La grâce éparse ou le poète Aragon

« À peine un feu s’éteint qu’un feu s’embrase »

Louis Aragon[1]

C’est du poète Aragon que je tiens à parler, et d’abord du premier Aragon. De celui qui publie Feu de joie, en 1920, un recueil initial qui passa presque inaperçu, à celui qui par antiphrase et dérision écrit et publie La Grande gaîté, avant d’ouvrir sa deuxième période avec Le Crève-cœur et de retrouver une autre gaîté, amère quoique véritable en dépit des noires circonstances de la Deuxième Guerre mondiale. La période s’étend donc de 1920 à 1940. Il est bien, avec des traits constants que je dirais de nature, deux poètes distincts, les exégètes le marquent de manière souvent implicite. Par ailleurs, ce qui pour l’instant m’empêche d’entrer dans la poésie du second Aragon (peut-être du troisième, etc., et il faudrait pour ce faire rechercher sa poésie, ou le poétique aragonien, partout dans l’œuvre, y compris dans la prose et les romans) c’est, confrontée à la brièveté d’un article, l’immensité océanique de l’œuvre elle-même qui, à cet égard, pourrait s’apparenter à celle de Hugo.

Qui plus est, je n’ai rien d’un critique littéraire et n’y prétends pas. Rien ne me conduit que le désir d’admirer et de trouver quelques raisons à mon admiration. Il n’en manque pas avec Aragon. Cependant, avant de me livrer à mon exercice de prédilection, allons à ce qui a gêné, à ce qui gêne encore, à ce qui, un temps, diminua « l’émerveillement » d’un André Gide [2] par exemple… Il ne faut rien vouloir ignorer.

« Je n’irai pas cracher sur sa tombe. », annonce Jean Pérol. Moi non plus. Et Jean Pérol d’ajouter : « …m’importent seuls les vers de ses poèmes à fissurer le cristal de l’âme, à fissurer l’éternité. M’importent seuls ces mercis d’amour que lui envoie la langue française.[3] » J’applaudis, mais la restriction m’interroge. Non, ces mercis d’amour ne peuvent « seuls » m’importer. Nous le savons, Aragon n’est pas à sa place dans le paysage de notre littérature, trop de controverses, de sous-entendus, de dits et de non-dits, de mensonges, de vérités et demi-vérités, de haines ouvertes ou cachées, empêchent qu’on lise le poète notamment, mais aussi le romancier, sans qu’une interrogation ici, un doute là, un désaccord ailleurs suspende la pensée. J’ai voulu en avoir le cœur net, et pour ce faire suis entré dans sa poésie par la porte la plus ouverte, non celle des automaticités poétiques et des décalcomanies des temps du surréalisme, mais par celle, concomitante, de l’adhésion aux thèses du communisme, de l’affiliation au Parti (en 1927) et du désir jamais démenti chez Aragon de se lier, en tant qu’homme et poète, à la défense des intérêts si malmenés des classes populaires, et surtout d’ancrer sa poésie dans le monde réel, dans le camp de la justice et du « progrès » social. Quels qu’aient été les enthousiasmes, illusions, succès et échecs ultérieurs de cette voie de combat, il est à noter qu’Aragon, en dépit des critiques et anathèmes, n’a jamais joué sa fidélité à ce choix décisif contre quelque intérêt personnel. Il s’est furieusement défendu, souvent, et il s’est aussi désespéré de n’être pas compris dans ce choix définitoire. La fidélité est l’une des marques de l’homme et du poète, et aussi son honneur. Sa conduite durant la Deuxième Guerre mondiale est irréprochable et fidèle : pas d’exil confortable ou inconfortable sur les rives de l’Hudson ou dans les bras de la Métro-Goldwin-Mayer… Ce trait de tempérament et de personnalité suscitera toujours le respect. Il suscita pourtant les sarcasmes des exilés volontaires et anciens amis, Breton et Péret notamment.

C’est pourquoi je croirai respecter encore Aragon en le lisant dans son entière dimension poétique, dont il ne nous a rien dissimulé par ailleurs des moments les plus contestables[4]. Allons autant qu’il nous est possible au fond des choses, quoique sans nous appesantir outre mesure.

Ainsi, le recueil Persécuté persécuteur (1931)[5], dans Front rouge notamment, en contrepoint d’un éloge unidimensionnel de l’U.R.S.S. lié à une condamnation à mort sans appel de la répugnante bourgeoisie, condamnation ironique et parodique sans doute, mais à mort, comporte-t-il des vers qui ne sont que des slogans – « Mettez votre talon sur ces vipères qui se réveillent / Secouez ces maisons […] / Qu’il est doux qu’il est doux le gémissement qui sort des ruines » –, et, de la même eau sale, l’éloge du meurtre politiquement justifié : – « L’éclat des fusillades ajoute au paysage une gaîté jusqu’alors inconnue / Ce sont des ingénieurs  des médecins qu’on exécute […] / À vous Jeunesses communistes / balayez les débris humains où s’attarde / l’araignée incantatoire du signe de croix […] Dressez-vous contre vos mères… ». Dieu sait si j’exècre certaine bourgeoisie, son égoïsme, sa cupidité, la connaissant assez d’en être issu, et Dieu sait si peu me chaut Dieu et non moins sa ridicule et si souvent malfaisante Église, mais tout de même, ce dont Aragon, même jeune encore, même souhaitant donner des gages, même animé par l’élan ébloui du néophyte, eût dû avoir l’intuition, la prémonition, c’est bien ce que, de Moscou à Phnom-Penh, nous révélèrent les années qui suivirent. Certes, je ne fais que deviner l’énorme pression que le P.C.F. pouvait exercer sur les esprits, mais encore une fois, le poète quel qu’il soit, quelle que soit la conviction qui l’emporte, peut-il donner dans cette faiblesse de l’esprit qui ne conduit qu’à changer de religion et à s’affilier à la mort[6]… Et tout cela pour que Front rouge, à la fin, sombre dans les ridicules de la propagande, dans des images d’Épinal aux couleurs soviétiques : « Le mai socialiste est annoncé par mille hirondelles / Dans les champs une grande lutte est ouverte […] Les coquelicots sont devenus des drapeaux rouges et des monstres nouveaux mâchonnent les épis ». Les moyens se justifiant par la fin n’ont jamais été de ma philosophie : « En marche soldats de Boudienny / Vous êtes la conscience en marche du Prolétariat / Vous savez en portant la mort à quelle vie admirable vous faites une route… » Non, décidément, je ne puis ! Mon cœur se soulève, Louis ! Ton cœur est bien faible, mon ami…, m’aurait-il, à l’époque, rétorqué. Et toi, ton esprit ? lui aurais-je demandé.

Ferai-je un pas de plus sur la pente où nous descendons ? Oui, un seul. Il est d’autres « beautés » de ce style. Même les kangourous surréalistes boxent mal dans cette confuse nécessité : – « …des lèvres artificielles d’une chanteuse pour la première fois a pris son vol comme un canard le kangourou langoureux de cette mélodie… » (in Je ne sais pas jouer au golf) ;  et il est d’autres horreurs[7] (de celles que le poète reniera et dont Maurice Thorez lui-même lui fera grief), entre autres cette allusion qui figure dans Vains regrets d’un temps disparu (in Hourra l’Oural) nous rappelant le massacre d’Ekaterinbourg, le sous-sol de la Maison Ipatiev : « C’est là qu’ils ont fait dans une cave / fait un cadavre avec un tzar / et la tzarine et ses petits… » Cela ne « passe » pas en dépit qu’il n’y ait mention que d’un cadavre unique, celui d’un empire. Comme avec Louis XVI on mit au panier le cadavre de la royauté. Voilà, rien de tout cela, et surtout pas les « petits », n’entre dans ma conscience admirative. Mais parce qu’Aragon n’a pas dissimulé, parce qu’il est au fond d’une nature plus profonde et élevée (certaines images rabaissent l’humain, ne croyez-vous pas ?), parce que de la disgrâce peut naître l’irrésistible grâce et que plus tard le poète confessera que l’ «On ne fait pas un poème avec / De la boue[8] », eh bien, relevons, plus loin, ces émergences allitératives se résolvant en visions de beauté jusque dans l’exécration anti-coloniale, telles ces : «Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses / palmes pâles paumes des femmes de couleur / Palmes huiles qui calmiez les mers…»[9], ou cette simple image, peut-être prémonitoire : « Je traîne à mes pas le manteau fantomatique des arrière-pensées »[10]. Relevons encore cette déchirure d’un ciel d’orage, rayons nés de l’ultraviolence de la juste colère, crevant les nuées de leur arc-en-ciel révolutionnaire dans « Prélude au temps des cerises » où l’on voit et entend les fusées s’éjectant des rampes de lancement de la Terreur et même d’une sorte d’hymne au Guépéou – « J’appelle la Terreur du fond de mes poumons… »,[11] –, fusées tirées contre ce monde bourgeois à vomir de l’avant-guerre et son inconsciente bonne conscience : « Mesdames et Messieurs La valse / a trois temps / l’argent l’oubli l’art / le triple menton / l’art l’argent l’oubli… » « Vos tableaux vivants soulèvent le cœur / par leur bêtise atroce et la bassesse incroyable de vos désirs / Ta gueule ô Lakmé / Vous êtes la honte des miroirs »[12]. Cela est de l’ordre des grâces terribles, et il ne faudra pas creuser longtemps  – cherchez donc ! – pour en dénicher d’autres dans Hourra l’Oural, entre quelque éloge de Staline et l’exaltation des prouesses stakhanovistes prolétariennes… Certes, Aragon s’ennuya-t-il à ce point dans cette fête du muscle travailleur ? Y crut-il, ou y perdit-il jusqu’à cette ironie qu’il mania ailleurs comme rapière mortelle ? Je ne sais, je suis d’un autre temps égaré dans de si étranges vulgarités que je le vomis chaque soir et chaque matin. D’Aragon, ses exégètes ne savent pas tout, ni moi non plus. Mais ces octosyllabes en distiques, avec leurs Démons et leur Dame Démence, n’ouvrent-ils pas le passage à un génie tout autre ? Ne trouvent-ils pas l’air dans un autre air, fût-il ancien, pareil à une chanson, et pour cela quelque peu suspect… je veux dire à l’époque, et même à toute époque…  :

L’orchestre reprend la romance
qui grisait le monde aboli
Dans mes bras Madame Ô Démence
Démon que vous êtes joli
Au cœur même de la cadence
Qu’est-ce qui bat comme un tambour
C’est cependant la même danse
mais ce n’est plus le même amour [13]

Le génie ne peut se dissimuler sous aucune sorte d’oripeau. Il éclate, et déjà sur tant de pages… Venons-y. C’est, dans Feu de joie, la rimbaldienne ouverture souvent relevée : « Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient vers d’autres mares. / Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia. » (O.P.C., I, p. 4.) Déjà, selon moi, dans ce « soleil », qui est fleur des jardins née au pays du soleil levant et ici ne l’est plus, s’éveille, discret, l’art de la « déviation » aragonienne,  bifurcation douce, brutale, inattendue, comme si les routes du poétique ne pouvaient mener aux ports attendus. Comme si, au jour, surgissaient d’emblée les questions : « Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas cette couleur. » Rimbaud, oui, mais aussi Apollinaire, Baudelaire parfois, ailleurs Villon, Saint-Amant (moins aperçu, celui de La Crevaille… etc.), Chénier, d’autres encore… affleurent et sont en quelque sorte « cités » par Aragon, jalons de son admiration des classiques, appuis de mémoire, aliments, routes à suivre, à poursuivre autrement. L’errance perpétuelle (il en imagina le « mouvement », je crois !) est son signe : errance non seulement topographique, mais liée aux sources et aux souffles intérieurs qu’il dévie, détourne sans cesse : « Dans l’État de Michigan / justement quatre-vingt-trois jours / après la mort de quelqu’un / trois joyeux garçons de velours / dansèrent entre eux un quadrille / avec le défunt… »… « À l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron / le Métropolitain passe par la fenêtre / La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être/ Mon cœur / que lui dirons-nous quand nous la verrons »(O.P.C., I, p. 5.) Le cœur, chez Aragon, est la basse continue, la porte à franchir vers les débordements illimités. Non pour des sentimentalités, mais pour des émotions qui vont de l’effleurement lumineux aux creusements profonds. Aragon, nous l’éprouvons dès ses premiers poèmes, ne s’interdira rien dans le domaine de « sa » liberté d’être au monde, ou, si l’on veut, il nous dira tout ce qu’il pourra en dire, y compris, formule frappante et vraie, claire et mystérieuse, que « Le jour est gorge-de-pigeon ». Il va, non sans une fière assurance, sur tous les chemins qui se présentent à lui[14] : « Plus léger que l’argent de l’air où je me love / Je file au ras des rets et m’évade du rêve //  La Nature se plie et sait ce que je vaux ». (O.P.C., I, p. 9.) Il ne s’agit pas ici de construire par artifice un poème dans le poème, ou le poème du poème – risque d’un article –, mais de dire cette élégance très singulière qui frappe l’œil et l’oreille aux vers (comme aux proses) d’Aragon. André Gide, nous l’avons dit, en fut « enchanté ». Il n’est question que de cet enchantement. Fraîcheur des kaléidoscopies, sauts d’images et de sens, naturelles discontinuités d’une poésie joyeuse, effervescente, avec, prête à sourdre ou jaillir, l’insolente volonté de contester de ce qui est, la volonté d’embraser les choses (le titre de ce premier recueil en fait foi) : « Que la vie est étroite / Tout de même j’en ai assez / Sortira-t-on / Je suis à bout / Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ». (O.P.C., I, p. 19.)

Je ne m’arrêterai pas à ces textes « épars » qu’Aragon produisit entre 1917 et 1922 (O.P.C., I, pp. 31-78.). Ils apportent peu d’audaces personnelles, livrés qu’ils sont à l’aléatoire d’éphémères expérimentations dadaïstes. Ils précèdent le long passage du poète sur le territoire surréaliste. On saisit bien cela dans les pages de Une vague de rêves (publiées en 1924 et précédant de peu le premier Manifeste de Breton), pages qui reflètent les déchirements internes du mouvement, les débats sur les places distinctes, voire opposées, qui doivent être celles de la poésie et de la littérature selon Breton, pour qui il y va de l’honneur personnel, de celui du mouvement et de sa cohérence. Aragon s’y montre spécialement déchiré qui commençait alors simultanément la rédaction d’un roman – La Défense de l’infini – et celle de la prose multiple du Paysan de Paris. Or le mouvement condamne le roman. Aragon résistera. Reprenons cet avis de Marie-Thérèse Eychart : « Ce qui n’est pour Breton qu’une confusion des genres devient pour Aragon une méthode de travail embrassant tous les possibles et échappant par un mouvement dialectique qui lui est cher aux contradictions stérilisantes. » (O.P.C., I, p. 1220.) Reconnaissons donc la nature proprement aragonienne dans cette échappée vers l’extension, les syncrétismes, plutôt que vers la réduction des possibles, et aussi ses choix à venir, ce goût des vertiges, des chutes irrémédiables qu’il évoque dans l’image de Phaéton… tout cela saisi parmi ses formulations libres et belles : « … je saisis en moi l’occasionnel, je saisis tout à coup comment je me dépasse : l’occasionnel c’est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l’activité humaine. » « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. ». (O.P.C., I, pp. 83 et 97.)

Le recueil Le Mouvement perpétuel, publié en 1926, nous propose le surréalisme à l’essai (je veux dire ne pouvoir me convaincre ici d’un sérieux profond et définitif) dans le laboratoire d’Aragon. (O.P.C., I, pp. 100 à 142.) On s’y plaira à des images souhaitées surprenantes et tirant peu à conséquence : « Sacrifions les bœufs sur les arbres / Les corps des femmes dans les champs / Sont de jolis pommiers touchants… » On s’y amusera de manière plutôt convenue : « Mercredi me fait un signe de croix / Mercredi menteur veux-tu que je croie… » Et dans la section Les Destinées de la poésie je cueille quelque tendre et trompeuse Villanelle  - « Au bord des fontaines // Sous les clairs ormeaux… » -, repos du guerrier, étape aux rivages du classicisme que le poète ne répudiera jamais, ou encore, d’une même eau, sans façons, cette éclatante respiration dans les paysages de quelque mythologie, Atalante ou la Dame à la Licorne feraient l’affaire, ou mieux encore le regard d’Ulysse s’ouvrant sur Nausicaa :

« Elle s’arrête au bord des ruisseaux. Elle chante / Elle court / Elle pousse un long cri vers le ciel / Sa robe est ouverte sur le paradis / Elle est tout à fait charmante / Elle agite un feuillard au-dessus des vaguelettes / Elle passe avec lenteur sa main blanche sur son front pur / Entre ses pieds fuient les belettes / Dans son chapeau s’assied l’azur ». (O.P.C., I, p. 133.)

Excusez du peu ! Exercices ? Pauses ? Qu’importe, Aragon s’essaye à tout et nous offre les parfums du charme et de grâces éparses bien que profuses, traces déjà visibles d’un génie poétique qui ne demande qu’à s’échapper de toutes les bouteilles imaginables. Cette « perte du sens », en marge du Mouvement perpétuel, n’en témoigne-t-elle pas aussi, qui pourtant ne satisfaisait pas Aragon :

« Défis à l’amour dans des maisons de fil de fer / Nous aimons les filles de sel / Lents baisers des démons couleur de la mer / Oiseaux-femmes beaux oiseaux déments / La valence la voulez-vous la valence / C’est le désir qu’il est léger dans la balance… ». (O.P.C., I, p. 141.)

Le Paysan de Paris (1926) est à lui seul tout un monde poétique et spéculatif, un chef-d’œuvre reconnu et célébré, dont nous devrions traiter simultanément avec d’autres livres plus anciens – avec quelque Télémaque, voire quelques déambulations parisiennes de Restif, et, dans tous les cas, la Nadja d’André Breton. Nous ne pouvons à l’évidence nous y lancer dans ce cadre limité[15]. Selon la vision de Daniel Bougnoux, « La poésie surgit ici du concassage des formes, qui répriment l’essor ou le développement du roman… […] La poésie ne relève pas d’une forme métrique (qui fige le genre), mais d’une forme de vie… » (O.P.C., I, p. 1254.) : inversons le regard, et sans doute nous pourrons juger que dans Le Paysan s’articule de flagrante façon le romanesque sur le poétique ou le poétique sur le romanesque avec, pour ressort décisif, pour socle constant de tout écrit d’Aragon, la vie, sa vie, intérieur-extérieur, extérieur-intérieur en perpétuelle osmose.

Il pourrait sembler regrettable de clore ces quelques lignes par un regard trop rapide sur les poèmes de La Grande Gaîté, écrits en 1927 et 1928, publiés une seule fois en 1929. Le recueil – qui n’a pas vraiment bonne presse – croise l’histoire difficile du surréalisme, celle très complexe des relations entre le communisme français et le mouvement, sans oublier le grand virage que va prendre l’existence d’Aragon sur tous ces plans, y compris celui du franchissement décisif des amours de Nancy Cunard à celles d’Elsa Triolet. Or, nous verrons qu’en l’occurrence il n’est rien à regretter nulle part. La Grande Gaîté (O.P.C., I, pp. 401-451), certes, est un livre méconnu ; c’est un Aragon déchiré qui l’écrivit, pire encore, un Aragon désabusé, voire « mutilé de toute élégance, de la virtuosité, de l’aisance qui le caractérisent généralement », selon Olivier Barbarant. (O.P.C., I, p. 1335). Un Aragon qui sans aucun doute se trouve pour un temps déstabilisé en raison des insatisfactions engendrées par ses relations avec le groupe surréaliste, les limites qu’il perçoit très bien de la recherche poétique menée par le groupe, les inquiétudes de son entrée en politique jointes à celles de ses évolutions amoureuses… Heures difficiles auxquelles il répond soudain par une sorte de rage destructrice de l’instrument poétique classique comme du sien propre, une autre mise à mort en somme. Le recueil n’a rien d’accueillant à dire vrai, sa poésie bouchère découpée au feuillard, décapée jusqu’à l’os, faisant irrésistiblement penser à la table rase sur laquelle peut-être on reconstruira, ouvrira d’autres horizons, d’autres musiques, d’autres rythmes, avec ceux d’abord que lui inspirera le militantisme. N’oublions pas que parallèlement Aragon travaille à son œuvre romanesque contestée par Breton au point qu’il en détruira la presque totalité des prémices (affaire de La Défense de l’infini). Une berceuse scatologique est la quatrième pièce de La Grande Gaîté, avec, un peu plus loin, une nasarde à soi-même en « ancien combattant » du Mouvement Dada, une pensée au « sale con » que l’on pourrait être, et bien des thèmes à l’avenant qui nous disent que le fond de l’impasse est atteint avec un écœurement mêlé du désir de trouver d’autres voies, de partir ailleurs. L’envie de poursuivre la lecture aura dû quitter bien des lecteurs. On les comprend. Cependant, ultimes grâces en décomposition ou affleurements malgré tout de nouvelles promesses, je les cherche encore ces grâces, et les trouve au-delà ou hors de la substance même du recueil. Ce qui ne se conçoit que difficilement peut-il s’énoncer de claire façon ? C’est, ici, l’ironie anti-valéryenne d’un portrait dérisoire, la griffe rapide et blessante du chat : « […] Pour l’apéritif lu La Jeune Parque […] Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu », et là, un « Tango folie » qui ne manque pas de l’instinct des fatales oppositions : « Toutes toutes toutes / S’il en reste encore / Toutes toutes toutes / Je n’ai pourtant rien compris à ce qu’elles nommaient l’amour ». Dans le sentiment d’humiliation masculine extrême de « Tel que », je lis, grâce encore, mais essentielle chez Aragon, celle du dire intègre : « Quand je vois des femmes comme ça […] Ce n’est pas leur faute mais / La mienne / Je ne me sens pas un homme / Je me sens / Un pauvre déchet pas très propre… »,  etc. Les cinq vers de « Poids » sonnent à mon oreille comme du plus fantaisiste Desnos, et telle « Fillette », hors sa crudité, a des nuances valéryennes : « Je voudrais lécher ton masque ô statue / Saphir blanc / […] Ô sacré nom de Dieu de rouge aux lèvres / Murmure / Exquise enfant bleu pâle… ». Raclant l’abject dans « Angélus », Aragon détecte d’étranges beautés qui ne sont qu’à lui et à Paris : « La boue avec ses vieux tickets de métro […] La boue / Avec ses numéros d’autobus / Ses vieux débris ses déchets de l’instant … », cela allant à l’indicible, à l’affolement du discours avec ces « vieillards » qui pelotent et reluquent ce à quoi ils veulent prétendre encore : « Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient / Leurs yeux comme des loteries / Leurs yeux immenses où sautent à la corde / Un cygne noir devenu fou / Il va chanter… ». Dans l’anti-chant sont enfouis des gemmes admirables. Qu’on les cherche, on les trouvera. Aragon l’enchanté-l’enchanteur ne peut se nier longtemps, fût-il plongé au plus loin dans les désaveux, côtoyant les « monstres négatifs » de sa « Lettre au commissaire ». Le verbe alors s’exaspère et renoue avec d’autres violences qui sont encore de ces grâces noires que l’on traque aussitôt : « Les gens voyez-vous ont un idéal / Mourir dans leur lit Drôle d’avantage / Mourir tranquillement dans l’urine et le papier d’Arménie / Mourir comme un robinet dans un tiroir / Comme une crécelle dans la moutarde… ». Dérision du dérisoire, parfois au bord de l’anéantissement, de l’insensé  - Excès ! Côtoiement des frontières de l’audible ! -  tellement que se lèvent des beautés neuves, de celles qui affleurent et ouvrent au futur : « Les femmes soudain dans cette neige se levèrent… […] Puis dans la robe de la ville / Roulèrent leurs corps comme des larmes / Comme les diamants tombés d’un diadème… » (in Transfiguration de Paris).

N’oublions pas : – « Faites entrer l’infini ! » Un ordre qui ne pourra longtemps sonner dans le vide.

La Grande Gaîté, si elle n’offre pas une entrée facile dans son corps dur et sec, ne mérite pas les jugements le plus souvent négatifs qui lui ont été réservés, ni la méconnaissance relative qui l’entoure. C’est un recueil qui ouvre plus qu’il ne ferme, une étape. Aragon chante encore après avoir voulu dé-chanter, et propose une poésie antiparticulaire au sens de la seule physique poétique qui me soit à portée, s’annihilant pour « libérer de l’énergie sous forme de photons ». Il faudrait aller ensuite à l’Aragon poète renouvelé, à celui qui poursuivit son voyage, ouvrit la prose au poétique, et l’inverse. Il faudrait pouvoir dire : à suivre.

 

texte paru dans la revue Faites entrer l’Infini, n° 54, décembre 2012disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.

 


[1] In En marge du roman inachevé, Petit morceau pour… (Aragon, Œuvres Poétiques Complètes, O.P.C., vol. II, p. 272, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.)

[2] « Aragon dont les premiers écrits nous émerveillèrent, dont les suivants et les avant-derniers nous plurent moins ou pas du tout, et même certains nous consternèrent… ». (A. Gide, avant de parler en bien du recueil Le Crève-cœur. Cité par Olivier Barbarant, op. cit. vol. I, p. 1435, note 1.)

[3] In Le siècle d’Aragon, Textes publiés sous l’égide du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis, 1997, pp. 38-39.

[4] La récente édition de ses Œuvres Poétiques complètes, préfacée par Jean Ristat, dirigée et annotée par Olivier Barbarant, (Gallimard, Pléiade, 2 vol., 2007) démontre que le poète ne fut pas homme à dissimuler, en les écartant de la publication, des poèmes qu’il regretta explicitement d’avoir écrits, et dont il eut honte. Dans la langue de notre temps, cela s’appelle « assumer » et « s’assumer ». Ainsi, selon O. Barbarant, Aragon ne se pardonnait-il pas « ce ton de cruauté » de son recueil Persécuté persécuteur », de 1931 ; ce qu’il dira, certes tardivement, en termes presque identiques de certains passages de Hourra l’Oural. (Cf. O.P.C., vol. I, pp. 1368 et 1386.) On en trouve une preuve supplémentaire dans les commentaires sur ces recueils et sur d’autres de ses textes et articles, qu’Aragon a écrits en 1974 pour la première édition en 15 volumes, chez Messidor, de ce qu’il intitule alors son Œuvre poétique. (Ces commentaires n’ont pas été repris dans l’édition de la Pléiade.)

[5] À juste titre, François Eychart me rappelle ici que la facture poétique du recueil Persécuté persécuteur est presque entièrement issue de l’esthétique surréaliste d’Aragon alors que politiquement il est en train de quitter le surréalisme, la rupture publique intervenant quelques mois plus tard, au début de 1932. 

[6] Durant la guerre d’Espagne, Miguel de Unamuno, à Salamanque, dénonça la répugnante devise du général fasciste Millán Astray : « Vive la mort ! »  Comment la tolérer chez les anti-fascistes ?

[7] Ou de splendides niaiseries comme seule la foi, quelle qu’elle soit, sait en inspirer. Ainsi ces vers : « Vous ne souillerez pas les marches de la collectivisation / Vous mourrez au seuil brûlant de la dialectique ». In Persécuté persécuteur, O.P.C., vol. I, p. 500.

[8] Le Treizième apôtre, in Les Adieux, O.P.C., II, p. 1199.

[9] Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 516.

[10] Lycanthropie contemporaine, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 525.

[11] Prélude au temps des cerises, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, pp. 534 à 538.

[12]  Ibid.

[13] In Hourra l’Oural, Le Capital volant, IV : Valse du Tcheliabtraktrostroï, O.P.C., I, p. 555.

[14] Quelque chose de quichottesque, sans doute…

[15] J’aurai encore laissé s’échapper des textes « automatiques » publiés entre 1920 et 1927 (O.P.C., I, pp. 303-374) qui démontrent que la trace surréaliste fut plus marquée chez Aragon que je n’ai pu l’imaginer ; et l’hommage que rendit Aragon à Lewis Carroll dans une « traduction » qu’en 1928 il fit de La Chasse au Snark, avec pour sous-titre Une agonie en huit crises. (O.P.C., I, pp. 375-397.) 

 




Louis Aragon dans La Révolution surréaliste

voici Louis Aragon qui part ; il n’a que le temps de vous saluer

André Breton, 1924.

 

Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire, Jarry, Lautréamont… Aragon et Breton se découvrent, parlent de poésie, en 1919. Ils veulent refonder l’entendement humain. Ce sera l’acte poétique de La Révolution surréaliste dès 1924, après le court épisode Dada. Une revue bien sûr, mais pas seulement une revue publiant de la poésie. Une revue qui est entièrement poésie, quelle que soit la forme de ce qui est publié. Une arme « méta-poétique », un appel, un recours, au poème. Méta-poétique. Une arme politique donc. La poésie est politique par nature. Non qu’elle soit forcément engagée, au contraire. Plutôt en ce qu’elle est par nature… dégagée. De quoi ? De l’entendement conditionné dans lequel Aragon et Breton se voyaient vivre. Ce même état de l’être dans lequel nous vivons maintenant, sans aucun doute. Refonder l’entendement humain, dégager l’humain de ce conditionnement dans lequel il s’enferme presque volontairement, s’éloignant de la seule réalité, au-delà des voiles, ce surréel ou plus que réel qui, au départ, se mêle au merveilleux. Ils veulent retourner le gant. Amis, Breton et Aragon vont beaucoup au cinéma, lisent de drôles de romans « noirs » du XIXe siècle. Entre autres. Ils cherchent, engagent une démarche qui est plus que ce que l’on dit parfois du surréalisme. Et Aragon l’évoque dans l’un des premiers numéros de La Révolution surréaliste : ce qui l’intéresse, c’est la métaphysique. Ce sont des alchimistes au fond, et leur démarche, forme athanor d’eux-mêmes.

Mais cela évoluera au fil des numéros. La politique concrètement se mêlera de La Révolution surréaliste, et cela n’ira pas sans difficultés. Plutôt révolution ou plutôt surréalisme ?, vaste débat.

Louis Aragon a beaucoup contribué à la revue. Il est présent dans chacun de ses numéros, par des textes personnels autant que par sa participation à nombre de textes collectifs, enquêtes ou lettres. Il polémique parfois, dans le courrier des lecteurs, avec l’un ou l’autre de ceux que les surréalistes aimaient à qualifier de « cons ». L’adresse aux cons, un art qui semble s’être perdu dans le monde de la poésie contemporaine. C’est fort regrettable. Les contributions d’Aragon sont autant des rêves (rares cependant) que des textes surréalistes, peu de poèmes (une seule fois). Des « chroniques » surtout, s’étendant parfois sur cinq, six, huit pages. Aragon est à son aise. La revue est autant sienne qu’elle est celle de Breton, et du reste il paraît bien seul parfois quand, au détour d’une enquête, il contredit un peu Breton. Les relations entre les deux hommes, amicales bien sûr ; mais cela ne signifie pas obligatoirement calmes. Cela transparaît ici ou là. On y lit certains des textes les plus importants d’Aragon, des textes qui, comme Entrée des succubes, beau dialogue avec le Breton d’Entrée des médiums, ou encore des extraits du Paysan de Paris et du Traité du style, marquent le souvenir. Aragon a beaucoup écrit, de l’ordre d’une trentaine de volumes de poèmes, une quarantaine de volumes de prose. Tout n’atteint pas à la même puissance que ces textes du premier Aragon. Écrire cela ne fâchera personne.

Les participations d’Aragon à la revue suivent l’évolution de son parcours personnel. On peut lire des références à ce qui le meut de l’intérieur, ce que Lionel Ray a appelé, en son Poète d’aujourd’hui, « l’obsession identitaire » d’Aragon. Il y a traces de cela en plusieurs des textes des premières années, dans les poèmes en particulier. Moins ensuite. Bien plus souvent se croisent des textes visant à penser le rapport entre ce que nous percevons comme étant le réel et la réalité du réel, ce plus que réel qui est au cœur de l’état de l’être surréaliste. Ce sont les textes sur la modernité, l’invention, l’opium, la liberté… Ici, la connaissance philosophique et la poésie sont inséparables : « nul doute qu’à la pomme de Newton, Hegel eût préféré ce hachoir que j’ai vu l’autre jour chez un quincaillier de la rue Monge et qu’une réclame assure : le seul qui s’ouvre comme un livre ». En ces années d’éclosion du surréalisme, un poète comme Aragon, mais il en est de même pour chacun de ses amis, ne se promène pas rue Monge par hasard. Du reste, le surréalisme n’accorde aucune importance au hasard. Il n’y voit que coïncidence des opposés. Et ce « que » n’est pas rien. Il est même fort probable qu’il soit tout. Ou presque. Aragon est de ces hommes qui visitent un « abîme ». Cet Aragon-là est celui du début, du premier numéro même de La Révolution surréaliste. Il écrira encore en 1926 que « Nous sommes donc en plein dans le siècle des apparitions ». Paroles visionnaires, propos qui ont enjambé, il y a peu, le millénaire. Paroles qui disent encore et toujours sur nous, qui sommes toujours ce « nous ». Métaphysique écrivait-il, et rappelions nous. Cet Aragon-là ne se lit pas à l’aune de l’engagement communiste (ou stalinien, chacun y verra les petits qu’il souhaite). Pas encore du moins. Au contraire, même.

En janvier 1927, Aragon a adhéré au parti communiste français. La Révolution surréaliste verra son douzième et dernier numéro paraître en décembre 1929, avec le Second Manifeste du surréalisme de Breton. En 1929, il a rencontré Elsa Triolet. Sa rupture avec le surréalisme se fait en 1932. Plutôt la fin d’une aventure qu’une rupture du reste. Dans les trois dernières années de la revue, le ton des interventions d’Aragon change. Il s’est toujours opposé violemment à la bourgeoisie, dès ses premiers écrits, dans la revue et ailleurs ; il a toujours refusé que l’être de l’humain soit soumis au règne de l’argent. En ce domaine, Aragon est de tous les tracts, toutes les protestations. Mais dans les premiers numéros, il n’adhère pas aux thèmes des révolutionnaires du communisme français, il les critique, les attaque même. Ainsi, en 1925, Aragon répond aux critiques adressées à son encontre par les animateurs de Clarté, qui lui reprochaient son évocation de « Moscou la gâteuse ». Lénine est mort depuis un an. Citation : « Mon cher Bernier,  il vous a plu de relever comme une incartade une phrase qui témoignait du peu de goût que j’ai du gouvernement bolchevique, et avec lui de tout le communisme (…) La révolution russe, vous ne m’empêcherez pas de hausser les épaules. À l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle. Il siérait, vraiment, que vous traitiez avec un peu moins de désinvolture ceux qui ont sacrifié leur existence aux choses de l’esprit ». En 1925, cela va vite, et cela se bouscule même dans la vie de ces hommes-là. Moins de deux années après, Aragon sera engagé dans le mouvement communiste. Parcours visible dans les pages de la revue, avec des références allant s’accentuant, à Marx par exemple. Aragon, homme et poète complexe qui ne se comprend pas si l’on ne médite pas sur l’une de ses phrases : « Souvent aussi j’ai ressenti ma solitude ». Il lui est alors aussi arrivé d’écrire de petites piques à l’encontre de Freud. Puis en 1927 il écrit sur le déclin attendu de la bourgeoisie, trois mois avant d’adhérer au parti. On lit sous d’autres plumes, dans les numéros des deux dernières années, des textes tels que celui de Pierre de Massot à la gloire de la Tchéka et de Djerzinski. Ses éloges de la dictature stalinienne du prolétariat, Aragon les écrira ailleurs.

Le  « grand drame » dont Aragon se voulait le « messager » à l’orée de La révolution surréaliste est toujours à notre porte. En cette étrange époque où la « mobilisation » du monde de la « poésie » française consiste à signer des pétitions pour le maintien du partage de subventions ou pour que l’État continue de financer la poésie au printemps, relire Aragon, celui d’avant les errances staliniennes, – eh bien ! – cela réchauffe le cœur. Et donne envie de signer de vieux manifestes. Oui, en ce temps tragique où plus que jamais le recours au poème est nécessaire, relire cet Aragon-là, c’est se souvenir combien le réel en son entier est rond et bleu. La poésie, c’est l’instant du non conformisme intégral.

Ce texte a paru dans le numéro 54 de la revue Faites entrer l'infini, "Aragon dans son siècle, par 25 écrivains d'aujourd'hui", décembre 2012. Disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.




Yannis RITSOS, “Secondes”

Yannis RITSOS, Secondes
Poèmes traduits du grec et présentés par Marie-Cécile FAUVIN
à paraître en juin 2013 aux éditions Érès, collection PO&PSY

Nous remercions chaleureusement Danièle Faugeras.

 

 

Il ne rend pas les armes, il s’efforce d’opposer
quelque chose de beau à la nuit qui vient.
Mais la beauté est transparente
et derrière elle se dessine la plaine des Asphodèles.

 

Les poèmes de Yannis Ritsos présentés ici pour la première fois en version française ont été écrits à Samos et Athènes entre août 1988 et juin 1989, alors que le poète était déjà aux prises avec "le sombre soupçon que cet été [...] sera le dernier", comme il devait l'écrire dans son poème d'adieu daté du 3 septembre 1989 :

 

Dernier été

 

Couleurs d’adieu des crépuscules. Il est temps de préparer
les trois valises – livres, papiers, chemises –
et n’oublie pas cette robe rose qui t’allait si bien,
même si tu ne la mets pas cet hiver. Moi,
pendant les quelques jours qu’il nous reste encore, je reverrai
les poèmes écrits en juillet et en août,
bien que je craigne de n’avoir rien ajouté,
plutôt retranché, à ces vers que traverse
le sombre soupçon que cet été
– avec ses cigales, ses arbres, sa mer,
ses sirènes de navires dans la gloire des couchants,
ses promenades en barque au clair de lune sous les petits balcons
et sa compassion hypocrite – sera le dernier.

 

Ritsos sent la mort approcher, en reconnaît les signes (Rouillés les tuyaux du poêle. / Brisé le miroir. / Qui est celui qui dort dans notre lit ? / Sur son front / un oiseau noir). Le compte à rebours semble enclenché. Avec l’acuité de l’homme qui se prépare à l’inéluctable, il voit la vie à nu et dans sa vérité. Dans une langue dépouillée, il en note les beautés simples ou en démasque les illusions. La méditation existentielle, métaphysique, presque jamais abstraite, s’ancre dans le plus concret. Sous la plume du poète, un détail insignifiant devient une image merveilleuse, un condensé du monde et de la destinée humaine où se joignent douceur et douleur (Une toute petite plume blanche / d’un oiseau de passage / est tombée dans les épines – / un monde infime, / le monde entier.) ; l’événement le plus routinier confine à l’étrange, au fabuleux (Chassé-croisé de cloches, / de cornes de navires. Bateaux / sortis sur terre. Églises / entrées en mer…). Avec un art consommé du contraste (Ils sont partis, les uns en bateau, / les autres en train. / Reste la vieille avec une cruche / et sa quenouille…), de la chute (Pierres peintes. / Beaux visages, beaux corps. / Ils t’indiffèrent. / Une cigarette se consume seule dans le cendrier – / fumée sur le toit d’une Ithaque disparue, / et Pénélope, à son métier, / morte.), de la rupture (Peu à peu les noms ne s’ajustent plus / aux choses. La fumée de cigarette / embrume la maison. La nicotine / laisse un goût amer aux lèvres du silence. Demain / il faudra que j’achète un parapluie.), de l’ellipse et de l’énigme (Le funambule malade tente / de garder l’équilibre, ajustant / une à une ses oscillations. De toute façon / quatre fenêtres donnent / sur le puits de jour.), Ritsos laisse deviner la solitude absolue de l’homme devant l’inexorable, l’écroulement des rêves et des mythes, l’impuissance devant la mort, à laquelle on ne peut opposer qu’une protection dérisoire. Chrysa Prokopaki écrit, dans la postface de l’édition grecque : « Un homme s’éloigne peu à peu, prend congé du monde, un monde qu’il savait découvrir chaque jour, absorber par tous les sens, recomposer du début. Il prie les choses de lui parler comme autrefois, cherche à leur arracher une parcelle de beauté – un argument de vie –, à s’abandonner à la consolation du mensonge, à transmuer le réel. » Face aux « conspirations du temps et de la mort », « il repère les choses les plus humbles et insignifiantes, en éclaire le sens (…), intronise l’éphémère (…) : une foule d’instants, de gestes infimes, d’images fugaces, qu’il thésaurise pour enrichir et embellir la vie. (…) Mais tout retourne à la cendre, s’assombrit, se désagrège, les amis s’en vont un à un, les significations et les mots se vident, vieillissent. (…) Les rêves qui donnaient sens à la vie et tempéraient la souffrance du destin personnel, qui parfois, aux grandes heures surtout, la transcendaient, tandis que leur éclat illuminait le futur, ces rêves se sont éteints. » Si quelques échos des combats héroïques et des anciennes fraternités traversent encore ces poèmes, c’est comme pour suggérer leur vanité, leur non-inscription dans le temps et dans l’Histoire (« L’horloge de la Douane / n’a pas d’aiguilles »), la trahison et le naufrage d’un idéal révolutionnaire perverti qui semble désormais périmé (« Temps des points de suspension, / des sourires équivoques. / Le vin a vieilli dans les onze verres. / Vide, le douzième. »). Quant à la célébrité du poète universellement reconnu, couvert de médailles et de distinctions, Ritsos en suggère le poids, la vanité, la dérision (« Ses ailes ont trop poussé. / Il va devoir les faire tailler… », « Toutes ses médailles d’or / sont accrochées au mur. / Et lui, six pieds sous terre, / a pour tout bien / deux râteliers d’or nus »). Aussi, les sens et les émotions s’émoussent. Le tressaillement fugitif que fait naître en lui le souvenir du tableau de Van Gogh des Mangeurs de pommes de terre, avec les vapeurs qui montent des patates chaudes, est finalement annulé (« Sur les vitres embuées, / il a tracé du doigt / un zéro »).

« Ces poèmes, remarque Chrysa Prokopaki, malgré les variations des personnes verbales, peuvent s’entendre comme le journal intime d’un personnage unique, (…) d’un homme qui lutte corps à corps avec la mort. Et le miraculeux est précisément la transcription simultanée et constante de cette lutte, avec une douleur contrôlée, calme et dignité ». Car à l’« à quoi bon ? » répond toujours un « et pourtant ». Dans un mouvement de flux et de reflux, chaque poème semble venir en contrepoint de l’autre. La détresse, la noirceur, le sarcasme sont jugulés par l’élégie discrète, par la quête obstinée de la beauté et, plus encore peut-être, du « poème quotidien », aussi vital que le pain. Si Ritsos fait mine par instants de regretter le souffle poétique d’autrefois, celui sans doute des grandes compositions épiques et lyriques qui l’ont rendu célèbre, s’il se dit « vieilli, fourbu », « désarmé », réduit à tracer « une fleur triste » « d’une seule petite plume de ses larges ailes d’antan », condamné à « empiler » des mots qui selon lui forment à peine des vers, n’a-t-il pas aussi pleinement conscience, avec les poèmes de Secondes, de facture apparemment si humble, de livrer un trésor de maîtrise poétique ? Ritsos nous alerte d’ailleurs malicieusement dans le poème 19, s’adressant à lui-même : « Quel retors tu fais ! » Dès lors, le poème 14 sonne comme un espoir et une déclaration de confiance en ses vers : « La plupart de tes pièces d’or / tu les as cachées dans les trous du mur. / Quand on démolira la maison / on les trouvera peut-être. » Ce peut-être invite à entendre l’autre voix du poète, moins célébrée et encore méconnue, intime, confidentielle, plus personnelle et résistante au temps.

 

*   *   *

Né le 1er mai 1909 à Monemvassia (Péloponnèse), Yannis Ritsos est fils d’une grande famille de propriétaires terriens ruinée par la folie du père, la mort prématurée de la mère et d’un frère emportés par la tuberculose. Adolescent, il est lui-même atteint par cette maladie. Pendant plusieurs années, sa vie se partage entre des séjours en sanatoriums (où il s’initie au marxisme) et différents petits métiers (danseur, comédien, dactylographe…).

Ses premiers poèmes paraissent dès 1924, d’abord dans des revues. Mais c’est en mai 1936 que Ritsos fait une apparition éclatante sur la scène littéraire, quand la répression sanglante de la manifestation des ouvriers des manufactures de tabac à Thessalonique lui inspire Épitaphe, lamentation d’une mère devant le corps de son fils mort et chant de protestation contre l’injustice sociale. Ce long poème, qui combine la versification de la chanson populaire et la langue savante, les échos des lamentations de la Vierge et des chants funèbres traditionnels, est publié par le journal de Parti communiste. Sous le coup de la censure, Épitaphe a « l’honneur » d’être brûlé aux côtés des ouvrages de Marx, Lénine, Gorki, Anatole France… Dès lors, le destin de Ritsos sera intimement lié aux tourments de l’histoire grecque.

1937-1943 : Période de l’explosion lyrique, d’un lyrisme en vers libre, influencé par la poésie moderne et le surréalisme, marqué par une imagination exubérante qui sait néanmoins s’ancrer dans la simplicité des choses. Le Chant de ma sœur, écrit après l’hospitalisation de sa sœur en clinique psychiatrique, suscite la réaction enthousiaste du poète Palamas : « Nous nous écartons, poète, pour te laisser passer. » La Symphonie du printemps, composée en pleine dictature de Metaxas, est un hymne à l’amour, à la nature, à la vie, tandis que des poèmes ultérieurs traduisent avec réalisme l’horreur de l’Occupation mais aussi l’espoir et la confiance dans les forces de la Résistance.

1944-1955 : Sous l’Occupation, Ritsos, bien que gravement malade, s’engage dans le Front de libération nationale. Pendant la guerre civile, en 1948, il est déporté dans les îles de Limnos, Makronissos, Aï-Stratis et est libéré en 1952 sous la pression de l’opinion internationale et de figures comme Aragon, Neruda, Picasso… C’est le temps des poèmes de lutte et d’exil. L’épopée de la Résistance mais aussi son tragique épilogue marquent Grécité. Ritsos y élève l’hellénisme combattant en symbole de résistance et de liberté. Temps de pierre et Journal de déportation évoquent, dans un langage dépouillé, l’enfer des camps, la torture, les humiliations.

1956-1966 : Le mariage de Ritsos avec une médecin samiote (en 1954) puis la naissance de sa fille inaugurent une période plus calme. Il écrit les premiers monologues dramatiques qui composeront la Quatrième dimension. Il y revisite notamment quelques grandes figures de la mythologie grecque (Oreste, Hélène, Agamemnon…) ou donne voix aux personnages oubliés (Ismène, Chrysothémis), mettant au jour des aspects peu connus ou inédits de leur psychisme, explorant leurs conflits intérieurs. Parallèlement, en marge de ces grandes compositions, Ritsos cultive de plus en plus le poème court, laconique, familier, où il retranscrit les moindres gestes, les remous de l’âme, dialogue avec le microcosme des choses (meubles, outils…), poétisant le quotidien.

1967-1971 : Après le putch des Colonels, Ritsos est de nouveau arrêté et déporté dans les îles de Yaros et de Léros. Très malade, il est finalement libéré en 1970. Les Dix-huit petites chansons de la patrie amère sont un hymne au combat du peuple grec pour la liberté, tandis que Pierres répétitions grilles ou Le Mur dans le miroir évoquent dans une langue simple, sans plainte, un quotidien réduit à l’élémentaire et, à travers le vécu personnel, la souffrance collective.

1972-1983 : Les compositions des années 1970-1980 (Graganda, Devenir, Le Chef d’œuvre sans queue ni tête…) adoptent de nouveaux moyens d’expression : l’écriture post-surréaliste, tantôt lyrique, joueuse ou sarcastique, bouleverse la cohérence temporelle et logique, créant un univers fourmillant d’images et de souvenirs. Dans les œuvres de cette époque, l’amour tient une place primordiale ; la sensualité, l’érotisme, auparavant latents et cryptés, se libèrent.

1983-1986 : Avec Iconostase des saints anonymes, Ritsos prolonge dans la prose l’expérience d’une grande liberté d’expression.

1988 -1989 : Ritsos écrit entre Samos et Athènes ses derniers poèmes qui constitueront le recueil Secondes.

1990 : mort à Athènes de Yannis Ritsos, le 11 novembre.

1991 : parution à titre posthume aux éditions Kedros (Athènes), de Αργά, πολύ αργά μέσα στή νύχτα (« Tard, bien tard dans la nuit ») qui réunit les quatre derniers recueils de Ritsos, dont Secondes (Δευτερόλεπτα) est le dernier. Secondes a été traduit en espagnol, en catalan et en anglais. En France, un recueil intitulé Tard bien tard dans la nuit, traduit par Gérard Pierrat est paru en 1995 aux éditions Le Temps des cerises, avec seulement les trois premiers recueils de l'œuvre homonyme originale.

 

Cette notice s’inspire largement de la préface à l’Anthologie Yiannis Ritsos de Chrysa Prokopaki (Kedros, 2000).




La poésie de João Cabral de Melo Neto

 

POÈME

Mes yeux sont des télescopes

à scruter la rue,

à scruter mon âme

loin de moi mille mètres.

 

Des femmes vont et viennent en nageant

dans des fleuves invisibles.

Des automobiles comme des poissons aveugles

composent mes visions mécaniques.

 

Cela fait vingt ans que je ne dis le mot

que j’attends toujours de moi.

Je resterai indéfiniment à contempler

mon portrait moi, mort.[1]

Proponho, aqui, um passeio. Uma leitura múltipla sonora, solta. Não por desmerecedora reflexão, pelo contrário : pela razão do texto, pelos meandros fluidos e ontológicos da Poïesis. Proponho uma promenade contemplativa pelo amor do verbo poético nu, matemático. Pela beleza dos olhos de um homem-poeta, de um arquiteto, de um trabalhador infatigável, de visão acurada, precisa, honesta. De um João pedregoso, humílimo mestre e maestro da poesia brasileira. Uma «  pedra afiada ».

 

João Cabral de Melo Neto est un des plus grands poètes de la littérature contemporaine et, sans doute, un des plus importants de la production littéraire brésilienne.

Né le 9 janvier 1920 à Recife, dans l’état du Pernambouc, dans le Nordeste brésilien, il meurt le 9 octobre 1999, à Rio de Janeiro, ville qu’il trouvera « sympathique », mais qui ne saura jamais remplacer le paysage social, la valeur humaine et la complexité culturelle de la région nordestine, sa région natale, dont il sera amoureux, et fier, jusqu’à ses derniers jours.

Poète, mais aussi diplomate, João Cabral parcourra le monde: Espagne, Angleterre, France, Suisse, Belgique, Portugal, Équateur, Sénégal... Dans l’exercice de ses fonctions, cet écrivain voyageur va ainsi arpenter les territoires, il va scruter les gens, questionner les limites, dessiner les mondes, les paysages possibles... Poète « cosmographe »[1], João Cabral va interroger la représentation de l’espace poétique en questionnant la condition de l’homme, cet acteur et ce réceptacle du réel, du temps, de l’Autre. Il va, enfin, redessiner les possibilités poétiques de ce qu’il percevra, de ce qu’il vivra et de ce qu’il donnera à voir.

Loin d’un lyrisme exacerbé, João Cabral fut un poète du travail, de l’effort, de la raison, de vers « concrets »[2], de l’actualisation poématique de la Parole. De nombreuses critiques littéraires parcourront sa pensée intellectuelle, dont notamment des remarques phénoménologiques sur l’écriture poétique, le rôle de la poésie moderne, des études sur la Peinture, ou la relation culturelle entre l’Europe et l’Amérique[3].

Pedra do Sono (Pierre du Sommeil) sera son  premier recueil, écrit entre 1940 et 1941. Nous sommes en 1942 quand ce premier livre paraît. Le Surréalisme, né depuis 1917, est un  mouvement artistique en pleine activité et pleine influence culturelles. João Cabral boit de cette source-là. Et en compagnie intellectuelle de Willy Lewin – critique littéraire brésilien, né lui aussi dans la ville de Recife, et grand lecteur de Valéry et de Mallarmé, de Claudel, de Joyce –, João Cabral boira également dans la source d’un Julien Green, d’un Proust, d’un Kafka et d’un Ezra Pound, sans oublier Jean Cocteau, André Breton, Picasso et Reverdy... A l’âge de vingt-deux ans seulement, à la publication de Pedra do Sono, João Cabral sera ainsi un des précurseurs du Concrétisme et du Modernisme brésiliens, avec d’autres grands noms du panorama littéraire de ce pays, dont Manuel Bandeira, Carlos Drummond de Andrade, Jorge de Lima ou Cecília Meireles.

Mais si João Cabral est considéré, avec ce premier recueil de poèmes, comme un poète surréaliste et moderne, il n’acceptera pas d’appartenir à une « école littéraire » ou d’être l’icône d’un quelconque mouvement artistique. João est discret ; et catégorique : la poésie, c’est un travail, sans exagération, sans catalogue, sans excès. C’est un long travail, où le poète  se mélange avec le matériau verbal, avec l’argile du texte, avec la matière de la lourde construction d’un poème qui salit, qui soulage, qui (se) transforme : « Je sors de mon poème/ Comme celui qui se lave les mains./Quelques coquilles se sont transformées,/Que le soleil de l'attention a cristallisées; un mot/que j'ai fait épanouir, comme un oiseau. »[4]

Dans sa « pierre première », João Cabral cherchera alors une logique de composition débutante, surréaliste, musicale, certes, mais il cherchera toujours le chemin dialogique évocateur de la conscience, du visible, des espaces vides, des tensions phénoménologiques qui seront présents tout au long de ses premiers recueils, et transformés, voire « mûris » ultérieurement.

Tout le recueil Pedra do Sono habitera cette zone d’ « instabilité », de dialectique entre le visible et l’invisible, entre le sommeil et l’éveil ; entre les images oniriques de l’inconscient et la réalité :

 

COMPOSITION

 

Des fruits décapités, des cartes

des oiseaux que j’ai apprivoisés sous le chapeau ,

je ne sais quels gramophones errants,

la ville qui naît et qui meurt,

dans ton œil la fleur, des rails

qui m’abandonnent, des journaux

qui m’arrivent par la fenêtre

reproduisent les gestes obscènes

que je vois fabriquer les fleurs

qui me surveillent les nuits éteintes

où des nuages invariablement

versent des chagrins que je ne dis pas.

 

 

Cette « Composição » est représentative des premiers desseins de la poésie cabraline. « La ville qui naît et qui meurt », « les journaux qui arrivent par la fenêtre », « les gramophones errants » errent dans l’espace « nouveau » du lecteur. Ils habitent cet espace mouvant en tension, en sémiose mobile, en évolution inconnue, constante, pleine de vides et de suspension. En « décapitant des fruits », en « fabriquant des fleurs » dans l’œil du lecteur, Cabral engage celui-ci à fabriquer d’autres fruits et d’autres fleurs impossibles, rendus présents dans cette façon dialectique de faire les mondes. C’est le début, donc, d’une poésie déictique, transformatrice, transitive ; d’une poésie du visible, du regard et du corps fabriqués dans et à partir de l’Autre.

Pedra do Sono sera ce recueil voué à la recherche de l’espace-temps. Ceci n’est pas, en toute évidence, inaugural en Poésie, vu que l’essence même de l’art poétique est, grosso modo, le questionnement et la production de la représentation spatio-temporelle. Mais, Pierre du Sommeil sera un ensemble assez clair de ces questionnements-là, plus au moins nuancés par une métaphysique poétique débutante, inspirée par la rigueur mallarméenne... Mais il s’agit d’aller au-delà des pierres brutes, dormantes, endormies, obscures, qui se forment, qui se modèlent dans le poème. Les chemins laissés ouverts par le jeune poète brésilien nous font entrevoir un espace qui reste dans le souvenir latent et puissant du sommeil, dans la présence du passé, dans l’observation d’un temps impossible, qu’on désire vivant, actif, mais surtout d’un espace travaillé et problématisé dans les possibilités du texte poétique.

La Mémoire sera alors une notion-clef dans ce premier livre de poésie de Cabral. La mémoire comme réservoir et comme absorption du temps ; comme désir de permanence, comme conservation et comme mise-en-abyme temporelle, endogène, affamée d’autres espaces paradoxalement mourants, défaits, absents et  redessinés « inutilement » dans le temps :

 

DANS LA PERTE DE LA MÉMOIRE

 

Dans la perte de la  mémoire

une femme bleue était allongée

elle cachait dans ses bras

de ces oiseaux gelés

que la lune souffle la haute nuit

sur les épaules nues du portrait.

 

Et du portrait naissaient des fleurs

(deux yeux deux seins deux clarinettes)

qui par moments dans la journée

poussaient prodigieusement

pour que les bicyclettes de mon désespoir

courent dans mes cheveux.

 

Et sur les bicyclettes qui étaient des poèmes

arrivaient mes amis hallucinés.

Assis en désordre apparent,

les voici à engloutir régulièrement leurs pendules

tandis que l’hiérophante chevalier armé

bougeait inutilement son unique bras.

 

Cette dynamique de l’effort (ou du désir) de présence, de la peur du temps inexorablement transformé, fluide, liquide, semble parcourir l’intention de Pedra do Sono.  La répétition de la réalité en dehors du sommeil peut évoquer le désir d’ancrer ce qui échappe au poète, mais aussi alimenter son désir de fuite, son désir de construction d’autres possibles, d’autres corps et d’autres regards :

 

LE POÈME ET L’EAU

 

Les voix liquides du poème

m'invitent au crime

au révolver.

 

On me parle d’îles

que même les rêves

n’atteignent pas.

 

Le livre ouvert sur les genoux

le vent sur les cheveux

je regarde la mer.

 

Les événements d’eau

se mettent à se répéter

dans la mémoire.

La « répétition » de la mémoire, de ces « gisements profonds de notre sol mental »[5] est, ainsi, ancrée dans la relation du corps avec d’autres corps, avec des corps-monde, des corps macrocosmiques, problématisés dans le rapport visible-invisible. La mémoire sera alors un appel ou un rappel à l’expérience de monde, comme nous rappelle Michel Collot:

 

(...) Nos tout premiers souvenirs sont ceux qui sont le plus intimement liés à leurs horizons. Avant d’accéder à une parfaite maîtrise du langage, l’in-fans ne se saisit qu’à travers des objets, dans le saisissement d’une relation sensorielle et affective où il ne se distingue pas lui-même nettement de son monde. Ce qui nous restitue la mémoire affective, c’est ce ‘moment pathétique’ qui caractérise [...] la présence poétique au monde. Elle permet de revivre dans un seul moment, tout à la fois passé et présent, l’expérience extatique qui définit selon nous l’instant poétique. En nous rappelant un événement oublié, elle nous rappelle à l’avènement du monde. Elle remet en cause la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, en désignant dans le paysage le lieu de notre mémoire la plus profonde. (...) »[6]

 

La poétique de Pierre du Sommeil nous guide, ainsi, vers des horizons nocturnes, inconnus, inhabités, censés se révéler dans notre expérience mnémonique du monde. Elle nous transporte vers des événements censés se distinguer et, en même temps, se rapprocher de ce que nous avons vécu ; vers des lieux multiples de notre conscience, des paysages cachés, et fertiles, de notre mémoire « remplie de mots »:

 

NOCTURNE

 

La mer soufflait des cloches

les cloches séchaient les fleurs

les fleurs étaient des têtes de saints.

 

Ma mémoire remplie de mots

mes pensées à chercher des fantômes

mes cauchemars en retard depuis plusieurs nuits.

 

La nuit, mes pensées éparpillées

se sont envolées comme des télégrammes

et aux fenêtres éclairées toute la nuit

le portrait de la morte

a fait des efforts désespérés pour s’enfuir.

                       

João Cabral de Melo Neto nous a laissé une œuvre vivante et complexe. En nous invitant à « voir » dans le poème, à parfaire notre perception de la Poésie (de ce qu’elle doit être dans son essence), c’est-à-dire, dans la possibilité du poème, João Cabral reformule le concept de réception poétique, de vision, de paysage.

 

Si le lecteur-promeneur se laisse guider dans le Nordeste brésilien par le discours d’un Capibaribe[7] éloquent qui lui prête ses yeux et sa voix, ou par le corps d’une Séville personnifiée qui le séduit dans son paysage urbain en mouvement[8] -, il est également confronté à un basculement de son horizon d’attente par la réorganisation et par la métamorphose d’autres horizons et d’autres perspectives narratives. Le lecteur est alors censé repenser, à son tour, aux possibilités spatio-temporelles du texte qu’il vient de percevoir.

 

João Cabral nous transporte dans les méandres d’une poésie de terre, de pierre, d’hommes et des paysages. D’une poésie de sommeil, éveillée, déictique. Il nous guide dans un texte mouvant, qui montre, qui démontre, qui refait notre regard porté sur le monde, et qui nous fait voir ce que le monde a à nous dire, à nous raconter.

 

Minérale et fertile, la poésie cabraline nous dessine ainsi un paysage aiguisé, coupant, silencieux, discret, en nous faisant voir l’œil d’un espace cru, nu. Et bienveillant.

 

 


[1] Petit clin d’œil à Kenneth White. Cf. Le poète cosmographe : vers un nouvel espace culture : entretiens (1976-1986) Presse Universitaires de Bordeaux.

[2] João Cabral avait l’habitude de dire que si on pouvait employer des substantifs  « concrets » dans un poème, comme « pomme » ou « verre d’eau », celui-ci serait d’autant plus pragmatique et opérationnel, puisque la poésie est faite de transformation, de composition, de travail à partir de références « simples ».

[3] Cf, respectivement, Poesia e Composição (conférence donnée en 1952, à la Bibliothèque de São Paulo), Crítica Litérária (compilation de quatre articles parus au journal Diário Carioca en 1952) avec Da Função Moderna da Poesia (thèse présentée au Congresso de Poesia de São Paulo, en 1954) ; Joan Miró (essai qui trace un panorama assez complet sur la genèse picturale chez le peintre espagnol) et Como a Europa vê a América, conférence donnée au Congresso Internacional de Escritores, à São Paulo, en 1954.

[4] João Cabral de Melo Neto. Psychologie de la Composition, « I ».In : Obra  completa, volume único. Rio de Janeiro : Nova Aguilar, 2006.

[5] Proust, Du côté de chez Swann, A la recherche du temps perdu.

[6] Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon. Paris : PUF, 2005, p.63

[7] Le fleuve Capibaribe, récurrent dans l’œuvre de Cabral, est un fleuve de la région du Nordeste brésilien qui traverse l’état du Pernambouc en passant par six départements jusqu’à la ville de Recife, avant de se déverser dans l’Océan Atlantique.

[8] Cf. « Andando Sevilha »,op.cit.

 

 


[1] « Poème », premier poème du recueil Pedra do Sono (Pierre du Sommeil), 1942. Tous les poèmes ont été traduits par l’auteure de cet essai.

 

 

 




Hommage à Jean-Pierre Metge (1949–2002)

 J'ai rencontré pour la première fois Jean-Pierre Metge au tout début des années 90, à l'occasion d'une réunion de l'association Escalasud (Colloque des poètes du Sud), fondée par Michel Cosem en 1989. Ce mouvement poétique était aussi une forge d'idées. Il s'agissait de rassembler les poètes du Sud, de langue française et occitane, mais aussi des artistes et des intellectuels, à travers toute l'aire occitane, de l'Atlantique à la Méditerranée, afin de mettre en évidence un foyer de civilisation animé de problématiques et d'énergies souvent marginalisées dans l'ensemble français.

Dans ce contexte, Jean-Pierre Metge se révéla comme un militant et un ardent organisateur. Il se chargea de rédiger le bulletin de l'association, sous forme manuscrite, dans un format A 3 photocopié. Il rédigea 206 numéros de 1990 à 1994. Il y collectait l'activité poétique des différents auteurs, lançait des passerelles entre les livres et l'actualité culturelle, annonçait les manifestations à venir. Il était aussi un militant de la cause occitane proprement dite.

 Par la suite, il créera les éditions « A chemise ouverte », puis deviendra membre fondateur d'une association basée à Toulouse : « Le Passe-Mots ». En 2000,  il réalisera le « Panorama 2001 », une série de fascicules présentant 27 poètes du Midi Toulousain.

                                                            *

Or ce portrait d'un homme d'action se nuance de mélancolie à la lecture de ses poèmes.

 Lorsqu'il a rencontré les poètes d'Escalasud, Jean-Piere Metge souffrait profondément de la solitude. A partir d' « Etincelles vertes »(1988), et dans le cours d'une dizaine d'années, il a publié huit recueils dont les titres disent assez le découragement, voire le désespoir.

La marque la plus évidente de cette poésie est le sentiment du manque et de l'absence :
                                         

                                           « Mes ruisseaux ne naissaient
                                             que par intermittence »

                                                                                   (Etincelles vertes).
 

Le contemplatif, durant son séjour en Quercy (son père était militaire dans une base installée près de Gramat), s'est conforté au temps mythique des campagnes
                                       

                                           « Les faux         jadis affûtées
                                            aux inusables obsidiennes »

                                                                            (On ne grimpe plus aux silences).
              

Mais la maladie s'insinue, limite le rayon d'action du poète, l'empêche de parcourir ce Causse qu'il rejoint parfois depuis Toulouse, ce Causse de Gramat où il a passé le plus clair de sa jeunesse.

Désormais l'hôpital lui fixe de cruels rendez-vous :

 

                                          « L'aube passe sa serpillière grise
                                             sur les derniers feux de la nuit
                                             et ce transfert d'humidités sales
                                             du sol au cloaque des cieux
                                             m'apaise
                                             et m'écoeure à la fois ».
                                                              

                                                                                          (Horizons du néant, 1992)
               

Mais c'est son anthologie posthume : « nos seuls soleils sont des lichens », composée par les soins de ses amis, et éditée par l'Arrière-Pays(2003) qui libère le mieux la parole vive de Jean-Pierre Metge. Jusqu'au bout, il sera ce
                                           

                                                 « promeneur perdu
                                                dans ses années d'enfance ».
                 

Le Quercy, avec son silence et ses murets écroulés, était une image inépuisable de sa propre existence, passion et nostalgie mêlées, le long des

                        « passerelles d'acier/ des week-ends gris ».

Une vive sensualité et une grande délicatesse de sentiments entourent l'image de la femme :
             

                        « Son corps avait pris feu aux herbes de décembre »

                ….........
                ce fut
                comme un bonheur volé à ses lèvres
                douces roses obstinées d'un jardin à l'oubli ».
                   Mais l'espace et le temps sont si grands qu'ils échappent au poète :
               « Automnes je n'ai plus où aller hors saison
                  je n'ai plus où m'asseoir dans l'enfance ».
                  …........................
                  « mes horizons sont limités
                    aux silences de la mésange ».

Il reste cependant des impressions fortes nées des pierres et des arbres du Causse :
            

                    « ...et les brebis passaient
                      sous les érables nains
                      laissant aux prunelliers
                      un peu de leur suint
                      comme un tribut au vent payé pour la saison ».
              

Jean-Pierre Metge a atteint le but de tout poète authentique : conquérir une voix, une tonalité, immédiatement reconnaissables.
 Il restera pour nous ce passant du Causse, émerveillé de nostalgie cruelle, altéré à l'extrême de senteurs, d'aubes et de couchants, non sans avoir recueilli les derniers gestes des pâtres et des artisans, ceux qui gravaient dans le marbre de leur quotidien le sens d'une tradition.

Sur le fond de la fresque vive qu'il nous lègue, sachons le suivre dans sa sombre quête :

                   « moi/ voleur de chrysanthèmes/ aux sources du néant », mais attardons-nous aussi et surtout sur ses touches de bonheur et de vie :
                  « rien n'effacera les roux coquelicots de ses cheveux ».

.

 




La poésie de Paolo Universo, présentée par Danièle Faugeras et Pascale Janot

Paolo Universo (né en 1934 à Pula, en Croatie - alors italienne -, et décédé à Trieste en 2002) n’a pratiquement rien publié de son vivant. Et pourtant, des débuts prometteurs dans le monde des salons littéraires, d’abord vénitiens puis milanais, pouvaient laisser présager une brillante carrière : très jeune, il rencontre, entre autres, Ezra Pound, Raymond Queneau et Giuseppe Ungaretti qui l’honorera de son amitié jusqu’à la fin de sa vie. En 1971, l’estime dans laquelle le tiennent Vittorio Sereni et surtout Giuseppe Pontiggia lui vaut de voir publier treize de ses poèmes de jeunesse dans le premier numéro de ce qui deviendra la très prestigieuse revue Almanacco dello Specchio (Mondadori, 1972) aux côtés d’Octavio Paz, Jude Stefan, Costantino Kavafis, Ezra Pound, Attilio Bertolucci, Giampiero Neri. Mais, sur le point de signer un important contrat de publication à Milan, il renonce, au nom d’une « poésie honnête » (selon l’expression de son aîné et concitoyen Umberto Saba), et rentre à Trieste (ville qu’il déteste au point d’avoir intitulé un recueil de ses poèmes Delenda Trieste) où il se voue alors à une existence littéraire solitaire, excentrique et tourmentée, dont le prix à payer est une condition sociale précaire et la souffrance de voir son humanité niée.

Il se consacre à l’étude et à la traduction de l’œuvre de Rimbaud et à la rédaction d’innombrables variantes de son grand poème en prose, Dalla parte del fuoco – 150 pages d’une incroyable densité et force imprécatoire, saluées par la presse, lors de sa publication posthume en 2005 (Hammerle Editori, Trieste), comme une « Divine comédie contemporaine ». Paolo Universo va se tourner, jusqu’à la fin de sa vie, vers ceux qui, comme lui, sont des laissés-pour-compte de la modernité - les marginaux, les « fous » - et devenir un personnage dérangeant. Les années 70, marquées à Trieste par la fermeture des hôpitaux psychiatriques sous l’impulsion de la pensée et du travail de Franco Basaglia, vont être à l’origine d’écrits satyriques, notamment de La ballade de l’ancien asile (inédit en Italie, traduit en français par Danièle Faugeras et Pascale Janot et publié en 2008, dans la collection PO&PSY, Erès, Toulouse).

De l’œuvre inédite de ce poète, il reste quelques milliers de vers (dont une petite dizaine publiés dans Poesie giovanili 1967-1972, L’Officina, Trieste, 2003), des œuvres plus brèves comme Pensieri per versi (une centaine d’aphorismes tranchants) et Autoritrackt (un autoportrait impitoyable), et un essai sur l’œuvre de Rimbaud.

............................................................

Poèmes choisis (1962-1989) :




La poesía argentina de los años 60

 

“El compromiso con la época”

La primera vez que vi el rostro del poeta Juan Gelman -hoy Premio Nacional de Literatura, entre otras numerosas distinciones- fue en una comisaría. Al mejor estilo western, un minucioso retrato del autor de Violín y Otras Cuestiones reclamaba su captura vivo o muerto y exigía a la población la inmediata denuncia de cualquier dato sobre su paradero. La pinacoteca incluía otras obras del mismo anónimo artista policial; entre ellas, los retratos de Mario Firmenich, Emilio Perdía y Roberto Vaca Narvaja, de la cúpula de la organización guerrillera  Montoneros.
¿Cómo había llegado hasta esa pared de la comisaría 23, con jurisdicción sobre el Palermo de Jorge Luis Borges y Evaristo Carriego, Juan Gelman, quien acababa de publicar Hechos y Relaciones y Si Dulcemente?
Corría el comienzo de los muy poco dorados 80 y mi generación empezaba a publicar sus primeros poemarios, la mayoría de nosotros sin comprender, todavía, cómo el desarrollo de la poesía argentina iba a enlazar nombres y obras hasta este presente que, con alguna perspectiva histórica, nos permite bosquejar sus principales matices. Para responder a la pregunta anterior -circunstancial- y a muchas otras más, debemos retrotraernos a la Argentina de hace casi medio siglo.
Por aquella época -mediados de los 50 y comienzos de los 60- un fenómeno nuevo se había producido en la cultura nacional, renovada por la aparición de toda una generación de poetas, narradores, artistas, dramaturgos y cineastas. Se trató de una época que le dio un nuevo y muy fuerte impulso a la industria editorial, la plástica y la cinematografía, impulso que fue acompañado por el surgimiento de un público consumidor de cultura en todas sus formas... menos en poesía.
Para el público consumidor de cine, plástica y literatura nacional, proveniente de las capas medias y altas todavía suficientemente ilustradas en ese entonces y aún poseedoras de una capacidad adquisitiva que le permitía acceder masivamente a entradas de cine y teatro, comprar pintura argentina como inversión a futuro y agotar ediciones de narradores nacionales, en letras sonaban fuertes los nombres de Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Beatriz Guido, Dalmiro Sáenz y otros. Autores abundantemente promovidos por la industria editorial local, que veía engrosar sus ventas día a día. Del mismo modo, los medios de comunicación masivos hacían lo suyo, recomendando a unos y denostando a otros, pero de todas formas, dándole un espacio a las letras argentinas del que hoy carecen notoriamente.
Sin embargo, el fenómeno de la masividad de otras formas de expresión no alcanzó a la poesía argentina.
En el aspecto estético -que es siempre el que perdura, más allá de las epocales movidas de los mass-media y de las efímeras barricadas culturales- la década del sesenta fue traspasada por el imperativo de lo que se llamó “el compromiso con la época”, una premisa que signó sus versos con el intento de reflejar los acontecimientos políticos y sociales de entonces, a través de un poesía donde lo coloquial ganó el campo en gran medida, en un intento de cuño existencial por dar cuenta tanto del hombre como de la circunstancia del momento. Este compromiso de la poesía con la época compelía al autor de los sesenta -por presión de las premisas culturales de entonces, por obligación con el punto de partida de la identidad sustentada por sus contemporáneos y compañeros de generación y, fundamentalmente, por la aceptación que él mismo hacía de ese compromiso en su interioridad- a reflejar y dar cuerpo textual en el poema a las ideologías y concepciones características de ese entonces, fuertemente abonadas por el triunfo de la revolución cubana en 1959 y por la ”gesta guevarista” y el Mayo Francés después. Esta concepción de izquierdas del momento histórico no fue patrimonio exclusivo de la poesía argentina ni de la latinoamericana en general, sino que fue uno de los nutrientes de la cultura en su especto más amplio en ese segmento histórico, impregnando el conjunto de sus manifestaciones. De todos modos, ni la generación del 60 se reduce a lo explicitado ni todos sus representantes se reducen al compromiso con la época. En algunos más que en otros, el límite inherente a este compromiso es numerosas veces traspasado, registrándose en esa misma generación autores que desarrollaron sus obras fuera de esa concepción imperante. Tal el caso de Alejandra Pizarnik, Roberto Juarroz, el mismo Joaquín Giannuzzi y otros. Se entiende que no estamos hablando de nombres menores con los aquí nombrados. Sin embargo, el grueso del subrayado tiene que caer en las obras de autores que, sin deslindarse absolutamente de ese compromiso con la época -prácticamente obligatorio entonces- ofrecen matices y diferencias con esta concepción. El caso de Juan Gelman, que fue el gran disparador de esta idea de compromiso con la época, aunque se alinea en la práctica con la actitud más radical de optar por la acción política directa, como Miguel Angel Bustos, Roberto Santoro y otros, es paradigmático. Su libro Violín y otras cuestiones, de 1958,  había sido adoptado como el canon a seguir por buena parte de los autores del 60 y su elección posterior de la lucha política y aun por la vía armada vista como un ejemplo admirable de coherencia política, se la compartiera o no. Sin embargo, en su obra, Juan Gelman lo que hace luego es desarrollar precisamente aquellos elementos que menos tienen que ver con las rigideces del compromiso con la época y son característicos de una estética mucho menos preocupada por esta preceptiva. Precisamente, Juan Gelman alcanza su madurez como poeta -y la desarrolla hasta la actualidad- cuando elige forjar una obra personal sin límites políticos ni imperativos ideológicos de ninguna clase... y lo comenzó a llevar a cabo cuando todavía se encontraba en la clandestinidad y su retrato ornaba, como dije al principio, todas las comisarías del país.
El compromiso con la época se fue diluyendo lentamente en las aguas menos seguras de sí mismas de la poesía siguiente, la de los 70, donde a la vez que se abandonaba muy pausamente la obligación de reflejar la época, con sus características y contradicciones, así como con su coloratura ideológica, cobraba mayor peso la subjetividad del poeta y volvía a un primer plano  la concepción de la cultura como un fenómeno más universal que estrictamente latinoamericano.

JOAQUIN GIANNUZZI

Nació en Buenos Aires en 1924 y murió en la provincia de Salta en 2004. Obra poética: Nuestros días mortales (1958); Contemporáneo del mundo (1963); Las condiciones de la época (1968); Señales de una causa personal (1977), Principios de incertidumbre (1981), Violín obligado (1984),  Antología poética (poemas 1958-1995) (1990), Cabeza final (1991), Antología poética (1997), ¿Hay alguien ahí? (2004), entre otros.

Cabeza final

Todas las ideologías le dieron de palos.
La humillaron la historia del mundo
y la vergüenza de su país,
la calvicie, los dientes perdidos,
una oscuridad excavada bajo los ojos,
el fracaso personal de su lenguaje.
El obrero que respiró en su interior
ávido de oxígeno y universo continuo
dejó caer el martillo. Fue la razón
quien cegó sus propias ventanas. Pero tampoco
encontró en el delirio conclusión alguna.
Pero eso, quizás no fue tan descortés
esa manera de negar el mundo al despedirse.
Sucedió así:
Reposando sobre la última almohada
volvió hacia la pared
lo poco que quedaba de su rostro.

………………………………………………………………………..

ROBERTO JUARROZ

Nació en Coronel Dorrego, Provincia de Buenos Aires, en 1925, y murió en Buenos Aires en 1995. Obra poética: Desde 1958 publicó en sucesivos volúmenes su obra poética bajo un mismo título: Poesía Vertical. El decimocuarto volumen se publicó en 1997 (ed. póstuma).

12

El error que comete una cosa
al caer de tus manos,
la absurda equivocación de una hoja
al no caer sobre la tierra,
la confusión de un aroma
que emigra de una flor
y se va a perfumar un pensamiento,
no deben atribuirse
a sus modales inexpertos
sino al defecto fundamental que el azar distribuye
como una noche quebrada
por el apocalipsis encubierto de los días.

Esta concreta conspiración del desacierto
indica que la historia aún no ha empezado
y el hombre sólo registra en sus anales
inciertos simulacros de antihistoria.

Tan sólo una imaginación regenerada
que trace los movimientos del regreso,
del perfume a la flor,
de las hojas al árbol,
de una cosa a tu mano,
del azar al azar,
de la noche a la noche,
puede iniciar la historia verdadera.

El mundo está repleto
de anodinos fantasmas.
Hay que hallar los fantasmas esenciales.

…………………………………………………………………………………..

FRANCISCO MADARIAGA

Nació en 1927 en Buenos Aires, donde falleció en 2000. Obra poética: El delito natal (1963); Tembladerales de oro (1973); Llegada de un jaguar a la tranquera (1980), y Resplandor de mis bárbaras (1985), entre otros. Su obra fue reunida en El tren casi fluvial (1988).

Tembladerales de oro

In memoriam Alfredo Martínez Howard

El dolor ha abierto sus puertas al agua de oro del oro que
arde contra el oro el oro de los ocultos tembladerales
que largan el aire de oro hacia los rojos destinos
pulmonares con el acuerdo de los fantasmas de oro
coronados por los juncos de oro bebiendo los
caballos de oro los troperos de oro envueltos en los
ponchos de oro -a veces negro a veces colorado
celeste verde- y el caballero que repasa las lagunas de
los oros naturalmente populares el que se embarca
en las balsas de oro con todos los excesos de
pasajeros de oro que manejan los caballos de oro con
los rebenques de oro bebiendo en la limetilla de oro
del barro de oro de los sueños de los frescos del
oro entre la majestad de las palmeras de oro y de los
ajusticiados y degollados en las isletas de oro bajo de
yacarés de oro del oro del Amor.
…………………………………………………………………………….

HUGO GOLA

Nació en Pilar, provincia de Santa Fe,  en 1927. Obra poética: Veinticinco poemas (1961), Poemas (1964), El círculo de fuego (1968), Jugar con fuego (1987), Filtraciones (1996), Poemas reunidos (2004).

Desde temprano descansas

Desde temprano descansas
miras los árboles
por tu ventana
y oyes galopar el viento
Desde temprano percibes
el ruido de la casa
la naranja que cae
el sol que apenas brilla
y el viento montado sobre los techos

Los libros desordenados
la lámpara cálida
unos gatos corriendo
y este viento
que arrastra los papeles
donde una tarde
anotaste palabras
que ahora vuelan

……………………………………………………………………………………

JUAN GELMAN

Nació en Buenos Aires en 1930. Obra poética: Violín y otras cuestiones (1956), Gotán (1956), El juego en que andamos (1959), Velorio del solo (1961), Cólera Buey (1965), Los poemas de Sidney West (1969), Fábulas (1971), Relaciones (1973), Citas (1979), Carta abierta (1980), Si dulcemente (1980), Bajo la lluvia ajena (1980), Hacia el sur (1982), Com/posiciones (1983), Eso (1984), Anunciaciones (1988), Interrupciones I (1988), Interrupciones II (1988), Carta a mi madre (1989), Salarios del impío (1993), La abierta oscuridad (1993), Dibaxu (1994), Incompletamente (1997), Debí decir te amo (antología, 1997), Valer la pena (2001), País que fue será (2004), Los poemas de Sidney West: Selección (2005), Oficio ardiente (2005), Miradas (2006), entre otros.

Mi Buenos Aires querido

Sentado al borde de una silla desfondada,
mareado, enfermo, casi vivo,
escribo versos previamente llorados
por la ciudad donde nací.
Hay que atraparlos, también aquí
nacieron hijos dulces míos
que entre tanto castigo te endulzan bellamente.
Hay que aprender a resistir.
Ni a irse ni a quedarse,
a resistir,
aunque es seguro
que habrá más penas y olvido.

……………………………………………………………………………………….

MIGUEL ANGEL BUSTOS

Nació en Buenos Aires en 1932; desaparecido en 1976. Obra poética: Cuatro murales (1957); Corazón de piel afuera (1959); Fragmentos fantásticos (1965); Visión de los hijos del mal (1967); El Himalaya o La moral de los pájaros (1970).

Los patios del tigre

El tigre, aquel espejo del
odio  y el espanto.
Von Jöcker, siglo XVIII

Fueron siempre los pájaros los que anduvieron en los patios de mi infancia.
          A la claridad del canario se sumó el gritito entrecortado del calafate, el vuelo diminuto de los bengalíes. Algún mono hubo, pero fue efímero.
          Agregaba mi abuelo a la magia reinante sus oros de Gran Maestro. Sus libros que, de a poco, fueron siendo mis pájaros.
          Un tío viajó y en una gran jaula trajo un tigre. Lo aseguraron a una cadena y esperaron que lo viera.
          Su garganta me llamó; aparecí.
          El espanto y la maravilla me helaron.
          Desde ese día los patios dejaron de ser tales. Fueron selvas de mármol y mosaicos gastados en donde el terror habitaba.
          Era feliz. Tocaba el misterio a diario y no desaparecía. Me acostumbré ávidamente a lo extraño.
          Cuando alguien ordenó su encierro en el Zoológico, lloré.
          Entonces comenzaron mis fugaces visitas; temblaba cerca de su jaula. Su rugido era música tristísima para mí. Le imploraba a su memoria de fiera el recuerdo.
          El día en que me fui a despedir de él para siempre me olió, detuvo su andar en círculos. Una sombra humana le cruzó la mirada. Intenté tocarlo. El griterío prudente me clavó en el piso.
          Pensé un adiós, suavemente me marché. Más tarde supe de su muerte. Su carne fantástica se juntó en el polvo a otras carnes.
          He crecido. Guardo de mi infancia sus huesos en mi alma, los libros en mi sangre.
          Pero cuando llegue el fin y me miren los ojos que aún no he visto, pienso que será el tigre incierto de la locura el que me lleve tanteando a la nada, aquel tigre de titubeo y delirio del suicidio que en su boca me ahogará clamando.
          O tal vez mi viejo tigre, rayado por la piedad, quiera devorarme como a un niño.

……………………………………………………………………………………….

ALEJANDRA PIZARNIK

Nació en Avellaneda, Provincia de Buenos Aires, en 1936. Se suicidó en Buenos Aires en 1972. Obra poética: La tierra más ajena (1955), La última inocencia (1956), Las aventuras perdidas (1958), Arbol de Diana (1962), Los trabajos y las noches (1965), Extracción de la piedra de la locura (1968), El infierno musical (1971), La condesa sangrienta (1971).

La última inocencia

Partir
en cuerpo y alma
partir.

Partir
deshacerse de las miradas
piedras opresoras
que duermen en la garganta.

He de partir
no más inercia bajo el sol
no más sangre anonadada
no más fila para morir.

He de partir

Pero arremete ¡viajera!
……………………………………………
 

 

 




Ecrire sur la poésie serbe contemporaine

Ecrire sur la poésie d’un peuple ou d’un pays n’est pas une tâche facile. Certes, dans chaque pays, nous trouvons un dénominateur commun, épique ,historique et poétique, que l’on appelle "la culture nationale",mais force est à constater que tous les peuples, même ceux qui habitent l’île la plus petite du monde présentent une différence entre expressions linguistiques, littéraires et poétiques, et même de ceux qui vivent dans le pays le plus petit du monde, il est possible de trouver deux poètes entièrement différents avec des univers complètement opposés. Les diverses expressions poétiques se trouvent dans l’Europe Centrale ou l’Europe de l’Est et depuis le Moyen Age, leur force et diversité ont toujours été si grandes que personne n’a jamais pu confondre le parcours poétique du peuple polonais avec la poésie Tchèque, le sentiment littéraire Russe avec les démarches poétiques Roumaines ou bulgares. Et si jamais les pays européens de l’Ouest ont maintes fois confondu les traditions littéraires de leur pays voisins de l’Est, ces erreurs-là ont été corrigées lorsque les différences ontiques ont été établies vers la moitie du XXème siècle. Alors, comment oserais-je présenter l’œuvre poétique d’un poète particulier et serbe, au nom de l’entière production poétique, historique qui appartient à la voix d’un peuple ?

En choisissant le travail éclectique de Milan Orlic, mon contemporain serbe, comme le représentant et représentatif d’une tradition poétique assez ancienne et particulière chez les Slaves du Sud dont les serbes font partie, je fais la tentative de chercher les descendants d’une voix à la fois historique et spécifique dans son authenticité, ou plutôt la voix qui est unique mais qui pour autant  présente la pluralité de voix diverses, une force signifiante et significative qui toute seule peut nous donner un avant-goût d’une sélection plus large.  La tâche à la fois  théorique et critique se multiplie dans le cas de contemporains car l’histoire de la littérature prend conscience de la présence d’un poète-phare  souvent beaucoup trop tard, après sa mort, car l’œuvre de tout écrivain ou artiste peut subir la valorisation juste et profonde seulement après certain passage. Les prix littéraires sont souvent les attributs de la mode ou de la politique contemporaine, internationale, et ne sont pas utiles pour comprendre et valoriser un poète, et le positionnement de son œuvre en général.

Mais, comme j’ai déjà été sur les traces d’œuvres d’un très grand poète moderniste serbe, Milosh Crnjanski, j’ai suivi d’une distance saine et modérée la production poétique contemporaine de mon pays natal. J’ai observé beaucoup d’avatars, poètes décents et instruits, à la fois talentueux et intéressants mais… beaucoup trop ressemblent aux copies conformes de grands maitres de la poésie française, allemande, tchèque, polonaise, portugaise. Ma propre voix m’a semblé un peu trop américaine, à l’heure de mon exil scolaire dans les Etats-Unis des années 1980. Milan Orlic est rentré sur la scène littéraire serbe par la porte grande ouverte en 1987 avec son livre « De Sur/Reel », qui est à la fois une méditation philosophique, poétique et prosaïque dont la forme hybride et mixte rappelle  un roman du poète, et flirte avec l’essai philosophique. La distance entre son érudition et le sentiment dans son œuvre est depuis son début très équilibré ainsi que la relation entre le rêve et le réel dans son contenu. D’une approche élégante et très esthétisée à l’envers de cette forme il conçoit le genre même comme un terrain expérimental ou il promène sa forme d’expression d’une façon libre, disjonctée et déstructurée. Son approche fragmentaire de la « prose » et la problématisation extrême de la personne qui parle dans son écriture nous rappellent de grands précédents littéraires, les auteurs comme Borges ou Calvino, mais aussi ses contemporains, écrivains serbes Nemanja Mitrovic et Vladimir Pistalo.

Mais dans son œuvre « Batarde », Orlic avait toujours relativisé le genre plus que les autres, à tel point que son premier  recueil de poésie titré « De la Nuit Polaire » (1995) n’est pas apparu comme un "transfert" à un autre genre. On l’a plutôt vu comme un développement naturel de ses pratiques littéraires, une continuation de la tradition d'écriture etablie par son grand maitre moderniste Milosh Crnjanski dont Orlic emprunte la liberté d’expression et non le style formel. Pourtant son éditeur, premier lecteur dudit recueil, Cedomir Mirkovic, fait une comparaison interessante avec le grande poète serbe, Crnjanski « Si Crnjanski vivait dans cette époque, lui, avec son énergie vitale, sa vision du monde et son sentiment poétique qui datent depuis la création de son poème « Sumatra »- il écrirait comme Milan Orlic ! » Un vrai grand compliment, car le poème « Sumatra » , à sa parution, devint très vite un programme poétique, un mouvement, qui devint un pillier du modernisme serbe. Créée après la  1ere guerre mondiale, « Sumatra » est une rêverie du jeune Crnjanski qui, dégouté par la tuerie, explore la géographie d’esprit et des correspondances bergsoniennes. Orlic, philosophe bergsonien lui aussi. parle de temps durs, les années 1990 en Serbie, la préparation de la guerre civile, ou la pauvreté économique et celle de l’esprit, poussant le poète dans une nuit de glace et de froideur éternelle, qu’il titre « La nuit polaire ». Sur les traces de Crnjanski, Orlic applique sa méthode d’écriture et transforme ses images poétiques qu’il avait déjà établies dans son roman « Momo dans la nuit polaire » et écrit dans son poème :

 

Sous les pâtes de rennes/ ça craque :
Comme sur la neige, la neige blanche
De pétales. De fleur amandine : sur la chaude
Croupe, elle est mouillée, transpirée.
Les grelots, ils sonnent. Pierrot
D’un visage triste, est assis
Dans la luge. Il souffle dans le petit miroir. 

 

Qui est le poète, l’être humain en Serbie, dans l’ère du tyran ? Il craque, certes, sous la neige de la dictature et de la torture généralisées, d’expression mélancolique, il est aussi un chaman qui regarde son propre destin, et le destin de son peuple dans le miroir. Mais ce miroir est sale, pour  élargir la métaphore- et il faut souffler beaucoup et longtemps pour que la vraie image du peuple et de la vie quasi-normale apparaissent sur le miroir. Le désespoir du poète est d’une froideur mélancolique qui évoque la poésie expressionniste d’un Heim ou d'un Trakl, où la couleur a toujours certaine valeur, plus que symbolique. Il entretient une relation ambiguë avec la notion du temps- comme Bergson, il ne le méprise pas, mais transforme la notion du temps réel quand celui-ci réclame le passé qui habite dans le présent et qui est, selon lui, envahi par l’avenir (dans son entretien avec jelena Nikolic, Politika) Ici, dans le même texte il évoque le poète moderne Milan Rakic, qui a été le premier poète serbe à  relativiser la notion du temps dans la poésie. En 1903, Rakic introduit notamment la notion de « surtemps » qui n’est ni le temps philosophique, ni le temps religieux, ni le temps mathématique, ni le cosmique, ni le temps méthodologique mais plutôt une certaine conscience du temps , une synthèse méta-temporale de tous les savoirs et de toutes les connaissances humaines evoqués par la compréhension du « Zeitgheist ». Orlic, en tant que poète, partage lui aussi cette notion. Dans sa poésie il favorise toujours des vers qui ressemblent aux phrases romanesques, une pratique qui n’est, selon Joan Flora,  poète contemporain rien d'autre que « la chemise qui couvre toutes choses ». Il voit ses poèmes comme de petites miniatures lyriques qui peuvent être lues comme « des nouvelles courtes d’une minute » et qui nous rappellent Erkeny ou Daniel Harms. Il les voit comme les « petits continents que nous pouvons mettre sur la paume », mais  leur niveau rythmique ou leur couche sémantique nous rappellent clairement le fait que leur procédé a été poétique

 

Le Poème comme la recherche éternelle de la Beauté, la Verité et le Sens

Orlic mène un dialogue avec pas mal de poètes et d'écrivains qui appartiennent à la bibliothèque mondiale. Le fait qu’il n’écrit pas de vers traditionnels, ne l’empêche pas d’apprécier un choix poétique qui appartient à l’histoire de la poésie, au contraire ! Il dit que les poètes d’aujourd’hui expriment souvent une attitude non traditionnelle à l’envers de la poésie, mais à son avis, une telle attitude est inutile et néfaste pour l’écriture. Il souligne le fait que le dialogue avec le passé ne suffit pas dans l’écriture, et que le désir seul d’être contemporain et « à la mode » ne garantit pas un avancement qualitatif dans la composition de vers. Les bons, grands poètes parmi les siècles ont toujours essayé de construire un monde authentique, leur monde à part qui les distingue de la tradition à laquelle ils appartiennent, la tradition avec laquelle ils dialoguent de nouveau chaque fois qu’ ils doivent écrire, mais, ceci-dit, il s’avère très critique vis-à-vis de ses collègues contemporains, souvent les autodidactes qui entrent dans l’arène littéraire avec un appétit de gladiateurs et de politiciens qui, souvent motivés par des passions de bas niveau, voir par le désir au pouvoir, abiment la littérature serbe. Il se souvient d'Horacius Flac qui disait que « la médiocrité est interdite aux poètes » car la poésie est la plus belle fleur de la spiritualité d’un peuple. Et que les poètes qui négligent cette pensée, finissent obligatoirement dans « le musée de l’ennui » d’un Herbert. Par contre, il voit Milosh Crnjanski comme son vrai maître spirituel et son père intellectuel car il « possédait un génie qui, d’une façon décrite par Nietzsche, nous appelle de loin parmi de siècles. » Orlic a consacré beaucoup de ses textes critiques et théoriques au phénomène Crnjanski en soulignant le fait que la poésie est écrite et lue par une poignées d’âmes, celles qui comprend la subtilité de prémisses poétiques, la complexité de ses thèmes et la singularité de ses procédés, autrement dit- toutes ses qualités qui sont rien qu’un défi d’esprit  jeté aux lecteurs enrichis d’une sensibilité hautement élevée.

 

Calocagatia

En effet, Milan Orlic est un poète serbe novateur, mais cousu « à l’ancienne », auquel le critique Drasko Redjep trouve une place unique et exceptionnelle, un pupitre pour un bijou rare dans la production littéraire qui en Serbie et ailleurs est devenue, une foire commerciale où l’on ne trouve souvent que de fausses perles. Dans son œuvre littéraire, Orlic, maintient le caractère et ainsi le sujet littéraire qui se présente sous l’auspice d’un « Pseudo ». Le poète conçoit le rôle artificiel du Pseudo comme celui d’un  bâtisseur qui  construit sa propre réalité et son propre palais d’imagination- le rôle qui n’est pas trop loin de l’anonyme/génie éternel tel que Homer ou Jorge Luis Borges le vivaient. Orlic, le philosophe conçoit ce rôle dans le cadre d’un exploit fixé par Lacan ou Levinas pour qui le Pseudo n’est rien d’autre que le grand Autre. Ainsi l’auteur nous rappelle que nous trouvons ce rôle dans toutes les époques (pseudo-Erchard, les poètes de Moyen-Age etc) En fait, cette notion de Pseudo ne se retrouve pas seulement dans le haut Modernisme ou l’avant-garde littéraire mais ils vont se l’approprier (Crnjanski, Fernando Pesoa, etc). En effet, dans la dernière phase de son travail, le poète s’éloigne de ces exploits qu’il adorait, de la littérature postmoderne, et qu’il critique avec pertinence. Le postmodernisme avait tendance à oublier la quête principale de l’œuvre de l’art, vers la Beauté et le Sens de ladite œuvre que la plupart des critiques et historiens littéraires- tel John Barth- avaient définis comme  « obsolètes » et inutiles au milieu du XXème siècle. Orlic trouve que les auteurs soit-disant postmodernes  oublient l’Esthétique et la tâche principale de toute littérature qui est la quête vers la Beauté et le Sens dans l’œuvre de l’art, pour l’amour de nouvelles valeurs postmodernes qui sont l’intertextualité, la fragmentation, l’introduction de  nouveaux types d’auteurs ou la batardisation du genre. Il souligne que la notion de « Calocagatia » ou la quête vers la fusion de valeurs éthiques et esthétiques est un principe très important pour toute œuvre d'art depuis l’époque grecque classique ; cette tendance métaphysique est devenue rare car elle promeut la spiritualité, l’innocence, voir les qualités hautaines et sublimes dans l’œuvre artistique- sans que la géographie "de la nuit Polaire artistique" commence  à dominer. Sans la quête esthétique, l’art court le danger de devenir art d’agitprop ou l’utile stalinien qui sert un but politique quelconque, et en effet, il doit demeurer libre. Le livre de Orlic « De la Nuit Polaire » suit son programme sumatraïque, commencé en partie par Milosh Crnjanski dont la quête pour « une étoile cerclée d’un bleu infini», la quête qui examine les questions auto-poétiques sur l’art et son rôle en général. Dans la nuit polaire, le poète de non-sens cherche les oasis du Sens et la Beauté métaphysiques qui sont les inter-espaces de la vraie existence humaine, qui existent comme les intermundia epicureens et qui amènent le changement ontologique par certain paradoxe de leur existence. Ce changement  de saisons qu'assurent les oasis du Sens et de la beauté détourne et marginalise les formes de non-sens de notre existence, soit éthiques soit esthétiques. Paradoxalement ces points d’espace, même minuscules s’élargissent et prennent de l’ampleur à l’endroit ou ils doivent disparaître car ils ne possèdent apparemment ni les conditions pour s’épanouir, ni la bonne raison d’exister. Leur raison d’être est purement métaphysique, et la métaphore de la nuit polaire et de leur existence appartient aussi bien à Crnjanski qu’à Milan Orlic

Les nouveaux livres d'Orlic présentent d’abord son désir de couper les liens avec les nouvelles traditions soit disant postmodernes car, comme il le souligne ailleurs « il ne voudrait pas être pris en otage d’un mouvement artistique qu’il avait en partie lancé et crée". Il souligne plusieurs fois dans son œuvre critique qu’il croit au transmodernisme qui englobe, en tant que mouvement, l’époque postmoderne, la singularité, les traditions poétiques particulières, les théories qui appartiennent aux poètes à  « petite » culture, mais qui exclut leur logocentrisme ou leur domination externes. L’idée  quintessentielle de ce mouvement est la liberté de création qui est universelle. Cette idée ne se soumet pas à une idée poétique traditionnelle ou éclectique mais elle englobe plusieurs notions de praxis dans la poésie.

Dans sa poésie et également dans son travail théorique, notamment avec ses livres d’essai sur la nouvelle poésie serbe "postmoderne", Orlic s’est toujours battu pour "le mot vrai et juste". Il a attaqué, d’une façon à la fois pertinente et farouche toutes les nouvelles tendances mondaines et pathétiques de la littérature récente et nationale. Il a attaqué un phénomène sociologique qui au nom de la liberté artistique, "retrouvé" après l’époque post stalinienne Tito avait permis la prolifération d’une littérature à l'esprit minable et médiatique, mais qui se croit libre et démocratique. Dans une société qui est à la recherche d’une nouvelle identité, où toutes les démarches extralittéraires obsèdent la majorité des participants du marché éditorial ainsi que les médias, où la plupart des écrivains se sentent concernés par la politique avant la litétrature, la voix singulière du poète en quête de la Vérité et de l’intégrité de l’expression se trouve souvent abasourdie par le bruit médiatique et commercial. Orlic est un combattant puissant contre ces tendances sombres qui nient l’idée du développement artistique et littéraire dans sa société qui est en train de se remettre au niveau digne et civilisé. Il voit toutes ces tendances comme la négation de l’opinion publique de la base, comme il se sent témoin d’une violence malmenée, la violence qu’il a subie de la part d’un absolutisme ignorant et aveugle ou l’esprit provincial et "petit-bourgeois" règne « sans limite et sans aucun contrôle ». Afin d’améliorer l’état de la culture littéraire, même générale dans son pays natal, il dirige une revue avant-garde « Sveske » (Cahiers) et une petite maison d’édition qui se spécialise pour la littérature, sociologique, philosophique et pour l’anthropologie sociale. Orlic  essaie tant bien que mal de ne pas abaisser ses standards multiculturels et éthiques dans une situation sociologiquement, économiquement et politiquement difficile en Serbie en ce début de XXIème siècle, cette situation qui souvent dépasse la foi d’un Giordano Bruno ou les astuces quotidiennes d’un Brodsky ou d'un Cheslav Milosh.




WHO WAS, WHO IS, GERARD MANLEY HOPKINS ?

How do you introduce a poet you love?  “Dear new French friends, this is my old friend Gerard?”  No—too artificial.  Perhaps, “Meet my friend Gerard: he wrote exhilarating poems.”  Or, “My friend Gerard wrote the most terrifying poem I know.”  Possibly better?  In any case, let me introduce Hopkins in all his exhilaration and terror.  First, exhilaration :

 

      Look at the stars! look, look up at the skies!
         O look at all the fire-folk sitting in the air!
         The bright bóroughs, the circle-citadels there
      Down in dim woods the diamond delves! the elves’ eyes !

 

Or,

 

      Summer énds now; now, bárbarous in béauty, the stóoks ríse
      Around; up above, what wind-walks! What lovely behaviour
      Of sílk-sack clóuds! has wilder, wilful-wávier
      Méal-drift moulded ever and melted acróss skíes ?
      I wálk, I líft up, Í lift úp heart, éyes,
      Down all that glory in the heavens to glean our Savior....

 

Or consider his terror, when Hopkins fears he’s losing his mind:

 

      ...My cries heave, herds-long; huddle in a main, a chief-
      Woe, wórld-sorrow; on an áge-old ánvil wínce and síng—
      Then lull, then leave off. Fury had shrieked ‘No ling-
      Ering! Let me be fell: force I must be brief’.
      O the mind, mind has mountains, cliffs of fall
      Frightful, sheer, no-man-fathomed. Hold them cleap
      May who ne’er hung there....

 

Now you know him a bit, through his exhilaration and his terror.  Now, may I introduce my poet-friend as he was and as he is: first, as he was in his life, then as he is, in his poems and his fame.

      First, his life.  Son of Manley and Kate Hopkins, Gerard was born in 1844 in a London suburb, the oldest of nine in a comfortable Victorian family, and he grew up in London’s cozy, leafy Hampstead.  At Oxford, he was brilliant in Classics, became a Roman Catholic in 1866, and won a “first”—the highest degree—in 1867.  For a year he taught school in Birmingham, then entered the Jesuit order in 1868.  He learned Jesuit spirituality as a novice in London, studied philosophy in Lancashire, and theology in Wales.  Ordained a priest in 1877 at the age of 33, he worked for seven years in Jesuit schools and parishes in England and Scotland, then went to Dublin in 1884 as Professor of Greek in the new University College.  Five years later he contracted typhoid fever just as an epidemic was ending, and died in 1889 at the age of 44, seven weeks before his 45th birthday.  He was buried in the Jesuit plot at Dublin’s Glasnevin Cemetery, and died almost unknown: his book Poems of Gerard Manley Hopkins was not published until 1918, 29 years after his death.

      Such are the facts.  But who was Gerard Hopkins as a person?  A short fellow of 5’2 or 3”, he was enthusiastic, had a high-pitched voice, loved to sketch and write poems, was close to his family, and had warm, lifelong friends from Oxford, fellow Jesuits, and Irish families.  For recreation he visited art exhibitions and old churches, and enjoyed holidays with his family, friends, and fellow Jesuits in Switzerland, Holland, the Isle of Wight, the Isle of Man, Whitby on the North Sea, Wales, Scotland, and the West of Ireland.  During these holidays, he loved to hike and swim.  His passions were nature (especially trees), ecology, beauty, poetry, art, his family and friends, his country, his religion, and his God.  His curse was a lifelong “melancholy” (his word) which in 1885 in Dublin became deep depression and a sense of lost contact with God. In life and poetry he was serious and playful--even whimsical.  Spiritually, despite an early scrupulosity which he never fully lost, he followed the Jesuit way of finding God in all things, and rejoiced in “God in the world”: “The world is charged wíth the grándeur of God.”  He was very, very bright, with an extensive knowledge of words and languages—he knew so many words!  His intellectual hero was the medieval philosopher Duns Scotus, whose philosophy of selfhood he held dear.  Hopkins himself had a strong sense of self, appreciated his own individuality, and was immensely self-confident.

Such was the Hopkins of the past.  But he also lives today, alive in his poems and in his fame.  As a poet, his passion for strength and freshness made him remake English poetry.  To formal Victorian tastes, he brought powerful words, sounds, and rhythms, returning to Anglo-Saxon roots, inventing new word-compounds, and at once loosening and strengthening poetic rhythm with his “sprung rhythm.”  He freshened poetic forms, too: usually writing Miltonic sonnets of 14 lines, he experimented successfully with such unusual forms as a “curtal” sonnet of 10 2/5 lines (“Pied Beauty”) and a “caudal” sonnet of 24 lines (“That Nature is a Heraclitean Fire”).  As an experimenter, he was a modern poet before “modern” poetry existed.  That’s who Hopkins is today: a compelling, path-breaking poet bringing vivid word-life to nature, ecology, God, and mental anguish, and writing one of the three or four finest odes in English, “The Wreck of the Deutschland.”  Hopkins is now considered a major English writer.

He also lives today in his fame.  He influenced such poets as W.H. Auden, Dylan Thomas, Theodore Roethke, Elizabeth Bishop, John Berryman, Robert Lowell, Ted Hughes, Sylvia Plath, Denise Levertov, and the Nobel Laureate Seamus Heaney.  In the 1920s and 30s, he was a darling of the British and American “New Critics” who prized and probed his poems’ rich “texture.”  In the 50 years between then and the centennial of his death in 1989, Hopkins accrued many books--biographies, critical studies, concordances, and a bibliography--plus countless articles, a journal devoted to his work (The Hopkins Quarterly, founded in 1974 and now in its 39th volume), and quite wonderfully, a polished, grey memorial stone in Westminster Abbey’s Poets’ Corner, dedicated in 1975.  Finally, in the United Nations’  Palais des Nations in Geneva, an enormous marble bas-relief above the entrance to The Council Chamber has carved into it the opening words of Hopkins’ ode “The Wreck of the Deutschland.”

In 1989 the centennial of Hopkins’ death brought him new, international fame.  The day itself, June 8, was commemorated in London, Oxford, Loch Lomond (Scotland), Dublin, and Washington.  Major exhibitions were mounted by Oxford University, University College Dublin, and The University of Texas at Austin, with smaller exhibitions in Spokane (Washington State), North Wales, and his birthplace of Stratford (Essex).  Conferences and schools celebrated him in Italy, England, Wales, Ireland, and the United States.  Festive lectures festooned France, England, Wales, Canada, the U.S., Paraguay, the Philippines, and Japan.

Today, twenty years later, Hopkins’ work still inspires music, new books still proliferate, and scholars of many religions (or none) teach, translate, and write about Hopkins in Israel, Russia, Poland, Italy, France, Holland, England, Scotland, Wales, Ireland, Canada, the United States, Mexico, New Zealand, Korea, and Japan.  Perhaps the most unexpected are two Israeli women, Rachel Salmon and Eynel Wardi, both scholars and professors, who have spoken and written about why Hopkins appeals to Jewish women.  Every year, the Hopkins Society of Ireland has a festival of poetry in Co. Kildare, and Regis University, in Denver, Colorado, holds a international academic conference.  Finally, in 2014 Oxford University Press will complete the publication of a new scholarly edition of everything Hopkins wrote, in eight volumes.

As I end, I note two recent festivities.  In 2008 in Dublin, a play about Hopkins was presented as a walk-around drama in the very house where he lived and died, and sold out every ticket!  And in 2009, singers, poets, and dancers in Santa Fe, New Mexico, memoralized Gerard Hopkins in their own creative forma.  Amazing Hopkins!  Amazing people!

This is the Hopkins I introduce to you: born in 1844, died in 1889, still living in 2014--a Hopkins who was and still is.  Today, he shines in glory and is freshly celebrated in France.

 

                                                         Saint Joseph’s University Philadelphia, Pennsylvania




La voix poétique nerudienne : une création ex silentio

Rangoon, 1927. Pablo Neruda vient d’être nommé consul honoraire du Chili en Birmanie. Comme il le laissera transparaître quarante-six ans plus tard dans ces mémoires posthumes (Confieso que he vivido, 1973), cette mission en terre extrême et inconnue, parmi des populations ne parlant pas sa langue, sous un climat humide et excessivement chaud, aura un effet de mort lente sur sa personne. Les marques de souffrance physique et de dégradation morale du poète seront récurrentes au cours de sa correspondance avec le critique argentin Héctor Eandi, mais aucune n’atteindra le seuil de douleur notifié dans la lettre du 8 septembre 1929 dont voici un passage traduit :

 

Vous écrire est pour moi comme un refuge qui m’empêche de me condamner complètement. Savoir que vous vous souvenez de moi, que vous pensez à moi, qui suis habité par ce fantôme et qui suis complètement absent, complètement éloigné, proche déjà du néant. […] Je me sens inquiet, en exil, moribond. […] Eandi, personne n’est plus seul que moi. Je tombe, tout simplement : je n’ai ni désir ni ne projette rien : j’existe chaque jour un peu moins.

 

Nous découvrons au cours de toute cette correspondance (1927-1943) un être sans épaisseur, terne et silencieux, décrit en termes d’absence. Suite à un changement d'horizon, intimement lié à la définition que chacun a de soi-même, Pablo Neruda devient alors un être é-mu (Michel Collot, La matière-émotion, 1997), hors de soi, débordé, du dedans comme au-dehors, qui sent sa mort proche. Cette é-motion semble éloigner Pablo Neruda de la vie et le rapprocher inexorablement de la mort. Plus les jours passent, plus le silence s’installe et plus le poète est dans l’incapacité de trouver une possible échappatoire. 

 

Rangoon, 1927, la voix poétique décide de se faire l’écho sonore de cet exil extérieur et intérieur insoutenable. Elle se présentera ainsi dans son expression depuis l’Asie, comme un être mutilé, amputé d’une partie de lui-même, d’une partie de ses sons, face à une mort, elle, paradoxalement sonore. Aux frontières du son, au bord du gouffre silencieux, la création sonore ressentira l’urgence, la nécessité de dire sa douleur lente et lancinante, sa mort prématurée avant qu’il ne soit trop tard.

Les deux premières Résidences sur la terre (1927-1935), sur lesquelles nous avons choisi de centrer cet article, mettent en avant un sujet lyrique aphone : comme dans les sculptures de Giacometti, il se réduit à la mince silhouette d’un je dressé qui, en s’énonçant, perd toute qualité et toute identité. Il s’offre à nous lecteurs comme une âme comprimée, imprégné progressivement d’une « substance de couleur commune, silencieuse comme une vieille mère » (« Saveur », v. 15-16). Durant ces deux Résidences, la voix poétique, moribonde, n’en finira plus de contempler sa propre défection au miroir d’une écriture qui revient fréquemment sur elle-même pour mieux annoncer son silence, dire sa mort. Paradoxalement le recueil, né de cette fusion voix poétique / voix du poète, formulera la disparition en son cœur même : écrire la mort de Soi reviendra, pour la voix poétique, à écrire, seule, le vide sonore. Le dépasser. Peut-être.

La voix poétique évolue dans un univers fait de bruits sourds et à peine émis : en terre birmane, tout n'est que « rumeurs de grappes écrasées » (« Un jour se détache », v. 17) et les bruits de l’espace social environnant se métamorphosent en une résonance originelle, faite elle aussi de bruits sourds (« violons pleins d’eau », « des sacs de cloches mouillées / ou d’effroyables bouches de sels fragiles », v. 18 et 25-26), à peine émis (« détonations fraîches, / moteurs submergés », v. 18-19) ou encore, tout simplement, des « écorces du silence, d’un bleu trouble » (v. 39). Le son enfante des monstres sonores :

 

Du sonore surgissent des nombres,
des nombres moribonds, des chiffres d'excrément,
des rayons mouillés, des éclairs sales.
Du sonore, s'amplifiant, lorsque
la nuit sort seule, comme une veuve récente;
semblable à une colombe, à un coquelicot ou un baiser,
et ses merveilleuses étoiles se dilatent.

[…]

Vagues de la mer, éboulements,
ongles, pas de la mer,
courants emportés d'animaux dépecés,
sirènes dans la brume rauque
définissent les sons de la douce aurore
s'éveillant sur la mer abandonnée. (v. 1-7 et 27-32)

 

Au fur et à mesure des poèmes, la voix poétique approche de cette frontière sonore qu'est la mort, son univers perd de sa consistance pour ne devenir que confuse et pâle re-présentation de lui-même, comme ici dans  « Galop mort » (v. 1-10) :

 

Comme des cendres, comme des mers se peuplant,
dans la lenteur submergée, dans l'informe,
ou comme on entend du haut des chemins
la traversée en croix des coups de cloches,
avec ce son déjà distinct du métal,
confus, songeur, tombant en poussière
dans le même moulin que les formes trop lointaines,
ou évoquées ou non vues,
et le parfum des prunes qui roulant à terre
pourrissent dans le temps, infiniment vertes.

 

Corps-éponge, cette voix poétique s'imprègne dès les premières pièces des Résidences, de cet univers en déliquescence. Elle devient aussitôt figure lyrique évanescente, à l'agonie, qui semble se retirer physiquement du monde, qui semble se rétrécir lentement, pour disparaître en fumée sonore. Comme si l'écriture inscrivait l'absence, le vide et le silence, ce sujet dé-centré, « fragile [aujourd'hui] tel l'épée de cristal d'un géant », « tel un homme nu dans une bataille » (« Mousson de mai », v. 6 et 10), évolue dans un entre-deux où s’expérimentent les limites du sujet à la vie à la mort. Soldat dégradé comme dans le poème « La Nuit du soldat », il est toujours dans « entre » ou « au milieu », comme aux vers 1-4 de « Art poétique » :

 

Entre l'ombre et l'espace, entre les garnisons et les demoiselles,
doté d'un cœur singulier et de rêves funestes,
brusquement pâle, le front fané
avec le deuil d'un veuf furieux, chaque jour de ma vie qui passe.

 

Les italiques marquent ici une progression dans la descente aux enfers du silence vécue par le sujet lyrique et qui l'oblige à vivre « près des maisons, d’autres personnes » (« Communications démenties », l. 6), « seul au beau milieu de la matière disloquée »  (« Faible de l’aube », v. 24), avant de se retrouvé noyé dans l’univers purement végétal et silencieux de « Entrée dans le bois ». Ex-centré, il devient alors un être qui a perdu le contrôle de ses mouvements intérieurs, et de ce fait même, se retrouve projeté vers « une terre retournée de tombes encore fraîches ». 

            Coïncidence entre une disposition extérieure et une disposition intérieure, l’ébranlement du corps et de l’âme de Pablo Neruda induit la mise en mouvement de la parole nérudienne. Les mots et les sons de la voix poétique procèdent alors d’une impulsion antérieure à la réflexion et simultanée à la douleur face à sa propre perte sonore. Cette voix qui « naît » avec le poème s’empreigne de modulations silencieuses paradoxalement sonores. La pièce intitulée « Seulement la mort » cristallise bien cette verbalisation du silence :

 

Je vois, seul, parfois,
des cercueils à voile
lever l’ancre avec de pâles défunts, avec des femmes aux nattes mortes,
avec des boulangers blancs comme des anges,
avec des jeunes filles pensives remontant le fleuve vertical des morts,
le fleuve violet,
vers le haut, avec les voiles gonflées par le son de la mort,
gonflées par le son silencieux de la mort.

Au bruit la mort arrive
comme une chaussure sans pied, comme un costume sans homme,
elle arrive pour frapper avec une bague sans pierre et sans doigt,
elle arrive pour crier sans bouche, sans langue, sans gorge.
Cependant ses pas résonnent
et son habit résonne, silencieux, comme un arbre. (v. 15-29)

 

Au pays du chaos sonore, en prise à une dangereuse perméabilité du monde silencieux, la voix poétique lutte contre ce silence devenu pour elle tentation d’un suicide du mot et du son. Aux frontières de la vie physique et poétique, la voix nérudienne assiste à sa néantisation, lente, répétitive. Elle perd, petit à petit, de son souffle, de sa force, de sa sonorité. Le son se révèle excentrique et excentré, aux limites du réel et de l’audible. Que faire ? La voix poétique prend alors la décision de composer avec le peu de matériel linguistique à disponibilité. Les répétitions, le ressassement, une syntaxe chaotique dont l'incorrection grammaticale sera très tôt soulignée par la critique hispanique la plus respectueuse de la langue (Amado Alonso, Juan Larrea…) seront désormais les seuls outils dont disposera la voix poétique pour s'exprimer. En vain : à chacune de ces répétitions s'installe une lenteur dans le rythme du poème et une réduction du volume sonore de cette voix poétique à l'agonie.

            En écoutant les textes poétiques des Résidences, en exigeant de nous une « conscience acoustique du matériau verbal » (Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, 1983), nous constatons que la voix de ce sujet lyrique révèle un silence chaque fois plus assourdissant. L’atonie physique et sonore qui accompagne cette naissance à la mort se traduit par une voix poétique en désintégration : parce que le sujet lyrique est anéanti par sa finitude, sa voix sera chant de la mort, musique d’un lent désastre sonore qui le renverra à son propre naufrage derrière des conversations usées, un désordre verbal halluciné, des aboiements, des pleurs, ou encore une guitare dont les sons ne vibrent plus. Les vers 20 à 25 de « Saveur » le notifient :

 

Dans mon intérieur de guitare il y a un air vieux,
sec et sonore, figé, immobile,
comme une nutrition fidèle, comme la fumée :
un élément en repos, une huile vive :
un oiseau de rigueur veille sur ma tête :
un ange immuable habite mon épée.

 

Le creux néant musicien qu’est cet intérieur bombé et vide de la guitare, maintes fois assimilé dans la trajectoire poétique de Pablo Neruda à un ventre où le sujet lyrique aurait pu naître, nous laisse douter de la possibilité, à ce stade, d’une survie poétique. La voix poétique devient alors « cloche un peu rauque » (« Art poétique, » v. 11), dimension vide de toute substance sonore et musicale. Niée en sa définition, la cloche, comme la voix poétique, se retrouve étroitement liée à cette mort insufflée au cœur. « Barcarole » s’ouvre sur un cœur dans lequel est invité à souffler un tu féminin de même que l’on soufflerait dans un instrument à vent. Mais l’air insufflé par ici se révèle perverti, infidèle au principe de vie. Cet air s’introduit, au cours de cette pièce, dans le corps du sujet lyrique  pour lui donner la mort : son cœur devient alors caisse de résonance acoustiquement imparfaite, cœur silencieux. « Comme une conque amère » (ibid., v. 27), il se déshumanise à la suite de cette dysphorie extrême. Réduit à l’état de simple tube rempli de silence et de vide, il devient bouteille pleine d’un liquide bouillonnant (« comme un tuyau plein de vent ou de sanglot, / ou une bouteille dont coule à flots l’épouvante », ibid., v. 41-42) et n’est donc plus en mesure d’apporter l’énergie, la vie suffisante au sujet poétique qui suffoque, étouffe. La voix poétique, sans air, semble disposée au silence lorsqu’elle fait son « Entrée dans le bois »  :

 

Pores, veines, cercles de douceur,
poids, température silencieuse,
flèches collées à ton âme déchue,
être endormis dans ta bouche épaisse,
poussière de douce moelle consumée,
cendre pleine d’âmes éteintes,
venez à moi, à mon rêve démesuré,
tombez dans mon alcôve où la nuit tombe
et tombe sans cesse comme une eau brisée,
et à votre vie, à votre mort agrippez-moi,
à vos matériaux soumis,
à vos inutiles colombes mortes,
et faisons feu, et silence, et son,
et flambons, et silence, et carillon. (v. 37-50)

 

Le son, envahi de silence, arrive à la limite de l’audible et du dicible parce que la voix poétique arrive, elle aussi, à la limite de l’audible et du dicible. Il n’y a plus de sujet lyrique, de mot ni de son. Le son se révèle « spirale sans fin » (Alain Sicard), mélancolique répétition de lui-même, pur hermétisme (Amado Alonso). Si la voix poétique n’est plus voix, si elle n’est plus sonorité, si elle n'est plus que l'expression sonore du silence, que lui reste-t-il ? Même si la confusion avec le silence se fait de plus en plus grande, la voix poétique résonne encore : en sortant de l’orbite de l’image et en tendant l’oreille à la force de conviction des gisements sonores, silencieux et rythmiques convoqués ici, nous découvrons une autre langue, pour ainsi dire étrangère, et qui serait la langue du silence. Avant la remontée qui sera effectuée au moment du troisième poème des « Chants matériels », la voix poétique parlera une langue re-sculptée par un travail inédit du matériau sonore, et cette langue est la langue du silence.

Le triptyque que composent les « Chants matériels » marque un plongeon au cœur de la matière silencieuse : « Entrée dans le bois » confirme un voyage orphique au pays du silence déjà bien amorcé ; la deuxième pièce, « Apogée du céleri » marque le séjour de la voix nérudienne en terres muettes (« Du centre pur que les bruits jamais / n’ont traversé », v. 1-2) ; « Statut du vin », enfin, célèbre la remontée sonore de la voix poétique qui, de ce périple vertigineux dans le silence, remonte pleine de sonorités des « hommes du vin » :

J’aime le chant rauque des hommes du vin,
et le bruit de monnaies sur la table,
et l’odeur de chaussures et de raisins
et des vomissures vertes :
j’aime le chant aveugle des hommes,
et ce son de sel qui frappe
les murs de l’aube moribonde. (v. 43-49)

Parce qu’il en va de la viabilité de sa poésie, la voix poétique ne pouvait continuer de parler la langue du silence. Elle se doit de franchir, puis dépasser, cette frontière du silence, ce stade de déréalisation physique et acoustique où le son n’est plus. En tendant l'oreille, cette remontée vers le sonore notifiée dans « Statut du vin » est distinctement énoncée dans les titres originaux de ces trois poèmes qui se gorgent de sonorités au fur et à mesure que la voix poétique s'élève : « Entrada a la madera » est ainsi composée de 2 voyelles, « Apogeo del apio » de 4 voyelles, et « Estatuto del vino » de 5 voyelles. Cette progression sonore depuis le pays du silence nous confirme une première mue de la voix poétique : fille du silence, la voix nérudienne a découvert, au cours de ce périple vertigineux, les racines silencieuses de son chant.

Par la suite, au cours de sa trajectoire ontologique et poétique, cette même voix ne cessera de connaître, toujours grâce à un plongeon dans la matière silencieuse, de multiples mues. Les silences deviennent créateurs. Au contact des victimes silencieuses de la Conquête hispanique (Chant Général, 1949) ou des morts de la Guerre civile espagnole (troisième Résidence sur la terre, 1935-1945), la voix poétique deviendra voix polyphonique. Le poète, plus exactement sa représentation comme locuteur, fera de sa voix le réceptacle des voix des victimes du silence de l'Histoire. Pris dans un rituel de la parole, collectif, qui arrache les morts à la Nature pour les rendre à l’Histoire, le poète ne se présentera plus comme origine de la parole : il sera, par elle, mis en demeure de parler ; il en assurera la circulation, et la figurera ; il sera un moment de son passage. Le locuteur devient voix silencieuse du livre, voix de la totalité, voix humble et nue. Il sera aussi le lieu où se rencontrent, et parfois fusionnent, plusieurs silences chez un homme qui s’est trouvé, et qui cherche toujours, de nouvelles formes pour cet univers qu’il invente pour un (seul) livre. La voix que nous entendrons désormais, et ce jusqu'au dernier poème de Pablo Neruda, sera une voix pleine, fille d'un silence originel.