Pierre Reverdy, un œil à la lucarne

La thématique du regard dans l’œuvre poétique de Pierre Reverdy ne tient pas uniquement à la présence de dessins, de gravures et de peintures d’artistes comme Pablo Picasso, André Derain, Juan Gris, Henri Laurens, Georges Braque ou Henri Matisse. Certes, nous pourrions expliquer cette omniprésence de l’œil et de l’image par des éléments d’ordre biographique. En effet, Pierre Reverdy est le descendant d’une famille de sculpteurs, d’où un rapport particulier au dessin. De plus, le poète s’est installé le 1er avril 1912 au no. 13, Rue Ravignan, à Montmartre (aussi appelé Bateau-Lavoir, haut lieu de la peinture et de la littérature des années du cubisme, où il restera jusqu’au 15 février 1913), dans l’atelier qui faisait face à celui de Juan Gris. Enfin, Reverdy a été le fervent défenseur des cubistes, notamment dans sa revue Nord-Sud. L’influence des peintres et des poètes de l’époque n’est pas anodine, mais ce qui attira par dessus tout Reverdy dans la thématique du regard sous toutes ses formes, c’est le souci constant de dégager la véritable substance des choses. Car le regard de l’œil, relation fondamentale entre moi et l’autre, n’est qu’une partie de l’esthétique reverdienne. Le regard de l’esprit, traduit par le langage, possède cette supériorité sur la vue qu’il peut rendre lisible ce qui est invisible, rendre sensible l’imperceptible. D’où l’enjeu majeur de l’interaction entre poésie et peinture, entre ce qui est lu et ce qui est vu, deux domaines se complétant mutuellement. Ainsi, le poète traite d’une expérience de vision, non du monde proprement dit, même si nous ne pouvons nier le fait que ce regard de l’esprit sur le réel soit lui aussi partie intégrante du monde, tout comme notre œil qui permet la vision est lui-même au monde. De plus, peinture et poésie, imaginaire et réel, visible et invisible, l’autre et le moi, le dehors et le dedans, cherchent perpétuellement, dans la poésie de Reverdy, à entrer en communication. Or, dans cet acte de perception du visible ou de l’invisible, se constitue une activité dynamique symbolisée par le mouvement : de l’âme, du corps, du soleil, du dedans vers le dehors, du bas vers le haut, par le chemin, la transgression des « murs », l’ouverture des portes et des fenêtres. Cette poésie met le regard en marche, le monde étant placé sous nos yeux et nos yeux étant au monde dans un même mouvement. C’est dans cette perspective que s’inscrit la lucarne chez Reverdy, tentative de libération de l’ego percipio.

          Dans les recueils de Plupart du temps, l’une des possibilités qui s’offre au poète est d’infiltrer la ligne de son regard par la brèche, l’interstice des volets :

 

Dans le cadre

Et par les volets

On peut regarder à travers

« Même numéro », Les Ardoises du toit, dans Plupart du temps

 

            Ce « cadre », clos parfois par des volets ajourés, implique au moins un dehors et un dedans, au sens propre et au sens figuré, car ces termes s’appliquent aussi bien au bâtiment dans lequel se trouve l’être regardant, qu’au poète lui-même qui s’extériorise en écrivant ou qui regarde vers l’autre pour l’atteindre. L’extérieur et l’intérieur tentent de se rejoindre dans la poésie de Reverdy. Ainsi, selon que l’on ouvre ou que l’on ferme le « cadre », c’est-à-dire la fenêtre, le monde nous apparaît dans son être ou dans son paraître. C’est ce que veut dire Reverdy lorsqu’il définit dans Le Gant de crin « le vrai sens de la vie et sa déformation dans les glaces du monde : Être, être, être. Paraître, être, paraître, être, paraître. Paraître, paraître, paraître ». L’alternance des ces deux anaphores met en évidence un aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur, et peut-être une hésitation ou une difficulté. Toutefois, elle marque aussi un élan nécessaire pour saisir l’autre, ce qui est extérieur à soi. La poésie de Reverdy est donc défenestration car toute la matière poétique suit le mouvement du regard vers le dehors et, par procuration, le mouvement du corps.

            Le lecteur pourra d’ailleurs interpréter en ce sens le recueil La Lucarne ovale. En effet, le poète a parsemé ce recueil de poèmes en prose centrés sur la page, proches de l’épitaphe par leur brièveté, mais aussi du conte si l’on en croit l’expression liminaire du premier de la série :

 

                           En  ce  temps-là  le charbon

                           était  devenu  aussi précieux

                           et  rare que  des pépites d’or

                           et  j’écrivais dans un grenier

                           où  la  neige, en tombant par

                           les  fentes  du  toit,  devenait

                                              bleue

 

            Si nous nous penchons sur le sens du nom commun « lucarne », nous pouvons le définir comme une petite fenêtre pratiquée dans le toit d’un bâtiment pour donner du jour à l’espace qui est sous le comble. Elle peut être ronde, ovale – œil-de-bœuf – ou carrée. Le titre du recueil nous pousse à choisir le deuxième aspect possible mais nous sommes retenus dans notre élan par la forme de ces courts poèmes et par un texte de Reverdy, dans Flaques de verre : « Rides de givre »

 

Je perds l’éclat du sourire de ce ciel limité en quadrilatère étendu mort comme une porte au-dessus du toit de mon lit

De même, l’idée d’une lucarne « quadrilatère » se retrouve dans le poème « Nuit », extrait du recueil Les Ardoises du toit, lorsque nous lisons le vers suivant :

Je regarde le ciel par cet œil en losange

 

Quoi qu’il en soit, dans La Lucarne ovale, nous sommes en présence de sept petits poèmes comme autant de petites lucarnes disséminées tout au long des textes. Le terme « lucarne » plutôt que celui de « fenêtre » semble aussi avoir son importance. De fait, son étymologie nous transporte dans un lieu fait de lumière. Le mot « lucarne » est né, en effet, de l’ancien français « luiserne », c’est-à-dire « flambeau, lumière », lui-même issu du latin « lucerna », autrement dit « lampe ». Nous pouvons à présent mieux saisir le sens de la cinquième petite « lucarne » poétique :

                               

                                                                On  ne peut plus dormir

                                                                tranquille  quand  on   a

                                                                une fois ouvert les yeux.

 

            La « lucarne » pourrait donc être le flambeau guidant le regard et l’esprit vers la Vérité du monde, c’est-à-dire vers son Être. Ainsi, nous ne pouvons qu’opter pour une « lucarne » en œil-de-bœuf puisqu’elle est liée étroitement au regard. Flambeau pour l’esprit comme pour l’œil, La Lucarne ovale semble de surcroît mimer la forme semi-circulaire du globe oculaire. Lucarne et mouvement du regard sont effectivement intimement liés.

            Cependant, la perception du dehors au travers de la fenêtre se révèle insuffisante. En effet, la vitre de la lucarne permet au regard d’aller vers l’essence des choses mais pas forcément de la saisir pleinement. Elle semble toujours constituer un obstacle entre le moi et l’autre. Nous pouvons d’ailleurs lire, dans le poème « Autres jockeys, alcooliques » des Jockeys camouflés, que le « je » poétique « ne voi[t] que l’ombre sur l’écran de la fenêtre ». L’utilisation du substantif « écran » apporte à la phrase l’idée d’une certaine opacité, accrue par la présence de l’ombre. De plus, la redondance de la notion de cadre au travers de « l’écran » et de « la fenêtre » peut nous faire penser au tableau artistique ou au miroir. Dans les deux cas, l’objet est mis en valeur par l’encadrement – la toile peinte pour le tableau et le reflet pour le miroir – mais, dans la poésie reverdienne, il finit à l’évidence par être figé ou déformé. Et nous retrouvons le même concept en ce qui concerne les objets vus au travers d’une vitre. Dans le même poème des Jockeys camouflés cité plus haut,

 

le feu se refroidit dans les glaces où

il reste pris

 

Le feu est ici pris au piège par « les glaces ». Le lecteur est cependant libre de s’interroger sur un éventuel jeu sémantique : de fait, il peut s’agir soit de la cristallisation de l’eau due au froid, soit du miroir, soit de la plaque de verre ou du châssis vitré.

            Avec le texte « Le reflet dans la glace, fête foraine » tiré du recueil Cœur de chêne, le poète s’épanche plus longuement sur le problème :

 

(…)Personne ne se lasse que cette exposition représente pendant des kilomètres des visions répétées de parades foraines

Même certaines de ces innombrables têtes se laissent aller par moment et s’endorment

Ce qui peut alors laisser croire que le tableau s’est animé

Les lutteurs semblent avoir une peau réelle qui se gonfle

        On voit frissonner les cordes et les nerfs

                     On entend aussi les voix des portes

                      La lumière tremble

                      Et le bruit meurt

                      Tout recommence

Enfin c’est cette vie qui en réalité n’existe pas

Ce qui avance ce sont ces têtes innombrables

Ce qui bouge ce sont ces épaules qui plient sous le brouillard

Et ce qui brille ce sont les yeux vivants des spectateurs

 

Le reste est aussi mort que les grandes façades

       Aussi muet que l’angle du trottoir

Il y a derrière un appareil qui fixe le regard

Une machine à part qui fait tourner la terre

        Un mouvement de vague aussi faux que le

        rouge du fard (…)

 

            Le titre, tout d’abord, est révélateur puisque le « reflet dans la glace » est assimilé à une « fête foraine », et vice versa. Or, la fête foraine est le lieu par excellence du factice, des tours de prestidigitateurs, de l’apparaître aux dépens de l’être. L’essence des choses y est déformée comme le souligne le vers suivant : « les lutteurs semblent avoir une peau réelle », sous-entendant que leur « peau » – autrement dit leur « façade » externe – est contrefaite. De plus, les allusions aux « expositions » et au « tableau » ne font qu’accroître l’impression de pétrification qui règne sur le poème, puisque les têtes qui s’endorment « peu[vent] alors laisser croire que le tableau est animé ». Mais l’espace et les choses ou êtres qui le peuplent ne sont pas les seuls éléments concernés par cette absence de mouvement. Le temps humain lui aussi semble être suspendu dans sa course car « tout recommence » infiniment, comme si l’instant présent se répétait encore et encore.

            Ainsi, les yeux de l’ego percipio sont les seules choses vivantes et réelles, comme le sont ceux des « spectateurs » de cette étrange fête foraine, face au monde qui se donne à voir derrière la vitre déformante de la lucarne, comme derrière le masque de vie déployé dans le texte. Certes, il suffirait d’ouvrir la fenêtre pour échapper à cette malédiction de la Gorgone ou briser la vitre. Mais, malgré « les éclats » des vitres qui « se brisaient en tombant dans la rue » et la joie que cela lui procure, la chute est terrible puisque « même les persiennes / Sont retombées »  (« Tête », Les Ardoises du toit). De plus, les fenêtres restent somme toute des « trous » élargis, encerclés de murs, et par où le corps ne peut passer, laissant l’être regardant à sa frustration initiale. Dans la poésie de Reverdy, le seul moyen d’outrepasser l’emprisonnement, corps et regard confondus, est donc de franchir la porte. Le poète fait montre d’une forte volonté de refaire l’unité entre le dehors et le dedans.

            Dans « Pour le moment » (La Lucarne ovale), nous pouvons lire :

 

Je ris au bas de l’escalier

Devant la porte grande ouverte

Dans le soleil éparpillé

Au mur parmi la vigne verte

Et mes bras sont tendus vers vous

C’est aujourd’hui que je vous aime

 

Nous pouvons noter ici la présence de deux intervenants caractérisés par la première personne du singulier et la deuxième personne du pluriel. Les indications ne sont pas suffisantes pour dire si cette dernière marque le vouvoiement de politesse envers une personne bien déterminée ou si elle marque au contraire un simple pluriel. Quoi qu’il en soit, l’effort du moi pour saisir l’autre est évident : le « je » lyrique tend sans réticence les bras vers ce qui est extérieur à lui. Ainsi, l’ouverture de la porte de la maison est aussi celle des tréfonds de l’être, dans un désir de conquérir l’autre.

 

Le mystère des portes

On franchit l’émotion qui barre le chemin

Et sans se retourner on va toujours plus loin

La maison ne suit pas

La maison nous regarde

« Les Jockeys camouflés », Les Jockeys camouflés

 

Une fois la porte ouverte, c’est un nouveau moi qui se profile puisque le départ se fait sans regard en arrière. Le franchissement du seuil se dessine donc comme une palingénésie. Dans un passage des « Jockeys mécaniques », le thème de la re-naissance est d’ailleurs flagrant :

 

En bas tout le monde levait la tête et regardait

On ouvrait les portes de derrière avec fracas

Les jardins se remplissaient d’enfants mal

réveillés

Et sur les fenêtres où les balcons manquaient

des gens en chemise

grelottaient

 

Ceux qui passent l’embrasure semblent retourner à un âge d’innocence ou du moins un âge d’apprentissage. « Mal réveillés », ils posent probablement leur regard embrumé et étonné sur le monde extérieur qui, au sortir d’un long sommeil – le même que celui de l’ego percipio prisonnier ? – , doit leur paraître difficile à saisir. Et ces « enfants » ne sont pas frileux – au sens propre et au sens figuré – comme le sont ces « gens en chemise ». Mais aux difficultés immédiates du monde extérieur se substitue finalement un ailleurs fuyant.

            En effet, les poèmes des recueils de Plupart du temps sont ponctués d’images de fuite, d’écoulement ou de passage. Les éléments vont et viennent dans un mouvement incessant : temps changeant, « sable mouvant », vent qui hante l’espace et les blancs de la typographie, nuit et jour qui se dérobent. Les êtres s’approchent puis se détournent. Les portes et fenêtres des autres bâtiments se ferment plutôt qu’elles ne s’ouvrent. Les lumières s’allument mais surtout s’éteignent : « chute » des étoiles et du soleil dans la bouche béante de l’horizon, éclairages qui décroissent. Le poème « Haut terrain vague », tiré de la Guitare endormie, pourrait d’ailleurs venir étayer cette impression générale de fuite du monde du dehors avec sa dernière strophe :

 

La porte s’entre-bâille

La rue s’éloigne

Il n’y a plus rien

Seulement la façade

Le visage

Et la place d’un regard

La palissade

 

Le regard accompagné du corps qui peut se faufiler par la « porte []entre-bâill[ée] » ne parviennent pas à s’emparer de quoi que soit. Seul reste un vague « rien » et, bien sûr, la « façade » de la maison d’où sort l’ego percipio. Comme le temps, le sable, le vent et la lumière, les objets du monde extérieur glissent entre les doigts :

 

Il faut partir coûte que coûte

Et l’ombre qui passait

Celui qui regardait

Le monde qui riait

S’évanouissent

« Ecran », Les Ardoises du toit, dans Plupart du temps

 

Le regard, et plus généralement le moi, tente vainement d’adhérer au mouvement du monde ou, tout du moins, de poursuivre ce dernier. Les objets ne constituent donc plus véritablement des obstacles mais échappent au moi. Dans une lettre du 16 Mai 1951 à Jean Rousselot, Reverdy écrit à ce propos :

 

La terreur du monde réel n’a jamais cessé de peser sur ma destinée. Je crois qu’on n’a jamais vu, dans mes poèmes, que la terre n’a jamais été solide sous mes pieds – elle chavire, je la sens chavirer, sombrer, s’effondrer en moi-même. Le sens de cette instabilité cosmique que j’ai ressentie, ne m’a jamais tant frappé que depuis que cette crainte semble avoir gagné un peu tout le monde.

 

Or, il paraît évident, d’après ce que nous venons de dire, que la poésie de Reverdy – quoi qu’il en dise – transcrit une certaine angoisse liée à l’impossibilité de saisir pleinement le « monde réel » perpétuellement en fuite.

            Ainsi, une certaine nostalgie des espaces clos et du cocon de la maison peut se faire ressentir. Le dedans l’invite à venir à nouveau se réfugier dans ses entrailles. Le poète semble être consumé par l’incertitude :

 

Une porte qui s’ouvre éclaire un carré de pavés et laisse voir un intérieur paisible où dort sans inquiétude un enfant, près du poêle qui ronfle. Mais l’homme seul qui sort hésite à s’éloigner pour marcher dans la nuit.

« Fantômes du danger », Poèmes en prose

 

La multitude d’images de départ manqués ou regardés de loin semblent d’ailleurs être une des conséquences directes de cette contingence. Le poète tente désespérément de rattraper le « monde réel », d’après les termes de Reverdy, mais la plupart du temps il reste à quai dans une attitude d’attente.  

            Il s’avère donc que la dernière attitude de l’ego percipio plein de regret soit celle de l’attente « sur le seuil » de la maison (« Moi-même », La Guitare endormie). De fait, il ne peut ni rentrer à nouveau, ni atteindre l’ « autre ». Entre deux mondes, « avec le seul mouvement déréglé de l’horloge / le bruit du train passé / J’attends », écrit le poète dans le dernier texte de Cravates de chanvre. Ainsi, « la plupart du temps », durant lequel le poète « attend », s’achève sur une « langue sèche ». Nous pouvons donc en conclure que la parole – et plus encore la poésie – est un palliatif au saisissement avorté ou partiel du réel. Reverdy écrit d’ailleurs dans En Vrac :

 

La poésie c’est ce lien entre moi et le réel absent. C’est cette absence qui fait naître tous les poèmes

 

mais aussi :

 

La poésie est dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque. Dans ce que nous voudrions qui fût. Elle est en nous à cause de ce que nous ne sommes pas… La poésie c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque.

 

C’est pourquoi nous ne pouvons parler de libération totale de l’ego percipio au travers du regard lancé par la lucarne. Le poète doit donc se contenter d’un schéma imperfectif qui « tend vers » l’affranchissement, schéma qui, en définitive, permet à la poésie de voir le jour.

 

 

 




The four great loves of Gerard Manley Hopkins

Gerard Manley Hopkins was a man of intense passion and intense loves, and he can best be understood, perhaps, by probing his four great loves.  But first it helps to know a bit about the man himself, this grand, musical poet and priest.
Gerard Hopkins was a short man--5’3” or so--with a high-pitched voice.  He liked to hike and swim, enjoyed music, puns, and sketching, and once thought of becoming a painter.  Nicknamed “Skin” at school and “Hop” among his fellow Jesuits, he rarely used his middle name “Manley,” was sometimes enthusiastic, sometimes melancholy, was unknown and largely unpublished when he died, and is now recognized as a major, experimental English poet.
Born in 1844 as the eldest child of an Anglican businessman, he grew up in the London suburb of Hampstead, did brilliantly at Oxford, became a Catholic in 1866, entered the Jesuit Order, and was ordained a priest in 1877.  Fr. Hopkins worked in schools and parishes in England and Scotland, taught Classics at University College Dublin, and died in 1889 at the age of 44.  Unpublished until 1918 and largely unknown until the second edition of his poems in 1930, he permanently changed the face of English poetry, influencing such major figures as W.H. Auden, Dylan Thomas, Sylvia Plath, and the Nobel Laureate Seamus Heaney.  Who was this Gerard Hopkins?  We can best discover him, I suggest, by probing his four great loves: nature, humans, God, and words.

 

I. Nature: Its Beauty and Shape

     Hopkins loved nature’s beauty, and described it with rare skill and vivid images.  At 19, he wrote in his Oxford diary of “moonlight hanging or dropping on treetops like blue cobweb.”  At 21, he noted how “over the green water of the river...swallows [were] shooting, blue and purple above and shewing their amber-tinged breasts..., their flight unsteady with wagging wings.”  Lying awake one night, he saw lightning “coloured violet...but afterwards sometimes yellow, sometimes red and blue.”  He watched young lambs in springtime “toss and toss...as if it were the earth that flung them, not themselves.”  Whether describing moonlight, birds, lightning, or cavorting lambs, Hopkins always sought the exact detail and the accurate, fresh word: “blue cobweb,” “wagging wings,” “toss and toss.”  Loving nature, he wanted to make nature’s beauty permanent—at least in the words and images of his notebook.
     He also loved the shapes of nature.  Clouds were “repeatedly formed in horizontal ribs.  At a distance their straightness of line was wonderful.  In passing overhead...the splits [were] fretted with lacy curves and honeycomb work.”  He noted the “curves and close folding” of tulip petals, and at his grandparents' home in Croydon the lawn had “half-circle curves of the scythe in parallel ranks.”  Even hailstones intrigued him, being “shaped like the cut of diamonds called brilliants.”  Loving nature, Hopkins loved its very shapes--its uniqueness of form.  This fascination with uniqueness, spurred by the philosophy of the medieval Duns Scotus, brought Hopkins to his famous concept of “inscape”—a word he created to express both an object's external shape and its “inner core of individuality.”  In poetry he worked to capture the inscapes of nature.
In 1877, for example, he expressed his love of nature, shape, and individuality in his rapturous sonnet “Spring”:

 

    Nothing is so beautiful as Spring--
  When weeds, in wheels, shoot long and lovely and lush;
  Thrush's eggs look little low heavens, and thrush
    Through the echoing timber does so rinse and wring
    The ear, it strikes like lightnings to hear him sing;
  The glassy peartree leaves and blooms, they brush
  The descending blue;  that blue is all in a rush
    With richness;  the racing lambs too have fair their fling.

Notice how the tossing lambs of his journal reappear in the poem, as does his interest in the shapes of nature: “weeds, in wheels, shoot long and lovely and lush.”
     Another poem, “The Starlight Night,” catches his breathless, childlike joy in discovering towns, castles, diamond-mines, even elves in the night sky:

 

    Look at the stars! look, look up at the skies!
  O look at all the fire-folk sitting in the air!
  The bright bóroughs, the circle-citadels there!
    Down in dim woods the diamond delves! the elves'-eyes!

Autumn evokes a similar delight in the poem “Hurrahing in Harvest”: 
    Summer énds now;  now, bárbarous in béauty, the stóoks ríse
    Around;  up above, what wind-walks!  what lovely behaviour
    Of sílk-sack clóuds! has wilder, wilful-wávier

    Méal-drift moulded ever and melted acróss skíes?

 

No wonder Hopkins is considered one of the finest nature-poets in English.
     His famous poem “Pied Beauty” celebrates not only nature's variety but also its peculiarities, as he contemplates a cow’s hairy flanks, a trout’s rosy spots, a chestnut cracked open by falling, and the angular fields of a Welsh valley:

    Glóry be to God for dappled things--
       For skies of couple-colour as a brinded cow;
          For rose-moles all in stipple upon trout that swim;
    Fresh-firecoal chestnut-fálls;  fínches' wings;
       Lándscape plotted and pieced—fold, fallow, and plough.            

“Lándscape plotted and pieced”: again he notes nature's shapes—the plots into which farmland is divided, the contours of a field lying fallow, the straight rows made by a plough.
Loving nature's beauty, Hopkins also grieves at the loss of this beauty.  He is a major environmental poet, and his poem “Binsey Poplars” mourns the cutting of shade trees upriver from Oxford:

 

My aspens dear, whose airy cages quelled,

Quélled or quenched in leaves the leaping sun,
Áll félled, félled, are áll félled....

O if we but knew what we do
When we delve or hew--
Hack and rack the growing green!

 

He also stresses nature’s beauty and permanence.  After watching tossed clouds, dancing elm branches, tree-shadows on a white wall, and drying mud, Hopkins cries out, “Million-fuelèd, nature's bonfire burns on.”  For him, nature is a never-dying bonfire, always changing, ever brilliant, surpassingly beautiful.

II. Humans: Heroes, Plain People, and the Self

 

     Hopkins' second great love was for humans—men, women, and children.  In life, he loved his family and had many friends, lay and Jesuit, and often ended his letters, “Your affectionate friend.”  In poetry, he celebrates heroes and simple people, some brave to the point of death, others just laborers or soldiers or sailors, or generous children, or innocent youths.

     The greatest hero of Hopkins' poems—except for Christ—is not a hero but a heroine, the “Tall Nun” in his ode “The Wreck of the Deutschland.”  Exiled from her native Germany by Bismarck's Kulturkampf, she and four other Franciscan nuns were sailing to America in 1875 when, in a swirling snowstorm, their ship ran aground on a sandbar in the Thames estuary.  Unaided for thirty hours, many passengers and crewmen perished from the cold or were washed overboard by fierce waves.  Amid the tumult, the “Tall Nun” stood on a table in the ship’s cabin, thrust her head through a skylight, and kept crying out, “O Christ, Christ, come quickly.”  Deeply moved, Hopkins began his first great poem, one of the finest odes in English, about the Tall Nun who recognized God in her suffering:

Ah! thére was a héart right!
There was single eye!
Réad the unshápeable shóck níght
And knew the who and the why.

 

She was “a líoness,” “a próphetess,” who found Christ even in the fury of a winter storm.  Her reward was great: “for the pain, for the / Pátience” she was to be with “Jésu, héart's líght, / Jésu, máid's són,” for all eternity.
Other heroes are more common.  One is a blacksmith, “Felix Randal,” a Liverpool parishioner to whom Hopkins ministered in his illness.  Hopkins had watched his strong body weaken—a body once “big-bóned and hardy-handsome”—and memorializes him in a sonnet.  In other poems Hopkins praises an altar boy's generosity, a sailor's heroism, a beggar’s cheerfulness, a bugler's innocence, a ploughman's physical grace, and a worried boy watching his younger brother in a school play.  He praises a Welsh family for their kindness, and prays for a Lancashire couple marrying in th dull industrial town of Bedford Leigh. He celebrates his favorite saints: the Virgin Mary, St. Dorothea, St. Thecla, St. Winefred, St. Margaret Clitheroe, and his fellow Jesuits St. Francis Xavier and St. Alphonsus Rodriguez.  He also celebrates his fellow Jesuits in a comic poem I discovered in London in 1998.  Entitled “‘Consule Jones’” and written to a rollicking Welsh melody, the 48-line poem jokes about Hopkins’ fellow theologians at St. Beuno’s College in North Wales:

Murphy makes sermons so fierce and hell-fiery
Mothers miscarry and spinsters go mad.
Hayes pens his seven and twentieth diary,
Bodo’ does not, there’s no time to be had.
Lund, ever youthful, well vizor’d and turban’d,
Robs hives of that honey which we are to sip....

 

Hopkins’ regard for children inspired one of his finest and most accessible poems, “Spring and Fall.”  As autumn leaves fall, a young girl grieves over the loss of nature’s beauty. Naming her “Margaret” but stressing the last syllable—Margarét—Hopkins plays on the word's root-meaning: the girl is a “margareta” or “pearl.”  And as this pearl mourns for the death of nature, a greater sadness soon grows clear to the poet: lovely young Margarét is also mourning for herself.  She too will die.  “Spring and Fall” thus becomes a meditation on nature, childhood, growth, and death.  It is one of Hopkins' simplest, loveliest, saddest poems:

                    Spring and Fall:
                    to a young child

 

Márgarét, áre you gríeving
Over Goldengrove unleaving?
Léaves, líke the thíngs of mán, you
With your fresh thoughts care for, can you?
Áh! ás the héart grows ólder
It will come to such sights colder
By and by, nor spare a sigh
Though worlds of wanwood leafmeal lie;
And yet you will weep and know why.
Now no matter, child, the name:
Sórrow's spríngs áre the sáme.
Nor mouth had, no nor mind, expressed
What héart héard of, ghóst guéssed:
It ís the blíght mán was bórn for,

It is Margaret you mourn for.

Like Margaret, Hopkins also suffered, and in Dublin he was depressed and feared madness, penning a sonnet that screams in pain:

 

No worst, there is none.  Pitched past pitch of grief,
More pangs will, schooled at forepangs, wilder wring.
Comforter, where, where is your comforting?
Mary, mother of us, where is your relief?
My cries heave, herds-long;  huddle in a main, a chief-
Woe, wórld sorrow;  on an áge-old ánvil wínce and síng--
Then lull, then leave off.  Fury had shrieked ‘No ling-
Ering!  Let me be fell: force I must be brief.’
O the mind, mind has mountains;  cliffs of fall

Frightful, sheer, no-man-fathomed.  Hold them cheap
May who ne'er hung there.  Nor does long our small
Durance deal with that steep or deep.  Here! creep,
Wretch, under a comfort serves in a whirlwind: all
Life death does end and each day dies with sleep.

In another sonnet he describes himself as “gall” and “heartburn,” bitter-tasting, no better than the damned in hell.  He knew well that a human, so lovable, is also so fragile, so able to suffer.
More commonly, though, he celebrates the unique selfhood of every human.  Fascinated by self, he turns to distinctive images of camphor, ale, and alum, of a plucked violin, a swinging bell, and a flame-colored kingfisher, to describe the self’s uniqueness.  And he includes himself: “I find myself more important to myself than anything I see....Nothing else in nature comes near...this selfbeing of my own.”  His most eloquent poem about selfhood is his 1877 sonnet “As kingfishers catch fire”:

 

Each mortal thing does one thing and the same:
   Deals out that being indoors each one dwells;
   Selves--goes its self;  myself it speaks and spells.

Yet all humans, even such glorious, unique selves, will perish and die, and only his third great love—God—can offer full hope.

 

III. Hopkins and God

     In God, Hopkins finds the best hope for humans.  God is the source of nature's beauty, a creator who so loves the world that he is always present and active in his world, working in his creation and giving eternal life. Hopkins' most memorable poem about God is “The Wreck of the Deutschland,” which begins with a divine portrait that is cosmic, powerful, compelling:
    
Thou mastering me
God! giver of breath and bread;
Wórld's stránd, swáy of the séa;
Lord of living and dead....

 

Hopkins then grows personal, recalling his own terror before God, most likely when deciding to become a Catholic:

        Thou hast bóund bónes and véins in me, fástened me flésh,
   And áfter it álmost únmade, what with dréad,
Thy doing: and dost thou touch me afresh?
  Óver agáin I féel thy fínger and fínd thée.

 

I did say yes

O at líghtning and láshed ród;
Thou heardst me, truer than tongue, confess
Thy terror, O Christ, O God....

In such terror, Hopkins finds a fearsome God of “dréad” and “láshed ród” who wants to “master” Hopkins.  But even in terror Hopkins remembers another aspect of God, the Christ of the Eucharist, and flees to him in relief:

 

...where, where was a, where was a place?--
I whirled out wings that spell
   And fled with a fling of the heart to the heart of the
                                           Host.

Hopkins flees to the Eucharistic Christ as his savior and his love. In various poems he sees Christ as “heavenly Bread” and the “sweet Vintage of our Lord”;  as an Anglo-Saxon “hero of Calvary,” “hero of us,” “holiest, loveliest, bravest...Hero”;  as “Our passion-plungèd giant risen;  as “king,” “prince,” “high-priest,” “God-made-flesh”;  as “spouse” and “Saviour”;  as “immortal diamond”; even, in a poem about a soldier’s First Communion, as a whimsical “royal ration” and “treat” “from cupboard fetched”—as if the Eucharist were stored in a kitchen breadbox!
For Hopkins, God and Christ are always present and active in the world.  He uses a metaphor from electricity: “The world is charged wíth the grándeur of God, / It will flame out, like shining from shook foil.”  As sheet-metal flashes in the sun, so God's presence flames out in all creation, almost forcing our eyes to recognize him.  Even the wild behavior of clouds raises his mind to God: “I wálk, I líft up, Í lift úp heart, éyes, / Down all that glory in the heavens to glean our Saviour.”
Hopkins also sees God living and acting in humans.  In the sonnet “As kingfishers catch fire,” the just man

 

Ácts in God's eye what in God's eye he is--
  Chríst.  For Christ plays in ten thousand places,
Lovely in limbs, and lovely in eyes not his

  To the Father through the features of men's faces.

The metaphor here is of an actor on stage: even more than an actor is Hamlet, or is Lear, or is the Fool, Christ himself is acting in, is working in you and me and every human.
     Hopkins' lovable God, finally, is present even in absence, pain, and death.  In his “Terrible Sonnets” of 1885, Hopkins feels that God is absent, yet still recognizes him and complains to him: “Comforter, where, where is your comforting?” or, “...my lament / Is cries countless, cries like dead letters sent / To dearest him that lives alas! away.”  Yet Hopkins later looks back on his pain and sees that even then God has been actively present with him: “That níght, that yéar / Of now done darkness I wretch lay wrestling with (my God!) my God.”  Whether present or absent, God is Hopkins’ firm hope and firm love, and Hopkins ultimately is part of Christ:
    
In a flash, at a trumpet crash,
  I am all at once what Christ is, since he was what I am, and
  Thís Jack, jóke, poor pótsherd, patch, matchwood, immortal
       diamond,
Is immortal diamond.

 

IV. A Poet's Delight: Words, Sounds, Rhymes, Rhythms

But the world knows Gerard Hopkins primarily as a poet, and I now turn to him as poet: as a lover of words—of their sounds and rhymes and rhythms.  In truth, perhaps Hopkins’ most obvious love is his love for words.
Even as a teenager, Hopkins loved words.  His secondary-school poems show an uncontrolled, adolescent fascination with rhythm and alliteration: “Rowing, I reach’d a rock,” “the dainty-delicate fretted fringe of fingers.”  At Oxford and as a Jesuit, Hopkins was fascinated by the meanings, derivations, histories, sounds, and rhythm of words, as when a Jesuit from Lancashire called a grindstone a “grindlestone.”  In his journal he notes Irish expressions, Spanish accents, and an old lady who still speaks the Cornish language.  He corresponds with a friend about Semitic and Egyptian influences on Greek, and enjoys foreign accents, once noting, with humor, how “an Italian preaching in England upon Faith said ‘He zat has no face cannot be shaved.’”

     Hopkins had a lifelong love of words and of their varieties.  In his poems he sometimes chooses the uncommon word for stunning effect: “the móth-soft Mílky Wáy” or “my cries heave, herds-long.” Sometimes the unexpected common word shocks: “I am gall, I am heartburn.”  He incongruously mixes textures and temperatures, combining hard with soft and cold with hot: in “The Wreck of the Deutschland,” wintry waves are “cobbled foam-fleece” and snow is “Wíry and white-fíery.”  He invents words with abandon: “Goldengrove,” “Betweenpie,” “fallowbootfellow,” “onewhere,” “Churlsgrace,” “Amansstrength,” “shípwrack,” “downdolfinry.”  He creates hyphenated combinations that would puzzle a lexicographer: “wimpledwater-dimpled,” “wíndpuff-bónnet of fáwn-fróth,” “down-dugged ground-hugged grey,” and his famous “dapple-dáwn-drawn Falcon.”  Like an alchemist he transmutes parts of speech, turning nouns into verbs (“Let him éaster in us,” “the just man justices”), participles into nouns (“leaves me a lonely began”), and nouns into adjectives (“a madrigal start”).  To strengthen a line, he omits relative pronouns: “O Hero savest” instead of “O Hero [who] savest.”  Strange verb forms delight him: “Have fáir fállen.”  He puts exclamations into mid-sentence: “I wretch lay wrestling with (my God!) my God.”  In one poem he mixes homely dialect words (“Squandering,” “Shive”), his own compounds (“rutpeel,” “fíredint”), formal words (“resíduary”), and the basic, undignified “worm.”  Rejecting rules, he forces words to be lively and colorful, so as to catch the motion and verve and variety—and uniqueness—of life.

His rhymes are likewise wild.  To make a rhyme, he freely splits words between lines (“king- / dom,” “ling- / Ering”), breaks a contraction (“smile / 'S not wrung”), and carries a word’s final letter into the next line (“wear- / y”).  Tradition is unimportant: Hopkins, ever self-confident, prizes original word-music.  Refusing to be bound by mechanics—iambic pentameter, for example—he invents “sprung rhythm” for freshness and strength.  Thus, in “Binsey Poplars” (the poem about trees which had been cut down), instead of normal iambic pentameter which requires ten syllables for five stresses (_’_’_’_’_’), Hopkins omits unimportant syllables to make a line of only six syllables with five stresses: “Áll félled, félled, are áll félled” (’’’_’’).  The line is stronger, more telling—and more like the sound of an axe—because Hopkins uses what he calls “sprung rhythm” which makes a line “spring”—leap—from stress to stress, ignoring the unstressed syllables.  He even gives careful directions on how to perform—not “read” but “perform”—his poems.  How he loved his words!  How he loved their sounds and rhymes and rhythms!
 

*****

     Such, then, was Gerard Hopkins: lover of nature, of people, of God, and of words.  This funny, short little poet with a high-pitched voice was a playful man, a good friend, a fine priest, a so-so teacher, a poet who liked science and despised ugliness.  Often eccentric, he was a political conservative with a strong social conscience.  He felt grand elation and deep depression.  He was holy and loved sense-experience.  He was, in short, a consummate individualist.  And a rare, truly splendid poet.

It is good to turn one last time to a poem—to the sonnet “God's Grandeur,” where with wonderful sounds and images Gerard Hopkins proclaims God's presence in the world while asking why men ignore God and damage his world.  Yet however much humans damage his world, Hopkins knows that God’s lovely nature still remains fresh and, as the rising sun spreads its first light-rays like the wings of a bird, he imagines how God broods over the world with love and is the very rays of light:

The world is charged wíth the grándeur of God.
  It will flame out, like shining from shook foil;
  It gathers to a greatness, like the ooze of oil
Crushed.  Why do men then now not reck his rod?
Génerátions have trod, have trod, have trod;
     And all is seared with trade;  bleared, smeared with toil;
  And wears man's smudge and shares man's smell: the soil
Is bare now, nor can foot feel, being shod.

 

Ánd, for all this, náture is never spent;
  There lives the dearest freshness deep down things;
And though the last lights off the black West went
  Oh, morning, at the brown brink eastward, springs--
Because the Holy Ghost óver the bent
  World broods with warm breast and with ah! bright wings.

That is how Hopkins loves nature and humans and God and words.  That is the passion of a poet and a lover.

 

                                      Saint Joseph’s University
                                      Philadelphia, Pennsylvania
 




Esquisse pour un portrait de la poésie de Serge Wellens

Né en 1927 à Aulnay-sous-Bois, Serge Wellens est mort le 31 janvier 2010, à La Rochelle. Ce Cahier des Poètes de Rochefort, à lui consacré, est donc posthume. Mais au moins avait-il pu en lire les tapuscrits des différentes contributions et il se réjouissait que l’ouvrage parût un jour. Ce jour est venu et, au-delà de la mort physique de Serge, ce dossier contribue à maintenir en vie sa présence, son esprit, sa poésie.

 

Je l’appelle Serge, mais en réalité il s’appelle Serge Wellens. On voit par là combien cet homme est soucieux, dans son identité même, de nous alerter sur l’un des effets de sa poésie. Du S qui commence son prénom à celui qui termine son nom, on a le temps d’entendre comme un froissement à la fois léger et insistant de petit vent dans des branches, et plus profondément, pour moi, le froissement du sillage que laisse en nous le passage de la poésie de Serge Wellens. Ainsi reconnaît-on les poètes majeurs, aussi discrets soient-ils : à ce sillage d’après Mozart qui est encore du Mozart, à cette rêverie ou à cette méditation qui persiste en nous après la lecture.
Ainsi me suis-je attaché à la poésie de Serge Wellens, à cette voix à la fois simple et subtile, qui vibre au-delà des mots qu’elle prononce parce que ces mots sont justes et que, bien que toujours choisis dans le vocabulaire courant, l’inflexion d’une image, d’un raccourci, d’un paradoxe, les a dégagés de toute banalité pour en faire des signes.
Ce n’est pas par hasard que Serge Wellens a écrit sur Rutebeuf ou rencontré, connu et aimé les poètes buissonniers de l’Ecole de Rochefort : comme celle du grand lyrique du XIIIe siècle, comme celle de Cadou, sa poésie puise à la source de l’angoisse humaine, et la charge d’humanité confère déjà aux premiers poèmes une gravité singulière : Avec leur tristesse et leur faim / leurs tentations et leur fatigue // ils étaient là pour écouter / la parole du boulanger // C’était le miracle du pain / la multiplication des hommes. Mais même en 1952, époque du premier recueil, il aurait été court de dire de Serge Wellens qu’il était un poète engagé ; à moins de préciser : « poète engagé en humanité ». Mais c’est un peu court encore. Dans un entretien qu’il avait accordé en 2003 à la revue Friches, le poète déclarait : « Lorsque l’écriture poétique a pris possession de ma vie, j’ai su que j’entrais dans un autre monde, que tout ce que je vivrais désormais passerait par là et que j’allais en apprendre de belles sur mon compte. Le langage avait des droits que je n’avais pas, il lui arrivait de prendre l’initiative d’un poème dont je souhaitais, en pure perte, être l’auteur. Le titre de mon dernier recueil, Les Mots sont des chiens d’aveugle, ne signifie pas autre chose. » Tout ce qu’écrit Wellens est à comprendre à partir de cette juste et belle « définition » de la poésie : elle agrandit le champ visuel qui, désormais, capte l’homme et sa condition mais aussi autre chose autour et au-delà d’eux, qui n’est pas moins important, mais plus caché, et qu’il faut révéler : Il arrive qu’une porte s’ouvre, là où tes doigts ne rencontraient que muraille ; qu’un chemin fasse les premiers pas. Ou encore : Qui tend l’oreille, entend la rouille.
Quand Wellens entre dans son poème, il sait bien que le langage ayant des droits, il y entre  pour s’égarer, mais pas pour se perdre dans les facilités gratuites du « stupéfiant image ». Il y entre pour trouver et se trouver autrement, guidé en cela par les lignes de force de sa personnalité profonde : lucidité, générosité, malice, foi religieuse, sens critique, inquiétude, passion pour l’amitié et pour l’amour… Il y a beaucoup de convictions et de doutes chez Serge Wellens, et sa poésie ne les perd pas en route. Mais elle les restitue plus vibrants, comme soulevés (et sauvés ?) d’un langage de moraliste. Se confier au poème, c’est espérer parvenir à dire vrai par surprise et dans l’émotion.
Aussi, pour s’égarer sans se perdre, Serge Wellens n’écrit-il pas de ces poèmes emportés par le rythme, par l’ivresse des métaphores, par la fluidité mélodique : ni Claudel, ni Perse, ni Aragon, Wellens ne célèbre ni ne chante. Comme en témoignent la brièveté des vers (y a-t-il même ici ou là quelque alexandrin égaré ?), les espacements qui les aèrent, ses poèmes sont plutôt de l’ordre de la sculpture. Minces poèmes, en général verticaux, ils font des nœuds et des encoches dans une matière noble chaleureuse à l’homme : ce ne peut être que du bois, et, connaissant sa hantise de l’arbre, je le verrais volontiers en sculpteur de branches, ces parties de l’arbre les plus sensibles au vent : fragiles, elles peuvent casser, fortes, elles donnent les feuilles et les fruits. De ce  poète enraciné en terre et en ciel, on peut se demander, comme il se le demande lui-même : Va savoir si c’est de l’homme / va savoir si c’est du bois. Comme l’arbre encore, Wellens n’a rien à cacher / il peine à faire son ombre / c’est une longue patience / un très ancien métier.
Poète enraciné en terre, oui : là où se fait le plus humble de la vie, là où il faut creuser pour faire sourdre, contre le désespoir, les profondes raisons de vivre : car il y a une source perdue / sous le sol d’une cave // On entendait cogner son cœur. Là où seul le poète peut redonner dignité à ce qui rampe et se traîne, comme à un scarabée : Dans la carrosserie / d’un moins que rien  de scarabée / traînant dans moins que rien / sa moins que rien de vie / la lune / se trouve belle / et tremble. Mais comme l’arbre qui peine à faire son ombre, Wellens sait que le poème est lui aussi à la peine pour trouver de quoi sauver ou au moins transfigurer le malheur humain, et que le poète, d’autant plus s’il est fraternel, ne peut avancer qu’en s’écorchant aux épines qui partout pointent dans la vie ordinaire : sur cette terre / où tout ce qui vit / ne vit que de meurtre // Ce matin / les nouvelles du monde sont mauvaises. Dès le premier recueil de 1952, Serge Wellens gardait de  l’année 1943 cette image : Le Malheur de porte en porte / couleur du ciel et de la terre / couleur du temps / criait le nom de ses enfants. La poésie de Wellens ne surplombe pas l’humanité, elle monte à travers elle en quête des quelques raisons d’espérer, ou des quelques raisons de ne pas désespérer complètement, qui éviteront le noir absolu. Et ces quelques raisons sont-elles-mêmes tremblantes, fragiles, voire suspectes, au point qu’elles ne sont jamais affirmées mais plutôt émises comme si elles étaient prêtes à être remises en cause. On le voit par exemple à la conclusion interrogative de ce beau poème qui évoque un moment de répit de la guerre dans l’année quarante : De guerre lasse la guerre / pose ses valises / sur le seuil du jardin / marque le pas / se tait / s’endort // Coccinelle / coccinelle / fera-t-il beau dimanche ? Et ce doute sur les raisons d’espérer peut s’étendre au poème lui-même, à  sa nécessité, à son existence même : sans très bien savoir si / je suis l’ombre ou le chien / d’un poème dont il reste / à prouver l’existence.
Mais pendant le doute, la poésie continue, elle tient toujours ouvert son petit commerce de bougies dans l’obscurité.
Serge Wellens dit l’ombre mais tout autant ce qui l’éclaire. Quête d’élévation et de transparences, telle est aussi et surtout cette poésie qui refuse de laisser résoudre par l’absurde / la mésalliance des objets / et la mutilation des mots. Pourtant, sur quoi prendre appui pour se libérer de ce qui ne demande qu’à rabaisser, à humilier, quand chaque aube, il faut aller son train, raser les murs en quête de quelque graffiti, faire les poubelles dans les faubourgs de l’indicible. Désemparé comme un écho qui aurait perdu la mémoire ? Bien entendu, Wellens n’a pas de réponse toute prête, mais il sait par exemple combien la vigueur irriguante de l’amour peut soulever hors de l’opaque, de la résignation au non-sens souvent agressif de la vie : j’étais un mouvement / de l’opaque dans l’ombre / hiver fumée sans feu / j’étais seul et de trop, écrit-il dans « Une leçon de ténèbre », avant d’écrire (entre temps l’amour d’une femme est venu) : On vient tu viens la nuit / s’effrite sous tes racines / ma rayonnante / mon coudrier. Alors, oui, l’amour élève, allège, dégage dans la vie des espaces d’où l’on peut regarder ciel et oiseaux. Des espaces où, enfin, quelque chose de pur peut advenir. Et l’amitié, la nature, l’art d’une vie simple dédiée à l’essentiel aident aussi à monter dans « cette voie qui cherche à guérir de la lèpre et de l’obscur » (Monique W. Labidoire). Parmi tous les poèmes de Serge Wellens, l’un me paraît emblématique de cet accord profond et jubilatoire avec le monde qui nous est parfois autorisé :

 

Le vent courant jouait de l’orgue
dans les figuiers de Barbarie

La mer trinquait à notre table
puis s’en allait à reculons
en nous faisant des révérences

 

La lune venait boire à ta bouche
comme à la fraîcheur d’un puits
Notre amitié portait le nom
intraduisible des fontaines.

 

Mais tout bonheur est funambule, et en équilibre précaire. Toute clarté peut se corrompre d’un passage d’aile ou de nuage. Toucher, palper la paix ne signifie pas être en paix. Et même la foi en Dieu n’offre pas la grande lessive qui purifierait le monde. De poème en poème, voire à l’intérieur d’un même poème, le va et vient entre le clair et l’obscur est de règle chez Wellens, tout est sujet à interrogation. Et Dieu lui-même, plus souvent interpellé que glorifié dans les poèmes. Que pour le croyant Dieu existe, c’est évidemment incontestable, mais Serge Wellens semble souvent lui demander pourquoi Il nous accorde si peu de sa présence dans nos vies si malmenées :

 

Père je crois en toi
aussi évidemment
qu’en cet arbre solitaire
qui déborde mon regard

Mais donne-moi d’apercevoir
quelque trace de ta bonté
n’importe où sur cette terre
où tout ce qui vit
ne vit que de meurtre

 

Faut-il, en regardant vers Lui, vers  son ciel, voir surtout du vide, et seulement parfois, par hasard, une trace légère et fugace de sa présence ? Toi / ciel sans précédent // vide / Pour que / la fêlure d’un vol / récuse le néant. Ou alors ce vide apparent n’est-il pas plutôt un appel en creux, pour que l’attention atteigne son paroxysme et décèle la fêlure du vol ? Avoir la foi n’est pas posséder Dieu, mais le chercher continûment. Et le trouver parfois crucifié dans et par nos misères comme dans les haillons d’un épouvantail :

 

Entre l’étoffe déchirée
et la doublure décousue
il portait une espèce
de manteau de lumière
qui déroutait la foudre

 

L’hiver l’ayant traversé
il n’en demeure
que bois mort mis en croix
dont les oiseaux chantent la gloire
dans le petit matin précoce.

 

Alors, au Dieu de Wellens, inutile de bâtir des cathédrales : peut-être est-Il en bas, parmi nous, à partager notre sort par amour. Qui donc en ferait autant ? Qui donc mériterait d’être célébré par les oiseaux ? C’est mêlé à nous que Dieu transfigure par instant notre condition en l’habillant d’un « manteau de lumière ». Il ne faut d’ailleurs pas oublier que chez Serge Wellens, foi et malice font un singulier bon ménage, et que l’inversion de l’au-delà et de l’ici-bas procède peut-être ce ces deux forces conjointes. Sur la vanité de l’au-delà, on pourrait enfoncer le clou avec la fin du poème « L’arbre au fond de la rivière », où surplombant la misère humaine, l’oiseau / très haut dans le ciel / désert jusqu’à l’absence / étant seul à voir cela / se prend à douter de ses ailes / et tombe Mais il est prudent de ne pas trop conclure sur un tel sujet, tant il est vrai que sont mystères aussi bien la foi que la poésie.
Quoi qu’il en soit, pas plus que Dieu, Wellens ne le prend de haut. Il est remarquable qu’un poète aussi exigeant dans sa vision à la fois concrète et métaphysique du monde aussi bien que dans son art d’écrire, concis, incisif, ait su conserver avec son lecteur une relation familière, d’homme à homme.
Ceux qui ont le bonheur de connaître Serge Wellens en chair et en os savent qu’entre l’homme et le poète il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. Non pas qu’il écrive comme il parle : il y a de la réclusion, de la solitude et de l’art dans l’acte de poésie, mais les mots de ses poèmes ne sentent pas le renfermé. Mots de tout le monde, un peu usés, avec quoi il faut faire, et parmi lesquels le lecteur se sent accueilli comme si, en ouvrant la couverture du livre, il avait ouvert une porte pour retrouver dans la parole de l’un l’humanité de tous. Il faut dire qu’aucun des poèmes de Wellens n’est écrit pour bâtir un monument à la poésie, aucun n’est sculpté en objet-poème plus ou moins arrogant. Pas de culte de la forme : nous ne sommes ni chez Théophile Gautier ni chez Mallarmé, nulle part nous ne rencontrerons d’ « aboli bibelot d’inanité sonore ». Le poème de Wellens est parole puisée dans la parole de tous, resserrée, creusée, décalée mais toujours reconnaissable. Son art poétique est humble : Les mots sont des chiens d’aveugle // Je les entends venir / Leur odeur les précède // Ils me lèchent les mains / en signe de soumission. Mais ces chiens guides ont à la fois le pouvoir de créer le poème et de l’excéder vers la quête inlassable d’un autre sens de la vie. Les chiens d’aveugle ne s’arrêtent pas dans les poèmes, ils vont à travers eux vers ce que nous ne voyons pas.
Dans un dépouillement de plus en plus sensible, les plus récents poèmes de Serge Wellens sont entrés dans l’exploration de la vieillesse. Les chiens d’aveugle emmènent le poète au plus profond de la lucidité, là où se fait la pleine lumière sur les épreuves de l’âge. Cette lumière blanche qu’on rencontre dans les hôpitaux, Wellens en fait sa page pour donner tout son relief à l’appréhension du pire : Le vieux dit encore du cadavre / c’est mon double / mon double froid / et le cadavre / fait semblant de dormir / à l’intérieur du vieux // Un jour ce sera le contraire. Ou encore : C’est au plus profond / de l’épais des arbres / que le bouvreuil cloue ton cercueil. L’extrême rigueur de l’écriture et de la lucidité font de ces poèmes des aveux de force bien plus que de faiblesse ! Et même dans cette écriture de l’épreuve, le lyrisme sans excès, voire sans éclat (mais toujours poignant) du poète ne cède pas. Pas plus que ne cèdent la générosité ni l’humour.
Et c’est ainsi que Serge Wellens reste un arbre, qui continue de dessiner à contre ciel l’exigence d’une parole verticale, ramifiée en ses multiples registres, et qui, en nous accueillant, « fait de [nos] yeux des oiseaux. »

Contribution au numéro 3 des CAHIERS DES POETES DE L’ECOLE DE ROCHEFORT consacré à Serge Wellens sous le titre « Serge Wellens ou la Concordance des temps. »

Bibliographie de Serge Wellens :

- J’écris pour te donner de mes nouvelles, Cahiers de Rochefort, 1952

- A la mémoire des vivants, Cahiers de Rochefort, 1955
- Marguerite, Cahiers de l’Orphéon, 1957
- Les dieux existent, Millas-Martin, 1966
- Méduses, Millas-Martin, 1967
- Santé des ruines, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1972
- La Pâque dispersée, L’Arbre, Jean le Mauve, 1981
- La concordance des temps, Folle Avoine, 1986
- Les résidents, Folle Avoine, 1990
- La concordance des temps, Cette anthologie qui reprend le titre du recueil paru en 1986, rassemble des poèmes parus entre 1952 et 1992. Folle Avoine, 1997
- Les mots sont des chiens d’aveugle, Folle Avoine, 2004
- Il m’arrive d’oublier que je perds la mémoire, Folle Avoine, 2006
- Poèmes de l’inconfort, Folle Avoine, 2010
- Tout doit disparaître, six poèmes posthumes, Folle Avoine, novembre 2012
 

Ce texte est l’une des contributions parues dans les :

 

Cahiers des poètes
de l’École de Rochefort-sur-Loire - n° 3

Serge Wellens ou la Concordance des Temps. Beau titre d’un de ses ouvrages que son éditeur, Yves Prié de Folle Avoine publiait en 1997, regroupant les poèmes des années 1952 à 1992. Esprit et coeur s’épaulent et se confondent dans l’âme d’homme libre de Serge Wellens. Ce numéro 3 des Cahiers des poètes de l’École de Rochefort1 reprend ce titre. Serge ne fut pas de l’École de Rochefort. Il ne le revendique pas. Mais on peut le situer dans la 2e vague de poètes issue de cette même famille lyrique, celle qui suit la mort de René Guy Cadou. Ce numéro que nous avons élaboré avec Olivier Delettre a mis du temps à naître, mais il est là devant nos yeux étonnés pour (re)lire un immense poète. « Quand je ne faisais pas l’école buissonnière, je venais en classe avec mes buissons » écrit-il. Ce sont des buissons ardents que vous allez (re)découvrir dans ce numéro. Les amis de Serge Wellens se sont penchés sur la mémoire de ses mots AVEC BONHEUR ET JUSTESSE.

 

Serge Wellens, frère en poésie de Rutebeuf, incarne « l’amitié de l’amitié » selon François Huglo. Pierre-Dominique Parent retient son humour particulier pétri de « grande humanité ». Pour Jean-François Mathé, le poète reste un arbre « qui continue de dessiner à contre-ciel l’exigence d’une parole verticale ». Roland Halbert souligne l’enfance heureuse qu’il vécut dans le monde du cirque. Alain Richer rappelle l’émerveillement « tragique et tonique » qu’il eut en découvrant la Provence. Soizic Audrin dit l’homme de la joie qu’il fut. André Doms raconte le compagnon des bêtes qu’il était. Pascal Commère fixe « les mots concrets de son lexique » et la rare unité d’une oeuvre relativement courte. Colette Nys-Mazure évoque l’empreinte que l’École de Rochefort a laissée comme traces et remet en perspective la concordance des temps dans La Mémoire du ciel. L’Orphéon, satellite de Rochefort ne peut se comprendre sans cela.

Son art poétique est l’humilité même et permet l’expression d’une authentique fraternité.

 

1- Ce cahier numéro 3 ne s’intitule plus Cahier René Guy et Hélène Cadou parce que nous n’avons pas trouvé les appuis matériels et moraux indispensables pour mener à bien une telle entreprise. L'intérêt pour Cadou demeure, mais en nommant ces cahiers, Cahiers des poètes de l'École de Rochefort-sur-Loire, nous nous ouvrirons aux autres poètes, à d'autres possibilités, d'autres études et d'autres soutiens.

Livre relié à la chinoise
145 pages - 21,3 x 21,3 cm
ISBN 978-2-84273-945-4
25 €
Éditions du petit véhicule

 

http://editionsdupetitvehicule.blogspot.fr/




Hommage poétique à Jean Grosjean

 

Le jour qui s'en va
nous laisse dans l'ombre
avec ton visage
soir
Une  voix, un regard, Jean Grosjean

 

 

 




Les paradoxes de Iossif Ventura, poète crétois

Iossif Ventura est un homme extrêmement sympathique, à tous les sens grecs du terme, évidemment. Il est donc très chaleureux, mais avec beaucoup de discrétion, très attentif à l’autre et si profondément déchiré, sous l’élégante simplicité du sourire que la vie lui a appris comme suprême forme de sagesse, qu’il en devient forcément très attachant. C’est une chance supplémentaire que de connaître l’homme, en plus de l’œuvre.

Dans l’histoire de la philosophie, on connaît le syllogisme d’Épiménide le Crétois : « Tous les Crétois sont menteurs, je suis Crétois, donc… (suis-je menteur ou non) ? ». Mais les paradoxes incarnés par Iossif Ventura ne se laissent enfermer dans aucune autre logique que la cohérence d’une vie sensible, en poésie.

Vous vous attendez à trouver en lui un poète grec, décalez votre attente : il se définit en effet comme le « dernier juif de Crète » et cette identité marque son œuvre. Vous vous attendez au moins, puisqu’il est grec tout de même ( !) à ce qu’il représente quelque aspect de la longue tradition littéraire hellénique. Oui, mais Iossif Ventura ne vous parlera pas beaucoup d’Homère ou de Séféris, mais bien plutôt, avec prolixité, de « poetry performance », modes de manifestations poétiques développés aux États-Unis depuis 1es années 60, et de poésie digitale rénovant les potentialités mentales par le mouvement et la vision des lettres, au-delà de leurs sens, dans une quête ludique et méta-cognitive à la fois. Mais si vous cherchez à le situer en vous disant qu’il est épris de modernité et que son esprit très souple recherche sans cesse de nouveaux moyens pour enrichir la pensée et l’expression de son art, décalez votre jugement, parce que vous découvrirez aussi chez Iossif Ventura un spécialiste des troubadours de notre ancienne tradition occitane. En effet, passionné d’histoires de chevalerie, le poète s’est mis en tête de découvrir et de faire découvrir ce patrimoine culturel aux Grecs, dans un pays où il était quasiment inconnu. Iossif Ventura s’est donc mis à collectionner les livres, à étudier et à traduire des textes (XIIème et XIIIème siècles), à voyager dans la région de Toulouse, de Béziers et des châteaux cathares, devenant ainsi un fin connaisseur de ce type de poésie.

Fantaisie élective, relayée par un retour à l’identité profonde. Car après avoir lu les troubadours, une autre curiosité surgit, connexe : au temps de ces poèmes de chevalerie, quelle était la forme de la poésie juive ? Et voici Iossif Ventura lancé dans une nouvelle aventure de l’esprit, répertoriant et traduisant les poètes juifs du Moyen-Âge, du Vème au XIVème siècle, à raison de 7heures de travail par jour, pendant 4 ans. Il en résulte la production d’un livre, unique en son genre en Grèce.

Oui, oui, 7 heures de travail par jour, pendant 4 ans. Car Iossif Ventura, qui a fait à l’École Polytechnique d’Athènes des études d’ingénieur en mécanique et en électricité, pour rassurer une mère soucieuse de son avenir, s’est ensuite consacré dès que possible, à temps plein, à la création poétique. C’est ainsi qu’actuellement il fait partie du comité de direction de la Société des Écrivains Grecs et qu’il dirige la revue électronique Poéticanet. Amené à ce titre à fréquenter et à pourvoir en jeunes poètes les festivals de son pays, il connaît toute la production actuelle et il encourage toutes les nouvelles formes de création, dans un grand esprit d’ouverture. Mais sans doute ainsi, ses propres facultés et sa propre sensibilité sont-elles irriguées par ce contact constant avec la poésie vivante.

Dans son œuvre récente, ses publications majeures portent sur l’histoire des juifs de Crète, totalement éliminés de l’île à l’issue de la seconde guerre mondiale. Iossif Ventura évoque ainsi le sort des 88 enfants, notamment, âgés d’un mois jusqu’à 16 ans, embarqués à cette époque sur un navire appelé Tanaïs pour être transportés jusqu’au Pirée, puis dans des camps. Le bateau, qui donne son nom à un recueil d’élégies de Iossif Ventura, torpillé par erreur par les Anglais, n’est jamais parvenu à destination et tous ses passagers sont morts dans le naufrage. Sujet difficile à traiter… Au terme de l’écriture de Tanaïs, en 1997, Iossif Ventura ne se sentait pas sûr d’avoir exprimé tout ce qu’il ressentait. Il a donc repris cette perspective, en l’élargissant, à travers un autre recueil : Cyclon, dédié à tous les juifs de Grèce. Ce titre rappelle le nom du gaz Zyklon, utilisé par les nazis dans les chambres d’extermination. Il fait aussi allusion, évidemment, à la tempête et au cercle qui enferme. Ce texte, publié en 2009, a été écrit, en fait, immédiatement après Tanaïs, dans une première version, mais il a été transformé plusieurs fois, le poète recherchant une forme d’expression adéquate, sans mélo, si possible post-moderniste.

Cette réflexion qui porte simultanément sur le sujet et sur la forme illustre en l’occurrence la complexité du personnage de Iossif Ventura, attaché, ô combien !, à la mémoire, mais toujours tourné vers l’avenir. En fait, chez lui, l’élaboration poétique devient nécessairement une recherche d’expression du prix absolu de l’humain. Quand on le rencontre et quand on l’écoute, on entend toute une philosophie du langage et de l’écriture, essentiels par le contact qu’ils proposent, pour la réalisation de l’humain. On entend évidemment la question qu’il ne peut pas éviter de se poser : A-t-on encore le droit d’écrire de la poésie après Auschwitz ? Iossif Ventura y répond, pour lui-même : à ses yeux, la poésie inclut la prophétie et l’homme aura toujours l’intention de s’exprimer pour devenir prophète, c’est-à-dire notamment pour prévenir des dangers contre l’humain.

Et puis, quand on l’écoute, on découvre toute la richesse qu’il accorde à la poésie. Car, selon lui, elle permet d’élargir notre monde. Il est fascinant de l’entendre évoquer la condition de l’être humain, lancé dans un univers qu’il ne connaît pas, qui cherche tout au moins à le décrire, qui ne peut le faire au mieux que par la poésie, genre privilégié, capable de contenir aussi le vide et le silence, entre les mots. Iossif Ventura, héritier de la tradition de la Kabbale, selon laquelle la langue forme le monde… On comprend alors l’intérêt pour ces genres nouveaux de composition digitale, qui donnent une nouvelle vie aux lettres et aux signes.

En poésie, Iossif Ventura est prêt à toutes les aventures de la modernité. Résolument. Mais sa démarche n’est pas dénuée d’angoisse. Il est en effet particulièrement conscient de la difficulté qu’il y a à trouver de nouvelles formes. Or chaque époque a besoin de la sienne pour que les hommes puissent se parler entre eux et se comprendre. Iossif Ventura juge intéressantes toutes les tentatives de l’esprit. Alors pourquoi pas une poésie électronique qui combine les mots, les images, la vidéo ? Il est prêt à toutes les expérimentations, avouant quelquefois avoir du mal à suivre les toutes nouvelles formes d’expression, malgré son engagement permanent dans la recherche sur le langage. Bien sûr, il formule un impératif : il ne faut pas imiter. Il faut sculpter sa propre parole dans des formes nouvelles. Mais ce monde imaginaire d’Internet où les représentations des hommes deviennent des avatars, où en viendra-t-il ? À un monde utopique, idéal ? sans consistance ?, ou bien à un monde dystopique, comme le « meilleur des mondes » de Huxley ou 1984 de Orwell ? Un monde de face-à-face avec l’ordinateur où les relations humaines ne sont plus que virtuelles ?

Iossif Ventura dénonce et craint les dérives d’Internet, mais il s’en sert, non par paradoxe, finalement, mais par pragmatisme, parce qu’il est illusoire de se détourner des moyens de communication actuels et qu’il est plus constructif d’agir de l’intérieur. S’il n’évite pas le grand vent d’une expérimentation qui n’est pas assurée de sa ligne de navigation, il définit néanmoins en dernier lieu la poésie à la manière d’Ulysse, comme « une petite baie où ancrer son bateau pour se reposer ».

Laissons-lui directement la parole, pour faire son portrait de poète :

« J’écris pour moi, vous savez… Il y a quelque chose qui pleure en vous et vous voulez le mettre sur le papier. Je n’écris pas pour l’Honneur de ceux qui sont partis. Le poète est un menteur, il s’approprie de tout. Il veut faire sa psychologie interne. La langue que je parle, c’est ma larme. C’est très égoïste, mais directement lié avec ceux qui sont perdus. Je me sens en connexion métaphysique avec eux. Bien que vous me voyiez souriant, je suis très triste, très mélancolique. Il y a la question de l’Autre ».

Il y a les poètes, et leur histoire. L’œuvre, finalement, a sa liberté, prend ses libertés par rapport à eux. Car la poésie de Iossif Ventura est tout sauf larmoyante. En bon polytechnicien, il sait en effet résoudre arithmétiquement et artistement les équations de l’humain, digitalement, avec ses doigts, sur le bout des doigts. Ses textes atteignent l’universel du voyage solitaire dans lequel s’engage chaque individu, lorsqu’ils évoquent « une valise fermée / pleine de silences » que la poésie sait communiquer, rendre éloquents et partagés. «L’arithmétique d’un souvenir » est un poème très inventif et sa pensée tellement classique, comme une tragédie grecque et sa révolte contre l’indifférence des hommes.




L’ironie christique, un art poétique

In memoriam Gaspard Olgiati

 

Ce livre de jean Grosjean, L’Ironie Christique, est assurément l’un des plus déroutants de son œuvre, peut-être l’un des plus difficiles d’accès également, non pas seulement parce qu’il s’agit du commentaire d’un évangile, mais aussi parce que Grosjean ne nous livre aucune clé de lecture : ni préface, ni postface ; pas même une bibliographie. Rien, pas une ligne qui éclairerait sa démarche. C’est à croire qu’il s’est emparé de cet évangile pour en livrer une lecture toute personnelle et, en poète, absolument libre ! Et c’est bien ce qu’il a fait, tandis que l’on sait les mille précautions que prennent les exégètes lorsqu’ils s’emparent d’un texte biblique… Ce commentaire vient trente cinq ans après la publication de sa traduction de l’évangile de Jean, trente cinq années de méditations que j’imagine quotidiennes tant il aimait cet évangile, tant il se sentait intimement proche de Jean. Le commentaire qu’il nous livre là est le fruit de cette méditation.

D’emblée, c’est le titre qui pose problème : on ne peut s’empêcher d’y déceler, entre « ironie » d’une part, « christique » d’autre part, quelque oxymore qui nous avertirait d’emblée que l’on est davantage dans le champ du littéraire que dans celui du théologique.

L’ironie — avec la distinction « ironie verbale » et « ironie situationnelle », est une « figure de rhétorique par laquelle on dit le contraire de ce qu'on veut faire comprendre. » Créant un décalage entre discours et réalité, elle, l’ironie, produit un malentendu. Bien sûr, lorsqu’elle est intentionnelle, l'ironie peut servir une intention particulière, psychologique voire idéologique. Elle peut être produite de différentes manières et certaines correspondent à des figures de style classiques : l’antiphrase, l’hyperbole, litote, etc.

Reste que l’ironie, et c’est là que le bât blesse, est souvent perçue, dans son vécu par le principal intéressé, la cible, comme mordante, blessante. Si elle est considérée comme une marque de finesse de l’esprit — il se dit même qu’elle est un trait caractéristique de l’esprit français —, ce n’est pas pour le moins le trait d’esprit le plus avenant, le plus sociable qui soit. Il serait donc, a priori, peu conciliable avec l’esprit christique tel que nous nous le représentons, tel surtout que le véhicule son image d’Epinal. Mais c’est oublier que la révolution et le scandale que provoqua le Christ par son avènement ne se sont certainement pas imposés par de douces paroles… Pour éveiller, ne fallait-il pas un langage radical et violent ?

Dans la tradition exégétique française, les références à l’ironie du Christ sont rarissimes. Est-ce à dire que les théologiens français ont attribué ce trait d’esprit au Diable ? Ce n’est pas impossible… Alain, qui n’était pas théologien, loin s’en faut, n’a-t-il écrit que « l’ironie est le langage du Diable [1] » ! Et Cioran n’affirme-t-il pas dans ses carnets que « l’ironie est la mort de la métaphysique [2] » ? Essayons donc de comprendre où Jean Grosjean veut nous amener par ses chemins de traverses, à la lisière de l’orthodoxie.

A lecture de L’Ironie christique, trois questions surgissent : tout d’abord pourquoi Jean Grosjean a-t-il choisi cet évangile plutôt qu’un des trois autres synoptiques ? Ensuite, qu’entend-il par « ironie » chez le Christ ? — il nous faudra ici le confronter, ne serait-ce que succinctement, à la tradition exégétique. Et, enfin, quel est le projet véritable de Grosjean ? Si l’on ne se perd pas en chemin… si l’ironie de Grosjean lui-même n’a pas raison de nous, alors nous devrions découvrir que Jean Grosjean nous a livré là un véritable art poétique — et plus encore.

 

Pourquoi Jean ?

Pour Jean Grosjean l’évangile de Jean est le plus vivant des quatre. Il s’en explique plus précisément au début de son commentaire du verset Parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde. Il affirme que « la singularité du texte de Jean tient visiblement moins à des procédés de grammaire et de rhétorique qu’à une fascination ». Alors que « Matthieu écrit comme un sapiential, Marc comme un chroniqueur, Luc comme un historien », on dirait que chez Jean « c’est le sujet de son récit qui façonne le récit lui-même. Sa rédaction semble n’être que le calque d’une attitude d’âme » (IC p. 24-25) A cela s’ajoute une dimension impalpable, spirituelle, qui participe du style même de Jean, de sa respiration propre qui est témoignage de sa transformation intérieure opérée par le Christ, ce qui fait dire à Jean Grosjean que l’évangéliste a « un goût pour ce que le langage a de meilleur : la vie et la lumière c’est-à-dire la transparence du mouvement et la respiration de la clarté. (IC p. 24)

C’est aussi la « discrétion » de Jean qui le séduit, ainsi qu’une certaine innocence, notamment lorsque Jean « rapporte les circonstances où le Messie parle comme le buisson ardent de l’Exode ». (IC p 25) « Son texte, nous dit-il, n’a ni la hâte de Marc, ni les précautions de Luc ». Alors que Marc accumule des faits, « Jean, qui rapporte moins d’instants, trouve moyen de les éterniser avec des notations plus sèches et des dialogues plus abruptes. L’écriture de Jean arrive à la fois à être aiguë et lente ». Cette description du style de Jean s’apparente assez à celle des récits de Jean Grosjean lui-même. C’est sans conteste à l’école de Jean que Grosjean a épuré son écriture au fil des années, au point que même sa poésie en a subi l’effet : elle qui a d’abord été, dans la lignée de Claudel, composée de stances lyriques renouant avec le décasyllabe voire l’alexandrin, est devenue avec Austrasie plus contenue, intérieure, comme si l’amplitude s’était inversée pour entrer dans la profondeur de l’énoncé du vers plutôt que dans la matière verbale du vers lui-même.

Jean Grosjean fut également sensible à la quasi-absence de référentiel de lieu et de temps dans cet évangile. Lorsqu’il y en a, c’est incidemment, et parfois même de manière toute poétique : « c’était à l’aube », ou bien « il y avait de l’herbe, il faisait nuit » (IC p. 25). Là encore, les récits de Grosjean ont repris à leur compte cette caractéristique qui permet de rendre intemporel un texte, tout en faisant ressentir le mystère de ce qui se produit, mystère qui est cependant très concret. Grosjean ajoute : « Pour Jean il n’y a rien de merveilleux ailleurs. Ce qui se passe en Dieu, il a vu que cela se passait dans nos jours ordinaires. » Jean Grosjean a fait sien ce procédé : jamais de descriptions du merveilleux, mais le ressenti du merveilleux divin à travers des situations concrètes, des éléments naturels, ou par le biais de banals facteurs climatiques. En l’évangéliste Jean, Grosjean a trouvé un sens aigu du détail, de la scène, du tableau.

La façon que Jean a de mettre en scène les paroles de Jésus fait qu’on a le sentiment qu’il « se met à parler sans préambule et se met à se taire avec la même soudaineté ». Cela lui confère, nous dit Grosjean un « surplomb » qui « donne le vertige » (p.125). Ce qui, d’un point de vue apostolique, est plus efficace, car, « si les synoptiques nous rapportent ce qu’a dit Jésus, c’est en Jean qu’on l’entend parler. C’est en Jean qu’on découvre la vie de son langage, cette limpidité provocante […]. » (p.28)

Grosjean a trouvé en cet évangéliste un maître du récit. Toute sa vie il est revenu y puiser comme à une source autant spirituelle que littéraire.

 

La puissance créatrice du langage.

A vrai dire, il n’est pas étonnant qu’un poète se porte sur l’évangile de Jean plutôt que sur les autres. N’est-il pas celui qui qui fait appel à la puissance créatrice du langage ? — notons dès à présent que la traduction classique évoque le « Verbe », que Grosjean appelle lui « langage », nous y reviendrons.

Dans son commentaire du premier verset, Grosjean affirme que ce qui importe n’est pas tant « la naissance du monde », mais l’« acte créateur comme début absolu », d’où sa traduction : « D’abord il y avait le langage » (p. 11) Ce qui ne signifie pas que le langage soit la source de Dieu, qu’il lui préexiste, car « le langage était chez Dieu ». « C’est la nature de Dieu d’être hanté par le langage » (p. 12) N’est-ce pas aussi le sort des poètes, du moins les lyriques, d’être hantés par le langage au point de sans cesse nommer le monde jusque dans ses moindres détails et de le célébrer ?

Le parallèle établi entre l’acte créateur de Dieu et celui du poète est un poncif qui a traversé les siècles, mais auquel les poètes — parfois malgré eux — souvent même — restent attachés, me semble-t-il. Cependant, « nommer », énumérer, à la manière de la Genèse n’était qu’une étape (Grosjean affirme là que la pensée de Moïse « plafonne ») ; avec le Christ, qui est le langage de Dieu fait homme, il y a comme une intériorisation du langage, qui est en fait déjà celle du Père :

« Dieu est Dieu parce qu’il est en conversation, parce qu’il y a du langage chez lui. », […] « On dirait qu’avant d’avoir eu la moindre intention de créer quoi que ce soit […] Dieu ait passé son temps, si j’ose dire, à se signifier sa propre existence, car le langage de Dieu n’avait que Dieu à dire à Dieu […] Ce langage était l’acte unique de Dieu et il livrait tout Dieu. Il contenait l’excellence et l’intensité de sa source. » (p. 12)

 

Le commentaire de Grosjean se fait ensuite plus personnel, méditatif, et peut être lu aussi comme une extrapolation de l’acte même d’écrire : « L’univers est ourdi, tout le temps, par le mouvement du langage, c’est-à-dire par une audace. Puisqu’on ne sait jamais où va aboutir une phrase, on ne sait pas non plus où va l’histoire du monde. Jean nous dit seulement qu’elle est vivante, car c’est dans le langage que se trouve la vie » (p. 13)

Si Grosjean préfère Jean, c’est parce que celui-ci a compris « que le Messie […] était précisément le langage qu’il y a en Dieu et par lequel Dieu a fait exister l’univers. » (p. 26) Grosjean compare même « l’élan du langage » qui est chez Dieu à un « geste vital » (p. 14), rejoignant peut-être là, inconsciemment, l’hypothèse de Marcel Jousse pour qui à l’origine il n’y a pas le langage mais le geste [3].

Grosjean va plus loin lorsqu’il nous dit que « depuis Adam le langage est à l’œuvre contre l’abrutissement, mais le Nazaréen lui donne sa netteté » (p.228) ; et que « le monde est une séquelle d’échos que le langage seul démêle. La création n’est qu’une ombre de vérité et le Fils seul l’éclaire ». (p. 228) Le langage qu’est le Christ est la vérité ; écrire, user du langage humain, faire œuvre poétique, c’est se rapprocher autant que possible du langage du Christ, s l’on se place bien sûr du point de vue d’une anthropologie chrétienne. Si l’on pousse à son terme cet élan mystique de Grosjean, en incarnant la geste christique, le langage (humain), alors, n’est plus indispensable : le mouvement du cœur, comme celui du corps suffisent. Ce serait là l’incarnation parfaite du langage christique — ce vers quoi il nous faudrait tendre, peut-être…

Par ailleurs, si l’acte créateur demeure un mystère, il n’est pas question pour Grosjean « d’élucider l’indicible par des paroles, de résorber le mystère par des raisonnements. L’élucidation se fera par le mouvement de vie de chacun, la vie restera informulable, mais elle deviendra le mouvement même du langage, tandis que les formules sont des idoles. » (p 15) Grosjean rejoint ici le principe théologique de l’humano-divinité selon lequel l’homme est appelé à devenir Dieu et est co-créateur du monde par ses gestes, sa pensée, par sa vie même.

 

Jean Grosjean emploie « langage » dans sa traduction, ce qui n’est pas anodin. Derrière ce mot, l’on ne peut s’empêcher de penser au champ de la linguistique qui n’est pas sans avoir desséché et désenchanté la langue au cours du XXe siècle. Grosjean, qui n’a donc pas employé « verbe » (trop latin), ni même « langue » ou « parole », se réapproprie ce mot « langage » avec l’intention peut-être de lui rendre sa noblesse en lui conférant un souffle, celui du Dieu créateur. Car le langage est par excellence ce qui est construit, structuré grammaticalement, a fortiori dans le champ littéraire ou poétique. Cela rejoint l’un des commentaires courants des exégètes de l’entame de cet évangile dont on dit qu’elle est une « grammaire du créé », une « grammaire du monde ».

 

Le souffle, source le lyrisme.

Jean Grosjean a aussi puisé ceci d’essentiel chez Jean et qui lui correspondait parfaitement, à savoir le souffle. Jean, nous dit-il, a « l’art de nous faire sentir comment manœuvre le langage », lorsqu’il se fait souffle, « lorsque Jésus semble nous mener sur des falaises pour ne plus nous laisser entendre que l’immense murmure »(p. 123). La référence au souffle est omni-présente chez Jean. Dans le dialogue avec Nicodème, mais aussi en Jn 6 : C’est le souffle qui fait vivre, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont du souffle, elles sont de la vie. Grosjean commente ainsi : « …ne vous fixez pas sur les mots, ne vous fixez pas sur des notions, c’est la respiration qui permet de vivre. […] nous ne pouvons respirer que par la respiration divine » Et, plus loin : « Le langage de Jésus nous donne donc moins un univers de significations qu’il ne nous communique le va-et-vient vital de son haleine. Ce langage n’illumine que par la contagion de son mouvement » (IC p. 123).

Si l’on peut faire de ce passage une lecture mystique, je crois qu’il étaye également l’attachement de Jean Grosjean à un certain lyrisme, non pas celui, narcissique, de l’expression du moi romantique, mais celui qui prône une langue portée par le souffle et le mouvement, ce qui caractérise le Christ de Grosjean me semble-t-il. N’écrit-il pas : « Le langage aussi, à mesure qu’il est dit, ne fait que périr pour que naisse le sens. Si la phrase s’immobilise dogmatique, le langage est mort. Les formules sont des idoles, les conclusions sont des idoles, mais si les phrases se précipitent en bavardage c’est aussi un blasphème car la volubilité n’est pas non plus de la vie ». Mouvement du langage porté par le souffle, mais avec mesure, modération et précision : un lyrisme contenu pour qu’il dure et vive plutôt que ne s’essouffle.

 

Jean Grosjean a donc choisi Jean parce qu’il accorde la primauté au langage et au souffle, ce qui lui correspondait intimement, mais aussi parce que Jean souligne « un trait tout personnel de Jésus que les synoptiques ne notent qu’en passant : une singulière ironie qui se mêle à la tendresse comme l’hostilité, à l’étonnement comme à la souffrance » (IC p. 28). Ironie, ce trait si humain, permet en fait à Jean Grosjean de davantage incarner son Jésus.

 

Le problème de l’Ironie dans la tradition exégétique

Originalité de Grosjean ?

Reste que l’Ironie pose un sérieux problème. En France, dans les derniers commentaires parus de l’évangile de Jean, aucune mention n’est faite d’une éventuelle ironie. Ainsi, Alain Marchadour, dans Venez et vous verrez, Nouveau commentaire de l’Evangile de Jean [4], non seulement ne consacre pas une ligne à ce trait du Christ johannique, mais ne cite même pas Jean Grosjean comme traducteur. Or, Marchadour connaît Grosjean puisqu’il cite un de ses récits, Le Messie. J’imagine donc mal que Marchadour ne connaisse pas L’ironie christique… et j’en conclus que s’il le passe sous silence, c’est volontairement. Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres.

En revanche, à l’étranger, en Angleterre [5] ou en Allemagne, plusieurs théologiens protestants n’ont pas hésité à qualifier le Christ, en maintes occasions, d’ironique. Mais ne soyons pas injuste : il y a tout de même un théologien et pasteur français, François Vouga [6], qui évoque l’ironie du Christ, cependant, il exerce son ministère en Allemagne, et la plupart de ses références théologiques appartiennent aux champs germanique et anglo-saxon… Il est l’auteur d’une somme intitulée Le cadre historique et l’intention théologique de Jean, paru en 1977. Rappelons ici que L’Ironie Christique date de 1991. On peut donc légitimement émettre l’hypothèse que Grosjean a eu connaissance de ce livre. Grosjean était un grand lecteur de théologie, c’est d’ailleurs pour cela qu’il s’est permis tant de rudesse à leur égard — je précise au passage que Bultman, grand exégète de Jean, n’avait absolument pas les faveurs de Grosjean qu’il fustige dans L’Ironie Christique, au détour d’un commentaire, et pour cause : Bultman fut, si j’ose dire, à la théologie ce que Jacobson fut à la littérature !

Mais ce n’est pas le lieu de s’étendre sur les querelles théologiques. Relatons simplement que les théologiens protestants eux-mêmes ne s’accordent pas entre eux pour déterminer les passages où apparaît ce que François Vouga appelle la « technique du malentendu », c’est-à-dire de l’ironie. A propos de « malentendu » justement, il est à noter que Grosjean reprend à plusieurs reprises ce mot : « Le malentendu est sa manière [à Jésus] de rompre notre discours » (p.75) ; « Le malentendu y est comme la base du dialogue qui est lui-même la base du langage ». (p. 109) Permanence du vocabulaire qui me fait croire que Jean Grosjean a bel et bien lu François Vouga.

 

Quelle est l’intention de l’Ironie ?

Pour Grosjean, l’ironie permet un cheminement d’une « finesse vitale », car « chaque parole sans s’opposer à la précédente la prend légèrement à contre-pied » (p. 109) Cette ironie peut prendre la forme, avec les malveillants, d’une fausse candeur ; mais elle peut se faire très sarcastique à l’égard des disciples.

Le théologien Wead [7], repris par François Vouga, « définit les malentendus johanniques comme un type d’ironie […] littéraire par lequel l’auteur disjoint la réalité que connaît le lecteur et l’apparence que les protagonistes du récit prennent pour la réalité [8] ». Ce type d’ironie joue à deux niveaux : d’une part Jésus pratique l’ironie face à ses interlocuteurs qui ne le comprennent pas, c’est pourquoi il multiplie les propos pour les amener à mettre en question leur compréhension de l’existence et leur mode d’être [9] ; d’autre part, le lecteur n’est pas a priori le destinataire, mais le spectateur de l’ironie : par exemple, si la Samaritaine ne comprend pas ce qu’est l’eau de vie, le lecteur lui le sait.

Reprenons la distinction que Wead établit à propos de l’ironie : il y a l’ironie de type socratique qui s’en prend aux prétentions de l’interlocuteur pour mettre en évidence son ignorance, et celle de Sophocle dont l’enjeu est de dévoiler la vraie situation dans laquelle se trouvent les partenaires afin de les amener à mieux se comprendre. D’après Vouga, ces deux types d’ironie sont étroitement liés dans l’argumentation du Jésus de Jean, argumentation qui essaie de transformer ses interlocuteurs, de les faire passer d’une compréhension de soi à une autre, de la non-vie à la vie [10].

L’ironie de Jésus a bien la rudesse de l’ironie socratique, puisqu’il s’agit pour lui de déposséder l’homme des certitudes derrière lesquelles il s’abrite, mais l’intention profonde de Jésus étant d’amener son interlocuteur au Fils et, par lui, à Dieu, son ironie n’a plus cette négativité qu’elle avait chez Socrate. L’intention théologique qui sous-tend cette ironie en adoucit la corrosivité. Faut-il parler désormais d’ironie chrétienne ?

De même Jean Grosjean pointe dans L’Ironie Christique les moments ironiques de Jésus, et affirme lui aussi que les interlocuteurs de Jésus ne comprennent pas réellement qui il est, et que « lorsque l’homme veut ou doit appréhender la Révélation, il y a nécessairement malentendu ». Imparfait, nous sommes toujours à côté, sourds, attachés à nos biens, aux conventions sociales etc. L’usage que fait Jean, selon Jean Grosjean, de l’ironie, est donc avant tout pédagogique, et, pour se faire, Jean n’hésite pas à en faire un usage violent, avec, en ligne de mire, l’amour-propre. Par ailleurs l’intérêt littéraire de l’ironie est qu’elle est un ressort dramatique en même temps qu’elle insuffle de la vie et donne de l’épaisseur, de la chair aux personnages — ce que ne rend pas un récit purement historique et factuel comme celui de Luc.

Cependant Grosjean ne fait pas que pointer les moments ironiques du Christ, il pratique lui-même une ironie qui est en quelque sorte une surenchère de l’ironie johannique. En fait, je ne pense pas que Grosjean se soit mis à l’école de l’ironie johanique, je crois plutôt que l’ironie lui était déjà très familière… et que, peut-être, l’intention de cette ironie a évolué sous l’influence de Jean.

 

Surenchère de l’ironie.

Grosjean se moquait des convenances autant que des références, des traditions, des écoles – et nous allons ici le vérifier. Souvent, cette surenchère de l’ironie ne concerne pas directement le Christ, mais, tout en prenant place dans le commentaire qui se fait là récit, fait écho à sa propre vie — celle de Jean Grosjean. Ainsi ce passage, qui est le début du commentaire de Jean VII, 53 :

« Les parvis étaient jonchés de cornets de frites écrasés et de bulletins NRF en lambeaux. Le jour qui se levait n’éclairait pas encore les épaves des caniveaux, bouteilles cassées, boîtes à sardines, écorces d’oranges. »

Au sujet de ce passage, il faut aussi préciser que les « parvis » étaient un lieu si fondamental pour Grosjean qu’il donna à l’un de ses recueils le titre de « Parvis » : c’est un lieu de vie par excellence, en dehors de la sinagogue — de l’église — puisque devant, un lieu où les hommes parlent et font vivre et circuler la parole, un lieu où le Christ aimait parler. Quant à la pique contre le NRF, faut-il y voir un règlement de compte interne à la maison ?…

Par ailleurs, à propos du verset Etonnés les Juifs disaient : Comment connaît-il les textes sans avoir étudié ? Grosjean commente : « Le Messie n’offusque pas seulement le clergé, mais aussi le corps professoral. Certes, il faut apprendre. Les hirondelles entraînent leurs jeunes à voler en rond dans la cour, puis en zigzags entre les arbres du verger. Il y a des obstacles à contourner dans l’écriture et une patience à acquérir pour aller d’Avant-lès-Marcilly à Dar-es-Salaam ». Avant-lès-Marcilly est le lieu de la maison de campagne de Grosjean ; Dar-es-Salaam : point de référence ici à cette ville de Tanzanie, bien sûr, mais à ce que cela signifie, mot à mot, à savoir « Maison de la Paix ».

Enfin, pour nous familiariser et nous faciliter l’appropriation de cet évangile, Jean Grosjean en transpose le contexte dans notre quotidien, dans notre univers mental, et ce sur un ton ironique afin d’accentuer l’effet, la profondeur autant que la radicalité du Christ. Ainsi, à propos du verset C’est là le pain qui est venu du ciel, non pas ce que les pères ont mangé et ils sont morts. Quelqu’un qui mâche ce pain va vivre pour toujours (Jésus s’en prend ici « à l’auréole des Anciens qui encombre les cœurs »), Grosjean écrit : « Mais on vient leur dire que Napoléon était un imbécile, Jeanne d’Arc une menteuse, Vercingétorix un froussard, que la Marne fut une boucherie inutile, etc. […] » Son intention est d’amener le lecteur à saisir « à quelle profondeur (notre) culture va être dévastée par ce maître-là » (IC p. 121) pour peu que l’on se fie à lui totalement.

Cette liberté de ton s’exerce aussi à l’encontre des institutions qu’il critique vertement, avec cette fois-ci une ironie plus violente. Quoi qu’il en soit, tout le monde en prend pour son grade, et, en priorité, ceux qui détiennent le pouvoir : « Les pouvoirs sont vite abusifs (même et surtout s’ils sont religieux). » ; ou encore :  « Les religions, qu’elles soient des institutions ou des spiritualités, redoutent le souffle corrosif de l’inspiration. Le prophète n’est utilisable que mort : on l’embaume, on l’interprète. » (p.36) Le Christ de Grosjean est celui qui casse les idoles, les coutumes, les idées : « Tous les moyens d’aller à Dieu sont renversés pour que ce soit Dieu qui vienne à sa guise, imprévisiblement ». Par ailleurs, à propos de l’expression « Souffle corrosif de l’inspiration », il y a fort à parier que Grosjean ne pense pas seulement aux prophètes. Il a forcément à l’esprit les poètes, du moins ceux qui reconnaissent la participation du Souffle dans l’acte créateur, et qui s’en remettent à l’inspiration.

Critique des lettrés également : « Les lettrés ne savent pas lire : ils cantonnent l’écriture dans une autonomie qui la rend sourde-muette » Cette critique, qui s’adresse aux exégètes, me semble aussi valable pour tout un pan de la création littéraire contemporaine, celle héritière du textualisme, celle qui s’est coupé du souffle. Grosjean, au détours de ses commentaires, s’inscrit certes dans la lignée des exégètes de saint Jean, mais il en profite aussi pour se poser dans le champ littéraire.

Enfin, la tradition chrétienne n’est pas épargnée non plus : en guise de commentaire du passage « Mon règne n’est pas de ce monde… », il avance que « les Juifs qui ont ligoté l’écriture par leurs traditions, ont ligotés aussi le Nazaréen pour le livrer à Rome. Mais les chrétiens n’ont pas fait mieux. Leurs traditions ont lié les évangiles et, de peur que ces liens se rompent, on livrera les livres à des surveillances romaines. » (p. 239)

 

     Mais l’ironie de Grosjean lui-même n’est qu’une des facettes personnelles du livre. Si elle en rend la lecture « joyeuse », alerte, jubilatoire même, ses commentaires dévoilent par ailleurs les soubassements de ce que j’appellerai son « art poétique ».

 

L’Ironie Christique, un art poétique

Grosjean, en poète, se méfie de la dialectique, de l’analyse. Le langage du Christ nous dit-il, est « comme la nuée lumineuse, (…) à la fois clair et obscur. L’enrober d’un autre vocabulaire pour lui donner une sorte de netteté intellectuelle serait malhonnête » (p. 118). Pour Grosjean, « La révélation nous visite plus par osmose que par logique » (p. 119) « Par osmose », comme le souffle, en somme. Aussi la poésie est-elle peut-être le moyen le moins imparfait pour appréhender le mystère divin, car Jésus, langage fait chair, « ne peut pas sans trahison être rassemblé dans une formule » (p.130).

 

La poésie en guise de commentaire:

On retrouve dans l’IC un Grosjean attentif, comme dans sa poésie, aux détails, « aux petits riens qui disent tout [11] » de la nature, des gestes du quotidien. Il rappelle par exemple que « la quotidienneté n’est pas faite pour les chiens. Si on s’y ennuie comme sur le chemin d’Emmanüs (…), c’est pourtant là que le Messie nous fréquente » (IC p. 40) A mon sens l’essentiel de l’œuvre de Jean Grosjean peut être lu comme une méditation contemplative de la création à travers le prisme des Ecritures. D’où le reproche peut-être qui lui fut fait de trop souvent « décrire », mais, ainsi qu’il l’a rappelé à Jacques Réda dans une lettre publiée par la revue Nunc [12] : « Je ne décris pas, j’écris ». Témoignage de sa vivacité d’esprit, et, de l’ironie qu’il réservait à ses détracteurs.

Cet attachement poétique à ce qui est ténu, infime, est à rapprocher de la poésie de Pierre Oster, lui aussi attentif au moindre fétu, au brin d’herbe, à la brise, chargés de sens pour peu que l’on veuille bien prendre le temps de leur accorder quelque attention par le regard, l’oreille et le langage dont on use pour les nommer et leur donner souffle. Tout cela est question d’angle de vue. A ce propos, lorsque Grosjean commente « Viens, tu verras », il dit : « Quittez un peu votre lieu, abandonnez votre point de vue et alors vous allez voir ce que vous allez voir ». (p. 47)

C’est aussi poétiquement qu’il appréhende le temps messianique lorsqu’il commente le passage de la Pâque. Poésie toute bucolique qui passe par la personnification de divers éléments de la nature :

« Le printemps avec ses primevères qui se cachent dans les touffes d’herbe, ce n’était pas l’année dernière, c’est cette année, quand le Messie monte à Jérusalem parmi des collines bleues de beau temps. Et les Monts de Moab sont mauves de jalousie derrière la mer Morte parce qu’ils ne peuvent rien voir par-dessus l’épaule du Mont des Oliviers.[…]

La voix (de Jésus) pouvait sembler tendre par moments, mais d’une tendresse plutôt railleuse. Quant au vrai printemps avec tous ses arbres de paradis en pleine fleur, toute cette blancheur que les mésanges agitées éparpillent comme de la neige sur les violettes timides, il n’est venu que cette année, après les derniers froids, après des noces où le vin a manqué » (p. 56)

Superbe fragment de récit poétique, mais que Grosjean n’hésite pas à court-circuiter dès la ligne suivante en écrivant que « jusque là, il faut avouer que le messianisme était comme un tracteur arrêté au milieu d’un champ »… Autodérision… comme s’il se disait : « stop tu commences à te prendre au sérieux ».

Quoi qu’il en soit, nous avons là quelques exemples assez typiques de ses commentaires poétiques, mais qui mêlaient, peut-être pour les rendre moins solennels, plusieurs niveaux de langage, du plus soutenu au plus familier (cf. p.58). Nous rejoindrons ici l’analyse de J-Y Debreuille qui explique qu’« individualiser ainsi des espèces, des espaces et des instants dans ce monde si quotidien que souvent on ne le perçoit plus, c’est le faire passer de l’être-là à l’existence véritable [13] » J’ajouterai, moins savant, que c’est lui insuffler de la vie par un langage inspiré.

 

Mise en scène : l’usage du récit comme facteur de sens spirituel.

L’Ironie christique témoigne aussi de son art du récit : quand il commente le passage de la femme adultère, Grosjean reprend les termes de l’évangile : « … Personne ne t’a condamnée ? — Personne, monsieur. — Eh bien moi non plus. Tu peux t’en aller, mais maintenant… » Et Grosjean enchaîne aussitôt avec un nouveau paragraphe : « Et maintenant il fait grand jour. On voit bien qu’il n’y a plus foule au temple. Les pèlerins sont repartis vers leur province et les banlieusards sont retournés à leur gagne-pain. » (p. 145) Grosjean glisse ici des personnages supplémentaires, rajoute de la vie, comme pour étoffer le contexte, des personnages de notre temps qui plus est, créant un choc temporel, dont le but, nous l’avons vu, est de nous faire réagir, de nous concerner, afin que l’on fasse nôtre le langage du Christ. Ce procédé n’est pas nouveau chez Grosjean, j’en veux pour preuve ce passage tiré de La Gloire : « Tel est le soir à Golgotha. Au loin les trains s’enfuient. Le vent soulève déjà dans l’ombre des tourbillons blêmes [14]. »

De même, au moment de la fête des tentes, Jésus dit aux apôtres de rejoindre les autres. Fragment de Jean : « Là-dessus, il (Jésus) est resté en Galilée », et Grosjean poursuit la phrase de l’évangile, dans une prose toute poétique :

« dans l’amitié du brouillard et des corbeaux, avec les arbres qui se tiennent debout dans les premiers brouillards et qui se couvrent de corbeaux par instants. […] Alors les arbres écoutaient ces conversations de corbeaux, à mots ouverts, dont les phrases rauques se ponctuaient de silences pour laisser les larmes du brouillard s’égoutter des ramures sur une terre dont les pierres luisantes durent plus longtemps que nos amis. » (IC p. 132)

 

Mise en scène sombre qui préfigure ce que sait Jésus de l’issue tragique qui l’attend, un Jésus assombri aussi d’être ainsi abandonné de ses disciples. Pour reprendre les mots de la préface d’Erasme au Nouveau Testament, mots qui s’appliquent tout particulièrement à l’Evangile de Jean et à ce que Jean Grosjean n’aura eu de cesse de guetter : « c’est le Christ lui-même, parlant, guérissant, mourant, ressuscitant, enfin entier, que [ces écrits] rendent présent, de telle sorte que tu le verrais moins bien si tu l’avais devant les yeux pour le regarder [15] ».C’est là l’enjeu du récit qui remet en scène des personnages anciens, et, pour le Christ, de donner à entendre et rencontrer comme pour la première fois, celui qui est le langage, avec l’intention de nous amener à l’écouter et le suivre. Grosjean, pour la faire partager, quête « la vérité du dedans d’une scène évangélique [16] » Et ce qui en fait toute la force, c’est cette tension entre transcendance et immanence qui traverse toute son œuvre de poésie comme de prose.

Jean Grosjean, en quête d’un rapport entre les mots et les choses, oscille entre attitude prophétique et attitude apophatique. Tantôt la parole est projetée sur le monde, tantôt elle émane de celui-ci. Dans les deux cas, elle conduit à la révélation.

 

L’Ironie christique est bien un commentaire d’évangile, certes, mais à mille lieues de ce à quoi nous avait habitué la tradition exégétique. Il s’agit plutôt à vrai dire d’une lecture intime qui relève de la méditation poétique et même parfois mystique (on sait l’admiration de Grosjean pour la mystique Rhénane), la seule à même d’appréhender le mystère christique qui restera toujours pour la raison une pierre d’achoppement. Quel Christ nous présente Grosjean à travers l’évangéliste Jean ? Un homme de chair en mouvement et animé d’un souffle, d’une respiration qu’il fait siens, en poète. Un Jésus usant de l’ironie, mais à des fins apostoliques, ce qui lui permet, à Jean Grosjean, de renouer avec la radicalité et le scandale du langage de Jésus.

D’autres écrivains revisitent depuis plusieurs décennies les Ecritures. Il y a bien sûr le célèbre écrivain italien Erri De Luca, mais il ne faudrait pas oublier le Français Claude-Henri Rocquet auteur de plusieurs récits bibliques. Par ailleurs, je voudrais également citer l’américain William Goyen, auteur d’un magnifique Livre de Jésus, qui n’est autre qu’une ré-écriture de l’évangile sous le signe du feu, et qu’il a composé après sa conversion survenue à l’issue d’une énième mais décisive lecture de l’évangile.

Mais Jean Grosjean, en poète, nous parle aussi de son Christ tel qu’il le vit, du Christ qui l’a accompagné tout au long de sa vie, bien qu’il ait quitté l’Eglise : par sa manière de le mettre en scène, de l’entourer de poésie, il nous le fait revivre et sentir, afin de vive sa parole à travers son écriture — n’est-ce pas toute l’œuvre de Jean Grosjean qu’il faudrait relire à l’aune de cette intention ? Dans le même temps Jean Grosjean se livre et dévoile sa personnalité, qui peut être dure, espiègle, ironique souvent — à moins que… comme l’écrivait José Bergamin, dans La tête aux oiseaux, « la véritable ironie ne [soit] pas celle que l’écrivain met dans son œuvre, mais celle qui s’interpose entre son œuvre et lui »…

 Enfin, j’avancerai l’idée que L’ironie christique est la clé de voûte de l’œuvre de Jean Grosjean,  en même temps qu’une véritable synthèse. Tout y est présent : sa foi (ou plus précisément « sa manière de fier »), ses humeurs, ses colères, sa poésie, son art du récit poétique : en somme, c’est une forme d’auto-biographie littéraire. L’Ironie christique témoigne parfaitement du projet littéraire qui fut le sien et qu’il a exprimé ainsi : « Attaché à la langue française dans son génie propre et à la Révélation qui a été rédigée selon une autre structure mentale j’ai tenté de faire passer celle-ci dans celle-là ou de tirer celle-là vers celle-ci [1]. »

 

 


[1] Cité par Jean-Luc Maxence, op. cit., p. 69.

 


[1] Alain, Les Arts et les Dieux, « Définitions », Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1958.

[2] Emil Cioran, Carnets, 1957-1972, 5 nov. 1960.

[3] Marcel Jousse, L’Anthropologie du geste, Gallimard, col. Tel, 2008.

[4] Alain Marchadour, dans « Venez et vous verrez, Nouveau commentaire de l’Evangile de Jean, Paris, Bayard, 2012.

[5] Citons par exemple le livre de George Johnston intitulé The Glory of Christ in the New Testament et plus particulièrement le chapitre « Ecce Homo! Irony in the Christology of the Fourth Evangelist »

[6] François Vouga est un pasteur et théologien français, mais exerçant son ministère en Allemagne ce qui le range davantage dans le champ théologique germanique et anglo-saxon.

[7] D.W. Wead, The literary Devices in John’s gospel, Bâle, 1970, cité par François Vouga.

[8] François Vouga, Le cadre historique et l’intentionnalité théologique de Jean, Paris, Beauchesnes, p. 33

[9] François Vouga, ibid., 1977, p. 33

[10] François Vouga, ibid, p. 34.

[11] Jean-Luc Maxence, Jean Grosjean, ops cit. p. 58.

[12] Nunc n°21, « Dossier Jean Grosjean » p.

[13] Jean-Yves Debreuille, « L’invitation à sourdre de Majestés et passants à Hiver », dans Jean Grosjean poète et prosateur, L’Harmattan, 1999, Actes du colloque de Besançon, p. 78-79.

[14] Jean Grosjean, La Gloire, Gallimard, col. NRF/Poésie, 1969, p. 199.

[15] Cité par Alain Marchadour, « Venez et vous verrez », nouveau commentaire de l’Evangile de Jean, Introduction, p. 18.

[16] Jean-Luc Maxence, Jean Grosjean, Seghers, col. « Poète d’aujourd’hui », p. 59.

 




Nicole et Georges Drano

Georges et Nicole Drano, mari et femme, poète et poète… S’ils font poésie à part, on ne peut d’abord les évoquer sans dire ce qui les unit profondément : le métier d’instituteur à Assérac en Loire-Atlantique pendant de longues années ; l’infatigable militantisme dans lequel, côte à côte, ils défendront, par exemple, les marais salants de Guérande contre des menaces d’installations touristiques  dans les années 1970, ou celui qui les conduit de 1999 à 2007, au Burkina-Faso, à œuvrer dans des missions humanitaires et culturelles ; leur activité inlassable parce que passionnée en faveur de la poésie, aussi bien en tant qu’animateurs du festival Les voix de la Méditerranée à Lodève, puis des Voix vives de la Méditerranée à Sète, qu’en tant que coresponsables et animateurs de l’association « Humanisme et Culture » grâce à laquelle ils ont invité à ce jour plus de 200 poètes de toutes nationalités dans le cadre de lectures-rencontres en Languedoc.
Depuis 1993, Nicole et Georges Drano vivent à Frontignan.
Si la passion pour la poésie renforce l’unité de ce couple, il n’en est pas moins vrai (et heureux) que leurs écritures sont distinctes et imposent des présentations séparées.

 

Nicole Drano est née dans l’Hérault, à Lodève, d’un père Occitan et d’une mère Autrichienne dont le nom de jeune fille fournit la double et complète identité de la poète : Drano-Stamberg. Poète qui écrit, par exemple :

 

Je suis de la terre.
Tu es d’air.
Salut à toi hirondelle.       Une étoile
luit dans la nuit de l’absent.

 

Toi qui écris la lune      les planètes
                            les soleils à venir
              tiens mes mains de boue
            avec tes ailes       d’ange.

 

(in Ciel !Ciel ! Des poèmes hirondelles !, éd. Rougerie, 2006)

 

Plusieurs mots ou expressions restent à l’esprit quand on a lu des poèmes de Nicole Drano-Stamberg. En ce qui me concerne, le premier de ces mots est liberté.
Nicole Drano écrit par nécessité, mais elle sait bien que cette nécessité, avant de trouver son aboutissement dans le poème désiré, envisagé, rencontre une page blanche. Cette page blanche, au contraire de Mallarmé qui y voyait le « vierge papier que sa blancheur défend », donc un mur à percer, à franchir, Nicole Drano semble la concevoir comme un espace ouvert par sa surface même, une sorte de terrain d’expérimentation, voire de jeu où tout, selon l’émotion, l’humeur du moment, même la fantaisie, est permis.
Nicole Drano entre  en s’élançant dans ses poèmes par la porte de la liberté et ils en gardent la marque une fois écrits. Je la vois comme une pianiste de jazz qui joue sur toute l’étendue du clavier une poésie le plus souvent syncopée qui peut aller de la mélodie à l’éclatement en onomatopées, de la langue française à d’autres (allemand, italien, espagnol, langage des oiseaux !), d’un registre de langue soutenu à un autre familier, d’une mise en page « classique » à une dispersion typographique du poème… Cette liberté toute en voltiges de la langue est d’ailleurs implicitement revendiquée par l’analogie que deux titres de ses livres établissent entre les mots et les oiseaux : Oimots et Ciel ! Ciel ! Des poèmes hirondelles ! Mais dans cette surprenante diversité, ce qui reste au premier plan, c’est le lyrisme :

 

Quand la nuit de noires tendresses
Ma poitrine oppresse,
Je monte la route de Campodimele. J’échange des mots
Avec les résédas.
Des images de rêve
Me font avancer. Etagères de vignes. Fontaines
Cristallines.           Aspirations            Délices,
Délices.

(in Délicatesse et Gravité, éd. Rougerie, 2012)

 

Alors me vient aussi à l’esprit, en lisant Nicole Drano, une expression sous forme de question : « Qui vive ? ». Question que dans Nadja, André Breton préférait au vain « Qui suis-je ? ». Question que posent les sentinelles, les guetteurs avides et/ou anxieux de savoir ce qui va advenir quand quelque chose a été aperçu, entendu,  pressenti. Serge Meitinger a d’ailleurs intitulé l’une de ses études de la poésie de Nicole Drano : Nicole Drano-Stamberg ou la vigilance.
C’est dans cette vigilance qu’on retrouve la nécessité de la poésie chez elle : son hypersensibilité, son rapport ardent au monde, la conduisent à guetter, capter et développer dans la flamme du poème tous les signes qui permettent de faire sortir la vie de son insignifiance, de ses étroitesses, de ses affaissements, de ses renoncements, de ses injustices. Ouvrir, soulever l’humanité et le monde par l’amour, par l’empathie, par la révolte, par la sève des mots, pourraient être les mots d’ordre de celle qui écrit :

 

je cherche une réalité
sans frontière.

(in L’Employée de la poésie, éd. Rougerie, 2000)

 

Ou :

Changez bouleversez devenez un poème sans titre
une musique de mots hirondelles
nouvelle.

(in Ciel ! Ciel ! Des mots hirondelles !)

 

Voilà vers quoi nous appelle et nous projette la poésie particulièrement dynamique, vivante et parfois écorchée vive de Nicole Drano. Elle nous accompagne, avec sa tendresse, ses fragilités et sa fougue vers une réalité sans frontière, sur un chemin où, grâce à elle, on devient soi-même un poème qui a capturé au passage les vibrations les plus intenses de la vie.

 

Serveuse du Bar
appelé – NON –
j’avance parmi les lions et les scorpions.

 

J’apporte poignées de mots
sur un plateau d’air
à mes voisins
proches         lointains
     Encore vivants.

(in L’Employée de la poésie)

 

Georges Drano, quant à lui, est né en 1936 en Bretagne, à Redon.
Depuis 1959, date de parution de son premier recueil (Le pain des oiseaux, aux éditions Sources), il construit une œuvre qui approche désormais la trentaine d’ouvrages. La plupart de ses titres ont été publiés aux éditions Rougerie, et d’autres chez Editinter, à L’Atelier la Feugraie ou aux éditions La Porte. Cette œuvre a évolué d’un lyrisme personnel où le « je » était aux avant-postes du poème vers un lyrisme plus retenu et resserré dans lequel la personne du poète est apparemment tenue à distance, comme en témoigne la quasi disparition de « je » au profit du « nous » ou du « on ».
A partir de 1975 et de la publication chez Rougerie du recueil Présence d’un marais, ses livres auront pour particularité d’être presque systématiquement centrés sur un thème ou un motif unique, toujours lié à la nature, à la ruralité : le marais, la maison, la porte, l’eau, les talus, les arbres, les buissons, la vigne, le lac, les murs de pierres sèches…

 

Nous ne parlions pas du mur
Nous n’y pensions pas

 

Il était un don
abandonné au bord du chemin

Il ne promettait rien
Il continuait son temps.

(in Un mur de pierres sèches, éd. Atelier la Feugraie, 2009)

 

Comme en témoigne ce poème, les lieux, les éléments sont d’abord élus pour rendre hommage à ce qui depuis longtemps (même humblement) constitue les points d’ancrage de la vie et s’est pérennisé pour la rendre habitable : Pour habiter n’est pas pour rien le titre choisi par Georges Drano pour un choix de ses poèmes paru en 2006 (éd. Le dé bleu). C’est qu’habiter est, pour ce poète, une façon de s’immerger dans ce qui s’obstine à exister pour mieux comprendre comment et pourquoi nous-mêmes nous obstinons à vivre, et de quoi nous vivons : quels miroirs, quels appuis les paysages, les choses les plus naturelles nous offrent-ils ?

 

Le mur ne vient pas de nous
Il était là bien avant
Nous ne lui échapperons pas
A ciel ouvert
il est là où nous sommes.

 

Accrochée à lui, la lumière
et à son heure, la nuit
La bonne manière de durer.

(in Un mur de pierres sèches)

 

Habiter, pour Georges Drano, ce n’est pas s’arrêter, s’enclore, s’enraciner. C’est au contraire arpenter les lieux, entrer dans l’intimité et l’amitié des choses jusqu’à ce qu’elles nous offrent les profondeurs, les ailleurs qui prennent en elles leurs sources. Profondeurs qui sont cette autre réalité que seule la poésie peut approcher et rendre sensible. Alors peut se poser la question :

 

Sommes-nous constamment soulevés par les paysages qui nous entourent jusqu’à y voir des brèches par où s’annoncent les échanges ?
(in Le chemin du jour touche au chemin de la nuit, éd. Rougerie, 1978)

Confirmation qu’habiter n’est pas s’enfermer mais aller jusque là où se fait le contact avec l’ailleurs et l’autre. Ce soulèvement par les paysages advient d’autant mieux que Georges Drano, habitant de la terre, est aussi un habitant de la parole, et dans tous ses poèmes la matière de la parole et les matières des objets s’épousent, fusionnent : les choses se chargent ainsi de notre humanité qu’elles ne font pas qu’entourer mais qu’elles portent aussi en elles et au-delà d’elles :

 

Buissons à n’y pas mettre la
main  seulement les mots qui
s’accrochent au bois vert et aux
racines chantant leur préférence
pour le corps végétal. Serrés l’un
contre l’autre dans la langue des
feuilles gardons le secret de la
demeure buissonnière.

(in Premier soleil sur les buissons, éd. Rougerie, 2009)

 

Les poèmes de Georges Drano sont des fragments de méditations resserrées autour de mots soigneusement pesés et posés comme pour empierrer un chemin qui conduit des territoires connus à ceux que la poésie a pour fonction d’éclairer. Ce sont des poèmes qui se signalent par leur gravité, leur obstination à avancer vers un agrandissement du monde. Ils ont une remarquable capacité à éveiller l’émotion devant ce qui toujours habite secrètement les choses et les approfondit.

 

Alors lire Nicole et Georges Drano, ce n’est pas faire le grand écart, mais c’est s’ouvrir à deux manières différentes de mieux dire le monde : l’une épidermique, impétueuse ou tendre qui maintient le poème comme saisi dans son jaillissement (Nicole), l’autre plus mûrie, condensée, où l’on suit pas à pas le cheminement des mots (Georges). Dans ces deux œuvres, la nécessité de la transformation de notre rapport à la vie par le poème est évidente et la même sincérité, la même exigence en font foi. Deux pour la poésie, pour qu’elle existe et continue de nous appeler.

 

Quelques titres :

Nicole Drano-Stamberg :
Oimots (Rougerie, 1986)
Côté gauche de l’écrit (Rougerie, 1993)
L’Employée de la poésie (Rougerie, 2000)
Ciel ! Ciel ! Des poèmes hirondelles ! (Rougerie 2006)
Chant du barrage de la Sirba (Le Temps des Cerises, 2008)
Délicatesse et gravité (Rougerie 2012)

 

Georges Drano :
La lumière sous la porte (Rougerie, 1988)
Salut talus (Rougerie, 1994)
Le col du vent (La Porte, 2003)
Tenir (Rougerie 2003)
Un mur de pierres sèches (Atelier La Feugraie, 2009)
A jamais le lac (Editinter, 2011)

 




Hommage à Remo Fasani

De Remo Fasani, il y a fort peu de choses à savoir. Fort peu de choses à savoir, et beaucoup à apprendre. Toute disparition donne à la vie de se déployer comme un enseignement : la mesure est redoutable, parce qu’il arrive le plus souvent qu’il n’y ait rien du tout à apprendre, ou, au mieux, rien qu’on ne sache déjà, avec sa pauvreté de grisaille, répétitive et infinie comme la condition commune. On a éprouvé à maintes reprises la tristesse des cérémonies funèbres : non pas seulement parce que l’absence est difficile (qu’une vie soit aimée pour elle-même veut simplement dire qu’elle est au soutènement de la sienne propre), mais parce que, la plupart du temps, l’existence s’est repliée sur soi, tautologique, muette et vide, et sans issue — au moins pour ceux qui restent en vie. Et l’on ne sait pas quoi faire de ce figement soudain, et peut-être de cette stérilité ; au fond, personne n’en veut. Il faut les remettre en d’autres mains. La foi, ou la confiance, sert à cela ; in manus tuas commendo spiritum eius. Il y a plus souvent à pleurer de l’insignifiance des vies que du tragique des fins. Le Jugement, qui est peut-être absolument réel, est aussi une invention nécessaire, sans quoi le vide et même le secret de telle vie sont peu supportables : on restaure tous les degrés d’une « divine comédie », et l’on pense à bon droit que cette imagination n’est pas vaine. De loin en loin, ceux que reprennent les activités du jour se font une raison, dans le souvenir ou parfois la sensation aiguë qu’il y eut, à un moment ou à un autre, un geste de piété ou d’affection, une passation d’on ne sait quoi ; ce qui est fort peu, ou l’évidence même. Cela, dit-on, aura suffi ; à cet égard, le temps de la justesse est le temps étrange du futur antérieur, qui nous fait croire, en somme, que l’avenir ne contient que du passé parce que ce passé est toujours à naître. Ce qui fonde, et sans preuve, la communauté du présent. Ou bien on dit, comme Montaigne : « N’a-t-il donc pas vécu ? ». L’épisode prend fin, après quoi c’est à nous de peupler la même énigme. La leçon ne se laisse pas saisir. Mais celle de Fasani continue d’exister : comme l’intermédiaire à pas légers jusqu’au monde et jusqu’à soi.

 

Il serait possible de retracer la carrière de Remo Fasani. Les notices ne manquent pas. Les moyens d’y accéder non plus. Nous l’avons fait, sommairement, quand il était en vie, dans le numéro de Conférence qui précède. La vie, précisément, mesurait l’incomplétude et l’approximation. Elle souriait sans bruit. Comme les blancs dans une gravure, ces repos de l’œil qu’a ménagés la morsure : par bonheur, car elle ne les atteindra jamais. Certains savent admirablement les réserver, comme disent les graveurs. À chacun après eux de pouvoir les habiter.

Fasani était, demeure cette réserve même. Ceux qui font beaucoup de bruit dans leur vie, occupent beaucoup d’espace, brassent beaucoup d’affaires, au moment où ils meurent — sans qu’ils aient jamais eu, ou bien rarement, l’idée de mourir, idolâtres qu’ils sont de la vie encombrée —, font encore un bruit mat, et l’instant qui suit, c’est comme s’il nous plongeait dans une chambre sourde ; on n’entend rien, et l’on conçoit honteusement cette pensée : « Ça fait du bien quand ça s’arrête ». Mais le silence des discrets est l’école de l’attention. Ils disparaissent, et tout se met à bruire. Et la question s’élève presque éperdument : qu’ai-je à faire, qu’est-ce enfin qu’il faut entendre ? La vie s’ouvre comme une eau clarifiée, profonde, vertigineuse.

 

Le vieil instituteur prolétarien que fut Albert Thierry définissait, nous dit Jean-Claude Michéa dans son dernier livre, « l’essence morale et politique de la “vie ordinaire” par le refus de parvenir, c’est-à-dire une indifférence naturelle — ou un mépris réfléchi — envers tout ce qui relève de la course au pouvoir, à la richesse ou à la “célébrité” ». Remo Fasani fut un homme ordinaire ; certains de ces hommes ordinaires, ce qui n’a rien de très extraordinaire non plus, écrivent des choses justes et silencieuses. Il peut y avoir de très grandes intensités de justesse, très éprouvantes, et donc très discrètes. Du reste, avec certains esprits, la recommandation qu’on aimerait faire est toujours à recommencer, la découverte toujours à reprendre : le sillon ne se creuse pas. Et c’est tant mieux : le risque serait l’ornière.

Dans sa dernière chambre, ouverte sur la montagne, à Grono, Remo Fasani disposait de peu de choses : un lit, un fauteuil, une table. Sur la table, et sur l’appui de la fenêtre, ce presque rien qui fait un monde immense : un crayon à papier, quelques feuilles éparses, la Divine comédie qu’il ne cessait d’étudier, la concordance des œuvres de Dante. L’inventaire est achevé.

Fasani avait relu les épreuves des textes qu’on va lire. Il avait relu celles des Novénaires, son dernier recueil ; sans hâte, avec un grand sérieux et un peu d’amusement. Publier ne comptait pas beaucoup. Bien des pages avaient été abandonnées, la leçon se faisait en elles et ailleurs qu’en elles. Pour chaque vie, rien ne presse. On tâchait de pénétrer dans son regard bleu et lointain, parfois si vif. Traduire était un chemin.




CRITIQUE DE LA CRITIQUE A LA MODE ANGLOSAXONNE

Catherine Belsey, A Future for Criticism (Oxford: Wiley-Blackwell, 2011).

Aussi curieux que cela puisse être, le manifeste de Catherine Belsey – qui, à la suite de Roland Barthes, nous invite dans son chapitre liminaire au « plaisir du texte » –  ne s’inscrit pourtant pas dans le sillage de la critique cognitive anglo-saxonne qui prit son essor à l’aube du XXIe siècle avec la valorisation des émotions. Il ne tient qu’à examiner les sources citées en notes de fin de texte pour s’en assurer. On pourrait presque dire, à en juger par sa teneur, que A Future for Criticism est un ouvrage synthèse qui emprunte aux publications précédentes de l’auteur, à savoir deux ouvrages remarqués sur Shakespeare et son intérêt croissant pour la théorie littéraire avec : Critical Practice (1980), Desire : Love Stories in Western Culture (1994) et Poststructuralism : A Very Short Introduction (2002).

Catherine Belsey souhaiterait nous persuader de l’utilité de la lecture-plaisir, et elle prêche à un convaincu (voir bibliographie). Mais la façon peu orthodoxe avec laquelle elle déplie son raisonnement, parfois spécieux, rend toute son entreprise malhabile et, au bout du compte, peu convaincante.

Dans le second chapitre intitulé « piété », elle dénonce les rouages d’un système qui mène à une recherche conformiste tout en offrant une perspective historicisante de l’évolution de l’université britannique, de l’étude des classiques jusqu’à l’hégémonie de la critique postcoloniale et des « gender studies » qui, au fil des ans, ont fini par s’ériger en orthodoxie. Après un détour par la psychanalyse et la philosophie (citant Louis Althusser, Roland Barthes, Jacques Lacan, Sigmund Freud Jacques Derrida et Matthew Arnold – on ne peut décemment pas accuser notre pamphlétaire de faire preuve d’anglo-centrisme dans ses recherches !), Belsey s’interroge sur la pratique de la critique et le goût de lire en rappelant le bon mot de Sir Philip Sidney dans : An Apology for Poetry – le but de la fiction est « d’instruire et de procurer du plaisir » (p.33). Elle promet de revenir sur cet aspect de la séduction du verbe et enchaîne sur le droit de la critique à être absconde en avançant que « de nouvelles idées ne peuvent être formulées par une terminologie désuète et ce qu’on nomme « difficulté » n’est rien de plus que l’inconnu » (p.35). Pour Besley, ce n’est pas le jargon qui fait obstacle à la lecture des appareils critiques, mais l’ennui (« dullness », p.36) que véhiculent ces textes. Il convient donc d’avoir le goût de l’écriture afin de rendre son travail attrayant à autrui mais Catherine Belsey ne donne aucune recette miracle.

A priori, l’on ne comprend pas bien comment on passe du constat de travaux universitaires arides au chapitre suivant sur la « biographie », mais mettant le plaisir à toutes les sauces, la voilà à évoquer « le plaisir de l’interprétation » dans la biographie critique (« critical biography », p.37) qui, nous confie t-elle, a tendance à avoir de plus en plus de cachet chez les Anglo-Saxons. En citant « La mort de l’auteur » de Barthes, Besley tente de circonscrire l’art de l’interprétation, sans aborder les questions relatives à l’intentionnalité de l’auteur, la liberté d’interprétation ou la fidélité au texte… Il aurait été fort utile de convoquer le sémioticien de Bologne, Umberto Eco, jamais cité dans cet ouvrage. Après avoir parcouru le rôle de l’auteur selon Foucault, Belsey revient aux émotions avec une remarque pleine de bon sens :

           

Les gens développent des relations personnelles étroites avec leurs auteurs favoris. Nous réagissons de manière émotionnelle à la perspicacité, la sensibilité et au don lyrique présents dans leurs oeuvres, et en un rien de temps, nous semblons partager une intimité particulière avec ces êtres exceptionnels. Elevés ainsi, ils deviennent des objets de désir; leur nature insaisissable, ou l’origine mystérieuse de leur talent, ne fait qu’accroître leur pouvoir de séduction et l’interprétation cède à l’idylle.[1]

Là où il y avait matière à développer le pouvoir de séduction de l’écrivain sur tout un chapitre, Catherine Belsey réussit l’exploit de synthétiser toute une problématique complexe en quelques lignes avant d’aborder son prochain chapitre consacré au réalisme.

Il est curieux de voir une école littéraire coiffer un chapitre, qui plus est lorsqu’elle se trouve affublée d’un sobriquet tout aussi singulier : « le genre par défaut » (« the default genre », p.55), notamment pour aborder des aspects comme la mimésis et la « représentation véridique » (« lifelike representation », p.54), aspects qui ne sont pas étrangers aux autres écoles comme le romantisme, le classicisme et le naturalisme. Le réalisme n’a en effet pas le monopole de la vraisemblance que l’on retrouve même au cœur de nombreux romans de science-fiction. Sur un plan psychologique, Belsey observe à bon droit que l’imitation est une seconde nature chez l’homme, et il suffit de s’intéresser au ludisme infantile pour s’en convaincre. En disant « La mimésis imite le monde ; la mimésis n’est pas le monde » (p.59), elle énonce à sa manière ce que le philosophe Clément Rosset a déjà identifié avec finesse dans ses travaux. Dans Le Démon de la tautologie, il rappelle que le « principe d’identité qui énonce que A est A » (p.11) est celui qui définit le réel. Par conséquent, dire que A’ (la fiction) est comme A (le réel), c’est avouer implicitement que A’ n’est pas A.

« Sans transition », pour reprendre la formule fétiche d’un journaliste à la retraite, l’on passe allègrement du réalisme à la culture, chapitre dans lequel Besley flirte avec la critique cognitive anglo-saxonne lorsqu’elle s’interroge : 

Au jour d’aujourd’hui, que nous dit la neurobiologie à propos du processus de la conscience humaine ? Est-ce que les théories de la cognition confirment ou infirment les intuitions des romans et pièces de théâtre récents ?[2]

Même si il eût été plus judicieux de se demander dans quelle mesure les intuitions des romans et pièces de théâtre récents confirment ou infirment les théories de la cognition (et non l’inverse qui ferait accroire que les sciences s’inspirent de la fiction), ces deux interrogations resteront sans réponses. Besley pousse la provocation jusqu’à affirmer que parce que la critique est essentiellement affaire de linguistique et de textualité, elle n’a aucune leçon à recevoir des autres disciplines :

            And it follows that criticism is not in the last analysis subject to correction by other disciplines. They have their objects of knowledge and we have ours. Whatever we have to learn from economics or bioscience, sociology and social history, our main province is signification: we trace meanings.

Il me paraît dangereux de donner tant de liberté au lecteur professionnel que je définis dans Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature comme « toute personne soumise à une obligation de lecture quel que soit le contexte : fût-il institutionnel ou professionnel. Il peut s’agir d’un journaliste, libraire, bibliothécaire, critique littéraire, éditeur, correcteur, professeur comme d’un élève ou d’un étudiant qui doit se plier à l’étude d’une œuvre » (p.20). Le discours critique s’inscrit dans la catégorie documentaire, et non celle de la fiction. A ce titre, il n’a pas la liberté de contredire ou ignorer le discours scientifique, quel que soit le champ disciplinaire auquel ce dernier appartient.

Au stade du sixième chapitre consacré à l’Histoire avec un grand H, une stratégie subtile se dessine : les sept parties de ce manifeste sont alignées sur le mode de la simple juxtaposition. Mais c’est le dernier chapitre qui retient notre attention, celui consacré au désir. Alors que le mythe d’Orphée et d’Eurydice permet à Besley d’analyser la dynamique du désir qui repose sur la perte ou la privation, dynamique confirmée par l’apport psychanalytique de Jacques Lacan (la marotte de Besley !), l’on devine où elle souhaite en venir : le désir est au cœur du processus littéraire, comme Barthes, lui-même, s’accordait à dire : « passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage. Mais par là même, aussi, c’est renvoyer l’œuvre au désir de l’écriture, dont elle était sortie. Ainsi tourne la parole autour du livre : lire, écrire : d’un désir à l’autre va toute littérature » (p.77). En suppléant les choses, les mots génèrent des mondes virtuels dont l’absence se fait cruellement sentir chez le lecteur, activant ainsi la mécanique du désir :

La fiction itère le processus de la perte à la fois sur un plan thématique et formel, ou, en d’autres termes, sur un plan textuel. En guise de consolation, elle crée des mondes imaginaires et effectue un commentaire par là même sur notre propre monde. Elle a un pouvoir lénifiant, persuasif, et provocateur.[3]

Au risque d’être parfois pontifiante, Catherine Belsey a toutefois le courage de ses opinions et n’hésite pas à mettre en avant son positionnement lorsqu’elle détermine la « posture » (concept cher à Jérôme Meizoz) du critique. A tout prendre, A Future for Criticism a au moins le mérite de nous rappeler que la question du désir et du plaisir au cœur du processus littéraire n’est pas affaire de frivolité, tant s’en faut. Les émotions en littérature posent une série de questions complexes que la critique cognitive commence à traiter. Et l’Education nationale n’est pas en reste puisque, après la technicité qui sous-tend l’art de la fiction et la singularité que constitue l’œuvre littéraire, elle prend finalement acte de la portée du pathos. Les dernières directives des nouveaux programmes de français au lycée en date du 30 septembre 2010 abondent dans ce sens. A plaider pour le développement d’une conscience esthétique, les nouvelles consignes font la part belle au rôle crucial des émotions : « Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel ».  En toute honnêteté, le plaisir ou l’admiration à la lecture du manifeste de Besley a été minime, mais il faut aussi savoir compter avec les déceptions et le déplaisir dans nos vies affectives.

Bibliographie

Roland BARTHES, Critique et vérité, Paris : Le Seuil, 1966.

Clément ROSSET, Le Démon de la tautologie, Paris : Editions de Minuit, 1997.

Jean-François VERNAY, Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature, Paris, éditions Complicités, 2013.


[1] “People develop close personal relationships with their favourite authors. We respond emotionally to the insight, the sensitivity, the lyric gift displayed in their work, and in no time at all it seems as if we have a special intimacy with these exceptional beings. Thus elevated, they become objects of desire; their elusiveness, or the mysterious origin of their skill, only enhances their power to seduce; interpretation surrenders to romance.” (p.52)

[2] “In our own time, what does neurobiology tell us about the process of human consciousness? Do theories of cognition confirm or deny the insights of recent novels and plays?” (p.74)

[3] “Fiction repeats the process of loss both thematically and formally, or, in other words, textually. By way of consolation it creates imaginary worlds and comments in the process on our won. It has the power to soothe, persuade, and also to challenge.” (p.126)

 




LANCE HENSON

Né en 1944, à Washington, Lance David Henson est Cheyenne, Oglala et Français. Son nom cheyenne est Walking badger (Blaireau qui marche) l’animal dont il se sent le plus proche. Henson a grandi dans une ferme en Oklahoma, élevé par son grand oncle et sa grande tante.
Il a servi dans le corps des Marines durant la guerre du Viêt-Nam.
Peu d’écrivains amérindiens sont aussi impliqués dans les pratiques traditionnelles et cérémonielles de leur peuple que Lance Henson. Membre de la société cheyenne des Guerrier du Chien, de l’église des Native Americans et du Mouvement des Indiens d’Amérique (A.I.M), il a participé à la danse du soleil à plusieurs reprises.
Henson a choisi de vivre de sa poésie depuis plusieurs années. Il parcourt le monde, perpétuant ainsi une tradition orale.

Si tout Henson est dans ces vers de 1988, extraits de couchers de soleil en oklahoma :

 

où est la promesse qui emplit autrefois cette terre
j’ai déjà posé cette question et depuis
j’ai appris à vivre seul en colère
et caché

aux frontières de l’amérique.

 

son style, lui, apparaît dès le premier poème, jour d’hiver près de calumet, issu de son premier recueil.
 

le gel a épaissi
sur la grille
des nuages gris traversent
le champ dans le ciel
de janvier
des morceaux de fourrure brune
sont accrochés au bois
près de la remise

des anciens sont
passés là

 

Cette concision à saisir l’esprit d’un lieu et d’un moment est typique de la pensée amérindienne. Certains titres de cette poésie minimaliste, souvent libre de toute convention de ponctuation, majuscules, rimes et pieds, inscrivent la trace de l’animal tenace auquel Henson s’est identifié.

 

Le long de l’autoroute sinueuse sur une aire de repos
                                                   [entre Oklahoma et Tulsa.
J’ai senti le soleil du matin au-dessus du feuillage d’un jeune orme
se lever dans les senteurs de sauge et de fleurs des champs.
Je m’appuie sur mon coude.
Par-delà les champs, le bruit des voitures et le château d’eau isolé
signalent la présence d’une petite ville.
Je sors mon couteau de dessous le sac de couchage
et le glisse dans son fourreau, à ma ceinture.
Ho hatama hestoz na no me 
Nous sommes en juillet
je pense à une tasse de café sur une table de bois loin d’ici.
Je regarde en direction de l’Ouest
vers chez moi.

 

Près du relais routier de Midway porte sur lui la poussière et la boue des grands espaces. Mais qui sait encore reconnaître un orme, de la sauge ? Le lien qu’Henson a su sauvegarder avec son environnement naturel lui donne la force de perdurer dans une civilisation urbaine dominée, désormais, par la technologie et l’argent. Alors qu’il s’entretenait avec lui dans une chambre de motel typique des motels d’Amérique, Jo Bruchac, autre grand poète amérindien, nota que les paroles d’Henson le transportaient vers un lieu plus ancien et plus réel que le plastique, le verre, et les cloisons de mâchefer.

En témoigne Tard l’après-midi sur un lieu où les nazis pendirent des partisans italiens.

 

le long de la rivière italienne les hiboux
dorment maintenant
perdus dans la lumière noire de leurs cris
à bassano les arbres ont vieilli avec une croyance
                                                                               [sacrée
les fils ne peuvent passer ici sans ressentir le vent calme qui chante
chaque nuit leurs pères crient à plein poumon
dans les montagnes
chassent avec les hiboux
ils sont partis
paix sur leurs dernières paroles
paix sur vous
et moi

 

Henson est membre de l’église des Native Americans. C’est l’un des plus importants mouvements de renaissance spirituelle panindien. Cette église créée en 1918, résultant de nouvelles croyances telles que la sainte médecine, c’est à dire le culte du peyotl, un cactus hallucinogène, est fortement imprégnée de christianisme. Adopter la religion de l’occupant pour y perpétuer la sienne que l’on avait interdite ? Pas seulement ! On peut deviner les affinités culturelles d’une tradition chamanique avec l’enseignement d’un ‘‘prophète guérisseur’’.

 

IMPRESSION DU RITUEL DU PEYOLT

 

Oh père céleste
bénis tes enfants
qui s’asseyent pendant
la lune de la terre rouge

entends nous maintenant que nous
tournons nos visages
regarde plus loin que nos mots
pendant que nous prions

donne-nous ce qui est pur
porte-nous jusqu’au non-dit

guéris-nous de nos blessures

*
**

Ma première rencontre avec Lance Henson a lieu dans un théâtre lyonnais, le 19 janvier 1998. Sollicitant le poète cheyenne pour la dédicace de son livre Une soudaine solitude, je lui confie le parallèle que m’inspirent les origines amérindiennes de ma jument pie avec le fait qu’après-guerre la France exsangue importait, par bateaux entiers, ces chevaux sauvages et tâchés à destination de ses abattoirs.
L’homme hoche la tête avec gravité. Déjà sur la photo, en couverture du livre, le sourire confiant qui détend ses traits ne parvient pas à effacer la tristesse de son regard sombre. Au-delà de l’apitoiement, j’y lis cinquante-quatre années d’impuissance à secourir.
Après un instant de réflexion, ou de soudaine solitude, Henson signe : « Dans l’espérance pour notre mère la Terre. » Je pense à ma propre mère, morte d’un cancer il y a deux mois, jour pour jour ; à cette monstrueuse ruée vers l’or où le peuple de Colomb court comme un poulet auquel on a tranché la tête. Trop tard ! Nous sommes tous Américains !

La même nuit, en voiture, lors de mon retour chez moi dans les monts du Lyonnais, j’ai laissé le livre totémique sur le siège passager, ouvert sur des mots peu habitués à l’encre et au papier. Je les lis à voix haute pour les apprivoiser : « Na tsistsistas» évoque le crissement d’un grillon. Allongée à l’arrière, ma chienne berger ne se redresse pas pour répondre.
Arrivé, je fais un détour par mon pré. Le mont Popey offre ses flancs boisés au vent du sud. Je m’approche de la barrière. Mes deux juments viennent à ma rencontre. L’air est froid et humide. Je prends une profonde respiration en levant la tête. C’est la Voix Lactée qui donne au ciel son impression de voûte. C’est notre galaxie. Bien avant que l’astronomie moderne ne le confirme, les Cheyennes désignaient en elle, Mahéo, le grand créateur.
Je me surprends à le prier de me garder sain.
J’ai arraché le gui de vieux pommiers et les ai élagués. Il me reste à brûler le bois. J’envisage de planter une haie de noisetiers et, au printemps, d’amener ma jument pie à l’étalon… Cette nuit-là, je ne m’explique pas une soudaine sérénité. Elle me fait murmurer à l’oreille des chevaux : « na tsistsistas/na shi neh /na piva mohk da /na shi neh. (Je suis un être humain / je suis là / je me sens bien / je suis là). »

En préambule d’une autre lecture dans la région, en octobre 1999, Henson déclare : «Je ne suis pas capitaliste. Je ne suis pas communiste. Je ne suis pas Américain. Je ne suis pas Indien : les Indiens vivent en Inde. Je suis Cheyenne… Je vous salue au nom de la nation cheyenne…»
Ce jour-là, lors de notre seconde rencontre, je lui parle de mon souhait de créer une « cabane d’éditions » et de le publier. J’ai beau me définir en résistance contre les excès d’une économie qualifiée trompeusement de mondialisation libérale, j’ai conscience que ce n’est pour lui qu’un discours.
Lance a tenu sa promesse de m’offrir, d’ici deux mois, une poignée de poèmes inédits. Quant à moi, à la manière de Coyote, cet esprit espiègle qui tire les ficelles derrière le voile des apparences, faisant surgir l’irrationnel, ou du Farceur (trickster), autre figure de la culture amérindienne, j’ai choisi de les publier sous le titre ironique de : NOUS SOMMES TOUS AMERICAINS ! (en écho à un festival international de poésie à Paris où, invité, Lance raya sur l’affiche la mention « Américain » accolée à son nom, pour inscrire Cheyenne à la place.)
La mauvaise blague ! Dieu, merci, Lance Henson est là pour témoigner du contraire inlassablement. C’est tout le sens de sa mission de Guerrier du Chien : préserver la mémoire tribale et celle des peuples frères, même si – comme le chanta Antilope Blanche avant d’être assassiné à Sand Creek, en 1864 – « Rien ne dure longtemps, excepté la terre et les montagnes.»