L’homme et la mer.

À lire le poème de Baudelaire, L’Homme et la Mer, nous découvrons que la lutte de l’homme et de la mer est une lutte anthropomorphique. La mer devient un personnage qui se bat contre l’homme exactement sur les mêmes plans physique et psychologique. L’élément naturel est l’égal de l’homme. La mer est devenue une dangereuse et féroce matrone. Ce sont des frères et sœurs ennemis qui sont les miroirs de l’un et de l’autre.

La comparaison dominante du poème est celle de la profondeur : l’idée de gouffre; les profondeurs  abyssales de la mer correspondent aux profondeurs insondables de l’esprit humain. La métaphore de la profondeur représente l’imprévisibilité de l’esprit humain et des comportements qu’il dicte à l’homme.

Dans un autre poème inspiré par l’océan à Baudelaire, L’Albatros, on lit que « Le navire glisse (glissant) sur les gouffres amers » et dans L’Homme et la Mer, l’esprit humain « n’est pas un gouffre moins amer… » On se souvient qu’Homère appelait la mer, « l’onde amère » dans ses grandes épopées de L’Iliade et de L’Odyssée. Au delà des rimes intérieures, chacun sait que l’idée d’amertume, qui est liée aussi à la salinité, relève du registre du goût et que, métaphoriquement, elle désigne une situation insupportable, celle du tourment. Beaucoup de cinéphiles se rappelleront du film Amère Victoire de Nicholas Ray (1957).

L’évidence s’impose de cette similitude entre l’homme et la mer. Ce sont des êtres tourmentés : l’homme par ses sentiments, ses passions, ses pensées, ses soucis, ses ambitions et ses échecs; la mer, par l’agitation de ses flots, le souffle des vents, les attractions labiles de la lune et du soleil et l’affrontement avec les côtes et les rivages.

Le secret de ce poème, c’est l’enchaînement rigoureux, la fixation de l’émotion, le blocage irréversible de la lutte et de son issue. Il s’établit également un parallélisme psychologique qui prépare l’affrontement final car les adversaires seront à armes égales en dépit de l’apparente disproportion de ceux-ci.

Les deux paradigmes se conjuguent pour former une étrange alliance : la liberté et la profondeur s’unissent dans cet amalgame poétique et philosophique. En effet, le champ d’application de la liberté est immense et imprévisible.

Baudelaire va donc dépeindre chacun des adversaires séparément. L’homme, tout d’abord, mais ce n’est pas n’importe quel homme. C’est l’homme libre, l’homme qui ne dépend de personne, ni de lui, ni des autres hommes, encore moins de Dieu. Cet homme, évoqué par le poète, c’est un marin, l’un de ces grands explorateurs du passé, particulièrement des XVe et XVIe siècles : Christophe Colomb, Magellan, Verrazano, Vasco de Gama, tous ceux qui se sont lancés sur les mers dans l’ignorance des circuits maritimes planétaires. Ils ne connaissaient que les points cardinaux, les étoiles de la Voie Lactée, l’art de la navigation, la conception des navires, un sens inné de l’aventure et le courage face aux risques encourus, l’éloignement et l’isolement, l’inconnu, des maladies terrifiantes comme le scorbut, les monstres marins, les tempêtes et ouragans, les maelstroms si bien évoqués par Edgar Allan Poe que Baudelaire traduisit.

« Homme libre, toujours tu chériras la mer! » Ce vers initial du poème lance derechef l’ambiance de l’évocation baudelairienne. Ces hommes, ces grands navigateurs, chérissent la mer, son horizon mouvant, ses vagues interminables, ses reflets incertains, ses créatures multiples et variées, les brumes et les vents qui s’engouffrent dans les voiles et les gréements, les feux de Saint-Elme et même les vents dévastateurs des ouragans. Ils aiment la mer comme d’autres aiment la montagne, avec ses pentes, ses sentiers et ses ravins, ses glaciers et ses moraines.  Même si ces grands navigateurs du passé aiment la mer, ils savent aussi qu’elle est leur ennemie implacable dans tous ces dangers que nous venons d’évoquer.

Pourtant, c’est dans la mer que l’homme se regarde, il se retrouve dans cet immense miroir liquide. La mer lui renvoie son image. Il y contemple même son âme : se sont les grands mythes platonicien et aristotélicien qui resurgissent dans l’union immatérielle de l’âme et du corps. Seule l’âme humaine est liquide  comme la mer et l’homme discerne les aspects les plus secrets de son âme dans le déferlement infini des lames.

C’est dans cette mer « toujours recommencée » comme le dira plus tard Paul Valéry dans son Cimetière Marin que se retrouve le poète. Et c’est alors que nous sommes confrontés à la conclusion abrupte de la première strophe : « Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. » L’esprit de l’homme est comparé à un gouffre. Évoquons pour illustrer cette métaphore du gouffre, l’angoisse de l’auteur dramatique américain Tennessee Williams confronté aux mécanismes mystérieux de la pensée humaine. Le gouffre amer de l’esprit humain correspond à l’inquiétude de l’écrivain américain lorsqu’il réalise que le processus de la pensée est un mystère terrifiant et complexe dans la vie d’un homme. Ce gouffre amer de l’esprit correspond encore à l’angoisse et aux tourments que le poète éprouve lorsqu’il veut sonder sa vision du monde. Angoisse et tourments que ressentira puissamment Mallarmé confronté à la page blanche qui précède le poème. Ainsi pour filer la métaphore, comme la mer et tout ce qu’elle implique et tout ce qu’elle renferme, l’esprit humain est un gouffre insondable non seulement par sa profondeur et l’impossibilité de découvrir tout ce que l’on peut y trouver mais encore par la diversité de ce qu’il peut produire, pensées créatrices et dévastatrices, émotions et passions dévorantes, réactions inexplicables face à l’autre et au monde, illustrées de façon redoutable par les analyses du docteur Freud.

Mais voici la seconde strophe et la complaisance de l’homme le pousse à contempler son image comme Narcisse qui s’est fait le prisonnier de la sienne. Qu’est-ce que l’image de l’homme? Ce peut être la représentation complaisante de sa projection dans le miroir de la mer. Ce peut être aussi la mer elle-même mais aussi l’image que la mer lui renvoie de lui-même. C’est donc une image de l’homme, un autre lui-même complet dans sa projection dans ce miroir de la mer. Pour mieux connaître cette image de lui-même, pour la mieux posséder, l’homme décide d’embrasser cette image dans ses propres bras avec l’espoir de réussir un vaste contact physique mais aussi visuel dans ce miroir explicite de la mer.

C’est ensuite un nouvel instrument de connaissance que met en œuvre Baudelaire, le cœur. Mais il ne s’agit pas de l’organe interne, la viscère qui fait circuler le flux sanguin dans le corps. Le poète a toujours la maîtrise de l’univers symbolique. Il s’agit donc d’un cœur intellectuel et passionnel. Un cœur qui ne bat pas mais qui perçoit sa propre rumeur, un sens nouveau et supérieur qui s’ajoute aux autres. Ce sens exceptionnel et symbolique peut ressentir et exprimer le libre jeu des passions qui l’animent. Mais la plainte indomptable et sauvage de la mer le détourne avec force de ses préoccupations dominantes.

Après avoir analysé poétiquement les caractères de l’homme, son âme, son esprit, son image, son cœur qui constituent une revue complète de l’être humain, le poète réunit dans une ultime comparaison les deux adversaires.  L’homme comme la mer est ténébreux et discret ; ils dérobent leurs secrets grâce à l’obscurité favorable et par une prédisposition à la modestie, à la discrétion et à la pudeur.

Baudelaire effectue alors un retour vers le mystère des profondeurs. On ne connaît rien des abîmes de l’homme, ce sur quoi nous insistions précédemment : les tourments produits par l’imprévisibilité de l’homme. Quant à la mer, on ne connaît rien non plus de ses richesses intimes. Sont-ce là les myriades de poissons, de cétacés, de crustacés, de mollusques et de coquillages nacrés qui peuplent les eaux des océans, les immenses fonds marins parsemés d’épaves et de trésors inconnus, les civilisations mystérieuses ensevelies sous les eaux jalouses des océans tel l’Atlantide du philosophe grec Platon. La raison d’être de tous ces secrets communs à l’homme et à la mer, c’est une jalousie barbare pour les protéger de tous les intrus, les violeurs patentés et les découvreurs avides et réprouvés.

Malgré cette immense et surprenante ressemblance entre l’homme et la mer,  semblable comme un frère et une sœur, l’homme et la mer se combattent depuis des temps immémoriaux, depuis des siècles innombrables, durée qui échappe à l’histoire enregistrée et donc à la mémoire humaine.

Nous atteignons alors cet affrontement ultime. Après avoir évoqué les deux adversaires, après les avoir assimilés dans les mêmes passions, les voici désormais confrontés dans un dernier combat sans quartier, sans pitié ni remord dit le poète. Ainsi que le combat d’Hercule et du géant Antée, le combat ne peut se terminer que sur la défaite complète de l’un des adversaires. Mais, comme la lutte se prolonge, cela démontre à l’envi que nul d’entre les deux adversaires ne peut finalement triompher.

Quelle est la raison d’être de cette lutte infinie et interminable? Baudelaire nous explique que l’homme et la mer aiment le carnage et la mort. Il suffit de penser à ces milliers de naufrages, le plus fameux étant celui du Titanic, à ces milliers de combats maritimes, l’Invincible Armada, Trafalgar, à ces milliers de noyés et de marins disparus en mer, « routiers et capitaines », comme dit José-Maria de Hérédia dans son poème célèbre : Les Conquérants, pour une estimation de ce combat implacable. Inversement, on sait que plusieurs pays ont élevé des digues pour gagner des terres sur la mer comme les polders néerlandais.

Cette lutte interminable est enfin conclue par cette invocation qui scelle les doubles destins des combattants, ceux qui sont des « lutteurs éternels », le combat infini dans le temps des « frères implacables ». La masculinisation de la mer confirme la férocité et la durée de la lutte, et surtout l’égalité des ennemis.

Pourtant, ce sera à la fin des temps que cessera cet immonde combat car le livre biblique de la Révélation annonce que « la mer n’est plus » ou comme le dit la Bible de Jérusalem : « et, de mer, il n’y en a plus » (Révélation 21:1). Avec la disparition définitive de l’un des combattants, la lutte infinie sera achevée à jamais. Baudelaire ne pénètre pas dans cet univers symbolique de la Révélation et sa conclusion demeure, la lutte pour lui jamais ne cessera.

Car c’est une lutte étrange que celle de l’homme et d’un élément naturel, la lutte est inégale : comment l’homme, ce roseau pensant, comme dit Pascal pourrait-il affronter cette immense masse liquide des océans? Dans l’imaginaire humain, et encore faut-il se tourner vers l’univers religieux pour rencontrer un triomphe de l’homme sur l’élément marin. C’est la victoire du Christ sur la mer déchaînée, contée dans l’Évangile :

Or, un jour, il monta en barque avec ses disciples et leur dit : « Passons sur l’autre rive du lac ». Et ils gagnèrent le large. Tandis qu’ils naviguaient, il s’endormit. Une bourrasque s’abattit alors sur le lac; ils faisaient eau et se trouvaient en danger. S’étant donc approchés, ils le réveillèrent en disant : « Maître, maître, nous périssons! » Et lui, s’étant réveillé, menaça le vent et le tumulte des flots. Ils s’apaisèrent et le calme se fit. Puis il leur dit : « Où est votre foi? » Ils furent saisis de crainte et d’admiration, et ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc celui-là, qu’il commande, même aux vents et aux flots, et qu’ils lui obéissent? »

(Évangile de Luc 8 :22-25; traduction de la Bible de Jérusalem).

 

Le Christ triomphe des éléments naturels alors que Jonas, le prophète sera lancé au milieu des éléments déchainés pour se retrouver dans le ventre d’une baleine. Le thème banal de la lutte de l’homme contre la mer trouve dans cette conjonction de Baudelaire et de l’Évangile une issue improbable.




Guillevic et la poésie

Nous sommes au monde et nous l’ignorons ; ou alors nous l’oublions, nous nous laissons distraire par tout et par n’importe quoi. Nous flottons, extérieurs à nous-mêmes, étrangers à cet univers qui est nôtre. C’est l’exil intérieur. Et voici qu’un poète nous rend à nous-mêmes. Sans nier l’étrangeté de l’univers, il s’efforce humblement de le contempler, de le comprendre, de le prendre avec soi tout en respectant son mystère.

En 1942, au moment où Francis Ponge fait paraître Le parti pris des choses, Guillevic publie Terraqué, un mot disparu du dictionnaire, fabriqué de terre et d’eau, mais aussi de terreur dans la mesure où Guillevic s’est construit contre la peur. Ponge et Guillevic, à contre-courant du Surréalisme régnant.

Guillevic  va tenter de prendre possession du monde ou plutôt de s’y inclure, d’y établir son domaine. Il va découvrir que la poésie est une langue dans la langue Tout en refusant de se laisser séduire par les coquetteries habituelles de la poésie : la métaphore notamment.

Ecrire,
C’est faire avec la langue du pays
Un autre usage,
 

Autre chose.
 

Habitations dans Sphère est révélateur de ce mouvement d’incorporation ou plutôt, du double mouvement du dehors au dedans et du dedans au dehors. Guillevic nous incite à être au monde, par tous les sens et notamment par la vue, sans rien renier de l’effroi d’être né ; à la manière dont un Henri Michaux fait ressentir l’horreur plus que l’honneur d’être de l’aventure :

Les menhirs la nuit vont et viennent
Et se grignotent.
Les forêts le soir font du bruit en mangeant.
 

La mer met son goëmon autour du cou – et serre.
Les bateaux froids poussent l’homme sur les rochers
Et serrent.
 

(Carnac  in Terraqué.)

 

Etier est ce mince canal qui établit, au rythme des marées, une communication intermittente entre le marais salant et la mer. Guillevic écrit : « le poète n’est-il pas l’étier qui reçoit ce qu’il peut du monde et en garde ces petits tas de sel  : les poèmes ? » Aujourd’hui, on parlerait d’art minimaliste, mais il me semble que l’entreprise est d’une autre envergure.

C’est, d’une part, ne pas négliger le vide indispensable à créer dans l’esprit :

 

Sans le vide,
Rien n’est faisable.
 

Omniprésent,
Même dans le silence.
 

Tout, sans lui,
Serait de la nature du boucan.
 

C’est lui
Qui permet que ça remue,
Qu’on remue tout ça.
 

C’est lui
Qui permet qu’on entre.
 

C’est lui qui fait
Qu’il y a un dedans.
 

C’est lui,
La danse. 
 

(Inclus)

 

À la radio, un photographe évoquait l’irritation de Doisneau devant les comparaisons du type : ce pont sur la Seine me fait penser à Monet, « Non ! disait Doisneau, je vois ce pont sur la Seine »; voir et non comparer ou faire référence. Il y a de cela chez Guillevic :

Ce n'est pas difficile
Dans une touffe d'herbe
De voir un incendie
Où s’exaltent des cathédrales,
 

De voir un fleuve qui se presse
Pour les sauver.
 

(…)

Mais voir la touffe d’herbe.
 

N’y a-t-il pas là une résolution ascétique de s’en ternir au réel, sans éprouver le besoin de se reporter à. N’était-ce pas Apollinaire qui en appelait aux « grands oublieurs » ? Un poète aussi différent de Guillevic et d’Apollinaire que Saint-John Perse aspire lui aussi à se débarrasser du poids de l’érudition :

O Pluies ! lavez au cœur de l’homme les plus beaux dits de l’homme : les plus belles sentences, les plus belles séquences ; les phrases les mieux faites, les pages les mieux nées.. (…) lavez la literie du songe et la litière du savoir (…)

Pluies, VII, in Exils, Gallimard, 1944

 

Et d’autre part, c’est, toujours dans Inclus, la vision du poète, pareil à chacun, et qui peut parler de lui dans la mesure où il assume la part commune à tous :

 

C’est bien,
Précisément,
 

Parce qu’il est
Un entre tous,
 

Qu’il peut être avec,
Dans tout l’autre,
Dans chacun des autres.
 

Et c’est pourquoi
Il peut être lui-même,
 

Oser
Parler de lui.
 

(Cet autre, p.98)

Rares sont les poètes à la fois aussi concrets, matérialistes et aussi intériorisés :

 

Sera comblé
 

Celui pour qui l’espace
Ne sera pas dehors.
 

Ecoute en toi le merle
Comme il t’habite.
 

Regarde-toi par lui
T’étendre sur la plaine.
    

(Inclus)

 




Regard sur les poésies de langues allemandes (1)

Rosemarie Bronikowski est née à Hambourg, en 1922. Pendant la deuxième guerre mondiale, elle a vécu à Berlin où elle étudiait. A l’âge de 19 ans, elle s’est retrouvée veuve. Elle a travaillé aussi comme infirmière, dans les hôpitaux où se trouvaient les victimes des bombardements. Un second mariage l’a rendue mère de sept enfants dont elle a de nombreux petits enfants et arrière petits enfants. Aujourd’hui elle vit dans un petit village près de Freiburg (en Brisgau).

Rosemarie Bronikowski a commencé à publier aux alentours de 1970, principalement de la poésie et de courtes proses poétiques. Elle a également écrit une trilogie sur sa jeunesse en Allemagne nazie et un livre relatant son expérience durant l’année passée avec des prisonniers. Elle a pris une part active au mouvement anti-nucléaire et obtenu la Croix Fédérale du Mérite Allemand pour son travail en tant que volontaire dans les prisons. Sa poésie et ses nouvelles lui ont valu un large succès et plusieurs prix. Rosemarie Bronikowski continue à faire des lectures publiques et à publier des livres. Son dernier livre de poèmes « Geistertreiben » a été publié en 2011. 

Cinq poèmes de Rosemarie Bronikowski

Tous les poèmes sont extraits du livre de Rosemarie Bronikowski, Kopfstand auf schwarzem Roß, Edition Fürsatz, Trescherverlag, Berlin, 2005.

La traduction française est due à Brigitte Gyr, celle en anglais est due à Bettina Heintges : qu'elles en soient chaleureusement remerciées.




The most photogenic side of Simon Armitage

“Sense of something else”, “time and space/ contracted” and “between one and the other” were some of the expressions which captivated my attention on my first reading poems by the leading contemporary British poet Simon Armitage. “Sense of something else“ had striking resemblance to Larkin’s “the importance of being elsewhere“; “time and space/ contracted” was close to Eliot’s “intersection of timeless/ with time”; “between one and the other” resonated with Auden’s “for the time being”.

The poetic voices of those three important literary figures which greatly marked the Modern age in British poetry (Larkin, Eliot and Auden) can be found in some ways echoed in the background of Armitage’s verses  – in a disposition to Larkin’s jazzy music variations in stanza structures, inclination to Eliot’s philosophical world view, and in an Audenian like affinity to lyrically beautify ugly reality.

One of the settings where Armitage’s poems take place is night. This poet feels night as a frozen moment, “the ringed planet”; it gives him the power to watch, feel and eavesdrop on the beats and rhythms of nature. But that power endures only until dawn (“wait for the dawn to take you”). He finds nature as being similar to man. Hence he constructs the picture of sameness of man with nature, and is happy to be able to completely indulge in such a “unitedness” with the scenery before his eyes (“who wouldn’t die/ for the view”).

The idea of man’s closeness to nature is what gives this poet a feeling that he is never alone. He is either surrounded by the past (“Those days. Those times”), the future (“The future was a beautiful place”), his own thoughts and reflections, a silent listener (probably female), people or by family.

The lyrical voice in Armitage’s poems is still living in his past, confusing it either with his future (as in the poem “A Vision”) or with his present (as in the poem “At sea”). Whatever the lyrical voice does, it manages to reveal a glimpse of a wish to find hidden beauty in everyday (but frequently unattractive) life and to poeticize it (“the shade of the unnamed tree”; “the golden one”).

With the example of his four poems –“About his person”, “At sea”, “Give”, “The Hard”- I will try to demonstrate how all these features are reflected in Armitage’s verses, and why his poetry has the attribute of “photogenic”.

About his person

The title clearly implies that it’s a poem about “his person”, or an unnamed subject physically absent throughout the poem, but depicted only via his things. This unnamed subject has no feelings, no emotions, no physical appearance. He himself is rather a thing.

The poem’s structure resembles harmoniously connected fragments of broken triviality surrounding “his person”. Those fragments are stylistically conjured up by the usage of imperfectly rhymed couplets (ten overall) that manage to “break” triviality into pieces. The language of the poem is simplistic and so advertently used not to reveal, but to conceal the central problem in the poem – the unnamed subject.

The use of imperfect rhyme in this context is indicative of the author’s inner feelings provoked by the appearance of the unnamed subject. Being struck by seeing “his things”, the poet could not allow his rhyme to have its regular flow. This same rhyme contributes to “concealing” the harmony of the depicted scene – “a library card on its date of expiry”, “A postcard stamped/ unwritten, but franked”, “a pocket size diary slashed with a pencil”.

The author made an attempt to use objects so that he could transform a human being into a thing. The poem’s underlying motif is of transformation. Rather than talking about the trivial (as was the initial expectation), this poem talks about how to transcend the trivial, which can be achieved only through inner transformation.

Another underlying motif in the poem is the passive/ active dichotomy given through the relation between spectator and object, between the processes of observing and being observed. The spectator (poet) actively observes the object (the unnamed subject), which is passive. Not only does the poet actively observe the unnamed subject depicted through his things, but he also “actively” writes about what he sees. The passivity of the unnamed subject is clearly depicted by the use of “passive adjectives”: “white unweathered“, “no gold or silver”, “giveaway”, “beheaded”, “unwritten” or by set of words like: “date of expiry”, “postcard stamped”, “diary slashed with a pencil”.

And “that was everything”.

At sea

The central motif of the poem, which is written as a variation of dramatic monologue, is rooted in the idea of blending past with present. The speaker views his past in a moment outside of space and time. By blending those two aspects of time, the speaker is never completely involved in any of them, but is instead entrapped in his own frozen moment as himself rather than as a voluntary victim. The opening lines written in Audeanian style,

“It is not through weeping,
but all evening the pale blue eye
on your most photogenic side has kept
its own unfathomable tide”

directly refer to the moment of the speaker’s seeing tears on someone’s face, which takes him back to his long gone days: “Like the boy/ at the dyke I have been there”. Then he starts to remember the time when he would hold out “a huge finger” to lift “atoms of dust”. He refers to another (supposedly female) being, “We are both in the dark” - which is a key moment in the poem, since it reveals that the events he recalls onwards all happened in the dark or “through until dawn”. His past recollections are devoid of bright day or sunlight. He is surrounded by dark. This could hint at the speaker’s inner desire to delve into dark secrets of his consciousness, which is too strong to bear. “I cannot bring myself to hear it”, confesses the speaker.

The speaker’s voyage back to his own past stops when he starts hearing sounds (“the ball of your foot/ like a fist on the carpet”), and the line “for the eighteenth time” suggests that this is what continually recurs, and that each time it happens, he feels inhabited by the long “bottled” but “burst” feelings of pain. Then he feels tormented, and to walk in that pain would be to “walk in/ on the ocean”.

The ocean metaphorically stands for the lost physicality that is causing him pain. The sooner he approaches his lost physicality, the sooner does he start feeling his long ago buried pain. And then comes the sound dimly depicted as emerging from the imaginary female listener’s footsteps. However, it is still not clear what the sound is about, because the speaker is downstairs, and he cannot bring himself to hear it... It is only known that some words are heard. It could be that it is himself producing sounds – his inner cry. In that moment his senses are open. He hears (“words have been spoken”), he sees (“the length of your leg sliding out/ from the covers”), he tastes (“who hooked out his eye and ate it”), he touches (“the point of a tissue”). That’s why “the ocean” stands under, above, in front of, behind... all around the speaker, and he can’t help it.

Give

This is a free-verse poem with variations in stanza structures – couplet, terza rima, terza rima, couplet, couplet. Such variation resembles patterns of a musical piece, more because its first two stanzas are rhymed (the first in the pattern A-A, the second in B-C-C pattern), and the last couplet contains repetition (you-you). This musicality is further strengthened by the use of verbs denoting music – “dance” and “sing” (“For coppers I can dance or sing”).

The poem takes the form of a soliloquy by the male speaker. This speaker is pursuing his imaginary female lover with the attempt to confess his love. He is “on the street, under the stars”, sleeping on her doorway which he willingly (“of all the doorways in the world”) chose to sleep. He dances and sings for coppers. He is pleased to be returned at least bits of his lover’s affection: “You give me tea. That’s big of you”. 

The poem is a modern version of traditional love sonnets, in which the speaker courts his female lover, proves how much he is loyal to her and lyrically romanticizes his inner feelings.

The Hard

This poem is representative of the author’s attempt to find beauty in immediate objects. Its meter is far stretched, thus providing a groundwork for the author to free out his thoughts – and without a regular rhyme scheme to limit his poetic moves. This is clearly mirrored in the lines depicting “endless estate” and “cornerless state”. The poet stretches his meter so that he can proclaim an announcement. The first hint of such an attempt is given in the very title, “The Hard”.

On a psychological level, the poem represents a poet’s interior journey “between low tide and dry land, the country of sand”. The line “but the moon is low” is key to understanding the poem and realizing what the proclamation is about. “But the moon is low” suggests that such a scene was not expected to be seen in this voyage. The Moon symbolizes clairvoyance, intuition, the unknown, but given in this context, it stands for rebirth.

So, the pilgrim (stranger in the poem) who embarks on an interior journey aspires to be reborn. In order to attain that condition, he needs to shake off the remnants of his past life pictured in the opening lines, “Here on the Hard, you are welcome to pull up and stay”, or later in the poem, “The vast, weather-washed, cornerless state of our mind/ begins on the Hard”. Those lines also serve as an invitation for the pilgrim to enter the new life symbolically alluded to as “The Hard”. But it is not easy to do so. “The moon is low”, and he is still doing nothing, but is only tempted to wait. The lines that appear after invoking the picture of low Moon refer to the ticket the pilgrim had bought for a pound which stayed “locked in the car” and “stamped with the time”), and are the echoes of his past life. They inform him that he is entrapped in a frozen moment. It is still not certain whether he is ready for his own rebirth. It is still not clear whether he can completely shake off the traces of his own past. And that is “hard”.

The pilgrim is testing himself, testing his own limits (in the metrically limitless poem!). Is he now ready for his own rebirth? We do not know it. The poem just “tells how taken you are, / how carried away by now, how deep and how far”.

***

Simon Armitage gives reality beautiful aesthetic dimensions. That’s why his poems have such photogenic features. As an example, in “A Glory” the speaker is so much in love with his object of affection that he endows her with angelic features – her “crucified shape” is dwelling in the sky above and leaving “the impression of wings”. The beauty of his love object distracts him, leaving him no sleep at night. But he enjoys watching his angelic love in those wee hours “from under the shade and shelters of trees”, again waiting for his mysterious dawn to take his sweetheart away.

The repetition mentioned in the poem “Give” recurs in other poems as well, as in “Out of the Blue”, when continuous verb forms are used to accentuate the duration of certain activities of the speaker (“waving, waving”, “watching, watching”, “searing, searing”), thus succeeding in making a parody of British nursery rhymes.

The speaker in Armitage’s poems is a time traverler who does not accept a predetermined destiny (“I pulled that future out of the north wind”). He enjoys the limitlessness and vastness of the universe. It is what gives him the freedom needed to create (“free sky, / unlimited and sheer”). It is when he feels completely on his own when his “photogenic” side can perceive the world around. He is partial not to colours, but to nuances of colours. Thinking that no colour is ever the same, he engages himself to examine and record the enigmatic changes of colour in the scenery he perceives, “the colours of oil on water in sunlight”, “smoke’s dark bruise/ has paled” or “white towels/ washed a dozen times, still pink”.

To conclude, Simon Armitage comes up with poems which are original and typically his own, as they are not easy to imitate. This just proves how Armitage’s familiarity with the rich British poetry tradition helps him to be contemporary. He creates verses fragile as the human body, flexible as the wind and waves. But, what Armitage bravely does is to dare bend his verses, putting them up and down, encircling them, but never breaking them. By doing so, he remains strictly within the frames of poetry, no matter how musical and visual his verses at times can be. Simon Armitage has proved himself a producer of highly refined British poetry, and as such will long remain.

 




Un regard sur la poésie Native American (4)

Le post-moderne

Gerald Vizenor est l’auteur de plus de trente livres. Il aborde tous les genres depuis la poésie, la nouvelle, le journalisme, en passant par le roman, l’essai et les ouvrages de théorie critique. Il est reconnu par ses pairs pour être l’un des auteurs phares, et l’un des universitaires les plus remarqués parmi les écrivains dits « Native American ». Il est traduit en plusieurs langues, il a reçu des prix littéraires dont le American Book Award et le Fiction Collective Award pour son roman Griever : an American Monkey King in China. L’empreinte que G.Vizenor a d’ores et déjà laissée, dans les domaines critique et créatif, est indélébile. Il marque un tournant dans la façon dont les lecteurs peuvent approcher les œuvres des auteurs « indiens » (ou Native American).

Pour le présenter, d’abord dire qu’il est Anishinaabe, (Ojibwa ou Chippewa comme les blancs ont nommé ces populations du nord des USA, proches des grands lacs et au-delà jusqu’au Canada). Il a été élevé sur la réserve de White Earth dans le Minnesota, son père a des ancêtres français, ce qui fait de lui un métis. Il vient d’une tradition de « storytellers », les conteurs. Descendant du clan de la grue, il appartient au clan des orateurs de sa tribu. Les récits, histoires, paroles et mots, sont les fondations de son être et de sa carrière. « On ne peut comprendre le monde sans raconter d’histoires » affirme-t-il, « il n’y a pas d’autre centre au monde que le récit ».

Préciser aussi que raconter une histoire pour un Native American, ce n’est pas seulement raconter ce que disent ou font les personnages à ceux qui écoutent, mais il s’agit d’inclure les auditeurs-spectateurs à l’histoire, de telle sorte que raconter crée l’événement, cela arrive vraiment, l’histoire devient, est expérience vécue et partagée par l’auditoire. Cette expérience n’est pas reproductible dans un écrit, encore moins en anglais, tant le contexte, ou encore les langues amérindiennes une fois traduites, perdent de ce qui fait leur saveur, leur dimension cosmique. Pourtant Gerald Vizenor a pour but d’offrir les possibilités au texte de devenir vivant. 

Une première remarque : G.Vizenor veut que tous nous refusions le terme générique d’Indien, d’autant que les vrais Indiens vivent en Inde. Cet adjectif utilisé abusivement a créé une figure et une catégorie de gens qui tout simplement n’existent pas, c’est un simulacre qui efface la réalité des peuples indigènes du continent Américain. Tout le travail de Gerald Vizenor consiste à créer un nouveau vocabulaire, en utilisant des néologismes s’il le faut, afin de nous permettre une nouvelle approche des études et de la littérature amérindiennes. Dans les traditions orales, le mot, la parole, ont un pouvoir magique, ils ont une puissance, ils sont vibrants d’énergie (il utilise les mots life et juice pour parler des mots). Et les traditions amérindiennes donnent aux mots un pouvoir indépendant, supérieur à celui des dieux. Et cela s’inscrit au présent, ce n’est pas un pouvoir enfoui dans les temps mythiques qui se serait évanoui avec eux.

En fait Vizenor enrage. Contre ce qu’il ressent comme statique, monologique, dans la façon occidentale d’utiliser les mots. Il déclare the « word wars », un combat contre les « dead voices », il fait en sorte que les mots imprimés ne constituent pas seulement l’ombre d’une parole vivante. Il critique les représentations néocoloniales, il examine les procédés avec lesquels les cultures amérindiennes ont été annihilées dans l’esprit des Américains, et ce, par le biais de la littérature. Il  veut libérer les identités amérindiennes de l’emprise littéraire coloniale. Il veut miner à l’intérieur de la langue anglaise les stratégies d’enfermement permises par les structures littéraires et linguistiques ; il veut les remplacer par des stratégies de débordement et de libération, et ce en créant une tension entre le monde des traditions orales et la réalité du monde écrit, entre l’anglais et les langues amérindiennes. Il écrit : «  L’Anglais a été la langue linéaire des découvertes coloniales, des cruautés raciales, … la langue imposée dans les pensionnats…. Une langue de paradoxes car au dix-neuvième siècle elle a pourtant véhiculé la vision de Vovoka, une religion du renouveau, vision diffusée de tribu en tribu, langue anglaise portant en elle les fantômes de la Ghost Dance*. » Langue capable de couver en son sein la créativité et la survivance. Ces ombres et le langage des poètes amérindiens pourraient bien se révéler être la nouvelle Ghost Dance, dansée sur la scène de la littérature, une littérature de l’ombre qui anime et ravive la survivance tribale. C’est-à-dire qui permette d’atteindre les différents niveaux de la réalité : le spirituel, le visionnaire, et le mythique, qui donnent accès à des expériences pleines de la réalité, à des vérités plus larges de l’expérience humaine. Que les lecteurs n’aient pas seulement des histoires amérindiennes valant comme notices nécrologiques ou autres éloges funèbres, à se mettre sous les yeux.

Le premier roman de Gerald Vizenor Darkness in Saint Louis Bearheart est une tentative de cerner le phénomène élusif du post-modernisme. Les thèmes soulevés dans le roman sont la menace de disparition de la vie traditionnelle indienne, la raréfaction des ressources en Amérique, la violence au quotidien, l’obscurantisme rampant et le peu de cas fait des intellectuels ou des universitaires.

Après le prix Pulitzer accordé à Norman Scott Momaday pour son livre House Made of Dawn, deux autres romans furent publiés que l’on pourrait dire appartenir également à la veine moderniste : Winter in the Blood de James Welch et Ceremony de Leslie Silko, les deux se référant au mythe du terrain vague. À la fin des années 70, cette phase moderniste du roman « indien » inspira à Gerald Vizenor une réponse post-moderne.
Bearheart est un “frame tale”, un récit gigogne, où plusieurs histoires se développent dans l’histoire. Saint Louis Bearheart, un fonctionnaire au bureau des affaires indiennes, spécialiste des questions d’héritage, officiellement gratte papier donc, est secrètement en train d’écrire un livre intitulé Cedarfair Circus : Grave Reports from the Cultural Word Wars (rapports de tombes, tirés des guerres culturelles des mots). Quand les membres du mouvement des Indiens d’Amérique (AIM) occupent le bureau des affaires indiennes, Bearheart  séduit une jeune Indienne radicale et lui donne son manuscrit à lire. Il s’agit de l’histoire d’un groupe d’Indiens pèlerins qui cheminent du Minnesota vers le Nouveau Mexique afin d’échapper au chaos survenu après la chute de la civilisation américaine, quand le pétrole s’est tari. Au premier couple initial (Proude et Rosina)  s’ajoute un équipage de  "tricksters and contrarion clowns,"  des trisksters et des clowns-contraires, des personnes « miroirs » qui  se comportent à l’inverse de la majorité mais qui incarnent la possibilité de vivre et de penser autrement. Cette bande dépenaillée, sur son chemin lutte et livre bataille contre de hideux ennemis : Sir Cecil Staples, le monarque de l’essence sans plomb qui oblige les automobilistes à jouer leur vie à la roulette dans l’espoir de gagner 5 gallons d’essence; les fascistes du restaurant de la sorcière à Ponca City, Oklahoma ; plus les célèbres chasseurs et éleveurs de chevaux d’Orion, Oklahoma. Ceux-là tuent les gens ayant des croyances et qui les pensent être les seules vraies valeurs morales. Après une série de morts violentes, la bande réduite de pèlerins arrive aux portes de Pueblo Bonito au Nouveau Mexique où Proude et son bras droit Iniwa Biwide passent au travers d’une fenêtre-vision et entrent dans le quatrième monde. La femme de Proude, Rosina, qui l’a trompé avec un pèlerin, Bigfoot Saint Plumero, nous est montrée en train d’observer avec regret les traces d’ours dans la neige, traces que Proude et Iniwa ont laissées alors qu’ils entraient dans le quatrième monde. (Ce qui est une façon de revisiter les mythes de la création Pueblos et Navajos, du premier monde sous-terrain au quatrième par une ascension au travers de trous). Ce bref résumé est suffisant pour que chacun puisse comprendre que Bearheart est bien un roman post-moderne. Il combine humour et sang versé, il illustre que « le malheur des uns fait le bonheur des autres ». Pour tenter de lever l’ambiguïté autour du mot,  Jean-Francois Lyotard affirme que le post-moderne n’est pas une période mais bien plus une impulsion, un élan, l’intervalle d’expérimentation qui arrive entre deux périodes pendant lesquelles un seul modèle esthétique domine. Dans Bearheart, les événements loufoques se succèdent et le point culminant est atteint lorsque Proude quitte le (notre) troisième monde pour naviguer dans le quatrième. Vizenor suit alors les modèles de Gabriel Garcia Marquez en se servant du réalisme magique, ce que les auteurs indiens contemporains utilisent abondamment : Leslie Silko, Louise Erdrich, Scott Momaday pour ne citer qu’eux. Mais à la différence des auteurs cités, Vizenor se situe dans le camp post-moderne. Parce qu’il a une approche humoristique de la violence, parce que son roman se libère de la vraisemblance et ce grâce à son héritage Chippewa. En fréquentant la réserve de White Earth, en séjournant chez sa grand-mère, Gerald Vizenor a entendu les récits traditionnels. La plupart de ceux-ci concernent le Trickster Manabozho, ils sont faussement comiques, souvent sanguinaires, pétris d’humour noir. Les récits du Manabozho bien souvent suspendent les lois de la nature et de la probabilité. C’est en ce sens que le réalisme magique post-moderniste attire Vizenor bien plus que les conventions qui gouvernaient le roman avant les années 60.

Vizenor écrit des histoires de Trickster, la figure farceuse des Indiens d’Amérique du nord, en se transformant en Trickster, dans le but de faire de ses lecteurs des Tricksters eux-mêmes, qui seront ainsi au prise avec la lutte contre l’ignorance, l’impuissance, et la façon dont Vizenor le rend possible est une approche post-moderne. Son héritage indien permet à Vizenor d’être devenu un écrivain post-moderne. Il fait allusion à des mythes et des rituels comme sources de possibles révoltes post-modernes. Je le cite « Une nouvelle sensibilité se manifeste d’elle-même, de plusieurs façons. L’art est un véhicule pour faire exploser les prétentions traditionnelles et pour montrer la vulnérabilité, la minceur de l’art et du langage, ce sur un mode de conscience moins sobrement rationnel, une conscience plus agréablement ouverte au mythe, au rituel tribal, à l’expérience visionnaire, enracinée dans un fluide protéiforme et dans un concept  indifférencié du soi qui est opposé au refoulé, à l’égo occidental crispé. Le Trickster, qui n’existe que dans les histoires, représente l’esprit saturnien de rébellion dans les récits (indiens) tribaux. Il est une chance, un comique holotrope dans le jeu du langage post-moderne qui dévoile les distinctions et les ironies entre les voix narratives. » Plus loin il dit encore à propos du Trickster :  « c’est un signe sémiotique signifiant l’antagonisme social et le militantisme esthétique dans la critique post-moderne et l’avant-garde, mais il ne peut pas désigner la  présence ni l’achèvement de l’idéal culturel dans les récits ». Par holotrope Vizenor veut dire total, libre, à la fois signifiant et signifié. En citant Bakhtin, Vizenor décrit le comique holotrope comme un dialogisme, ce qui signifie que Trickster doit être compris comme partie d’un plus grand tout, une somme d’énonciations des traditions orales. Pour Vizenor le monde tribal est comique et communautaire ; l’esprit comique est au cœur du Trickster, une figure créée par une tribu en tant que tout, et non par un auteur individuel. Vizenor soutient que le contraire d’un discours comique est un monologue, une énonciation isolée, qui s’approche du tragique en littérature, mais pas de la vision comique dans un monde tribal. Vizenor voit le chronotope post-moderne dans la littérature fictionnelle comme un moyen d’attaquer la vision dominante dans un monde postcolonial, sa principale arme est Trickster, le « libérateur agonistique ».

La présence du super naturel est souvent attribuée au primitif ou à la pensée magique indienne, qui coexiste avec la rationalité européenne. Le réalisme magique est basé sur la réalité, un monde avec lequel l’auteur est familier, et qui exprime les mythes et les superstitions traditionnelles des Indiens d’Amérique, qui montre deux visions du monde au sein desquelles l’auteur navigue. Vizenor quant à lui préfère le terme de vérisme mythique, une variation du réalisme magique ; la différence étant que l’ambigüité du fantastique dans le réalisme magique ouvre une voie vers la fantaisie proprement dite, et devient alors vérisme mythique. Dans le fantastique le lecteur ne peut pas être certain que les événements impliquent le super naturel ou s’ils peuvent s’expliquer par des moyens naturels. Sur le mode de la fantaisie, les événements impliquent clairement le super naturel. Mais peut-être et avant tout Vizenor est-il attiré par les post-modernes parce que les histoires Chippewa focalisées autour de la figure du Trickster représentent la littérature sous son aspect le plus ludique. Et très tôt Gerald Graff a identifié le mouvement post-moderne en définissant l’un de ses traits cardinaux, à savoir le refus de prendre l’art au sérieux, en donnant au mot sérieux son sens de gravité.

L’avènement du Post-indian

Attaquant la vision dominante post-coloniale à l’aide du Trickster, Vizenor veut diminuer le pouvoir des sciences sociales et miner l’humanisme bourgeois. « Le comique libérateur est un guérisseur dans les jeux linguistiques, de hasard, et dans l’imagination post-moderne ; le Trickster, en tant que signe sémiotique, dénie présence et complétude, cette essence vitale romantique qui infuse les représentations occidentales des mondes tribaux ; il dénie aussi le langage instrumental des sciences sociales. » Vizenor veut montrer que le Trickster n’est pas le symbole réducteur tel que formulé par les anthropologistes. Il est bien centré culturellement mais très souvent créé, souvent présent, il est le personnage comique qui ne saurait être isolé ou compris depuis l’extérieur, hors du contexte du discours construit autour de lui. Il veut insister sur les aspects de l’identité post-moderne, qui sont des affaires de langage. Cette création post-moderne du Trickster glorifie le jeu, le hasard, l’indétermination et la conscience de soi.

Et Vizenor ne s’arrête pas là : il se dit être le post-lauréat des métis, des sangs mêlés (qu’il appelle crossbloods), et ses histoires décrivent le "Half-breed Hall of Fame", le hall de la renommée des bâtards. Il défend l’argument selon lequel le métissage est post-moderne. « Les métis sont la lignée tribale post-moderne » affirme-t-il,  « ils sont au point de rencontre des problèmes de racisme, d’hypocrisies coloniales, du monogénisme sentimental, des cultures au sens générique ». Les métis, en mettant en valeur leur génétique plurielle, leur identité polyculturelle, échappent à toute tentative de classification, à toute saisie, bien souvent grâce aux techniques post-modernes ludiques de déconstruction sociale. Ils achèvent ainsi la pleine mesure de l’humanité, bien mieux que le monogénisme.

Vizenor sait combien le mot Indien nous égare : les Indiens sont des fabrications, les inventions des photographes comme Curtis, ou des poseurs comme Russel Means**. Vizenor souhaite que l’Indien d’aujourd’hui, dans cette époque post-moderne, achève une authenticité existentielle en se réinventant lui-même, en se défaisant des stéréotypes et des projections, en revenant aux relations traditionnelles tribales.  L’indien actuel est un simulacre, qui ignore, qui renie sa qualité de « native », soit  natif, original, premier. L’Indien transpose le réel et cette simulation de réel le coupe de sa mémoire référente, de ses histoires tribales, de ses origines. « Le post-indien doit se balancer au-dessus des ruines esthétiques des simulations actuelles qui décident à sa place de ce que doit être l’Indien ». Que les « Indiens » en général puissent ou désirent se réinventer eux-mêmes en tant que post-indiens est la question ! Mais Gerald Vizenor a lui d’ores et déjà réussi.
 

*En 1890, un chef religieux Païute connu sous le nom de Wovoka (« faiseur de pluie »), déclara que pendant l'éclipse totale du soleil du 1er janvier 1889 il lui avait été révélé qu'il serait le Messie de son peuple. Le mouvement spirituel qu'il créa fut appelé « danse des esprits » par les Blancs. Il s'agit d'un mélange syncrétique de spiritualisme Paiute et de christianisme Shaker. Les danses (ghost dance) exécutées avaient pour objectif d’atteindre la transe afin de contacter les ancêtres, les membres de la famille décédés, et de favoriser l'arrivée d'un sauveur de la cause amérindienne. Wovoka prédisait que des tremblements de terre seraient envoyés pour tuer tous les Blancs, il a également enseigné que jusqu'au jour du Jugement dernier, les Amérindiens devaient vivre en paix et ne pas refuser systématiquement de travailler pour ou avec les Blancs.
 

** Russel Means (1939-2012) était un leader Sioux militant pour le droit des peuples indiens, prônant une politique libertaire. Acteur, écrivain, membre de l’AIM, il était un membre influent du conseil tribal Sioux, tellement médiatisé qu’il en avait attrapé la grosse tête….
 




Ibn Zaydūn

 

N’est-ce pas étrange
que la distance nous sépare
et que je vive
comme si je n’avais jamais aspiré
l’odeur de ton milieu
ni que se fussent fondues
mes jambes avec tes jambes
que ta boue n’eût pas été
la matière de ma création
et qu’en ton sein
je n’eusse point trouvé un foyer ?

*
Répondras-tu à qui t’invoque ?
Soigneras-tu qui se plaint ?
Ô toi toujours si près de moi-même si tu t’éloignes
toujours présente même si tu t’absentes
Comment oublierai-je
moi que tu illustras par ton amour ?
Tu es une douce brise
qui pénètre dans les cœurs
Nous savons par intuition
mais avec une pleine certitude
que le secret de la beauté
tes robes l’enveloppent
 

Ibn Zaydūn[1], poèmes traduits de l’espagnol d’après l’édition bilingue de Mahmud Sobh, Instituto-Arabo de Cultura, Madrid, 1985. Pour une anthologie de poèmes traduits en français : Une sérénité désenchantée, trad. Omar Merzoug, Orphée/La Différence, 1998. Enfin, Pour l’amour de la Princesse, poèmes choisis et traduits de l’arabe par André Miquel, éditions Sindbad, 2009.

Un poète authentique s’adresse d’abord à un être réel son contemporain – non virtuel. Ses poèmes sont orientés. Ils s’éteignent avec ce quelqu’un dont la présence déjà s’épuise. Mais il arrive qu’ils soient repris de mémoire parce que la situation qu’ils évoquent appartient à l’universelle condition humaine.

Or, il est assez facile d’être un poète dans l’âge adolescent, se maintenir poète durant toute une existence ressemble à un exploit dont le poète n’aura aucune connaissance – affaire de futurs scoliastes. (C’est une erreur, pour un écrivain, d’éditer ses Œuvres complètes de son vivant.)

Habiter poétiquement sur la terre a un sens[i]. Car qu’est-ce que donner une maison ? Conférer un intérieur ? À quoi ? À tout. Et le “plus que tout” est la condition poétique de l’homme… dont le point de départ ressemble à de l’innocence.

Pourquoi ?

N’est-ce pas étrange (j’en vois étrangement[ii] quelques signes, alors je me demande…) /que la distance nous sépare (une distance bien réelle, mesurable)/ et que je vive au lieu d’être désespéré ou de mourir ; l’écart s’est-il tant creusé entre ma vie et la tienne ? Ah, l’incrédulité)/ comme si je n’avais jamais aspiré (bu et respiré)/ l’odeur de ton milieu (lieu exact ; comme s’il ne m’était rien arrivé de voluptueux : parfum, senteur, fragrance, arôme, haleine ; je vis en oubliant qui je fus dans cette nuit-là : un chanceux et un être heureux ; le plaisir ne faisait pas défaut)/ ni que se fussent fondues (mélangées[iii])/ mes jambes avec tes jambes (…ce n’est pas une représentation mais une présentation. Est-ce vrai que le train de la vie nous fait passer sur ces instants ?)/ que ta boue (rappel à l’ordre par La genèse) n’eût pas été/la matière de ma création (image qui sera reprise maintes fois en poésie : je renais par toi quand je suis avec toi, etc. : thème. Je ne suis pas un être inné. Sans omettre que tu es le motif/le contenu de mes paroles.) Le poète liste tous les instants et tous les lieux.

Et qu’en ton sein (ton milieu)/ je n’eusse point trouvé un foyer ? Une habitation faite pour moi aussi qui ressemble à un errant.

Eh bien que je vive cependant, voilà qui est curieux ! Les moments absolus ne seraient-ils pas éternels mais plutôt passagers et en proie à l’oubli ou, pire, à l’indifférence ? Connaissance, douleur et jouissance…

Le comme si arrange un peu l’affaire des apparences sociales. N’empêche que je mène désormais une vie débraillée – sans remords ni trop marqué par un passé – après avoir fait l’amour en amoureux. Ce que je risque : l’ennui et le cynisme.

L’interrogation – ou expérience – du poète est pleinement actuelle, contemporaine, moderne. À chacun d’entre nous d’y répondre puisque l’expérience est identique, du moins elle se déroule pour tous – elle résonne – dans le même champ gravitationnel. Mais la poésie opère un changement d’échelles[iv] ; elle rassemble et du même coup supprime, en esprit, les distances… pour en remettre d’autres qui se déroberont à leur tour. Question de vocabulaire et de regard.

1re proposition : Essai d’une réponse : Jardin, dans tes feuilles mortes se raidira la prochaine nuit/Et le jour s’il brille aura ta dernière rose./La clarté pose de justesse/À nos pieds un bel abîme dont nos bouches tirent quelque fraîcheur !

2e proposition : L’eau d’une rigole miroite sous les petites feuilles noires d’un oranger/Pourtant la porte du verger est fermée à clé.

3e proposition : Ramené pour cet instant dans la ville où tu habites, je crains ta rencontre/Mais personne ne s’installe dans l’attente. Impossible.

4e proposition : Quand la lune pâle a mouillé sa corne dans la rosée, j’ai su que te suivre équivalait à ne plus courir à ta rencontre.

5e proposition : Nul ne peut représenter[v] l’infini par l’apparence, sauf à extraire d’un corps en étendue l’in-défini, l’in-termittent… Or voici que je cède à la vacance, etc.

Parce que…

Répondras-tu (en auras-tu le temps et le courage) à qui t’invoques ? (ton mutisme est formé des mots que tu adresses désormais à quelqu’un d’autre ; tu ne m’entends plus et pourtant je t’appelle)/ Soigneras-tu qui se plaint ? (charité et remède ou baume – morphine – pour une personne qui souffre/qui a mal) car, malgré l’action opposée : Ô toi (tutoiement mais pour moi seul) toujours si près de moi (je fais tout, machiste ? pour que tu restes dans mes bras), même quand tu t’éloignes (proximité indestructible et, en plus, je la conserve en moi : opération difficile, douteuse)/ toujours présente, même si tu t’absentes (ça c’est moins évident, il y faut de l’imagination, l’effort d’un souvenir ; une présence due à l’absence a un caractère propre : la mélancolie… et, peut-être, hélas, la nostalgie funeste. Enfin, pourquoi tu t’absentes ? Une fleur te rendrait-elle rêveuse ? Oui tes activités domestiques, mondaines, ta famille oui, et, de loin en loin, tu savoures quelques syllabes ou mêle peut-être ta respiration à la mienne anthume.)

La raison :

Comment t’oublierai-je (quelle chose réussirait, dans le futur, à installer l’oubli quasi définitif ?)/ moi (j’ai un nom de famille) que tu illustras (illuminas telle une lettrine) par ton amour (ton intimité) ? Ma vie en a été changée et elle change aussitôt que je le dis, comme maintenant.

Beauté

… Tu es une douce brise (légère tu effleures et enveloppes délicatement ; à peine si tu remues le soir[vi] les petites feuilles des orangers du patio ; enfin tu nous tires des larmes)/ qui pénètre (entre à fond) dans les cœurs (les soulève et les fait battre puissamment).

Savoir acquis au moyen de la brise :

Nous (les gens) savons par intuition (pas d’hypothèses ni de preuves, encore moins de concepts)/ mais avec pleine certitude (puisque, c’est certain, nous ne sommes pas morts encore)/ que le secret (chose qui perdure le plus longtemps[vii]) de la beauté (ou vérité de divulgation[viii]. La beauté est puissance de présence qui regarde ce que j’oublie)/tes robes

( … indiquant une nudité sous un voilage, mieux, une tunique) l’enveloppent (le couvent, le langent et l’épousent). Je vois cette beauté ! Le désir devant le déshabillage de l’autre et de soi au lieudit Madînat al-Zahrâ !

Si juste cette dernière et douce affirmation arabe ; cette image prend à la gorge. Quel humain n’a pas eu une pareille émotion ?

L’émotion est la matière première de tout poème travaillé. Reste à en deviner le sens produit par des cadences qui résonneront tôt ou tard en nous… après leur écoute attentive, interrogative.

Nature du poème

Si la plupart des poèmes parlent de l’amour[ix]et de la sexualité, c’est qu’ils désignent une part extrême et un temps fort dans l’expérience d’une vie sans histoire. Un poème est souvent a- chronique quand bien même il se présente comme un manifeste politique, une confession ou une consolation, un algorithme. Là est son étrangeté ; là est sa pensée inquiète de la condition humaine de nos jours, et de son passé et de son futur. Aussi le poème n’est pas un divertissement[x]. (Je ne lis pas un poème pour passer le temps. J’en lis un parce que je pressens qu’il résoudra aujourd’hui mon souci. Il m’éclairera. Là est son utilité première.)

Bien qu’écrit dans ma langue maternelle, le poème est une étrangeté, il débarque parmi nous comme un étranger : il provient d’un inconnu. Lequel ? de ma vie personnelle et en groupe ? de la société dans laquelle je travaille ? de mes songes ou de mes projets ? Or, l’étrangeté c’est souvent la peur : le poème prescrit le remède. Cependant, ni laboratoire ni pharmacie ne le possèdent.

 

 

[i] La formulation de Hölderlin est la suivante : (…) “  Telle est la mesure de l’homme./ Riche en mérites, mais poétiquement toujours,/ Sur terre habite l’homme. ”  En bleu adorable, trad. André du Bouchet.

Je me réfère aussi aux travaux précurseurs de Georges-Hubert de Radkowski, Anthropologie de l’habiter – vers le nomadisme, PUF, 2002. Aujourd’hui l’espace urbain sert de référence – y compris pour les déserts, les régions littorales et l’Himalaya. “ L’histoire de l’urbanisation est sans aucun doute un des plus passionnants aspects de l’aventure de l’humanité. ”Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico, Gallimard, 1985. Toutefois, dans ce plein un vide s’insère qui a forme de la non-immédiateté…

[ii] Car je me trouve dans un tel tohu-bohu et sur un tel toboggan…

[iii] Ibn Zaydūn : “ Dans les deux cas/ de l’union et de l’absence/ et dans les deux jours/ du rapprochement et de la distance/ ce m’est assez si mes désirs/ t’atteignent sur ton horizon/ matin et soir / Et qu’à peine tu m’adresses un salut / s’il n’est même qu’un souffle de la brise/ Ma poitrine est pleine de douleur pour toi/ Mon cœur rêve toujours ton amour ”

[iv]  Les humains vivent dans un lieu et dans un temps. Parmi des formes.

[v]  Image : à ce propos je me souviens du film d’Orson Welles, “ Vérités et Mensonges ” ( F for Fake), 1973.

[vi] La brise vient avec le moment d’atténuation du jour. C’est-à-dire le moment où les regards embrassent le plus d’espace.

[vii]  Ibn Zaydūn : “  Si tu voulais    entre nous deux/ il y aurait à tout jamais un secret / Il te suffit de savoir que si tu portes mon cœur/ il pourra soulever/ ce que les autres cœurs ne supportent pas ”

[viii] La laideur n’est pas le contraire de la beauté. Elle est une disgrâce malicieuse. Cf. Leopold Sacher-Masoch, L’esthétique de la laideur, Buchet/Chastel, 1967.

[ix]  Non marital, cet état singulier met en relief la réciprocité entre deux personnes et leurs différences divergentes et convergentes. Le bilan  du résultat se calcule jour après jour. Un sursaut est possible. Vivre ensemble  –  c’est-à-dire partager les riens – défait les habitudes, rend coléreux, rend heureux,  fait rêver, rassure, et, surtout, rend  moins éphémère notre durée de vie. Vivre ensemble est difficile – les deux engueulades de Adam et Eve.

[x]  A la radio, un syndicaliste affirmait que la lutte  contre le capitalisme ce “  n’est pas de la poésie ”… C’est de la réalité quotidienne et salariée – ou chômage… Je suis un salarié dans une entreprise privée. Et l’une des définitions de l’entreprise c’est de procurer du profit aux bailleurs de fonds avec le prétexte d’une répartition.

 

 




Un Autre « Lecteur Moyen » : sur la poésie anglophone contemporaine (1)

E. Ethelbert Miller est un écrivain  et  « militant littéraire » longtemps inspirateur et grand organisateur du mouvement afro-américain (african américan) littéraire centré à Washington, D.C.  Miller vit la poésie selon sa foi dans le rôle social du poète comme transformateur d’individus et de nations ; et selon lequel le poète  est obligé de se mettre au premier rang de tout effort pour créer une communauté humaine et culturelle qui s’organise en faveur de la justice et du changement progressif.

Parmi ses activités multiples, il est co-éditeur avec Jody Bolz de la revue Poet Lore. On l’entend souvent sur les ondes la chaîne de radio américaine National Public Radio, et il propose actuellement un programme télévisé sur WDCU-TV, Washington, D.C., The Scholar. Il est aussi chef du comité de direction de The Institute for Policy Studies à Washington, D.C., et il a reçu deux fois, en 2004 et 2012, le statut de Fulbright Senior Specialist Program Fellow.

E. Ethelbert Miller est donc un « homme d’état » de la nation « Poésie ». C’est un honneur de pouvoir inaugurer cette série consacrée à la poésie contemporaine de langue anglaise avec les  premières traductions de son oeuvre poétique en français.

 

E. Ethelbert Miller is a writer and “literary activist” long known as the principal inspiration and leading organizer of the African American literary movement centered in Washington, D.C.  . Miller lives poetry according to his faith in the social role of the poet as a transformer of individuals and nations; and according to which the poet has a duty to be in the front rank of all efforts to create a human cultural community organized to further justice and progressive change.

Among his multiple activities, he is co-editor with Jody Bolz of the review Poet Lore; he can often be heard in interviews on the American public radio channel National Public Radio; and he is currently appearing as the host of his own television show broadcast on WDCU-TV in Washington, D.C, The Scholar. He is also board chairman of the Institute for Policy Studies in Washington; and he has twice been selected as a Fulbright Senior Specialist Program Fellow, 2004 and 2012.

E. Ethelbert Miller is thus “senior statesman” in the nation called “Poetry.” It is an honor to inaugurate this series devoted to contemporary poetry in English with his poems, accompanied by the first translations of his work in French. 




Et il dit

Erri De Luca est l’un des plus connus parmi les écrivains italiens contemporains. Sur le plan littéraire, il est romancier, poète, exégète de la Bible. Au cours de sa vie, il a été responsable du service d’ordre du mouvement de gauche révolutionnaire Lotta Continua, ouvrier chez Fiat, manœuvre sans qualification maniant le marteau-piqueur, convoyeur humanitaire, alpiniste chevronné, etc.

Son œuvre et sa vie sont étroitement intriquées. En particulier, peu avant une mission qu’il veut effectuer en Tanzanie, en 1983, pour participer à l’installation d’éoliennes afin d’alimenter en eau des villages de brousse, une Bible lui tombe sous la main, dans un centre de formation. Erri De Luca se passionne alors pour l’étude de ce livre qu’il a découvert, notamment pour l’Ancien Testament. Il apprend l’hébreu, pour étudier le texte dans la langue originale, en déchiffrant pendant une heure, à 5 heures chaque matin de sa vie d’ouvrier qui durera encore une quinzaine d’années, un verset de la Bible, manière pour lui de maintenir sa vie en éveil et de continuer à s’émerveiller de l’existence et du sens du texte, mais il continue à se définir comme un incroyant, non pas athée refusant Dieu, mais comme un homme sans perception d’une transcendance divine. Chaque soir, depuis cette époque, il écrit des romans autobiographiques ou des méditations.

Dans ce genre, il publie en 2012 un petit ouvrage proposant sa vision très personnelle du personnage de Moïse rapportant les 10 commandements donnés par Dieu, au retour de son ascension du mont Sinaï. Il les martèle de sa voix, et ils se gravent dans la falaise de roche. L’œuvre de Erri De Luca connaît une forme de popularité qui remet ainsi ses lecteurs, qu’ils soient croyants ou non, au contact des textes bibliques par le biais d’une réflexion humaniste.

La démarche est assez originale en soi, et sérieuse, et tenace, pour que toute personne qui discerne dans la Bible sa nourriture spirituelle et l’écho d’un message divin s’intéresse à cette quête étrange et fascinée qui se tient en marge de la foi, car son enjeu n’est pas seulement d’ordre esthétique, il ne s’agit pas de produire de belles interprétations littéraires sans profondeur proprement vitale.

L’usurpation des textes bibliques par un incroyant, dans la mesure où elle témoigne d’une recherche ressentie comme essentielle, provoque au dialogue. Car en tant que telle, en tant que « discours sur Dieu », la théologie d’un incroyant défaille nécessairement en quelque point, même s’il s’avance très loin dans l’empathie avec un état d’esprit de la foi. L’exercice consistant à faire clairement le départ entre la tension exacerbée d’une imagination quasiment prosélyte, candidate à certains égards à la connaissance du mystère, et la pensée des croyants s’impose comme une attitude salutaire. Car comment refuser avec indifférence une telle bonne volonté dans le partage ? Ou comment se contenter d’une indistinction des points de vue, d’une approximation, fût-elle poétique, dans la formulation des émotions de la foi ? Bref, Erri De Luca, s’aventurant dans l’exégèse vétérotestamentaire sous la bannière d’un humanisme incroyant stimule la réponse de la foi, ainsi mise au défi d’affûter, d’affiner ses concepts et ses métaphores pour énoncer exactement la conscience de ses sensations face aux hypothèses d’un vertige onirique.

 

Le « vide d’en haut » à défaut de plénitude spirituelle

On retient généralement de la Bible l’image de Moïse revenant du mont Horeb en tenant dans ses mains les tables où la Loi est désormais définitivement gravée. Le texte de l’Ancien Testament n’indique pas alors précisément les modalités selon lesquelles les versets ont été inscrits dans la dure matière du monde des hommes[1]. Cette narration demeurant elliptique, elle réserve un espace ouvert à l’imagination. La solution adoptée par Erri De Luca est pleine de force. En effet, l’auteur représente pour sa part Moïse scandant la lettre de la Loi, entaillant de sa voix la paroi du mont Sinaï. L’invention du poète est libre, mais elle est loin d’être insignifiante. Car, en l’occurrence, Erri De Luca transfère la puissance de la voix de Dieu à l’effort démesuré de la parole proférée par le guide des Hébreux qui, s’exprimant, pénètre et marque l’intense densité de la roche. La voix de Dieu, prise en relais, devient alors une voix humaine, comme si Moïse, alpiniste de l’absolu, ainsi que plus tard Erri De Luca lui-même, s’était rendu capable, dans son escalade, d’une conquête personnelle du sens et des règles essentielles de la vie. De fait, passant par la voix de Moïse, les commandements sont alors conçus par une intelligence humaine et la voix de Dieu disparaît du champ narratif, répercutée par l’homme. Dans cette situation, le poète et le lecteur voient Moïse énoncer les termes de la Loi, inspiré par on ne sait quelle sorte de transcendance, peut-être celle du dépassement paroxystique de ses propres facultés, Moïse accomplissant un saut qualitatif dans l’ordre de l’humain. Erri De Luca met ainsi en scène un alpiniste à la place de Dieu, produisant donc une révélation humaniste.

 

D’ailleurs, dans la poésie de Erri De Luca, le ciel des alpinistes est « vide ». L’écrivain emploie cet adjectif de manière réitérée, comme seul qualificatif de l’espace de Dieu : « Un sommet n’est pas une ligne d’arrivée, c’est un barrage. Lui, il faisait l’expérience du vertige qui, en lui, n’était pas un appel du vide vers le bas, mais se pencher sur le vide du haut »[2] ou bien : « À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait vu, entendu, si par hasard le ciel était plus proche, il répondait non, qu’il était plus vide »[3]. Le terme est à peu près synonyme de « néant ». Il appartient en tout cas à un vocabulaire matérialiste. Erri De Luca, évoquant par la symbolique du ciel l’espace de Dieu, n’imagine donc pas une quatrième dimension, un autre mode d’être, une plénitude d’un autre ordre que celle des catégories de la physique.

Cette représentation est confirmée par l’occurrence de la notion de désert, soulignant l’idée de vacuité : « Des sommets, il descendait bredouillant la lettre initiale, le b de bemidbàr, à l’intérieur du désert »[4]. Moïse, l’alpiniste de Erri De Luca, cherche à repérer la présence de Dieu à travers les formes ou les substances connues des sensations humaines et il ne perçoit que du vide.

 

La synesthésie à défaut d’Esprit

Le poète cherche cependant à rendre compte du sentiment du divin éprouvé par les Hébreux entendant les commandements proclamés par Moïse et les voyant s’inscrire sur la paroi de roche. Le procédé employé consiste à suggérer cette sensation indicible, par la confusion, la fusion de certains ou de tous les sens humains au service de la perception, une synesthésie partielle ou totale : « Ils fixaient tous la roche, éberlués de ne pouvoir distinguer la voix des mots écrits. Vue et ouïe étaient un seul sens recevant »[5]. De même : « Dans leurs sens réunis circulait la manifestation physique de la divinité »[6]. Littérairement, l’idée est intéressante, car elle représente le saisissement complet et non maîtrisable de l’être par la révélation de Dieu. Et cependant, elle situe encore le phénomène sur le plan des sensations physiques, sans imaginer que l’homme, en communion avec un divin transcendant, puisse disposer d’autres sens, d’un sixième sens, pour le percevoir.

« Dans tous leurs sens réunis », écrit le poète, tendu à la recherche de la sensation et de l’être de Dieu. Les croyants peuvent identifier quant à eux cet état à une manifestation de l’Esprit en eux, à un éveil de leur esprit.

 

Une voix des origines, et non pas du mystère

Dans le même ordre d’idées, une très belle évocation poétique de l’avènement de la lumière dans l’univers demeure, malgré tout étrangère à une approche spirituelle des mystères de la création : « L’univers fourmilla d’étincelles. Puis ces paroles avaient appelé le monde à se faire, pendant les six jours de la création. C’était une matière sortie de la voix de la divinité, c’était une substance de beauté parce qu’elle avait jailli de paroles »[7]. Le récit biblique des origines est asyndétique : « Dieu dit : ‘Que la Lumière soit’ et la lumière fut ». Il ne rend nullement compte des tenants et des aboutissants, il ne précise pas les mécanismes, mais il installe une solution de continuité, ou un parallélisme dont aucune logique ne comble les intervalles. Erri De Luca lui substitue pour sa part une explication faisant intervenir des mécanismes de cause à effet. Car dans sa représentation, la Voix produit la lumière. Dans le texte biblique, la structure libre de la phrase indique bien une efficience de la Parole, mais non pas nécessairement une fonction performative. La logique est plus subtile et plus mystérieuse. Elle préserve en effet l’idée de moyens inconnus appartenant à Dieu. Dans la Genèse, Dieu parle et crée. Ce n’est pas la voix, comme outil, qui crée. Il n’y a pas de matérialisation de la cause, aussi minime soit-elle. D’ailleurs, en hébreu, dabar, le mot et la réalité correspondante ne font qu’un. L’un n’est donc pas à l’origine de l’autre. Il n’y a pas d’engendrement de l’un par l’autre. La seule initiative créatrice revient à Dieu qui simultanément parle et crée, selon deux modalités inimaginables d’une même action.

En somme, Erri De Luca ne renonce pas à citer des intermédiaires entre Dieu et sa création : notamment, la Voix divine, qu’il densifie comme un matériau, ou bien Moïse, ou encore des perceptions d’ordre physique… Il pratique ainsi un travail de poète fabriquant des images là où le récit biblique ménage des ellipses narratives et installe des abîmes de mystère ouverts à des facultés inconnues, spirituelles.

 

La psychologie, face au Souffle de la foi

La vision humaniste de Erri De Luca réduit aussi la perspective religieuse à laquelle il s’intéresse, en rapportant les réactions de la conscience, humaine ou divine, telles qu’il les imagine, exclusivement à la catégorie de la psyché et non pas à celle du souffle de l’esprit, ce pneuma qui participe nécessairement à l’élaboration d’une anthropologie juive ou chrétienne. Ainsi, du point de vue de la foi, il fait entrer dans son œuvre des interprétations originales et personnelles de certains épisodes bibliques en les éclairant indûment sous le jour d’une analyse ou de critères psychologiques, là où un croyant tenterait de préserver une dimension spirituelle, seule capable, à ses yeux, de rendre compte de la grandeur de Dieu ou de la condition des hommes.

Le décalage est particulièrement notable à propos du commentaire que Aaron, le frère de Moïse fait, dans Et il dit, du premier article de foi fondant et définissant le judaïsme : « Dieu est un ». Erri De Luca humanise la représentation en interprétant cette idée d’unicité et d’unité comme un effet d’individuation qui enfermerait Dieu dans sa solitude : « Nous répétons que notre Adonài est Un, mais aussi qu’il est seul. Nous apaisons la tristesse de sa solitude […]. La divinité […] s’est révélée à nous par désir de compagnie. Elle est seule sans fin et veut que nous le lui rappelions. […] Dire qu’elle est une n’est pas un acte de foi mais de partage de sa solitude »[8]. Ce tableau qui suggère l’isolement de Dieu prisonnier de sa nature transcendante a quelques caractéristiques romantiques. Il sert une pensée de la vocation supérieure et héroïque de l’homme, appelé à se dépasser pour réconforter Dieu. Dans un raisonnement de la foi l’unité et l’unicité de Dieu impliquent la participation de son essence à tous les aspects de sa création, y compris à la nature de l’homme. Dans ce cas, la situation qui réalise l’accomplissement de l’humain est celle d’une symbiose spirituelle et non pas celle d’un effort psychologique valorisant la vertu morale des hommes.

 

Un autre exemple illustre indiscutablement la propension psychologisante du narrateur. En effet, Erri De Luca brode aussi sur le canevas biblique en inventant la psychologie d’Isaac conduit sur le mont Moriah pour le sacrifice, tandis que l’Écriture fait alors l’économie de cette dimension narrative. L’auteur de Et il dit met en scène un personnage généreux, aimant, décidé à servir et à seconder la foi inconditionnelle de son père par son courage personnel et par son abnégation sans révolte : « Isaac sait que son père répond ‘Hinnèni’ aux appels. Et alors il se refuse, s’interdit toute défaillance, fuite, pas en arrière loin du sommaire autel. Nulle concession à l’instinct de survie, à un geste de légitime défense : car il aurait dévalué et discrédité l’hinnèni de son père »[9]. Cette intervention dans l’écriture biblique glorifie la nature humaine et elle a de forts effets émouvants. Pourtant, sur le plan de la pensée religieuse, elle affaiblit la portée de l’obéissance d’Abraham face à son Dieu. En effet, dans l’œuvre de Erri De Luca, Isaac devient littérairement solidaire de l’acte de son père. Mais ainsi, le caractère absolu de cette foi qui apparaît à travers l’acquiescement, infiniment douloureux et révoltant, à l’idée de l’infanticide, se dilue et se galvaude ou se banalise dans un partage d’héroïsme à portée de l’humain : « Où et quand sourira-t-il celui qui fut ainsi appelé ? Sur le mont Moriah, tandis qu’il traçait la route devant son père »[10]. Dans l’écriture de la foi, il est pertinent qu’Isaac ne manifeste surtout pas avec de bonne volonté. En effet, la foi d’Abraham ne saurait être édifiante que si elle se situe en dehors des normes humaines, comme un souffle atrocement, formidablement, exceptionnellement transcendant. Cette foi du patriarche, à couper le souffle, évoque un infini d’énergie, au contact de la sensation du divin.

Elle ne s’explique pas et ne se justifie pas par la valeur et la vertu des hommes. Le récit biblique est amoralement symbolique d’une foi infinie. S’il faut imaginer littérairement les réactions et la psychologie d’Isaac, l’interprétation de Kierkegaard va plus loin sur le chemin de la spiritualité que celle de Erri De Luca : « Abraham releva l’enfant, le prit par la main et marcha ; sa voix exhortait et consolait. Mais Isaac ne pouvait le comprendre. Abraham gravit la montagne, mais Isaac ne pouvait le comprendre. Alors Abraham détourna un instant le regard de son fils, et lorsque Isaac, pour la seconde fois, vit le visage de son père, il le trouva changé parce que le regard était sombre, sauvage, et la figure, elle, horrible. Il saisit Isaac à la poitrine, le jeta par terre et dit : « Sot ! Crois-tu donc que je suis ton père ? Je suis un idolâtre. Tu crois que j’obéis aux ordres de Dieu ? Non ! Ce n’est jamais qu’un caprice ! » Alors Isaac trembla et, dans son angoisse, cria : « Dieu du ciel, aie pitié de moi ! Dieu d’Abraham, aie pitié de moi, sois mon père, je n’en ai point d’autre sur la terre ! » Mais Abraham répétait à voix basse : « Dieu du ciel, je te rends grâce ; mieux vaut qu’il me croie un monstre plutôt qu’il ne perde la foi en Toi »[11]. Le théologien danois représente « la monstruosité » de la foi d’Abraham, la réaction d’un « monstre » dont la psyché n’est donc pas humaine. Il dénonce par conséquent la psychologie comme inadéquate pour aborder les questions de la foi.

 

L’idéologie en lieu et place de théologie

Certaines interprétations de la Bible produites par Erri De Luca appartiennent non seulement à un incroyant, mais à un poète quelque peu de mauvaise foi. Elles accommodent en effet le sens du texte à une idéologie contemporaine et personnelle prônant un esprit de conquête bien vu de la modernité. Ainsi, à propos du geste transgresseur d’Ève dans le jardin d’Éden, l’écrivain évoque « l’irruption de la connaissance, qui n’est jamais un tort », ajoutant : « L’ignorance est un tort »[12].

De la sorte, il comprend l’épisode de la cueillette par la première femme du fruit de la connaissance du bien et du mal comme un progrès de la condition humaine. Il s’inscrit alors délibérément à contre-courant par rapport à la tradition judéo-chrétienne. Ses images sont séduisantes : « Ève, Havà, fait le bon geste, du bas vers le haut, en cueillant le fruit de la connaissance. Une loi opposée à celle de la gravité soulevait son bras vers le haut. Dans la nature, mis à part l’attraction terrestre, il existe une attraction inverse, qu’il faut appeler céleste »[13]. En vertu de ce talent littéraire, elles prétendent disqualifier la vision religieuse du péché originel, présentée comme archaïque, moralisante, castratrice.

En fait, dans un sens théologique, c’est plutôt ce geste d’Ève qui, en établissant non pas n’importe quelle connaissance, mais la capacité de distinguer entre le bien et le mal, initie les êtres humains à une morale. L’exégèse de Josy Eisenberg et Armand Abécassis définit cette initiative comme l’entrée dans une compréhension de la Loi, de la Torah[14]. Par ailleurs, le commentaire de la Genèse élaboré par Luther tirait les mêmes conséquences de cet épisode symbolique : « Cette histoire est donc en quelque sorte une illustration de la déclaration de Paul : ‘C’est par la Loi qu’est la connaissance du péché’ »[15]. L’interprétation judéo-chrétienne est donc à la recherche, elle aussi, d’une pensée libératrice, dans une perspective exaltante de conquête du bonheur pour l’humanité. Mais l’orientation de la réflexion est évidemment radicalement opposée à celle de Erri De Luca : « Pour Adam, la nature de la raison et de la volonté consistait à connaître Dieu, à se confier en Dieu, à craindre Dieu »[16]. Là aussi, l’ambition consiste en une volonté de parvenir à la connaissance. Là aussi, la connaissance est valorisée et « l’ignorance a toujours tort ». Mais, selon cet épisode biblique, la connaissance de Dieu se dérobe à qui s’empare de la connaissance du bien et du mal. Il y a donc un choix à faire, non pas entre la connaissance et l’ignorance, mais entre une connaissance d’ordre spirituel et l’apprentissage finalement peu engageant d’une morale quotidienne !

La lecture de Erri De Luca procède volontairement à contresens du texte biblique : « Ce fut la première découverte de la connaissance, encore privée de la distinction du bien et du mal. Cette première nuit fleurait bon la création éteinte. L’amour accélérait l’expérience, faisant tout arriver en une nuit. Et quelle nuit, cette première-là : ils navaient pas été enfants, l’amour fut le premier de leurs jeux »[17]. Le style est délicieux : « Ainsi naquit, par un joyeux hasard, le premier baiser »[18]. Mais celui de Luther, par exemple, ne l’est pas moins, à sa manière, et il n’est certes pas plus prude : « Ainsi l’homme ne comprend-il pas que c’est le péché qui a fait perdre son honneur à la nudité. Lorsque Adam et Ève s’avançaient ainsi dans le jardin, leur nudité était la plus belle des parures à la face de Dieu et de toute la création. Mais maintenant que le péché est survenu, nous dérobons notre nudité à la vue des hommes et nous en sommes nous-mêmes gênés[…]. Or, cette pudeur atteste que le cœur a perdu l’assurance devant Dieu, que les hommes avaient au temps de la première nudité »[19]. Visiblement, la spiritualité n’a rien à voir avec le moralisme, ni avec l’obscurantisme.

 

« Tu ne tueras pas »

Certaines pages de Erri De Luca, très inventives et personnelles, se fondent cependant sur les principes d’un humanisme, voire d’une spiritualité sans compromis. Ainsi, lorsqu’il commente le commandement : « Tu ne tueras point », le poète imagine un effet de fausse prémonition littéraire et il explicite cette prescription en l’illustrant de la parabole évangélique de la femme adultère : « ‘Tu ne tueras pas.’ Même si la loi le prévoit. Pour les présents, le verbe mis au futur fit l’effet d’une brèche dans l’avenir, ils entrevirent une histoire racontée par un de leurs descendants. Ils virent une foule conduisant dans les rues d’une grande ville une femme qu’on devait lapider, une adultère »[20]. Dans la suite du texte, Erri De Luca introduit une évocation de Jésus-Christ, rare dans Et il dit, délivrant comme quintessence de son message cette invitation réitérée : « Tu ne tueras pas ». La représentation est astucieuse et éclairée : « Il écrit sur la poussière du sol : pourquoi ? C’est peut-être samedi ? Les choses interdites du samedi comprennent aussi l’écriture, mais elle est autorisée sur la poussière ou le sable. L’étranger accomplit un geste permis un jour de fête. Mais ce ne peut être un samedi, on ne prononce aucun jugement et on n’exécute aucune condamnation le jour de Shabbàt. C’est précisément ce qu’il leur dit : quand il s’agit de condamnation à mort, tous les jours se transforment en shabbàt »[21]. En l’occurrence, Erri De Luca met l’ingéniosité et l’intelligence de ses commentaires proprement talmudiques au service d’un sentiment radical du prix infini de la vie, ce qui, du point de vue de la foi, représente la meilleure preuve d’un respect absolu de Dieu. Son humanisme entre en tout cas en rapport avec le sens du sacré et il n’est pas indifférent, insignifiant ou anodin qu’il s’appuie, pour affirmer ses principes, sur une double tradition religieuse[22].

 

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En reprenant cette étude après quelques jours d’interruption et d’oubli, je me suis étonnée de l’avoir intitulée « Erri De Luca et la poésie des dix commandements de Moïse », puisque théologiquement, ces Paroles émanent de Dieu. Puis j’ai ressaisi mon idée initiale : Erri De Luca dépeint la profération des articles de la Loi par Moïse et leur inscription dans la roche, au son de sa voix. À un certain niveau, dans les représentations du poète, cette conquête du sens transcendant de la vie a surtout les caractéristiques d’un effort surhumain produit par une intelligence rationnelle.

Certains aspects du texte sont donc infidèles à une compréhension théologique des Écritures bibliques, infidèles quelquefois jusqu’à la trahison désinvolte, au nom des charmes de l’esthétique. C’est le droit d’un incroyant qui, dans la note marginale faisant suite à Et il dit, fait le point sur sa position et s’empare d’un stylo comme planche de salut : « Je partage le voyage du judaïsme, pas l’arrivée. […] Je m’arrêterai avant une terre promise. Mais le verbe qui va avec la promesse est beau : maintenir, tenir par la main. Les miennes sont occupées par un cahier d’écriture »[23].

Comme une main tendue, il doit être permis aussi de souligner, sur son « cahier d’écriture », les termes par lesquels, dans son ascension spirituelle, sa poésie s’écarte nécessairement, à son insu, de la compréhension des croyants.

 


[1] Le livre de l’Exode hésite entre deux versions de cet épisode : il commence en effet par montrer Moïse transmettant oralement à son peuple les commandements de Dieu avant de les transcrire (24, 3-4), puis il propose un autre récit selon lequel Moïse reçoit les tables gravées du doigt de Dieu (32, 15-16).

[2] Et il dit, p. 12.

[3] Et il dit, p. 14.

[4] Et il dit, p. 17.

[5] Et il dit, p. 39.

[6] Et il dit, p. 44.

[7] Et il dit, p. 57.

[8] Et il dit, p. 33-34.

[9] Et il dit, p. 67. Hinnèni signifie «Me voici », en hébreu.

[10] Et il dit, p. 68.

[11] Crainte et Tremblement, Paris, Rivages/Poche, 2000, p. 47-48.

[12] Et il dit, p. 50.

[13] Et il dit, p. 49.

[14] À Bible ouverte, Paris, Albin Michel, 2004, p. 309-310.

[15] Oeuvres / Martin Luther. 17, Commentaire du livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1977, p. 151 (chap. 3, v. 7).

[16] Cf. Luther, op. cit., p. 152.

[17] Et il dit, p. 59.

[18] Et il dit, p. 60.

[19] Op. cit., p. 152-153.

[20] Et il dit, p. 71.

[21] Et il dit, p. 72.

[22] Dans une réflexion à la croisée entre philosophie et théologie, P.-A. Stucki établit une démonstration visant à prouver qu’en dernière analyse, le prix attribué à la vie d’un humain repose nécessairement sur l’idée qu’il est une création divine (cf. Le protestantisme et la philosophie. La croisée des chemins, Genève, Labor et Fides, 1999).

[23] Et il dit. - En marge du campement, p. 102.

 




La spatialisation du texte poétique dans quelques ouvrages significatifs de Pierre Garnier

Une nouvelle poésie

La nouvelle poésie, selon Pierre Garnier, se définit dans sa dimension visuelle. Cette poétique repose sur la dimension « concrète » du signe, et la notion d’« information esthétique », telle qu’elle fut définie par Max Bense. Le signe, d’autre part, est censé prendre son essor indépendamment des lois de la syntaxe, du discours, ou encore de la narration, dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler [1] une constellation (Mallarmé, Gomringer). L’espace de la page, enfin, est amené à se confondre avec un univers où naissent, s’ordonnent et se meuvent des formes, idéalement en dehors des codes traditionnels de la représentation littéraire, et d’ailleurs de toute re-présentation. Toutefois, l’espace de la page, à l’orée de la nouvelle aventure, s’il devient le support d’un texte d’un genre nouveau, demeure encore un support traditionnel : les premières œuvres de Pierre Garnier, en effet, comme ses « Poèmes à Voir » [2] de 1963, par exemple, ne remettent en cause, dans les faits, ni la fonctionnalité de la page, ni la place du livre, en tant qu’institution dans l’histoire de la littérature.

Les confidences de Pierre Garnier, tout d’abord, expliquent en partie cela : la poésie sonore, que forgent à l’époque Chopin et Heidsieck, pour ne citer qu’eux, implique des connaissances techniques, du matériel et un certain savoir-faire. Certes, Ilse et Pierre Garnier ont produit des œuvres phoniques [3], mais de leur propre aveu, la limitation de leurs connaissances purement techniques leur font préférer le support visuel. Il s’agit, ensuite, de légitimer la nouvelle poésie, de la faire entrer dans l’histoire de la littérature, et le Livre s’impose aussi par ce biais. La poétique du blanc, enfin, qui se confond matériellement avec la traditionnelle page du livre occidental, prendra, dans les années quatre-vingt, une part importante dans l’alchimie et l’élaboration du poème.

Toutefois, le support de l’inscription possède théoriquement, du moins au tout début de l’aventure, une dimension qui se veut picturale. Le premier nouveau poème – sur la seule foi de ce qu’en dit son auteur [4] – consista, en effet, en la retranscription verbale des couleurs d’un tableau de Nicolas de Staël. Cela signifie que la poétique du blanc que suscite la surface offerte au poète ne correspond en définitive qu’à l’effacement de la syntaxe linéaire au profit d’une autre grammaire, celle empruntée au tableau, dans ce cas particulier. Le cadre matériel de la feuille devient ainsi l’espace de la conversion d’un ordre présupposé et attendu, celui de l’enchaînement traditionnel des mots et des phrases, en un autre. On admet que, pour que la transmutation ait lieu, l’espace attendu est bien d’abord celui de la page, et non celui du tableau. Et l’espace qui conserve le résultat poétique de la commutation devient, par voie de conséquence, celui du poème.

De façon générale, dans les premiers textes nouveaux, Pierre Garnier hésite devant l’immense liberté que lui offrent la feuille de papier et l’absence des règles conventionnelles. Ces textes nouveaux, en conséquence, fondent leur cohérence sur des ordres empruntés à d’autres logiques formelles, qu’elles soient picturales, paysagères, géométriques, ou plus généralement diagrammatiques – à l’image des colonnes du calendrier [5], ou autres « machines » littérales et symboliques [6]. Précisons aussi que ces premières expériences poétiques, réalisées à la machine à écrire, prennent naturellement place, pour la majorité d’entre elles, au sein des publications théoriques, qui les relient et les commentent. En ce sens, elles ont prioritairement toute leur place dans le livre. Ainsi, le numéro 33 des Lettres publie des extraits des « Poèmes mécaniques » d’Ilse et Pierre Garnier, en 1964, avant la parution du « recueil » de 1965, et avant qu’une suite ne soit à nouveau publiée en revue [7].

 

Des Poèmes mécaniques aux Esquisses palatines

À cette époque, Pierre Garnier s’intéresse également aux expériences stochastiques (utilisation aléatoire de la frappe de la machine à écrire, à travers des filtres que constituent des feuilles de papier déchirées) auxquelles il se livre avec son épouse Ilse, et définit progressivement, sur le plan théorique, dans le même temps, la nouvelle poésie. Son « dénominateur commun » est l’espace. Le « Plan pilote fondant le Spatialisme » paraît dans le numéro 31 des Lettres, en 1963. Or, le terme de Spatialisme est pour le moins ambigu. Il renvoie, à la fois, au support scripturaire, au rapport syntaxique nouveau que constitue le blanc typographique, ainsi qu’au référent universel par excellence : le cosmos-logos auquel le poème est censé participer. La page du livre s’apparente ainsi à celle d’un album singulier, en même temps qu’à l’image d’une plaque qui révèle « énergie », « univers », « monde », issus de la rencontre (ou du choc) du signe et de la surface révélatrice [8], conférant presque trois dimensions physiques à l’écriture. La concrétion du signe ne se manifeste, en effet, jamais ailleurs que dans la réalisation du poème, c’est-à-dire : sa matérialisation.

Pierre Garnier ainsi semble ne plus emprunter aux grammaires pré-établies, extérieures à la littérature. On parlera d’action-writing à l’image de l’action-painting. La page se définit idéalement comme l’extrait (ou l’étape) d’un processus plus vaste, et la surface devient le révélateur aléatoire de ce process. En d’autres termes, la page, notamment dans Poèmes mécaniques, à l’image de la plaque photographique, ne révèle, en le recueillant, qu’un moment de l’événement poétique : ce dernier, selon Garnier, se confond avec l’Univers, et excède nécessairement les limites du livre.

Certes, une pochette contenant des feuillets de couleur, non reliés, remplacera, parfois, le livre traditionnel [9], puisqu’aucun ordre de lecture n’est, en théorie, censé [10] être imposé au lecteur : mieux, le processus de lecture prétend participer à l’œuvre. La technique des grammaires empruntées, telle que celle de la progression géométrique dans Esquisses Palatines (1971), revient à la surface. Le principe de la pochette semble être retenu principalement pour les œuvres écrites à quatre mains (avec Ilse ou Seiichi Niikuni), comme si, tout d’abord, les fiches étaient plus faciles à utiliser pour les allers-retours entre les scripteurs, et la superposition des écritures. La recherche de l’objectivation par tous les moyens, y compris celui la stratification, ensuite, appartient bien à l’esthétique revendiquée à cette époque. La pochette aux feuilles non reliées, enfin, semble correspondre à une autorité diffuse, une instance poétique qui excède chacun des scripteurs, pour être réellement objective.

 

Mouvement des signes : autour du Jardin japonais

C’est sans doute aux environs des années quatre-vingt que Pierre Garnier tente de représenter – dans le cadre d’une poétique qui s’éloigne du concrétisme, et donc des mécanismes de la langue qui jusqu’alors s’auto-justifiaient – l’ordre immatériel du monde à travers le mouvement de ses signes [11] considéré comme micro-événement. Paradoxalement le lyrisme objectif introduit une nouvelle subjectivité, et place le poète devant son Livre, tel Jean à Patmos attendant la révélation [12].

L’œuvre majeure de cette époque est probablement constituée des deux tomes du Jardin japonais (1978). Outre les extraits [13] publiés par Le Sidaner, les poèmes dactylographiés furent initialement polycopiés, sur papier Canson de couleur, et réunis sommairement par une réglette. La couleur disparaîtra dans les éditions suivantes, puisqu’il conviendra de célébrer le monde blanc. Il s’agit, en effet – notamment dans le second tome – de faire abstraction du référent, en usant de signes « extra-linguistiques » (si l’on accorde à la formule un quelconque sens) dont l’abstraction et l’absence de code apparent garantissent le détachement en question : tirets, parenthèses, et tout ce qu’offre un clavier de machine à écrire, sont tirés de leur fonction d’outil pour devenir chorégraphie pure dans un espace non moins idéalisé. L’espace de la page-support est à l’image de ce monde blanc qui appartient aussi bien à la production poétique de l’époque [14] qu’à la mythologie personnelle de l’auteur. Le poème, d’autre part, dont la structure ressortit parfois aux tropes et figures de rhétorique, au rythme, aux assonances et rimes visuelles, semble renouer, au-delà de sa radicale nouveauté, avec les principes du langage poétique.

La réalité sublime, selon Pierre Garnier, se confond avec cette « zone », qui est à la fois réalité et métaphore poétique d’un monde intouché : Terra incognita [15]. La fonction d’inscription, en effet, est co-substantielle à la réalité du mouvement, considéré lui-même comme signe poétique. La poéticité de l’espace révélé semble progressivement l’emporter sur celle du signe révélateur. La dimension quasi sacrée de l’inscription et la rareté des signes qui y circulent contribuent à l’effet poétique recherché. Autant dire que le concept du livre et son effet de contextualisation appartiennent à l’univers poétique de l’auteur. Il n’est pas étonnant de noter, par la suite, dans les titres de recueils, le terme livre clairement revendiqué : Livre de Danièle 1 et 2 (1981-1983), Livre d’Amour d’Ilse (1984), Livre de Peggie (1985), Livre d’École (2002).

 

Congo, Poème pygmée ou « l’exposition » du livre

Le poète éprouve, aussi, à peu près à l’époque du Jardin japonais, le besoin d’utiliser le déroulement, l’enchaînement linéaire du livre – son « sens » – en le détournant, pour narrer l’événement universel. Ainsi l’amour de Tristan pour Iseult – ou la fragilité de toute vie, qu’incarne le fleuve de Congo, poème pygmée, 1980. Ce dernier « texte », composé en juin 1979, fut exposé [16] : ruban disposé dans une rotonde, offrant une lecture circulaire, « recommencée ». Il fut aussi publié. Un livre par défaut ? Il ne le semble pas. Mais le débat reste ouvert.

 La publication repose sur le pliage du « ruban ». La réalité technique et matérielle de ce pliage correspond à la scansion du poème. Or, les manières de refrains – ces segments verbaux systématiquement repris ou inversés dans le texte – anticipaient ce pliage et cette scansion. Extraordinaire épopée du fleuve, « raconté » selon l’axe du courant (horizontal) qui se déroule (ou que le lecteur remonte). Lors de l’exposition, cette remontée du fleuve était possible visuellement. Mais des graphes, dans le texte, la symbolisaient dans le même temps. Pierre Garnier, loin de fuir les contraintes qu’impose le livre, les détourne pour produire l’intervalle, le moment poétique qu’incarne le mouvement comme signe. D’ailleurs, le livre, dans l’œuvre, devient progressivement un thème et un pictogramme récurrents. En ce sens, la représentation graphique, aux contours souvent naïfs, du livre, en tant qu’objet ou métaphore [17], est souvent mise en scène dans le poème dont il devient le sujet [18]. Le livre poétiquement s’auto-désigne.

La spatialisation du texte, chez Pierre Garnier, contient sa propre critique, non qu’il soit question de dénoncer les limites théoriques d’une écriture qui ne cesse de se renouveler : il s’agit plutôt, pour le poète, de mettre en scène le concept même de la représentation et de ses codes associés, dont le Livre, comme univers, est à la fois la représentation métaphorique, et la manifestation matérielle.

 

Extrait de :

Livre / Poésie : une histoire en pratique(s).
Actes du séminaire - 2011-2012.
Direction scientifique : Hélène Campaignolle-Catel, Sophie Lesiewicz, Gaëlle Théval.
Publication conjointe ANR, Paris 3-Sorbonne nouvelle, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet et CNRS.
Les Éditions des Cendres, 2013.
ISBN : 978-2-916608-53-2
Prix TTC France : 22,00 €.

(Nos remerciements à Sylvie Tournadre et Martial Lengellé de nous avoir permis de reprendre ce texte.)


[1] Pierre Garnier ne fera pas immédiatement référence à ce terme qui correspondrait à une forme prédéfinie, ou à un « genre » précis. Il considère les « Konstellationen » (1953) de Gomringer comme les premiers poèmes réellement concrets. La référence à Mallarmé, longtemps discutée par Pierre Garnier, fut surtout légitimée par Gomringer lui-même et le groupe Noigandres.

[2] Les Lettres, n° 29, André Silvaire, 28 janvier 1963. Texte repris dans Pierre Garnier, Œuvres poétiques 1 - 1950-1968, Poèmes choisis - Proses - Autres poèmes, préface de Lucien Wasselin, Éditions des Vanneaux, 2008, pp. 95-110.

[3] Le poème phonétique « Spatial » de Pierre Garnier est de 1964 ; « Les îles » d’Ilse Garnier, de 1962.

[4] Ce texte n’a pas été retrouvé. Pierre Garnier ne se souvient pas du nom du tableau de Nicolas de Staël.

[5] « Calendrier » (Les Lettres, n° 30, André Silvaire, 1963) fera, bien sûr, directement référence à ce principe.

[6] Par exemple, la roue symbolique du moulin, offrant des permutations syntagmatiques possibles, et son mouvement perpétuel.

[7] Pierre Garnier, « Poèmes mécaniques 2 », Les Lettres, n° 34, André Silvaire, 1965.

[8] La plaque révélatrice fait songer à la photographie. Cette dernière sera présente par exemple dans Le Livre d’Amour d’Ilse.

[9] Ilse et Pierre Garnier, Prototypes - textes pour une architecture, « Spatialisme », André Silvaire, 1965; Seichi Niikuni et Pierre Garnier, Poèmes franco-japonais, « Spatialisme », André Silvaire, 1966 ; Ilse et Pierre Garnier : Othon III - Jeanne d’Arc, Structures historiques, « Spatialisme », André Silvaire, 1967; Ilse et Pierre Garnier, Esquisses Palatines, André Silvaire, 1971.

[10] Il s’agit de nuancer, en effet, ce principe. Par exemple, le poème « calendrier » qui apparaît sous forme d’un dossier de feuilles libres dans le n° 30 des Lettres est rigoureusement précédé d’une sorte de sommaire où sont référencés, dans l’ordre des mois, les poèmes en question : « I janvier II février III mars, etc. ». L’ordre semble prévaloir sur la lecture aléatoire, ou autre permutation.

[11] Dans un ouvrage relativement récent, Livre d’École - Poésie spatiale 2002, (Ediciones del Hebreo Errante, Madrid, 2002), le poète offre au lecteur des figures générées par le déplacement d’une lettre dans l’espace. Ainsi, par exemple, la translation du graphème Z génère, par son déplacement, un X dans « Musique du Z » (p. 45).

[12] C’est une image que l’on retrouve, par exemple, dans Congo, poème pygmée.

[13] Jean-Marie Le Sidaner, Pierre Garnier, « Poètes Actuels », Formes et Langages, 4e trimestre 1976, pp. 59-66.

[14] Le thème du monde blanc est présent, par exemple, dans l’œuvre d’André du Bouchet ou celle de Kenneth White.

[15] C’est ainsi que Pierre Garnier intitulera un recueil de poésie qui ne sera jamais publié en l’état, à l’exception de quelques fragments dans l’ouvrage de Jean-Marie Le Sidaner, Pierre Garnier, op. cit., pp. 31-58.

[16] Pierre Garnier dans l’avant-voir précise : « Ce poème a été montré – à l’exposition Espaces organisée en Janvier-février 1980 par le C.R.D.P de Rouen – dans une rotonde conçue pour lui : le visiteur assis au centre pouvait suivre le courant de la (de sa) pensée. », n. p.

[17] Le livre ouvert pourra, par exemple, être confondu avec le sommet de la montagne, le toit de la maison, ou lui-même.

[18] Voir par exemple “La vague - le livre / Die Welle - das Buch”, Le Poète Yu écrit son Livre de Chants / Der Dichter Yu schreibt sein Buch der Lieder, Aisthesis Verlag, Bielefeld, 2009, p. 85 ; et Gedichte aus der ferne - raumlyrik, Fundamental, Cologne, 2003.

 




Des signes dans l’espace

 

En 1963, Pierre Garnier publie deux manifestes rédigés en 1962, le Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique (Revue Les Lettres, n° 29, Éditions André Silvaire) et le Deuxième manifeste pour une poésie visuelle (Revue Les Lettres n° 30, Éditions André Silvaire). Jusqu'alors il était connu du monde poétique pour ses recueils publiés de 1949 à 1961, même si plusieurs essais et un roman (aujourd'hui disparu 1) étaient venus enrichir une œuvre déjà abondante. Pierre Garnier, né en 1928 à Amiens, fait ses études en France et en Allemagne. Il débute en poésie sous le signe de l'École de Rochefort, mais les choses ne sont pas aussi simples que le proclament les biographies. En effet, dès le début des années 50, Pierre Garnier fréquente le Groupe des Jeunes Poètes qui se réunit autour d'Elsa Triolet qui est à l'origine de sa création. Pierre Garnier prépare alors sa licence d'allemand à la Sorbonne, il se souvient avec émotion de cette époque : "Je n'ai du Cercle des Jeunes Poètes autour d'Elsa Triolet que de bons souvenirs. […] Je me souviens de ma joie, lorsque faisant mon service militaire en Allemagne, je reçus une lettre manuscrite d'Elsa Triolet, ou comment, le matin de mon mariage avec Ilse, à la mairie des Lilas en avril 1952, je tenais à la main Les Lettres françaises qui contenaient un bon et bel article sur un de mes premiers recueils" 2. Mais il fréquente parallèlement le groupe des poètes de l'École de Rochefort. Ce qui fait apparaître rétrospectivement chez Pierre Garnier une attirance aussi bien pour une poésie humaniste s'insérant dans une certaine tradition d'écriture et une poésie héroïque inscrite dans les lendemains de la Résistance, valorisant l'Histoire et l'engagement. Pour dire les choses vite… Aussi les deux manifestes de 1962 sont-ils une façon de rompre radicalement – du moins en apparence – avec ce passé. Ou, du moins, l'expression d'une certaine insatisfaction. D'ailleurs, Martial Lengellé, dans sa thèse consacrée à Pierre Garnier 3, date de 1961 la rupture avec les traditions poétiques de l'époque : plus précisément avec la parution des Synthèses (un recueil de poèmes) et de Positions actuelles (un recueil de réflexions critiques). Rupture  qui va être formalisée avec les deux manifestes…

 

    Pierre Garnier n'y écrit-il pas : "Nous piétinons. L'esprit tourne. La poésie piétine. Avec lassitude nous prenons connaissance de nos propres plaquettes. […] Henri Chopin et la revue Cinquième saison lancent, à la suite de longues recherches, la poésie phonique et la poésie objective. Partant du même refus, mais à la suite d'autres essais et d'autres recherches, je propose la poésie visuelle et la poésie phonique" 4. Ailleurs : "Le poème visuel me fait ce que je n'ai jamais été parce que je suis toujours parti soit de la nature, soit de l'esprit, et jamais de ces objets-sujets. Le poème visuel me fait objectivement sujet et subjectivement objet – c'est-à-dire qu'il me place hors de toute contradiction… […] L'art de la poésie visuelle consiste à obtenir  que le mot ne coïncide plus avec le mot" 5. Il n'est pas question ici de décrire l'aventure de cette langue presque libérée de son sémantisme ni de relater par le détail les relations de Pierre Garnier avec Henri Chopin et les autres acteurs de cette nouvelle poésie mais seulement de replacer la poésie spatiale dans l'œuvre de Pierre Garnier…

    De 1963 avec les Poèmes à dire et les Poèmes à voir d'une part et avec le Calendrier d'autre part, publiés à la suite   des deux manifestes cités précédemment, mais surtout de 1965 avec les Poèmes mécaniques (écrits avec Ilse Garnier) jusqu'aux derniers ouvrages comme Merveilles, Christianisme, La Forêt ou Depuis qu'il n'y a plus de papillons… parus en 2012, l'écriture spatialiste va se dérouler parallèlement à l'écriture linéaire (qui en est parfois le souvenir, le compte-rendu, le récit de la genèse, le commentaire…). Mais une écriture spatialiste qui va, tout en conservant la même intuition qu'au départ, revêtir différents aspects car l'approche du mot dans la page va s'aiguiser, s'approfondir. Ce sont ceux-ci qui vont être mis en évidence dans les lignes qui suivent… Au total, la bibliographie personnelle (poésie spatiale uniquement) de Pierre Garnier compte autour de 90 titres auxquels il faut en ajouter une vingtaine écrits en collaboration avec Ilse ou d'autres auteurs…

 

FRAYER SON CHEMIN.

 

    Si les Poèmes à voir et le Calendrier qui complètent les deux premiers manifestes témoignent d'un ultime attachement aux mots en tant que regroupement lisible de lettres (qui est la trace de la découverte qui vient d'être faite et qui attend d'être développée, expérimentée…), dès les Poèmes mécaniques (1965) les choses vont changer dans la mesure où le mot éclate pour laisser la place à des agglomérats de lettres à l'opposé de tout sémantisme, le sens étant donné par l'image que forment les lettres dans l'espace de la page, une image qui s'adresse plus à la sensibilité qu'à l'intelligence. Les Prototypes, qui datent de la même année, appartiennent à la même manière mais le mot reste parfois lisible, peut-être seulement sont-ils plus géométriques. La caractéristique de cette première production, c'est, par l'utilisation de la machine à écrire, son aspect technique, voire industriel, auquel le mot "prototype" renvoie…

    Nouveauté avec les Poèmes franco-japonais, annexés au Troisième manifeste du spatialisme pour une poésie supranationale (1966) : on est là dans le "fait linguistique supranational", comme Pierre Garnier le dit très bien dans ce manifeste : "Le spatialisme a pour but le passage des langues nationales à une langue supranationale et à des œuvres qui ne sont plus traduisibles mais transmissibles sur une aire linguistique de plus en plus étendue". Ainsi faut-il lire ces poèmes spatialistes écrits en commun par Seiichi Niikumi et Pierre Garnier. Même volonté avec les Ozieux 1 (1966) et les Ozieux 2 (1976) où le poète de Saisseval écrit des poèmes spatialistes en picard. D'ailleurs il faut noter que cette façon de faire qui obéit à la volonté de se dégager "du monde de l'expression", de dépouiller l'écriture de tout "contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique" va durer jusqu'en 1984 et se retrouver dans des livres aussi différents que les Minipoèmes pour enfants (1967), Othon III-Jeanne d'Arc (1967), Le Jardin japonais (1978), Tristan et Iseult (1980), Les Poèmes blancs (1981), les deux tomes du Livre de Danièle (1981 & 1983) – pour ne reprendre que ceux figurant dans les  Œuvres complètes

 

    On peut cependant remarquer que le signe typographique prend de plus en plus d'importance à partir de 1978 et la figure géométrique à partir de 1980, que la main fait son apparition dans le tracé de certaines figures la même année et dans la graphie de certains termes en 1982.

    1984 marque un tournant puisque le caractère machine n'occupe plus une place prédominante dans l'œuvre spatialiste de Pierre Garnier : le Livre d'Ilse, qui paraît alors, est entièrement écrit et dessiné à la main, confirmant ainsi l'évolution amorcée dès 1980. Les Poèmes géométriques (1986) obéissent à la même règle : dans sa postface, Danièle Perronne note : "Ces tracés les plus élémentaires de la géométrie placent aux lieux originaires la pensée et le monde. Cercles, carrés, triangles : géographie simple des origines aux limites du visible". Si les figures géométriques apparaissaient déjà occasionnellement dans les recueils des années précédentes, pour la première fois, elles deviennent "des figures parfaites, qui émanent du silence. Au-delà du dicible et de l'indicible, elles sont".

     Avec les Poèmes en chiffres, 1988 marque une nouvelle rupture. Comme le titre du recueil l'indique clairement, c'est le chiffre qui sert de matériau à l'écriture spatialiste, la graphie mécanique réapparaît et vient se mêler aux figures géométriques, elles-mêmes tracées avec les outils élémentaires que sont la règle et le compas. Une nativité (1988) opère une sorte de synthèse tout en exploitant un thème qui va devenir de plus en plus présent dans l'œuvre de Pierre Garnier : la nativité, et plus généralement, l'empreinte religieuse sur le monde de l'occident chrétien qui est le sien. Synthèse parce que la main reprend son rôle aux côtés du compas et de la règle…

 

 

UNE PAUSE SUR LE CHEMIN.

 

    Il faut ici marquer un arrêt dans ce survol et revenir sur l'année 1968 qui voit la parution de Spatialisme et poésie concrète, un essai illustré de nombreuses productions. L'examen de ces exemples d'auteurs divers laisse apparaître que si la lettre est massivement utilisée, elle tend à devenir un signe qui, assemblé à lui-même par la répétition ou à d'autres, qui fragmenté et/ou confronté à des variations d'échelle, donne des assemblages qui ne se lisent pas, mais se voient. L'important est alors de constater qu'aucun de ces cas ne correspond à la voie qu'emprunte Pierre Garnier et qui va devenir reconnaissable entre mille…

 

UN CHEMIN PERSONNEL.

 

 

    Rien n'est simple avec Pierre Garnier, il n'est pas facile de se repérer dans son œuvre (les dates de rédaction correspondent-elles aux dates de publication ? les chronologies coïncident-elles dans ces deux domaines ?) car les époques semblent se chevaucher, car jamais Pierre Garnier ne répète une recette, sa pensée est mobile, il ne cesse d'explorer l'espace des signes quitte à revenir parfois en arrière. Si le Livre de Peggie (1985) reprend le croquis à main levée (parfois remplacé par la photographie) qu'on avait déjà remarqué dès 1980-1982, la légende manuscrite est parfois plus longue qu'une simple légende sans être véritablement un poème linéaire (encore que…). On a là comme l'annonce du nanopoème qui se répète occasionnellement depuis quelque temps. Picardie une chronique (1989) semble un moment de pause dans la réflexion de Pierre Garnier : c'est un livre à part, où se mêlent poésie linéaire et poésie spatiale sous les formes différentes qu'elle a revêtues jusqu'alors ; on pourrait même parler d'une anthologie personnelle à la fois chronologique et spatialiste…

    Avec Vues de Marseille (1993), si l'ensemble constitue une sorte de reportage visuel, une accumulation de choses vues et transformées, le nanopoème semble s'installer dans l'écriture de Pierre Garnier, comme dans Der Puppenspieler (1994) où l'on retrouve les formes élémentaires (et qui deviendront emblématiques par la suite) comme l'escargot, la croix, le croissant de lune, le soleil et bien d'autres).

    L'Invention d'une Creuse pour y mourir (1995) développe une articulation de poèmes linéaires brefs et de croquis qui vont peu à peu se simplifier pour devenir des nanopoèmes alors que Une enfance (1997) est constituée de poèmes linéaires assez longs et de poèmes spatiaux divers dont des nanopoèmes, des constellations de lettres ou de signes typographiques. Loire Vivant poème (1998) est une chronique illustrée où  la couleur prend toute sa place, où le retour à Rochefort (et son école poétique) s'opère clairement. Mais au-delà de la circonstance, Pierre Garnier n'abandonne rien de  ses exigences poétiques. Il concilie, au contraire,  celles de l'École de Rochefort (son humanisme et les amitiés de l'époque)   avec les "règles" du spatialisme (le soleil, l'arche romane, le fleuve…). Le fleuve justement : un poème comme La Loire à Saint-Benoît n'est pas sans rappeler un recueil de 1980, Congo, Poème pygmée, par son jeu de lignes… Et en 2001, dans L'Immaculée conception, de rares nanopoèmes vont venir  ponctuer les poèmes linéaires…

    Il semble donc que le nanopoème apparaisse très tôt dans l'œuvre de Pierre Garnier, qu'il y a une véritable préhistoire du nanopoème qui traverse divers ouvrages avant même que la forme se stabilise (dès 2005 avec le troisième tome du Poète Yu) et que le terme soit forgé (en 2009 dans La Pomme et le Feu, et plus précisément dans la dédicace du livre). Mais il faudra attendre 2011, et la parution de Nano Poèmes pour que le terme soit reconnu dans sa généralité et sa valeur universelle puisqu'il sert de titre à une plaquette : comme si, enfin, Pierre Garnier se rendait compte de la forme poétique qu'il avait patiemment créée. Et ce n'est qu'en 2012, dans Merveilles (Éditions L'Herbe qui tremble) qu'il "théorise" cette forme : "une coïncidence / entre la figure géométrique fondamentale / et toutes sortes de mots qui tentent de faire alliance avec / le cercle / et de dévier sa trajectoire". Ainsi la poésie spatiale de Pierre Garnier n'est-elle pas figée une fois pour toutes, ainsi va-t-elle vers l'épure.

 

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        C'est toute la traduction d'un regard jeté sur le monde, traduction évolutive, qui est ainsi offerte dans l'œuvre de Pierre Garnier, qu'elle soit spatiale ou linéaire. Mais cela n'a pas de fin, car le réel n'a pas de fin. Aussi le survol qu'on vient de proposer appelle à lire Pierre Garnier. Les références faites tout au long de ces lignes à la poésie linéaire prouvent qu'il n'y a pas de réelle opposition entre ces deux formes. Bien au contraire, elles s'ajoutent. Comme l'écrit Claude Debon dans sa préface au troisième volume des Œuvres poétiques : "… l'analyse […] des poèmes-dessins [montre] d'une part la complémentarité sur la page entre les mots et les figures, d'autre part la complémentarité entre la page du poème-tableau et le texte poétique. […] … texte poétique et dessins légendés coexistent en un même recueil, comme pour mieux montrer que c'est un même élan de l'écriture qui anime la main qui dessine et la main qui trace les mots". On peut généraliser ces propos valables pour la période 1979-2002 à l'ensemble de l'œuvre. Là encore, reste à lire Pierre Garnier.

 

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Notes.

 

1. Voir ma préface au tome 1 des Œuvres poétiques de Pierre Garnier (Éditions des Vanneaux, 2008), pp 13-14.

2. Faites Entrer L'Infini, n° 39, juin 2005 ; p 23.

3. Martial Lengellé, L'Œuvre poétique de Pierre Garnier. Presses de l'université d'Angers, 2001.

4. Pierre Garnier, Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique, in Œuvres poétiques, tome 1, Éditions des Vanneaux. Pour le texte complet : pp 77-110. Pour la citation : p 77.

5. In Deuxième manifeste pour une poésie visuelle. Op cité, pp 111-149, et pour les citations, p 115 et p 120.