Ecrire en situation mauricienne : l’obscurcissement de la perspective ontologique

 

Être auteur à l’île Maurice, c’est écrire sur l’envers de la carte postale d’une île que l’on s’efforce encore de nommer « Paradis ». C’est tenter d’exercer l’art libératoire qu’est la poésie dans « cette ligue de nations où la guerre des préjugés est endémique et atroce, surtout pour ce qui est du préjugé de couleur » comme le disait déjà Malcolm de Chazal dans Petrusmok en 1951.

Mais de Chazal écrivait en situation coloniale, tandis que l’île Maurice moderne, après 45 ans d’indépendance, revendique une construction nationale bâtie sur le slogan de l’« unité dans la diversité », autour d’un idéal interculturel. Mais comme le souligne Françoise Lionnet, « île paradisiaque et accueillante aux touristes, nation arc-en-ciel, pays cosmopolite où des cultures diverses se côtoient et se respectent, république pluriculturelle et multiconfessionnelle où règne l’harmonie : voici en effet l’image de marque, même si la réalité sociale au quotidien ne s’y conforme pas »[i].

Malgré l’interculturalité valorisée par le modèle national, une grande majorité d’auteurs mauriciens dénoncent dans leurs écrits les effets pervers de cette cohabitation des cultures, pourtant officiellement présentée comme réussie. Les œuvres de figures contemporaines de la littérature mauricienne comme Ananda Devi, Natacha Appanah, Carl de Souza sont traversées, voire saturées de la tension insupportable que représenterait la cohabitation avec « l’autre »[ii].

Pas si sûr, pourtant, que le préjugé de couleur soit le réel problème de l’île Maurice contemporaine, du point de vue de l’écriture en tout cas. Il serait même plutôt l’arbre qui cache la forêt.

La violence sociale est certes liée, en partie du moins, au poids des normes ethniques prégnantes au sein de chaque groupe et qui enferment l’individu dans le carcan de la communauté. Elle s’exprime en particulier dans les interdits sur le mariage interethnique, décrits notamment dans Pagli d’Ananda Devi ou Blue Bay Palace de Natacha Appanah, où « l’identification à sa communauté (…) est représentée comme une des sources majeures de la violence »[iii]. En dehors des épisodes de violence interethnique telle que décrits dans Les jours Kaya, de Carl de Souza, en référence aux émeutes de 1999, la caractéristique de cette violence socio-ethnique est d’être silencieuse et intériorisée.

Joseph Tsang Mang Kin, écrivain et ancien ministre de la Culture, souligne le paradoxe d’une situation mauricienne où le souci poussé à l’extrême de ne pas froisser l’autre donne lieu à un politiquement – voire à un religieusement – correct : « Chaque communauté connaît la place qui lui revient et les limites à ne pas franchir (…) Nous savons comment nous comporter et éviter d’offenser nos compatriotes et les respecter quelques soient leurs croyances et non croyances. »

Ce politiquement/religieusement correct renferme un énorme potentiel de violence, qui se développe de manière insidieuse. « Depuis quelques décennies, nous avons découvert une nouvelle forme de violence. Elle n’est pas physique. Elle est invisible, et pourtant bien réelle. Elle humilie. Elle vous prive de votre dignité (…) Bien sûr, elle ne verse pas de sang. Mais elle est là : invisible, vicieuse, insatiable ». Mais ce que ne dit pas Joseph Tsang Mang Kin, c’est que cette violence silencieuse résulte non pas des tensions intergroupes, mais plutôt d’un verrouillage des opinions, verrouillage exercé par le politique et relayé par les associations dites « socio-culturelles », qui contrôlent et entendent faire respecter un ordre moral, garant d’une domination politico-ethnique. Ces socio-culturels, baptisés Voice of Hindu, Kranti ou autre Sanatan Dharma Temples Federation, pour ne citer que les plus médiatiques, se sont auto-proclamés arbitres du respect d’un ordre ethnique cloisonné, reposant sur une relative cohésion des communautés comme ressource de pouvoir pour les hommes politiques, dans un système électoral fondé sur la représentativité ethnique[iv].

Ce rôle de chiens de garde s’exerce en particulier par une vigilance quant au respect des valeurs ethnico-religieuses. Profitant de l’immunité tacite que leur accordent les gouvernements successifs, ces associations socio-culturelles ont même fini par s’attribuer un rôle de gardiens du law and order[v]. C’est ainsi que la censure du roman de Lindsey Collen, The Rape of Sita, lors de sa parution en 1995, sous la pression de socio-culturels hindous, pour motifs « religieux », a fait date comme un exemple de cette violence du « religieusement correct ». Plus récemment, on pourra citer l’autocensure exercée par l’équipe éditoriale de la revue de poésie Point Barre sur la publication de certains poèmes dans son numéro 5 dédié au thème du sacré, en octobre 2008, dans la crainte de s’attirer les foudres de ces mêmes socio-culturels.

Du coup, cette facette perverse de la tolérance, qui consiste à adopter une attitude conciliante pour ne pas être soupçonné d’exercer de préjugé (de couleur ou autre), engendre une culture de la peur qui n’est pas sans incidence sur l’écriture littéraire. L’auteur mauricien, sachant qu’il existe deux pommes de discorde, la religion et la politique, choisira, comme le souligne Joseph Tsang Mang Kin, d’éviter soigneusement ces sujets pour rester en bons termes avec tout le monde. 

On voit ainsi se développer dans les ouvrages de fiction ou de poésie mauricienne, note Valérie Magdelaine, une poétique « déréalisante », une fuite vers la fiction et dans laquelle « la poétique l’emport[e] sur le politique » [vi]. Dans des œuvres qui s’attachent surtout à la « mise en marche d’une déconstruction des décloisonnements identitaires », l’écriture constitue un mode d’évasion individuel pour leurs auteurs. Valérie Magdelaine montre les limites de telles tentatives déconstructionnistes : « Face à des difficultés sociales qu’il n’arrive pas toujours à exprimer, car elles pourraient remettre profondément en cause les structures d’un Etat jeune, le discours mauricien tend fréquemment à justifier la réalité insulaire par l’expression tautologique de ses particularismes. »

Dès lors, il semble bien que la violence sociale décrite littérairement comme le produit de l’identification communautaire[vii] ou du rapport malaisé à l’autre[viii], soit donc en réalité un produit dérivé du nœud gordien constitué par un modèle national faussé, nœud gordien que les œuvres littéraires n’ont toujours pas réussi à trancher. Modèle national faussé, parce que revendiquant une construction nationale en perpétuel devenir, s’appuyant sur le renouvellement permanent des divisions ethniques pour légitimer un discours politique prônant la réalisation ultérieure de l’unité. Il en résulte une identité nationale mauricienne caractérisée par un « cycle infini de la fragmentation pour pouvoir recréer l'unification » qui verrouille ce modèle national dans ses propres contradictions[ix] et censure l’expression de ses remises en question[x].

De sorte qu’en se bornant à dénoncer les violences sociales liées à la cohabitation des cultures, sans problématiser leur rapport avec l’ethnopolitique, – c’est-à-dire signalant le symptôme sans énoncer la cause –, la littérature mauricienne se contente de rester une « peinture-miroir de la société », pour reprendre les termes de Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew [xi]. L’un des rares auteurs à avoir problématisé le possible rôle du politique et de l’Etat policier dans cette violence socio-ethnique reste l’anglophone Lindsey Collen, notamment dans son roman The Malaria Man and her neighbours[xii]. Sinon, dans l’ensemble, « à l’île Maurice, un grand écrivain est un écrivain passif », clament Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, qui émettent « des doutes quant à la validité du potentiel transgressif du champ de production actuel »[xiii], caractérisé essentiellement par des démarches littéraires autocensurées et qui se contentent « d’évoquer les barrières, à la limite les critiquer et tout cela avec l’approbation bienveillante de l’ordre dominant sûr et certain de l’emprise de son pouvoir » [xiv].

Cette langue littéraire qui se contente d’euphémiser n’engage pas, ou n’engage plus de démarche de fondation, de questionnement ontologique. L’espace de l’île inféodé au politique n’est plus le lieu de l’ontogénèse. Alors que l’homme ontologique a été au cœur des préoccupations des poètes d’avant l’indépendance comme Jean Fanchette, Jean Claude d’Avoine ou encore Malcom de Chazal, désormais la problématique ethnico-nationale a obscurci la perspective ontologique. Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mwe observent dans les œuvres des auteurs mauriciens attachés à décrire la violence sociale dévorant leur société de l’intérieur, qu’il en résulte un « impossible ancrage dans l’espace insulaire »[xv].

En effet, l’opération ontologique est celle d’une prise de souveraineté sur le monde, au sens où l’entendait Georges Bataille, à savoir l’action par laquelle « la pensée arrête le mouvement qui la subordonne »[xvi], et se dégage de l’ordre utile pour affirmer son autonomie. L’auteur souverain est ainsi « délié d’une servitude dogmatique »[xvii]. La perspective n'est pas qu'individuelle, les enjeux sont bien sociaux[xviii]. L’enjeu d’une restauration des possibilités d’une ontogénèse serait de favoriser les conditions intellectuelles d’une mise en place d’« architectures mentales alternatives », nécessaires pour ouvrir la voie vers « d'autres modes de pensée et d'autres organisations possibles du monde que celles qu'on veut bien nous donner à voir »[xix].

Mais dans un espace social et mental saturé par le mode de pensée politique et sa confiscation du dialogue social[xx], qui ne laisse plus de place à l’intériorité, l’écrivain mauricien est condamné à participer de l’entropie collective et au maintien des cloisonnements : « Il est une gamme d’écrivains consacrés qui profitent des libertés permises par l’ordre dominant et ses assises afin de concrétiser de timides écarts de ce qui constitue la norme », observent Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell[xxi].

Bertrand de Robillard, l’un des rares auteurs mauriciens à revendiquer une démarche ontologique, s’inscrit en faux contre toute préoccupation d’interculturalité, une problématique qu’il récuse même. Dans chacun de ses deux romans, son personnage principal doit lutter au cours de sa quête ontologique, explique-t-il, contre « l’envahissement des images extérieures qui pourraient, en a-t-il l’intuition, prendre la place des images fondatrices et essentielles qui constituent son être ». Tout se passe comme si ontogénèse et obsession de l’interculturel étaient mutuellement incompatibles.

L’enjeu pour l’écrivain mauricien se situerait donc précisément à ce palier : restituer les possibilités de l’exploration ontologique pour l’auteur, tout en affrontant la nécessité de problématiser sa situation face à un ordre ethnopolitique qui préconise ad nauseam un interculturel stérilisant et entraînant tout dans son vertige.

 


[i] Françoise Lionnet, « Décalages historiques : entre orientalisme et postcolonialisme », in Le su et l’incertain. Cosmopolitiques créoles de l’océan Indien, L’Atelier d’écriture, 2012, p. 17.

[ii] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, « La littérature mauricienne contemporaine : pour une nouvelle poétique de l’insularité », Palabres, Vol. IX, n°2, 2010, p. 59. 

[iii] Bruno Jean-François, « Iles de violence : l’insularité dans les littératures francophones de l’océan Indien », in Identification de la violence, Violence de l’identification, Paris, Éditions des Crépuscules, 2011, p. 100.

[iv] « De ce rôle de ciment joué par les associations socio-culturelles, dépend directement la capacité des politiciens à s’assurer que les électeurs continueront de voter suivant le facteur ethnique ». Catherine Boudet, « Groupes socio-culturels, la montée en puissance », Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Paris, Edilivre, 2013, pp. 95-99.

[v] Ibid.

[vi] Valérie Magdelaine, « Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises ? », Glottopol n°3, janvier 2004, pp. 142-165.

[vii] Bruno Jean-François, Op. cit., p. 100.

[viii] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 59.

[ix] Catherine Boudet, « Identité nationale, le serpent qui se mord la queue », Le Mauricien du 27 septembre 2012. http://www.lemauricien.com/article/l%E2%80%99invitee-du-forum-%E2%80%94-identite-nationale-serpent-qui-se-mord-la-queue.

[x] Notamment par un discours qui les taxe d’antipatriotiques.

[xi] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 59. 

[xii] Catherine Boudet, « The Malaria man and her neighbours : plongeon dans l’histoire du combat ouvrier », Impact du 13 août 2010. http://www.scribd.com/doc/132077315/The-Malaria-Man-and-her-neighbours-plongeon-dans-l-histoire-du-combat-ouvrier.

[xiii] Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Fonction et Représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire, Rose-Hill, Mauritius Printing Specialists, 2000, p. 238.

[xiv] Ibid., p. 69.

[xv] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 69.

[xvi] Georges Bataille, cité par Olivier Capparos, « Puissance et souveraineté », Lampe-tempête n°2, mars 2007, http://www.lampe-tempete.fr/puissancebataille.htm.

[xvii] Ibid.

[xviii] Catherine Boudet, « La responsabilité sociale de l'auteur », Le Mauricien du 29 janvier 2013. http://www.lemauricien.com/article/la-responsabilite-sociale-l%E2%80%99auteur.

[xix] Ibid.

[xx] Pour le poète mauricien Sedley Assonne, « il y a une petite minorité de Mauriciens qui ont volé la parole à Maurice et accessoirement, cette petite minorité se trouve être les politiciens ». Table-ronde du 27 octobre 2011 à L’Atelier littéraire de Port-Louis (île Maurice), sur le thème « Mo-Mots-Maux ». http://cboudet974.over-blog.fr/article-la-prise-de-la-parole-est-un-acte-politique-88433988.html.

[xxi] Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Op. cit., p. 237.

 




Tête d’Or, la force et le sens (Paul Claudel)

« …regarder le langage comme action »

P. Valéry, Cahiers, XXVI, p. 446

 

Dans le début des années quatre-vingt-dix, quelques-uns des premiers lecteurs de Tête d’Or écrivent à l’auteur leur admiration.

Celle-ci, on le perçoit nettement, ne va pas à ce que l’auteur appelle au même moment « l’idée du livre »[1]–le message spirituel ou moral qu’il porte, selon lui, mais que la plupart de ces lecteurs, experts pourtant, n’ont pas perçu, ou qu’ils ont perçu, cela arrive, d’une manière que l’auteur n’avait pas prévue. Elle ne va pas davantage à des qualités formelles, le plus souvent senties et données (par Mockel, par exemple, ou par Régnier, ou par Mirbeau) comme insuffisantes. Elle ne va pas à une structure, ou, comme dit Jean Rousset dans un livre célèbre où il est brièvement question de Tête d'Or, à un « schème »[2]. Elle va tout entière à la force du livre. C’est en 1893, après avoir lu La Ville, que Mallarmé dira : « j’admire comme cela sourd et la force du jet »[3]. Mais Maeterlinck, dès décembre 1890, parle de sa lecture de Tête d’Or comme d’une « tempête », mentionne les « coups de marteau » que le livre lui a donnés sur la tête, invoque le monstre Léviathan et le comte de Lautréamont. Schwob évoque son « saisissement », dit avoir senti « quelque chose d’extraordinairement fort »[4]. Verlaine loue « la forte imagination »[5]. Mirbeau admire « l’énorme souffle » et « mille détails puissants »[6]. Gourmont compare le drame à une « eau-de-vie un peu forte pour les temps d'aujourd'hui »[7].

La convergence est manifeste ; la seule lecture de Tête d'Or exerce sur ces premiers lecteurs l’action « immédiate et violente » qu’Artaud (qui quelque trente-cinq ans plus tard montera au théâtre Alfred Jarry un acte du « traître » Claudel) allait demander bientôt au théâtre[8]. On peut s’interroger sur les ressorts de ce pouvoir. Est-ce à cause du « magnétisme ardent des images » ? Est-ce parce que le drame montre une « action poussée à bout, et extrême » ? Est-ce en raison de « l’athlétisme affectif » dont on pourrait le créditer et parce qu’il ne craint pas « d’aller aussi loin qu’il faut dans l’exploration de notre sensibilité nerveuse »[9] ? Ou bien est-ce parce que, tournant le dos aux perfections de la forme, aux usages du métier, aux injonctions des arts d’écrire, ce drame sauvage, barbare (« terroriste », aurait dit Paulhan) parfaite antithèse de la « pièce bien faite », a pu sembler alors à quelques-uns, et spécialement à Mirbeau, se situer là même où se situait, disait-on, Rimbaud : hors de la littérature[10] ?

Il n’est pas facile de répondre, et cela d’autant moins que cette exaltation est tout de même retombée ; et que, me semble-t-il, le jugement plus balancé (trop balancé ?) de Jean Rousset : « belle pièce juteuse » mais drame de jeunesse encore tâtonnant et inabouti[11], rallierait aujourd’hui plus facilement les suffrages. Michel Lioure parle de manière comparable des « balbutiements poétiques de l’apprenti »[12]. Claudel lui-même n’est pas le dernier à accuser la « maladresse » d’une pièce qu’il lui arrive de déclarer « illisible », et qu’il refuse de laisser jouer : œuvre, écrit-il en 1949, « non de [son] imagination, mais de [son] cœur »[13]. Or, s’il est vrai (comme Claudel avait pu le lire chez Baudelaire) que « la sensibilité du cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique », et même qu’elle « peut nuire », et qu’en tout cas « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature »[14], cela signifie que Tête d’Or (en dépit de l’affection que l’auteur peut lui conserver) ne peut être qu’une œuvre d’art imparfaite, loin de l’opus mirandum qu’est par exemple Le Soulier de Satin.

Ces réserves, pourtant, n’ôtent rien de sa pertinence au questionnement sur la force : bien au contraire. Puisque tout le monde, et jusqu’à l’auteur, est d’accord pour accuser les insuffisances et les défaillances de la forme, il faut bien que la valeur (et c’est elle qui nous intéresse) soit ailleurs : dans le jus, comme dit Rousset[15], dans le jet, comme dit Mallarmé, dans le jaillissement et la puissance chaotique, comme dit Gaétan Picon[16], dans l’éruption ou dans le soulèvement, comme dit l’auteur[17] –c’est-à-dire, chaque fois, on le voit bien, non dans les vertus de la chose faite, d’une œuvre, d’un ergon, mais dans la vigueur d’une energeia, dans le déploiement d’une force. 

C’est ce que je voudrais tenter de préciser.

 

Force et forces

C’est dans une étude consacrée au livre de Rousset, justement, que Derrida le notait: « comprendre la force en son dedans », ce serait l’affaire du « créateur », en aucun cas celle du critique[18]. Mélancolique observation, qui semble ne nous laisser d’autre choix que le silence ou la reconversion… Pour ce qui est de Tête d’Or, toutefois, le critique a la possibilité de s’assurer que cette question de la force n’est aucunement extérieure à l’œuvre, aucunement méconnue par elle. L’œuvre tisse au contraire un réseau lexical, sémantique, extrêmement dense autour des notions de force, d’effort, de puissance, et des notions et valeurs inverses d’impouvoir, d’asthénie, de faiblesse (224)[19], de paresse (213), d’ennui, de défaillance. Le drame lui-même (le texte du drame) invoque constamment, et même massivement, soit pour affirmer sa présence, soit pour lamenter son absence, cette même force dont on l’a crédité, et qui se trouve être ainsi à la fois le sujet de l’œuvre, son thème, ce dont elle parle, et la qualité qu’on lui reconnaît : à la fois son motif et sa vertu.

Il faut observer par ailleurs que la force invoquée dans Tête d’Or est le plus souvent indéterminée : non pas la force, ni telle force, mais une force. Par exemple:

 

Je me suis cru un pouvoir plus qu’humain, une force (216)[20]

 

ou plus haut :

 

               Car une force est en moi (108)

qui reprend le propos antérieur d’un des veilleurs :

 

               Mais en vérité il y a une force en lui (59)

 

Ces assertions ne sont pas purement constatives : mais discrètement exclamatives, on le voit, discrètement lyriques, elles notent une surprise, un émerveillement devant la puissance dont le sujet est l’hôte. La force de la force est telle qu’elle interdit au langage de se refermer exactement sur elle, de l’enfermer, de la définir ; le lyrisme, l’exclamation, signalent ici que l’objet du discours est un ineffable, ou en tout cas qu’il y a en lui de l’ineffable et de l’inconnaissable.

Claudel, cependant, qui est là comme ailleurs le premier interprète de Claudel (interprète impérieux quoique sans raideur, et dont les commentaires commandent encore aujourd’hui depuis l’outre-tombe tant de livres, de thèses, d’articles, qui lui sont consacrés) Claudel, donc, avant tout autre, a indiqué un nom pour la force à l’œuvre dans Tête d’Or. Dans sa lettre à Mockel de 1891, il l’a nommée le désir, invitant ainsi à lire tout le livre selon le sens moral, comme une fable sur le désir. Ce mot se lit du reste à plusieurs reprises dans le texte de 1890 et dans celui de 1893-94. Ainsi, dans le grand dialogue de la seconde partie avec Cébès, ce vers :

 

Un désir rapace m’entraîne en avant par ce lieu d’horreur ! (99)

 

qui invite à identifier le désir avec le mouvement même du drame.

Citons encore :

 

               et je porte un désir en moi (131)

              

               j’ai été un homme de désir (211)

 

Tête d’Or […] ne portait plus qu’un désir inextinguible (217)

 

Certes il y avait un désir en lui (242)

 

Cette dernière réplique, qui appartient à la Princesse, s’entend comme une reprise du : « en vérité, il y a une force en lui », déjà cité, et cette substitution, à l’heure de l’épilogue, pourrait être tenue pour indice d’une coïncidence parfaite entre la « force » et le « désir », légitimant du même coup une lecture allégorique du type de celle que Claudel propose dans sa lettre à Mockel : si la Princesse « représente toutes les idées de douceur et de suavité », si Cébès « est » l’homme ancien et la faiblesse pitoyable, Tête d’Or, alors, peut bien « être » ou « représenter » la force du désir et le drame entier peut se lire comme une allégorie du jeu du Désir et de la Sagesse.

Il faut cependant rappeler que ce Claudel qui craint si peu de « traduire » en idées ses personnages est le même qui ailleurs se fait un devoir de rappeler que « rien ne signifie qu'en excluant la traduction »[21] ; le même encore qui dans une note de travail relative au second Tête d’Or estime qu’il faut qu’il « reste toujours quelque chose d’inconnu »[22]. Comme d’autres commentaires de Claudel, la lettre à Mockel dessine ce que j’appellerai un schème sémantique, c'est-à-dire un principe général d’organisation du sens, qui est évidemment très utile et très éclairant, mais qui, indiquant après coup un sens déjà fait, risque par là-même de nourrir un malentendu : changeant en dit le vouloir dire, en énoncé l’énonciation, l’élicitation[23] en exposition, et forcé pour dire le mot de détacher son attention de l’effort -de « l’horrible effort » (32)- que le mot doit faire pour se dire, le commentateur risque de se laisser distraire de cet essentiel qu’est le jaillissement pathétique du sens. Il risque, en d’autres termes, de concentrer l’attention sur le sens en tant que résultat, quand ce qui importe, c’est le sens comme acte, c'est-à-dire comme drame

Et il risque encore (même si Claudel a bien soin de rapporter chacun de ses personnages à une gerbe d’idées plutôt qu’à une maigre idée esseulée) de nous distraire du chatoiement du sens, de son irisation, de son tremblé, de ses moirures.

Cette force, en effet, dont les pulsations, les temps forts ou faibles, rythment le drame, n’est pas unifiable sous un seul concept, elle est susceptible au contraire de recevoir, entre l’ouverture et l’épilogue, des couleurs extrêmement diverses, d’investir des formes multiples : elle peut se manifester comme désir, assurément, ou comme « volonté » ou encore comme « effort », mais aussi comme espoir et comme colère, ou comme « haine », ou comme « vengeance » (153) ou comme « indignation » (104), commandement d’avoir à « sortir » (213), puissance de subversion, d’arrachement à « l’ennuyeuse semaine » (216), à « l’obstacle des choses » (247), rébellion contre « la Puissance qui maintient les choses en place » (198), gerbe d’intensités brandie contre les paresses et les inerties. Ailleurs, elle peut se nommer «nausée » (104) ou « spasme » (55), et parfois « fureur du mâle » (34) et parfois aussi « esprit » (108) et ailleurs encore se donner comme « vie » (207) ou comme « voix ».

Le personnage de Tête d’Or est évidemment le support principal de cette force ; le principal, non le seul. Dans un drame qui se soucie en général fort peu d’individualiser le discours de ses personnages, le roi, ou les veilleurs, ou Cébès, ou d’autres, peuvent ponctuellement se trouver chargés d’une vigueur égale à celle du héros. Il est curieux d’observer que la voix du rossignol, qui s’entend à deux reprises dans la deuxième partie, est qualifiée de la même manière exactement que la voix de Tête d’Or : Cébès la salue d’une exclamation : « O voix forte » (58) qui anticipe à peine sur l’admiration du veilleur pour la voix « forte et perçante » du héros (59) puis sur la proclamation de Tête d'Or sur le point de devenir roi : « Je suis la force de la voix » (125).

Bien loin d’être l’attribut d’un ou même de plusieurs personnages, ce motif : la force court ainsi comme le furet à travers tout l’espace du drame, circule comme une aiguille dans le tissu de l’œuvre. Ce qui est en cause, en effet, ce n’est pas d’abord un sujet puissant ; mais une force –non définie– qui habite (momentanément) un sujet. Plusieurs épisodes mettent d’ailleurs en scène l’afflux ou le retrait de cette force, obligeant ainsi à la concevoir indépendamment du héros, comme une puissance qui peut sans raison apparente l’investir ou l’abandonner. C’est par exemple, à la fin de la seconde partie, le moment où s’étant fait proclamer roi Tête d'Or semble tout à coup s’éveiller d’un rêve ou d’une crise de somnambulisme: « Qui suis-je ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? » (148). C’est aussi bien au début de cette même partie  le « réveil » de la Princesse vêtue de sa chape d’or (« je ne sais plus qui je suis en vérité », p. 67), puis le brusque désinvestissement qui précède sa sortie:

[…]La dame belle et illustre qui parlait tout à l’heure n’est plus

Et à présent, voyez-moi, ce n’est plus que moi-même, la pauvre fille […]. (76-7)

 

C’est encore la transe de Simon au milieu de la première partie :

 

Un esprit a soufflé sur moi et je vibre comme un poteau !

–Cébès, une force m’a été donnée (34)

 

La référence biographique à l’illumination de Notre-Dame est probable ; mais cela n’interdit pas de songer aussi aux « forces supra-humaines » qui investissent les héros d’Eschyle (ces êtres biastheis, « forcés ») et en les investissant donnent du même coup aux poèmes où ils paraissent leur dimension proprement tragique[24].

Les deux batailles livrées dans la seconde et la troisième parties relèvent de la même analyse, et apparaissent elles aussi comme de pures épiphanies de la force. Pas question ici de stratégie, de manœuvres, de hasard heureux, d’un Blücher qui arrive à point, etc. ; seul entre en ligne de compte le déclenchement irrésistible d’une panique, d’une « peur de masse ». Les deux batailles symétriques, héroïques, qui sont aussi deux coups de théâtre, manifestent l’empire absolu des forces, le caractère imprévisible, souverain, de leur afflux et de leur retrait.

L’examen du décor peut conduire à des conclusions similaires. Le Très Grand Arbre de la première partie, ou le Caucase de la dernière avec sa « terrasse élevée », ses « arbres colossaux »[25] et sa « formidable  tranchée verticale » définissent des sites sublimes, où la force a élu domicile. Tout est fait pour que cette tranchée d’où montent « des bruits de roues et de harnais » ait l’air d’avoir été percée à travers la montagne par ou pour la ruée de cette Armée qu’on entend, mais qu’on ne voit pas. Cette mise en espace exemplaire vise à rendre sensibles depuis la salle la proximité et le jeu d’une Force qui, comme toute force, reste invisible.

« Face-à-face séparateur » entre la salle et la Force, aurait dit peut-être Rousset, s’il en avait dit quelque chose. Je préfèrerai parler pour ma part d’un dispositif visant l’invisible. Ce qui du reste pourrait être une définition de Tête d’Or tout entier : dispositif visant à vérifier depuis le visible la consistance d’un invisible, lequel se donne à éprouver comme force.

 

Formes et forces

La question des forces, on le sait, a fasciné toute la fin du siècle de Schopenhauer à Loïe Fuller en passant par Nietzsche et Alfred Fouillée -sans parler du jeune Valéry. Claudel ne fait pas exception. Et l’exemple de Rodin, qu’il a connu de près, n’était pas de nature à le faire changer d’orientation, s’il est vrai que l’œuvre de l’amant de Camille est essentiellement une tentative pour représenter l’Energie[26].

Bien sûr, ni la sculpture, ni la littérature ne peuvent se passer des formes ; l’invisible ne peut être appréhendé (pressenti) sans la médiation d’un visible ou d’un lisible. Donner à percevoir des forces, cela ne peut se faire qu’en présentant des formes travaillées par la force. Il suit que le travail que je poursuis ici exigerait d’être prolongé par une étude attentive des formes de la phrase claudélienne, de ses hyperboles et de ses images (s’il est vrai que « la force des mots croît avec leur discorde »[27]) ; et aussi par un examen des jeux de scène et de la gestuelle ; et encore par une analyse du vers, qui est sans cesse pensé, tout au long de la carrière de Claudel, au moyen de la notion d’accord, sans doute, mais aussi des notions d’obstacle, et de choc –donc de force.

Faute d’espace, je laisserai ces tâches momentanément de côté pour m’attacher plus spécialement à l’examen d’un motif qui m’intéresse tout spécialement parce qu’il est un de ceux qui permettent de réduire la différence entre la force et la forme. Ce motif est celui du cri.

On parle beaucoup dans Tête d'Or ; mais on crie aussi beaucoup. (Notons en passant cette coïncidence remarquable: c’est en 1893, au moment où Claudel s’apprête à récrire Tête d'Or à Boston qu’Edvard Münch à Âsgarstrand peint Le Cri, paradigme de la « peinture de l’âme » et première grande toile de l’expressionnisme[28]). Le cri n’est pas seulement l’expression d’un pathos –attendue peut-être dans un drame, mais ici singulièrement fréquente. Il est encore un « thème », un motif, un objet de discours : on le raconte, on s’en souvient. Cébès crie (en particulier au moment de mourir) ; le roi crie ; et plusieurs veilleurs, et Cassius, et le tribun du peuple et la princesse lorsque le déserteur la cloue… Tête d'Or crie souvent, et même il « rugit » (207). Lorsque Cassius raconte la dernière bataille, il « raconte » le cri que le roi pousse « d’une voix épouvantable » au moment où il reçoit la blessure:

 

Oh !

quel cri clair et aigu nous l’entendîmes pousser, comme la grande Pallas quand elle se sentit saisie par le Satyre,

Tel que le souvenir en fait

Vibrer encore nos os comme des instruments !

Et nous reconnûmes la voix, comme la femme qui entend l’homme crier.

Et nous criâmes aussi et nous nous précipitâmes en avant. (197)

 

Très riche tissu d’associations, qui sexualise fortement et curieusement l’épisode (à trois vers de distance, le héros est femme puis homme à nouveau). Le cri a évidemment quelque chose à voir avec ce que Jean-Claude Morisot appelle « l’exaltation de la vie et de l’énergie sans pensée »[29] ; c’est une manifestation sonore du Lebenskraft, de l’intensité de la vie. Rien d’étonnant par conséquent si on l’entend de préférence soit au moment où la vie se retire, soit au moment où elle commence, dans cet instant (si claudélien) de la naissance:

 

Tu ne respirais pas alors que tu étais dans le ventre de ta mère, […]

Et, étant sorti d’elle, tu respiras et tu poussas un cri !

Et moi aussi j’ai poussé un cri,

Un cri, comme un nouveau-né, et j’ai tiré l’épée acérée et brûlante, et j’ai vu

L’humanité s’écarter devant moi comme la séparation des eaux ! (101)

 

Le cri est ici un équivalent de l’épée, et tout au long du drame, la force de la voix est un indicateur de la force du personnage. J’ai cité déjà le propos d’un des veilleurs, qui admire la voix « forte et perçante » (59) de Tête d'Or. Plus loin, « quelqu’un » observe:

 

               Il a une voix étrange et qui agit sur le cœur

               Comme une corde, et elle donne des notes (125)

 

C’est ici la voix (ailleurs le cri, on l’a vu) qui « agit sur le cœur », la voix et non l’idée, non le sens, non pas la parole. Le texte du second Tête d’Or associe et oppose à plusieurs reprises la voix et la parole. C’est Tête d'Or qui proclame, à la suite des vers que je viens de citer :

 

Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait (125)

réunies donc en sa personne, et néanmoins distinguées. La même distinction a déjà été formulée plus haut (« Qu’as-tu donc avec toi ? –La voix de ma propre parole ! (24)[30]) puis au début de la deuxième partie, alors que tout le monde attend l’annonce du probable désastre et que le rossignol se met à chanter. « Que dis-tu, oiseau ? », demande alors Cébès, qui poursuit :

 

Mais tu n’es qu’une voix et non pas une parole (58)

 

La voix dit-elle quelque chose ? Ici l’opposition, le mais qui sépare les deux phrases, suggère que l’oiseau ne dit pas, ne dit rien, rien d’articulé, en tout cas, la voix (telle plus tard Anima) refuse « son adhésion à toute énonciation distincte »[31]. Il n’est pas douteux pourtant qu’elle veut dire. Elle veut dire à la façon des arbres du prologue qui « parlent avec un discours sans mots, douteusement » (12). La voix, le cri, parlent ainsi, ils portent un sens mais « confus », non délié, fuyant, inarticulé, à quoi le symbolisme en général (les « petites voix » de Verlaine, « l’inexprimable » de Rimbaud, l’allusion de Mallarmé) a été constamment attentif. Et ce qu’ils disent ainsi a d’autant plus de force qu’ils le disent, justement, sans mots : par des signes involontaires, non arbitraires, non conventionnels, des sons « accrochant la pensée et tirant »[32]. Le signe et la chose signifiée semblent ici avoir été créés « en fonction l’un de l’autre, comme […] s’il y eût de l’un à l’autre une espèce de continuité »[33].

 

L’indiciel

La sémiotique de Peirce distingue, on le sait, différents types de signes. Elle distingue en particulier le symbole (tous les signes arbitraires proprement dits) et ce qu’elle nomme indice, par quoi elle désigne une trace sensible du phénomène : une fumée, une empreinte de pas, un soupir. Dans le langage de Peirce une voix, un cri, sont des indices. La part de l’indiciel dans le texte même de Tête d'Or est considérable.

Soit ce que j’appellerai le « catalogue des étendards », au début de la troisième partie. Ces étendards sont bien entendu des signes ; mais des signes qui ressortissent à différents régimes de sens. Les commentaires du catalogue s’attardent d’habitude sur deux ou trois exemples, souvent les mêmes : l’image « salutaire » de la Croix, comprise comme symbole de la conversion; l’image du Soleil, où l’on reconnaît une image de l’Un, et de la saisie du Divers par l’Un. Sans doute. Mais les étendards ne se laissent pas tous déchiffrer de cette manière:

 

D’autres encore ! et ils ne montrent rien de certain, mais ils ressemblent à un champ de sarrasin en fleurs,

Ou à l’azur plein de feuilles de poirier qu’irise la trame des cils, ou à une irruption d’abeilles, ou à la mer séduisante ! (185)

 

Signes incertains, donc, peu ou pas déchiffrables, si semblables aux choses mêmes qu’on doute s’ils peuvent encore être des signes. Un peu plus haut, on lit ce vers (absent de la première version) :

 

D’autres drapeaux sont verts comme les champs, et de l’herbe y est attachée, et des poils d’animaux, et des ossements, et des sacs de terre (184)

Le signe est ici clairement un indice, ou un agrégat d’indices : fragments arrachés à la chose même, territoire ou totem. On appelle coupure sémiotique la différence du signe et de la chose, de la carte et du territoire. Non seulement le signe se situe ici en amont de la coupure sémiotique, en deçà de l’arrachement primaire, mais ces ossements et ces « sacs de terre » fixés à la hampe du drapeau manifestent avec force le refus de cette coupure, le désir de contrer l’arrachement. L’étendard, ici, n’est pas autre chose qu’un morceau prélevé sur le territoire et que l’on emporte avec soi, jusqu’au Caucase, s’il le faut. Pas de signe moins arbitraire ; pas de signe plus chaud, plus archaïque aussi, moitié signe, moitié fétiche, saturé de mana, de puissance sourdement magique: c’est un signe bourré de force, un signe, comme aimait à dire Claudel, « chargé »[34], un signe aussi que le langage ne saura jamais épuiser, dont il ne pourra jamais venir à bout –mais grâce à quoi peut-être, « l’instinct muet »[35] donne à entendre ce qu’il veut dire.

Claudel (ce même Claudel qui plus tard ne craindra pas de proclamer : J'ai trouvé le secret; je sais parler[36]) se définit à deux reprises dans la lettre à Byvanck de 1894, comme quelqu'un « qui apprend à parler »[37]. Le recours à l’indiciel est solidaire d’une nostalgie du signe plein, d’une impatience devant les « signes d’institution »; mais solidaire aussi d’un non-savoir, d’une « inhabileté fatale » (et salutaire), d’un empêchement de la parole (qui ici, dans cette œuvre d’avant la conversion définitive, doit sans doute se comprendre aussi comme le manque  de la Parole). 

L’indice, écrit Peirce en effet, se soucie moins des significations que d’ « amener l’auditeur à partager l’expérience du locuteur en montrant ce dont il parle »[38]. Et il écrit encore : « L’indice n’asserte rien ; il se contente de dire : ‘‘Là !’’. Il s’empare de notre regard, et le force à se tourner [forcibly directs our eyes] vers un objet particulier, et s’arrête là »[39]. Le symbole au fond n’est qu’un rêve (« a mere dream »[40]) mais l’indice (que Peirce en anglais nomme index, et qu’il compare à un doigt qu’on pointe pour orienter le regard d’autrui[41]) est inséparable d’une dynamique et d’une force et d’une contrainte ; il procède par « compulsion aveugle ». La force bien sûr peut être solidaire d’un sens, ne serait-ce que parce qu’elle est orientée : on la figure par un vecteur, elle s’exerce dans une direction. Mais de la force, et de l’indice, on attend autre chose qu’un sens : le témoignage d’une présence.

Sentir la force, l’éprouver, c’est sentir qu’il y a là, tout près, quelque chose, ou quelqu’un qui est avec moi-même dans un certain rapport. C’est sentir, comme disait Michel de Certeau, « qu’il y a de l’autre » ; ce qui, ajoutait-il, est le « fondement de la foi »[42].

 

 

 


[1] Lettre de Claudel à A. Mockel, CPC, I, 140.

[2] Jean Rousset : Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, [1962] rééd. 1992.

[3] CPC I, 41

[4] CPC, I, 146

[5] CPC II, 273.

[6] CPC, I, 147

[7] Remy de Gourmont : « L’auteur de Tête d’Or », Le II° Livre des Masques, Mercure de France, 1898.

[8] Artaud, Le théâtre et son double, Idées/Gallimard, 1968, p. 129

[9] Artaud, id, p. 195 sq., 130, 133

[10] Mirbeau estime que Tête d’Or est  « plus qu’une œuvre d’art » (CPCI, 148). On rapprochera le jugement de Fénéon sur les Illuminations, en 1886 : «Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute.»

[11] Jean Rousset : Formes et signification, J. Corti, [1962] rééd. 1992, Introduction, p. xi et p. 176.

[12] M. Lioure : L’esthétique dramatique de PC, A. Colin, 1971, p. 190.

[13] Th. I, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 1249.

[14] Baudelaire : « Théophile Gautier », , in OC, Gallimard, Pléiade, II, p. 116.

[15] « Jus de la vie ! force et acquisition ! Ah ! toute force et sève ! » s’écrie Simon, Th. I,  p. 181.

[16] Histoire des littératures, Gallimard, Pléiade, vol. III, 1967, p. 1274.

[17] Th. I, p. 1249 et 1250.

[18] J. Derrida : « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Points/Seuil, 1979, p. 11.

[19] Les chiffres entre parenthèses renvoient au texte de l’édition Folio, Gallimard, 1973.

[20] On songe à Rimbaud, forcément: « moi qui me suis cru mage ou ange… »

[21] « Un poème de Saint-John Perse », O. en prose, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 620.

[22] Note de travail de 1894 ( ?). Th. I, p. 1248.

[23] Claudel dans une lettre à J.-R. Bloch, citée dans M. Lioure : op. cit. p. 47. Elicitation, du latin elicio, tirer de, faire sortir ; avec sans doute (comme souvent chez Claudel) une contamination par l’anglais to elicit :obtenir, ou même arracher (une promesse, un aveu). Absent de la plupart des dictionnaires français, le verbe éliciter figure dans le TLF avec deux citations de Claudel.

[24] V. J-P. Vernant : « Ebauches de la volonté », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, 1972, p. 45 sq.

[25] Tout cela rappelle aussi curieusement les décors de La Walkyrie de Wagner.

[26] V. Leo Steinberg : Le Retour de Rodin, [1972] trad. fr. Macula, 1991, et mon article « Le dur compagnon : Claudel et Rodin », RSH, «Claudel », automne 2005.

[27] Comme disait M. de Certeau, La Fable mystique, 1, Gallimard, « Tel », 1995, p. 174

[28] Le Cri appartient à une série, « La Frise de la Vie », qui comprend également la Voix (1893) Cendres (1894), Anxiété (1894).

[29] Morisot : Claudel et Rimbaud, Minard, 1976, p. 352. Ce rêve de vigueur primitive s’incarne, note-t-il, en particulier dans Tête d'Or.

[30] La 1° version dit seulement : « ma propre parole ».

[31] « A la rencontre du printemps ». O Pr p. 938.

[32] Rimbaud, lettre à P. Demeny, in OC, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 252

[33] P. Claudel : Au Milieu des vitraux de l'Apocalypse Gallimard 1966, p. 57.

[34] Inspiré vraisemblablement par la description des blasons dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, ou dans l’Electre d’Euripide, comme l’indique Espiau de la Maëstre. Mais la comparaison avec Eschyle (par exemple) où les blasons sont entièrement déchiffrables et déchiffrés éclaire surtout par les différences constatées.

[35]V. la lettre à Mockel de 1891, dans laquelle Claudel définit le vers ce qui sert à « représenter le rapport de l’instinct muet et du mot proféré », CPC I, p. 141.

[36] Claudel: Cinq Grandes Odes, in Oeuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 231.

[37] CPC 2, p. 271.

[38] Draft of ‘Grand Logic’, Collected Papers of C. S. Peirce, vol.. 4, éd. Hartshorne, Harvard U. P., 1931, p. 56. 

[39] ‘On the algebra of logic : a contribution to the philosophy of notation », The Writings of C. S. Peirce. Vol. 5, ed by C. Kloesel et al., Bloomington: Indiana U. P., 2000, p. 163.

[40] Draft of ‘Grand Logic’, op. cit.

[41] « I call such a sign an index, a pointing finger being the type of the class », ibid.

[42] M. de Certeau : La Fable mystique, op. cit. p. 269.

 

 




Writing Oceania

AN ANALYSIS OF UNCONCEALMENT

 

In the present paper, I will analyze the characteristics and the inner dynamics of literary texts of Oceania[1]. I’d like to reveal the inner processes constructing, structuring and organizing the intra-textual complexity often seen and interpreted as inherent and constitutively a priori. I aim at describing the objectification of textual elements (Pallai, 2010), the emergence, happening and becoming of texts.

The phenomenological approach can mediate between the pre-given state of textuality and the completion or saturation of the initial openness, which is an essential characteristic and accessibility that prepares the birth of a text and enables its presentification[2] and reorganization by readers. I use the words “presentification”“presence” in a different sense or at least on a different plane of signification than Hans Ulrich Gumbrecht (2004). The truth in the sense of Entbergung (revealing), or Unverborgenheit (unconcealment) inevitably needs our understanding (or accepting by active examination) of the pre-ontological state of presence (Heidegger, 1933/2001). The embodiment can easily be read in terms of performativity (Gumbrecht, 2004). My thesis is that a denormalization (critical destabilization) and decomposition of our onto-phenomenological and epistemic spectrum is triggered by the literature of the Pacific and the epistemic dimension of poly-structurality (White and Ralkowski, 2005). The pre-given state of textuality is read here as proto-textuality or substance of content, which precedes the actualization of the text in form of textual objects[3] (characters, events, points of crystallization of intertextual relations, etc.).

Gumbrecht describes the typology of relations between the signified and its form by using the notions of “substance and form of content”, “substance and form of expression” (Gumbrecht, 2004). I tend to apply substance of content to speak about the pre-noematic, and in some cases about the meta-interpretative level of perception, cognition and onto-phenomenological experience.

By examining the dimensions and (micro-)realities of texts, we can describe their nature as multi-potential and similar to dynamic fractal systems. Texts are constructed temporarily in our mental horizon and seem to work with reiteration and/or modification of their elements. Each sentence, paragraph, page and chapter appears to the mind as manifestations of an intention of presentification. Each textual object is produced by the sedimentation and complexification of the text. When focusing on this aspect of interpretation, we need to complete our text-based analysis with a self-reflexive and epistemological side. We also need to be aware not to focus our attention exclusively on the structures of meaning, but also on the structures of presence (and spatio-temporality).

When I say presence, I need the support of literary texts of regions with an undoubtedly different culture of reflection and a much more non-hermeneutically and non-ontologically oriented tendency of the interpretation of being and reflexivity: cultures and societies of essentially different chronotopes (Gumbrecht, 2009). I use these texts in order not to fall prey to the allure and temptation of occidental (and especially Eurocentric) philosophical thought. I would underline (among others) the substantiation, typologization and subject-centered culture of epistemological practice.

 

SURFACE OF ACTIVATION: DELOCALIZATIONS TOWARDS THE MARGINS

 

Presence is constituted by effects of form taking shape in our mental horizon. To renew our philosophical and literary praxis, we need to see presence in a pre-conceptual, but still phenomenological aspect (in the process of taking shape in our mind). Gumbrecht speaks about presence as a “coming forth effacing itself and bringing itself back” (Gumbrecht, 2004). The being-in-front and the tangibility of ‘prae-esse’ need to have various layers of relationality and intentionality. A transmission and a productive permeation can exist between perception and meaning attribution. The vibration and fluctuation, generated by the movements of circular displacement between the surface of impression and the surface of meaning attribution constitute the complexity of being. The ceremony of ‘sua’ (presentation of an animal or ‘tapa’ cloth to an important person) generates and structures a perceptual and mental space of presence and epiphany. The performative character of presentation belongs to a transformed referentiality, to an intrinsically and extrinsically differentiated dimension of presence (Gumbrecht, 2006; Forrai, 1997). Presence is a possibility of forms, an infinity of contentual recombinations, an instability, a gravitation towards manifestation (Derrida, 1972). Presence is being-related, and thus it can be seen as limit-phenomena available in limit-situations to our interpretive consciousness. Presence is the availability of a transgressive mental practice, of a spatio-temporal change, a shift in our awareness.

In My Urohs, Emelihter Kihleng presents us a scene of presence, of unstructured immediacy of pre-intentional dynamics: “my urohs is an isimwas feast / with over a hundred urohs hanging / from the rafters of the nahs / swaying in the breeze”[4] (Kihleng, 2008: 49).

We can locate the manifestation and the dynamic process of presence in the collection My Urohs. The water pounding the cement (‘Writer’s Block’), the karer tree and the pink Bougainvillea (‘ABC Ohmine’)[5], the banana on the side of fish and rice (‘Pwihk O’) – even though they may seem static to the perception – offer mental spaces of intrinsic movement and pre-noetic experimentation. In the experience of visualizing the ‘urohs’ swaying in the breeze, we can seize a pre-morphologic status in the constitution of our horizon of experiences. This involvement in the generating of the basis of our phenomenological (and later ontological) understanding works nevertheless on a pre-apprehensive level (Boi et al., 2007). The poetry of Kihleng brings us closer to the self-reflexivity and the examination of the inner connectedness of our perceptions and noematic schematizations, closer to a tangible presence. This is the deictic potentiality of epiphany. In the case of the Pacific, the traces of the multiplicity and simultaneity of fragmanted domains of possibilities can be traced in poetry (and other narratives of identity). The Pohnpeian Nan Madol (meaning spaces inbetween) symbolizes the articulation of openness as the fundamental world horizon. The immanent subjectivity of poly-dimensionality is meta-thematic as for the conceptualized (mostly western) networks of shapes of meaning. I would however refrain from using the notion of “presence culture” (Gumbrecht, 2004). The immediacy of manifestations in the pre-noematic state of poly-structurality cannot be temporalized in the word “epiphany” as Gumbrecht uses it. Vertical and horizontal epistemic structures present themselves simultaneously, and presence (read in poetry from authors of the Pacific Ocean) does not sedimentate in a way to create layers of thematized (western) existence. This does not exist in deep structures of immediacy (‘Lost in focused intensity’). Pluri-dimensional thematizations and the composition of a unified perspective out of geographical, somatic and mental insularity can be seen in the Pe’a (traditional male tattoo – Samoa) (Schwendtner, 2000).

            In the poetry of Kauraka Kauraka, we find the genesis of semantic fields of inter-subjectivation and unity. The mentioning of Manihiki and Maui-Potiki[6] (Kauraka, 1985: 9-13) activate the synchronic compositional function of language establishing attached regions of referentiality to an ontological unity of the Pacific. Havaiki (ancestral homeland of the Polynesians) inscribes into the poem relations constituting meaning. These operators of identity description work in order to establish an active associative and collective horizontality of vertical segments (to create unity in difference and oneness in differenciated extensions of the present moment). These textual elements contribute to a unified reading of self-temporalization (Selbstzeitigung) and the omni- or all-temporality (Allzeitlichkeit).

Fragrances, weeds and ‘tihiti’[7] are instances of the self-organizing map of the world of objects. The spatial morphology of the notions and the mental factors involved in the opening of the textual architecture create interrelations between personal experiences of being and regionally isomorphic (yet still radically heterogeneous) readings of the world experience. The Pacific, in this reading, is conceived of as a conceptual establishment operating from the exterior, but having internal epistemic unity as well.

            The poetic work of Kauraka offers us transgressive points of our understanding of the construction of the world, of our presence, being and of our self-organization as systems of formal iteration and modification (Ireland and Derix, 2003: 1). Being in these poems is a “place of epiphany” without explicit manifestation of a reflexion on subjectivity (‘A negative anthropology’). The enclosed conceptual space of self-objectivation is organically attached to the dynamic space of the perceptual. This enables us to look at the genetic morphology of being as given, to gain access to the analytical and critical experience of its processuality, of its becoming. Objects of the perceptual dimension serve in Kauraka’s work as elastic pointing indexicals[8] towards domains of ontological intensity. Indexicals have fixpoint[9] origins in texts, but they are detached and they gain flexibility as operators of ontological aspects. These texts lend themselves easily to a dynamic interpretation of phenomenology. In this aspect, I do not focus on textual objects in their finalized or saturated status (as they take their final semantic, structural place and their position in the network of meta-, inter- and intra-textual relations) but on the process of their becoming and complexification. In this process, segments of overlapping occur. We need however, to circumscribe this phenomenon and distinguish it from the notion of ubiquity as Gumbrecht uses it. In present moment (existential) presence as in textual presence, this is not an infinite availability, not a manuscript of omnipresence or all-time availability. This applies to textual objects in their inter-relatedness, segments of meta-textuality and personal being (as a conjunction of somatic and mental components)(Gumbrecht, 2010: 6-9). In this sense, each literary passage and text is a site of mental (and ontological) delocalization and potentiality, of fluctuation in our tendentiously static discourse of noematic contents (Lasserre et al., 2005: 1-5).

Another way of illustrating what I would call the horizontification of textual and ontological experience and interpretation, is the example of elementary monomials. (When reading the Pacific, both in the literary and the abstract way, instead of conceiving of the text as a set of variables structured and read in a reflexive and temporal way, we need to think of it as elements, subsets and sets of polynomials projected on what becomes an identity map). Writing (and being as an onto-phenomenological experience) is thus a mapping (and iteration, alteration, movement) of variables or sequences of variables from infinite virtual sets to ordered compositions (Ebrahimi et al., 2007: 1-7).

What I propose here is a combinatorial identity concept[10], having the features of fractal dynamics. Our tendency of operating structurations of definite summations over infinite arrays of indefinite elements can be replaced or reconceptualized by the unlearning of our habituations and by the delocalizations of our representations. As for the expression of the internal epistemic unity of Polynesia, we have the word ‘feuna’ signifying both homeland territory and placenta (Gannier, 2005).

            In Hingano, Konai Helu Thaman describes some symptoms of an identity epidemic (‘My Blood’), mentions the turning of the pages of foreign text books (“Island Fire”), but also the silence and the hidden secrets of the past (‘Tiare’). The longing for a fast canoe and the images of the mirrored sky function as onto-phenomenological operators (Thaman, 1987: 6, 14, 30): “Pray, give me now a fast canoe / That I may join the fish of the ocean / And together we will weep / For the works of the night”.

We can pose questions concerning the hermeneutics of facticity. The destabilization of our ratiocinatively oriented presence works by the shift structures of physical scripting (Pirastu, 1996: 18-36).  The scenes and imagery of presence subvert our categories and taxonomic determinations inscribed in the western philosophical tradition.

We witness the liberation of the sign, the disclosure and unconcealment of opaque and dense conceptual complexifications. Texts operate as destabilizing components in order to outline the basic dynamics of the disclosure of our mental fixations: “we weave intricate patterns / around each other / making a tapestry of silent songs / we listen to each other’s dreams / pause then listen again” (Thaman, 1987: 58).

Facticity and the characteristic (interpretative) operations of being are disrupted in their phenomenologically and noematically oriented flow. Silence, as a form of extension of discourse, or rather the interrogation (differentiated polarity) of the pause creates a space of particular temporality, a temporal singularity. Identity is constructed by temporal and non-temporal instances. When we refer to the conceptual sequences of the mind, to the formal and contentual mental processes opposed to the post- and/or pre-structural moments of discontinuity, silence signifies an architectural hiatus, or a different tissue of temporality in the paradigm where we conceive of time assigning visual units to the processuality of contentual phases.

When taking the concept of “chronotope” in Gumbrecht’s reading, we need to underline that it exists only in terms of continuity and transgression between continuities. Chronotopes are constructed by spectrums of units of complexity (second, minute, hour) related between their boundaries and limitations. Units of silence and the interplay of segments of non-temporality do not fit into this paradigm. There is a need of decategorization and reconsideration of modality concerning the performative time of mental production to be able to attribute a place to other kinds of temporalities. Do domains of non-productive sequential form make time invisible of inexistent? Can we think of time between units of production of signification as generating an absence, or do we only have to let go of our noematically expropriated understanding of presence, time and chronotopes? Can the ‘dramatische Stagnation’ phrased by Gumbrecht be the signal of the inadequateness of our chronotope which can’t reflect on other kinds of temporal experiences or its own conceptual restrictions and deficiencies? (Gumbrecht, 2007: 3-5; 2010c: 60-64).

            What we see is a dissolution of dyadic oppositions (conscious-unconscious, intentional‒non-intentional components of consciousness). The efforts of philosophical thought to render contents visible and seizable to the mind fail at the onto-phenomenologically unstable structures of signification that we find in the poetry of the Pacific. There is a subversion of intentionality, mental spatiality and temporality. Identity is not instituted, but installed through presence, saturated by implicating differentiations and possibilities (Butler, 1993: 7-10). Literature becomes the framework of the resignification of the self, of the de-/re-materialization of the experience. The systematizations and the architecture of our consciousness (and of our concepts about being) are contested and destabilized by the discursive excess of presence and individual singularity appearing in a resignified temporality.

            The immediacy of our relation to our exteriority (previously absorbed by abstractions) is restored by the action of being present and attached to multiple facets and manifestations of reality: “you and i like waves will be / free to join the sky at sea” (‘Like Waves Will Be’) (Descombes, 1979: 29-36). The dehabituation of our gnoseologically (related to the philosophy of knowledge) and metaphysically oriented being leads us to a critical understanding of our theoretic world-acquisition, of our apperception and comprehension of the tangible dimensions of the world. Texts can lead us back to the differentiable nature of the matrix of our perception of objecthood and subjectivity. Certain textual places are capable of disorganizing our semantic horizon as well as of redefining the axis and metric of our conceptualizing activity by interpretative displacements. Texts, in this reading, are emerging membranes, or spatial densifications of transgression, restructuring fluctuations deregularizing and transforming mental fixpoints. Fixpoints denote monic domains and singular points of confinable forms of intelligible structure. The emergence and becoming of the text can be interpreted as the dynamization of textual elements by the formulations, approximations and processes of the mind. The text appears to the consciousness by its mental and corporeal genesis (effects of sound having a physical dimension) (Montero, 1987: 154-56).

           Trough and in this poetry, we are inscribed in the horizon of the intelligible structures of objects and objectivity. Our relation to the world of objects and presence works on a pre-reflexive and supra-temporal level. A phase transition operates by textuality, which interrupts the noetic flow and installs a transformed relationality to hyletic contents (sensuous contents of the determination of an object). We need to reexamine our cognitive and epistemological orientation in relation to textuality (Toronyai, 2001: 1-10). The world of objects and of presence (exempt from mental over-determination) is presented to us as a set of complex and structured entities present in our intentive processes preexisting formal ontological expressions and categorizations and not admitting volitional and conceptual reductions.

Entropy and anisotropy as fields of phenomenological rescaling: an ontology of immediacy

The analyzed poetic works sketch a multi-positional approach, where we experience a friction in the noematic substrate performed in order to renew our ways of objectivation and the opacity of our presence-oriented being. Scenes and objects presented in these poems appear to be non-contingent. The singular points of their presence suggest that their being is optative, but their temporal career posits them as being of non-changing character. Scenes, descriptions and objects are super-textually interconnected and stratified in their relationality positing themselves in the form of objectivated objects with intentional but intuitive-natural presence. They establish the meta-phenomenological continuum functioning as a contextual instrument and a thematic field to create moments of digression and entropy. Thereby, the ontological structure of entities is re-presented, and the immanent dynamics and fluctuations of literary texts outline a continuum-based approach of metaphysics and onto-phenomenology.

            Makiuti Tongia evokes the Avatiu stream and the guava trees (‘I Remember’) and Avaiki[11] (‘Outcast’). ’Ora’, meaning living time, is more closely related to the processual composition of the internal architecture of phenomenology than to the noematic contents of consciousness. Scenes of description generate sequences of operators occurring at successive instants in the text (Omnès and Sangalli, 1999: 163-79).  The changes that redefine relations to the ‘marae’, ‘kikau houses’, ‘umu’ and ‘kai’[12] belong to the epistemologically and intentionally conditioned and formalized temporality, but certain components of the ‘ora’ generate stationary and movable states of a proto-temporality and intuitive topology.

            In Ruperake Petaia’s poetry, a department store (‘Blue Rain’), a market place, an ‘oso’ or a ‘tiapula’ (‘Change’) can take this function (Petaia, 1980: 1, 5)[13]. The textual body is instrumental in installing a mereological bridge between the spatiality of the perceptual (phenomena of simple mental construction) and the eidetic (in the sense of plastic givenness in thought) (Fazekas, 2004).

            The presence factor of being, fixed in literary texts, contributes to a remapping of our ontological morphology. These poems allow us to redefine the continuity and characteristics of our phenomenological interpretation, and enable us to perceive a representation of the state space of possibilities in the substantially multi-dimensional reality of the Pacific taking shape. The substrate of our epistemological schemes and the gnoseologic components of our ontological consciousness operate by perceptual-genetic dimensions of the objectual immediacy, immanent in this poetry. Instead of an interpretative stress on volitional structures, transformative textual components function as attractors in a proprioceptive discourse of a redefined ontology.

 

EXTEROCEPTION AND TRANSPARENCY IN A PHENOMENOLOGY OF IMMEDIATE GIVENNESS

 

We see in this writing the contours of the contingent superstructure of a proto-epistemic reality. Descriptions define a space of instability, where monic tendencies of formalization and metaphysical meaning attribution are delocalized from their regulatory discursive center: “Most of the world’s space is mine / Living creatures live and enjoy / They hide within my immense belly / Their home for the better / and for the worse.” (Kolia, 1988: 55).

The egological structure in this passage of Fepai Kolia is part of the semantics of the extension of interoception by an ostensible definition of an inter-subjective social space. This is the realization of a transgression of limitative sets of ontologies and the emergence of poly-perspective possibilities of thematization and conceptual sedimentation. The switch to macro-phenomena (compared to the intrinsic components) entails entities that are articulated as domains of potentiality (on a conceptual level) and take part in the creation of spaces of self-expropriation and praxiological analysis (examining mental-psychological and kinesiological components of action).

The synergy of spatial, temporal and mental factors seems to result from an inherent superpositional (overlap of entities) matrix and it explicitates the need of a reactualization and formal description of an onto-phenomenological and existential hermeneutics (Leonzi, 2009: 79-84). The epistemic instruments serve the explicitation of conceptual structures and of the derivational mechanisms of the formalization of ontologies. If we do not generalize and homogenize, but we take the instances of singular representations of entities (in the present case be it ontological) separately, we can speak of a phenomenological history/histories of formal systems. In this sense, I use the plural form of the word: “Dreaming of a bright tomorrow for tomorrow / My tomorrow for tomorrow still / shaping up” (‘Tomorrow for Tomorrow’). The multi-dimensional and poly-structural Oceania dynamizes theoretical state spaces, instituting thereby new possible states of knowledge and onto-epistemic rescaling (Bokulich and Jaeger, 2010: 189-204). In ‘Lost Reality’, the ‘sua’ ceremony appears as an axiological (study of value-oriented contents) factor of actuality. Its central position endures a considerable loss of importance. The telos seems contingent and the complexity of the traditional mental space is enfeebled: “My sua was presented. / … / One percent native culture. / Ninetynine percent alterations / … / A symbol only / A mingle of cultures / A mess of ideologies / A lost reality”(‘Lost Reality’). 

 

RECENTERING THE LIMINAL: POLARISATIONS OF ONTOLOGY AND PATTERNS OF INSTABILITY

 

Instability is read here as a multiplicity-state of differentiable notional nuclei, susceptible of generating transformational shifts reshaping our onto-epistemic configurations. There is a spectrum of query in the becoming of the structures of the self in the episteme of Oceania. We need to see that the externally rhetoricized designation of Pacific Rim is merely a pseudo-reality, a confining designation creating a surface of passivation to cover (among others) considerable parts of South-East Asia and Oceania (Dirlik, 1998: 15-20, 53-65). This inhomogeneous gnoseological vacuum renders more difficult the definition of an open-ended, dynamic mental space (Spinelli, 2005: 92-113).

            The naming of the self is an ontic realization, an auto-poiesis, an establishment or conscientization of a spectrum of coherence in self-definition: “the tale i tell is my own / theirsyours / a way of seeking some more / of Sāmoa / of my sacred centre / … / timeless mysteries / … / spaces of silence / telling lives” (Marsh, 2004). The flexibility, residing in the space of appearance and emergence of (owned) self-constructs, affects the scope of the potential space of self-approximation by hybridization and overlaps.            

            Textual onto-genesis can be located in textual instances that hypostasize moments of self-definition and executes processes of mental entities and dispositions defining identity: “She wants answers / what-whom-where” (Austrai-Kailo, 2004),  “Everyone eats up to their elbows / … / Bring us a bowl of water / a cloth / to wash our hands.” (Avia, 2002), “Where is the Ni-Vanuatu girl? / … / listening to dekudekuni / weaving baskets and mats / … / Playing the kurukuru duele / singing tutu tutu gwao / sitting quietly on a mat”[14] (Aru, 2004).

            In my reading, the reconsideration of self-constructs is a textual event in its written manifestation, and singular points (in this onto-processual approach) are textual objects. Their emergence creates sub-sets and sets of ontic manifestation, and by means of this mereological system[15] (relations of parts and wholes) a transubstantiation (onto-textuality: text – being) operates and attributes existential corpus and meaning to the indexical devices (textual objects) of the text. The narrative protocols are thereby by-passed by the very (onto-epistemo-genetical) nature of textuality (Hereniko and Wilson, 1999: 1-9, 381-85).

TRANSITIONS, TEXTUAL RETENTIVITY OF IDENTITY PATTERNS

 

            When we try to get to a conclusion, we need to see, that the structural and process-based analysis of our lives (and its manifestations in/through literary texts) can take the shape of a doxastic, epistemological approach. These approximations, however, are not coextensive with the inherent, existentially oriented textual domains. Textual objects function as parameters of binding, creating the attachment between textual operators and the spectrum of existentially-based manifestations of being (Rahman, 2009: 274-281). Thereby, the text is read as a set of possible projectors serving as generating points of a continuum of singular instances of instantiation. The text is the indexical subset of possible existential values[16], shaped by manifestation, pointed to by textual objects: “By your own seeds unknown, / … / Lifeless, helpless, cruelly defaced. / … / The sands of Point Cruz trembled, / The palms of Nukapu blooded” (Habu, 1975).

            In the poetry of Konai Helu Thaman, we can seize the nature of the orientation of focal objects (textual indexicals) and the field of manifestation (evolution of onto-phenomenological possibilities): “So come with me sister / Let’s take a chance and make the break / After all, we cannot all go back / To the land.” (Thaman, 2000: 6). In literary texts of the oceanic imaginary, we find multiplicatives and recombinations, delinearizations of confining conceptuality and the emergence of extending epistemologies (Subramani, 2006: 1-9; 1999: 1-3): “perhaps the ground / made it possible to live / among the trees / … / lives lived under / clear skies defy / the flavor of storms” (‘Living Among the Trees’), “today it rained and rained / as if it’s never rained before / as if the rain / was leaving its cage / opening to the world / through the tears / of the sky” (‘Tango-I-Onehoko’) (Thaman, 1993: 9, 13).

            We also need to reflect on the conditioning of space as a mental construction and the vectors of our hermeneutical interpretation of the substance of the episteme of the ocean. Fracturing models of linear, discrete understanding cannot preserve and integrate the complexity and intrinsic mobility of the oceanic epistemological continuum[17] (Meyer, 2001: 1-3). In ‘Ōlelo Hawai’I’ ‘ho’omaopopo’ means to understand, recognize, comprehend, but also to identify and conceive. In the gnoseology and entelechy present in (or invoked by) literary texts of oceanic regions[18], we can see actualizations of dynamical ontological dispositions (Cannavo, 2009: 9-14). The literary field (or spectrum of multitudes) of Oceania comprehends an immanent variable actuating an open-ended entelechy and a facilitative modulation in the structure of our perception and mental operation (Bell, 2004: 1-4).

            The mental spatiality of Oceania is an affirmative peculiarity of archipelagic regions in the Pacific (e.g. Melanesia): the textual instances of identity function as operative pointers saturating possible loops of interconnection between scripts of reality (phase of textuality) and onto-epistemic/corporeal manifestations of flexible (conceptual dimension) or tangible form (physical dimension) (phase of instantiation).

The instantiating movements of textual state vectors create open-boundary conditions of an epoche of hermeneutical resignification: “half-flown moons / and circling half planets / deep in the concentric circles / of my tormented conscience / … / the fiji times lies crumpled / … / and there is an uneasy / feeling of uncertainty” (Mati, 1980), “foraging the common refuse / for a canefield and a wooden house / … / you clear the clog of camphor / from your nasal passages / breathing gently from memory to memory.” (Mishra, 1995), “Samoans had taken the sea’s friendship for granted / … / Free phone calls to Samoa (But only one Samoa)/ … / Solomon says / Viti says / Niue says” (Teaiwa, 2010).

            We can read the hypostasis of a spatio-temporal delocalization of our legibility of onto-phenomenological processes of transfer and translation (Tymieniecka, 2009: 312-17): “Vanuatu / our land / in perpetuity / our people re-born / for eternity. / … / Vanaaku Vanuatu.” (Molisa, 1983: 7). The episteme of Oceania does not only have a regional unity in terms of identity and narrative discourse, but also represents a productive phase space[19] of gnoseological, existential and onto-phenomenological reshaping, of a fundamental philosophical repolarization (Subramani, 1992: 83-90; Hau’ofa, 2008: 41-44): “Oceania is vast, Oceania is expanding, Oceania is hospitable and generous, Oceania is humanity rising from the depths of brine and regions of fire deeper still, Oceania is us. We are the sea, we are the ocean” (Hau’ofa, 2008: 39).

ACKNOWLEDGEMENTS

 

I would like to express my gratitude to my dissertation supervisor, Dr. Réka Tóth (ELTE BTK) for her advice and help. I have also benefited from discussing this work with Prof. Dr. János Polónyi (University of Strasbourg), Prof. Dr. Géza Kállay (ELTE BTK) and Dr. Viktor Malárics. I’m also thankful for the observations of Dr. Elizabeth DeLoughrey (UCLA). This article could not have been written without the financial support of the research grant TÁMOP-4.2.2/B-10/1-2010-0030/1.4 (Tendencies of changes of linguistic and cultural identities).

© Károly Sándor Pallai

Cette étude a d'abord paru dans la revue Vents Alizés, dirigée par l'auteur :

http://ventsalizes.wix.com/revue#!la-revue

 


 

NOTES

[1] I use the term to underline the intrinsic epistemic unity.

[2] The word is used here to refer to the substantially indicative, open-ended process of textual unconcealment outlining gradually more and more complex and formally concretized ontological manifestations.

[3] textual elements objectified and phenomenalized in the processuality of textual becoming (the structuration and mental complexification of the text and its appearance as a finalized written entity)

[4] meaning of words (Pohnpeian - Micronesia): isimwas (new nice house), nah (hut with a U-shaped platform hosting the ceremonies)

[5] karer (Pohnpeian word for lime), Bougainvillea (flowering plant native to South America, named after French Navy explorer Louis Antoine de Bougainville)

[6] Polynesian character of narratives, also known as Maui-tikitiki-o-Taranga

“kia rongo akahou te ao nei / i na fakahiti o te Ika-a-Maui-Potiki / no Havaiki mai!” – “so the world will once again hear / tales of the Fish-of-Maui-Potiki / from Havaiki”

[7] butterfly fish (Zanclus canescens)

[8] a deictic element pointing towards textual objects, onto-phenomenological or mental entities

[9] invariant point, mapped to itself by a function

[10] with special regard to the combinatorial aspects of identity as a dynamic system, having characteristics that can be modelled approximately by group theory, fractal dynamics and chaos theory

[11] the entity referred to as the legendary homeland of Polynesians – Savaii (Samoa), Raiatea (French Polynesia), Hawaii (USA), Avaiki (Cook Islands), Niue, Hawaiki (New Zealand)

[12] meaning of words (Cook Islands) – marae (sacred meeting ground), kikau houses (coconut leaf thatching), umu (earth oven), kai (food)

[13] meaning of words (Samoa) – oso (planting stick), tiapula (stem of the taro plant [Colocasia esculenta])

“schools now / teaching us living / with pens and papers / no more with the ‘oso’ and ‘tiapula’” (“Change”)

This concept of time as an agent of change is similar to the paradigm of chronotopes used by Gumbrecht.

[14] meaning of words (Vanuatu) – dekudekuni (custom stories), kurukuru duele, tutu-tutu gwao (traditional games)

[15] with emphasis on meronomic relations in set theory and its adaptations to the study of identity

[16] set of possible existential values of ‘hors-texte’ manifestation and instantiation {Ev}

[17] The discrete geographical and mental pattern of archipelagos has continuum-like domains manifesting through structures of divergence. This enables a differentiation and conceptual recombination, while creating a spiritual and epistemological continuity.

[18] I refer especially to the Caribbean, the Indian Ocean and the Pacific Ocean as spacially poly-structured, receptive literary fields that contribute to the reparametrization of our theory-laden onto-epistemic and hermeneutic phase space.

[19] in mathematics and physics: a space in which all possible states of a system are represented

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Chemins du Nord (1)

Née en 1959, Hanne Bramnes est reconnue comme l’un des poètes norvégiens les plus importants de sa génération. Son premier recueil, Korrespondanse, dont sont extraits les poèmes ci-dessous, a été publié en 1983, alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans. On y voit déjà affleurer le thème majeur de la lumière, qu’elle ne cessera d’explorer par la suite : lumière pénétrante ou diffuse, avec ses éclats, ses dérobades, ses filigranes, tous ses jeux de caché/montré avec l’invisible. D’où l’importance des moments de l’année, des phénomènes météorologiques, et par conséquent des maisons, avec leurs multiples entrées, seuils et fenêtres.

             Derrière la fragilité des filigranes, on devine une douleur secrète, qui plutôt que d’appeler à l’aide se laisse deviner dans des images. Les strophes de « Korrespondanse » dévoilent des missives brèves adressées à un lecteur indéterminé, parfois à un « tu » dont l’éloignement est encore une proximité qui fait mal. Peu de ponctuation, de majuscules, de repères : la même pudeur est requise pour s’inviter dans ces phrases parfois tout juste allusives, comme des pensées inquiètes à la dérive dans un temps effiloché.

            Parmi ses autres recueils :

  • I sin tid (« De son temps »), 1986
  • Nattens kontinent (« Le Continent de la nuit »), 1992
  • Revolusjonselegier (« Elégies de la révolution »), 1996
  • Regnet i Buenos Ayres (« la Pluie à Buenos Ayres »), 2002
  • Salt på øyet (« Du sel dans les yeux »), 2006
  • Det står ulver i din drøm (« Il y a des loups dans ton rêve »), anthologie, 2008
  • Uten film i kameraet (« Sans film dans l’appareil »), 2010

            Également auteur pour la jeunesse, éditrice et traductrice d’auteurs très divers (Sylvia Plath, Denise Levertov, Selima Hill, William Blake, l’Indienne Kamala Das, l’Estonienne Marie Under, sans compter plusieurs recueils de poèmes japonais et chinois anciens), Hanne Bramness a obtenu en 1996 le Prix du Club de Poésie Norvégien pour ses traductions, et en 2006 le très recherché Doblougspris, décerné par une académie suédoise.

            En français :

  • Trois poètes norvégiens, anthologie réunie et traduite par Anne-Marie Soulier, éditions du Murmure, Dijon 2011.
  • Le Blues du coquillage, poèmes pour petits et grands, Po&Psy, avril 2013 (traduction d’Anne-Marie Soulier)

 




Pour une rencontre avec les poésies Scandinaves [2]

 

La Finlande du 20e siècle

Choix personnel établi par Lucia Acquistapace

 

 

La Lune

 

poème de Edith Södergran

Merveille, ineffable   tout ce qui est mort :
une feuille morte, un homme mort
et le disque de la lune.
Toutes ces fleurs connaissent un secret
et la forêt le garde :
l’orbite de la lune
est la trajectoire de la mort.
Et la lune tisse sa merveilleuse toile
que les fleurs adorent,
et la lune jette son fabuleux filet
sur tout ce qui vit.
Dans les nuits d’automne finissant
La faucille de la lune fauche les fleurs
Et palpitant d‘un désir infini
Les fleurs attendent son baiser.

 

Au bord de la mer

poème de Arvö Turtiainen

 

Quand je suis arrivé au bord de la mer,
une volée de sternes a quitté les pierres,

les rapides couteaux de leurs ailes blanches
m’ont aveuglé

 

les larmes grinçantes de leurs becs jaunes
m’ont crevé les tympans,

je n’ai rien vu, rien entendu, jusqu’à ce que
mon ombre sur la roche m’ait frappé au front,

 

alors j’ai senti le vent, le jeune chien du vent
me lécher la main et l’oreille et les yeux de sa
   langue salée.

Quand je suis arrivé à l’orée de la forêt, voisine des
   prés,
à mes pieds une alouette s’est envolée,

 

elle est montée, boîte à musique ailée, elle a bondi,
cloche argentée, fil d’or de la chanson,

et comme je suivais son jeu dans le bleu du ciel
l’ombre d’un épervier a chancelé par-dessus le pré,

 

alors j’ai levé la main comme pour accourir,
le fil a crié, la cloche a retenti,

dans le bois de sapins l’écureuil a sifflé dziat, dziat !
le pinson a lancé un appel d’alarme tiou, tiou, tiouuuu !

 

Quand je suis rentré chez moi par la lande,
six œufs de poule de bruyère rougeoyaient au pied
   d’une souche.

Saison en Sibérie

 

poème de Pentti Holappa

Je me prépare à partir pour la Sibérie. On parle
sur ces terres des langues de notre famille
que je ne comprends pas.

 

Pour viatique, je rassemble de la tristesse. J’écris
un poème sur des yeux gris à fond de braise et sur
la nuit qui devient rage.

J’espère, quand le vent se lèvera sur ces plaines
et que le nuage traînera sur la terre, raviver
le feu de la mémoire.

 

Ici, les gens épient dans leurs isbas. Dans le noir
quelqu’un fait le tour de ma tente. Un chien aboie,
la peur s’épaissit.

Rares les syllabes à l’apparence familière,
mais l’étincelle sous les sourcils rappelle
qu’ils sont hommes.

 

Je charge mon arme, mais braver cette
tristesse ! Au pays les amis festoyent
et boivent à ma santé.

Là-bas brillent deux torches, regard
qui sous les cendres s’apaise et me pousse,
fou, vers l’exil.

 

Je me vois sur un traîneau dans la taïga.
harcelés par une meute de loups, bientôt
le cheval sera à bout.

Je me suis éveillé trop tard à la vie,
ce droit je vais le défendre comme un fauve
sans faire de philosophie.

 

mais je ne tirerai pas, je ne suis pas capable
de tuer comme doit pouvoir tuer un homme.
Alors je fuis.

La nuit, je dors dans des bras récalcitrants.
Ils s’ouvrent dans mon rêve et un souffle
harasse ma peau.

 

Rien que dans mon rêve car mon fauve est en quête,
mais un ordre ! et le gros chien au poil d’or se couche
aux pieds du maître.

Les rivières limpides coulent rapides et froides,
sur leurs rives, dans des cahutes, un peuple
aux yeux chassieux.

 

Du poisson qui pue, de la vermine dans les gîtes,
des hommes qui refusent la langue des signes,
ignorent la pitié.

Impitoyables, ils m’observent comme
un mauvais présage, une pierre, une météorite
ou la danse de leurs morts.

 

Je les quitte. Compagnon je croque
la Grande Ourse, je nage dans la Voie Lactée,
j’écoute le néant.

Devenir iceberg, glissant impassible
et dur sous l’aurore boréale, blanche
perle de l’océan.

 

Je m’agite. Muette la douleur crie.
Je dois aller retrouver les chevaux,
contempler leur calme.

Elle est profonde l’âme du cheval ! Je presse l’oreille
contre sa robe brillante et j’entends, au-dedans
il fait du vent.

 

Quand je me retourne, le jeune cocher, – ou bien
serait-ce un geôlier aux ordres de quelqu’un ? –
à mes côtés, s’étonne.

Il s’étonne peut-être de mes larmes ou que
je sois un homme recherchant la présence
d’un animal.

 

Je fais un signe, il me suit. À la lumière
du feu, je vois qu’il a les yeux gris
et qu’il est un être pensant.

Pour quelques goulées, il écoute comment
ma souffrance devient langage, me dépouille,
me met à nu.

 

Il se balance et une mélodie jaillit
de ses lèvres d’enfant. Il chante, je lui en suis
reconnaissant.

Je capte au vol une image – celle
qu’il a de moi. Pour lui je suis un oiseau
migrateur.

 

Et il me plairait à moi de faire mon nid en Sibérie
dans un jeune esprit et de geler là, sans espoir de voir
fondre la glace.

Peut-être ce garçon est-il celui que je cherche – si
je cherche quelqu’un. C’est une bonne raison pour que
sans lui je poursuive mon voyage.

 

J’ai maintenant un attelage de chiens.
Sous leurs tentes en peaux les chasseurs s’imaginent
que je suis un châtiment du ciel.

Comme ils ne mangent que de la viande, il n’y a
dans leurs cervelles que peur et méfiance devant
l’innommable.

 

Quand je vois la haine que leur sourire cache,
je conclus : elle égale la mienne ! Et je regrette
l’existence.

Consolation des longues soirées, la Voie lactée
où dans sa barque Vaïnämöinen s’engagea
pour l’ultime voyage.

 

emportant avec lui un secret qui peut-être
n’existe pas, en dépit de l’orgueilleuse référence
du poète.

L’âme qui m’habite aimerait peut-être une foi
différente de celle que je décrypte sur les os rongés
dans les bivouacs.

 

Que ce soit par les vers ou par les mammifères,
on est toujours mangé. Voilà la vérité mise à nu que je fuis.
Je ne la tolère que si je fuis encore.

Les Tchouktches savaient qu’une fois vieux, ils seraient
tués par leurs enfants et portés sur la toundra
pour être le repas des fauves,

 

mais je crois qu’il imaginèrent un batelier, sur la
Voie lactée, transportant quelque chose
qui deviendrait un pêcheur éternel.

Dans le détroit de Béring, le destin attend encore,
immobile, et ses radars se déploient sur
l’apocalypse.

 

Plus toundra que toundra, deux continents
arrachés l’un à l’autre, dérivent et deviennent
déserts rayonnants.

Que traîneau et cocher demeurent là ! Je reviens de Sibérie,
je me souviens des vents arctiques, je me souviens
de mon apitoiement sur moi.

 

Avant de s’éteindre, les étoiles brillent
dans les cendres grises. Matière je suis,
comme matière je me donne.

 

poème de Eeva-Liise Manner

 

Un jour je me séparai de mon corps
        et allai dans une autre pièce regarder la pendule.
Elle fonctionnait comme un cœur mécanique.
Dans la première pièce mon corps respirait toujours
         et mon cœur palpitait toujours
comme une pendule remontée pour un temps limité.

 

Je revins dans mon corps et méditai l’expérience.
Ce cœur aussi se fatigue, toutes les pendules se fatiguent,
à présent il bat encore à mon poignet,
il frappe à mes côtes, au coffre en forme de barque.

Je veux m’en aller, pour un autre voyage, dans d’autres barques
dont je n’ai pas moi-même façonné les flancs courbes
dans la coupe sanglante de la vie.

 

Europe

Poème de Gösta Ågren

 

Soudain comme un raccourci
il y eut l’amour. Un voile de larmes
cache désormais la cuisine vide.
Seule désormais sous la pluie, elle
écoute le tic-tac du réveil et l’avion
traverse la nuit et les villes
dérivent vers le sud
comme des fleurs de brume.

Ah. Un adieu n’en finit jamais.
L’amour est immortel. Adieu,
mais pour toute éternité.
Le sang grand ouvert sur les tableaux :
la mort traversant à cheval
les places de métal ; forêt de ruines –
la culture n’est qu’une face
qui cache l’âme de l’Europe,
ce vieux chant saturé de larmes.

 

 

La pensée est nuage

Poème de Pentti Saaritsa

 

La pensée est nuage
le nuage a la forme d’une prière.

Le ciel s’est obscurci, le silence
est silence d’oiseau mort.

 

Premier éclair, visage hirsute
du premier cavalier.

Les ténèbres vivent, se changent en lumière
quand se brise le silence
en chant d’oiseau.

 

 

 

 




Agôn, Élytis et Poésie

 

La question est naturellement ouverte de savoir si c'est à un Français, de surcroît préoccupé davantage de poésie que de réflexion philosophique, qu'il convient d'évoquer la notion grecque d'Agôn, et de rechercher comment se manifeste l'impulsion spécifiquement hellénique de l'agôn chez un poète aussi sensible à son pays, aussi complexe, aussi imprégné de toutes les périodes de l'histoire, de la culture et de la littérature de la Grèce, qu'Odysseas Elytis...

         Si je m'y hasarde, c'est avec l'idée qu'un regard étranger est moins habitué, donc peut-être susceptible d'entrevoir des choses inaperçues. C'est également parce qu'en tant que traducteur, j'ai lutté avec les textes des poèmes pendant des années et saisi, me semble-t-il, certaines choses dont il me semble légitime de faire part ici. J'ai bien conscience, du reste, qu'il ne peut s'agir que d'une esquisse de rapport d'enquête. D'une mise en évidence des nervures de la «feuille ouverte» (φύλλο ανοιχτό, ανοιχτα χαρτια). J'ai également conscience, dans un registre différent, que la notion d'agôn est multiple, vaste, et qu'elle a évolué (Je me suis laissé dire que la plus ancienne occurrence retrouvée du mot daterait de 1600 avant J. C.). Il semble qu'insensiblement, jusqu'à et depuis l'époque d'Homère, son sens se soit diversifié dans des proportions importantes tout en conservant certaines caractéristiques grâce auxquelles la Grèce a influencé la mentalité de toute la société occidentale.

         La notion en effet s'est progressivement «dématérialisée». L'aspect éthique se développant au détriment de l'aspect, disons, «somatique», notamment après la reprise de ce mot dans un sens philosophique profane mais aussi chrétien, au début de l'Empire Romain. Certes, le mot «agon» existe aussi en latin. Mais la notion d'agôn est cependant si originelle, si congénitale et spécifique à la culture hellénique - comme l'a mis en relief au 18 ème siècle, le suisse Jacob Burkhardt dans le tome IV de son Histoire de la civilisation grecque (1898-1902), - que l'on peut sans risque postuler qu'elle se trouve en filigrane chez la plupart des écrivains Grecs, sous ses divers aspects et donc, logiquement, tout au long de l'oeuvre du poète de Mytilène. C'est de cette sorte « d'élan vital rivalisant » qu'ici une étrange audace me pousse à vous entretenir un moment.

         Après avoir révisé assez sommairement ce que recouvre ce mot d’agôn, en ne m’attachant qu’aux précisions essentielles, moi qui ne suis pas philosophe – je l'ai dit ! - je veux m'efforcer, à travers quelques-uns des livres de poèmes où l'agôn est le plus manifeste, de montrer quels traits agonistiques Odysseas Elytis y laisse paraître, dans la diversité des sens de cet agôn issu de la nuit des siècles helléniques, et qui de l'élan du conquérant primitif, mène à celui du compétiteur, puis du héros et, chez les croyants, du saint. Un mot d'ailleurs utilisé par le poète en plusieurs occasions.

 *

         À titre de remise en mémoire, voici par conséquent quelques éléments, que des spécialistes ont largement développés, et grâce auxquels s'éclairent certaines des significations du mot agôn que je voudrais mettre en relief. On devra me pardonner de résumer ici des choses sans doute connues et même familières à la majorité des hellénistes...

         Il est entendu que chez Homère, l'«agôn» est un endroit : que le mot désigne un lieu spécial. Certains ont émis l'hypothèse qu'il s'agissait, aux temps archaïques, d'un site où étaient rassemblées les effigies des dieux, ou encore d'une place où l'on se rassemblait pour prier, sans doute devant un temple. Dans la vision poétique d'Homère, l'agôn correspond à l'emplacement de l'Olympe où les dieux eux-mêmes se réunissent, pour débattre et discuter plus ou moins vivement. Puis, par glissement métonymique, agôn va désigner non plus l'endroit, mais le phénomène, ou plutôt l'événement qui se passe dans l'endroit (par exemple...  agôn olympiakos.)

         L'événement susdit peut prendre des aspects divers : celui de l'agôn/réunion pour débat, «agôn-logôn» (agôn en paroles) disaient les anciens. L'agôn-logôn est multiforme, que ce soit celle de la controverse, de l'amoebée poétique, de l'affrontement juridique, entre autres. On trouve souvent chez Odysseas Elytis des allusions au Droit, à la lutte pour une harmonie victorieuse qu'il figure par la venue du « printemps », ainsi que des poèmes à dialogues, ou qui présentent -  comme « Tant que durait l'étoile », dans le livre Phôtodendron, ou d'ailleurs figure la représentative « Hélène » - une rivalité entre des éléments hétérogènes tels que le temps et l'amour.

         Mais plus spectaculairement, dans la société antique, l'agôn prenait la forme spectaculaire de l'agôn/compétition avec lutte physique réglée, pour une récompense nommée athlon. Ainsi Hélène sera l'athlon de l'ultime duel (Ménélas contre Deïphobe), dans l'Iliade. Il est d'ailleurs bien précisé par le texte homérique, à travers une déclaration de la bouche de Priam, que les dieux sont seuls responsable de cet agôn guerrier entre l'Europe et l'Asie, et qu'Hélène «n'est responsable de rien». Dans l'Iliade, les femmes (Briseïs par exemple) ont souvent ce rôle de gratification au plus fort. Sur ce point Elytis se fait du statut de la femme - à laquelle dans un poème du Phôtodendron, il confie le rôle d'incarner la Grèce elle-même -, une idée fort différente : elle est « la Vierge » de sa « vision », l'être ailé qui a « tout picoré » de ce qui était la vérité.   Ou encore cette jeune fille sereine avec un petit oiseau – symbole phallique - dans la main, sculptée sur une stèle du Céramique. Il n'est jamais question qu'elle soit l'équivalent d'un objet qui récompense le vainqueur d'un affrontement physique.

         Dans cet agôn qui se déroule entre des corps humains, et dont l'érotique peut-être considéré comme une variante, l'important, de toutes manières, est qu'il ne s'agit pas, ou plus depuis les temps archaïques, d'un combat mortel et dépourvu de règles : Élytis y fait allusion dans un poème. « Si tu es du sang des Atrides, file te lamenter ailleurs ! » (Étude de nu, in Maria Nefeli.) écrit-il dans le poème protagoniste de celui qui concerne précisément le thème de la « justice ». Car il s'agit d'un combat de « l'obscurité » vers la « lumière éternelle », un « mûrissement », d'un « périple », un « agôn historique » qui n'a pas l'anéantissement de l'adversaire  pour but ni pour terme : mais plutôt d'un « agôn historique » qui aboutit à un progrès par une renaissance indéfiniment renouvelée.

         En ce qui concerne donc l'agôn que l'on peut appeler «somatique» - corporel, physique -, et dont la représentation la plus éminente est la forme de compétition qu'on appelle les Jeux (Olympiques, Pythiques, etc...), la loyauté, l'honnêteté, la victoire qui ne tue pas, font partie des règles à observer. Sans ces règles-là, ces « première règles noires », cette syntaxe originelle et fondatrice, il n'y a pas de récompense (athlon) qui vaille : on le voit démontré dans les tragédies antiques où les protagonistes, parce qu'ils sont du « sang des Atrides », se comportent sans modération dans la victoire, oublient les divinités auxquelles ils la doivent, ne respectent aucune règle : ils finissent donc sans autre « athlon » que d'être à leur tour assassinés minablement par leurs proches.

         En revanche, quand l'éthique est respectée au cours de la compétition, l'athlon obtenu par le vainqueur entérine officiellement le fait que de lui va rayonner le «kudos», la gloire : une illumination qui baigne le gagnant dans un halo de grâce divine émanant du dieu concerné. Grâce divine que la victoire en compétition a mise en évidence, homologuée. Assimilable à une lumière éblouissante dont il résulte que, comme dit Élytis dans le poème «Sans voile» (Khôris giasmaki) du recueil Photodendron, «l'on ne peut regarder celui qui porte la victoire sur sa face, que les yeux rétrécis». De ce fait, la renommée, le «kleos», du vainqueur va s'étendre et faire resplendir d'un formidable prestige la cité qui a vu naître l'enfant du pays investi de cette bonne étoile qu'est la faveur des dieux. (En un sens, par son prix Nobel de 1979, c'est ce qu'a réalisé notre poète mytilénien...)

                                                                                  *

         Dans cette perspective, les cérémonies de compétition olympiques sont donc destinées à faire émerger, à mettre en évidence dans la personne de chaque vainqueur l'étincelle d'une énergie supérieure associée à la faveur d'une proximité divine particulière, d'une élection. Au-delà des apparences, il ne pouvait donc pas être question seulement d'un «agôn» physique, d'un affrontement corporel pour connaître le meilleur. L'autre versant de la cérémonie agonistique impliquait un investissement spirituel, d'un ordre quasi-mystique, cautionné par l'implicite interfécondité des dieux et des hommes. De fait, dans l'existence « ordinaire », ceux qui rivalisaient quotidiennement, par exemple à la palestre, ou au gymnase, par ces exercices prenaient d'une certaine façon la « température » du « degré de divinité » dont la vie leur accordait le bénéfice. C'est ce qui avait fait la popularité d'un Alcibiade.

         Le prix, les lauriers couronnant le vainqueur, était alors moins une récompense (un cadeau au sens moderne) qu'une attestation, un peu comme un diplôme actuel, et cette attestation visible traduisait symboliquement la Valeur, autrement invisible hors du moment du déroulement de l'agôn  : une incommensurable Valeur, absolue, glorieuse parce qu'établie aux yeux de tous par une performance d'essence divine. L'athlon était la preuve par révélation agonistique, du germe de nature sacrée - le «kudos» reçu des dieux - qu'un athlète portait dans son «génome», dirait-on aujourd'hui, et dont la gloire allait rejaillir sur sa communauté, sa cité, son peuple pour l'avantage de tous les citoyens.

      Autrement dit, le Prix («athlon», plus tard «timèma») est le signe affiché de la Valeur et cette Valeur est sacrée parce qu'elle est due à la bienveillance d'un être divin, à sa sollicitude, à quelque chose de son essence divine dont on a pu prouver par l'agôn qu'elle a contaminé un humain. Phénomène constant dans la mythologie grecque, où si souvent et parfois sans le savoir les personnages héroïques sont les rejetons d'un humain et d'une divinité : et c'est cette filiation qui sous-tend leur capacité à une performance victorieuse, à condition bien entendu que tel ou tel rejeton en question y mettre du sien, que la part humaine en lui s'exerce éthiquement et s'engage dans des épreuves destinées à faire paraître au grand jour sa part divine.

         Dans l'Antiquité, l'affaire n'avait donc rien d'une plaisanterie, ni d'un sport, ni d'un jeu au sens contemporain. Lorsqu'on emploie pour traduire «agôn» le mot «jeu» au sens ludique, pour désigner «l'agôn olympique», «l'agôn pythique» (etc...), c'est que le sens en a été atténué par la conception romaine : le peuple romain assimilait les combats du cirque, donné à l'occasion de certaines fêtes religieuses, avec les compétition sacrées grecques, où le vainqueur est auréolé d'une faveur divine qu'un poète tel que Pindare avait pour mission de mettre en évidence. Mission que Pindare, et d'autres aèdes, dans leurs hymnes cérémoniels remplissaient scrupuleusement en reconstituant, ou inventant au besoin, la fameuse filiation par laquelle on pouvait comprendre que la gloire du vainqueur remontait à l'ADN d'un dieu spécialement lié à sa famille. Les hymnes pindariques faisaient partie de la fabrication, dirons-nous, de l'explication rituelle de la valeur et de la raison pour laquelle le vainqueur méritait la gloire : qu'on peut considérer comme un genre de flux invisible qui reliait l'humain au divin, et dont le langage devait être le révélateur après la phase agonistique.

         La confusion entre l' « agôn hellénique » et l' « agon romain », outre l'identité phonétique, était donc inévitable, quoique la signification, les implications et les conséquences de la compétition ne fussent pas exactement les mêmes, loin de là. Il est vrai que rien ne ressemble à une course comme une course, à de la lutte comme de la lutte : pancrace et pugilat sont évidemment cousins.  Mais  il faut insiter sur le fait que les combats des gladiateurs, entre eux ou avec des animaux, n'avaient rien de mystique, que les jeux du cirque pour la population avaient quelque chose de la corrida, et s'ils correspondaient à des divertissements inclus dans les fêtes religieuses, leur tonalité religieuse dans l'esprit du peuple assis sur les gradins du cirque était relativement secondaire, atténuée surtout dans la Rome tardive où souvent les jeux n'avaient rien de réglé par une éthique, mais étaient de simples spectacles programmés ou truqués, et qui étaient centrés sur la mort à laquelle l'animal ou l'adversaire vaincus étaient presque inévitablement condamnés.

         La gloriole des vainqueurs n'était pas plus remarquable que celle d'un sportif « chargé » d'aujourd'hui, tennisman, cycliste, boxeur ou footballeur célèbres, dont le dopage a été le plus court chemin pour faire de l'argent. Personne n'envisageait que des gladiateurs, souvent esclaves ou descendants d'esclaves, aient «par essence» une relation privilégiée avec Jupiter ou Hercule. Même si lesdits gladiateurs eux, se plaçaient sous le patronage de tel ou tel dieu, comme les croyants actuels sous celui d'un saint-patron protecteur.

         Le caractère religieux s'atténuera davantage encore par la suite et on peut dire qu'il a finalement disparu dans la conception moderne : celle d'une compétition laïque, comme l'est le sport contemporain. Il n'en reste qu'un certain respect, pas toujours réel, des règles : mais le vice et la dissimulation en matière de dopage et de triche sont un hommage à la vertu, comme on dit.

         Il en reste également chez les compétiteurs honnêtes de nos Jeux Olympique modernes une idée de lutte avec soi-même, de dépassement de soi, qui demeure comme une relique de la vision grecque antique. À laquelle il faudrait ajouter, faute de sacré religieux, un certain aspect de solennité rituelle, cérémonieuse, centrée autour du symbole de la « flamme », donc de la lumière apollinienne, quand même on ne soit plus très certain de ce qu'elle symbolise véritablement. Sur ce point du reste, ce sera aux philosophe de nous éclairer.

                                                                                       *

         Pour en terminer avec ces considérations quant à la notion d'«agôn» des Anciens, si «jeu» il y a, c'est par conséquent avec la dimension d'un «jeu sérieux», à composante psychologique. J'ai mentionné plus haut en passant que cette composante existe aussi dans les stratégies de séduction, celles dites  d'appropriation à violence limitée, et dans la confrontation érotique. Les images de lutte représentées sur les vases offrent sur ce point des images à la fois ambiguës – et sans équivoque. En pareil cas l'impulsion de l'agôn pour les anciens Hellènes était naturelle, considérée comme un instinct immémorial, l'un des fondements de la vie. C'est ce qu'évoque le poème « Étude de nu » que j'ai cité plus haut, et qui n'est pas le seul dans l'oeuvre d'Élytis où ce thème surgit, même si celui-là est spécialement explicite. Et ce «naturel», est à l'origine de tous les problèmes que la Nature instaure et que l'on voit notamment surgir dans les tragédies, lorsque les héros ont fait preuve d'hybris en dépassant les limites de ce qui suffisait à une victoire raisonnable. Que l'homme ait en effet « vaincu la nature » aujourd'hui aboutit selon Élytis à une situation d'exploitation tellement exagérée que, comme on le lit dans un poème du Phôtodendron, « les mers que voici se vengeront »...

         Sur ce point précis, l' « Étude de nu » ne dissimule pas une énigmatique ambivalence, celle de la nature justement : d'un côté l'agôn érotique exclut la violence assassine, et de l'autre en instaure une : « Comme la rose cachée d'une vierge qui renaît pour renouveler le crime et museler chaque fois les cris des victimes... »

         Très souvent en effet, il y a agôn entre la Physis, la Nature, et les Nomoï, les Lois. Un combat entre les «lois de la nature» et les lois de la cité. Entre les lois de la cité et les lois religieuses. On retrouve ce conflit avec le personnage fameux d'Antigone, aussi bien que dans la troisième section de Maria Nefeli. De même, il y a agôn lorsque une personne ou un peuple lutte contre son tempérament «naturel» dans le souci de devenir meilleur. Il y a un «agôn» de l'individu face à la collectivité ; un «agôn de la démocratie», évidemment assorti de la «krisis» correspondante... En ce sens, la « krisis » est la mise en examen de la démocratie, destinée à vérifier si elle a respecté les lois de la Cité ou si elle dérive vers la tricherie.

         Résumons. L'agôn peut s'entendre comme impulsion physique autant que spirituelle, au sens large. Il s'ensuit que l'agôn a des conséquences : il rend «agoniste», acteur animé par une force qui pousse à l'action, à l'essai, à l'audace, au défi. Héraclite le considérait comme nécessaire au changement.      

         Dans l'agôn «matériel» on rangera la compétition des corps, le combat des autochtones avec les barbares, ou la «lutte érotique».

         Dans l'agôn spirituel, on peut ranger les procès en justice, mais aussi globalement, toutes les controverses intellectuelles : par exemple, agonistiques sont les dialogues philosophiques où Platon nous montre Protagoras débattant avec Socrate. Dès lors, si « je » peut être «un autre» comme disait Rimbaud, il y a agôn aussi lors de la lutte «morale» avec soi-même : Elytis fait à plusieurs reprises allusion à l'île de Pathmos, c'est-à-dire à ce lieu où un combat spirituel amena St Jean l'Évangéliste à écrire l'Apocalypse. C'est aussi le climat en arrière-plan notamment du poème à deux voix «Apostiches Mystiques pour chanter matines dans l'ermitage d'Apollon» qui clôt le recueil des Hétérothali. Combat intérieur analogue à celui que relateront St Augustin, voire plus tard la mystique musulmane. (Le concept du « Jihad » présentant en effet des caractères manifestement hérités de l'agôn.)

                   L'agôn «sentimental», qui consiste en l'entreprise de séduction où il s'agit de vaincre la résistance de l'autre et de gagner son cœur, est le mouvement qui inspire chez Élytis la composition des poèmes du Monogramme : dont le programme pour ainsi dire est d'«attraper l'aimé(e) par l'oreille comme on pince un papillon». L'on retrouve souvent dans les poèmes d'Élytis un personnage masculin qui tente de séduire, et un personnage féminin qui résiste, qui dit non.

         De quel côté que l'on se tourne on découvre donc que le «logos» séducteur ou débatteur hellénique est foncièrement de nature agonistique.

         C'est son élan qu'on voit à l'oeuvre dans les créations théâtrales ou épiques, suscitant le personnage du «héros». En ce sens, l'agôn introduit un certain ton épique, et de dialogue, qui affleure plus ou moins dans la littérature, ainsi qu'une certaine dimension prophétique du «héros», celui qui perturbe, conteste et introduit le changement. Hélas, il paye souvent sa victoire de sa vie à la fin de l'aventure, comme s'il s'agissait de rétablir un équilibre entre les humains ordinaires et celui d'entre eux qui a trop reçu. Chez Élytis toujours, nous en rencontrons un exemple entre autres avec «le dernier des Hellènes» chanté dans la trilogie Mort et résurrection de Constantin Paléologue.

 

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         L'influence de l'agôn en ce qui concerne la poésie de ce poète, se déduira du profil de la notion d'agôn tel que nous nous sommes efforcés d'en présenter ici l'essentiel. Nous venons de la détecter à diverses reprise, en passant, notamment à l'instant avec deux références à des poèmes du recueil Ta Heterothali. Le poème recèlera donc un implicite agonistique lorsque, par exemple, il aura des aspects dialogués, des «répons», des affleurements épiques, ou prophétiques, où déploiera les louanges «pindariques» de l'après-combat, ou encore les prestiges de la séductions amoureuse, ou d'une concurrence/complicité entre les partenaires dans un couple. Il en ira de même lorsque le thème du poème est une lutte avec soi-même, par exemple pour la réussite poétique suprême.

         Dans tous les cas, mais dans celui-ci en particulier, les traits liés à l'agôn sont l'observation de règles non-exprimées de loyauté, de vertu, d'honnêteté, de courage, qui évoquent plus ou moins la sainteté, à l'occasion.

         On en retrouve la trace dans l'esprit « chevaleresque » du Moyen-Âge. L'agôn grec est éthique, sans quoi la force «divine» qu'il infuse à la conscience hellénique s'évanouirait dans le crime et la violence primitifs : agissements des temps archaïques qui ont survécu dans la cité chez les individus «barbares», indignes, non-civilisés, parce que le passage des millénaires n'a pas permis forcément aux lois de la cité de triompher dans toutes les consciences de certains instincts nuisibles à la société.

         La composante éthique, alliée à l'effort, au combat d'issue incertaine, à la tentative que la force agonistique provoque chez un individu, a un autre effet qui se retrouve parmi les sens classique d'agôn : celui de l'anxiété, de la crainte que l'issue ne soit pas le progrès, les lauriers, mais l'échec. Dans le domaine de la poésie, particulièrement incertain, l'agôn peut donc introduire une note de sourde angoisse, surtout lorsque le poète ambitionne de se réaliser sans que des réussites littéraires attestent que cette réalisation est atteinte et véritable. La lutte ici est à la fois pour se surpasser soi-même, mais aussi pour s'imposer à la société. C'est en quelque sorte l'agôn de la jeunesse, non pas symbolisé par la flamme olympique, mais par l'Arbre Lucide, le Phôtodendron fait de feuilles d'or (comment ne pas y voir les pages des poèmes futurs ?) qui  « progressait de plus belle au sein de la lumière comme Jésus-Christ et tous les amoureux ».

         C'est la compétition vitale, avec ses étapes, enfance, adolescence, début de l'âge d'homme... dans la mesure certes où il s'agit d'une personne qui a l'ambition de parvenir au sommet de ses capacités, et accessoirement à la réussite sociale. Forcément l'agôn implique en ce sens une forme d'élitisme, de souci d'appartenir au cercle des meilleurs, qui se différencie cependant d'une mentalité proprement aristocratique du fait que cet élitisme n'a pas automatiquement pour objectif, chez les poètes en tout cas, d'exercer un pouvoir quelconque dans la cité ou d'en obtenir des avantages concrets. Il ne s'agit pas d'être dans les « meilleurs » (aristoï) pour exercer le pouvoir (kratein) sur les autres, mais pour s'auto-gouverner de façon plus satisfaisante, épanouissante.

 

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         Ce mot «d'élitisme», un français, en particulier s'il sait les liens avec la langue française du poète Odysseus Alepoudhelis, ne peut manquer de l'entendre dans le nom de plume «Elytis» choisi par le poète... Car si ely(t)- en langue grecque se rattacherait plutôt à l'idée de rouler, s'enrouler, envelopper (élytre), si d'autre part la rumeur veut que le poète ait emprunté la première partie de son pseudonyme au nom du poète surréaliste français Éluard, rien dans la langue grecque ne vient particulièrement suggérer à celui qui cherche un nom de plume (excepté peut-être une évocation d'adjectif) le choix de la syllabe finale. En revanche, il est évident en français que le nom est fortement suggestif et recèle l'inspiration disons de l'agôn personnel du grand poète : lutter pour tenter d'être le premier «coq», le premier à chanter l'aube, ce moment du «soleil premier» (ο ήλιος ο πρώτος). Plus tard, d'ailleurs, lorsque sera venue une notoriété manifeste, le poète tempérera parfois d'une note d'accent populaire sa signature, en signant Odyssea Elyti, sans le «sigma» final, par exemple dans le cas d'Hélios o protos ou d'Axion Esti.

         Puis il reviendra avec Maria Nefeli et O Mikros Nautilos, à l'orthographe classique. D'autre indices attestent de cette lutte intérieure, et de cet intérêt pour les exemple liés à l'excellence. Ceux-ci entre autres : Elytis évoque volontiers la figure du fameux Archiloque, aristocrate ruiné de Paros, devenu à la fois poète (après avoir rencontré les Muses lorsqu'il était enfant, dit la légende), et combattant amer et sans illusions. De grande réputation, il n'en reste que des fragments... souvent sur le thème de ses déboires amoureux. C'est à la frugalité (quelque peu forcée) du mercenaire et à ses amours qu' Élytis fait surtout allusion.

          Lui qui est issu d'une famille ancienne de Mytilène portera ainsi une attention spéciale à l'épigrammatiste Krinagoras, également issu d'une famille éminente de Lesbos, que son talent a hissé jusqu'à la cour d'Auguste au point de devenir un très proche de la famille impériale. Avec son Ode à la lune de Mytilène, Elytis écrira sur le thème de Séléné comme en écho par-dessus les siècles à un épigramme émouvant du poète antique. Et bien sûr, ce sera également une allusion à Sappho, noble poétesse dont Elytis, frustré, s'est attaché à «rabibocher» symboliquement, comme on le ferait d'un puzzle, le corpus fragmenté des poèmes, en un recueil qui offrirait le poème de Sappho «intact».

         Cette élitisme à l'épaisseur diachronique, ce goût d'un certain laconisme et de réparer ce qui semble brisé, sont aussi des caractéristiques des luttes aboutissant aux poèmes d'Elytis. Le temps jouant le rôle, dans l'effort (agôn) vers la composition d'une œuvre poétique parfaite, d'une sorte «d'épurateur», comparable au travail qui s'accomplit dans un cellier et dont l'alchimie conduit à l'or d'un vin pur... Car l'agôn pousse à combattre le chaos, à le réduire, à le «cosmétiser» en faveur de l'ordonnance harmonieuse, limitée, équilibrée, qui sera la Cité.

         Elytis, dans sa mentalité typiquement agonistique, va ainsi distiller son œuvre avec une exigence qui le conduit à la parcimonie. Il se veut poète des «architectures solaires», non pas tant dyonisiaques, selon la fameuse distinction nietzschéenne, qu'apolliniennes : donc épurées, pensées, intelligentes, comme les temples grecs construits selon «l'épure du ciel», qui émeuvent par une justesse de structure et une évidence visuelle d'une lumineuse simplicité. C'est en relation avec cela que Maria Nefeli appelle son poète «ma cigale (délaissée)» : est-il besoin de le rappeler, la cigale était pour les Anciens l'animal dédié à Apollon, dieu de la musique et de la poésie, et accessoirement à Athéna, en tant que déesse ayant inventé la flûte. (On offrait couramment en ex-voto à ces divinités des effigies de cigales sculptées.)

 

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         La «parcimonie élytiste», le poète l'évoque lui-même quand il déclare : «J'aspirais au très peu, on m'en a puni par le trop.» Les «Orientations» pour lui, indépendamment de qualités déjà notoires, n'étaient pas encore sa poésie à l'état parfaitement décanté, solaire, telle qu'il la rêvait. Elles contenaient encore trop de scories d'un surréalisme de jeunesse. Même le poème du «Chant héroïque et funèbre pour un sous-lieutenant tombé en Albanie», à ses yeux n'était pas encore parfait. Ici, la force agonistique s'exprime certes par le combat militaire, le personnage héroïque est présent, mais sous le symbole de la «perdrix albanaise» il est tué, et s'il y a «timèma», la récompense est symbolique, religieuse, mystique : c'est la ferveur populaire pour le héros sauveur. L'agôn du héros n'a pas encore pris dans l'oeuvre d'Élytis la dimension de la mentalité d'un peuple entier, mais l'idée est en route. Puisque, en Grèce antique, l'agôn, on l'a compris, est le moteur de la société, les créations résultant de lui peuvent toujours être perfectionnées, et doivent être améliorées pour que le sort, les dieux, soient durablement favorables. Cette volonté d'évolution compétitive vers la perfection pour les artistes helléniques était comme une seconde nature. Comment s'étonner que le poète de To axion esti soit imprégné de cette seconde nature ? La dimension épique versifiée et religieuse du Chant héroïque et funèbre va donc s'épanouir dans la perfection de cette grande œuvre.

         To axion esti présente un aspect ritualisé plus prononcé (l'agôn suppose toujours des règles explicites ou implicites) en ce qui concerne les formes poétiques, et une dimension épique qui culmine lors de la confrontation terrible du partisan (Lefteris) avec l'ennemi : le jeune Leftéris, par son inflexible comportement d'homme libre, amène l'ennemi (Nazi) à tricher avec la justice et les règles d'humanité élémentaires sous l'emprise de l'exaspération. Tout ce que le Nazi est capable de faire dans cet «agôn», c'est de brûler brusquement la cervelle du Grec innocent et désarmé, qui le défie en regardant par-delà le «tueur blême» comme s'il n'existait pas, comme s'il était transparent. Et de fait, dans ce combat de la force immatérielle contre la force matérielle, c'est alors l'ennemi, le «grand étranger», qui pâlit et se sait vaincu malgré le fait que ce soit le héros, martyr insolent, qui est mort.

         Cette dimension épique, en laquelle le poète s'exprime dans un élan qui devient la voix d'un peuple, se déploie depuis sa «Genèse» à travers les trois grands moments agonistiques de To axion esti. Ces trois phases comportent chacune à leur manière un des aspects de l'agôn, du moins selon ce que nous en avons exposé plus haut. C'est ce qui nous poussera à explorer sommairement le livre sous l'angle du thème qui nous intéresse.

         La section de sept hymnes – sept étant évidemment le chiffre apollinien – nous introduit sous le titre «Genèse», à la genèse tout ensemble d'un monde et d'un être humain, avec en lui un principe féminin : «J'en étais au sixième mois des amours et dans mes entrailles bougeait un germe précieux » (Hymne 5). Être humain encore androgyne, puisque «surgeon non-coupé du ciel». Et qui reçoit comme instructions d'emblée un programme de lutte : «Instruis-toi, démène-toi et bagarre-toi ! À chacun selon ses armes.» (Hymne 1)

         Au long de cette section, la composante agonistique est évidente dans l'évolution et le perfectionnement depuis l'origine, par lutte avec soi-même, en quelque sorte entre «celui que j'étais véritablement», le «principe éternel de la Grèce» d'une part et l'individu au berceau qui déjà «bataille avec ses draps» en recherchant «une voile libre à rejoindre» : jusqu'au moment où cette évolution, cette maturation engendre un homme abouti, un «Adam-Khadmon» auraient dit les Gnostiques. Cet homme– «Ecce homo» -, un Hellène «au parler grec», typique, sorti pour ainsi dire de sa chrysalide, est prêt pour le perfectionnement suivant, l'entrée dans le monde réel. Du combat pour naître et s'auto-accomplir, on en vient à la phase de la bataille d'hommes. C'est l'heure de la «marche vers le front», vers l'affrontement, vers le combat physique avec un ennemi. L'heure de la guerre avec les barbares, les étrangers.

         La parole du poète, sous le titre de «La passion» (à résonance religieuse bien sûr) présente la lutte héroïque contre l'occupant allemand avec des allusions au rituel orthodoxe par la forme des poèmes, par le style biblique du ton des «lectures», par le fait que les poèmes parfois se répondent de façon «antiphonaire». Cette phase poursuit cependant ce que j'ai nommé «auto-accomplissement», puisqu'on y voit se construire l'éthique sociale qui donne sa grandeur au jeune Leftéris, symbole du Grec par excellence. Cette section évolue jusqu'à la prophétie, composante plus rare de l'agôn, et se couronne par le «timèma», le prix, qui est à la fois le tribut de morts et de souffrances payé à la guerre, mais aussi la récompense d'une promesse de vie éternelle pour le peuple et sa patrie. La louange qui accompagne ce prix, témoigne de la valeur du «timèma» puisqu'il ne s'agit pas moins pour les combattant que de recevoir, par la libération obtenue, ce qui vaut plus que tout, leur propre pays glorieux et libre en récompense.

         La dernière section, le «To axion esti» lui-même, «les Laudes», se révélera logiquement l'aboutissement glorieux de l'évolution agonistique : la récompense dignement méritée «To axion esti...», vue comme signe d'un achèvement par la victoire intérieure autant qu'extérieure, personnelle autant que collective. Cet achèvement offre la vision triomphale d'une perfection qui sacralise à jamais la valeur de tout ce qui caractérise la patrie Grecque. D'où un splendide recensement laudatif qui, depuis les symboles de l'univers proprement hellénique, s'achève sur la louange de la création entière, dans son immensité universelle...

         Après ce trajet sommaire dans un des recueils de poésie les plus typiques de l'agôn grec, sans vouloir pousser l'analyse trop loin, je voudrais confirmer et compléter la réflexion par un examen de deux autres recueil célèbres d'Élytis : le «Phôtodendron» et «Maria Nefeli».

        

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         En ce qui concerne le "Phôtodendron", il s'agit de la présentation en poèmes de la lutte intérieure d'un garçon avec son destin. Les poèmes montrent comment son aventure intime a évolué vers la conquête de sa "juste place" dans l'existence, telle qu'elle est évoquée et pour ainsi dire définie dans le poème "Theoktisti", qui prépare la conclusion du livre. Et cette place n'est pas obtenue sans une trajectoire agonistique faite de craintes, angoisse, solitude. Elle passe par la confrontation avec le monde, la rencontre de la femme-oiseau immortelle, qui figure la Grèce et qui est aussi une figure de la fatalité, et par «l'antinostalgie». C'est un itinéraire poétique de prise de conscience et de remémorisation positive, dans la lumière solaire de Délos, du trajet parcouru : d'abord, confrontation à "La vérité en trois fois", puis à l'amour "À travers le myrthe", à la société et son destin "De la république", à l'image de l'ennemi vainqueur "Sans voile", à la Mère défunte "Le cheval rouge", à la «petite mer verte» dépositaire de l'agôn héraclitéen... Ce premier trajet conduit à la conscience de la Grèce en tant que société humaine éternelle "La fresque".

         La seconde étape, symbolisée par le premier poème "L'Odyssée", est un parcours à travers les défis concrets que le futur poète a dû affronter, à l'image de «deux galets entrechoqués et une odeur de poudre», notamment le défi de la réalité de la femme dont "l'Archétype" illusoire se dissipe, le défi de la mort tentatrice devant la duplicité cruelle du monde (« Elle vivait encore, ma mère, lorsque... »), la lumière consolatrice du «Phôtodendron», le retour au combat contre le découragement "À rebours", et la... découverte alors de la cible à combattre quand l'illusion du "Jardin" paradisiaque de l'enfance s'est dissipée : "Je me retrouvai debout avec une main brûlée, ici - où m'ont rejeté les infortunes-, à combattre le Non et l'Impossible de ce monde".

         Et c'est bien de cette dualité agonistique que, de «deux idées côte à côte», surgit une «autre Vie», une renaissance grâce à laquelle en pleine conscience de ce qu'est vivre (second poème «Les deux du monde» variante), le «héros», qui assume cette fois le «nous» parce qu'il est partie prenante de la société humaine où il a gagné sa place, avec ce nous assume la place du poète. Celui dont l'agôn consiste, selon le poème «Theoktisti» à lutter pour construire dans la lumière, en harmonie avec les choses, et à «faire beaucoup de beaux efforts pour atteindre la Grandeur».  Cette «place», l'agôn mythique au sens premier du lieu, "l'agôn" en tant que site mythique de la poésie, est représentée dans le dernier poème par cette «aire des temps anciens» (que le poète actualise en disant qu'elle pourrait aussi bien être contemporaine), où se déroule une compétition qui est aussi un "jeu" et "celui qui perd doit en vertu des règles s'adresser aux autres et leur donner un gage de vérité" : cependant, dans cette compétition de la vie augmentée de poésie, le jeu serait à-qui-perd-gagne : tout le monde finirait par être gagnant et recevoir des autres un «petit poème», qu'Elytis appelle un "cadeau d'argent" puisque c'est un cadeau de paroles, et que comme dit le proverbe français "la parole est d'argent (mais le silence est d'or)". De plus, le symbolisme du métal argent se réfère à l'alchimie «du verbe», dont les symboles affleurent dans l'oeuvre d'Élytis. (On se souvient, au début des Laudes, du «petit héron sur l'église» comparé à un «galet d'or absolu», d'or philosophal.)   

         Les anciens considéraient l'argent comme en corrélation avec le cerveau, l'esprit, la pureté, la sagesse divine, la droiture, la franchise. D'une certaine façon, par ce symbole sont réactivées les règles principales de l'agôn. Pindare nous les confirme en insistant, quand il fait le portrait des vainqueurs, sur le fait que leur réussite est due à une conscience éthique forte : honnêteté et travail, équilibre harmonieux entre corps et esprit, respect des dieux. Ces qualités sont naturellement d'origine divine.

         Le poème du « Phôtodendron » est donc bien, comme tous les écrits d'Élytis, inspiré par la force essentielle à l'âme grecque. Afin de confirmer cette dynamique inspiratrice, il suffira – à défaut de passer en revue tous les recueils – de nous attacher un moment à parcourir un autre livre majeur et caractéristique : je veux évidemment parler de Maria Nefeli.

 

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          To Axion esti était soulevé essentiellement par l'agôn de la société grecque, représenté exemplairement dans sa manifestation par la lutte contre l'Occupation Nazie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et faisait donc allusion à un passé historique où le récent et l'antique – l'Hellade éternelle - implicitement sont entremêlés. Le Phôtodendron est la trajectoire d'un grec singulier, en direction du poète qu'il deviendra. Maria Nefeli dévoile l'impulsion que l'agôn contemporain inspire au poète, intime représentant de l'âme profonde des Grecs, de ses façons de sentir, de concevoir la vie et l'amour, et de réfléchir aux affaires du monde, en tant qu'individu. Pour le poète, la lutte est à mener par l'exaltation de ce qui favorise la vitalité. Par la reconnaissance de «l'heureuse gaucherie» derrière laquelle se cache le principe créateur.

         Il s'agit de lutter à contre-courant de l'époque «contraire», de vaincre jusqu'à notre propre sclérose : «La loi que je suis ne me soumettra pas.» Et d'être l'antagoniste de la décadence, l'adversaire de la ruine générale, avec comme mot d'ordre : «Tente un saut plus vif que la dégradation des choses». En quelque manière, le livre est une somme, eu égard à la pensée de l'auteur telle qu'elle apparaissait dans les recueils précédents : dans le Photodendron, n'écrivait-il pas déjà : « Ainsi perdu pour perdu, ici en l'extrémité où m'ont rejeté les infortunes de ce monde, j'ai voulu tenter un saut plus leste que le désastre... » (Ce thème de la lutte contre la ruine générale, contre l'usure, en la « prenant de vitesse »,  est récurrent.)

         Dans Maria Nefeli, livre de poèmes théâtralisé, les caractéristiques formelles agonistiques ne sont pas le moins du monde voilées. La compétition, le débat, etc... s'y présentent de toutes les manières. L'homme face à la femme. Le poète face à la poésie. L'individu face à la collectivité. Le tyran face au peuple. La conscience face à elle-même. La réalité face au rêve. «L'outrage» face à «l'étoile». L'Unique face au Multiple. Le politique face au poétique. La Grèce face à la Pan-Européanité. La liberté érotique contre le corset des conventions. L'éphémère face à l'éternel. Etc...

          Mise en page agonistique, les poèmes s'y présentent en regard l'un de l'autre, l'un étant prononcé par Maria, et l'autre par le poète répondant, l'Antiphonète. Le livre est réparti lui-aussi en trois sections, trois étapes. Chaque section de poèmes est, selon l'habitude, sous le signe du 7 apollinien : elle offre sept poèmes face à face. Puis, comme dans les tragédies où le choeur commentait, chaque section se conclut sur une «chanson».

         Sans m'y arrêter trop longtemps, je voudrais un moment considérer ce nombre : le Sept est symbolique depuis des temps immémoriaux, puisqu'il l'était déjà chez les Sumériens. Pratiquement tous les peuples lui accordent une valeur particulière. L'on n'en finirait pas d'égrener le chapelet de ses significations plus ou moins occultes. La sym/bolique des nombres par opposition à la dia/bolique du chaos était importante pour l'auteur de Maria Nefeli : son œuvre est ainsi parsemée de nombres qui servent à sous-tendre « l'architecture solaire » dont il rêvait. Il fait lui-même allusion à ce rôle de la symbolique des nombres dans la sentence qui dit : «Pousser les superstitions jusqu'à la limpidité mathématique pourrait nous aider à saisir le donné fondamental du monde. » (L'Aegeïde)

         Dans le poème correspondant, il relie le Droit (la règle agonistique) au « chiffre divin », la « musique immortelle ». Ce qui suggère la musique des (7) sphères par exemple, et nous ramène à la symbolique du 7 : le " sept ", disent les ésotéristes, est appelé « la Vierge », car il ne peut être engendré par aucun couple de la décade (la Tétraktys à laquelle Elytis fait allusion directement) et sa multiplication par tout autre chiffre que le " un " produit un résultat hors de la décade sacrée, c'est-à-dire supérieur à dix. Cependant, le Sept est composé de 3/3/et 1, c'est-à-dire du 6 qui symbolise la Nature, avec ses deux courants de force évolutive et involutive, courants figurés par deux triangles entrelacés, en agôn l'un avec l'autre, formant ce qu'on appelle couramment « étoile de Salomon » ou hexagramme, et au 6, le 1 qui s'ajoute à cette évolution pour former le 7 « pèse » donc soit sur un 3, soit sur l'autre 3, le changeant en 4 pour désigner le courant vainqueur, l'instant de perfection. Ainsi, chez les tenants de la numérologie moderne, le 7  a pour connotations : indépendance, responsabilité, maîtrise, réussite par le mérite, goût de diriger, et, en négatif, inquiétude, orgueil, despotisme. Et si le 7 représente le poète, en revanche, le nombre 5, l'étoile, les cinq doigts de la main conjuratrice que lève Maria, est le chiffre d'Aphrodite ; il correspond à l'union. Lorsqu'elle est légale, « nuptiale », c'est alors celle de Héra et Zeus. De la terre et du ciel. Une armature arithmétique plus ou moins voilée court de la sorte à travers tous les recueils du poète : Soleil Premier, avec les sept « variations sur un rayon », ou encore « Six plus un remords pour le ciel ». (Etc...) Les poèmes de Maria Nefeli (spécialement) en sont manifestement tout imprégnés, comme si les nombres étaient une manière de règles dans la lutte du poète avec la langue hellénique, pour parvenir à un objet poétique supérieur.

 

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         Avec les nombres, nous venons d'apercevoir que les poèmes sont hantés par le spectre de Pythagore et par l'antique tradition numérologique, que les nombres forment une armature cachée, une géométrie, qui ajoute au poème son chiffrage mystérieux, et s'oppose à l'inspiration dionysiaque.

         Le prologue, «La Parousie», prolonge de même la tradition antique de l'agôn des tragédiens, par le moment d'une introduction qui instaure le débat : ici entre le poète, l'être de culture, qui s'exile «au cœur de la lumière» en jetant l'anathème sur les «démons inconjurés du monde», et Maria Nefeli, la poésie, l'être de nature, qui elle «s'exile parmi les humains», en se promettant implicitement à qui la veut.

         Déjà, tout au long de ce prologue, on sent les oppositions ; le dialogue entre les deux protagonistes prend parfois la tournure du reproche, de la « scène de ménage ». D'un côté le Partenaire, l'Antiphonète, accuse Maria d'être trop vulgairement humaine, en regard de ses hautes ambitions élitiste à lui. Quant à elle, c'est l'inverse. Elle considère que ce qu'elle est, essence de la poésie, n'est pas réservé à une caste intellectuelle, mais doit répondre au désir de tous. Bien entendu, les poèmes monnaient ces positions d'une façon paradoxale et pleine de nuances !

                   Il s'ensuit que Maria et son antiphonète se confrontent tour à tour au point de vue de l'autre, chaque paire de poèmes ayant pour thème implicite un aspect subtilement antagoniste des réalités. Par exemple à l'idée de la «Guerre de Troie», agôn collectif, répond antiphonétiquement «Hélène», ici enjeu d'un agôn individuel : d'un côté des peuples, de l'autre une personne, sont impliqués dans une lutte pour la victoire. Ou bien, à la «Sainte Inquisition» collective s'oppose «Saint François d'Assise» figure de l'ascèse individuelle ; au «Bonjour tristesse» démoralisant s'oppose «La gymnastique matinale» revigorante ; à «Staline» s'oppose «Le soulèvement hongrois»...

         À la fin de chaque poème correspond une sentence qui s'offre à la méditation, ce qui nous rapproche encore du schéma classique de l'agôn-logôn : lorsque tour à tour chaque partie a argumenté, ses idées sont souvent ramassées en une phrase ou un vers, dans les tragédies.

         Quand To Axion Esti dessinait une fresque de l'agôn animant des représentants «typiques» du peuple grec, sur un fond sacré d'évocation orthodoxes reconnaissable par le style, par la forme de certains poèmes, par l'architecture en «cathédrale» du recueil entier, - ce qui n'est pas sans faire songer à tous ces «Saint-Georges face au dragon» et autres personnages sur fond doré qui animent les iconostases -, Maria Nefeli installe dans la contemporanéïté une sorte d'adaptation actualisée des compositions agonistiques classiques, comme celles d'Eschyle, comme celles de la tradition des chants alternés, - ces chants amoebées des Idylles de Théocrite que j'évoquais plus haut, (tradition qui existe encore, j'ai eu l'occasion de le constater, lors des rassemblement festifs dans les montagnes Corses par exemple.)

         L'agôn qui parcourt le recueil Maria Nefeli, y inspire les partenaire des trois façons rigoureusement habituelles dans la tradition classique : soit le Partenaire antiphonète parle en un poème qui renforce et élargit ce qu'a poétisé Maria. Soit il présente dans son poème une autre vérité qui contredit Maria. Soit le Partenaire élargit l'enjeu et dépasse le thème du débat. Inversement, dans le cas de la section centrale du livre, c'est Maria Nefeli qui renchérit et analogise, ou qui présente une antiface de la «vérité», ou encore qui apporte dans son poème un point de vue plus large et surplombant.

         Et l'on comprend l'exergue du livre, repris des Orientations (p.122), par Élytis où il disait : «Pressens, souffre, comprends : de l'autre côté je suis le même.» Car ce sont précisément ce qu'on pourrait appeler les étapes, chaque fois renouvelées sous une apparence un peu différente, du programme agonistique du poète, que résume cette auto-citation. Pressens, c'est la Genèse, l'enfance, ou autrement dit la Parousie. Souffre, c'est la Passion, ou l'itinéraire de la section centrale de Maria Nefeli. Et comprends, correspond à la phase des Laudes, du «timima», de la récompense qui est la Gloire, l'éclaircissement de toutes choses, l'aboutissement de l'agôn comme rayonnement de la Valeur attestée, reconnue, indiscutable.         

         Aboutissement qui répond à la boutade : «Si tu dois mourir, meurs, mais arrange-toi pour être le premier coq au cœur de l'Enfer» (Le soulèvement Hongrois). La même gloire qui se manifeste dans Maria Nefeli sous forme de ces autres Laudes que sont les strophes du poème «Le pari millénaire».

         En ce qui concerne «de l'autre côté je suis le même», j'interpréterais cela comme le constat qu'en poésie la force agonistique - qui fait rivaliser le poète avec lui-même, c'est-à-dire avec le monde, qui est également «son monde», - conduit par son évolution notre conscience à mûrir ce que le poète appelle abstraitement «les deux du monde», jusqu'à constater que ces deux, antagonistes au départ ou, disons, à première vue, homme et femme, poète et poésie, individu et peuple, la masse et l'unique, etc... sont d'apparence contradictoires dans leur réalité, et de la même nature, de la même origine, de la même essence, dans leur vérité. C'est pourquoi, attirés l'un vers l'autre, ils se «contrefont». Ils font contre, ainsi que les arcs d'une ogive. « La vérité s'échafaude exactement comme le mensonge ». Les « deux du monde » participent à l'affermissement antagoniste.

         C'est là ce que la poésie agonistique est susceptible de nous apprendre sur l'univers dans lequel nous sommes : qu'il n'aura pour nous de réalité que si nous considérons que ce que nous nommons «univers» ou «monde» est un débat permanent, un agôn, un dialogue évolutif. Ce qui est la raison pour laquelle la transcription par quelqu'un de ce dialogue agonistique, - au cours duquel notamment le poète se tutoie -, reflète l'essence même du «poétique» : comme si la poésie était un débat à plusieurs voix, entre le langage et la parole, entre la parole et ce qui est, entre le rêve et le réel, débat dont celui qu’on appelle «poète" serait l’interface, voire l'arbitre. Mais c'est également la raison pour laquelle ce type de dialogue agonistique, instauré à l'échelon d'une société, aboutit inéluctablement à l'invention de la «démocratie». En ce sens, le langage et la mentalité inspirés de l'agôn hellénique ont incontestablement envahi le champ de la conception occidentale des relations humaines.

 

                                                                                       *

         Ce qui nous amène à en conclure qu'agôn il y a, si l’on peut dire, entre le poétique et le politique, exactement comme entre le privé et le public, l'individuel et le collectif, l'unique et les masses, à l’infini, avec en guise de règles celles d'une éthique tendant à l'universalité, et comme lois celles du fonctionnement de la pensée. Par ces règles et lois, l'agôn compétiteur, inventif, poétique, se différencie radicalement des combats guerriers, massacreurs, ordinaires. Le poète Élytis redoutait justement que règles et lois disparaissent au profit d'une compétition mondiale où tous les coups seraient permis, du fait qu'en ayant abandonné « le ciel » (d'où les « remords »), on abandonnait en même temps l'honneur, la gloire, la valeur, que sacralisait le ciel en tant que symbole de la présence de la (ou des) divinité(s).

         Car l'agôn hellénique a depuis longtemps pris l'allure, non d'un combat pour l'anéantissement définitif de l'Autre, mais d'un combat de conciliation qui vise à conquérir après lutte avec l'Autre une forme de paix par équilibre dynamique. Et sous cet angle, il est évident que l'on «n'arrive jamais». Tout ce qui est créé agonistiquement par les humains, on sait que cela doit être constamment amélioré, perfectionné, réadapté. L'Autre, demain, pourra être, aura le droit d'être, à son tour le meilleur. Les règles de l'Agôn exigent de l'accepter. C'est ce que le « terroriste, le rustaud des miracles » (Maria Nefeli) ne comprend pas et refuse parce qu'il en est à un stade non-évolué de la conception politique. La compétition pour le meilleur n'implique pas la suppression physique ou morale des perdants par le vainqueur.

         Un point demeure : que cette «compétition pour le meilleur» cesse, qu'elle soit faussée par de grands ou petits arrangements, par des « magouilles » et, dans l'esprit hellénique qui a contaminé toute la civilisation européenne, immédiatement commence à s'instaurer le mépris et la défaveur des dieux, ce qu'en termes contemporains on appelle «décadence». Décadence de la démocratie, décadence de la civilisation, décadence de l'être humain, de l'individu... Toutes les formes de cela même qu'Élytis appelle « dégradation », « usure » : « φθορά ». C'est ce qui l'amène à constater qu' « une législation sans profit pour les Autorités, ça serait une vraie délivrance ! »

         Or, depuis le XX ème siècle, la brutalité de la technique s'est révélée à travers les Guerres Mondiales et les fascismes. On a pu vérifier que la technique est, du point de vue humain, sans foi ni loi.  Sa façon d'intervenir fausse le fonctionnement agonistique, mais cela ne devient visible que si, comme l'a écrit le poète, on « pousse la Technologie jusqu'à son précipité naturel », autrement dit si on l'exagère jusqu'à la rendre manifestement odieuse. Ce qui la rend insupportable en effet, c'est qu'elle n'a pas de règles autres que les siennes propres, plus ou moins robotiques. L'ordinateur, cet instrument qui, par son micro processeur, est symbolique de « l'électronisation générale », ne se soumet pas aux règles de celui qui l'utilise : c'est l'inverse qui se produit. L'utilisateur qui ne se soumet pas minutieusement aux règles de la machine est hors de capacité de l'utiliser. C'est elle qui impose à la pensée humaine sa logique.

         Celle-ci n'a aucun rapport avec la « Tradition » chère à Maria Nefeli, ni avec les règles, la gloire, l'honneur ou le sacré. Elle radicalise toute compétition sans intervention de la pensée, sans arbitrage. Elle érode en ce moment même le Capitalisme, né naguère de la rigueur morale du Protestantisme, en s'ingérant par les ordinateurs dans son système financier, qu'elle a expurgé de ses anciennes règles déontologiques ou éthiques, comme elle a usé le Communisme, aussitôt qu'il a commencé à négliger, puis à perdre les siennes en faussant le jeu agonistique, par exemple au profit d'une « nomenklatura », usant pour se perpétuer des mensonges de la propagande ou des procès « arrangés ». Les système mafieux, tendant à stopper tout risque d'évolution et de changement au profit de quelques individus avantagés, faussent l'agôn. Et nous sommes en train de découvrir, si ce n'est déjà fait, que, depuis, ce qui a survécu actuellement de Socialisme a pris le même chemin. Lorsque la mentalité de l'agôn héritée de la Grèce Antique se perd, la civilisation, telle que nous en avions affiné la conceptions depuis l'époque des Lumières, et par voie de conséquence la démocratie réelle, se perdent aussi...

        

                                                                                             *

         Je crois que là réside l’une des réflexions majeures auxquelles  nous aura poussés notre examen sommaire de la présence de l'agôn au sein de l'oeuvre complexe d'Odysseas Elytis : présence si insistante que l'on aurait encore l'occasion d'en relever une foule d'autres manifestations. Il me semble pour aujourd'hui suffisant d'avoir mis l'accent sur le fait que cette « composante agonistique », qui est un trait permanent dans sa poésie, témoigne avec éclat de l'authentique «grécité» du poète de Mytilène et de la portée universelle de sa poésie.

         Merci de m'avoir écouté si longtemps.




Margo Ohayon, poétesse assise à la frontière du reflet du monde

Ce texte a paru dans la revue La Sœur de l’Ange,
numéro 1, printemps 2004. Il est repris ici sans modifications.

 

« Il y a la lenteur d’un processus alchimique... »
Margo Ohayon

 

Les poètes font partie des rares personnes approchant cette frontière du monde réel où commence son reflet, l’inaccessible, non point infini mais bien indéfini parce qu’indéfinissable aux yeux des faiblesses d’une conscience humaine. Et, le poète est, lui-même, une possibilité de friction - la frontière - entre ce qu’il est en son intérieur et ce qu’il est en son extérieur. Cause et conséquence en même temps que point médian, voilà le poète et sa poésie.

« Dans son corps mortel, l’homme est à la porte entre le temps et l’éternité », nous dit Jacob Boehme.

Ainsi, la poésie de Margo Ohayon est en même temps initiatrice, initiée et initiation, une poésie de l’initiatique au sens grec de Téleutaî, « faire mourir », porte poétique de sortie autant que d’entrée d’un monde vers un autre monde, différents bien évidemment et cependant tellement identiques. Ici, la poétesse nous introduit, nous « initie », à l’ensemble du réel, c’est à dire à l’imaginaire, notion trop souvent confondue avec celle, cependant fade à ses côtés, d’imagination.

Ici, le concret est un simple reflet. Une signature extérieure. Et la poésie opère une métamorphose de celui qui écrit autant que de celui qui lit. Elle est cette mort à laquelle Paul exhorte les chrétiens, celle qui ouvre à une vie nouvelle, non pas uniquement après la mort véritable mais bien dès les morts, celles de la vie. Les morts assumées, initiées, au long de l’existence apparemment provisoire de l’Être matérialisé et devenu chair. Et la poétesse propose une expérience qui oblige le lecteur à une plongée en lui-même. L’expérience de la liberté qui ne saurait être celle du « libre-arbitre » des nihilistes ou autres matérialistes mais bien une libération de l’Être par et pour l’Être. Une transmutation alchimique pour laquelle la poésie est un support. Une spirale, à l’image de ces labyrinthes de roches que l’on découvre sur tous les rivages du monde comme en de nombreuses églises ou cathédrales, autres signes de réalités enfouies.

Alors les aigrettes jouent le rôle de l’oiseau symbolique, et relient Ciel et Terre, quand les mots du poème respirent de leur esprit, celui qui vivifie, et non de leur lettre inanimée. Elles énoncent le langage de la connaissance spirituelle, paroles masquées autant que perdues, et les sons de ces mots se posent sur les branches de arbres du bois. Comme les images échappées du sac d’un écolier. La poésie est analogue au feu agit par la chaleur, un agent visible dont le mouvement et l’acte proviennent d’un autre agent, invisible, inexprimable en mots raisonnés, indicible autrement que poétiquement ou symboliquement.

Les sons de Margo Ohayon ne sauraient être réduits à leur enveloppe corporelle, il n’y a point là de philosophie verbale qui se prétendrait fin en elle-même mais bien acte d’élévation, au fil des arbres et du regard indiscret des aigrettes. La poétesse ne fabrique pas de littérature, elle est la poésie et, étant cela, son langage se dit lui-même, produisant ainsi le réel ou plutôt participant à l’acte ininterrompu de création de la réalité. S’engageant aussi dans cette lutte incessante contre les conséquences de notre écrasement par « ce monde que notre âme a créé », aux dires de Jung.

Mais avant de se jucher au cœur du feuillage de l’arbre, l’oiseau symbolique plane ou vole dans l’air, ce monde subtil, autre intermédiaire entre le Ciel et la Terre. L’air, une autre frontière qui indique, à nos sens, l’existence de la vie invisible, cet air que nous ne voyons guère mais que nous sommes conscients de pouvoir palper. Alors, dans la poésie de Margo Ohayon, l’oiseau l’arbre et l’air forment un tout avec la tour dont l’apparition, inévitablement, évoque Babel, cette porte du Ciel plutôt que lieu de toutes les langues, cet axe construit de main d’homme par lequel celui-ci espérait s’élever, ou se relever, vers le séjour des dieux. La tour est un arbre de par ses significations symboliques, la cime dans les airs, les racines dans la terre, le corps entre les deux. C’est aussi la tour de Danaé, enfermée là par son père, afin que ses prétendants ne puissent pas l’atteindre, Danaé finalement fécondée par Zeus et mère de Persée.

La beauté de la pluie d’or peinte par Klimt.

La poétesse, en tant que poésie, est un athanor. En son sein, les transformations suivent un cheminement d’éveil et d’élévation, du plomb à l’or, des lourdeurs de la chair aux volatilités de la spiritualité aérienne et légère, comme une libération.

Et ainsi, « Le parole puissante du Verbe soutient l’Univers et du néant appelle à l’existence ». Et, comment ne point apercevoir l’arbre du monde contenu dans cette apostrophe de Grégoire de Nysse ?

L’arbre ici, aussi, au cœur de la poésie.

 

Et,

« L’arbre prend la relève,

le bois vert recuit le feu.

Un rocher dure longtemps,

Les fleurs grisent la terre.

Le caillou se borne »

 

Car ce sont les fleurs, ces vertus de l’âme pour Jean de la Croix, qui exaltent la terre. Ces fleurs qui reçoivent l’activité du Ciel, parfois tournées vers le soleil comme le sont les tournesols de la poétesse. Ou les fleurs du soleil des hermétistes, couleur de la matière de l’œuvre parvenue au blanc.

Pourquoi hors du tout, pourquoi sortir du tout, sinon pour le réintégrer ?

Né de nouveau.

Quand « l’arbre prend la relève » et offre une vérité manifeste, celle des adeptes de l’ancienne Cybèle - préfiguration du Christ, le Krystos porteur du secret des égyptiens - et du pin, image du corps du dieu mort et ressuscité. Et quel « Dieu », sinon le mot élevé au rang de symbole pour exprimer l’indicible en mots, la réalité d’un cosmos vivant en perpétuelle génération ou de la vie verticale. Cette poésie qui met en scène l’arbre/Christ ou l’axe du monde est une poésie sacrée par essence.

Une poésie de la perte de la cécité.

Per crucem ad lucem.

L’arbre poétique relève l’homme de sa chute et le sacre autre, c’est à dire revenu à son état d’autrefois. L’homme qui retourne le compas sur l’équerre et, ainsi, (re)spiritualise la matière. L’homme du Logos, dont les deux consonnes présentent l’aspect de ce compas - le lambda - et de cette équerre - le gamma -, le Logos créateur de ce monde.

Alors, la poésie est effectivement un acte sacré, à la fois au sens de redécouverte d’un cheminement perdu, d’éveil à l’existence de cette sente et de révélateur d’une réalité non pas autre mais plus présente. Une triade en somme, comme l’arbre, la tour, l’oiseau, l’air ou les fleurs de la poétesse ; une triade symbolique, la Grande Triade absolument universelle selon Guénon, qui rythme la possibilité de la vie.

Acte sacré, la poésie est vie.

« Ainsi l’écrivain serait-il en contact avec une absence, qui pourrait être l’origine », indique Margo Ohayon. Elle qui ne s’ignore point médiatrice et moyen d’une action supérieure, la poésie, l’œuvre par la poésie.

Et, il en va de même de l’eau au sein de laquelle flottent des myriades de poissons. L’eau conçue ici sous ses trois aspects de source de vie, de mode de purification et de lieu de renaissance. L’eau ensemencée par la lumière du soleil, porteuse de vie, comme l’est le Christ de Ioan, celui du christianisme primitif trahi par Pierre, l’apôtre qui renia par trois fois le Christ.

Et qui ignore que Pierre fut crucifié la tête en bas ? Que la plus belle basilique de son Église, celle de Rome, est bâtie... à l’envers, son autel tournant le dos à la lumière ?

La poésie est un éveil à la Tradition.

Une eau vivifiante, une eau qui redonne la vie, une eau/esprit finalement.

 

Par la mort.

 

Par les portes d’entrée et de sortie, car « si le grain de blé jeté en terre ne meurt pas, il ne donne rien ; mais s’il meurt, il donne du blé en abondance », nous dit Ioan.

Chacun connaît cette phrase du plus célèbre des Évangiles et, ainsi que l’affirmèrent tous les alchimistes, ce qui est devant les yeux est aussi ce qui se voit le moins.

L’homme qui a accédé à une nouvelle naissance multiplie, affirment les textes sacrés de toutes les traditions, aussi bien chrétienne que musulmane ou hermétique.

 

Et,

« Je ne peux que constater ce à quoi je n’ai pas accès »

 

Et,

« Encore dire que ce n’est pas moi qui écrit mais un être dont je suis détachée... »

 

Et,

« soudain c’est la vibration de l’éveil total, le blanc issu des couleurs »

 

Le blanc de l’alchimiste.

Du myste de 1’antiquité.

 

Le poisson du christianisme, aussi bien Ichthus grec que Ioan mésopotamien, tous deux révélateurs. Matière première de l’œuvre autant que finalité du processus alchimique, à la fois partie et tout. Ce qui ne lui enlève point cette part ténébreuse évoquée par la poétesse, tant « Le reflet d’un arbre baigne son ombre », le point de départ d’une œuvre née dans la nigredo hermétique. Car le problème est là : le passage de l’ombre à la lumière, et réciproquement, ou, autrement dit par Jung et Nicolas de Cues, de l’antagonisme à la coïncidence des opposés en l’Être. La reconnaissance de l’archétype jungien est l’étape fondatrice de la renaissance à la personnalité réelle. Lumière et ombre sont inséparables : le procès ne consiste pas en la destruction de l’un, pas plus qu’en la domination de l’un sur l’autre, mais bien en la réunion de l’un et de l’autre en une seule chose, un seul Être, dissout puis coagulé chez les alchimistes, homme et Dieu pour les chrétiens, les égyptiens ou autres anciens. D’abord homme puis Dieu dans l’Évangile de Ioan, dont la particularité est de ne point commencer à la naissance de Jésus mais bien à celle du Christ, lorsque le premier, ayant atteint l’âge de trente ans, est devenu un vaisseau possible pour le second. Le Christ comme symbole archétypique des deux natures divisées de l’homme.

De l’homme réceptacle.

 

L’ombre sans laquelle il n’est point d’arbre ; l’arbre sans lequel il n’est point d’ombre.

 

Et, qu’est la poésie de Margo Ohayon sinon signe de l’éveil à cela ? Le bateau qui conduit vers l’île ?

La poésie est à la fois le vecteur du voyage vers l’île intérieure de l’Être et l’île elle-même, conçue ici comme centre spirituel. Et cette poésie est-elle vraiment un navire ? Ne serait-elle point plutôt le « cerf-volant » de la poétesse, le mercure des sculptures de la demeure de Jacques Cœur, symbole de l’élévation et de l’accomplissement du grand œuvre philosophique ? Il est de ces légendes homériques qui affirment que l’île n’est accessible qu’à ceux qui savent voler au-dessus de la mer, de ses monstres et de ses vagues, surgissements soudains de l’ombre, les... immortels.

 

Et,

« Sur une goutte d’eau après l’orage courir le monde étoilé »

 

Et,

« On ne prend pas la bonne voie en écrivant, on prend une voie»

 

Et,

« je suis la voie », affirme le Christ de Ioan.

 

Mais,

« Ce qui semble un fil tracé est une fracture, illusoire trait masquant l’abîme »

 

Car,

« Je ne peux que constater ce à quoi je n’ai pas accès »

 

La profondeur de l’âme de l’Être comme celle de l’âme du monde chère à Plotin.

Spiritus Mundi

 

Et comment ne point ressentir dans la poésie de Margo Ohayon toute la force de cette interpellation de Thomas dit l’apocryphe :

« Mais le Royaume est à l’intérieur de vous, et il est à l’extérieur de vous. Lorsque vous vous connaîtrez, alors on vous connaîtra ».

 

« Devant l’inconnu aucun habit à sa taille ne se présente hormis les proportions qu’il façonne pour le franchir... »

Margo Ohayon

 




Hommage à Léopold Congo Mbemba

Né à Brazzaville en 1959 (Congo), Léopold CONGO MBEMBA réside en France  depuis 1980. Titulaire d'un DEA de philosophie (Université de Paris IV- Sorbonne), il a été co-directeur de la collection "Poètes des Cinq Continents" aux éditions de l'Harmattan.

Poète discret à la plume acérée, Léopold Congo-Mbémba fait partie de la nouvelle génération de poètes Congolais vivant en France et se revendiquant du père fondateur de la Négritude Aimé Césaire. Il décède  le samedi 16 février 2013 à 5h du matin suite à une longue maladie. Il est l’auteur de :

-Déjà le sol est semé l'Harmattan, Paris, 1997

-Le Tombeau Transparent, l'Harmattan, Paris, 1998

-Le Chant de Sama Ndéye, l'Harmattan, 1999

-Ténors-Mémoires , Présence africaine, 20O3.

-Oratorio#b, collectif, avant-propos N-E. Boucheqif, préface Jean-Michel Dian, textes de L. Congo-Mbémba, P. Tancelin, N-E. Boucheqif, M. Mounsi, B. Volkar-Velten, G. Clancy, Collection Veilleurs de Nuit, Polyglotte-C.i.c.c.a.t 2012. 

- Magies", Présence africaine, 2013.
 

Extrait du texte écrit par Léopold Gongo-Mbémba pour Oratorio#b, Collection Veilleurs de Nuit, Polyglotte-C.i.c.c.a.t 2012




Cinq regards depuis le Vietnam

Cinq poètes vietnamiens de la 2e moitié du 20e siècle.

Choix personnel établi par Sophie d'Alençon

 

 

Le poète délégué du sud retrouve le nord

 

poème de Thanh Hai (1962)

Il a fallu huit ans pour que je te retrouve :
Huit ans pour ce jour d’aujourd’hui.
On s’étreint, le cœur serré.

 

Un coup de rame nous sépare,
Mais pour venir, il a fallu passer cent monts, mille cols.
On se serre les mains, longuement.
Que dire ? Les larmes débordent nos lèvres.

Huit ans, c’est tant et tant de nuits :
En est-il une seule où je n’aie regardé le ciel, contemplé les
                                                                                    [étoiles ?   
Est-il un seul jour où je n’aie caressé le rêve
De fouler la terre du Nord, ivre de joie ?

 

Voici la frontière de Lang Son,
Et puis voici le berceau des vieilles chansons paysannes,
Ô mon cœur, pourquoi bats-tu ainsi la chamade ?
Hanoï ! Hanoï !
Je m’assieds, je me lève, brûlant d’impatience.
Nous nous embrassons, encore et encore,
Chacun de nous a bien plus qu’un cœur en sa poitrine :
Ton cœur à toi, c’est seize millions d’hommes,
Et le mien, quatorze millions d’hommes, au sud.
Le sang retrouve le sang après huit ans ;
Chair et os se retrouvent, comment endiguer notre joie ?
Sourions, les larmes tremblent au bord des yeux :
Sourions : les fleurs frémissent dans une forêt de drapeaux au
                                                                                         [vent.
Il a fallu huit ans pour ce jour d’aujourd’hui ;
Et pour cette seule journée, mille jours de soulèvement.
Sourions, amis, sourions !
Ils ont barré le fleuve, mais nous sommes revenus l’un vers
                                                                                   [l’autre.

On s’embrasse, car que dire ?
On regarde au fond des yeux humides le ciel et la terre en émoi.

 

 

*****

Le bambou

poème de Lê Anh Xuan (1966)

 

Fais de moi un bambou
À l’arrête effilée, au tranchant infini,
Pour arrêter l’envahisseur !

Fais de moi un bambou :
Malgré les mois, les ans, les typhons, les orages,
Sans bruit, sans cesse, je combattrai !

 

Fais de moi un bambou :
Enfoncé profond dans la terre,
Pour être au plus près de ma mère !

Fais de moi un bambou :
À l’heure où s’estompe l’ombre de l’ennemi,
Dans les midis d’été, je chanterai !

 

 

*****

Les vagues

poème de Xuan Quynh (1968)

 

Impétueuse violence et douceur calme ;
Roulement qui gronde, ample silence :
Le fleuve ne peut saisir
Les vagues ; elles cherchent l’océan.

Ô vagues d’antan,
Et de demain et de toujours.
Soif d’amour
En émoi dans la jeune poitrine.

 

Devant mille et mille vagues,
Mon aimé, je pense à toi, à moi ;
Je pense au large.
D’où montent-elles, les vagues ?

Les vagues commencent avec le vent,
Et le vent, avec quoi commence-t-il ?
Moi, je ne sais pas non plus
Quand notre amour a commencé !

 

Lame de fond,
Lame sous la houle ;
Ô vague ! toi qui te souviens du rivage,
Qui jour et nuit ne peut dormir,
Mon cœur se souvient de toi, mon aimé ;
Il veille jusqu’en son rêve.

En aval, vers le Nord,
En amont, vers le sud ;
Partout, mes pensées
Vont à toi, unique courant.

 

Là-bas, au grand large,
Cent mille autres vagues…
En est-il une qui n’atteigne le rivage,
Malgré les mille et mille obstacles ?

La vie est si longue :
Passent les ans, passent les mois.
Comme fait la mer, vaste et lointaine,
Ainsi passent les nuages.

 

Oh ! pouvoir venir se briser,
Devenir cent et cent petites vagues
Au milieu de l’océan d’amour !
Mille et mille ans encore, frapper la grève !

 

*****

Parfum secret

poème de Phan Thi Thanh Nhan

 

Les fenêtres des deux maisons au bout de la rue,
On ne sait pourquoi, elles étaient toujours fermées.
Les deux amis jadis étaient ensemble dans la même classe.
Le pamplemoussier derrière la maison répand sa senteur fleurie dans son mouchoir
Elle hésite à franchir le seuil de la maison voisine ;
Là, il en est un qui, demain, s’en ira au front.
Ils sont assis, en silence, ne sachant que se dire ;
Les yeux soudain se cherchent puis se détournent ;
Qui donc aurait jamais osé parler tout haut ?
Les fleurs de pamplemousse embaument ; le cœur en est tout troublé ;
Lui, n’ose pas demander, la fille n’ose pas donner.
Seule, la douceur parfumée, si légère
Qu’on ne peut la cacher, continue à s’épandre tout bas.
Elle, comme la grappe de fleurs silencieuse,
Demande au parfum de dire pour elle son amour :
« Mon aimé, ne sens-tu pas ? ne sais-tu pas ? je suis venue à toi, me voici… »
Au rythme de son souffle,
Le parfum le suivra partout.
Ils se sont séparés,
Toujours sans rien dire,
Mais le parfum secret continue d’embaumer
Les pas de celui qui s’en est allé.

 

*****

 

Monocorde et clair de lune

 

poème de Tran Dang Khoa (1972)

Tu frappes un air sur le monocorde,
Et toi, tu bats le rythme dans tes mains.
Tu t’assieds et tu chantes :
Soudain le clair de lune devient immense,
La voix des oiseaux de nuit se perd tout là-haut,
La mélodie des étoiles erre dans le ciel ;
Mais du monocorde
Montent des sons qui disent les hommes et la terre :
Sons d’amour des temps millénaires,
Sons d’amour d’aujourd’hui,
Depuis toujours en puissance dans la corde,
À l’infini modulent des airs très beaux.
Tendresse de la beauté du Nam Bo,
Et toute la fraîcheur des vieux chants rustiques de Quan Ho…
Au temple communal, plus douce se fait la courbe du toit.
Plus grande encore, l’usine sur l’autre berge ;
Tous ceux qui écoutent se retrouvent dans cette musique aux chauds accents humains :
La jeune partisane qui mène le tracteur
Avec son gros orteil couvert de boue fraîche.
Les vieilles gens qui ont accompagné tant de génération au bord des adieux,
Et puis, tous les enfants, si nombreux,
Tous, par le chant du monocorde,
Soudain deviennent poètes.

 

Le chant du monocorde, oui, le chant du monocorde
Vibre et monte dans la clarté lunaire :
Entre deux saisons de riz,
On dirait que la corde n’effleure plus le doigt,
Mais elle est tendue dans l’espace
Et vibre, toute seule, de la force millénaire du Viêt-Nam.

Et nous, les enfants, retenant notre souffle, nous écoutons de toutes nos oreilles ;
Soudain, au loin, une explosion de bombes,
L’ombre de l’aréquier s’étendit sur le monocorde,
Passant
Comme une main
Pour effacer tous les sons odieux qui soulèvent les cœurs,
Ne laissant que le chant du monocorde, lui seul,
Frais comme source jaillissante…

 

 

 

 




Poésie et situation

 

La poésie est un privilège. La langue accueille le poète. Le poète atteint l’apothéose. Pour que nous puissions parler de la poésie contemporaine aussi bien que de la situation du monde, il est nécessaire que nous revenions, aussi ennuyeux soit-ils, aux points absolument fondamentaux, ceux-là même dont nos yeux et nos oreilles ont tellement souffert. Beaucoup de choses sont dites et écrites à propos de la qualité de la poésie actuelle, et tous les critiques ne fondent pas leurs remarques, bien qu’au niveau des définitions et des éclaircissements nous soyons tous d’accord pour les accepter comme une référence. Néanmoins, nous ne critiquons pas et nous ne nous confrontons pas de la même façon à la poésie actuelle.

En tournant le dos à tous ceux qui s'adonnent au tourisme philologique, nous voilà en présence de trop peu de critiques créatives. Même dans ce contexte limité, il circule des appréciations différentes sur l’écriture poétique contemporaine. Et il en existe évidemment d’autres qui ne sont pas suffisamment publiées. Je m'appliquerai, à travers l’une d’entre elles, bien que je ne sois pas du tout attiré par l’écriture d’essai, à exposer mes idées dans le texte suivant en utilisant quelques extraits de deux petits essais que j’ai écrits voilà des années.

Comment pourrait-on caractériser le phénomène du langage commun (Koinè) ou de l’absence d’initiative concrète des poètes d’une génération, d’une époque ou d'un jugement de valeur global ? Quand les poètes ont à plusieurs reprises déposé l’idiome d’une griffure d’épine de rose qu’ils ont cueillie, cela ne signifie en rien qu’ils ont créé leur propre langage poétique, c’est-à-dire qu’ils ont écrit leur propre poésie. C’est pourquoi ils sont simplement revenus aux conceptions poétiques précédentes, en récupérant différents académismes plus ou moins élitistes. Le problème se trouve dans le fait que l’idiome personnel n’est pas  produit. Une langue où le poète mise sur l'impossible. Simplement, le poète ne peut pas avoir, pour créer, une seule et même idée, qui est son langage personnel et il ne peut qu’accepter le territoire de l’universalité, rien de plus petit ou de plus limité. Si toutes les touches ne sont pas jouées, la poésie n’existe pas. La relation du poète avec la Tradition, qui a été mentionnée plusieurs fois est plutôt inexistante. Apparemment, il existe une confusion sérieuse entre le para textuel et la Tradition. Celui qui l’offre appartient à la Tradition et pas celui qui l’exploite. C’est exactement pour cette raison que l’écriture poétique dépasse chaque convention culturelle, politique, esthétique, psychologique ou autre, si bien qu’elle réussit à constituer une tradition. La poésie, si on considère d’une certaine façon qu’elle agit, ne fait qu’exister comme tradition dans l’idée qu’elle-même utilise pour se baser comme sur-objet. L’expression totale de la poésie est le poète lui-même.

En travaillant des œuvres de poètes plus récents, ou des pages à caractère d’essai qu’ils publient, le lecteur remarque ce phénomène : la poésie est considérée comme une « connaissance logique » plutôt que comme un fait. Mais la poésie est avant tout une relation particulière avec la vie, avec l’existence et une situation de totale exposition à l’Autre. Une métaphysique nette. Le poète est la forme, le lieu de réception de l’Autre dans lequel le corps et l’esprit du poète se trouvent et progressent. En réalité, lorsque le poète écrit, il échoue, ne réussit pas, ne s’éloigne pas mais recule. Il échoue et il revient vers l’impossible.

Ici un sourire net est nécessaire, puisque la poésie des possibles - comme celle qui est largement répandue - n’existe pas. Sur ce point se trouve une première preuve d’art ou une preuve de sa présence. Si l’échec du poète aussi bien que son recul sont critiqués sur la base d’une quelconque connaissance statique, alors la poésie n’est pas produite. D’ailleurs chaque connaissance comme enfant vrai de la conscience, est une illusion de naissance, et n’a que trop peu de place pour contenir l’art. La poésie est contenue dans la non-forme. Si l’écriture est une roue (et semble vraiment l’être), elle n’arrête jamais de tourner. Le bonus possible de la réussite, quand le taquet arrête la roue au numéro gagnant, n’existe que dans l’imagination malade de certains.

Au fond, il s’agit d’un désir inédit de la société de briser les chaînes en essayant de devenir une société de « poètes », et non une société d’hommes libres. Évidemment, le fait que le poète ne connaisse ni l’esclavage ni la liberté se perd ; le poète est un phénomène avancé et efficace par rapport à ce qu’on appelle « société ».

Alors il y en a qui prétendent que nos poètes sont les publicitaires de nos souhaits abîmés. Hélas ! Le poète est surtout un mode de vie, une naturalité qui sans cesse montre, sans se montrer. Ce que beaucoup considèrent comme poésie est un ornement inflexible, qui ne participe pas au flux de la vie, qui ne se reflète pas dans la mémoire. Par conséquent, on ne parle pas de poésie. La poésie appartient exclusivement à la sphère du devenir et pas à la sphère de l’être. Le poète est une perturbation déréglée entre l’élément personnel et l’élément universel, et cette perturbation - la torche de l’époque - doit par tous les sacrifices transmettre en vivant et en écrivant. À ce moment-là seulement, le travail du poète sera réussi.

La Muse attachée au rocher de Prométhée. Je parle très clairement de la cruauté obscure que la conscience humaine peut concevoir. Le poète s’écarte d’une exigence draconienne : celle de la langue vivante qui parle avec la sagesse de la modernité et de son altération. La poésie est celle qui hante la mort, méprise l’espoir et vit avec le supplice éternel. Même s’il s’agit du strict minimum de l’annonce d’un Être Nouveau, l’avenir s’occupera bon gré mal gré de ce désavantage.

La poésie ne constitue pas une partie de l’ornement de l’univers humain et n’est pas non plus la prêtresse de l’expiation de sa blessure. Elle est la dernière assimilation de sa destruction et de sa création. Alors, un obstacle principal pour l’obtention de cette assimilation est la lâcheté. Et l’on entend par là la lâcheté de l’esprit à contribuer au dépassement de la formulation, pour que le poème soit de la poésie et non pas l’arrangement esthétique d’une «déclaration » ; pour qu’il soit de l’Art. Parce qu’une simple déclaration de « liberté » du poète est par essence inutile.

Une matérialisation créative est exigée, d’une certaine demande. Cette matérialisation est la différence qui, cependant, existe comme une excellence et non comme un recul (une convention) comme l’affirment quelques-uns de façon indirecte, et que bénissent les « Auteurs » distingués de l’écriture.

Sur ce point, certains reconnaissent l'arrivée d'une nouvelle génération poétique munie d’une problématique révisée, et d’autres ne la distinguent pas d’autre chose que des caricatures qui se donnent comme recevant « l’onction », en satisfaisant leur vanité insipide. Une fournée de nouveaux poètes, c’est-à-dire des poètes contemporains qui jouent avec les mots, avec les coupons de leur retraite précaire.

Cette nouvelle génération de poètes, je pense qu’elle n’est pas nécessairement comme celle qui est présentée. Il y a des poètes sérieux qui ne sont ni reconnus ni officiellement appréciés et ils se retrouvent écartés. Là où les mécanismes de la lumière artificielle des critiques, des académiciens et des connaisseurs n’arrivent pas à briller. Par ailleurs, ils n’y sont jamais arrivés.

Les vrais poètes savent que ce qui est recherché est un et indivisible, une demande d’Existence Absolue, la question de la croyance au Sacré. Chaque caractéristique différente de ce phénomène constitue l’habit de l’indifférence. Et toutes ces chutes d’habits sont l’histoire de la poésie ; écrite par ceux qui sont dévoués à la mettre à nue, à l’ascension. Éminent est l’imprévu qui apparait par la délivrance voulue du discours poétique, par son équilibre manifeste et sa stratégie apparente.

Mais ici les mains suent et l’ombre se perd sous les pieds car : de quoi se soucie une personne qui affirme être poète ? Se soucie-t-elle de la pratique poétique face à l’implacable disparition ou à la consécration ultime ? Il s’agit du désir ardent « d’autres mondes », « d’oubli purifié », du couronnement sur une préoccupation importante.

Que la position suivante soit entendue : le poète fonctionne comme un maître, comme un esprit, un esprit qui entrevoit et qui prêche ; il amène le monde dans une démarche nouvelle dont il possède les éléments, qu’il maîtrise comme un « monarque dans son propre droit » comme le dirait Emerson. Il propose au monde des expériences perceptives nouvelles, estime que l’homme doit se découvrir, que l’homme ne fait pas de progrès, et que même si le poète se mesure aux circonstances ou parfois les dépassent, l’homme est dangereusement faible en son for intérieur pour accepter son secours. C’est pourquoi la responsabilité du poète est de modifier le monde et non de progresser selon la perception établie. Le poète réussit à ne pas se soumettre à l’humanité en se chargeant de sa chute collective. C’est l’homme du futur, et non l’idiot qui diminue l’existence, lequel s’étend entre

l’auto-détermination et l’apparence sociale.

La lumineuse mythologie de la mort personnelle qui crée pierre à pierre la mosaïque de la poésie sortie de nous-mêmes se retrouve aux oubliettes. La poésie tombe toujours plus bas dans la poubelle du formalisme du discours rationnel, surtout quand elle est influencée par le chagrin et se transforme en simple besoin d’être enregistrée. Combien de jeunes poètes n’écrivent pas la plume dans le charbon de la « tristesse » ? Combien de poètes de « renommée », considérés depuis longtemps comme les meilleurs d’entre tous ?

La poésie, justement parce qu’elle est (méta) physique, n’est rien d’autre qu’une présence continue. Son sens est son existence même. La poésie s’occupe de quelque chose qui ne peut pas être mentalement complétée. Le vide. Le questionnement sans fin par rapport à la vérité centrale des choses et des limites qui sont posées pour être par la suite annulées. La poésie agit indifféremment ou contre les possibilités générales. Elle est une excellente spécialisation et constitue une partie de l’hyper-Objet absolu et elle ne s’interroge pas sur sa position puisqu’elle est l’expression absolue de celui-ci. Elle s’interroge néanmoins sur ses versions.

C’est pourquoi le poète n’écrit pas avec le talent (il le dépasse), il écrit avec la répulsion de la facilité et de l’étiquetage. Le poète marche vers nulle part. Son œuvre poétique est déterminée par la composition poétique du créateur, par la force poétique qui le rend poète. Parce que la poésie démarre du fait que quelqu’un prend l’initiative de la réaliser et non de son envie de « devenir » un poète. La poésie est cette force cohérente de l’esprit et du corps du poète qui prend fin chaque fois qu’elle est transcrite sur le papier. L’instrument de la poésie n’est pas le poème mais le poète. En réalité les poèmes sont les parasites de la réalisation. Quand la poésie passe sous la forme imprimée elle est déjà morte. Dorénavant le poème est un faire-part de décès ; par ailleurs il dit beaucoup. Le lecteur et le poète novice doivent s’affranchir de leur capacité poétique par l’annonce de la mort, en recevant des connaissances tant du fait de l’affichage que de tout ce qui a été écrit sur le papier.

Le vrai discours poétique est indifférent à la « résurrection » bien connue, c’est-à-dire dans notre cas, à la preuve d’une apparence poétique car rien n’est mort sauf le poète. Le poète (ou autrement la poésie) est le Mort Réapparu. L’inaudible et perpétuelle capacité À Être.

 

Yannis Livadas, Athènes 2008