Hopkins et Mandelstam

Qu’est-ce que le mutisme lorsqu’il est choisi[1] ? Celui d’une personne qui se tait, et dont l’absence de parole peut justement être éloquente, une forme de parole en soi ? Au titre de Bourdieu, Ce que parler veut dire, on pourrait en ajouter un autre : Ce que se taire veut dire. En fait, se taire est, ou peut être, précisément un acte de parole, c’est pourquoi dans Saint Augustin et les actes de parole, Jean-Louis Chrétien consacre tout un chapitre à l’acte de « Se taire[2] ». Le mutisme, la suspension ou l’arrêt discursifs ont pour figures de rhétorique l’aposiopèse, l’ellipse ou en mode ironique la prétérition, où parle ce que l’on tait ou veut taire ou dans le cas de la prétérition, ce que l’on prétend vouloir taire. Je crois que la poésie est souvent impliquée dans des considérations qui ne sont pas d’ordre littéraires. Ainsi, le sujet du silence, même lorsqu’on le relie à la poésie, dépasse des considérations purement esthétiques. Le mutisme peut être soit choisi soit imposé. Il peut également être une maladie. Dans ce cas-là le mutisme peut s’accompagner de surdité : le célèbre roman Le cœur est un chasseur solitaire (1940) de l’écrivain américain Carson McCullers tourne autour de John Singer, un homme dont la personnalité n’a par ailleurs rien d’extraordinaire, qui est entièrement défini par le fait qu’il est sourd-muet, cette caractéristique le rend mystérieux pour les autres personnages et on lui prête toutes sortes de pensées, d’intentions et de pouvoirs sans savoir qui il est vraiment. Le mutisme choisi peut signifier – sans doute, entre autres -, oui ou non. Il peut vouloir dire le consentement, comme il peut être celui de la résistance, comme ces esclaves noirs transportés de l’Afrique vers les Etats-Unis et qui refusaient de parler par fierté, pour éviter de révéler à leurs exploiteurs la souffrance qu’ils éprouvaient[3]. Le mutisme ultime est celui de la mort, qui met fin à toute possibilité de dialogue. En même temps il ouvre la voi(e)/(x) à toutes sortes de possibilités de communication, y compris celle de la littérature et de la poésie lorsqu’elle donne aux morts de parler. D’autre part, puisqu’il s’agit d’un phénomène de parole, sonore ou ayant trait à l’ouïe, on n’est pas surpris de constater que pour certains poètes, y compris les deux dont il est question ici, Hopkins et Mandelstam, la poésie est surtout un art oral. Hopkins avait pu dire : « la poésie que je compose est orale, faite sans papier […][4]», alors que Mandelstam avait l’habitude de composer ses poèmes mentalement avant de les dicter à sa femme. Ce n’est pas non plus un hasard si pour le genre de poète qu’est Hopkins ou Mandelstam, la poésie, ou plutôt le poème, est surtout quelque chose qui se reçoit : l’acte énonciatif est le fruit d’une capacité d’exclure non pas le monde mais le bruit du monde, d’une capacité d’écouter intensément et de se tenir tranquille quand bien même le poète serait dans l’œil de l’ouragan. Rilke ne dit pas autre chose lorsqu’il conseille ainsi le jeune poète : « Laissez à vos jugements leurs développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du plus profond de votre être, et ne peut souffrir ni pression, ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement[5]. »

Ainsi, écouter et parler vont ensemble. Qu’est-ce qu’on écoute, qu’est-ce qu’on entend, qu’est-ce que l’on vit, lorsqu’on ne parle pas ?

Tout d’abord on constate que pour Hopkins, le Hopkins de 1868 au moins, le silence a une double valeur : il est privatif, et il est plénitude. Les deux premières strophes de ‘L’habit de perfection’ proposent une version du silence sans doute familière des mystiques ou des poètes métaphysiques du dix-septième siècle anglais qui pratiquaient volontiers l’oxymore :

 

Silence élu, chante pour moi,
Frappe la conque de mon oreille,
De ton pipeau mène-moi aux calmes pâtures,
Et sois la musique que je voudrais entendre.
 

Lèvres, ne formez nul mot ; soyez d’adorables muettes ;
C’est la clôture, que la cloche du soir annonça
Du lieu où toute reddition accède,
Qui seule vous rend éloquentes[6].

 

Contrairement à ce que je viens de dire, le silence n’est pas le lieu d’où sort le poème. En effet, le silence est lui-même le poème, le chant, la musique, il agit sur le poète en le frappant, les lèvres ne sont éloquentes que lorsqu’elles ne disent rien. Ce poème est le seul qui mentionne le mot de « silence » dans toute l’œuvre poétique de Hopkins. Le poème date de janvier 1866 ; le 21 octobre Newman le recevra dans l’Eglise catholique. Il songe à entrer dans les ordres mais il ne deviendra jamais le moine (ou d’ailleurs la moniale) qui pourrait être le locuteur du poème ‘L’habit de perfection’. Le silence est également présent, même s’il s’agit de mutisme dans le texte anglais plutôt que du mot silence, dans un poème qui précède « L’habit de perfection » d’un an et demi, « Havre céleste ». La locutrice du poème, une sœur au moment de sa prise de voile, demande de demeurer là « Où la houle glauque fait silence dans le havre,/A l’abris du roulis de la mer[7]. » Il entrera chez les Jésuites en 1868. Il s’impose de ne plus écrire de poésie, et lui-même appelle cette privation le silence, rompu seulement en 1875 de façon spectaculairement bruyante. Le silence qu’il vit pendant ces dix années sans écriture poétique n’est pas le silence monacal. Le poète n’est pas enfermé ou cloîtré. Il demeure dans le monde. Hopkins se détourne du silence tel qu’il se trouve dans ces deux poèmes de jeunesse, et vit une autre sorte de silence jusqu’à 1875, silence qui le mène au cœur de la tempête. De ce silence, il en sort encore plus vivant, que dis-je, mille fois plus vivant, qu’avant, et c’est pareil pour sa poésie. Ce silence se termine donc par la rédaction en décembre 1875 du « Naufrage du Deutschland ». De la période qui la précède, Hopkins dit au moins deux choses : « Depuis longtemps hantait mon oreille l’écho d’un rythme nouveau que je réalisai maintenant sur le papier[8]. » Ce qui se réalise sur le papier n’est donc pas des idées ou une succession de vers mais un rythme. La poésie est ici uniquement sonore, même et surtout lorsqu’elle reste à l’état d’ébauche non pas dans la tête du poète mais dans son oreille. Le « silence élu » lui a frappé « la conque de l’oreille » et le résultat en est le « Naufrage ».C’est le silence élu, qui n’est évidemment pas le silence des Trappistes par exemple, qui permet à Hopkins d’entendre le nouveau rythme, son nouveau rythme. L’ode de 1875 est donc le mariage de ce nouveau rythme avec l’événement historique que signale le titre du poème, rassemblé dans le poème avec la théodramatique des trois premières strophes qui donne son ton et qui jette son sens et sa violence sur tout le reste du poème. Et cette rencontre retentissant a lieu dans le calme le plus absolu, au cœur de la nuit, dans une chapelle, dans le silence de la prière, dans l’intériorité la plus parfaite. La deuxième chose que dit Hopkins à propos de la période qui précède la rédaction de l’ode est : « la strophe mentionnant Brême est la première, je crois, que j’aie écrite après un intervalle de silence de dix ans et avant que j’aie arrêté mes principes…[9] » Hopkins « arrête [ses] principes » en s’appuyant sur l’écho du nouveau rythme qu’il a entendu pendant sa période de silence. Mais, en dehors du fait que Hopkins n’écrivait pas de poésie à cette époque, et en acceptant que c’est la parole poétique de la grande ode qui rompt ce silence, quelle était l’étoffe de ce silence ? Hopkins regarde, écoute, étudie, il lit, il découvre. Il fait la découverte déterminante de sa vie, celle de Duns Scot, le scholastique qui comptait plus pour lui que tout autre écrivain ou penseur, et le confirma dans sa singularité ainsi que  - et c’est sans doute la même chose -, son originalité poétique. Il correspond. Il tient un journal auquel il consigne des observations naturelles minutieuses en se servant de toutes les ressources de la langue :

Un beau coucher de soleil : les hauteurs du ciel d’un bleu parfaitement clair enjambées par une large chaussée en pente (s’élevant de droite à gauche) de nuages en mèches ou en touffes, les mèches couchées en travers ; le jaune du couchant baigné de lumière, mais se perdant au sommet dans une écume de nacre d’un blanc délicat et tacheté de grosses touffes de nuages d’un roux entre le brun et le pourpre, quoique bordés de lumière cuivrée. Mais voici pourquoi je note tout cela ; auparavant, j’avais toujours tenu le couchant et le soleil pour tout à fait hors de calibre l’un par rapport à l’autre, comme ils le sont en vérité physiquement, car l’œil, après avoir regardé le soleil, est aveugle à tout autre chose, et, si l’on regarde le reste du couchant, il faut cacher le soleil, mais aujourd’hui je les ai conjoints dans un même motif en faisant du soleil la véritable prunelle, le point de mire de l’ensemble, ce qu’il est. Il était en pleine activité, jetant des bouffées de lumière et saillant aussi fortement sur le pré qu’un cabochon ou un godron sur le nœud de la tige du calice ; c’est en vérité quand on le situe ainsi qu’il forme un motif avec le ciel[10].

La précision avec laquelle Hopkins observe la nature (que la traduction ne restitue peut-être pas totalement) lui servira, sous une autre forme, pour la poésie qu’il écrira. Son journal prend fin tout d’un coup, en mi-phrase, sans explication, en février 1875, puis en décembre de la même année il entamera la rédaction de la grande ode « Le naufrage du Deutschland ».

Le silence poétique, l’écho du nouveau rythme qui hante son oreille, sa découverte de Scot, l’aiguisement de son œil et de ses sens et l’emploi d’un langage adéquat pour nommer ses perceptions, l’évolution de ses notions personnelles : voilà l’étoffe de cet intervalle de dix ans sans rédaction poétique mais qui devait avoir un impact définitif sur sa poésie et sur son identité. Toute sa poésie et toute sa poétique s’enracine dans cette période où Hopkins s’abstient d’écrire de la poésie mais où l’explosion révolutionnaire de sa poésie vivait comme en germe, se préparait, attendait son moment.

Une autre sorte de silence poétique touche Hopkins une deuxième fois lorsqu’il rédige quatre ou cinq sonnets en Irlande vers la fin de sa vie, alors qu’il n’a pas écrit de poésie depuis un certain temps : « Au bout d’un long silence, j’ai écrit deux sonnets, que je suis en train de réviser ; si jamais on a déjà écrit ‘dans le sang’, on peut dire que c’est le cas de l’un d’eux[11]. » Le silence ici est l’autre versant de celui qui précède la rédaction de la grande ode de 1875. La nouveauté de la découverte, l’exultation offerte à Dieu lorsque le poète saisit quelque chose de Lui parmi les phénomènes naturels, n’y sont plus. Le poète est éprouvé à la fois dans sa vie professionnelle, et intérieurement. A la différence du premier silence poétique, celui-ci est involontaire plutôt que choisi, puisqu’auparavant il se plaint de manquer d’inspiration, même si il se plie à ce qu’il perçoit comme la volonté de Dieu.

Mais lorsque le poème vient, que ce soit en 1875 ou en 1885, il rompt le silence avec la même intensité et surtout avec la même charge dramatique. Comme la grande ode, ces poèmes portent la marque du dialogue, que ce soit entre le poète et Dieu, ou entre le poète et lui-même, comme dans le sonnet magnifique « My own heart let me more have pity on » (« Mon propre cœur, que j’aie plus en pitié »). Dans certains de ces sonnets, il donne chair à la pensée, au verbum mentis qui peut rester entièrement intérieur, d’une façon différente par rapport aux romanciers justement du monologue intérieur. Dans le sonnet « Patience, tâche ardue », Hopkins écrit : « Nous entendons notre cœur crisser sur lui-même[12] ». De ces sonnets, Hopkins écrit : « Quatre d’entre eux me sont venus comme des inspirations non sollicitées [unbidden] et contre mon gré[13]. » Cette poésie n’est pas sollicitée, pas plus que celle de Mandelstam le sera. Et la dimension dialogique de la poésie de Hopkins, comme encore une fois celle de Mandelstam, tient aussi dans le dialogue entre parole et silence, ou la lutte entre ces deux entités. Chez Hopkins, il s’agit d’une lutte entre deux volontés : la sienne et celle de Dieu ou sa perception de celle-ci. Ces sonnets mettent en scène également la lutte du poète pour comprendre la volonté divine, car celle-ci, et c’est là où je veux en venir ici -, lui semble réduire sa propre parole au silence, et c’est la deuxième sorte de silence poétique que je viens d’évoquer :

 

…la parole
La plus sage née de mon cœur, le non brut du ciel opaque
Arrête ou l’emprise d’enfer empêche. La tenir inentendue
Ou, entendue, inécoutée, me laisse seul, ex-commençant[14]. [Or heard, unheeded, leaves me a lonely began.]

 

La situation décrite ici semble équivalente au fait de ne pas avoir parlé du tout. Dans une autre tonalité, le sonnet « Je m’éveille et vis la nuit brutale, non l’aube », Hopkins dit quelque chose de similaire : « Et ma plainte/Est cris sans nombre, cris comme lettres perdues/A lui, l’ami aimé, qui vit hélas ! au loin. » Le silence de l’autre, de l’ami divin, « arrête » et « empêche » la parole poétique sous son aspect de communication. Il est donc question ici de la promulgation ou de la propagation de la parole. Il semblerait s’agir ici de ce qu’on appelle en français une fin de non-recevoir, du silence indifférent, ou apparemment indifférent de l’interlocuteur visé. Et à mes yeux ceci concerne la réception des poèmes de Hopkins à la fois de son vivant et par la suite.

Car le rôle du silence dans sa carrière poétique se voit reflété dans la réception – ou plutôt la non-réception –, de sa poésie. L’histoire de la publication des écrits de Hopkins – histoire qui est, pour certains d’entre eux, toujours en cours -, et de la réception longue et difficile de l’œuvre ne commence que vraiment presque trente ans après le décès du poète. Son ami proche Robert Bridges recouvre de silence les poèmes de son ami jusqu’à 1916, lorsqu’il en inclut un certain nombre dans une anthologie, puis en 1918 propose au public la première édition des poèmes de Hopkins. La ou les raisons de ce silence n’ont jamais été éclaircies. Mais je voudrais insister sur le fait que ce silence ne me semble pas être étranger aux poèmes eux-mêmes ; en un sens il y est déjà présent, à l’intérieur d’eux, d’autant plus que la poésie de Hopkins se veut, d’après le poète lui-même, expérimentale. D’une part leur nouveauté n’était tout simplement pas recevable avant la révolution poétique moderniste des années 1910 ; puis vraisemblablement Bridges lui-même, qui ne cachait guère son peu de goût pour les poèmes du Jésuite, n’avait pas vu combien était grande la poésie de Hopkins. En même temps on lui sait gré d’avoir veillé soigneusement sur la production poétique de son ami, ainsi que ses lettres. Ce n’est qu’au fur et à mesure du vingtième siècle que petit à petit la poésie et la poétique de Hopkins commencent à se faire connaître, à faire parler d’elle. De son vivant, il n’a presque rien pu publier, et c’est là un vrai exemple de silence, lorsque des textes comme ceux de Hopkins sont privés ou coupé d’un lectorat potentiel. Le « Naufrage » est d’abord accepté puis rejeté par le journal jésuite The Month ; un autre poème sur un naufrage, « La perte de l’Eurydice », est également rejeté par la même revue. Parmi ses quelques lecteurs, ce n’est pas sûr qu’ils aient compris la poésie de Hopkins, son approche poétique, ou son originalité. Il y avait donc un élément de censure dans le traitement de Hopkins et de sa poésie. Certains poèmes de Hopkins visiblement mettaient son ordre mal à l’aise, et plutôt d’accepter ce que le poète lui-même proposait, la Compagnie préférait lui faire des commandes une fois de temps en temps, ce qui pouvait donner des poèmes qui ne sont pas tous les meilleurs de Hopkins.

On retrouve chez Mandelstam (1891-1938), « le plus grand poète russe du vingtième siècle » selon Joseph Brodsky, certaines marques de l’échange entre la parole poétique et le silence que je viens de décrire chez Hopkins. On peut arrêter le dialogue entre deux personnes en les empêchant de communiquer, on ne peut pas empêcher le dialogue du poète avec lui-même, quand-même on lui couperait la langue. Condamné au silence, l’identité poétique de Mandelstam reste intacte, voire plus puissante que jamais :

 

En me privant des mers et de toute l’espace,
En me donnant une parcelle de terre de la taille de mes chaussures, avec des barreaux autour,
Qu’avez-vous obtenu ? Rien :
Vous m’avez laissé mes lèvres, qui forment des mots, même en silence.[15]

 

Que ce soit sous le régime stalinien en Russie ou hitlérien en Allemagne ou en Autriche, les poètes, des poètes, ont souhaité, ont eu besoin de continuer à parler, à écrire, même si cela devait leur coûter la vie, et en effet cela leur a bien coûté la vie dans certains cas. La parole poétique, lorsqu’elle cherche à dire la vérité, et à dire la vérité, ou des vérités, qui ne sont pas forcement bonnes à entendre pour certains, est douée d’une force menaçante, d’une capacité à provoquer. Il n’est pas forcement souhaitable qu’un poète soit trop proche du pouvoir politique. Le romancier Graham Greene, dans son essai « La vertu de déloyauté », déclare sa préférence pour Robert Southwell, poète torturé et pendu sous Elizabeth I, par rapport à Shakespeare, qui, selon Greene, sacrifia sa liberté d’écrivain aux honneurs et à la richesse. Plus récemment, lorsque le président Obama a invité Dylan à chanter à la Maison Blanche, Dylan n’a pas souhaité se faire prendre en photo avec Obama et la première dame comme la plupart des autres artistes invités ; il ne s’est pas manifesté pour la répétition. Il a chanté sa chanson puis il est reparti. Et Obama a trouvé cela très juste. « On veut que Dylan soit sceptique, » a-t-il dit. 

On ne s’étonne pas que la veuve de Mandelstam, Nadezhda, écrivait que son mari fuyait le pouvoir instinctivement. Une fois on lui avait annoncé que Trotski allait se joindre à lui pour prendre le petit déjeuner. Malgré le fait que le poète n’avait pas mangé à sa faim depuis longtemps, il a filé à l’anglaise pour pouvoir éviter le chef russe. Une autre fois, on l’avait convoqué afin de lui proposer un emploi dans une administration, le bureau populaire des affaires étrangères. Le haut fonctionnaire des lieux l’a reçu lui-même et lui a demandé de rédiger un télégramme en français pour voir s’il en était capable. Entretemps le fonctionnaire s’est absenté. Mandelstam profita de l’absence de celui-ci pour fuir, alors que selon sa veuve il aurait pris le poste s’il avait eu affaire à un bureaucrate de moindre importance[16]. L’état soviétique regardait Mandelstam avec de plus en plus de méfiance et de soupçon. On a fini par priver Mandelstam du droit de publier. Auparavant on avait d’ailleurs fait pression sur les éditeurs de ne pas publier les travaux de ceux qui étaient comme des ennemis de la Révolution de par leur classe sociale (en anglais, « class enemies »). La période de silence ou de mutisme poétique de Mandelstam recouvre les années 1926 à 1930 ; elle est dûe à la souffrance et aux humiliations intellectuelles et personnelles vécues par le poète[17].

Le premier recueil de Mandelstam s’intitule Pierre. Mandelstam choisit pour titre une matière archaïque, résistante, plus ou moins immuable, immobile, silencieuse. Le premier poème de ce recueil, poème sans titre, renforce l’impression que la relation au silence sous-tend la poétique de Mandelstam : dans un poème ultérieur, Mandelstam parlera de « l’ancien chant,/Langage de silex et d’air »[18]. Le premier poème de Pierre, poème qui est sans titre, consiste en un seul quatrain :

 

Bruit sourd et plein de prudence
Du fruit qui tombe de l’arbre
Parmi l’inlassable chanson
Des profonds bois en silence…[19]

 

Une traduction anglaise de ce quatrain parle du « bruit sans paroles » du fruit qui tombe et de « la musique silencieuse de la forêt ». Mandelstam déclare d’emblée une de ses intentions poétiques : donner la parole, au moins donner un nom, à ce qui est sans parole, et faire entendre la musique poétique de ce qui est silencieux. L’expression en oxymore est claire : rien n’est silencieux, tout parle. Le fameux morceau de John Cage, 4’ 33”, dont la partition pour orchestre existe bien entendu, ne dit rien d’autre. Le silence dans ce cas-là est la somme des bruits que j’entends lorsqu’il n’y a pas de bruit.

Le silence et le calme habiteront la poésie de Mandelstam jusqu’à sa mort ; le silence et le calme, ou l’aspiration vers ces choses. L’ouïe de Mandelstam est d’une finesse justement inouïe. Il fait attention à ce à quoi il est peu fait attention habituellement, et surtout il l’écoute. Ici c’est la lenteur qui rime avec le silence. Dans un poème de 1912, il écrit : « J’écoute la croissance des mottes de neige », où le verbe écouter est autrement plus prégnant que voir ou regarder. Plus tard, il écrit de façon similaire : « J’entends, j’entends la première glace/Qui bruisse sous les ponts ». Ou bien, dans le poème qui commence « O cette lente, cette suffocante étendue ! » : « J’écouterais sous l’écorce des bois flottants/Grandir les cercles de fibre. » 

Lorsque Mandelstam reprend la plume en 1930 après quatre années de silence poétique, l’on constate à quel point le mutisme devient littéralement impératif. Lorsqu’il se remet à écrire, c’est pour imposer ou s’imposer l’obligation de se taire : ainsi, un poème d’octobre 1930 commence :  

 

Ne parle à qui que ce soit,
Oublie tout ce que tu as vu :
Oiseau, vieillarde, cage
Ou encore : quoi que ce soit…[20]

 

Ainsi, par cette prétérition, Mandelstam parle en affirmant l’impératif de se taire. Il s’agit de sa liberté de parole, de parole poétique à une époque où il y avait une « littérature officielle » à laquelle il n’était pas question que Mandelstam se souscrive, la liberté aussi d’affirmer la liberté de garder le silence. L’élément dominant dans ce qui est présenté comme une série de fragments numérotés de poèmes détruits est la nécessité impérieuse de se taire, nécessité qui n’est pas ici vraiment expliquée : « Tais-toi ! A propos de rien, jamais, à personne - /Là le temps chante, sur le lieu de l’incendie… » Le prochain poème commence : « Fais silence ! Je ne crois plus à rien. » Le poète affirme donc bruyamment comme l’indique les points d’exclamation, le besoin ou plutôt la nécessité de se taire, mais cette poésie est tout sauf nihiliste, les circonstances politiques et la vie intellectuelle restreinte du poète l’appellent sans doute à chercher un langage autre, ou à lancer des interdictions de parole pour que s’entende mieux ce que Mandelstam ailleurs « le bruit du temps ». Une version de cette idée se trouve déjà dans un poème de 1915, qui commence : « Nuit sans sommeil. Homère. Voilures étarquées. » Le poème se termine ainsi :

 

Homère et l’océan, tout est mû par l’amour.
Moi, qui dois-je écouter ? Homère ici se tait
Et voici que la mer, ténébreuse, oratoire,
Déferle pesamment à mon chevet.[21]

 

La traduction anglaise oppose, plus que ne le fait ici la traduction française, le son de la parole de Homère et le grondement de la mer : « the black sea, thunderous orator,/Breaks on my pillow with a roar. » Le discours de la mer est fort comme le tonnerre, la mer déferle d’un grondement.

En Russie, le régime stalinien est insupportable surtout pour un poète comme Mandelstam, même si un régime répressif peut renforcer l’identité poétique. Mais la poésie de Mandelstam fut perçue comme une menace. En 1933, Mandelstam écrit « Le montagnard du Kremlin », puis le récite à un groupe d’amis. Le poème lui vaut sa première arrestation, la torture, puis l’exil. Il retourne à Moscou avec son épouse, en mai 1937, et exactement une année plus tard, en mai 1938, il est à nouveau arrêté.

Même dans des circonstances éprouvantes, voire intolérables, Hopkins et Mandelstam ont en commun de continuer à croire à la puissance des ressources de leur langue maternelle respective, et d’y exprimer se réjouir à la fois de la vie même, de leur liberté ne serait-ce qu’intérieure pour Mandelstam, et du langage poétique. La poésie de chacun respire le calme de la maîtrise et de l’autorité poétique. Enfin, silence en poésie rime surtout avec présence. La poésie de chacun des poètes dont j’ai parlé est habitée par ce que David Le Breton dans son ouvrage « Du silence » appelle « une qualité de présence » : ce n’est d’ailleurs pas pour rien que René Gallet a intitulé son  livre sur Hopkins Excès de présence. David Le Breton écrit : « La qualité de présence dispense de toute parole superflue, mais elle confère aussi un sentiment renouvelé de vivre, elle est dispensatrice de sens[22]. »

 

 


[1] Cet article reprend l’essentiel d’une communication faite lors de la journée d’étude « Représentations du silence », qui a eu lieu le 6 décembre 2012 à l’université d’Artois, au sein du laboratoire Textes et Cultures EA 4028, dans l’axe de recherche « Translittéraires ». Cette journée a été excellemment organisée par Jaël Grave, que je remercie vivement ici.

[2] Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin ou les actes de parole, Paris : PUF, 2002, 91-104.

[3] Cf.  l’essai de Geoffrey Hill, ‘Language, Suffering and Silence’ in Collected Critical Writings, Oxford: Oxford University Press , 2008, 394-407; voir plus particulièrement 395-399.

[4] V. René Gallet, G. M. Hopkins ou l’excès de présence, FAC-éditions, Paris, 1984, 20.

[5] Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, trad. Bernard Grasset et Rainer Biemel, Grasset : Paris, 1937, 34.

[6] Gerard Manley Hopkins, Poèmes/Poems, Jean-Georges Ritz (trad., introd. et notes), Aubier – collection bilingue, Paris, 1980, 103.

[7] Ibid., 91. Le premier vers cité se lit anglais : « Where the green swell is in the havens dumb ».

[8] Gallet, op. cit., 24.

[9] Ibid.

[10] Gerard Manley Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de desseins, choix et traduction de Pierre Leyris, Paris : Seuil, 1980, 45-46.

[11] Gerard Manley Hopkins, Letters to Bridges, 219.

[12] G. M. Hopkins, Le Naufrage du Deutschland suivi de Poèmes gallois, Sonnets terribles, trad. René Gallet, présenté par G. Hill, Paris: Orphée: La Différence, 1991, 91.

[13] Gerard Manley Hopkins, Carnets – Journal, Lettres, op. cit., p. 218 (traduction légèrement modifiée).

[14] Trad. de René Gallet, G. M. Hopkins ou l’excès…, 192-193. On n’est pas surpris d’apprendre que l’un des jets précédents du poème contenait le mot de « silence », mais Hopkins ne l’incorpore pas dans un vers entier.

[15] Traduction modifiée de Philippe Jaccottet, in Revue des Belles-Lettres, n° 3-4/1980 (Cahier Mandelstam ; ci-après RBL), 109, en lisant la version anglaise de Clarence Brown et W. S. Merwin, Osip Mandelstam, Selected Poems, Penguin : Harmondsworth, 1977, 108 (1973).

[16] Cf. Nadezhda Mandelstam, Hope Against Hope: A Memoir, Max Hayward (trad.), Penguin : Harmondsworth, 1983 (1970), 122-123.

[17] Cf. l’introduction de Clarence Brown de Osip Mandelstam, Selected Poems, Clarence Brown, W. S. Merwin (trad.), Penguin: Harmondsworth, 1977 (1973).

[18] RBL 65.

[19] RBL 27.

[20] RBL 75 (trad. légèrement modifiée).

[21] RBL 39.

[22] David Le Breton, Du silence, Métailié, Paris, 1997, 230.

 




Trajectoire vers le silence

 

 

Qu’est-ce là ?
Un œuf ?
Foi de frères Boot, il pue le frais
Qu’on donne cela à Gillot.
 

Peste Soit de l’Horoscope

 

 

Samuel BECKETT, cet inconnu célèbre, a marqué de son empreinte la seconde moitié du vingtième siècle. C’est le théâtre qui l’a révélé à un public, d’abord restreint, puis de plus en plus vaste (En Attendant Godot est la pièce la plus jouée dans le monde). Mais il faut savoir que cet auteur nous a laissé une œuvre multiforme. 

Si son premier cercle est le théâtre (En Attendant Godot, Fin de Partie, La Dernière Bande, entre autres), le deuxième est le roman et la nouvelle (Murphy, Malone Meurt et l’Innommable, Suite, entre autres), le troisième est celui des essais (Dante…Vico…Joyce, Proust, Trois Dialogues sur la Peinture), le quatrième est celui  du cinéma, de la télévision, de la radio (Film, Nuit et Nuages, Cascando), le cinquième, celui de la poésie (Whoroscope, Echo’s bones and other précipiteds, Poèmes suivi de Mirlitonnades).

Et c’est ce cinquième cercle qui nous intéresse ici.  À l’occasion de la parution de Peste Soit de l’Horoscope, traduction de Whoroscope,  par Edith Fournier paru en 2012, aux Éditions de Minuit,  nous nous proposons de nous pencher sur la poésie beckettienne.

Les critiques de poésie semblent ne pas prendre en compte la poésie de Samuel BECKETT, et la critique beckettienne semble fort peu s’intéresser  à l’œuvre poétique de cet auteur.  Peut-être peut-on déplorer un manque de curiosité de la part des uns  et des autres. La poésie, de nos jours, n’est pas la forme littéraire la plus lue. Et de surcroît, elle occupe une place moindre dans l’œuvre de Sam BECKETT. Donc, pour  la connaître, et l’apprécier, il faut aller la chercher dans les profondeurs  du monde beckettien.

Les trois recueils traduits en français correspondent à trois périodes bien distinctes de la vie et des préoccupations de l’auteur.

En 1930, Samuel BECKETT est étudiant à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris. Répondant à un avis de concours lancé par Richard ALDINGTON et Nancy CUNARD qui dirigent les éditions anglaises Hours Press, il écrit, le 15 juin, dans l’urgence,  un poème de quatre-vingt-dix-huit  vers sur le thème du temps.  Dans la nuit il dépose son poème dans la boîte aux lettres de Nancy CUNARD, juste avant minuit. Il remporte le prix.

BECKETT a passé plusieurs mois à étudier l’œuvre et la vie de DESCARTES. Relisant les notes abondantes qu’il avait amassées sur le philosophe, il a résolu d’en tirer un long poème sur le temps.

Pour le jeune homme (BECKETT a 24 ans), cet  exercice  fut l’occasion de se servir de sa très grande culture, tout en la tournant en dérision – principe annonciateur de son œuvre future.

DESCARTES avait en horreur les horoscopes.  Il a toujours tenu sa date de naissance secrète pour échapper aux prédictions des astrologues. En ajoutant un w au mot horoscope, Sam BECKETT associe le mot whore qui signifie prostituée en anglais.

La traduction du titre du recueil par Edith FOURNIER, Peste soit de l’horoscope, est juste, du point de vue du sens, mais elle n’est pas tout à fait satisfaisante car elle gomme le jeu de mot du titre anglais.

Si les canulars et les calembours qui émaillent le texte, comme le souligne Edith FOURNIER dans son introduction, rendent ce long poème quelque peu « estudiantin », il est bon de préciser que ces jeux de mots sont une véritable construction linguistique, puisqu’ils se  fondent sur le passage d’une langue à une autre (ici du latin à l’anglais) et que l’auteur a usé de ce  procédé tout au long de son œuvre.

Habitué à lire  (et à traduire) de la poésie, notamment Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, et les Surréalistes, BECKETT nous livre ici un texte crypté, où se côtoient l’érudition, la malice  et  l’ésotérisme.  Même si pour comprendre Whoroscope, il faudrait être un spécialiste de DESCARTES, et que ni les notes de BECKETT, ni celles  de Edith FOURNIER ne lèvent complétement le voile sur le sens du texte, ce poème reste pertinent, ne serait-ce que grâce à ces zones d’ombres.

Comme la plupart des textes beckettiens, Whoroscope  est une invitation à entrer dans le dédale infini de la connaissance, ce puits sans fond qui est consubstantiel à l’identité humaine.  Pour celui qui veut bien s’y plonger, ce texte révèle les trésors des siècles passés. Il convoque en son écriture, outre la connaissance de l’œuvre cartésienne, des références aux cultures grecques  et latines.

Aujourd’hui, il peut sembler étrange que Samuel BECKETT ait eu recours à tant de références culturelles, lui qui est connu pour sa sobriété et son goût du minimalisme. Mais il faut, à notre avis, considérer ce foisonnement comme le point de départ de l’oeuvre beckettienne. On peut aussi y déceler l’influence de JOYCE, pour qui il était indispensable « d’aller au fond des choses ».

C’est parce que son premier poème a cette dimension presque baroque que Sam BECKETT a pu entreprendre ce formidable « travail de sape »  qui l’a entrainé à utiliser de moins en moins de mots pour exprimer une réflexion de plus en plus dense. Le lecteur du 21°siècle est quelque peu désarçonné par la mise au jour de l’image d’un Samuel  BECKETT qui ne correspond pas à celle que l’on a pris l’habitude de considérer comme définitive, forgée par l’histoire littéraire.

Le Samuel BECKETT de Whoroscope n’est pas un poète de circonstance, quelque peu exubérant, mais un jeune intellectuel qui a été « au fond des choses » et qui va devenir cet immense écrivain en marche vers le silence.

 

asile sous mes pas tout au long de cette journée
leurs bacchanales assourdies tandis que la chair se délite
lâchant des vents sans peur ni privilège
courant la boulimine de sens et du non-sens
pris par les asticots pour ce qu’ils sont
 

Les Os d’Écho

 

En 1934, George REAWEY demande à Samuel BECKETT s’il ne lui donnerait pas quelques poèmes pour la collection de poésie qu’il vient de créer dans sa nouvelle maison d’édition, Olympia Press. C’est ainsi que Echo’s bones and Other Precipitates traduit sous le titre Les Os d’Écho et Autres Précipités, est publié en 1935. Il rassemble des poèmes écrits entre 1926 et 1932. Certains ont été publiés séparément dans diverses revues.

Sam BECKETT hésite longuement sur le choix des textes qui constitueront ce recueil. Il en écarte certains – dont Écho’s Bones – qu’il ne juge pas assez bons. Puis il en retravaille d’autres, encore et encore. Certains auront leur place dans Écho’s bones, d’autres resteront inédits.

Le livre devait s’appeler poems, mais BECKETT change d’avis. Il préfère Echo’s bones and Other Precipitates, par « souci de modestie » (selon James KNOWLSON, son biographe). Édith FOURNIER, sa traductrice, qui a préfacé l’ouvrage en français, insiste sur le sens allégorique du titre : Écho, nymphe des sources et des bois, poursuit Narcisse de ses assiduités. Repoussée par l’objet de son amour, Écho se cache dans les bois. Hantée par le tourment, elle maigrit, sa peau se plisse et son corps s’évanouit dans les airs. De cette belle créature, il ne subsiste que les os et la voix ; et sur la signification « chimique » du sous-titre : Sous l’effet d’un réactif, une substance est séparée de son solvant et tombe au fond de l’éprouvette. Par la précipitation, le chimiste isole la substance pure du liquide. Cette sédimentation n’est pas un déchet, mais, au contraire la matière première du liquide. Le poète serait le chimiste, qui, faisant remonter la matière, révèlerait le sens véritable du poème.

Le titre, comme le sous-titre, désigne la trace de ce qui a été.                                                                                                                                            

Les poèmes qui composent ce recueil sont très autobiographiques. Le deuil, la séparation, et la solitude sont au cœur de l’écriture beckettienne. Ces thèmes recouvrent des réalités douloureuses de la vie de l’auteur : mort de sa cousine préférée, disparition brutale de son père, turbulences avec sa mère.

Ainsi, Le Vautour, poème qui ouvre le recueil, fait-il allusion à la mort du père de l’auteur.  Euneg I retrace les errances du poète dans Dublin après la mort de sa cousine, et son retour dans la capitale irlandaise.

Entre 1930 et 1935, il ne parvient pas à se fixer. Obligé de quitter Paris pour enseigner à Trinity College, il démissionne en 1931, dégouté de l’enseignement. Il fait de fréquents allers et retours entre Dublin et Paris. En 1933/34, il habite Londres où il entreprend une psychanalyse, séjourne en Allemagne.

À ce nomadisme géographique, correspond, pour Samuel BECKETT, un nomadisme intellectuel.

Le poète Beckett raconte son histoire en langues étrangères. Il traduit sa vie en langage poétique, utilisant tant et tant de filtres que la substance biographique, qui est à la source du poème, a perdu toute réalité.

En tous ces lieux, il  se sent seul et inutile. Alors pour combler ce vide intérieur, il lit énormément. Tout : littérature, histoire, histoire de l’art, philosophie, et dans plusieurs langues : anglais, français, italien,  latin (qu’il maîtrise parfaitement), allemand, espagnol (langues qu’il est  en train d’apprendre), visite les musées, écoute de la musique. Il prend des notes minutieuses.

Certains titres de poèmes sont issus de divers idiomes :

Eneugs  est  tiré de la langue d’Oc, et signifie « ennui, tristesse, désespoir ».   Eneugs   désigne aussi du XII° au XIV° Siècle, les poèmes des troubadours. Ces poèmes énumératifs sont de longues listes de sujets de consternation.

Alba vient du latin et veut dire « aube » et, sous sa forme adjectivale, veut dire blanc. Les heures blanches de l’aube sont le moment où se séparent les amants.

Serena est en occitan, le contraire de Alba. La serena, le soir, exprime la lassitude du jour, l’appel de la nuit.

Dortmunder  est une marque de bière allemande fabriquée à Dormund.

Les Os d’Echo et Autres Précipités sont un concentré de ce vécu et de toutes ses expériences intellectuelles et sensorielles. Chacune des « strates du vivant » est explorée, disséquée, et agencée en un poème, « ce tissu linguistique » qui a son existence singulière. Les mots, propres et lisses, sont gorgés de la substance du vivant. Aux antipodes du lyrisme, et profondément ancrée dans la matière, la poésie de Samuel BECKETT fait de l’être humain le prisme des forces universelles.

 

entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle

Mirlitonnades, La Mouche

 

Le titre, Mirlitonnades, signifie vers de mirliton ; c’est-à-dire vers de peu d’importance que l’on trouve sur les papiers entourant les mirlitons.

Poèmes suivi de Mirlitonnades  réunit deux séries de courts poèmes.  Une série de quinze poèmes écrits en français en 1937 et 1939, dont onze ont paru dans les premiers numéros des Temps Modernes (Cet épisode est relaté dans La Dernière Bande), les quatre autres, écrits en 1977 et 1978, ont parus dans la revue des Éditions de Minuit. Ce sont les derniers poèmes écrits en français (peut-être y en a-t-il d’autres, écrits en anglais, à la fin de sa vie) par Sam BECKETT.

Dans ce recueil, on assiste à une raréfaction de l’image. Le poète BECKETT, qui nous avait habitué à des « instantanés », à peine voilés, de ses pérégrinations à travers l’œuvre de ses philosophes préférés, puis dans les paysages irlandais de son enfance, et ses promenades dans l’univers de la peinture allemande, nous offre ici, des embryons d’images, des mots qui ne parviennent pas à imprimer – et à exprimer – des séquences de textes immédiatement identifiables. Marqué par des deuils successifs et confronté aux affres de la vieillesse, Sam BECKETT évoque dans ces « vers de rien », ces « rimailleries » la fuite du temps, la décrépitude des corps. Plus pessimiste que ses autres écrits, Mirlitonnades offre au lecteur la fulgurante beauté de l’instant.

Images trouées. Mots à bout de souffle. Presque silence…

La  poésie  de Samuel BECKETT suit une lente et longue trajectoire vers le silence. À ses débuts,   elle  permet au jeune auteur de faire montre de sa capacité à embrasser la philosophie et à la restituer par la langue. Chaque mot devient un monde, et les mots s’agrégeant les uns aux autres, tissent un univers où l’intellect est roi.

Dans les années 1935, les expériences esthétiques, et les émotions qui en résultent, pénètrent la sphère philosophique où BECKETT s’était réfugié. C’est comme si la peinture que l’auteur affectionne tant, redonnait les couleurs de la vie aux mots du poème. L’écriture  n’est plus un rempart contre la vie, mais une assimilation, voire une appropriation de celle-ci par le symbolique.

Puis vient l’ombre du silence. C’est lorsque l’homme est confronté à la disparition des êtres chers, et que ses forces déclinent, que Sam BECKETT affine son écriture en  réduisant le langage aux quelques mots qui lui sont chers.
Assez. Soudain assez. Nul mouvement et soudain tout loin. Tout moindre. (Cap au Pire, Édition de Minuit, 1991)

 

 




Le parler nu

Comment présenter l’écriture de Brigitte Gyr autrement qu’en parlant de ma lecture – espérant qu’ici et là elle puisse rencontrer ses textes. La lecture,  un mystère ! Le plus souvent elle repose sur un quiproquo qui, lorsqu’on en fait retour à l’auteur, provoque chez lui soit une ouverture nouvelle sur son texte, soit le plus souvent une déception qu’il oublie vite. D’où le bonheur extrême que peut avoir un auteur, parfois, rarement, à avoir le sentiment d’être vraiment lu. J’espère que nous apporterons tous ici, aujourd’hui, ce bonheur à Brigitte Gyr[1].    

Pour commencer, avant de parler de ma lecture de quatre de ses ouvrages, je citerai un texte d’Yves Bonnefoy, tiré de « Plusieurs raisons de peindre des arbres » qui me semble faire un bel exergue à sa poésie :

La tâche d’un art qui se veut le contemporain de l’aliénation qui s’aggrave n’est pas d’explorer les ressources ludiques de mots détachés de leurs référents, c’est de rouvrir grand notre relation au non conceptualisable ou sémantisable, autrement dit à notre existence en son moment, en son lieu. Relation au tout et au rien, pensée que l’être naît du non-être quand, affrontant notre finitude, nous décidons de trouver du sens à nos quelques arpents de vie.

Il me semble que notre auteur nourrit un rapport étroit avec ce que Yves Bonnefoy nomme le « non conceptualisable », nous verrons comment.

 

La forteresse de cendres

ou la potentielle absence

C’est par ce recueil, publié par Le Dé bleu en 2006, que je suis entré dans l’œuvre de Brigitte Gyr. Une œuvre, oui, car il y a chez elle consistance et persistance.

La forteresse de cendres, donc. À la lecture, le titre se révèle exact : la cendre est l’effet d’un désastre après quoi plus rien n’est identifiable (mais aussi d’un grand brasier, un feu de joie ?, on ne sait). Pourtant ce qui a disparu persiste, aussi inexpugnable qu’une forteresse : cela résiste, mais en même temps reste inaccessible. C’est autour de cette présence absente que s’organise l’écriture, autour de

L’attache éphémère
d’un jour pulvérisé.

J’ai d’abord pensé au refoulé (puisqu’on cherche toujours à comprendre !), certaines notations faisant référence à la mémoire,  au souvenir, au

tracé bleu de la jeunesse

mais cette clé ne suffit pas. Il ne s’agit pas pour Brigitte Gyr de faire revenir au dire quelque chose qui serait enfoui ; d’abord parce que c’est en cendres, et aussi et surtout parce que l’auteur ne vise pas à s’exprimer, comme on dit (après quoi le vase du moi serait vidé et enfin tranquille, c'est-à-dire au calme plat… ) mais à tracer une condition qui est la sienne, et la nôtre. Ça ne peut revenir,

ce qui était s’abstient, dit-elle,

en quoi on ne peut même pas entendre une absence : c’est, mais ça s’abstient. Aussi ne peut-on que constater

un voile blanc
pour frontière
éternellement vierge

Voilà qui est agaçant, et donne au texte une allure énigmatique, on sent un secret qui ne sera jamais dit. Et dont l’auteur serait l’avare détenteur ? De là à tenter une technique de l’aveu par l’interprétation forcée, il n’y aurait qu’un pas…

On raterait alors l’invitation de Brigitte Gyr à se tenir à la frontière d’un écho aboli, entre ici et là-bas, dans un entre deux, un tremblé au bord de la signifiance qui lève des images

Comme bavé(es)
À la commissure de l’œil, écrit-elle,

Une signifiance dont l’incertitude libère une cavalcade rendue à la seule sensualité, sans possibilité d’arrêt sur un sens définitif. Cavalcade parce que désarrimée, quoi qu’il en coûte de perte, de douleur, dans une

émotion pure du révolu, écrit-elle encore.    

Pour qu’il y ait un dire, et sa sensualité, il fallait sans doute ce silence.

Une écriture du manque, donc, subtile, qui parle du rien de notre condition. Je n’y trouve pas, cependant, un romantisme de l’absence et de la douleur que l’on pourrait alors qualifier de malheureusement « poétique ». Je dirais plutôt qu’elle m’a ouvert à une posture qui n’est pas la mienne, qui échappe à la dichotomie pulsion de vie/pulsion de mort.

Je m’explique : il y a longtemps j’ai arrêté d’écrire. J’avais le sentiment de ne pouvoir rien faire d’autre que de servir ma pulsion de mort, je retombais sans cesse dans la désolation. Je n’ai repris que lorsque j’ai eu le sentiment de prendre le parti de la vie. Brigitte Gyr, elle, réussit à dépasser cette alternative – comme se glisser entre deux eaux. Une de ses qualités, elle ondoie. Elle n’est jamais ici ou là, mais entre deux. Ce qui pourrait être classé chez une autre comme un vilain défaut, être taxé d’évitement, se révèle chez elle une heureuse façon de se décaler par rapport au binaire.

Doit-on y voir une qualité typiquement suisse, pour celle qui se ressent comme située entre plusieurs identités ?  

Plus sérieusement, plus véridiquement, je citerai en écho un texte de Jean-Paul Michel (l’éditeur de William Blake & co), trouvé dans la revue Lignes, qui me semble mieux parler que moi de la poésie de Brigitte Gyr. Voilà :

La poésie marche avec l’énigme. Le sentiment cuisant d’une ignorance, d’un impouvoir, d’une faiblesse constitutionnelle accablante sont requis pour que l’on se trouve contraint à des audaces errantes, des gageures, des « paris » de cette sorte. Aurait-on le sentiment de la moindre certitude, on serait dispensé de se lancer dans des entreprises aussi coûteuses, d’un bénéfice si peu certain. Une œuvre d’art naît d’une ignorance de fond pour avoir seulement une chance, dépossédés et nus que nous sommes, de n’avoir esquivé ni menti. 

 

Lettre à mon double au fond du puits

ou l’œuf et moi

Cette commande de Jacques Brémond pour sa collection « Les petites lettres », publiée en 1994, donnait déjà les réponses aux questions soulevées par La forteresse de cendres. Le texte commence par cette annonce :

Cette lettre est la première et la dernière que je vous adresse

Et par un vœu qui ne sera pas réalisé :

Ensuite, j’aimerais me taire

Elle aimerait, seulement. La condition n’a pas été accomplie : cette lettre n’a pas annulé la tension, et surtout le lien entre l’auteur et ce qu’elle appelle son double. Resté au fond du puits dont elle est née,

blanc cru comme une coquille d’œuf par endroits fissuré

précise-t-elle. Qu’elle porte en elle, à moins que ce ne fut l’inverse dit-elle ailleurs.

Ainsi le double, l’alter ego consubstantiel erre-t-il toujours tel un fantôme. J’ai pensé au rituel africain ou polynésien, selon lequel on enterre le placenta du nouveau né afin qu’il ne vienne pas tourmenter les vivants. Mieux, on plante près de lui un arbre dont il nourrira les fruits. C’est que le placenta est une partie de soi. Car s’il y un moi entier où l’on baigne en soi-même tel un dieu, c’est l’œuf. Naître, c’est donc perdre une partie de soi.

Je n’étais pas préparée à naître

dit Brigitte Gyr. Quelque chose d’elle est resté enclavé au ventre maternel. Mais c’est aussi bien l’inverse, elle l’a dit !

Au-delà d’une histoire individuelle, c’est notre condition qui se trouve dite dans ce petit texte de sagesse qui réussit à tenir ensemble tous les éléments du parcours d’une vie : nous ne sommes jamais qu’une partie de nous-mêmes. À quoi on pourrait ajouter : ainsi ne sommes-nous jamais enclos dans notre sac, ainsi restons-nous ouverts… ainsi la poésie est-elle possible.

 

Avant je vous voyais en noir et blanc

ou l’esthétique comme idéalisation de la mort

 

Pour ce recueil, publié par Jacques Brémond en 2000, j’emploierai volontiers le qualificatif de « poétique ». Il en présente toutes les capacités de séduction. En rappelant que la séduction consiste à exhiber ce que l’on n’a pas ; plus précisément, à faire deviner, entrevoir ce qui n’est pas. En ce sens, la séduction est trompeuse.

Je suis ce que tu nies
Le plus haut des leurres
Celui que prône la fleur

écrit Brigitte Gyr. Mais qu’importe, pourra-t-on rétorquer, puisque cette poésie se révèle délicieuse ! Ce qui est parfaitement exact. Ainsi une certaine prime de plaisir nous amène-t-elle à négliger la question d’une vérité.

J’ajouterais, presque, que cette poésie présente tous les attirails de la séduction. Son écriture présente un certain nombre de marqueurs censés nous avertir : « Attention, ceci est de la poésie ! ». Cela tient à un certain vocabulaire, à certaines tournures syntaxiques. Ici plutôt une manière post-surréaliste qui fait la part belle au manque, au blanc, au « désir demeuré désir » de René Char.

Exemple :

J’aspire à ta parole précaire
pénétrable à l’oubli

Il m’a fallu une lecture plus attentive pour que surgisse la motivation de cette esthétique du vide et de l’oubli. Une lecture qui trouva enfin la thématique de ce recueil :

Te souviens-tu ?
Je t’ai porté tout un hiver
Demain le monde toi et la mort
serez pareils
et ta mémoire
morte mémoire du monde

Ce livre est le tombeau de ce qui fut aimé et a disparu. Un cimetière d’ivoire, dit Brigitte Gyr, où nous pénétrerons ensemble. Mais aussi et surtout un tombeau coloré : fini le noir et blanc ! Un tombeau qui viendrait nier la mort pourtant incessamment rappelée dans ce recueil : aujourd’hui, écrit Brigitte Gyr, tu fais figure d’absent (seulement figure)

Cependant que la charge
de ton corps dans mon tarot
inscrit sur le miroir
une buée légère

C’est donc que le souffle persiste. On comprend alors que cette esthétique du vide est un art mortuaire. Nous avons besoin, toujours, de parer le disparu des ses plus beaux atours et bijoux, afin de l’idéaliser. Ce que fait ici le poème.

C’est cette idéalisation, qui est forcément un évitement du dire, qui motive un certain esthétisme. Un évitement de la vérité motivé par le désir de fusionner la morte et la vive : une confusion qui rend malaisée une parole de sujet ? 

 

Parler nu

ou l’envers du logos

Parler nu, le dernier recueil de Brigitte Gyr publié par Lanskine en 2012 (prix Charles Vildrac de la SGDL), nous permet de mesurer le chemin parcouru. Dans celui-ci il s’agit de parler ! Et nu ! De désosser le réel !

Une parole plutôt qu’un texte, dont la voix transparaît dans le style, toujours aussi sensuel, on pourrait dire toujours poétique, car Brigitte Gyr ne renonce pas aux catapultages d’images, aux métaphores esquissées, aux beautés de langage,

Dans
L’entêtement des branches
Un chant de rossignol
Troue la lumière

mais elles sonnent justes, elles sont nécessaires à son dire. Un autre poème :

une tête flotte
            dans la rivière
il y a des femmes en crue
et cet éclair
qui            incise
ce qui demeure en nous
de printemps

J’ai dit tout à l’heure de Brigitte gyr qu’elle n’était n’est pas ici ou là, mais entre deux. Désormais, l’abîme et « ce qui demeure en nous / de printemps » ne se présentent plus dans une alternative entre le passé le présent, le mort le vivant. Il semble que Brigitte Gyr ait acquis une disponibilité qui lui permet désormais d’accueillir et l’un et l’autre.

on prend de la hauteur
on s’écarte de cette violence
on regarde      les tiges
                        défiler
à la surface des ciels
 

leur parler nu
                        nous absorbe
avant de se dissoudre
là où se logeait la fièvre
                        de l’apparence
énorme tournis
déguisé en absence

Faut-il y voir une image de la sagesse chinoise (la Chine est convoquée dans la dernière page du recueil), selon laquelle la sagesse consiste à accueillir également tous « les ciels » (notez le pluriel singulier), ceux de la nuit comme ceux du jour ? 

Alors le thème du secret (ou de la présence d’un oubli ?) qui parcourt l’écriture de Brigitte Gyr ne serait plus celui d’une histoire individuelle, l’écriture ne cacherait rien, mais elle ne renoncerait pas au non dit que le dit met à l’ombre, elle resterait dans un souci de vérité qui travaillerait le style, le forcerait aux images, aux décousus, aux envols, aux silences.

Ainsi, cette poésie serait la parole d’un double qui chercherait à faire retour, le double, dirais-je, du logos occidental qui nous a fixé une fois pour toutes dans notre principe d’identité et rationalise nos dires et nos actes. Un tel choix, fait par notre Occident dès son antiquité, nous enferme dans notre conception de l’être et les dualismes qu’il entraîne. Il rejette dans l’impensé ce qui est du registre du continu. Voilà le refoulé : le flux, le changement, le devenir… la vie ? Voilà, peut-être, le double au fond du puits…

Dans la poésie de Brigitte Gyr, on l’a vu, l’être est parfois une absence qui insiste  soit, selon notre logique, un non-être. Sa parole est allusive, elle laisse entendre, sans jamais refermer le sens, car le priver de son ombre serait le mutiler, elle n’est d’aucun lieu, elle court entre les lieux. Elle refuse de camper dans un sac – ce qui la condamnerait à rejeter tout ce qui n’est pas l’unique soi que rationnellement nous serions. En ce sens, elle réanime l’envers du logos, ce qui me paraît être le travail fondateur de la poésie aujourd’hui : nous aider à être au monde autrement, puisque l’actuel, le nôtre, tel Kronos, n’hésite pas à manger ses propres enfants…

Et pour esquisser une seconde conclusion (pourquoi pas ?), je citerai cette réflexion trouvée dans Le livre de l’oubli de Bernard Noël, que l’on dirait écrite tout spécialement pour Brigitte Gyr :

Les mots cherchent l’oubli – l’oubli dont ils émergent et qu’ils voudraient ramener comme un nageur ramènerait la mer.

 


[1] Ce texte est issu d’une présentation publique de Brigitte Gyr aux Mercredi du poète organisés par Bernard Fournier. 

 




Le jardin suspendu de Pierre-Albert Jourdan

À Didier Manyach, ami de toujours

 

   Si la force de Pierre-Albert Jourdan réside dans sa façon de placer la poésie devant le mystère des origines en dévoilant les signes d’un ordre intérieur susceptible d’effeuiller le monde, ces signes restent cependant une chose que le langage ne peut tout à fait circonscrire, aussi la parole de Jourdan est-elle l’expression du combat incessant d’une figure poétique comme pure Présence de l'homme, d'une vibration ontologique de l'être primitif en connivence avec le monde vivant ; la voix humaine y est d’ailleurs aussi vaste que l’espace, aussi nue que la nature, et le réel du recueil vacille entre un paysage universel et intime à la fois ; Pierre-Albert Jourdan, ce « fou de  terre », est ainsi à la recherche d'une vérité, initiant dans sa démarche le simple, l'immédiat, l’insaisissable, comme si l’écriture, s’évadant du sol, engageait une harmonie retrouvée : 

« Et pour s’en détacher / nous aurons ensemencé cette terre de mots / l’orage les emporte / L’image tronquée du ciel / les colore parfois – on dirait/de grands jarres éclatées / sous la poussée violente du désir / d’accéder à la lumière » (pp 74 /7 5).

  Le poète écrit des douceurs intenses, mais n'oublie pas l’inéluctable que révèlent ses fragments poétiques, telles la marche essoufflée, la route à sens unique du passage ou celle des cimes aveuglantes, la moindre de ses « images » acquiert une valeur sacrée et dégage quelque chose de magique et d'intolérable à la fois. Tour à tour, hymne et tragédie, la parole de Jourdan est le poème de l’espérance et de la perte, un poème dit d'une voix humble et douce mais terrible de douceur et d’inquiétudes contenues :

 « Un jour, levant les yeux, je m’aperçois que le nuage se déchire. Toute cette  masse bleue l’absorbe. Une fine lumière voilée, à peine quelques ombres redressent le monde. Il vivait. L’impatience s’effraie soudain de ce trop grand espace à combler» (p 95).

  Ainsi l’esthétique du recueil Le bonjour et l’adieu implique un regard qui pénètre la nature et cherche constamment à nouer une relation neuve à son contact, renonçant volontairement  aux illusoires prestiges de la langue. Attentif aux phénomènes perceptifs qu’offre la beauté de la nature à l’œil étranger, celui de Jourdan questionne les espaces et sonde de façon insistante les pures manifestations du monde, sans jamais donner de réponse, séduit uniquement pas les étranges glissements de la matière et non par les actions de l’homme. Le poète n’a de cesse de vouloir méditer face à la grande demeure naturelle, et la dimension poétique de son œuvre est totalement dévolue aux splendeurs et douleurs qui habitent le monde, une terre aussi irradiante qu’enténébrée, qui constitue selon les propres mots du poète : le Jardin de l’Irréparable. Un Jardin en apparence enchanteur, aux dimensions infinies, dont il faudra accepter dès l’origine la beauté étrangère, puis, prendre acte, au fil de la marche, de sa perte irrémédiable. Cette chute fera naitre une pesanteur que portera physiquement Pierre-Albert Jourdan dans ses déambulations solitaires et en lui-même, au fond d’une âme mélancolique :

 « Le silence est notre chambre depuis toujours les solitudes / ne peuvent s’atteindre / qu’à travers de multiples déchirures / et c’est sans doute le sens ultime / de la lente pénétration de la terre dans nos corps. » (p 58).

    Le corps meurtri du poète converge alors vers une même quête d’infini et trouve sa matière à travers cette croyance commune dans la beauté secrète et indomptable de la nature, c’est ainsi qu’il montre les herbes qui ne veulent pas qu’on parle pour elles, ni même qu’on ne les compare à tout ou à rien, puisque chaque chose ici-bas est de fragilité, de fuite, chaque chose nous devance dans l’invisible :

  « Toujours les choses se dérobent et laissent / le regard errer sur cette nappe de clarté / dont la douceur n’est que l’approche de la pierre / pour de violentes noces imparfaites. / Et l’entaille demain à la mesure du corps entier, / de quel cri s’éveillera le chemin ?/ Sous les paupières d’amande glisse le fruit des larmes évaporées, / dur sommeil, long soleil de la besace des pauvres. » (p 37)

   Et si le poète tente de créer son identité par le biais d’un rapport idéal avec ce monde qui l’environne, il se heurte aussi à lui-même. D’un dialogue imaginaire naît une relation particulière où l’esprit de celui qui observe est transporté et s’élève au cœur de splendeurs jaillissantes. Cette volonté de saisir l’apparition sacrée dans la nature conduit vers l’émerveillement face au ballet perpétuel d’un univers transcendant*. Une simple fleur  verra alors sa floraison se réfugier de plus en plus haut comme une figure de l’Enigme universelle : « une gerbe d’étincelles et la cendre : n’est-ce pas aussi la floraison du jardin ? Ah ! se perdre ainsi, une fleur de grenadier à la bouche. » (p 541). La pure contemplation se substitue à la vie commune embrassant les glissements de la lourde livrée de terre qui s’offre à ses yeux. Ce désir d’union avec le fond qui habite le décor sauvage de la nature sied parfaitement à l’esthétique de Jourdan, debout sur le sol dénudé, la tête baignée par l’air vif, transporté par l’espace infini, tout égoïsme mesquin semble disparaitre, la parole devient alors un globe oculaire transparent, qui n’est rien, qui voit tout, et cette poésie se pratique à ciel ouvert et au sein d’une nature aurorale. Cependant, discrètement, sous chaque bruit transparait un froissement ou la tourmente qui revient. Traverser le jour relève de l'exploit, la lumière y prend un autre nom, ce qui brille, s’éteint, ce qui tremble, s'obstine, le poète marche à l’aveugle entre attente et oubli : « Il n’y a plus de refuge / tout est dangereusement à vif / tiré jusqu’à l’usure / la lassitude s’ouvre aux raisons de feu » (p 61).  Et l'espace du poème s’en trouve par conséquent déchiré, Jourdan, guetteur, passeur occupe de tout son corps blessé une position de crête, entre visible et invisible, entre passé et présent, et communique son désir d’élévation en relevant la grâce d’un rocher et la gravité d’un nuage, sa parole se cherche, tiraillée entre des éléments à la fois proches et lointaines, marchant sur un fil entre la parole et son contraire, de la sorte son coup d’aile reste à « même la terre », tout étant bien caché dans les choses montrées, tout étant en violente opposition à la surface des mots :

 « Un vorace nuage de sollicitations tourbillonne autour de moi. Demain le matinal parfum des pinèdes sacrera la maison. J’ai l’impression de m’éveiller, d’être en retard. Mon pas fait rouler les pierres, je les entends cascader, c’est un bruit poignant, étouffé, de passé qui s’écroule. Je lève les yeux. Oui, là-haut, peut-être… » (p.103- 105).

   L’architecture des poèmes repose elle-même sur une forme divisée, un principe fragmentaire entre les mouvements d’un monde qui, imperturbable à la débâcle des hommes, se caractérise par sa vitalité permanente :

« L’espace meurt lentement. Le rôdeur sera bientôt cible, sans plus de poids sous l’immense joue.

Nulle griffe dans l’air. Que se coagule cet amour et ce sera une montagne.

Mille perspectives qui s’ouvrent » .(p139)

 

 

   En fait, le regard du poète accorde de l’importance à des détails conflictuels de la nature, puis les capture et les replace dans le courant des mots, véritable bulle en apesanteur, l’écriture de Jourdan s’inscrit comme étant profondément distante d’elle-même, et demeure davantage cette voix consciente de l’étrangeté que renferme une parenthèse dite enchantée. On voit ainsi dans les formes qui traversent le paysage, le mobile d’une échappatoire mais surtout le signe annonciateur d’un intrus au sein du paradis, de la noirceur au cœur du jardin :

 « Il y a des moments où notre univers devient dérisoire et la seule réalité qui triomphe c’est cela : cette vibration qui fait s’écrouler les ruines, fleurir la pierre. Je rêve aux jonquilles qui vont parsemer la colline. Cette fragilité et cette persévérance, et ce violent parfum qui se prolonge, malgré le massacre. Sommes-nous si forts ? » (P 216-217).

 En effet, dans tel poème, ce sont d’imposants désordres qui brisent le bel horizon, dévorent les offrandes de la terre et terrorisent le bestiaire niché au cœur des champs de blé. De cet envahissement du tragique au cœur du jardin d’Eden, il en résultera alors une scission fondamentale de l’homme avec la nature, d’où ses fragments prélevés à part et dans l’à côté. Une des images récurrentes les plus fortes demeure alors ce plan volé au cœur de la terre et représentant une herbe jaillissante sous les rayons bienveillants du soleil : « …Il faut si peu pour que l’herbe revienne, / grimpe à tes chevilles ; / herbe, peut être le seul mot / VIVANT » (P 470). La parole, comme un secret enterré, saisit la pérennité d’une nature que l’homme ne perçoit pas et dont l’existence est rendue si fragile qu’elle échappe à l’instant même où elle est révélée. D’où ces évocations du paysage, qui ne sont pas des descriptions stricto sensu, mais des phrases suspendues en l’air, tissant un lien secret  avec le monde :

« La parole chargée de guérir a dressé cette ruine /  de quelques chardons bleus, de poussière et de vent ;  /  ce chemin où la mort, empoignée par tant de mots, / comme un figuier portant ses fruits dans un vieux mur /  et l’embellie de lierre sur la porte fanée,  /  se referme sur le devenir joyeux,  /  le lointain, très lointain murmure : /   d’un pin amoureux. » (p 52).

   La nature, par les mots-regards de P-A Jourdan, souffre donc l’étude la plus minutieuse. Elle invite à placer l’œil au niveau de la plus petite feuille et à prendre une vue d’insecte afin  de prélever et réintroduire de la nature à profusion, bouleversant les repères d’une perception ethnocentrée et agrandissant çà et là le langage du monde pour lui offrir son plein statut et le doter de pouvoirs absolus. Mais l’image nous avertit aussi que ce territoire est dominé par la force d’un langage indéchiffrable et majestueux. Et par-dessus ces images, une voix seule, perdue, presque enfouie sous la végétation, se questionne : Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Cette voix appartient donc bien à un homme, ou plutôt à cet esprit qui s’éveille au contact du monde. Reflet de l’esprit, la voix désincarnée du poète marque alors une discontinuité fondamentale au sein de cette ouverture qui, par le geste créateur, tente de réinventer l’origine :

« Longtemps les mots frappent à la porte /  le chiendent ne veut pas céder //  la route se perd qui se garde farouche / une pie longe le silence à travers champs // Là, comme une ombre / et le vent se ferait porteur / d’étranges nouvelles // heureux celui qui se contente de son pas / maudit celui qui les entend  » (p 79).

   Toute la difficulté tragique part d’un dispositif qui signe le divorce, une impossible fusion entre cette voix et la nature, sourde et aveugle aux questions immergées dans le cœur de l’homme. L’assaut du poète perdu dans les hautes herbes de la colline et désirant lutter avec l’œil du soleil qui le surplombe, dévoile le tragique d’une course dont il n’est aucunement le maître. Présenté dans sa perdition, le poète est semblable à un être minuscule, enfoui au cœur d’un univers infini et plongé aveuglément dans une bataille qui le dépasse. Il faut donc rompre l'enfermement en soi, s'efforcer de s'effacer, c'est-à-dire d'écarter les désirs et les rêves, faire entendre les voix plurielles d’une « âme collective », d’un individu élargi dont l’essence est d’être totalement étranger au monde tel qu’on le connait. Conscience grandie au bout d’un trajet qui fait figure de boucle, le poète retrouve l’esprit qu’il appelait alors et lui priait de raconter son histoire, cet esprit qui était représenté par l’image totale de l’unité de la nature, ce miroir que la voix originelle troublait fragilement par la pure mélodie de son chant :

« … Quel est ton nom ? je suis l’usure des corps des pierres de l’ombre même de l’ombre je suis l’auxiliaire de la beauté vous me saluez parfois si vite la tête vous tournerait peut-être ? j’active la poussée des feuillages vous ne dominez plus vos arbres eux aussi vous oublient je suis cette bouffée de tendresse dans les corps la brume des regards qu’ils reposent en paix ! les voix se perdent dans l’espace accostent à la rive comblée de gravat là le festin se déroule c’est toujours autour d’une table que l’attente se fait mortelle gravée dans la pierre C’est moi dit l’usure qui émonde les gestes j’aurais trop peur des vivants ….  » (p 387/388)

  L’émerveillement présent dans la poésie de Jourdan ne fait donc jamais oublier ce qui se joue dans ses paroles lorsque le miroir des couleurs se renverse et que le jardin s’embrase. Le poète demeure le plus sensible critique des stridences qui accompagnent le désenchantement du monde et la course somnambulique des civilisations. Le regard qu’il semble porter sur le monde ne laisse aucun doute concernant sa révolte et son pessimisme. De cette blessure s’impose l’idée d’un épanouissement et d’une ascèse qui ne se font qu’en dehors de la société et à l’intérieur de soi. Cette attitude de défiance face au monde extérieur, Jourdan l’a donc fait sienne et a semble-t-il trouvé comme seule réponse face à cela de faire de ce « pessimisme une grâce en franchissant un espace plus grand que son ombre ». Par l’ondoiement seul de l’eau d’une rivière ou par le tournoiement de hautes herbes, le vent peut enfin se soulever et traverser son visage et la floraison intérieure répondre à celle d’une végétation dont le poète s’imprègne. Mais êtres et choses, peuplant un seul et même monde, ne cohabitent pas nécessairement,  et l’idée d’une nature et d’une faune indifférentes au drame humain qui se déroule à côté d’elles est donc bel et bien transmise par la mise en voix du poète : littéralement, les humains, les animaux, les plantes, fleurs ou arbres, n’apparaissent donc pas dans le même cadre, symbole de vie car symbole de mort, ces éléments s’abstraient du conflit humain. La vie va et vient, tandis que les hommes, eux, semblent aller vers leur anéantissement :

 « Tu sors dans le jardin répandre les cendres encore tièdes, elles vont nourrir une plante. Le feu est maintenant plus vif. L’ombre de la fumée passe sur la terre. Comme tout est en ordre soudain ! » (p. 111)

   Et si trop de choses nous ont échappé, on sent grâce aux mots du poète qu’il est encore possible d’en saisir quelques-unes, nous avons pour cela des bouts d’éléments qui nous le disent, l'enracinement de l'arbre, l'acceptation de l'herbe balancée de vent, l'errance et  la dissolution du nuage révélant l'éclat invisible et instantané de ce qui reste indescriptible…Les phrases de Jourdan, toutes de révolte, de fluidité et de mystère, ont la densité d’une peinture naissante, ébauches, esquisses exposant des aphorismes ou paraboles comme une « toile du vivre », la parole est alors tissée de résonnances et de déchirures dans un cortège de couleurs éblouissantes et d’ombres violentes, et au milieu de ce débordement, le poète, corps à vif, tente de rejoindre fraternellement « la nef des fous », des errants et des invisibles, tous ceux qui se sont affranchis d’un moi unique pour se tenir dans la patience de la beauté, fût-elle tragique :

 « Ce bâtir correspond à l’insertion dans le monde afin qu’il y ait une demeure, une stabilité, pour nous autres passants. Le sacré, aujourd’hui, est sauvegarde, permanence d’un monde qui est donné et que nous saisissons par bribes, par éclats. Beauté qui se refuse au catalogue » (pp232/33)

    En somme, la présence de l’Obscur est à prendre en compte qui donne toute sa valeur à l’instant pur, au murmure de la voix et à la fêlure du rythme poétique. Ecrire l’Obscur revient à dire le monde sans duperie, sans consolation, en effet pour éprouver la lumière il faut avoir connu la défaillance, et c’est à travers cet abandon que s’opère le renversement miraculeux de la poésie qui permet à Jourdan de voir en lui ce qui fut et ce qui sera, de voir autre chose, comme à la dérobée, voir là où il n'y a pas de bout du monde, «  où le lierre ne peut vivre que sur du mort », rendre compte des possibles affleurements de l'obscur dans la lumière, des tressaillements de l'énigme afin de veiller au-dessus des gouffres dans l’étreinte recommencée de la terre et faire en sorte que l’air immensément lumineux se tienne à la place du temps. À partir de cette expérience, il n’existe rien d’autre que le silence qui fait corps avec l’Invisible :

 «  Le ciel au couchant s’est teinté de vert / très haut un vol d’oiseau le disait proche / c’était soudain comme une bague à mon doigt / j’ai cherché tout autour de moi / l’herbe se taisait après les premières gelées / il n’y avait pas de trace visible / j’ai frotté doucement mes mains /  l’une contre l’autre / avec un peu de thym / pour vaincre la solitude / et pourtant je n’étais plus seul » (pp 414/415)

   Jourdan choisit, par conséquent, de mettre en valeur ce silence, sa parole épouse, en conséquence, les contours du sensible, mais est aussitôt condamnée par la vision qu’elle induit, cela explique aussi l’attraction du poète vers les formes fragmentées, les ellipses, les esquisses, les traces, bribes et éclats. Ce n'est donc qu'au moment de sa propre disparition que l'homme se découvre soudain, dans ce dehors qui, maintenant, lui est le plus intime. Alors, il n'y a plus un corps mais un poème qui se fait à même la marche, afin d’éprouver le chemin où tout s’apaise, il n’y a plus ni fenêtre, ni langage, ni monde, mais un seul mouvement qui s’illumine et éclaire. Voilà donc ce qui est insaisissable et voilà où réside l’un des  secrets des œuvres de Jourdan. Le poète ne dessine pas seulement un Eden mais il montre un temps qui n’existerait pas, un présent antérieur. Chaque poème est comme une révélation, le poète, exclu du monde, est dans l’impossibilité de saisir la beauté même s’il la contemple. Ses mots ne fonctionnent pas selon la structure d’une chute suivant le temps d’un paradis terrestre mais commencent bel et bien sur un sentiment sensible de la perte ; le poète propose une nouvelle lecture des choses en évoquant la mélancolie face à un monde déjà perdu, avant que quoi que ce soit n’ait déjà commencé. Ce qui expliquerait, en partie,  la blessure de P-A Jourdan, le poème l'apaise un instant, en tissant le fragile réseau de quelques signes pour y prendre l'écoulement de tout, lui donner forme et ainsi exorciser sa douleur, mais l’émotion la plus vraie et la plus juste est de ressentir soudain dans sa chair que la vie est de se défaire chaque jour et le présent d'être son propre passé, que l'acte d'écrire, par-delà thèmes, motivations et faux semblants, n'est qu'un adieu prolongé à la beauté des choses.

    Suivre P-A Jourdan, c’est accepter de faire une expérience qui est de nature spirituelle, spirituelle parce que c’est une poésie qui ne propose pas, qui ne répond à aucun souci intellectuel et encore moins idéologique. Avec Jourdan,  rien n’est donc certain, on ne sait rien, on se retourne et que voit-on ? Un sentier, moins, peut-être, des traces qui se perdent, moins, encore, ce chemin évaporé. Comme si rien n’avait jamais été entre ce qui vient et ce qui s'en va, entre ce qui est et ce qui n'est plus, puis en un fragment de secondes tout prend le visage du silence. In fine, Jourdan écrit à la fois le jour, ses odeurs, ses couleurs, ses rumeurs et l’instant où tout bascule, ce fil où l’on attend en équilibre, où ce qui s’approche, s’éloigne sans cesse. Chaque poème est comme une lucarne ouverte sur des mots qui donnent sur ce qu’on ne sait pas, sur les sommets ou dans les profondeurs, sur les paroles, sur les cris, sur ce tissu du monde où, parfois, quand vient le silence, on entend que quelque chose d’autre respire. Qu’il évoque son attention aux ombres, où s’avivent les odeurs, qu’il chante aux lueurs matinales accueillant la couleur des eaux, dans ces entre-deux poétiques, Jourdan offre, à travers ses marches, au travers de son corps déchiré, un souffle impalpable. Et devant les limites que personne ne peut franchir, il faut essayer de croire que le corps est aussi en passe de s’enfuir à tire d’aile afin de peser une autre mesure du réel :

 

« La route s’étrangle. Les fleurs grandissent sur les pentes. Cette vipère, tête écrasée sur le sentier comme un nerf détestable, est le temps vaincu. Mais le pas, la marque victorieuse, le pas déjà lointain, inaudible, mais la rencontre ?

Frôlant mon dos brisé je devine cette forme altière, le souffle puissant de ce boulet qui trace l’avenir, sans égard, éblouissant.

Presque conquis par tant de hargne joyeuse. Innocent incendie pour réchauffer le cœur, brûlant les étapes, devant la route commune où nous nous enfonçons. » (p. 152)

 

   Cette « triste beauté », sentiment diffus et prenant qui sourde dans les poèmes, accueille d’un Bonjour signifiant le don reçu de l’existence, et accepte notre incapacité à y répondre autrement que par L’Adieu ; c’est aussi pour le poète élégiaque souffrir de n’avoir au bout du compte rien su saisir, rien su dire alors que pour celui qui le lit le plus Vrai est trouvé dans ce lieu poétique, quand « le bonjour et l’adieu deviennent interchangeables », et que l’écriture nous rejoint dans un rapport qui est moins de réciprocité que de transfert. En fait, Jourdan trace en mots ce qu’il tente de voir, transmue le visible et l’invisible en musique de parole et en froissement d’air. Définitivement fragile et vaillant, le poète peut désormais perdre son visage, se risquer à dire ce qu’il éprouve devant l’image montée de la terre, mais que dire de plus qui ne rompt la magie ou le mystère ? Il faut en fait dire et redire les arbres, les herbes et les oiseaux, les horizons, le soleil le long du champ calciné, l'étrange élan du tronc et son inextricable réseau de branches, la montagne, ses lumières changeantes, les miroitements de la pierre, la fuite des nuages, le bleu impossible du ciel, il faut redire toute cette dispersion qui resurgit, dans ses poèmes, comme portée unifiée par un espace grand ouvert. Puis dans le vide venir inscrire le visage du monde ; ce visage est celui de Jourdan qui se lève, inconnu, vivant, courageux et dont la voix est pleine du silence bruissant des murmures de la terre : « Pour qui vient dans l’obscur, je sonne l’obscur, pour qui vient dans la clarté, je sonne la clarté; pour qui vient, hésitant, ne sachant pas nommer, je sonne de toutes mes forces, je sonne de ma sonnette fraternelle. Pour qui vient, sans nom, qui est Souffle, qui fait tarir la source, je sonne jusqu’à épuisement… » (p 509). Cette voix fraternelle éveille alors en nous la grâce d’un accord sensible, et il suffit de l’écouter afin d’entendre, dans un même élan, l’évidence de l’offrande poétique et la conscience de notre peine, celle de ne pas pouvoir être simplement à la hauteur des choses.

 

****Nous avons volontairement mis de côté les Références spirituelles de P-A Jourdan tant la précision de sa quête est magistralement traitée dans l’ouvrage critique d’Elodie Meunier, Pierre-Albert Jourdan, L’Ecriture poétique comme voie spirituelle.

Ce livre fait l'objet d'une lecture de Paul Vermeulen ici : http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/elodie-meunier-pierre-albert-jourdan/paul-vermeulen

Le bonjour et l’adieu, Mercure de France.1991

 

 




Bernard Hreglich (1943–1996)

Bernard Hreglich fut un poète singulier qui, malgré la souffrance, la maladie, sut faire triompher les pouvoirs de l'écriture, de la poésie. Il fut surtout un poète discret qui ne chercha jamais à publier très tôt.

C'est en 1977, alors qu'il a trente-quatre ans, que paraît Droit d'absence qui vaut à son auteur le prix Max Jacob. En 1986, il obtient le prix Jean Malrieu avec Maître visage. Déjà sa santé s'est dégradée et la sclérose en plaques dont il est atteint l'immobilise peu à peu. Toutefois l'écriture constitue pour lui son seul recours, son unique moyen de survie. Exigeant, Bernard Hreglich ne cesse de corriger ses poèmes qu'il ne tient pas à livrer à la publication. Il est gravement malade lorsqu'il adresse à Gallimard un manuscrit: Un ciel élémentaire, qui sera publié en 1994 et obtiendra le prix Mallarmé. Malgré la souffrance, il se décide à préparer un autre livre, ce sera Autant dire jamais qui sortira chez le même éditeur sans que son auteur ait eu la joie de le voir. Bernard Hreglich disparaît en août 1996. Grâce aux soins de son ami François de Boisseuil, les derniers textes écrits en juin 1996, alors qu'il est hospitalisé, seront publiés chez un éditeur-imprimeur à l'enseigne des presses du sergent Fulbert à Cléry près d'Orléans. Plus rien d'autre n'a vu le jour depuis.

       Dès Droit d'absence s'affirme la maîtrise d'une écriture particulière à l'écart des courants à la mode. En partie composé de poèmes de jeunesse ( il avait une vingtaine d'années ), ce recueil met en place les premiers fondements de la quête intellectuelle et poétique de Bernard Hreglich. Certes, cette poésie peut déconcerter : l'écriture concrète, élégante s'affirme par le goût pour les alliances insolites, pour les métaphores parfois énigmatiques. Dans ce livre, Bernard Hreglich parle discrètement de lui et du monde, de notre monde sur lequel il n'entretient nulle illusion mais qu'il approuve sans retenue parce qu'il le sait source de poésie, lieu d'enracinement à partir duquel il s'interroge. Ce qu'il souligne, c'est sa volonté de prendre ses distances avec son passé parce que l'instant lui permet de transformer la réalité, de l'adapter au gré de son regard qui se métamorphose par le biais des mots :

Au fil des ans je ne prends plus la peine
de revoir ce vieux film criblé de taches d'encre
qui est mon histoire: toujours la même histoire.

Ce que contemple Bernard Hreglich lui permet de dresser un tableau dans lequel il souligne la cruauté d'un univers fait par l'homme et dressé contre lui. Aussi est-ce comme un désir de fuite qu'il exprime parfois, comme si dans l'éloignement il échappait à l'inhumanité d'une société dont il est toutefois un des spectateurs curieux :

J'ai un réel besoin de fuite.
Toutes ces bouches qui me rongent
et ces visages dont la couleur se fige
à la première insulte du ciel.

De même si l'écriture demeure sa seule préoccupation parce qu'elle seule lui permet de conquérir la réalité, de se l'approprier sous une forme différente, il confesse parfois son désir de s'en remettre au silence

Je dis qu'il faut atteindre le silence
comme une halte nécessaire
à l'élaboration de toute révolte.

Mais ce livre singulier, comme le seront les suivants, affirme avant tout le plaisir qu'entretient Bernard Hreglich avec le monde, la poésie dont il devine qu'elle constitue son unique moyen d'être présent parmi les hommes, de faire voisiner réalité et imaginaire, de les confondre en un même mouvement.

Avec Maître visage est confirmée une poésie tout aussi foisonnante, peut-être aussi déconcertante, qui s'appuie sur la réalité mais ne s'en tient pas là et s'ouvre sur l'irréel, presque visionnaire, faisant alterner goût pour la précision concrète et puissance de l'imagination. Dans cette alternative on note l'attirance de Bernard Hreglich pour les paysages terrestres dont il souligne la beauté accentuée par les mots, par une écriture fluide qui ne cesse de charmer. Pourtant là n'est pas la seule préoccupation du poète qui, dans une seconde partie, célèbre la femme, lumineuse et s'intégrant dans son paysage mental et physique:

Troublante avec ta masse aérienne de larmes
comme une mémoire dont tu déchires
tous les tissus pour mieux dire aujourd'hui
des mots qui sont mes fêtes. Je n'ai jamais trouvé
en toi que bonne terre.

On ne saurait toutefois terminer cette brève analyse de Maître visage sans remarquer une unité fondamentale, propre à l'ensemble de l'œuvre: celle d'une solitude contrainte, à peine exprimée, en correspondance avec le monde dont Bernard Hreglich ne se sépare jamais et qui constitue la matière de sa poésie.

Dans Un ciel élémentaire, Bernard Hreglich livre sans doute ce qu'il a de meilleur et qui sera suivi par Autant dire jamais. L'écriture se fait plus dense, plus flamboyante dans son lyrisme, le vers ample permet à la pensée, aux images de se dilater, d'affluer à la façon d'un cours d'eau grossi par les pluies d'orage. L'aspect baroque de la poésie de Bernard Hreglich prend toute sa force déroutante et ce qui transparaissait dans ses précédents livres s'affirme ici plus nettement. Dès les premières pages, le regard porté sur le monde se pose sur la Serbie, la Croatie, alors en guerre, et les événements qui se déroulent sont transformés par les mots, par une poésie qui conjugue fiction et réalité :

Complice désormais d'une oeuvre ironique, tu frissonnes
S'il est question du maître Serbe et du valet Croate
Isolés dans leur monologue
Et des larmes de Sarajevo.

La vision d'un monde cruel qui était soulignée précédemment est confirmée ici d'une façon plus forte. La critique de notre époque, les sarcasmes qui lui sont adressés ne cessent d'abonder : la propension à la rapine, à la violence sont dénoncées avec vigueur sans que l'écriture ne perde de son élégance, de sa hauteur. Elle est l'instrument qui permet au poète de se livrer à ce travail de dénonciation :

Trop de ladres scindent le monde qui surveillent les graphiques
D'un siècle aux épisodes carnassiers dont nous savons
Qu'il désappointe les bergers, les Bochimans, les Tsiganes
Avant de donner le sein aux corporations triviales.

Néanmoins cette appréhension du monde n'empêche pas Bernard Hreglich de faire allusion à son destin personnel, d'affirmer pudiquement ses souffrances à peine voilées par une expression privilégiant l'inattendu, la singularité. La lassitude, la solitude transparaissent au hasard des poèmes qui sont comme autant d'histoires confiées au lecteur. Dès lors abondent de nombreux tableaux qui mettent en scène la femme sur laquelle le regard de Bernard Hreglich se pose, lucide et cruel. Il dénonce cette fois son insensibilité, sa perfidie :

Ai-je vu ta cruauté si peu semblable à mes éclats
Toi qui fus au précipice pour prévenir le néant
Et dont je crains le pouvoir faute d'azur sur tes lèvres ?

autant qu'il déclare son amour pour elle. Ces revendications, ces constantes reviennent régulièrement, constituant un thème obsédant. Cependant ce qui l'emporte dans ces poèmes c'est la foi entretenue dans l'écriture, puissance suprême, alors que le poète se méfie d'elle et souligne de nouveau la tentation que lui offre le silence

On laisse dans l'écriture venir fleuves et chimères
Et bientôt des formes oblongues ne se nommant pas;
On perçoit dans la parole des sonorités arbitraires qui persécutent
Le sens, qui durcissent le régime d'une langue inaccessible

A l'espèce la plus commune qui trouble
les desseins
Par corruption des cadences et glissements sémantiques
Jusqu'au jour où le plus simple est de parler avec ses mains.

Avec ce livre, Bernard Hreglich s'efforce, dans une tentative irréalisable, de saigner à blanc la réalité pour lui en substituer une autre, au moyens des mots passés au crible, sans cesse malaxés comme il en serait de couleurs broyées sur la palette. D'Un ciel élémentaire, Charles Dobzynski a dit dans Europe : " Toute l'ambition, tout le bonheur d'écriture de Bernard Hreglich tiennent peut-être à cela : le choix, contre l'usage, d'une langue rebelle qu'il porte jusqu'au bout de son dessin, de sa combustion. " C'est bien par la poésie que brûlait Bernard Hreglich et elle l'a porté  jusqu'au terme de son existence, une poésie qui s'est poursuivie avec Autant dire jamais et d'autres textes inédits, témoignages d'une vie dévastée par la souffrance et sublimée par le regard qu'il portait sur un monde dont il ne s'était jamais retranché.

Autant dire jamais prolonge le recueil précédent en ce sens que l'on remarque la même élégance de style, un foisonnement semblable, mais le ton se fait plus poignant, la souffrance est masquée, même si l'on perçoit au travers des mots poindre la douleur. Le même regard ironique et critique est porté sur notre société à laquelle le poète ne fait pas grâce et qui avive son désir de fuite, son souhait de retrouver un passé baroque :

Face à tant de prosaïsme je voudrais me réfugier
Dans un plafond idéal, peuplé de charmes, de déesses
Selon les goûts du siècle seize.

D'ailleurs cette époque si tiède n'en est pas moins cruelle et Bernard Hreglich rappelle plus fortement la présence de la guerre en Bosnie, se souvenant que ses ancêtres étaient originaires de cette partie de l'Europe :

Mes anciens furent des aventuriers, des naufrageurs, des reîtres,
D'impénitents rapaces. Des Slaves ayant franchi les Colonnes
D'Hercule sans grands soucis. Ce que chacun ignore.

Mais les rappels d'une origine étrangère ne permettent pas de ne pas prêter attention au poète, à ce qu'il évoque de lui-même. L'écriture exubérante n'occulte pas les fragments de son existence qu'il livre au lecteur, transformés par les mots, par le regard qu'il promène sur lui et tout autour de lui :

Douleur qui vient, sombres secrets, œuvres de pierres ;
Avant le deuil il y avait mille collines et des enfants
Pour chasser ce vieux chagrin.

C'est alors que survient la tentation de regarder précisément autour de soi, de s'intéresser au monde de l'enfance qui, comme celui de la poésie, est source d'espoir. Car même si la solitude, la souffrance sont le lot quotidien de Bernard Hreglich, il n'en demeure pas moins qu'il ne manifestera pas la moindre amertume envers ce monde. Aussi l'émerveillement chasse-t-il la douleur, au même titre que la poésie exaltant la flamme qui l'anime avec une vigueur sans pareille. On constate ainsi dans cette œuvre un perpétuel balancement entre les forces maléfiques que véhicule notre société et les autres, plus stimulantes, celles de l'enfance, de l'espoir, de la tendresse, du langage exalté par un poète au verbe somptueux.

 Dans Proses, recueil posthume, pour la première fois Bernard Hreglich recourt au poème en prose avec la même expression élégante dans sa perfection. La manifestation de la souffrance, l'approche de la mort sont traduites dans ces textes alors qu'il se fond dans l'écriture devenue pour lui un autre corps. Il n'élude plus l'absence proche et trouve pour l'exprimer des formules lapidaires percutantes :

Je n'ai pas désigné celle qui vient, porteuse de cendre et de poudre.

Aussi l'avenir représente-t-il pour lui ce point invisible vers lequel il se dirige, conduit par une main inconnue. Il semble alors se détacher du monde, tout en affirmant avec force son insoumission et en clamant sa confiance dans le livre, témoin des civilisations passées:

Je n'ai dans ma sauvagerie rien perdu de ces manières frivoles qui circulent de siècles en siècles entre les feuilles d'un volume déchiré.

Jusqu'au bout Bernard Hreglich se maintiendra à la hauteur de la poésie dont on peut affirmer qu'elle aura été pour lui un instrument essentiel pour interroger le monde, le découvrir dans sa beauté magnifiée par le regard et le désir toujours en éveil d'en révéler les infinies possibilités.

Cette œuvre, si mince soit-elle, aura marqué fortement la poésie française de ces dernières décennies. La critique, les lecteurs l'ont reconnue à juste titre. Il serait bon qu'on en prenne de nouveau connaissance avec un esprit de curiosité, celui qu'eut toujours Bernard Hreglich envers les autres. On découvrira, par le biais d'une écriture exigeante qui fut toujours la sienne, une poésie lyrique d'une richesse infinie. Comme tout poète authentique Bernard Hreglich eut pour projet d'appréhender le monde, de le transcrire pour lui accorder toute sa singularité. Ce poète souffrant dans son corps nous donne une leçon d'humanité, de courage, délivre un message d'espoir par le biais d'un regard toujours en attente de surprises. Ses découvertes exprimées  au long de ses livres sont aussi les nôtres.

Max Alhau

 

Bibliographie :

  • Droit d'absence ( Belfond, 1977 )
  • Maître visage ( Sud, 1986 )
  • Un ciel élémentaire ( Gallimard, 1994 )
  • Autant dire jamais ( Gallimard, 1996 )
  • Proses (Presses du sergent Fulbert, 1997 )

Article paru dans le n° 52 de Aujourd'hui Poème ( 2004 ).




Traduire les Novénaires

 

Comment répondre à la demande qui m’est faite d’évoquer mon expérience de traduction des Novenari ? « Expérience » : voilà précisément ce qu’il convient d’entendre, et dont il faut mesurer la teneur bien plus éthique que « littéraire ».

Un premier point tout d’abord, qui n’aura que l’apparence d’un paradoxe. Je n’aime pas traduire de la poésie ; sans doute parce que je ne la comprends vraiment que si je la traduis — et que cette compréhension est exigeante, elle ne va pas sans trouble… Il est plus simple de laisser le poème au stade de la lecture, qui indéfiniment s’agrège à d’autres, ce qui fait un murmure incessant dont la continuité dispense d’interroger le détail : car il faudrait alors découvrir la vastitude de ce qui s’arrête enfin, de ce qui tient et hante de son écho presque éperdu un lieu intime que le simple cours de la vie refuse, et pour son bien, de visiter trop souvent. Traduire m’attire et m’inquiète. On ne sort pas indemne de l’opération, et cela suffit à s’en dispenser le plus possible, avant qu’insiste à nouveau une parole qui ne se confond avec aucune langue particulière : prenant forme, bien sûr, dans celle par laquelle on a soi-même accédé au langage, mais qui est telle cependant que toute réalisation dans sa propre langue sombre dans l’oubli sitôt qu’elle existe, et ne fait aucune force, aucune certitude. En un sens, ne sert à rien. Et l’on est à nouveau les mains vides. (Ou faudrait-il dire qu’on traduit parce qu’on ne parle jamais vraiment que sa langue, et que cette langue, on ne cesse de la chercher ?)

Quel repos, à l’inverse, de traduire des choses moins essentielles, que l’on veut simplement faire connaître à d’autres pour l’usage tout instrumental qu’on en eut soi-même, ou pour le seul plaisir de la lecture ! Cela ne va pas sans fécondité, qui est, mettons, d’enseignement et de conversation, par quoi un commerce se poursuit. Sans le sentiment heureux, aussi, d’une sorte de maîtrise du traducteur dans sa propre langue, comme est celle d’un violoniste, pour reprendre les mots de Proust à Madame Strauss, qui réussit à « se faire son son » : alors, même s’il s’agit d’une traduction de hasard et d’un service en effet mineur, ou plutôt parce qu’il s’agit de cela, c’est encore l’allure et le rythme propres d’une langue intérieure qui se donnent à percevoir, le lecteur y serait-il peu sensible parce que les vies diffèrent, et, avec elles, la capacité à entendre — et à désirer savoir ce que vivre veut dire.

 

*

 

Ce repos, je l’ai éprouvé en traduisant d’autres poèmes de Remo Fasani que les Novénaires. Aussi bien n’est-ce pas la « poésie » qui est véritablement en cause. Car il est tout à fait indifférent de traduire la plupart des textes — sans parler de cette incessante variation que fait naître dans l’esprit toute traduction réalisée (il m’est arrivé de traduire plusieurs fois la même chose, ainsi avec Fasani, précisément : je veux dire de ne pas me souvenir que j’avais déjà traduit tel poème, et de le découvrir à nouveau, en lecteur, avec l’impression intacte de quelque chose qui demandait à prendre place dans ma langue — et plus encore dans la forme imprimée que je voulais lui donner. Inutile de dire qu’au moment où le souvenir revenait — tardivement parfois —, les résultats que j’avais sous les yeux étaient très différents l’un de l’autre. Mais à chaque fois, anankè stanai : voilà un état, qui pourrait être tout autre, on le sait à chaque instant. Et cet état fait curieusement mesurer sa complétude à l’ampleur des possibilités intactes qu’il laisse deviner.) Traduire peut rendre service, comme on dit d’ordinaire ; ou que l’on vient, ce faisant, combler un oubli, ajouter ce qui manquait au répertoire d’une langue pour que celle-ci pénètre dans on ne sait quel panthéon des grandes œuvres, où nul n’habite. (Mais jamais personne, en vérité, n’avait rien oublié, la question ne se pose pas en ces termes ; toutes les significations ne sauraient apparaître en même temps, indépendamment de la teneur des existences. L’histoire et la durée les rendent incompatibles dans l’espace d’une vie et même de plusieurs générations, et nul ne saurait replier le livre sur lui-même, comme les anges de l’Apocalypse.) Si je lis la traduction d’une œuvre écrite dans une langue que je ne connais pas (et bien sûr, de ces langues, j’ignore la quasi-totalité), il me suffit d’y savourer la mienne en son usage à la fois noble et commun. La justesse ne s’établit que dans le son qu’on entend ; et celui dont on rêve possède, on le sait bien, exactement la même tonalité. Quant à savoir quel abîme sépare et unit tout ensemble la langue qu’on ignore et celle que l’on connaît, que m’importe en ce cas ? Je vois vivre pour un temps, qui suffit à ma mesure, ce qui m’était inaccessible, ce dont je n’avais même aucune idée, et qui se met à exister sous la seule forme que je puisse percevoir : mais à condition que cette forme soit, précisément, française, et comme un ajout incalculable : l’évidence, quoi qu’on fasse, que quelque chose aura existé. Une autre langue prête un nom d’occasion à une région très sombre que l’on ignorait encore. De loin en loin, c’est une autre guise d’être qui paraît, avant que les choses à comprendre et à éprouver ne retrouvent leur étiage de patience et d’oubli. En ce sens, on traduit pour rendre le présent très ancien ; pour que se fasse en lui comme un creusement, et que la respiration s’y déploie, plus profonde et plus libre que l’aujourd’hui. À moins, nulle « expérience de la traduction », et nulle fécondité de son rapport à la vie.

 

*

 

Oui, une respiration, une allure, un air. C’est cela qu’il me semblait trouver chez Remo Fasani plus que chez tout autre, et que je rencontrai comme ce bien essentiel dont j’avais eu le pressentiment en traduisant le Pétrarque latin ou la prose du Calamandrei de l’Inventaire d’une maison de campagne, discrète et allusive comme un soupir (un pressentiment qui se vérifiait même, parfois, lorsque des sermons inédits d’Augustin prenaient à cette table forme française, dans le souvenir du livre XI des Confessions ou du dernier de la Cité de Dieu). Dans chaque cas, c’est bien « entre deux mondes », tra due mondi, que l’on se trouve. Situation diversement thématisée chez ces auteurs, et cependant toujours la même en son principe comme en ses effets — ce souffle étageant, libérant l’existence. Inutile de dire combien cette situation pouvait à elle seule désigner la tâche du traducteur.

Ici venaient concourir les éléments en apparence les plus disparates, comme semblent au premier regard les strates d’une vie. Il y avait eu un voyage dans le Val Bregaglia, à Soglio, à Borgonovo, à Stampa, où les traces de Rilke comptaient moins que celles de Jouve et de Giacometti, face aux « dents difformes du malheur » à quoi le poète voulait faire ressembler la chaîne du Badile, puis — il ne s’en fallait que de passer le verrou des lacs — à Sils-Maria bruissant de présences et de vent. S’ajouta la lecture d’A Sils-Maria nel mondo et d’autres recueils de Remo Fasani, dont des traductions paraîtraient par la suite. Mais il y avait surtout, issue à la fois des livres et des lieux, montagnes et vallées tout ensemble, la persistance d’une interrogation sur cette situation intermédiaire, à quoi, travaillant alors sur Pétrarque, il me semblait que l’œuvre, toute œuvre équivalait, non seulement en sa définition phénoménologique telle qu’un Husserl la proposait dans ses Ideen, mais en son essence même, si problématique et invérifiable. Les mots célèbres de Pétrarque dans ses Mémorables (velut in confinio duorum populorum constitutus ac simul ante retroque prospiciens), l’hésitation intervallaire si fréquemment répétée dans ses lettres (ancipiti in bivio sum) se conjuguaient à des rêves anciens, comme ceux que les Disticha Catonis avaient bien du mal à réduire à une sagesse pratique : Illum imitare deum, partem qui spectat utramque, « imite ce dieu qui regarde l’un et l’autre côté », souvenir et désir, passé et avenir d’un Janus devenu chrétien, tout autant que domaine de l’esprit et domaine du monde. Sous cette lumière, l’utraque fortuna de Pétrarque complétant, récrivant Sénèque, se mettait à signifier à la fois l’existence humaine en son état d’inquiétude aspirant à un peu probable équilibre, cette impossibilité pourtant réalisée d’un état non stable, d’une inconstance constituante, le creusement du présent habité par les autres temps (ainsi exemplairement chez l’auteur du Canzoniere, chez Baudelaire, chez Proust, et bien sûr chez Dante…), la magnificence du monde mais aussi son mouvement et sa disparition, et le suspens de l’œuvre « entre deux mondes », en effet, ce « l’un et l’autre », utrumque, toujours à formuler, à vivre autant que possible, ne fût-ce qu’au prix d’une œuvre elle-même toujours à reprendre, et seule dimension où cette double postulation puisse se figurer à défaut de s’étreindre ; ainsi, de Lactance à Pétrarque, à Fasani — avec en lui ce supplément d’un sourire intérieur venu d’Orient —, à Bonnefoy aussi bien, cette rêverie sur l’Y pythagoricien (« Une nouvelle lettre qui n’est pas essentielle pour l’écriture, mais essentielle pour la vie », écrivait Pétrarque), Hercules in bivio, ce carrefour où il faudra bien choisir, alors que toute langue, peut-être, et tout désir même apaisé, sait dire uniment les deux chemins. Il y avait un flottement, un vague essentiels, rendus plus nécessaires encore en un temps de quantification brutale, de précision technique ou clinique.

 

*

 

Or cet air, cette allure ou cette liberté tenant pour ainsi dire « l’un et l’autre » dans la même main — et qui ont dans les mots écrits leur équivalent tout ensemble concret et symbolique, comme l’aura de Pétrarque, comme celle de Fasani à Sils-Maria, qui est suspens entre deux mondes ; ainsi encore des Novénaires : E io, sospeso fra due mondi (…), Ché una ed anche altra è sempre / la sorte stessa del poeta (…), Oh potessi io pure induarmi / e andare per l’una e per l’altra —, tout cela n’était pas sans parenté avec l’activité de traduction, qui me les faisait goûter tout autrement, et de façon plus décisive que n’eût été le seul souci du commentaire ou de l’écriture seconde.

J’aimais assurément, quand ils parlaient de traduction, les mots d’Horace, de Cicéron ou de Jérôme, d’une si grande généralité qu’elle confinait, en sa clarté, à l’énigme. Mais manquait en eux l’évidence d’une liberté, que je voyais admirablement dite par Pétrarque lorsqu’il évoquait l’idée qu’il se faisait de l’imitation — celle qu’il reprochait ailleurs à Macrobe de n’avoir pas conçue lorsque l’auteur des Saturnales reprenait à son compte la lettre de Sénèque sur le travail des abeilles comparé à celui de la lecture et de l’écriture :

 

Curandum imitatori ut quod scribit simile non idem sit, eamque similitudinem talem esse oportere, non qualis est imaginis ad eum cuius imago est, (…) sed qualis filii ad patrem. In quibus cum magna sepe diversitas sit membrorum, umbra quedam et quem pictores nostri aerem vocant, qui in vultu inque oculis maxime cernitur, similitudinem illam facit, que statim viso filio, patris in memoriam nos reducat, cum tamen si res ad mensuram redeat, omnia sint diversa ; sed est ibi nescio quid occultum quod hanc habeat vim. Sic et nobis providendum ut cum simile aliquid sit, multa sint dissimilia, et id ipsum simile lateat ne deprehendi possit nisi tacita mentis indagine, ut intelligi simile queat potiusquam dici,

 

« l’imitateur doit veiller à ce que, dans ses écrits, la ressemblance ne soit pas identité ; que cette ressemblance ne soit pas comme celle d’une image à celui dont elle est l’image (…), mais comme celle d’un fils à son père. Même s’il y a souvent une grande différence d’allure de l’un à l’autre, une sorte d’ombre et ce que nos peintres appellent un air, qui se distingue surtout dans le visage et les yeux, font une ressemblance impérieuse, qui nous rappelle le père dès que nous avons vu le fils. Et pourtant, à l’examen, tout est différent ; mais il y a je ne sais quoi de caché qui a ce caractère. De même pour nous : faisons en sorte, quand il existe une ressemblance, de maintenir toutes sortes de dissemblances, et de cacher cette ressemblance même afin qu’on ne puisse la découvrir que par une recherche silencieuse de l’esprit : et la ressemblance, alors, se donne à comprendre plus qu’elle ne se laisse dire » (Fam. XXIII, 19, 11-13, à Boccace).

 

Oui, la ressemblance, « l’air » étaient décisifs, et, ma foi, l’éloignement que le texte célèbre de Walter Benjamin sur la traduction manifestait à l’égard du premier concept me paraissait bien étrange. Et plus que le mot qui venait à Paul Ricœur pour évoquer ce qu’est une traduction, « une équivalence sans identité », j’appréciais l’intuition de Pétrarque d’une « ressemblance sans identité », un air en effet, d’emblée capable d’espace et de temps, de lieu en lieu, de paysage en paysage, de génération en génération. Quelque chose que l’on retrouvait à mots couverts dans le traité pourtant très strict de Leonardo Bruni, De interpretatione recta, lorsqu’il avait cette fulgurance d’associer dans la tâche du traducteur l’orationis effigies (quel merveilleux concept !) à la verborum proprietas. Mais cette « effigie », ce portrait d’une manière de dire, ne se laisse pas plus aisément décrire que l’air dont parlait Pétrarque. Impérieusement présents, en effet, mais impérieusement libres.

 

*

 

Les Novénaires ont cette souveraine liberté ; et celle-ci les rend parents, avant même qu’il soit question de les tourner en une autre langue, de la traduction soumise à ressemblance et trouvant en sa soumission l’air où respirer une forme de filiation. Il serait trop long de dire ici ce que cette notion de ressemblance doit à son aînée théologique, telle qu’Augustin par exemple la décrit dans son commentaire de la Genèse. Nous y trouverions, du reste, la même évidence impérieuse et non circonscrite : par quoi j’entends cette ressemblance à un Dieu qu’il est impossible de définir, d’où suit que l’homme porte en lui-même ce signe de l’indéfinissable qu’en son ordre la variété des langues ne cesse d’affirmer : aussi indéfinissable, donc, que celui à qui il ressemble en cela même. — Mais restons sur ce plan de la liberté que j’évoquais (il n’est pas si éloigné du premier) : quelle chose étrange — mais bien connue… — que de la voir sourdre de l’extrême contrainte, celle de 99 poèmes de 9 vers de 9 syllabes, qui cependant emprunte l’allure d’une sorte de journal, où nous sommes indéfiniment au cœur, dans le nombre et hors du nombre, de même que le journal est dans le temps et cependant, dans sa temporalité même, « immobile e colore dell’eterno », comme le dit le poème « Alle date » des Dediche ; de même aussi que l’énoncé d’une forme, en sa description technique, ne saurait prévoir les figures d’absence et de présence qu’elle ne cesse de porter en elle, tels ces nuages et ces brumes où le monde, chez Fasani, se fait et se défait. Rien ici qui se resserre : la brièveté des textes fait au contraire entendre comme une mélopée de l’un à l’autre, un chant indéfini à quoi il est difficile de ne pas associer une allure de la vie, non sans implications éthiques. Et, entre l’un et l’autre, comme des aires où le regard peut se reposer ; une sorte de sfumato qui en vérité est de l’ordre de la plus grande précision, comme il l’est en peinture. Il n’y a pas, chez Remo Fasani, de nugae canorae, pour reprendre le mot d’Horace ; mais quelque chose au contraire de très adhérent au monde, où l’on respire la plénitude de la réalité — cela même dont l’oubli par le présent fait parfois verser le poème, très légitimement, dans la dimension critique de la dénonciation. Et cependant c’est la perception du monde la plus précise et la plus adhérente qui invente l’œuvre comme déhiscence, comme discrétion, afin qu’il y ait en ce monde un ordre libre et inassimilable à tout autre. Et cela crée cette perception si précieuse, ce flottement qui prend le lecteur, comme une apesanteur, un effacement de la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, ou l’on ne sait quelle magie ressemblant à ce que l’on éprouvait, enfant, sur les montagnes d’une fête foraine, ici et ailleurs tout à la fois.

 

*

 

J’employais le terme d’éthique (et le carrefour, l’Y, en furent toujours la figuration, à la croisée des chemins), car il est sûr que des choix formels, qui sont essentiellement des choix de mesure, en tous les sens du terme, emportent avec eux une substance morale décisive : comme est le choix de contempler plutôt que de saisir, d’accueillir plutôt que de crier, de s’effacer plutôt que de s’imposer, afin que la liberté soit sauve. Rien de rare ni de forcené qui risque de crever le tissu des jours. L’essentiel nous est toujours commun. Ce qui implique aussi des choix de langue. Se (…) c’è una lingua in cui si deve far poesia, questa è la lingua di tutti, non quella dei pochi ; la lingua della comunità, non quella della tribù, écrit Fasani pour s’opposer à la mode des dialectes, mais, tout autant, au repli sur soi comme à tout esprit de possession. Les Novénaires rappellent ce souci dans l’un des poèmes, le trentième. Au demeurant, l’excès dans la langue se révèlerait vite défaut dans l’ordre même qu’il poursuit, manquant au combat, au travail véritables : Quelli che, dici, hanno lottato / furiosamente con la lingua. / E io dico : Ma senza grazia. / Non è, la loro, la tremenda / lotta d’un angelo e d’un uomo. Remo Fasani s’est toujours opposé au « sperimentalismo delle ultime avanguardie, che è tale anzitutto per la violenza fatta al mezzo espressivo : in letteratura, alla lingua ; nelle arti, alle forme, ai colori, ai suoni. Ciò significa rispecchiare la violenza di cui trabocca il nostro tempo. Niente di male finché si vuole denunciarla : il peccato è più grave, quando si finisce per incrementarla. E che ciò sia accaduto, quasi ogni romanzo del nostro tempo lo dimostra. Si è entrati in un circolo vizioso, da cui si esce solo se alla violenza si antepone, o si sa anteporre, l’armonia. L’alimento di cui oggi il mondo ha più fame », c’est-à-dire, aussi bien, de poésie, si la poésie, tenant « l’un et l’autre », accomplit ainsi le sens du mot harmonie en son étymologie même, cette union, cet appariement.

 

*

 

Et voilà qui est aussi leçon de traduction. C’est peut-être cela qui m’attire le plus, cette allure générale de l’existence ; bien plus en tout cas que toute espèce de considération technique sur une manière de traduire — et laquelle au juste, si elle procède de tant d’autres plans ? Si je songe, traduisant, au privilège accordé à l’octosyllabe, qui se coule si aisément dans l’oreille française, mais aussi à des vers plus longs parfois, pairs encore, ou plus courts, souvent, et se débrouillant plus ou moins bien avec la variété d’accent de l’original au sein d’une même mesure, parce que la brièveté est rythme en soi, pourvu que l’évidence de la phrase garde sa simplicité, et parce que quelque chose en effet — cela soit dit sans assurance, sans preuve — donne à la naturalité de l’allure comme un mètre sans nombre, la traduction reste sans démonstration, de même que la négociation entre traducteur et auteur est faite de plus de secrets que de certitudes. Mais tout cela importe peu : ces éléments ne comptent pas vraiment. Ainsi de ce qui demeure technique, métier ou habitude. En revanche, ce qui revêt la plus haute importance, c’est ce qui relève de l’ordre éthique, qui prend ici la forme de la responsabilité : non seulement parce que toute ressemblance suppose réponse et engagement, par quoi se signale le fait de vivre à son tour, et de vivre dans la conscience de ce qui précède comme de la fin poursuivie, mais parce qu’un lecteur est responsable de ce qu’il lit, comme un auteur de ce qu’il écrit et un traducteur de ce qu’il traduit ; et que dans cette manière d’être présent au monde et à autrui paraît la dignité ou l’indignité de ce qu’ils donnent à ce qui les entoure : l’harmonie qu’ils lui procurent, ou la désunion où ils le précipitent. Le silence de Fasani, sa discrétion, le peu de rumeur de ses textes où bruissent pourtant les régions si vastes qu’ouvre l’attention, voilà ce qu’il s’agit de traduire ; et voilà aussi pourquoi la traduction, l’« interprétation », pour reprendre le mot tout aussi juste que les Latins donnaient à la première, s’étendent à la plus large manifestation possible de cette forme de vie : traduire, c’est-à-dire aussi veiller au passage d’une œuvre, donc d’un ens imaginarium, à l’univers matériel auquel il lui faudra appartenir, et tenir ensemble l’une et l’autre de ces données ; répondre en effet, et de la langue où ne cesse de se percevoir le murmure intérieur, et de la traduction matérielle qui en sera faite : la totalité d’un livre, son papier, son format, son caractère, sa mise en page, sa facture, le monde humain qu’il convoque pour simplement exister à son tour. Je n’imagine guère la traduction sans ce devoir, sans le fait d’inventer aussi l’instrument de sa perception, dans les termes qui lui donneront sa justesse, et qui m’ont fait choisir d’éditer des livres et de les comprendre ainsi, car ainsi seulement aurai-je traduit. J’aime Proudhon, j’aime Balzac pour cette raison — oui, parce qu’ils furent aussi des imprimeurs ; ou Descartes, qui surveillait, inventait matériellement tous ses livres ; ou Pétrarque encore, évoquant la blessure que lui fit le heurt d’un gros volume de Cicéron, qu’il recopiera bientôt de sa main. Interpres, le mot latin du traducteur, est sans doute le plus juste à cet égard : car l’enjeu de la traduction, pour qui en effet traduit, et non pour le lecteur qui n’en sait finalement rien, est beaucoup plus risqué que celui du commentaire, de la critique, ou de ce qu’on appelle d’ordinaire interprétation ; et il est bon de mesurer l’ampleur de ce risque en le faisant sortir de l’abîme intérieur : en sachant imprimer, en conversant avec les conducteurs de machines, en publiant pour des amis connus ou inconnus, en mesurant la beauté des livres mais aussi la coûteuse précarité du commerce auquel ils appartiennent. L’un et l’autre. Peut-être n’y a-t-il pas d’interpretatio sans cet engagement.

 

*

 

Voilà pourquoi je ne cite pas ici ma traduction des Novenari ; non que je veuille en faire mystère, ni, en vérité, que j’en conçoive des craintes. Mais elle ne se sépare pas d’un livre à venir — je veux dire de ce peu de chose d’expérience, qui nous rappelle que nul ne peut faire l’économie des lieux et des temps. Sans cela, la traduction demeure ce qu’elle est trop souvent, je ne sais quelle occupation de lettré rebaptisé « passeur », avec bien sûr sa part de vertige qui ne va pas sans délectation, et son écho de colloques en procédures d’autorité. Non, il y a comme une convocation, fût-ce au plus humble et au plus modeste, et c’est à elle qu’on accepte ou non de répondre — libre de choisir de plus bruyants prestiges. Et puis il convient aussi de rester fidèle à un moment tout particulier que je garde bien vivant à l’esprit : celui d’une visite à Grono, il y a quelques mois, soucieux de voir celui que j’avais déjà traduit sans le connaître, et dont je m’apprêtais à publier la version française de quelques poèmes précédés des lettres que Cristina Campo lui avait écrites. Deux amis m’accompagnaient, et c’est à eux aussi que je songe ; l’un d’eux travaille lui aussi aux livres, l’autre est peintre et vient à l’instant de rentrer d’un séjour dans les lieux de Sils et de la Mesolcina, qu’il a dessinés par hommage. Je garde de cette rencontre le souvenir d’un prodigieux allégement : oui, d’une sorte de légèreté intense, d’une infinie délicatesse de parole et d’être. Je repartirais avec un texte que je n’avais jamais lu, les Novenari : et je perçus alors, dans ces pages encore muettes, tout ce qu’elles traduisaient.

 

 




Pierre Chabert

Avec l’émotion toujours se - chercher sous la peau, se gratter sous le silence - ou même la - dérision, toujours se chercher, ne sachant ce qui parle, (Pierre Chabert).

 

            Né le 3 novembre 1914 à Cavaillon, Pierre Chabert, le doyen des Hommes sans Épaules, est décédé le 18 décembre 2012, d'une attaque cérébrale. Il venait d'avoir 98 ans. « La poésie est de toute évidence le ferment qui travaille de l’intérieur notre société trop organisée, soumise aux lois de l’argent, du travail intensif, du rendement. La société laisse au poète cette place-là, précisément, qui est de la contester, de la mettre sans cesse en face d’elle-même. Celui qui écrit de la poésie obéit assurément à une vocation, il veut exercer une action sur soi et sur les autres. Même dans l’individualisme, l’acte d’écrire est destiné à rompre l’isolement, à créer la communication », déclarait volontiers Pierre Chabert, qui fut professeur de français-latin-grec successivement à Toulon, Embrun, Tarascon et au lycée Mistral d'Avignon. Esprit libre et honnête, comme il n’en reste plus beaucoup ; poète rare et vrai, Pierre Chabert a été un aîné attentif, membre fondateur et collaborateur des trois séries de la revue Les Hommes sans Épaules. Mais il est surtout l’auteur d’une œuvre singulière dont l’aura ne s’est pas démentie au fil des ans. Pierre Chabert est l’auteur de vingt publications, d’Ombres chinoises (1935) à l’anthologie L’Amour la mort (2001), qui balisent un demi-siècle en poésie. Pierre Chabert, cet homme du Sud, amateur de verdure et de naturisme, a précisé Jean Breton, a d’abord publié des poèmes transparents, gais et solaires, qu’il a regroupés pour la plupart dans Arambre (1965). Plus tard, sa gentillesse née et sa bonhomie un peu sceptique ont soudain rencontré les chagrins de la vie. Se souvenant peut-être de l’exemple de La Bruyère, il inventa un bestiaire peuplé de monstres (Les Sales Bêtes). Comme il sait décortiquer leurs humeurs, leur méchanceté, leurs coups de pattes ! Il flaire les taches, les odeurs des sales bêtes, soupèse la contradiction, étiquette le poison. Une écoute presque biologique du mal chez les autres. Un anarchiste se venge des torts subis ! Œil pour œil… Il donne ses lettres de noblesse à ce qu’il appelle « l’humour de sang ». Les Sales bêtes, comme l’a dit Pierre Boujut, n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Pierre Chabert, mais un chef-d’œuvre. À ses recueils, il convient d’ajouter les nombreux articles, études et pages de journal, qu’il donna dans La Tour de Feu, la revue de Jarnac, dont il fut l’un des piliers. Chabert fut également proche du Pont de l’Épée de Guy Chambelland.

 

            L’aventure éditoriale de Pierre Chabert débute en 1948, lorsqu’il devient critique littéraire à Vie libre, revue naturiste d’Avignon. Jusque-là, il a voulu être poète, et donc, il a « travaillé, imité, trouvé des rimes. Plus que cela : traqué un langage ». Grâce à Vie libre, il reçoit des revues, des recueils de poèmes, et fait la connaissance de nombreux poètes, dont celles, déterminantes, de Pierre Boujut, de Guy Chambelland et de Jean Breton. Il participera à leurs trois revues : La Tour de Feu, Le Pont de l’Épée et Les Hommes sans Épaules, à laquelle s’ajoutera plus tard, Poésie 1 de Michel et Jean Breton.

            Pierre Boujut (1913-1992) vit à Jarnac (Charente) où il est tonnelier, marchand de « Fers & Futailles », tout en animant (pendant près de soixante années), une revue littéraire qui portera tour à tour les titres suivants : Reflets (1933-1936), Regains (1937-1939) et enfin celui de La Tour de Feu (1946-1991). Esprit libre et libertaire, Pierre Boujut n’a de cesse de fédérer autour de son ardent désir de « revue internationaliste de création poétique », un important groupe d’amis : les poètes Adrian Miatlev, Edmond Humeau, Jean Follain, Pierre Chabert, Fernand Tourret, Emmanuel Eydoux, Georges-Arthur Goldschmidt, Pierre Chaleix... Chabert (dans une lettre à Jean Breton), relate : « Tout un programme. Jarnac devient pour moi le lieu où vivre. C’est l’été, les vacances. Paysage calme, vert, la rivière, le chai, les poètes. Une société nouvelle. Le « meilleur » des mondes possibles. Je deviens le néophyte un peu naïf, je répands dans les campagnes le tract « La poésie est déclarée, soyez heureux ». Les amis de La Tour de Feu se réunissent dans le chai de Pierre Boujut, à Jarnac : « Une communauté Tour de Feu, telle est pour moi la révélation de ces congrès où les uns et les autres avons vécu complètement ensemble, mêlant nos idées, heurtant nos manies, formant société au vrai sens du mot. Plus qu’un journal, je pourrai en tirer un almanach, ou un recueil de caractères… La première réalité de La Tour de Feu, ce sont ses congrès : on se rend à Jarnac le 14 juillet pour y trouver un accueil, un climat doux et lumineux, des gens en vacances, une sorte de but, un thème de réflexion, mais rien de rigide, le vrai travail de qui cultive la paresse. On y retrouve des amis que l’on aime, et on y fait des rencontres. Certains y cherchent des directeurs de revues, des acheteurs pour leurs recueils. La poésie incarnée… La Tour de Feu est une sorte de communauté, dont on fait l’expérience trois jours par an, ce qui est la limite vivable pour une communauté. »

            La rencontre de Boujut inaugure une amitié et le début d'une collaboration de trente années. « Pierre Chabert est « l’homme-frère » selon Boujut, c’est-à-dire, celui qui ne l’a jamais déçu. Avec Chabert, écrit Pierre Boujut (in Un Mauvais Français, Arléa, 1989) : « pas d’opposition exaltante comme avec Miatlev, mais l’accord merveilleux et le plaisir de réagir de la même façon devant les faits de la vie politique, sociale, familiale et devant les idées générales de l’existence. Comme moi, il est un doux mais avec une résistance secrète et solide qui correspond à ma douceur armée d’un certain autoritarisme… Nous avons tout de suite été accordés. Nous étions proches (« les proches-poètes » a-t-on dit). Nous avions la même tonalité, lui, peut-être en mineur, car il est plus discret, plus timide et surtout plus subtil que moi. Je me sens lourdaud à côté de lui qui est aérien. Ses certitudes sont ironiques, sa confiance à demi sceptique. Mais, partant de nous deux, c’est le même regard qui se pose sur le monde. » Chabert et Boujut se sont connus sur les mêmes thèmes : la santé de la vie, la joie de la mer, les plaisirs de la paix, l’amour de la liberté. Chabert reçut La Tour de Feu et en parla dans sa chronique de Vie libre. Puis il vint à Jarnac.

            Qu’est-ce que La Tour de Feu pour Chabert ? « Avant tout un système de référence, un appareil de représentation auquel j’ai recours à chaque instant. La Tour de Feu me fait sortir sur un plan moins personnel, elle me donne une vision de moi, de mes rencontres, de mes inspirations, où je m’élève, où je m’élargis, où je prends assurance et signification. » La révolte personnelle de Pierre Chabert contre les structures autoritaires se développe et se fortifie au contact de l’idéologie libertaire et pacifiste de La Tour de Feu. Le 25 mars 1953, Pierre Chabert note dans son Journal (in La Tour de Feu n°40, 1952) : « Et voici l’inconnu qui prend la parole : Nous sommes à peu près d’accord avec l’appel de la Tour. Nous voulons ici créer une petite revue qui révèle à la fois des jeunes et les vétérans que toute la province ignore… Fauchés, têtus et enthousiastes, cela fait beaucoup de désespoir que nous voulons franchir… Prenons un rendez-vous en vitesse. » La lettre que cite Pierre Chabert est signée Jean Breton. Elle inaugure une amitié solide, sur le plan poétique et humain, qui durera jusqu’à la mort de Jean Breton en 2005. Le 18 avril, Chabert écrit encore dans son Journal : « Breton a déjà brûlé les étapes. Il ira loin. C’est pourquoi il va vite. Lance ses poèmes comme des régiments à l’assaut, déjà deux, trois recueils, une revue, qui commence si j’ose dire avant d’exister. »

            En 1953, Pierre Chabert participe avec Jean Breton, Hubert Bouziges, Léon Couston, Frédérick Tristan, Serge Brindeau, Patrice Cauda, Henri Rode et Maurice Toesca à la fondation de la revue Les Hommes sans Épaules, dont il épouse d’emblée les idées et les orientations, c’est-à-dire : la Poésie pour vivre. « La rencontre des Hommes sans Épaules fut une rencontre de vie, et, à ce moment-là, le message du groupe était celui d’une nouvelle génération. Il annonçait une nouvelle façon de voir les choses. La révolte des poètes du groupe était sans nuances, sans pitié. La revue nous fit entrer en un monde décapé, durement dessiné et assumé », témoigne Pierre Chabert (in Les Hommes sans Épaules n°3/4, troisième série, 1998).

            En 1963, on lui propose les palmes académiques, qu’il refuse : « Je jubile d’avoir renvoyé mes palmes académiques, et si le ministre s’est fâché comme on me l’apprend, je suis bien aise d’avoir pu lui être désagréable. Moi, l’infiniment petit, me délecte, si je puis faire sentir que je me moque de l’estime des personnages. Convoqué par l’Inspecteur d’Académie : ses reproches coulaient en moi comme une liqueur, et je feignais de rester impassible à ses remontrances délicieuses » (« Journal d’un professeur de grammaire » in La Tour de Feu n° 80).

            Puis survient le drame, durant l’été 1964. « Ce fut le plus grand drame de La Tour de Feu », rapporte Pierre Boujut (in Un Mauvais Français) : « Je me sentais responsable puisque, sans ma revue, nous n’aurions jamais connu ce séducteur. » Au congrès de La Tour de Feu, Simone s'éprend d’un jeune poète. « Nous avions accueilli ce garçon avec une amitié enthousiaste, rapporte Boujut : « Il avait fui sa famille pour vivre en poésie. Nous voyions en lui (sauf Miatlev qui rétorqua : « Ce n’est pas un poète, c’est un caractériel et un fuguiste ») un Rimbaud. » Boujut poursuit : « De toute mon amitié, je tentais de soutenir Chabert. Je partageais dans l’âme son malheur et, pour finir, ce fut quand même la poésie qui le sauva. » Pierre Chabert, pour sa part, écrit : « Tu es sortie de ma vie par la cruauté, comme tu y étais entrée. C’était le temps des scorpions familiers qui demeuraient le soir fixés à la muraille, en cercle autour de la lampe, comme les clés destinées à démonter quelques obscures machines. Quand tu éclairais la cuisine, elle n’était plus qu’un tourbillon d’insectes qui jaillissaient, retombaient, traçaient des trajectoires, formes fantastiques d’une vie que la nôtre traversait. Bêtes de nos années d’amour, bêtes tuées par leur force même. Cela se passait au pied du phare, dont le sang giclait sur nos faces par à-coups comme celui d’une artère ». Pierre Chabert a relaté la scène dans le Contrejournal, qu’il publia dans le numéro 85 de La Tour de Feu, sous le pseudonyme de Marc Leroy. Il revient à nouveau sur la séparation, dans le n°111 de La Tour de Feu : « Après dix-huit ans, quand Simone m’a quitté, dans des circonstances bouleversantes, car je l’avais chassée dans une scène dont le but était de la retenir, je devins incapable, pendant des mois, de dormir, presque de vivre. Une douleur physique me torturait, et je vivais dans une impression d’éclatement. Je restais donc dans mon bureau pendant la plus grande partie de la nuit. Fin décembre, début janvier, il faisait chaud dans la maison, où j’ai fait installer depuis peu le chauffage central, et les cafards se montrèrent. Quand j’avais assez couru les rues désertes à la poursuite d’un manteau rouge sang qui me hantait, je me mettais à la machine comme un dément se met au piano, frappant à démolir les touches, au hasard, n’importe quoi, pour m’abrutir. Ensuite je regardais ce qui s’était inscrit, et c’est ainsi que je fis Les Sales bêtes. » La séparation qui s’ensuit en 1968, débouche sur ce que Jean Breton qualifia « d’acte de guerre et de thérapie nécessaire ». Il s’agit de l’écriture incisive, saccadée et de la publication de l’un des plus fameux recueils de poèmes en prose qui soient : « J’aurai donc extrait un livre de ces affreuses années, un livre affreux sans doute mais qui sera pour moi un enrichissement. Est enrichissant tout ce qui, je le vois, tourne le dos à l’unité ».

            Ce recueil, comme l’a dit Pierre Boujut, n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Pierre Chabert, mais un chef-d’œuvre. « Une nouvelle étape de ma poésie, relate Chabert, fut marquée par le virage des Sales Bêtes, que Pierre (Boujut) accepta, en en faisant même « l’évangile des insectes ». Il s’agit là, je le pense, d’une « analyse », je vais chercher en moi toute une ménagerie de monstres qui me servent à me venger, et surtout à me remonter le moral… Mes monstres étaient issus de la vérité scientifique. J’avais lu Fabre, Souvenirs entomologiques, dès mon enfance et les comportements mécaniques et simplistes de mes « victimes » correspondaient à ceux des insectes que j’eus l’occasion d’étudier sur le terrain. » Pierre Chabert poursuit (« La sale bête à l’état socialiste » in La Tour de Feu n° 102, 1969) : « Les monstres que je décris et dont ce livre n’est qu’un début d’inventaire ne doivent pas passer pour les jeux d’une imagination délirante et pessimiste : ils sont ici parce qu’ils existent. Et ne pensez pas que je les flatte, ou que je les aime vraiment ; si parfois je laisse paraître quelque complaisance, c’est pure passade et transition. Mais non, je dis qu’il faut les vaincre, les tuer et les bien tuer, pour enfin atteindre à la pureté de notre forme incontestable. Toute révolution passe par un tel acte de salubrité. Cruauté, mensonge, déréliction, je note avec violence ce que j’aperçois, et qu’on ne pense pas que je puisse souscrire à quelque vision de vie délirante et sauvage. Je ne consigne que pour condamner. J’ai découvert que le mal existe, et je m’en étonne, moi le premier. De plus j’ai découvert que le mal est innocent. Mais il est le mal. Avec lui pas de pitié. Pas de pitié pour les « monstres » de vie. Plus je vais plus je suis dur. Et je souffre, ah je souffre de cette abominable dureté, abominable, mais absolument nécessaire. On ne pactise pas. En voilà assez du travail d’insecte. Du sentiment d’insecte. Des places réservées, des hiérarchies, des alvéoles. Chacun est prisonnier de sa forme étroite. Il y a trente trous dans le tombeau du Christ pour que chaque secte puisse regarder par son orifice. Est-ce concevable, je vous le demande ? Mais la grande révolution, qui l’a vue ? L’homme est à refaire, et sera toujours à refaire. »

            Chabert commença par écrire sur la mante (qui vit d’amour et de mort fraîche), puis sur le scarabée sacré, le prédateur avec sa boule, le scorpion sans issue, figé dans l’immobilisme, etc. Les animaux arrivent en foule, guêpe en piqué, iguanes, moutons, chenilles, sanglier vellave. Il devait y avoir en Pierre, comme il en conviendra, le besoin d’exorciser cette bête affolée qui tournait en rond dans son être malheureux : « Pendant cet hiver, les cafards se montrèrent et sans doute, indirectement, ils dirigèrent ma main sur les touches, m’orientèrent vers l’entomologie obsessionnelle. Au début, il y en eut deux petits ou trois, marron, ou d’un noir légèrement roux, puis il y en eut de gros, d’énormes, et le nombre augmenta… je les saupoudrai de poudre avec fureur… À l’époque où j’écrivais Les Sales Bêtes, je proposai aussi à mon ami Boujut un numéro de La Tour de Feu sur le rêve. Je rêvais beaucoup à cette époque où je dormais rarement, et je confondais mes rêves et les scènes de ma vie. Les rêves que je faisais étaient peuplés d’insectes, et marqués par ma promiscuité avec les cafards. J’ai noté certains de ces rêves, qui se sont intégrés dans le livre. » Au sein des Sales Bêtes, le verbe l’emporte sur la patience, la sagesse, les accommodements. Pierre Chabert, nous dit Jean Breton, change radicalement de direction. Jusqu’alors, à l’instar d’Arambre, au ton éluardien / méditerranéen (Du côté d’Arambre - passe le vent - nous lèche de sa langue - nous pousse de son front), le poème de Chabert est constitué d’un vers libre court, fervent, léger, tout ouvert à l’instant ensoleillé. Rien n’est tragique en ce monde. Chabert ne supporte pas, ne voit pas « l’ombre des choses ». Même dans son journal (dont de larges extraits sont publiés dans La Tour de Feu), le poète parle et écrit sans préjugé, avec une simplicité qui frôle le culot, une spontanéité qui bute joliment contre l’ironie. Mais soudain, écrit encore Jean Breton (« Portrait de Pierre Chabert » in Les HSE n° 9/10, 2ème série, 1993) : « La porte de nuit » a claqué dans la vie de Pierre Chabert. Adam et Ève épanouis sous « un ciel libre », c’était fini. Et d’une façon moche. Toutes ses certitudes se sont fissurées…Le poète rumine « cette terrible révolte qui l’emplit et qui se dresse contre tout et contre tous. » Chabert libère son humeur massacrante, exploite la caricature qu’il a longtemps étouffée en lui, et construit un bestiaire hors norme. L’insecte en furie, c’est elle et le poète veut prouver, en amour, la cruauté « mongole » de la femme. Le personnage mis en scène fait son monologue. Ce peut-être le poète parlant à la bête. Le narrateur peut devenir lui-même le cheval ou l’animal sauvage qu’il filme pour notre réflexion. Tantôt le héros c’est lui et elle en même temps, un Janus à deux visages. Tantôt le poème est une allégorie : le suicide, le sang « farci de bêtes globuleuses », le « dédale » des familles au cimetière. Des abstractions deviennent des sujets : la rumeur publique, l’alcool-échappée, la lapidation, le cloaque, les démangeaisons, le menhir-christ. Le végétal, les matières, peuvent donner de la voix, et agir : l’arbre, les fleurs carnivores, la merde, le sang… Certains types d’humanité dérivent du thème global de l’humiliation : les silencieux, les mous, l’oiselle écarlate. 52, chemin d’Arrousaïre, elle éclate, - La révo, révolu, la révolution - Chabert le merveilleux libère en Avignon, - Du vil joug cafardeux le fier peuple des blattes, lui écrira Guy Chambelland.

 

                                                                                                          Christophe DAUPHIN

 

 

            Œuvres de Pierre Chabert: Ombres chinoises (Albert Messein, 1935), L’Homme des bois (La Tour de Feu, 1952), Prendre passage (Monteiro, 1953), Heureux comme les pierres, avec Pierre Boujut (La Tour de Feu, 1954), Poésie plane (La Tour de Feu, 1954), Montagne (Monteiro, 1955), Niveau Zéro (Oppède, 1957), Arambre (Guy Chambelland, 1957), Double jeu (Oppède, 1961), Arambre, édition revue, (Guy Chambelland, 1965), Les Sales Bêtes (Collection Poésie-Club, éd. Chambelland/éd. Saint-Germain-des-Prés, 1968), Automne de grand carnage (Vers les Bouvents, 1972), Le Mal des silex (Le club du poème, 1973), Les Onthophages ou les Ontophages (éd. Guy Chambelland, 1973), La Morale du somnambule précédé de Quelques sales bêtes (Le Pont de l’Épée, 1977), L’Exhaustif (Éditions de la Grand-Rue, 1995), Un Octogénaire plantait (Les HSE/ Librairie- Galerie Racine, 1998), L’Amour la mort (L’Arrousaïre, 1999), Aboli bibelot (L’Arrousaïre, 1999), L’Amour la mort, Un demi-siècle en poésie, anthologie, (éd. Autres Temps, 2001).

            À consulter : Christophe Dauphin : La parole est à Pierre Chabert (Dossier in Les Hommes sans Épaules n°33, 2012, www.leshommesansepaules.com).

 

POÈMES DE PIERRE CHABERT

 

Extrait de Les Sales Bêtes (Collection Poésie-Club, éd. Chambelland/éd. Saint-Germain-des-Prés, 1968).




Hommage à Lydia Claude Hartman, poète de la ferveur

 

                           Les endormis vivent chacun dans leur monde.
                           Les éveillés ont un monde commun.

                                                                         Héraclite

 

   Claude Hartman, pseudonyme de Lydia Eskenazi de Toledo, a quitté ce monde sans bruit pendant son sommeil, comme s’évapore l’essence d’une rose. C’était la nuit de Noël 2012, à Neuilly où elle résidait depuis longtemps. Un diabète l’avait affaiblie. A près de quatre vingt dix ans, le cœur de ce poète subtil, trop discret, avait cessé brusquement de battre.

   Lycéenne, j’avais quinze ans lorsque je connus cette  « soeur aînée », à Paris. Nos poèmes commençaient à être publiés dans des revues. Nous brûlions du même feu dévorant pour la poésie, jusqu’à sa disparition. Mais cette flamme ne peut s’éteindre.

   Nous fréquentâmes pendant longtemps les mêmes cercles poétiques, au Quartier Latin. Nous pouvions y côtoyer Jean Follain, André Marissel et Jean Dif qui, comme Lydia, allait faire ses débuts aux Cahiers de Rochefort avec La voix publique, etc... Gaston Criel, aussi - qui avait fait lire mes poèmes à François Augiéras, rue Bonaparte, où il l’hébergeait, et qui me le présenta sur un banc du square Saint-Julien-le-Pauvre, près de Notre-Dame (C’était sous les fenêtres du bureau de mon père, l’un des premiers pionniers des oeuvres sociales. Il publia en 1959 Le Voyage des Morts d’Augiéras, alors refusé partout).

   Nous étions assidues aux réunions de Marguerite Grépon, poète et romancière, Cette « grande dame », toujours à l’écoute amicale, avait fondé en 1953 la revue Ariane, Cahiers féminins. Son propre cercle, Le Radar, dans le sous-sol d’un café proche de la fontaine Saint-Michel, attirait surtout des poètes : Maurice Fombeure, Angèle Vannier, Jean Vodaine, Charles Le  Quintrec.  Mais on pouvait aussi y croiser Marguerite Duras ou Catherine Paysan.

   Avec Lydia, nous étions inséparables. Nous partagions les mêmes rêves et notre religion du thé. Nous échangions manuscrits, adresses, livres, disques et carnets. Nous aimions y recopier des passages de nos poètes préférés : Rilke, Pierre Reverdy, Saint-John Perse, Patrice de la Tour du Pin, etc. Nous lisions aussi La pesanteur et la grâce de Simone Weil, Les nourritures terrestres d’André Gide, Le rivage des Syrtes de Julien Gracq et Un musée au Sahara  de François Augiéras, alors inconnu, mais que venait de saluer Yves Bonnefoy dans Les Lettres françaises.

   Lors de nos immersions dans le petit monde littéraire d’alors, nous nous faisions souvent remarquer, sans le vouloir, par notre réserve, notre complicité ou bien nos gaffes monumentales, qui déclenchaient parfois exclusions ou fous rires. Un de nos éditeurs, René Leuck, un peu voyeur et pervers, nous avait surnommées « Les curieuses demoiselles ».

    Ravissante, Lydia était petite, très menue, les yeux de braise, les cheveux courts, bruns et bouclés, toujours vêtue d’un chandail et d’un pantalon noir. Mère de deux enfants, à plus de trente ans, elle paraissait en avoir à peine dix huit.

   D’origine séfarade espagnole, c’était un elfe, un androgyne intemporel dont la grâce ambiguë, inconsciente, frappait ceux qui l’approchaient. Bien que très incarnée, espiègle et gourmande des êtres et des belles et bonnes choses, cet être insolite ne vivait - à part ses enfants - que pour la poésie, son Eden dans un océan d’épreuves. (Entre autres, je l’appris bien plus tard, elle prenait soin d’un jeune frère handicapé, tendrement aimé, qui décéda en 1984.)

   Lydia semblait venir d’ailleurs. Ce qui me séduisit, d’abord, c’est sa simplicité, sa spontanéité et sa voix,  juvénile, douce et chaleureuse, qu’elle conserva jusqu’à la fin de ses jours.

   Derrière le caractère enjoué se cachait une sphinge à l’immense culture, insatiable de littérature, d’art, de musique, de spiritualité, etc. Toutes les philosophies, toutes les civilisations la faisaient vibrer.

   Qui aurait deviné qu’elle était aussi assoiffée de Connaissance ? Il fallait beaucoup insister pour qu’elle se dévoile. C’est ainsi qu’elle me fit découvrir le poète et philosophe soufi Mohammad Iqbal, né en Inde du Nord, à la fin du XIX° siècle. Elle le cite en exergue dans Le jardin lumineux :

               Que chaque atome de ma cendre
               Soit un cœur inquiet.

   Engagé dans l’action, au Pakistan, ce poète constituait pour elle  l’archétype de l’Homme vrai.

   « Sa vie fut un combat contre la pauvreté, le défaitisme, la fatalité détournée de son vrai sens, l’esclavage des peuples et le racisme. »

    Une des devises de Lydia était : L’Eveil. Aérienne de nature, elle se tenait parfois à une telle altitude qu’on aurait, fugitivement, pu la croire faite d’une substance céleste.

   Autres aspects de Lydia, que j’appelais ma lucide translucide : son farouche refus de tout compromis, sa tendresse, sa générosité, sa disponibilité, son indulgence pour tous les êtres, même les plus corrompus, et son esprit de sacrifice.

   Après son divorce, elle renonce à rejoindre la Turquie, sa terre natale, pour y épouser l’homme qu’elle aime. C’est un écrivain d’Istanbul avec lequel elle vivait auparavant, à Neuilly, avec sa fille cadette. Comment  éloigner de sa famille son trop jeune enfant ? Elle monnaie ses traductions, puis elle se consacre à la littérature.

 ***** 

   Pour sa biographie, nous empruntons quelques éléments d’un résumé paru sur le site Poésie érotique.

http://www.poesie-erotique.net/LydiaClaudeHartman.html

   Lydia Eskenazi de Toledo naît le 23 juin 1923, à Constantinople. Son grand-père, Marcos de Toledo, natif d’Andrinople, s’était fixé à Nice. Elle fait ses études secondaires à Cannes, pour demeurer cachée, en zone libre. Elle accompagne parfois son père, diamantaire et joaillier,  dans des voyages, au loin. A vingt ans, elle  épouse un brillant élève architecte, auquel elle donne rapidement une fille. Quelques années plus tard, une seconde fille voit le jour.

    Son premier recueil de poèmes est publié aux Cahiers de Rochefort en 1954 - tandis que le mien, Soifs, paraît aux éditions N.E.D. Encouragée par Gaston Bachelard, Pierre Reverdy, René Char, etc., elle publie successivement, de 1955 à 1959, Le petit homme en noir (Ed. Ned), Le feu courbe (Ed. José Millas-Martin), Rumeurs et Nocturnes (Ed. Lescoët).

   Elle détruit ses manuscrits en 1960, à la suite d’un divorce qui la laisse avec peu de ressources - d’autant plus que sa famille vient de subir des revers de fortune.
Elle  élèvera seule sa fille cadette, malgré les difficultés matérielles.

   Modèle de tact, Lydia n’y fait jamais allusion. Mais derrière les choses tues, on perçoit une jeunesse dorée, une éducation raffinée, fleurant bon l’eau de Chypre et les fastes du samovar.

   D’apparence fragile, elle conserve un cœur d’enfant. Elle se tourne l’avenir, avec « un désir souffrant  de comprendre le monde. »

   Elle publie aux éditions Droz, en 1969 et en 1973, deux études sur Diderot, à propos de sa correspondance avec Sophie Volland. Puis, commence le cycle de poèmes du Dieu secret en huit tomes, sous le nom de Lydia Claude-Hartman,  (de 1973 à 1991) : Le dieu secret, Là où volent les tombes, L'heure inexplorée, Le fleuve de verre, Eveillé végétal, Caillou s'allume, Errance et Racines, Le jardin lumineux (chez trois éditeurs : Millas-Martin, Arcam et Les Cahiers de l'Arbre, chez Jean Le Mauve.)

   Fin 1991 paraît Le jardin lumineux, septième et dernier tome du Dieu secret. Il est dédié par Lydia à un mystérieux Bernard. C’est son jardin secret. Seuls de très rares intimes savent alors qu’il s’agit du fils, issu d’un premier mariage, d’un homme politique de gauche (1907-1982). Son père,  célébrité connue pour sa droiture, est l’amour impossible qui  inspirait Lydia depuis des années. Bernard meurt en décembre, cette année-là.

   Je possède l’exemplaire que Lydia s’apprêtait à lui envoyer. Elle traça à la main, près de son nom, une fine croix. La dédicace précise :

   Pour Bernard M.F. (nom en toutes lettres), décédé avant de recevoir ce recueil. Ses parents, Pierre et Lily, impulsèrent le cycle du « dieu secret ».

  
    Après le deuil, elle étudie longuement la vie de Richard Wagner. Puis commence une amitié passionnée avec l'ancienne actrice, romancière et muse Renée Saint-Cyr, une âme sœur, ou plutôt une mère,  qui réside à Neuilly, et qui publie, elle aussi. Son affection lui fait découvrir la richesse intérieure de Lydia. Elle lui dédie deux recueils de poèmes, sous le nom de Claude Hartman : Elle, l'exil et le refuge (Ed. Arcam, 2003) sous le signe de Théodore Monod : « Il faut être nomade pour trouver Dieu »), et Autopsie d'un exil (Revue des Amis de Thalie, 2004).

   Leur succède un essai, gorgé de poésie, Renée Saint-Cyr, une énigme solaire (Ed. ABM, 2007 et 2009).

    Critique littéraire, éprise de perfection, Lydia collabore à la revue catholique Résurrection, créée en 1956 par Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne et fondateur du Centre Richelieu. Elle en dirige le numéro 23, en 1983.

   Elle participe aussi à la revue Création créée en 1971 par  Marie-Jeanne Durry, qui consacra les dernières années de sa vie à  rassembler autour d’elle de prestigieux noms de la poésie, de la philosophie et de l'Université. (Née en 1903, Marie-Jeanne Durry avait été la première femme élue professeur de littérature française à la Sorbonne, avant de devenir directrice de l'École normale supérieure de Sèvres.)  Lydia poursuivit  avec le poète universitaire Marie-Claire Bancquart, qui dirigea les derniers numéros de cette revue à partir de 1981.

    Citons aussi la revue Intermuses, où Lydia publia Les grands courants de la Poésie actuelle. (N° 8. 1980). Poète injustement oublié, né en   l914, Irène de Saint-Christol animait un club de poésie, Place du Châtelet. Dans sa revue, dont elle assura l’édition en totalité, se côtoyèrent de 1978 à 1986, poètes, écrivains, peintres, philosophes et scientifiques renommés. 
    Claude Hartman nous laisse de  nombreux  ouvrages à paraître ou en préparation : un  roman (Lui-même et ses doubles), des poèmes,  des nouvelles et des essais -  dont un, aussi flamboyant que documenté, sur Mathilde Wesendonck, l’inspiratrice  de Richard  Wagner, pour  Tristan et Isolde
et pour les Wesendonck lieders, sur des poèmes de l’aimée. D’après l’auteur, il s’agit plutôt d’une rêverie : Entre mal d’enfer et pâmoison d’ange. 
      L’amour, la nature, l’exil, la mort, le sacré, l'au-delà sont très présents dans son œuvre. Une oeuvre secrète, dépouillée,  à déchiffrer à rebours. Poésie des profondeurs où "on se perd dans la rêverie", écrit Gaston Bachelard, dans une lettre : « Il y a tant de secrets dans vos poèmes ! On les relit,  on s’interroge. A chaque lecture, on reçoit de nouvelles réponses. »

   Tenter de dire le mythe en clair serait chimérique.Autant vouloir expliquer la poésie. La poésie n'est pas la fable des non-initiés. Elle est la vie même, ôtée à la glu du temps quotidien. (Eveillé végétal. Lydia Claude Hartman)

   Personnellement, je suis encline à penser que, bien avant la fin de sa vie, mon amie avait trouvé sa divinité intérieure. Elle n’approuverait pas que je le divulgue.  Pardon. Mais, aussitôt après qu’elle ait quitté son enveloppe terrestre, je reçus, ainsi que ceux qui l’aimaient, des signes tangibles qui ne trompent pas - surtout de la part d’une medium qui avait tant exploré le domaine de l’invisible.

   Suivons-la, dans le temps immense qui ne lui est plus compté. A présent, son âme est si proche, si légère, que ses pages semblent prêtes à s’envoler, comme plumes d’anges de la Renaissance. 

Eléments recueillis par Francesca Y. Caroutch

 

 

 




Georges Haldas, retour rayonnant à la source

 

La prose n'est qu'un prolongement de la poésie. Mais la poésie c'est le noyau, c'est tout, la source... C'est la disposition à l'Etat de Poésie qui compte, et même avant l'écriture des poèmes. Les poèmes ne m'intéressent pas en eux-mêmes ; c'est ce qui les fait écrire qui m'intéresse. (p.623)

 

Au détour d'une tout autre recherche, Pierre Smolik découvre en 2005 que Georges Haldas, humble poète et insatiable scribe genevois, avait été mis en fiche « comme des dizaines de milliers de citoyens suisses, à l'époque où les membres du parti communiste, ses sympathisants et ceux qui étaient en rapport de près ou de loin avec lui... » (P. Smolik, p.9). Le projet initial était de concocter un ouvrage d'entretiens basés « sur la fiche et les pièces qui s'y rapportent » (p.9). Le livre qui naît finalement devant nos yeux se compose de plus de sept cent pages d'un dialogue océanique dont le flux et le reflux débordent largement le cadre des interrogations premières. Il ne voit le jour que deux ans après le décès du poète et s'impose de lui-même dans la collection des Dossiers H habituellement constitués par les textes, hommages et analyses de plusieurs auteurs. Un final à l'image donc de ce discret écrivant qui aura publié un peu plus de 70 ouvrages depuis son premier recueil de poèmes, Cantique de l'Aube en 1942.

 

Né au cœur du mois d'août 1917 à Genève, d'une mère suisse et d'un père grec, Georges Haldas s'éteindra aux lueurs déclinantes de l'automne 2010. Obtenant à 24 ans le 1er prix Hentsch de littérature française, sa vie entière ne cessa de couler et de se transfigurer dans l'écriture. Chroniqueur, journaliste et correcteur au Journal de Genève de 1941 à 1947, il travailla pour différent éditeurs, Skira, La Baconnière, Marc Barraud, pour la revue et les éditions Rencontre, scénarisa trois téléfilms avec Claude Goretta, écrira et scénarisera, avec le même, le film La mort de Mario Ricci.

 

Le « scribe de la source », finement attentif aux graines intangibles du quotidien, aura au cours de sa vie, comme on dit du cours d'une rivière, pris le temps d'observer aussi bien extérieurement qu'intérieurement ces poussières lumineuses, ces invisibles petits rien de l'infini qui, pour celui qui les voit vraiment, finissent par se révéler les luminaires les plus purs et les plus somptueux. Révélateurs du tendre inachèvement de la beauté qui élève et rédime tout. Lire Haldas c'est suivre la lecture comme on suivrait le cours d'un ruisseau sans connaître sa destination.

Dieu merci l'inachèvement est notre condition. Qui est en même temps ouverture. (p.630)

 

Ardent client des cafés, patient gustateur des succulences lentes, des gestes modestes, un souffle léger passe dans toutes ses phrases à la minutieuse sculpture, son écriture soulève subrepticement le voile gris de l'apparente banalité pour vous laisser apercevoir ce que vous n'aviez pas encore conçu des merveilles du quotidien, comme en passant, sans vous l'indiquer d'un doigt aussi grossier qu'impératif. Lire Haldas c'est faire de la lecture un jeu de patience qui désaltère et apaise. Oserais-je dire « élève » ? Si tel est le cas, ce n'est jamais dans le monde idéal de l'abstrait, toujours dans celui du « supérieur » incarné  (2). Toujours dans l'écoulement incessant et la révélation inachevée  de l'écriture :

 

Vous ne serez jamais un retraité de l'écriture.

 

Non, jamais, à moins que je ne tombe malade, mais c'est autre chose. Je ne ressens pas de fatigue à écrire. Au contraire, le fourmillement des idées, même la nuit, parfois je n'arrive pas à dormir tellement il y a une abondance de choses qui me viennent. (p.629)

 

Il aura, entre autres, écrit sept volumes de chroniques sous le titre Confession d'un graine. « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meure... ». Cette graine de poète mise en terre aujourd'hui, nul doute qu'elle révélera à de très nombreux lecteurs encore sa force de germination. Nul doute qu'ils ne deviendront eux aussi des suiveurs de ruisseau. L'admirable travail de Pierre Smolik est un porche, beau et impressionnant. Il ne faut pas en avoir peur, au fil de ces presque 700 pages, c'est un jardin modeste mais vibrant et chatoyant qui se dessine sous nos yeux. On y entend le chant ténu mais persistant, sûr de lui, du ruisseau argenté de la « fraternité obscure des vivants »

 

Par contrecoup ce fichage absurde conduisit l'interlocuteur insensiblement à se nourrir d'éléments bien plus essentiels, abordés dans ses conversations avec Haldas. Une eau précieuse irrigua le désert des lignes fixées dans les classeurs fédéraux. Elle portait la voix d'un écrivain habité par la graine qui illumine sa vie quotidienne, cherchant à créer un pont entre le dedans et le dehors des êtres rencontrés en transcrivant le plus fidèlement possible leurs résonances en lui. (P. Smolik, quatrième de couverture).

 

Georges Haldas : En Etat de poésie

 

« La charité est cette clef », Arthur Rimbaud.

 

 

Rimbaud, le premier parmi les modernes semble fixer à la poésie un horizon tout autre que celui de la littérature. Sans doute Baudelaire le fit-il aussi.

 

Mais, comme tous les modernes qui ne peuvent avoir honte de ce terme ils ne font, finalement, que recouvrer la « vue », une certaine « vue ». Tel Arthur qui, s'étant « reconnu » poète, voulait se faire voyant. Sans doute ils furent au nombre des bourreaux et des victimes, chantres de l'ultime révélation poétique ils ne purent s'adapter à l'idée de son reflux nécessaire.

 

Eh quoi, donc !

 

Oui, si, précisément, la poésie surpassait une certaine forme de sacro-sainte littérature faites d'œuvres majeures et mineures et de carrière, par cela qu'elle est l'humble cœur oblatif de toute écriture, acceptant toujours/déjà son inévitable kénose, son « abaissement », son retrait ? (1) S'il n'y avait rien entre la danse oscillante des silencieuses et invisibles voyelles et toutes les res impitoyablement rationalisées qui s'achètent et se vendent à l'encan ?

 

C'est cette idée qui m'a saisie par les yeux en plongeant dans ce texte essentiel de Georges Haldas Les Sept piliers de l'état de poésie, et qui depuis lors ne m'aura plus lâchée au cours de mes lectures de ce poète subtil et généreux, en particulier en m'esbaudissant des féconds dévoilements de Le Christ à ciel ouvert, de Marie de Magdala ou du Livre des trois déserts.

 

Georges Haldas prend le chemin inverse. Loin des grandes orgues des épectases poétiques il regarde minutieusement ce qui tombe sous le sens et qui comble le sens. Du terrain de foot à la salle arrière ou à la terrasse d'un café, les habitudes « naturelles », les instants intangibles suspendus dans le vide. Dans cette contemplation contraire à toute extase, s'ouvre l'union infinie du dehors et du dedans propre à l'émotion poétique, à l'état de poésie :

 

Mais par quoi alors, direz-vous, se caractérise cette émotion poétique [...] ? Eh bien, tout simplement - mais tout est là - parce qu'elle demande impérativement, cette émotion, à êtres dite. Transmise par des mots. Mieux : par une parole appropriée, seule capable d'y parvenir : poème ou prose inspirée. Or, cette particularité de l'émotion dite poétique constitue un phénomène d'une importance primordiale. A savoir que cette émotion poétique peut être causée par la vue d'une réalité extérieure à nous - [...] - ou par la remontée : la brusque remontée en nous d'un souvenir par exemple - relevant de la réalité intérieure. Dans le premier cas, l'émotion poétique jaillit de la soudaine et inattendue rencontre du dehors - [...]- et du dedans : notre psychisme. Ce que pour ma part [...],  je ne peux désigner que par "les noces du dehors et du dedans". Qui nous permettent de mieux cerner encore la nature spécifique de cette émotion poétique, laquelle est à l'origine de ce que depuis longtemps nous avons appelé « l'Etat de Poésie ».

Georges Haldas, Les Sept piliers de la poésie, L'Age d'Homme, 2009, Lausanne.

 

Je me dois d'en dire plus pourtant.

 

Ces lectures ne sont pas seulement d'épars luminaires sur un trop obscur sentier, non plus que simplement de faibles rais de lumière sur les tracés sinueux d'un processus vital et spirituel, mais de véritables inclusions, des organes de perception s'intégrant dans un corps en cours de vivification. Des lectures qui sont les constituants d'un esprit informant l'âme naissante d'un corps vivant qui vient au monde. Qui vient pour défaire et faire le monde : « Nous participons à la création du monde en nous dé-créant nous-mêmes », disait Simone Weil.

 

Lorsque l'on découvre Haldas, on découvre Haldas. Par-delà les livres et les textes. L'être, la personne... le poète, le poète qui est l'icône de la personne. Le poète qui fait que devient possible l'iconisation du texte, la transhumanisation de celui qui corps-et-âme se livre à l'écrire. Le poète qui est la présence invisible de la personne...

 

La part de la poésie « en tant que telle », sous forme de « poèmes » n'est pas la plus importante de l'œuvre d'Haldas. Comment définir le « reste » ? Chroniques ? Carnets ? Croquis. Choses vues, choses sues ? Des livres, oui pour sûr, mais surtout des textes, avant tout des textes ; de ces textes qui nous rendent présent autre chose que notre moi-confit !

 

En s'ouvrant à ce qu'il appelle l'émotion poétique Haldas retrouve le sens de la poïétique qui transcende ce qu'on nous a habitués à nommer poésie. Une intuition  fécondante enracinée dans une humilité extrêmement profonde. Georges Haldas thésaurise sans théoriser. Et pourtant. Et pourtant il refait le chemin. Parmi les obscures frondaisons des mots il pénètre la clairière radieuse et paisible de l'Etat de poésie. C'est une vision, une theoria, une contemplation vraie, et la langue, l'écriture, son écriture est cette theoria, ses phrases lui sont tout autant révélations que révélateurs, double mouvement continu. Dans son écriture, écriture sereine, baignée d'une joie paisible autant que solaire ; sachant que la lumière solaire est autant le pâle ruissellement de l'aube que le trait ardent et pointu du midi, dans son écriture il découvre...

 

Il découvre, il invente, comme on le dit de celui qui met au jour un trésor, un espace qui n'est pas un lieu, qui n'est pas même un espace mais un pur non-où. Il in-vente, il invite le vent de l'Esprit à balayer l'intérieur.

 

Il découvre l'instant, qui en lui-même n'est plus même un instant. L'instant d'éternité perpétuelle qui gît en chacun de nous. De « nous », oui, car Haldas, sans bâtir de système (et pourtant le système philosophique de Levinas sur l'altérité - qui n'est pas sans écho avec la poésie d'Haldas-  est très beau...), sans philosopher, sans enclore les mots, au contraire, révèle à tous ceux qui veulent bien le lire que, loin de retrancher le poète du « reste » de l'humanité, l'Etat de poésie inclut tous ceux que la littérature ou la poésie « instituée » pourraient (ou voudraient) exclure, les ceux-là qu'elles souhaiteraient poser, en tant « qu'autres » de l'autre côté de la barrière, celle qui « fait » les ceux qui écrivent et les ceux qui lisent... Et ce miracle advient, précisément parce que ce poète révèle ce qui se révèle à lui sans en passer par le prisme d'une idéologie, d'un système, d'une « grille de lecture » x ou y...

 

Impossible d'évoquer une « expérience » car il s'agit d'un processus vivant insécable, non analysable extérieurement. Il nous est fait invitation à entrer « dans » le poète, « dans » son écriture, ce qui en l'occurrence, revient au même !

 

Attentif aux ondes des choses, le poète, humble quoique toujours vigilant et d'une intransigeante précision, retrouve en lui la voix et la voie de la mémoire. Et, pour cela, et par cela, la vocation résurrectionnelle d'icelle. Parcourant sereinement le paysage intérieur il découvre, parmi les vaporeux objets qui le composent, une « disposition intime soustraite à l'espace/temps »... une graine d'éternité en nous, gouttelette de cela qu'il nomme la Source.

 

En fait, une petite graine en creux et non compacte et pleine comme une graine ordinaire, pour mieux être reliée par son petit vide primordial à l'instance originelle du « Royaume des cieux. (Les Sept piliers de l'Etat de poésie)

 

Toute la découverte de Georges Haldas passe par les mots et surtout les mots au quotidien. Pas tant les « mots du quotidien », non, qu'au quotidien. Une fréquentation amoureuse et journalière des « petites choses » vécues. Vécues, oui, mais non dans la fréquente indifférence. Dans la fréquentation luminescente d'une claire présence. Dans un art très particulier de l'attention, de la relation. Révélation altière de l'autre en soi, de soi en tant que tout autre. Attention révélatrice, dé-vélatrice, à une jonction unifiante : le corps, soumis au régime de l'espace-temps, par lequel passe l'émotion, la sensation et la relation, le corps qui est aussi la possibilité de l'expression écrite et poétique nous est déjà un autre et il nous permet, donc, la rencontre avec l'autre. Mais, pour aller au-delà de la façade, attrayante ou effrayante, de la relation, il y a aussi le « corps intime » :

 

 ... en nous cette graine -cette étincelle- d'éternité vivante logée au coeur du temps, où évolue le corps terrestre. (Le Livre des trois déserts)

 

Cet invisible qui fonde le visible se fait jour dans l'écriture au long cours du poète. La lumière n'est jamais criarde. Elle apparaît avec plus d'intensité petit à petit dans une constante humilité. Dans une patience palpable. Cette lumière éclate avec une violente douceur par le poème qui prend corps à partir de ce non-lieu invisible.

 

La poésie devient, redevient, une anthropologie intime, insaisissable, pas tant secrète que non décelable par les seuls mots, si ce n'est que ceux-ci peuvent donc devenir (par une sorte de quotidienne lutte sereine pour le sens) le fondement d'une attitude méta-logique.

 

Mais, évidemment, si l'état de poésie est un état non-commun, un « état d'exception », c'est que l'état commun, général, quotidien est autre et porte un autre nom. Et Haldas, vrai poète, le nomme : c'est l'état de meurtre... Par la plongée vécue en état de poésie Haldas a découvert (« inventé ») ce que, par ses études patientes et minutieuses, avait vu René Girard... La voie qui en vérité suit le Christ n'est pas une autre et énième « version » de la religion mais la libération de celle-ci et de l'état de meurtre qui est celui de l'homme chuté, cet inventeur du dédain et de la vulgarité du quotidien.

 

Haldas, trouvère-trouveur de la Source (comme origine de l'état de poésie) n'identifiait pas totalement cette dernière au Dieu-Père de la Triadologie chrétienne. Toutefois, il aura creusé un sillon qui prolonge lumineusement la sentence rimbaldienne : la charité est cette clef. Saisissant, presque sans le vouloir, par la force paradoxale de l'humilité, l'essence nécessairement kénotique de la poésie moderne. Loin de « l'épique » épuisant et épuisé, ce Grec d'origine nous renvoie, par l'irradiante charité interne du verbe, à la richissime pauvreté du tout-dire (3) de la contemplation adamique. 

 

(1) : « La littérature est l'empire du mal parce qu'il peut se dire. Toute littérature qui ne parle que du bien est foncièrement ennuyeuse, personne ne s'y intéresse parce que le bien n'est pas fait pour être dit mais pour être fait. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 191)

(2) : « L'homme de tous les jours vit dans le concret, c'est par le concret qu'il accède aux réalités supérieures. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 151)

(3) : ce pan-rethos qu'Adam aurait perdu dans la chute selon saint Jean Damascène

 

 

 




Marie Noël

« Il y a dans le catholique un être satisfait, supérieur – celui qui possède la vérité – plein de sécurité et de certitude. C’est en quoi je suis mal catholique », écrit Marie Noël dans ses Notes intimes. Et voilà qu’on en fait « la » poète catholique ! Y aurait-il un malentendu autour de cette femme, de cette œuvre ?
Marie-Mélanie Rouget naît à Auxerre en 1883. Son enfance est sans histoire : un père agrégé de philosophie, stoïcien aussi incroyant que sa mère est pieuse. Le décor est posé dans lequel va croître une vocation poétique authentique, mais aussi se jouer un drame. Un corps fragile à l’épreuve de la maladie, un cœur brisé surtout : si l’amour meurt d’inanition ou de satiété, celui de Marie Noël a souffert du désir ardent et inexaucé.
Tant de poèmes laissent percer la plainte de la fille sans beauté, de l’amoureuse éconduite, et l’effort surhumain pour ne pas en garder rancune ni amertume ; la vie en lisière du bonheur des autres, la déréliction : « Parfois j’ai tellement besoin d’un ami que je l’invente. »
Les mots et la musique vont transfigurer la poussière des jours. Son oncle Raphaël Périer découvre son talent, l’encourage, puis l’abbé Mugnier, le célèbre confesseur mondain, et Henri Brémond, le critique en quête de la « poésie pure », vont attirer l’attention sur elle.
Montherlant dira même : « C’est le plus grand poète vivant. » Nous sommes loin du poète de province, de l’imagerie pieuse auquel son pseudonyme incline un peu. Ce qui frappe lorsqu’on avance sur ce territoire secret, c’est le double visage : d’une part, la gaminerie angélique, l’enfance jamais reniée, son sens du jeu, de l’allégresse ; et d’autre part, le « génie nocturne ». La plainte des Chansons d’automne, les cris et les illuminations des Notes intimes en donnent un écho. Dans l’épreuve, Marie Noël chante comme un enfant qui a peur du noir ; elle avance à tâtons mais résolument ; à la révolte devant le mal (Dieu sait si la mort d’un enfant lui a fait toucher le désespoir), au blasphème, elle oppose la foi et l’espérance, l’ardente charité qui prend soin d’autrui, aussi ingrat soit-il. Le combat de Jacob avec l’Ange est souvent le sien, même en poésie, elle qui avoue qu’elle n’y « connaît plus ni Dieu ni Maître ».
Sous ses dehors modestes, Marie Noël a mené une aventure mystique ; elle a connu le désert, l’aridité spirituelle et l’enfance retrouvée en larmes et en joie. Reliée à elle-même, aux autres, à Dieu, elle dévide le livre d’heures : sa prière chante de matines à complies. Sans jamais renier la fragilité ni la rébellion, elle choisit de plonger en espérance, en amour fou.
Son écriture remonte à la source, celle de la poésie médiévale – chanson de toile et reverdie. L’air de ne pas y toucher, elle joue avec les mètres les plus divers. L’aisance souveraine du poète, maître de son instrument, lui permet d’allier la forme classique au vers libre. Elle dialogue avec Dieu comme avec elle-même. Elle aime les refrains, balanciers qui équilibrent la danse du funambule en haut du fil tendu entre les maisons du village.
Aller vers Marie Noël, aujourd’hui, c’est se laisser envahir par une présence, en qui rien ne pèse ni ne pose, mais qui nous aime et nous comprend. Elle chante haut, mais jamais fort. Elle déteste ceux qui s’étalent : « J’ai horreur de l’incontinence sentimentale des gens qui font tout leur cœur sous eux. Mon cœur, je n’en parle pas. Je le tais ou je le chante » (Notes intimes).
On oublierait l’essentiel ou presque si on ne parlait de son humour, de ce sens de l’observation féroce et de cet esprit acéré auquel elle a renoncé volontairement pour ne pas blesser, convertissant son regard, optant pour la bienveillance infinie et la miséricorde. « L’histoire de ma vie, c’est l’histoire de mon âme », écrivait-elle.
Une vie « unie » mais brisée, disjointe comme les pavés inégaux d’Auxerre sur lesquels elle se hâtait pour porter assistante aux plus humbles, qui la faisaient trébucher, elle l’infatigable, la marcheuse s’en allant percevoir les loyers, vérifier le bon état des murs, assister les mourants ; aide humanitaire sans fracas, vie dans l’ombre alors qu’elle aurait aimé danser, elle aussi, au soleil.
Pas belle, mal aimée, mais unique aux yeux de Dieu, bien aimée du Cantique, poète de haute volée. Dépourvue de tout, à commencer du temps pour écrire, tant la famille l’enfermait dans son carcan d’obligations, elle a réussi à se laisser « emmusiquer », à bâtir une œuvre originale, frémissante et maîtrisée.

Connais-moi

«Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire !
La poussière sans nom que ton pied foule à terre,
Et l’étoile sans nom qui peut guider ta foi.
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...
Tu le sauras si rien qu’un seul instant tu m’aimes !»

 

Extrait du recueil Les Chansons et les Heures, Poésie/Gallimard.

 

Prière pour les gens pressés

«Donne de quoi chanter à moi pauvre poète,
Pour les gens pressés qui vont, viennent, vont
Et qui n’ont pas le temps d’entendre dans leur tête
Les airs que la vie et la mort y font.»

Prière de Marie Noël dans les Chansons et les Heures, Poésie/Gallimard.

 

Ce texte a paru le 21 juillet 2005 dans La Vie n° 3125