnefoy. Le “sommeil” de la poésie, de la parole minérale, encore non dite, l'état de veille du verbe, le lieu, donc, de changement et de transformation témoigne d'un travail initial de construction de l'image; d'une réflexion importante sur la capacité qu’a celle-ci de changer et de se transformer ; de se reconstruire.

Pour Yves Bonnefoy, les images signifient “moins le désir de représenter notre monde que celui d’en bâtir un autre”. Ce besoin sémiotique à deux versants est à l’origine, en effet, d’un étant poétique:

Et le poème, s’il a ‘tenu’ une fois, dans l’exigence sévère d’une poésie qui se forme, vaudra donc, et durablement, pour celui qui l’apprécie et ne cesse d’y revenir; sauf que ce dernier ne lira plus jamais de la même façon d’une année à l’autre: il change, lui aussi, et fait devenir ce qu’il lit, ce qu’il peut même savoir par coeur […] Cette remise en question, cette table rase, serait-elle pour un instant seulement, c’est elle le ‘silence’ […] C’est le moment le plus véridique du travail de la poésie; et il n’y a de vraie création à mes yeux que sui le silence de l’origine peut se maintenir, d’une certaine façon, dans la nouvelle écriture (id.: 24).

Le silence de l’écriture est la dimension spirituelle des choses dans notre perception; la tension métaphysique et empirique entre le passé et le présent. Il constitue un espace Márcia Marques Rambourg

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vide, un lieu de création dans lequel les structures de signification s'établissent et s'organisent dans de nouveaux horizons créateurs.

À la lecture de “Une pierre”, du chapitre éponyme du recueil La vie errante, nous lisons:

J'ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu'il brilla

Un cercle, ce feu désert.

Au-dessus le ciel est rapide

Comme au voeu la pierre est fermée.

Que cherchions-nous? Rien peut-être,

Une passion n'est qu'un rêve,

Ses mains ne demandent pas,

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

La parole est pleine de cendres (Bonnefoy, 1993:103).

Le choix lexical de la première strophe évoque une structure analogique où “lieu”, “miroir”, “eau” et le groupe verbal “qui sauve” se relient en introduisant une lecture anaphorique. Celle-ci déployée le long des quatre strophes, va alors établir les thèmes suivants, épistrophiques à leur tour, à reprendre: la “pierre”, le “miroir”, le “cercle, ce feu désert”, l’ “image”, “la voix brisée”, enfin, “la parole”. Cette séquence d’images constitue ici une perspective surréaliste qui se repose sur deux axes essentiels – celui de souvenir, de ce qui renvoie à l’origine de l'expérience du texte (“Et je graverai dans la pierre/ En souvenir qu'il brilla/ Un cercle, ce feu désert”) – et celui de transformation et d’ouverture, de “faim” de nouveaux paysages, un retour au silence, un lieu à réinventer, à refaire (“Et de qui aima une image,/Le regard a beau désirer,/La voix demeure brisée,/La parole est pleine de cendres”).

Le changement est, ainsi, dans la poétique bonnefoyienne, un lieu ouvert; un horizon investigateur qui dessine et dé-signe l'image, son essence et son application poétique.

“Le désespoir du peintre”, du chapitre “Encore les raisins de Zeuxis”, du recueil La vie errante, est représentatif de cette double fonction de l'image poétique, où nous observons le La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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sentiment d'absence du monde et de sa transformation, et la tentative d’ancrer le réel dans l'expérience subjective. La peinture, objet du monde, est ici dramatique; elle est action, scène, description et évolution. Indéfinie, elle devient objet-monde dans l'actualisation de l'art, et se dissipe, évoquant le deuil d’un tableau-monde désormais réduit à un “tas de blocs de houille luisante”:

Il peignait, la pente d'une montagne, pierres ocres serrées, mais cette étoffe de bure se divisait, pour un sein, un enfant y pressait ses lèvres, et on descendait, de là-haut, de presque le ciel, dans la nuit (car il faisait nuit), c'étaient des porteurs de coffres desquels filtraient des lumières.

Que des tableaux laissa-t-il ainsi, inachevés, envahis! Les années passèrent, sa main trembla, l'œuvre du peintre de paysage ne fut que ce tas de blocs de houille luisante, là-bas, sur quoi erraient les enfants du ciel et de la terre (id.:70).

Il est, ainsi, important d’observer que cet espace mouvant entre mémoire et présent, entre être et devenir est un espace d'expérience, ce sont des “tableaux inachevés, envahis”. Le changement qui s'opère dans la poésie d’Yves Bonnefoy témoigne de la façon dont le mouvement se fait dans le mouvement, le temps dans le temps; et l'image dans la possibilité des images. Dans cette approche métamorphique, la notion même de transformation et de silence – rappelons ici, l'instant entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien1 – nous renvoie à une tension perpétuelle, en constant appel à l'expérience du texte. Nous retrouvons, tout au long de l'œuvre poétique d’Yves Bonnefoy, des intervalles fertiles d'un instant-parole, où s'opère la transformation de l'image, l'éveil du verbe en état minéral. S’impose, ainsi, et de façon non exhaustive, la lecture de Du mouvement et de l'immobilité de Douve et de Pierre écrite. Ces deux recueils nous interpellant dans ce que l'image poétique peut évoquer; dans la capacité que celle-ci a de se transformer elle-même, dans des mots et des mondes, comme nous verrons plus loin.

1 Nous nous référons ici à la philosophie métaphysique de Vladimir Jankélévitch laquelle, dans la même perspective que celle d’Henri Bergson, établit une pensée spatio-temporelle “ouverte” et dialectique.

La métamorphose de la pierre

Je ne doute pas que je puisse dessiner, comme en creux dans le langage conceptuel, le schéma de ce qui n'est pas. Mais ce néant du concept doit être plus qu'une virtualité. [...] Nul problème Márcia Marques Rambourg

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ne peut favoriser la métamorphose, rien non plus ne saurait l'empêcher.

Yves Bonnefoy

Depuis les études de la Phénoménologie chez d'importants philosophes comme Husserl, Levinas, Sartre et Merleau-Ponty, il nous est possible d’approfondir notre lecture du monde: la façon dont nous le percevons, nous le recevons et l’organisons. Cette organisation mentale qui se donne corporelle et spirituellement fera de nous des sujets d'un monde que nous devons arranger; des organisateurs de l'espace à la fois actifs et passifs; percevants et perçus. Le monde que nous nous efforçons de spatialiser sera, à son tour, spatialisant et organisateur.

Ce monde qui est ainsi fait de répétitions, d'identifications et de relations est une masse hétérogène de lectures. Il se forme autour des valeurs sociales spécifiques. Une fois formé, il se communique avec d'autres mondes, avec d'autres valeurs et avec d'autres bases sémiotiques, à partir d'une logique rhétorique qu'est la suppression et la supplémentation des éléments de cette réalité:

Pour faire un monde à partir d'un autre, il faut souvent procéder à des coupes sévères et à des opérations de comblement - à l'extraction véritable de vieux matériaux et à leur remplacement par de nouveaux. Notre capacité à laisser échapper est virtuellement illimitée, et ce que nous appréhendons, ce sont habituellement des fragments significatifs et des repères qui nécessitent des compléments massifs [...] Dans la pénible situation d'avoir à relire des épreuves [...], nous passons immanquablement sur quelque chose qui est là et voyons quelque chose qui n'est pas là (Goodman, 1992: 33).

Or, le monde poïétique est un espace organisé en fonction des possibilités sémiotiques et surtout “trans-sémiotiques” (Molinié, 1998: 43 -121). Il est ainsi un réel en mouvement qui nous parle et qui nous spatialise dans son silence organisationnel. Dans cette dynamique phénoménologique du monde poétique, ce qui nous importe d'observer est le processus de médiation des mondes, d'actualisation des possibles, c'est-à-dire des espaces en puissance, avant même de réaliser le résultat de cette métamorphose.

La métamorphose chez Yves Bonnefoy, de par le travail de médiation et de création du texte poétique, sera, enfin, ce lieu transitionnel, d'espace entre image et après-image.

Les recueils Du mouvement et de l'immobilité de Douve et Pierre écrite peuvent se réunir dans ce mouvement d'écriture. Le premier s'organise sur cinq sections, ou thématiques: “Théâtre”, “Derniers Gestes”, “Douve Parle”, “L'orangerie”, et “Vrai Lieu”. Ce recueil évoque la quête de liberté et de mouvement du verbe poétique. La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Dans le poème “Vrai nom”, de la deuxième section du même recueil, “Derniers Gestes”, nous observons la recherche déictique du signe poétique: le besoin de montrer ce qui n'est pas; ce qui est ailleurs. Le besoin de dévoiler; de nommer l'innommable:

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté

[...]

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi tes libertés de la guerre et j'aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu'illumine l'orage (Bonnefoy, 1978: 51).

Comme d'autres poèmes qui illustrent cette idée de la fonction déictique de la poésie, dont “Cette pierre ouverte est-toi, ce logis dévasté”, ou “ Que saisir sinon qui s'échappe”, “Vrai Nom” dialogue avec d'autres voix de l'œuvre de Bonnefoy dans cette nécessité de montrer ce que l'image immédiate, du monde, doit montrer en poésie: l'au-delà du monde; le dehors. Au-delà du “je”, la définition et le nom sous-jacent: “Je nommerai désert ce château que tu fus/ [...] Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté/ [...] Je te nommerai guerre et je prendrai “.

C'est le cas de “Vrai Lieu”, dernière section de Du mouvement et de l'immobilité de Douve, qui nous amène à un silence mouvant des images, vers un espace présent dans la distance de ces images: “Qu'une place soit faite à celui qui approche, /Personnage ayant froid et privé de maison./Personnage tenté par le bruit d'une lampe, /Par le seuil éclairé d'une seule maison” (id.: 85).

Dans un rapport dialogique avec Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Pierre écrite (recueil composé de quatre sections, dont “L'Eté de Nuit”, “Pierre Ecrite”, “Un Feu Va Devant Nous” et “Le Dialogue d'Angoisse et de Désir”) évoque les déplacements et les répétitions, les mouvements et l'immobilité de l'image poétique. Déplacement spatial car l'image est en continuelle problématique entre Ici et Ailleurs, entre “Une Pierre” et “Le Lieu des Morts”, entre ce qui “accable mon corps” et “le pli de l'étoffe rouge”. Répétitions et immobilité car le mouvement que nous nous devons d'observer dans ce chapitre du recueil repose sur l'observation des différences et des (re)marques de déplacements: “Tombe, mais douce pluie, sur le visage./ Éteins, mais lentement, le très pauvre chameil.” Márcia Marques Rambourg

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Il nous semble important d'observer que l'allégorie de la pierre, ce lieu originel de transformation à s'éveiller paradoxalement dans le sommeil, dans l’immobilité, se multiplie et se reconstruit, fertile, en d'autres terres, en d'autres lieux pierreux “de sommeil jeté sur la pierre” (Naughton, 1998: 47). L'immobilité qu'évoque l'image de la pierre est, ainsi, à la fois façonnée par l'immobilité et par le mouvement, par un souci de composition où les choses sont à découvrir, à montrer et à démontrer. C'est une terre “qu'il faut reconquérir presque à tout moment, tant peuvent ressurgir le doute, l'angoisse, le sentiment de la perte” (Naughton, 1998: 48). Cette terre errante qui est ainsi la “pierre poétique” chez Bonnefoy pressent une “philosophie de la composition” au rebours de celle chez Edgar Allan Poe, comme nous rappelle Michel Collot: “Il ne s'agit jamais, en poésie, de réaliser par l'écrit un projet de signification préalablement formé, ou d'exprimer une émotion ou une expérience déjà faite, mais de partir à la découverte” (Collot, 1992: 124).

Dans la poésie de Bonnefoy, la Parole engage le mouvement final d'un projet. Le processus, l'en-train-de du discours poétique, dans son mouvement, est à observer davantage dans son travail poétique.

Cette brève étude parcourt le “silence d’un ravin”, l’image poétique des paysages possibles, l’inscription d’une pierre mouvante, où “la terre se dérobe”, où le silence refait le monde, et les chemins au-delà de l’image. Dans la perspective du travail poétique chez Yves Bonnefoy, rien ne s'opère sans le changement et le mouvement des paysages:

Souvent dans le silence d’un ravin

J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)

Un corps tomber parmi des branches. Longue et lente

Est cette chute aveugle; que nul cri

Ne vient jamais interrompre ou finir.

Je pense alors aux processions de la lumière

Dans le pays sans naître ni mourir (Bonnefoy, 1978: 106).

Le son du mot imagé, imaginé, tombe dans notre propre façon de voir [dans] le poème. Suggérant un espace ouvert, le silence du poème nous invite à la construction de celui-ci, à la métamorphose, à l’abri de l’écriture: “J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)”.

La “chute aveugle” de la lecture du texte bonnefoyien s’établit alors dans la métamorphose perpétuelle du signe du poème. Le texte de Bonnefoy se forme dans cet espace transitoire et transitionnel qu’est la Parole, dans ce pays[age] qui s’annonce dans des éléments indéfinis, occultant et dévoilant le mouvement du travail poétique. La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Bibliographie

BONNEFOY, Yves (1993). La Vie errante. Paris: Poésie Gallimard.

________ (1990). Entretiens sur la poésie (1972-1990). Paris: Mercure de France.

________ (1992). “Enchevêtrements d'Ecriture: Entretien avec Michel Collot”. In:Genesis 2: 124.

________ (2005). Yves Bonnefoy, Lumière et nuit des images, suivi de “Ut pictura poesis” et “D’autres remarques”. Sous la direction de Murielle Gagnebin. Paris: Champ Vallon.

________ 1998). Yves Bonnefoy. Cahier Onze. Sous la direction de Jacques Ravaud. Paris: Le Temps qui Fait.

________ 2007). L’Arrière-Pays. Paris: Poésie Gallimard.

________ 1978). Poèmes. Paris: Mercure de France.

________ (2001). Les Planches courbes. Paris: Mercure de France.

BERGSON, Henri (1896, 2008). Matière et mémoire. Paris: PUF, “Quadrige”.

BOUANICHE, Arnaud (2011). La perception du changement. Édition critique, sous la direction de Fédéric Worms. Paris: PUF.

COLLOT, Michel (2005). “Pays, imager, paysage”. In: Yves Bonnefoy, Lumière et nuit des images, sous la direction de Murielle Gagnebin, Edition Champ Vallon: 115.

________ (2005). La Poésie moderne et la structure d'horizon. Paris: PUF.

________ (2005). Paysage et poésie, du romantisme à nos jours. Paris: José Corti.

GOODMAN, Nelson (1992). Manières de faire des mondes. Paris: Folio Essais.

JANKELEVITCH, Vladimir (1957). Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris: PUF.

HUSSERL, Edmund (1970). Expérience et Jugement. Paris: PUF.

MERLEAU-PONTY, Maurice (1945). Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard.

________ (1964). Le visible et l’invisible. Paris: Tel Gallimard.

MOLINIÉ, Georges (1998). Sémiostylistique. L’effet de l’art. Paris: PUF.

________ VIALA, Alain (1993). Approches de la réception. Paris: PUF.

NAUGHTON, John. (1998). “Yves Bonnefoy: l'idée nécessaire de l'être”. In: Yves Bonnefoy. Cahier onze sous la direction de Jacques Ravaud. Paris: Le Temps qu'il Fait, pp. 44-51.

STAROBINSKI, Jean (1982). “Yves Bonnefoy: la poésie entre deux mondes”. In: Critique, nº 350, 1979, repris en préface à Poèmes, Paris: Poésie/Gallimard

 

 Márcia Marques Rambourg, “La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy”, Carnets V, Métamorphoses Littéraires, mai 2013, pp. [inserir números] http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698 

 

MÁRCIA MARQUES RAMBOURG

Université Paris IV, CRIMIC

mmrambourg@gmail.com

Resumo: Neste artigo, tentamos estudar, brevemente, a noção de imagem poética na obra do poeta francês contemporâneo, Yves Bonnefoy. Tal noção é abordada sob a égide do movimento e da ação do ato da criação e da recriação poéticas. Se a poesia de Yves Bonnefoy exalta a percepção da imagem poética como produtora de outras imagens, de outros « países », ela buscará investigar, de mesma maneira, os mecanismos de movimento e de transformação desta mesma imagem.

Abstract: In this article, we attempt to examine, briefly, the notion of poetic image in the work of contemporary French poet Yves Bonnefoy. This notion will be discussed under the perspective of the movement and action of creation and recreation in Poetics. If the work of Yves Bonnefoy exalts the perception of the poetic image as a producer of other images, other 'countries', it will seek to investigate, in the same way, the mechanisms of movement and transformation of that image.

Palavras-chave: Imagem, fenomenologia, paisagem, metamorfose

Keywords: Image, phenomenology, landscape, metamorphosis Márcia Marques Rambourg 

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Paul Pugnaud

La Catalogne, l’Aude, et le Vaucluse, sur ces terres voisines se sont dressés trois poètes du Sud avec leur poésie. Pierre Reverdy publie Le gant de crin en 1927 et énonce « Le décoratif c’est le contraire du réel.» René Char affirme en 1975 dans Aromates chasseurs : « Peu auront su regarder la terre sur laquelle / ils vivaient et la tutoyer en baissant les yeux.» Dans son livre Le jour ressuscité publié en 1985 aux éditions Rougerie, Paul Pugnaud avance entre terres et mer « Sur la route où le jour découvre / le cœur des roches ». Approcher le cœur des roches, sans décor, en baissant les yeux : ces trois poètes du Sud bien qu’éloignés dans leurs travaux ont des attitudes assez proches, ils dégagent de la parole poétique trois écritures où les mots assemblés hors de leurs sens habituels, cristallisent les sensations, dégageant densité et forces dans leurs poèmes. Ces derniers nous apparaissent alors tour à tour comme roc isolé, construction terrestre, mystérieuse, tantôt fragile, tantôt indestructible.

Paul Pugnaud nous confie : « Tu leur as préféré  / Le grand silence minéral / Qui se dépouille de tout élan vers l’avenir.» Ce choix l’a t-il fait parce qu’il a conscience que nous sommes des «  errants » qui ne connaissons pas « le vrai sens de la marche » et que nos mains s’accrochent à toutes les forces de la nature « Avant de se poser / Sur l’épaule des hommes » ? Nos existences traversent des déserts où il faut chercher des fontaines pour retrouver désir et créations : « Peuplant un pays sans échos / Nous inventons des mots / Pour aller plus loin que la vie.»

Pour rejoindre les humains, le poète a besoin « Des mots et de leurs sens cachés » qu’il faut parfois ranimer dans le foyer de la création pour reconnaître que « nous écrivons avec leurs braises.» Nous, les « errants » dans cet univers, qui cherchons une issue dans toutes ces étendues, il nous arrive de faire « taire des voix / lasses de marteler la vie », de s’attarder sur un regard, un sourire « allégeant le poids de la vie », de nous adresser à « des hommes accoudés au parapet du large ». Pas de paroles inutiles, l’éternel voyage des hommes qui rencontrent l’inertie de l’eau, la montagne qui bascule dévoilant une lueur sous la terre et cette fois encore Paul Pugnaud évoque encore les séparations de toutes sortes : « Aucun adieu n’est prononcé / Seul un geste désigné / L’aventure et ses chemins interdits ».  Il faut suivre des rites, buter sur la marche du seuil et prononcer non pas les mots mais le mot qui lie les visiteurs à notre accueil : « Les adieux engloutis / Dans les gestes des voyageurs / Refont surface après / Avoir ranimé des présences.»

Dans son recueil Le jour ressuscité, Paul Pugnaud n’a aucune résignation : des humains disparaissent, des difficultés d’existences surgissent, des solitudes trop dures nous éloignent de la société humaine ; il faut partir, c’est impératif, il faut partir sur terre, sur mer « Par les gestes de ceux qui partent / Les adieux se prolongent ». Ce n’est plus un état imposé mais une décision lorsque le vent se sera tu « au fond des rues le soir », le poète réveillera la mémoire des mots pour écrire « notre quête inlassable ». Ce poète est « homme le doigt sur les lèvres » ordonnant le silence afin de mieux traquer le désir d’écrire « loin de l’hostilité du monde ». À quoi servirait ce voyage, si ce n’est à fuir cette angoisse : « Peur tapie dans les chambres où nous vivons » ? Révéler ce qui nous tient ici bas : « cet échange de paroles / mal accordées à nos désirs » mais que nous rencontrons au coin des rues, découvrir des hommes qui se saluent sans se connaître « Leurs mains s’étreignent / Le soir les colore / Les fait briller comme le feu». La solitude des hommes, les difficultés de communication véritable entre eux, l’inquiétude sur nos avancées, progrès et destructions : où cela nous mènera-t-il ? « Nous avons entendu / les cris / Des insectes qui nous adressent / les menaces sur l’avenir ».  

 Agir coûte que coûte, messages d’espérance pour nous humains parfois si déshumanisés. Espoir ? Que Paul Pugnaud accompagne d’inquiétudes. Alors agir, s’évader, rechercher, découvrir enfin « Le Jour ressuscité !»   




Un regard sur la poésie Native American (5)

“Heaven isn't so far away as people say
I got a home high in my heart
Heaven is right where I come from; I never throw it away
I know the place and I'm going home ….”

“I'm not ashamed to need it I'm going home…
I’ve been around, I’ve been to town
Hey, where d’you think I learned right from wrong”

“I'm travellin' right, I'm gonna get there soon
I'm standing up praying, I'm singing
Saying Heyo ha ha heyo ha hey ya
I know the way and I'm going home.”

“That's where the heart can rest
The best is there
And only a fool would leave it. I'm going home”

Buffy Sainte Mary (Cree)
 

Un chez-soi, a home, est dans les dictionnaires considéré et défini comme une résidence fixe, une demeure qui peut ou ne pas, abriter une famille. Les Indiens d’Amérique du nord ayant perdu la plupart de leurs territoires, ayant été déplacés, déportés, (pour-)chassés, ont une compréhension différente de cette notion, de ce concept, qui revêt non seulement l’aspect du « homeland », (la terre d’origine), mais qui évoque aussi un espace (pas nécessairement géographique) où peuvent s’épanouir leurs cultures, leurs modes de vie, leur identité.  Le corpus des textes produits par les auteurs Indiens (d’Amérique) contemporains des soixante dernières années décline le thème du « homing in», le retour à la maison,  au chez soi, d’une façon récurrente et appuyée. Ceci prouve que l’«être tribal» n’a pas été annihilé, malgré les siècles de colonisation et de tentatives d’assimilation au « melting pot » Américain.

          L’être tribal est fait de trois composantes : la société, le passé et un territoire. La société au sens tribal n’est pas juste une compagnie, c’est un ensemble de règles qui garantissent des droits et des devoirs, un ensemble de rituels sociaux  qui permettent aux êtres humains de gagner, grâce à des bonnes actions vis-à-vis de la communauté, le respect des autres comme le sien propre. La réalisation humaine d’un membre d’une tribu n’est pas seulement un accomplissement individuel : une personne n’est réalisée qu’en relation aux autres, cela a une profonde signification, cela fait du passé une source d’autorité. Il n’est donc pas étonnant que le terme  « home » pour un occidental, ayant perdu ses racines et son identité tribale,  n’ait pas la même signification que pour les auteurs Indiens.

          Bien des romans occidentaux parlent volontiers d’un héros quittant sa famille, avançant à tout prix en faisant table rase du passé, sans un regard en arrière ; bien des romans occidentaux prônent les nouveaux départs, la recherche du « succès », ils ont une dynamique centrifuge. Les intrigues des romans, le thème des poèmes, dans la littérature Indienne au contraire nous content, nous expliquent le processus de retour à la maison (up where we belong), retour sur la réserve, retour à la tradition, retour aux rituels, retour à l’identité Indienne. Et cela ne sera pas vécu, pas vu comme un échec, au contraire, cela sera compris comme évolution et accomplissement parce que le moyen de se connecter avec le passé et les ancêtres, parce que le moyen de vivre selon une autre réalité du temps, une autre réalité de l’expérience humaine faite de répétitions et selon des savoir-faire centenaires, une façon d’entrer dans une éternité, de participer à la roue de la vie elle-même suivant les cycles et les cercles régissant l’univers entier. Ce « homing in » des protagonistes dans la littérature des Indiens d’Amérique est une dynamique à l’opposé d’un processus compétitif et individualiste ; le succès chez les Indiens se mesure à l’aune des relations entretenues avec la famille, avec le clan, et la pauvreté la plus abjecte pour un Indien, c’est d’être seul.

          Que ce soit le Archilde de D’Arcy McNickle (Cree) dans Surrounded , que ce soit le héros de Norman Scott Momaday (Kiowa) dans la maison faite d’aube, celui de Leslie Silko (Pueblo) dans Cerémonie, de James Welch (Blackfoot) dans l’hiver dans le sang, les personnages de Gerald Vizenor (Anishinaabe) dans Dead Voices, les personnages de Louise Erdrich (Anishinaabe) dans Love Medecine, ses personnages féminins dans tracks, que ce soit l’héroïne de Diane Glancy (Cherokee) dans The Mask Maker, à chaque fois le thème du retour à un chez-soi détermine les choix, les actions, les souffrances, les joies, les aspirations des protagonistes. Sans compter les nombreux poèmes des nombreux auteurs qui tous au moins une fois évoquent ce lieu, ce concept, cette compréhension du « going home».

          Home n’est pas seulement un endroit, c’est un passé, une histoire, un système de valeurs en relation avec la parenté, le clan, c’est l’appartenance à un ordre qui pourrait aussi bien être qualifié « d’ancien régime » explique  William Bevis, un spécialiste de la littérature Indienne. C’est aussi un espace, traditionnel ou non, qui permet de renouveler, de soutenir, les cultures Indiennes leurs coutumes, en restant fidèle aux traditions, à l’esprit, à l’identité Indienne. «  Home est le singulier et cependant tissage entre les gens, la terre, la mémoire, l’identité, l’espace, le langage et la communauté » explique encore W.Bevis. C’est un complexe de corrélations qui correspond à la certitude d’appartenir à un espace, à un lieu. Et dans les livres des auteurs Indiens les détails spécifiques relatifs à cet espace, à ce lieu, sont nécessaires aux protagonistes pour ressentir à la fois un progrès dans leur vie, un épanouissement et de la fierté. Cette quête crée un mouvement de convergence, crée un sentiment de respect profond pour les lieux chargés de mémoires, d’histoires, ils atteignent une dimension sacrée et mythique. Ce sentiment Indien est blessé par le mépris des blancs pour les lieux dont les beautés sont détruites à cause de l’urbanisation, du bruit fait par les machines, des lumières agressives dans la nuit, endroits qui ne seront plus jamais les mêmes une fois que les blancs se seront emparés des terres Indiennes.  Ces lieux, montagnes, forêts, arbres, rivières, et même les herbes, sont les éléments grâce auxquels les Indiens apprennent aussi bien leurs langues qu’un comportement respectueux, et cela serait abattu, rasé, creusé, taillé, parcellisé, brûlé  par des mains blanches étrangères à l’histoire, à la mémoire, à l’amour même d’un territoire. L’une des principales sources d’incompréhension entre Blancs et Indiens résidera dans la notion de propriété privée. L’argent qu’ils recevaient en échange des terres cédées (quand ils le recevaient), représentait plus aux yeux des Indiens une forme de loyer, un dédommagement pour l’usage des terres, mais il leur faudra des siècles pour comprendre et concevoir la possession de terres pour un usage privé. La transformation de la terre en argent, ou plutôt transmutation, n’a pas de sens ni de réalité encore aujourd’hui dans les esprits Indiens. L’argent donné en compensation de la perte des terres ( argent récupéré à l’issue de procès) est pour eux quelque chose qui n’a pas de valeur, cela ne compense rien, l’argent se dépense, la terre reste avec ses richesses et sa beauté, et on ne saurait faire pousser les arbres sur un tas d’argent, l’eau ne se met pas à couler depuis une somme d’argent, la perte de la terre est irrémédiable et laisse les Indiens « homeless », sans domicile, sans chez eux. Et quasiment tous les Indiens aujourd’hui ont encore des parents, des grands-parents, des arrières grands-parents, qui leur expliquent, leur racontent, témoignent de ce que c’était que chevaucher des journées entières sans rencontrer de barrières ou d’enclos, ce que c’était que voir et vivre au milieu d’un gibier abondant. Pour une bonne partie des enfants Indiens, l’Anglais représente une deuxième langue, ils ont des gens autour d’eux qui leur racontent les histoires du passé, afin qu’ils ne perdent pas contact, qu’ils restent connectés et sachent d’où ils viennent, donc qui ils sont.

          Norman Scott Momaday (prix Pulitzer 1969) précise que les lieux ne sont pas seulement des points sur une carte, ils sont un espace mental, ils comprennent les histoires qui doivent être dites et sans quoi un lieu ne sera jamais « a home ». C’est pourquoi les livres des auteurs Indiens sont en eux-mêmes des homes, espaces de militantisme, de résistance, de création d’une communauté, de perpétuation des valeurs tribales. Dans les livres, le tissage permanent, les couches de territoires écrits, les langues, les récits, la mémoire et l’histoire, les cultures, sont le lieu d’une conversation permanente, les livres représentent l’espace tribal reconquis: offert, transmis à ceux qui Indiens n’ont que ces livres pour se trouver un chez eux. « In the beginning was the word and it was spoken » dit Momaday dans le chemin de la montagne de pluie. Le commencement ici est l’origine et cette origine n’est pas indépendante de la terre. Ainsi la parole provient d’une origine aussi ancienne que la terre elle-même, aussi ancienne que les migrations des tribus suivant les rivières ou les bisons, aussi anciens que les déplacements saisonniers. Home, c’est the open land, le territoire ouvert, sans clôture, sans barrière, sans cadastre. Quand Abel, le héros de la maison faite d’aube comprend que pour guérir il doit retourner vivre dans la maison de son grand-père et sur la terre qui l’avait porté, qui l’avait vu naître, il reconnaît sa connexion au territoire, et il reconnaît la connexion du langage au territoire : « Il courait et tout en courant il se mit à chanter en sourdine. Il n’y avait pas de son, il n’avait pas de voix ; il avait seulement les paroles d’un chant. Et il continua de courir porté par le chant se levant ». Histoire, terre, et langage se rejoignent et forme le flux de la narration qui va remplir un espace spécifique, investi de sens, plus qu’un récit, et cela redéfinit le mot home dans l’esprit Indien. L’unité de ces thèmes se rejoignant crée le seul territoire qu’ils puissent se permettre de posséder, ils se l’approprient, recréent, le façonnent pour en faire une image d’eux-mêmes, qui soutient leurs cultures, qui leur permet de survivre, c’est leur home et c’est pratiquement tout ce que la culture dominante veut bien qu’ils aient.

          Voici une autre expérience du Going Home  par Maurice Kenny (Mohawk)

 […] from Brooklyn it was a long ride
the Greyhound followed the plow
from Syracuse to Watertown
to country cheese and maples
tired rivers and closed paper mills
home to gossipy aunts   .   .   .
their dandelions and pregnant cats   .   .   .
home to cedars and fields of boulders
cold graves under willows and pine
home from Brooklyn to the reservation
that was not home
to songs I could not sing
to dances I could not dance
from Brooklyn bars and ghetto rats
to steaming horses stomping frozen earth
barns and privies lost in blizzards
home to a Nation, Mohawk
to faces I did not know
and hands which did not recognize me
to names and doors
my father shut

“From Brooklyn it was a long ride”, un éloignement géographique mais aussi culturel, avec pourtant la nostalgie des paysages, la beauté de la nature, avec également la conscience de difficultés économiques, les usines ont fermé… Ce poème saisit l’émotion d’un jeune garçon retournant sur sa réserve après une longue absence, ce pour des raisons familiales, mais c’est une expérience courante pour les adolescents Indiens qui veulent poursuivre des études, que de devoir “s’exiler” loin de leur réserve natale. La réserve est à la fois familière et étrangère désormais, alors qu’est-ce que ce home? Là où le jeune vit maintenant confortablement, ou bien est-ce la réserve où il a passé les premières années de sa vie? Là où toute sa famille réside ? Là où le passé de son peuple est encore vivant dans les mémoires? Mais lui-même en tant que membre de la tribu existe-t-il encore dans la mémoire des siens, c’est la question qui sous-tend le poème, c’est l’angoisse du jeune indien qui a peur d’être rejeté par les siens car il a déserté, il s’est compromis avec « l’ennemi », il a pactisé en adoptant d’autres habitudes de vie, en perdant le savoir danser, en ayant perdu le contact et même son nom Mohawk…. Quelle médiation possible fera que la réserve et ce territoire, cette identité Mohawk revendiquée, devienne vraiment chez lui… Il a vécu deux vies disparates, et c’est bien souvent cette médiation entre les tensions raciales, ethniques, culturelles que les jeunes Indiens cherchent, que la littérature des Indiens d’Amérique du nord propose, et qui est au cœur de l’expérience, du concept de home.    

          Vizenor et son humour bien particulier viennent alors au secours des Indiens. En écrivant Dead Voices, ses récits animés de l’esprit si ce n’est de la présence physique du Trickster, il trouve une solution dans les mythes : à l’ origine il y avait trois Tricskters, trois frères. Le troisième se nomme Pierre (Stone), et pour la première fois il se sentit chez lui en arrivant sur la terre. Naanabozho, son frère, le principal Trickster, veut tuer Pierre et pour se faire lui demande conseil. Pierre très avisé lui explique qu’il doit le faire chauffer dans le feu, et ensuite verser de l’eau froide sur lui. De cette façon Pierre éclatera. Et en effet Pierre éclate mais cela n’a pas l’effet désiré par Naanabozho qui s’est fait berné … à mali malin et demi ! Pierre s’est donc répandu sur toute la terre en une multitude de différentes familles qui vivent dans les montagnes, dans les rivières, dans les prairies, dans les déserts, … mais désormais aussi dans les miroirs, dans les villes, l’éclatement de Pierre et ses fragments dispersés créent la possibilité que tous les endroits puissent devenir des chez-soi. Mais cela ne va sans peine…

          Dans le Cérémonie de Leslie Silko, Tayo revient dévasté mentalement, de la guerre du Vietnam, il retrouve une réserve dévastée par la sécheresse, Il réalise alors que la cérémonie, pour rendre à sa famille et à son territoire, autant qu’à lui-même son état de santé, est une lutte contre les idéaux et les principes occidentaux. Dans ce cas la conception du home est non seulement désirable, c’est une absolue nécessité. Dans Woven Stone, Simon Ortiz va encore plus loin, demandant aux Indiens de se battre pour ce qui est juste et bon afin que la vie elle-même puisse se poursuivre, il faut lutter contre la destruction des peuples et des terres. Son appel à la résistance, son imagination, ses livres et sa mémoire emplie des récits et souvenirs de tout son peuple, de tous les peuples Indiens, deviennent des lieux, des endroits où la vie des Indiens peut se poursuivre en étant de « vrais Indiens » et non les peuples vaincus dont les blancs se moquent.

          « Je me sens pleinement responsable de toutes les sources qui font ce que je suis : tous les ancêtres  passés et futurs, mon lieu de naissance, tous les lieux où je suis allée et qui sont aussi parts de moi, toutes les voix, toutes les femmes, toute ma tribu, tous les gens, toute la terre et au-delà je me sens responsable et reliée à tous les commencements et à toutes les fins. Ecrire étrangement me libère et me permet de croire en moi-même, d’être capable de parler, d’avoir une voix, et cela m’est nécessaire, il le faut, c’est une question de survie » dit Joy Harjo (Musgogee-Creek) qui dans son travail met toujours en perspective, suggère les relations de la vie humaine avec l’histoire millénaire. Pour Joy Harjo, faire l’expérience du home, revenir chez-elle c’est accomplir un sentiment d’unité, lui donner sens et priorité.

          En écrivant les récits hérités des anciens, des générations précédentes, les auteurs Indiens défient les stéréotypes plaqués sur eux par la culture dominante, ils affirment un ancrage tribal et communautaire, et malgré les déportations, exils, déplacements que la société américaine a imposé, impose encore, les culture Indiennes dans, par les livres ont le pouvoir de (re)créer pour les lecteurs un éthos tribal, inscrivent les vies des personnes et des communautés dans le home des paroles, des mots, des langages. Les textes  eux-mêmes signifient home : famille, terres, langage, communauté, histoire, identité. Home devient alors une nouvelle conscience historique, et que l’on soit Indien ou non, comme le rêve Louise Erdrich, cette conscience nouvelle devenue home universel, pourrait aider l’humanité à guérir certaines blessures, ce qui permettrait que ne répètent pas sans arrêt les mêmes erreurs. Home se comprend au sens géographique, au sens culturel, au sens éthique du terme, ou bien encore à la façon de Louise Erdrich, à qui je veux donner ici le dernier mot : « homing in » c’est l’appel et c’est la reconnaissance d’un lieu « where I ought to be ». Question d’attachement, d’identité et plus profondément de responsabilité, d’engagement, de conscience ; home : où je sais devoir être. Où réellement être digne du qualificatif d’humain. Cela ne concerne plus seulement les Indiens d’Amérique, mais tous les humains sur la terre, et c’est ce que les auteurs Native American contemporains nous invitent à réfléchir, sinon à ressentir.