La poésie dans la NRF, 1925–1940

A l’automne 1933, dans ses numéros d’octobre et de novembre, la NRF publia un « Tableau de la poésie ».
Sur un peu moins de 80 pages réparties sur deux livraisons, il y avait là quarante-quatre auteurs, représentés chacun par un poème, et aussi par une notice dans laquelle l’intéressé s’expliquait sur sa vocation poétique : on trouvait quelques écrivains connus et reconnus (Jules Supervielle ou Fernand Gregh) mais aussi et surtout des noms totalement ignorés par le monde littéraire et aujourd’hui encore par l’histoire littéraire : ainsi « G. de Bellet, danseur, né à Nice en 1903 » ; « Marthe Goulliart, sténo-dactylographe, 40 ans » etc. Ces quarante-quatre auteurs avaient été choisis parmi les quelques dix mille qui (assure Paulhan) avaient répondu à l’appel adressé en avril à « tous les poètes français –aux poètes encore inconnus non moins qu’aux poètes célèbres ; aux ouvriers et aux paysans, aussi bien qu’aux intellectuels et aux bourgeois ; aux professionnels comme aux poètes du Dimanche ».

Pourquoi une pareille entreprise dans la NRF ? Il y a des raisons explicites: « Il fallait apprendre à quoi sert la poésie, d’où elle sort, comment elle frappe, et quelles raisons d’écrire se donne un poète »[1], mais ces 80 pages, qui sont plutôt insolites, cela n’échappe à personne, appellent d’autres commentaires.

D’une part, l’appel aux amateurs, à ce que Paulhan nomme « l’homme du commun », laisse au moins soupçonner des réserves vis à vis des professionnels de la poésie. Dans le domaine politique, la confiance affichée par Paulhan à l’égard de « l’homme de la rue », est solidaire de l’ironie avec lesquelles il considère les spécialistes de la politique. Il n’en va pas autrement dans le domaine qui nous intéresse, et il n’est que de voir le traitement réservé par le Tableau à l’académicien Fernand Gregh, ou à Mme de Lanartic, poétesse primée par l’Institut, pour achever de s’en convaincre. En dépit ou à cause des dénégations de l’introduction: « [Il ne s’agit pas] de savoir si la poésie est morte. Elle ne l’est pas, bien entendu », une publication comme celle-ci est inséparable d’une inquiétude, d’un doute, d’une ironie, vis à vis de la poésie qui s’imprime à ce moment-là dans les livres et dans les revues, de ce qu’on pourrait appeler l’institution poétique.
 

Ce point mérite qu’on s’y arrête. Vues de notre début de siècle, ces quinze années peuvent apparaître comme un âge d’or de la poésie française : de Claudel et Valéry aux surréalistes en passant par Michaux, Jouve, Cendrars, Saint John Perse, Fargue, Supervielle, Max Jacob, Ponge, Reverdy… y a-t-il jamais eu une telle diversité et une telle abondance d’œuvres poétiques de grande ou de très grande valeur –œuvres dont aucune n’est ignorée par la NRF? Et je ne dis rien des jeunes qui arrivent Audiberti, Follain, Tardieu… What a bunch ! comme disait Larbaud.

Mais ce qu’il faut bien ajouter, c’est que cet âge d’or, cette abondance digne d’un pays de Cocagne, ne sont quasiment jamais perçus comme tels par les contemporains. La floraison dont j’ai parlé survient non pas du tout dans l’allégresse et la confiance : mais dans un climat de désolation, un climat de sarcasme, de doute et de deuil à l’égard du genre poétique. Cette poésie si riche, si féconde, si diverse, fleurit au moment même où pleuvent de maints côtés les faire-part de décès la concernant.

J’aurais ici beaucoup de citations à prélever dans la revue. Cela irait de considérations mélancoliques de Roger Allard ou de Thibaudet à propos de Calliope[2], jusqu’à la préface à L’Homme blanc dans laquelle Jules Romains, en 1937, note (c’est banal) l’indifférence croissante du public à la poésie[3]. Je citerai plus longuement, parce qu’on ne le cite jamais, et c’est dommage, un texte de Léon-Paul Fargue, publié le 1er septembre 1935 :

 

Il ne se passe pas de jours que l’on ne m’annonce, sous quelque forme, la mort de la Poésie. Ce sont les critiques qui embouchent leurs cors, c’est un avaleur de monocles qui pérore, […] ce sont les écrivains pour marchands de meubles et les chroniqueurs de wagons-restaurants, les tripiers devenus sous-secrétaires d’Etat à la Danse, aux Sports d’Hiver ou aux maisons de passe, certains correcteurs d’imprimerie, des garçons de bain, des tondeurs de chiens, les agents électoraux […] J’ouvre un journal, un catalogue de machines agricoles, le Larousse pour aveugles ou pour cardiaques, le guide bleu, le guide rose, le programme de l’Enseignement secondaire, le livre de cuisine, l’annuaire des téléphones, un manuel de Droit fluvial, la cote de la Bourse, le menu du Colisée […] Partout la poésie est morte.

Morte, elle est morte. La poésie est morte. Tous les fossoyeurs du radicalisme, de la Mode, de la passementerie, du Jockey-Club ou de la pêche à la ligne l’affirment, le prouvent, le constatent, le publient, le tintamarrent, le bavent. La poésie est morte.

 

On dira que (verve mise à part) tout cela n’est pas neuf, que la mort de la poésie était déjà une rengaine au XIX° siècle, y compris sous la plume de gens qui n’avaient jamais lu Hegel. Peu importe ici: ce que je retiens, c’est ce climat de doute, d’hostilité ou de mépris, cette menace suspendue au-dessus de la poésie et qui lui impose constamment de réclamer un droit à l’existence qu’on lui mégote. Il me semble que l’on a intérêt, pour comprendre le Tableau, à garder présent à l’esprit le texte de Fargue, et tant d’autres qui disent la même chose avec moins de brio: si la poésie n’était pas ainsi exposée, si les poètes salués comme tels la faisaient vivre comme il se doit, d’une vie assez vivante et riche, il aurait été sans doute moins urgent de montrer qu’elle continuait de vivre ailleurs, parmi les hommes du commun ; le Tableau de la Poésie aurait été moins nécessaire. C’est là mon premier commentaire. Mais je voudrais dire aussi un mot de la forme même du Tableau.

« Quand on expose des données complexes et qu’on présente une vue d’ensemble d’un problème », dit Robert, « on en fait le tableau […] Le tableau [...] n’est pas une synthèse, mais une juxtaposition de points de vue »[4]. Juxtaposition, non synthèse. Le tableau est un panoptique qui permet d’embrasser d’un coup d’œil un champ diversifié, disparate, bariolé ; de présenter ensemble des œuvres et des projets que par ailleurs tout oppose, qui se tournent le dos, qui n’ont rien de commun qu’une bien imprécise appartenance générique.

C’est en ce sens, me semble-t-il, que le projet (l’utopie) qui s’incarne dans le Tableau pourrait être aussi le projet (l’utopie) de la NRF : la NRF, elle aussi, est un Tableau, le Tableau est une sorte de métaphore de la revue. Comme le Tableau la NRF n’est pas, ne veut pas être, la revue d’un parti ou d’une secte poétique ; comme le Tableau, elle prétend s’ouvrir à  « tous les poètes français ».

 

*

 

Naturellement, on objectera : on dira qu’il n’y sont pas tous et, pour peu que l’on se contente de faire l’inventaire des poètes publiés dans la première section, on jugera qu’on est loin du compte, que la liste est courte, et d’ailleurs contestable, de François-Paul Alibert à Paul Valéry, les premiers grands rôles étant sans surprise : Claudel, Jouve, Suarès, Supervielle, Valéry.

Cependant, si l’on étend l’enquête à l’ensemble de la revue, si l’on prend en compte les notes, les chroniques, les « airs du mois », et jusqu’aux citations insérées dans la revue des revues etc. il faut bien convenir que l’index nominum s’allonge considérablement, qu’il faut beaucoup d’érudition pour le prendre en défaut, et que l’utopie dont j’ai parlé n’est pas loin d’être réalisée. Mais on doit convenir également que cette exhaustivité (tendancielle) ne signifie pas neutralité ou « objectivité ». Il est, à mon sens, périlleux d’identifier la NRF à une ligne ou à un esprit, à une poétique dont la revue se ferait, dans chacune de ses livraisons, l’apôtre ou le propagandiste; mais la mobilité esthétique, les sommaires construits selon la méthode « un cheval, une alouette » (comme le disait Auguste Anglès de la première NRF) Artaud coudoyant Francis Jammes ou Tristan Derème, n’ont pas pour corollaire une universelle bienveillance. La bigarrure ne débouche pas sur un éclectisme indulgent, ou fade, ni sur le nihilisme aimable et fatigué du « tout se vaut » et du « pourquoi pas ? ». La NRF est une revue où l’on manie aussi le fouet.

On a ici le choix des exemples, je citerai le cas de certains représentants de la littérature mondaine, comme la comtesse de Noailles, à peu près ignorée durant ces quinze années, mais dont le Choix de poèmes fait l’objet d’un compte rendu féroce, par Gabriel Bounoure, en mai 1931[5]. Les poètes académiciens, les Henri de Régnier, Pierre de Nolhac, Fernand Gregh… sont eux aussi à peu près absents. Et quand on les cite, à l’occasion de leur décès par exemple, ce sont rarement des fleurs qu’on vient déposer sur leur tombe. Lorsque meurt Henri de Régnier, c’est Jean Guérin (Paulhan, donc) qui signe sa notice nécrologique (juin 1936). Citons le début, pour son ironie :

 

 

La mort d’Henri de Régnier vient étrangement ouvrir les cérémonies où doit se célébrer le cinquantenaire du symbolisme.

 

et la pointe finale :

 

 Il y a de l’élégance à s’effacer ; [Henri de Régnier] s’était admirablement effacé.

 

On ne saurait enregistrer avec moins de nostalgie la péremption d’une œuvre, mais aussi d’une école, le symbolisme, qui aurait pu être regardées d’un œil moins sec dans une revue où les Gide, Valéry, Claudel, tenaient la place que l’on sait, une revue aussi qui a fait beaucoup pour amener Mallarmé à occuper la place qu’il occupe aujourd’hui. Aujourd’hui, cependant, ces dédains (qui au-delà des jugements de goût peuvent s’analyser en termes de conflits de pouvoir : en manifestant ainsi avec insolence son mépris d’auteurs arrivés, jouissant d’une notoriété et d’une reconnaissance institutionnelle, la revue témoigne de sa puissance, signale la péremption d’instances de légitimation auxquelles elle tend à se substituer) ces dédains suscitent peu de protestations: ils peuvent même être convoqués pour servir à un éloge de la NRF et de sa pertinence critique, puisqu’ils ont été en somme entérinés par la postérité. Il en va tout autrement si l’on considère le traitement réservé au surréalisme.

L’antithèse est devenue classique : NRF contre surréalisme, Girondins contre Montagnards, le centre contre les extrêmes, littérature institutionnelle contre littérature insurrectionnelle, Gide-Valéry-Claudel contre Aragon-Breton-Eluard… L’antithèse se trouve largement accréditée si l’on s’avise que la revue ne publie pas les surréalistes, à de rares exceptions près (Eluard, mais surtout à partir de 1937, au moment où il rompt avec Breton et le groupe). Entre 1925 et 1940, rien de Desnos, rien de Char, rien de Péret, quasiment rien de Breton (deux lettres et un article, un seul, en 1937) quasiment rien d’Aragon avant décembre 1939 (deux lettres, plus diverses citations partielles et clairement mal intentionnées dans la rubrique « Livres et journaux », où l’on put lire de larges extraits de « Front rouge », et dans la « Revue des revues »[6]). Breton et Paulhan, je le rappelle, étaient relativement proches en 1919, et le nom de Paulhan figure sur le premier sommaire de la revue Littérature. Mais en 1926-7, ils en sont aux lettres d’injures, Paulhan envoie ses témoins, il s’en faut de peu qu’ils ne se battent en duel… A cette occasion, le groupe fait bloc autour de son chef, Paulhan reçoit des lettres grossières signées Aragon, Péret, Eluard. Les relations avec Breton se réchauffent ensuite dans les années trente, Paulhan publie même L’Amour fou en 1937 dans sa collection « Métamorphoses », mais pas dans la revue. Le rapprochement avec Aragon se fera en 1939.


De tout cela, et de bien d’autres textes ou événements que je ne cite pas, il est tentant de conclure que Paulhan (ou, sinon Paulhan tout seul, Paulhan et ceux qui ont leur mot à dire dans la direction de la revue : Gide, Schlumberger, Gallimard etc.) a tout simplement écarté les surréalistes ;  qu’on leur a fermé la porte. Mais il faut ici se garder de descriptions trop hâtives, forcément simplificatrices.

Observons d’abord que si l’on ne publie pas ces auteurs dans la NRF, on ne fait pas silence sur leurs publications (qui se font souvent du reste dans la maison d’édition qui porte le nom de la revue). Vers 1932, il est question d’une conspiration du silence qui serait orchestrée contre le surréalisme. Supposé que cette conspiration ait effectivement existé, il me paraît difficile d’accuser la NRF d’être l’un des conjurés. Dès la fin de 1924, c’est-à-dire dès que le mouvement surréaliste acquiert une existence publique, la revue publie plusieurs textes à son sujet. Ces textes sont nettement critiques : il est évident qu’on donne la parole à l’opposition, qu’on fait entendre les objections[7]. Cependant, ces objections, développées par Drieu, Thibaudet ou d’autres, seraient tout à fait inopportunes, si la politique de la revue était celle de l’étouffoir : en multipliant les articles « contre », elle contribue à installer les surréalistes, quand bien même c’est pour parler contre eux, au centre du débat intellectuel. 

Au surplus, une revue est une polyphonie, la NRF ne parle pas d’une seule voix. Vis à vis des surréalistes, elle souffle le chaud et le froid : publiant, par exemple, en février 1932, un article attentif et élogieux de Renéville, qui amène en réponse, en juillet, une lettre fort longue et polie de Breton; puis, en février 1933, un compte rendu féroce des Vases communicants par Julien Lanoë (« André Breton réalise un progrès certain sur M. Homais etc. »)[8] ; ou encore la NRF, par la plume de Gabriel Bounoure, déjà cité, peut manifester de l’enthousiasme pour Eluard, des réserves vis-à-vis de Desnos ou d’Aragon, un profond mépris pour Péret. C’est ce refus de toute logique de groupe que Breton, qui a peut-être rêvé d’entrer à la NRF comme d’autres sont entrés dans le Palais d’Hiver, aurait sans nul doute aimé éviter.

On sait en effet qu’il y eut, au printemps de 1926, de curieuses « négociations » entre le groupe surréaliste et Paulhan. A cette date, les relations avec Breton sont déjà très mauvaises, il y a déjà eu un premier échange de gentillesses en février 1926 (« Breton m’a écrit : « ‘je vous tiens pour un con et un lâche’. […] J’ai répondu par pneu : ‘Il y a longtemps que vous m’emmerdez’ »[9]) et Paulhan a senti le besoin d’un intermédiaire. Curieusement, il a choisi Artaud, qui n’est peut-être pas le meilleur diplomate qu’on puisse imaginer. De quoi s’agit-il ? En un mot, d’offrir aux surréalistes un accès à la revue. Négociations difficiles : Paulhan, en effet, entend conserver sa marge de manœuvre et en particulier le droit « de refuser tout ou partie des manuscrits proposés ». Breton et les siens, de leur côté « estiment qu’une fois admis le principe de leur collaboration, carte blanche doit leur être laissée »[10]. En outre, Breton entre en fureur en prenant connaissance d’une lettre de Paulhan à Artaud que ce dernier (« pour simplifier les choses », dit-il) lui a mis sous les yeux. Il n’y aura finalement ni concession ni accord. Je conclus que si les surréalistes ne sont pas imprimés dans la NRF (à quelques exceptions près) c’est aussi qu’ils s’y sont refusés.

La politique de Paulhan, on le voit, n’est pas une politique de lock-out. L’idée reçue selon laquelle l’absence des surréalistes s’expliquerait suffisamment par des divergences esthétiques et politiques, qu’elle signalerait la résistance d’une revue « bourgeoise » à une révolution esthétique et littéraire, est au moins insuffisante. La ligne qui sépare les « poètes de la NRF » et les Surréalistes ne coïncide pas avec celle que Paulhan regarde comme majeure, et qui sépare les Rhétoriciens des Terroristes : les Surréalistes sont des Terroristes ; mais un Claudel, auteur NRF s’il en fut, ne l’est pas moins. D’autre part, on s’expliquerait mal, s’il s’agissait seulement de freiner les innovations, l’assiduité d’un Michaux, qui ne secoue pas moins fort les abonnés et les habitudes. On ne s’expliquerait pas mieux la place faite à Artaud, très présent grâce à Paulhan (entre 25 et 34, 23 signatures[11], contre 17 seulement pour Claudel, par exemple ; aujourd’hui, les spécialistes d’Artaud n’aiment guère se souvenir de cette assiduité dans une revue « institutionnelle »), à Renéville, à Daumal, à Caillois ou même à Eluard une fois la brouille passée… toutes signatures qui s’expliquent au contraire fort bien si l’intention de Paulhan est d’occuper tout le terrain: faute de pouvoir imprimer à ses conditions le groupe de Breton, il se fera un plaisir d’accueillir les transfuges et les excommuniés.

En vérité, l’action de Paulhan vise non pas à exclure les surréalistes (qu’il a au contraire tout intérêt à publier pour établir le caractère universel de sa revue), non pas à les exclure mais à les cantonner. Dans la revue, il faut que soient représentées «toutes les exagérations » ; et l’exagération surréaliste comme les autres, mais parmi d’autres, et concurremment avec d’autres. L’espace littéraire est un espace fragmenté ; aucun des segments qui le composent n’est autre chose qu’un segment, aucun ne peut valoir pour le tout, ne peut se prévaloir d’être le Tout. Paulhan n’est pas, n’a pas été, ne sera jamais homme à se donner tout entier à un seul auteur, ou groupe d’auteurs. Il est peu sujet à ce qu’il appelle (dans l’Entretien sur des faits divers) « l’illusion de totalité », qui consiste selon lui à prendre pour le Tout ce qui n’est qu’une partie : à prendre l’œuvre d’un poète, fut-il Hugo ou Rimbaud, ou d’un groupe de poètes, pour la poésie. D’où l’échec des négociations dont j’ai parlé, et l’absence des Surréalistes.

 

*

L’espace littéraire est un espace fragmenté, l’époque n’a pas un esprit mais plusieurs, elle n’est pas homogène mais feuilletée, mêlée, disparate. La revue le sera donc  aussi.

« Peut-être », écrit Julien Lanoë en mai 1938, « peut-être est-ce le caractère dominant des lettres contemporaines que ces survivances de doctrines révolues, que ce rendez-vous général de formules qui dans le passé s’étaient chassées l’une l’autre et qui reparaissent aujourd’hui juxtaposées. L’époque est étrangement récapitulative ». Où l’on voit que l’époque pourrait ressembler déjà à la nôtre –éclectique, ou post-moderne, avant la date. Où l’on voit aussi que traiter de « la poésie » dans la NRF entre 1925 et 1940, ce pourrait être non pas seulement préciser son rôle et sa position dans cette Grande Marche ou ce Grand Combat avec quoi la modernité aimait à être confondue, non pas indiquer sa fonction dans ce « Grand Récit » dont le post-modernisme, justement, enregistre la désuétude. Ce serait plutôt prendre garde à ce bariolage de « formules » ; plutôt que d’essayer de ramener le multiple à l’un, de trouver une cohérence, une « ligne », un « esprit », que sais-je, il faut le faire sans doute mais on l’a déjà beaucoup fait, il s’agirait de se rendre attentif à la juxtaposition et à la bigarrure, en prêtant une attention toute particulière à tous ceux qui sont là et que nous avons oubliés.

Récapitulative, dit Lanoë. Cela peut être l’occasion de s’arrêter un instant (qui le fait ?) devant des publications comme le Dict de Padma, poème tibétain traduit par Gustave Charles Toussaint et publié en tête du numéro de mai 1933 ; ou les Textes égyptiens édités par J.-C. Mardrus (fév. et mars 1937)… Cette séduction de l'archaïque, cette réappropriation du « perdu », comme dit aujourd’hui Pascal Quignard, est de toute évidence un des traits du contemporain, dont pourraient témoigner dans la même période l’Anabase de Saint-John Perse, ou les Tarahumaras d’Artaud.

Juxtapositions, dit Lanoë. Comment ne pas y songer encore quand feuilletant la revue on s’avise que c’est le même Raymond Schwab (auteur en février 1929 du « Chant de l’arc et d’Ishtar ») qui donne des comptes rendus indulgents d’Albert Samain[12] et qui traduit Gertrude Stein ; quand on trouve côte à côte, le même mois, les textes  égyptiens que j’ai dits, des poèmes de La Tour du Pin et l’article de Breton[13] ; ou dans un autre, un peu plus tôt, le fameux  « Grand Combat » de Michaux tout près des Sonnets à Philis de Vincent Muselli, un vieil ami de Paulhan :

 

Jà tes doigts pour la tragédie
Préparent l’enflammé poison ;

 

Jà ta chair avec ta raison
A mêmes fièvres tu dédies…
[14]

 

Rendre compte de ce que fut la poésie dans la revue, ce peut être séparer le bon grain de l’ivraie, Alibert de Michaux, le porteur d’avenir du désuet : ce peut être aussi prendre acte de ces voisinages improbables, de ces bords-à-bords déroutants entre des textes, des manières, qui paraissent sortis de compartiments séparés du temps ; ce peut être prêter attention à des anachronismes que l’on surprend parfois jusqu’à l’intérieur d’un même texte. Ainsi du Falourdin de Fernand Fleuret, dont on trouve dans les notes, en 1927, un éloge enthousiaste: Falourdin satire de la presse et du bourrage de crâne (quoi de plus actuel ?) qui avait été à deux doigts d’être censuré pendant la guerre, mais dont les alexandrins à rimes plates ont exactement la même musique que ceux du Lutrin de Boileau (quoi de plus désuet ?)… Lire la NRF de l’entre-deux guerres, ce n’est plus seulement alors souligner des noms connus ou illustres, faire le compte de ceux qui y sont ou qui n’y sont pas ; c’est aussi (re-)découvrir une littérature qui a sombré corps et biens. Le temps est venu de mesurer (en dépit de tous les modernes : les Artaud, les Claudel, les Michaux, les Ponge…) le gouffre qui nous sépare désormais d’une époque où l’on peut vanter un Maurice Cremnitz, alias Maurice Chevrier, auteur des Stances à la Légion étrangère, au motif qu’il serait « à Moréas ce que Du Bellay est à Ronsard » ; où le très oublié Georges-Eugène Faillet, dit Fagus (1871-1933) est loué par Paul Léautaud, qui cite avec admiration une acrostiche en octosyllabe[15] ; où l’on publie des monostiches d’Emmanuel Lochac dans un numéro bordé de noir parce que Thibaudet vient de mourir (mai 1936) ; où Jean Wahl s’enthousiasme pour le romantisme féminin de Thérèse Aubray ; où s’écoule bon an mal an l’énorme production de celui que Maurras tenait pour « notre plus grand poète » et qui s’appelait Raoul Ponchon : à sa mort, en 1938, il laissait 80.000 vers qu’une courte note nécrologique jugea « légers, charmants –sans poésie ».

On me dira que ce sont là des œuvres, ou des fantômes, qu’il est charitable de laisser dormir. Mais si j’ai raison de dire que la NRF tout entière est un Tableau, si elle a eu cette ambition totalisante que je lui prête, n’est-ce pas la trahir que de la prendre par extraits ? Et que Paulhan n’ait pas dédaigné d’imprimer dans le Tableau les vers d’un danseur niçois ou d’un commandant de hussards pourrait nous inciter à ne pas sauter systématiquement la « Chair nocturne » d’Alibert ou les « Poèmes » de Louis Brauquier[16].

Au demeurant, je suis conscient de ce que la métaphore du tableau peut comporter d’insuffisant et peut-être de décevant : c’est une métaphore statique. Un tableau est propice aux dénombrements, il distribue des unités. Il rend mal compte des dynamiques. Il ne nous dit rien des forces.

L’époque est diverse, elle est plurielle, bigarrée, elle n’est pas étale. Elle suit une pente, ou plusieurs. L’hétérogène est emporté dans un mouvement qu’on ose à peine dire général, puisqu’il résulte d’une multiplicité de mouvements locaux interconnectés, de flux et de reflux, de solidarités et d’antipathies dynamiques. Les unités qui le composent ne sont pas comme celles du tableau enfermées dans des cases étanches. Elles sont animées de vitesses variables, de forces de frappe et de puissances d’impact qui ne sont pas uniformes et que la revue, par la place qu’elle leur accorde et la « scénographie » qu’elle agence peut tenter de réduire, ou d’accroître. Monter un numéro d’hommage à Mallarmé, en novembre 1926, c’est évidemment honorer un très grand poète (qui au demeurant a eu l’importance que l’on sait pour les Gide, Thibaudet, Claudel, Valéry…); mais ce peut être aussi, l’air de rien, pousser les feux contre Breton et les siens, pour peu qu’on identifie l’auteur d’Hérodiade, comme fait Thibaudet, à un néo-classicisme qu’on oppose à « l’immense facilité » que serait le Surréalisme. Et c’est aussi préparer l’avenir : contribuer à construire le prestige ultérieur de Mallarmé, lequel est loin, à cette date, d’être la référence décisive qu’il sera plus tard. 

Cela n’autorise pas pour autant à identifier la NRF tout entière à un mallarméisme militant. Lorsqu’elle rend hommage à L’Homme blanc de Jules Romains (tentative de restauration de la poésie à sujet) ou fait l’éloge de Salmon, auteur épique dit Bounoure, qui a su « transmuer le reportage en poésie »[17], on doit conclure que la revue loin de mettre tous ses œufs dans le même panier, prend en considération la possibilité de rouvrir une porte que Mallarmé, précisément, avait fermé. Mais on voit bien aussi que ce souci-là ne parle pas tout à fait aussi haut que l’autre. Le tableau est complet, d’accord, toutes les cases en sont remplies, mais elles n’ont pas la même taille, ou l’encre en est plus ou moins noire, les arguments sont projetés plus ou moins fort sur l’avant-scène, l’espace où ils sont disposés n’est pas un espace neutre et plat.

Rendre compte de ce qu’il en fut de la poésie dans la NRF entre 1925 et 1940, ce ne peut donc pas être seulement visiter l’une après l’autre toutes les cases du Tableau. Ce doit être encore apprécier ces forces et ces tensions que j’indique : moins un Tableau peut-être alors qu’une carte météo instable et compliquée, une photo satellite mouvante, avec hautes et basses pressions, calmes plats, pot au noir, avis de tempêtes, précipitations : ce que reprenant le titre d’un recueil de Jean Cayrol dont rend compte le numéro de mars 1940, juste avant l’ouragan de mai, on pourra choisir d’appeler des Phénomènes célestes.

 Tout un programme.

 


[1] NRF 1° octobre 1933, p. 481.

[2] 1° fév. 1929

[3] « Préface à l’homme blanc », NRF , avril 1937.

[4] Matoré, cité dans Robert, art. tableau.

[5] mai 1931, p. 755-58 : : « la sottise de la sensibilité d’avant-guerre », « banalités, fadeurs, vulgarités », « adjectifs inanes » etc.

[6] Qui imprime, en sept. 1933 un « Couplet du beau monde », paru dans Commune et rapproché (par Paulhan) d’un passage du Surréalisme Au Service de la Révolution dans lequel Alquié attaque Aragon en évoquant le « vent de crétinisation qui souffle d’URSS ».

[7] Déjà, en 1924, le compte rendu de Clair de Terre (par Paulhan) et celui des Pas perdus puis du Libertinage (par Arland) n’étaient pas sans marquer des réserves. A la fin de l’année, la revue donne une publicité ironique et réprobatrice aux menaces de « correction cruelle » fulminées par les surréalistes à l’encontre de Pierre Morhange. En 1925, paraissent successivement « Du Surréalisme » (de Thibaudet, en mars), « La véritable erreur des surréalistes » (de Drieu La Rochelle, en août), un compte rendu sévère de Deuil pour deuil de Desnos (par J. Cassou, en octobre). Certaines arrière-pensées anti-surréalistes peuvent accompagner la publication de la Trahison des clercs de Benda, en 1927, même si l’ouvrage est tourné d’abord contre les maurrassiens.

[8] Février 1933, p. 340-2, note de Julien Lanoe.

[9] Paulhan Ponge : Correspondance, Gallimard, 1986, vol. I, lettre 65.

[10] BNF. Fonds Artaud, et Artaud, op. cit.

[11] 7 textes, 13 notes, 3 « airs du mois ». Puis 3 signatures dont 2 notes entre 1935 et 1940.

[12] 1° avril 34

[13] 1° février 1937. Le texte de Breton est « Limites non frontières du surréalisme ». Ces pages militantes sont aussitôt suivies de la fin de Reveuse bourgeoisie, du fasciste Drieu La Rochelle. L’éclectisme de Paulhan ressemble parfois à une conjuration de la guerre civile qu’il redoute.

[14] 1° semestre 1927.

[15] décembre 1933.

[16] juin 1935.

[17] Note sur Carreaux de Salmon, décembre 1929.

 




Notes pour une poésie des profondeurs [4]

 

Retour sur Action Poétique

 

La revue Action Poétique publiait il y a peu son dernier numéro. Comme pour un adieu. Une aventure en poésie de plus de 50 ans. Qui parmi les amoureux de poésie n’a pas durant cette période lu au moins un exemplaire de cette revue ? Nous l’avons lue. Qui n’a pas souscrit à nombre de ses combats ? Nous sommes nombreux à l’avoir fait. Souvent. À différentes époques de son histoire. Revenir sur Action Poétique, c’est conseiller à nos jeunes lecteurs de se procurer le livre que Pascal Boulanger a consacré à cette revue, à l’orée du 21e siècle (Pascal Boulanger, Pour une « Action Poétique », de 1950 à aujourd’hui, Flammarion, 1998), l’ensemble le plus complet consacré à ce jour à la revue. Revenir sur Action Poétique, c’est aussi poser des pistes de réflexion pour comprendre ce que signifie dans le moment présent la disparition d’un tel monument de la vie poétique française.

De notre point de vue, Action Poétique ne rend pas les armes en cessant de paraître. Plus simplement, la revue ne pouvait pas ne pas cesser d’exister, pour cette raison : le combat fondamental mené par Action Poétique durant soixante ans, l’arme que représentait cette revue, car elle était lieu d’une lutte autant politique que poétique, sont maintenant entrés dans l’histoire. Et c’est dans l’histoire que s’inscrit dès aujourd’hui Action Poétique. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de combat ou de lutte. Au contraire. Cela signifie que le curseur du combat s’est déplacé. Bien sûr, les préoccupations politiques d’Action Poétique pour plus de justice, d’égalité, moins de discriminations sont toujours d’actualité. Seule la question du communisme est très certainement en retrait, par rapport à une époque où cette question était politiquement centrale, dans un monde alors divisé en deux blocs. Et une France où les mouvements communistes jouaient un rôle prégnant dans la vie politique. Bien sûr, les préoccupations poétiques de la revue sont elles-aussi toujours d’actualité, la volonté d’inscrire l’acte poétique dans le concret de la vie des hommes, nos contemporains, le travail d’ouverture aux poésies du monde entier. Ce qui a changé, c’est l’angle. À la fois l’angle d’attaque pour qui veut mener combat avec ces mêmes préoccupations, et l’angle de l’offensive antipoétique menée aujourd’hui contre ce qui est pourtant un des fondamentaux de l’être humain, le Poème. Nous vivons maintenant une époque où le Poème est contraint à l’exil intérieur. Un exil de fait doublement intérieur. La poésie est entrée en clandestinité et de nouveau en résistance. Exil intérieur dans la société : la poésie rase les murs, sort dans les rues la nuit et taggue virtuellement le peu de réalité qui prétend nous entourer de slogans de résistance contre le monde de la prose qui s’est imposé à nos vies. Exil intérieur en nous-mêmes : les poètes écrivent au secret, se cachent, portent le masque que l’on attend d’eux, celui de gentils olibrius guère dangereux. Pourtant, si l’exil en sa figure de Janus est bien réel, le masque, lui, est un simulacre. Les poètes véritables, aussi peu nombreux soient-ils, savent en profondeur combien leur état de l’esprit, cette manière d’être en relation continuelle avec le Poème, est le geste chevaleresque de la résistance contemporaine. L’adversaire n’est plus le nazisme, bien que certains semblent encore croire en de telles fadaises plus de soixante ans après la chute du IIIe Reich ; il n’est pas plus le stalinisme, bien que là aussi d’aucuns paraissent croire que le petit Père des Peuples est encore à la tête d’une sorte de conspiration mondiale. Sur ces deux versants, on joue à se faire peur à peu de frais. La réalité est maintenant autre et c’est parce que cette réalité est autre, de notre point de vue, que la revue Action Poétique cesse de paraître. Je ne parle pas ici des causes conjoncturelles qui conduisent les animateurs d’une revue à mettre un terme à sa parution. Ce genre de raison n’a de réalité, parlant d’une revue de poésie, que dans le moment de la décision prise. Je parle des raisons profondes. Action Poétique cesse de paraître parce que sa parution n’a plus lieu d’être. Et sa parution n’a plus lieu d’être parce qu’Action Poétique n’est plus l’arme nécessaire à la poésie dans les combats contemporains. Action Poétique ne disparaît pas parce qu’il n’y a plus de lecteurs de poésie, pas plus parce que l’édition poétique serait malade, encore moins parce que l’édition dans son ensemble serait malade. Elle ne disparaît pas parce que la poésie serait en train de mourir (on lit cela depuis l’origine de la poésie, ou presque), pas plus parce que nos contemporains seraient devenus des crétins, encore moins parce que des forces obscures, financières, capitalistes ou autres, auraient voulu sa perte. Non, Action Poétique quitte la scène pour cette simple raison que, sous cette forme, son mode de combat poétique et politique n’a plus lieu d’être.

L’heure n’est plus à l’action poétique. La situation contemporaine pose des questions encore plus impérieuses que celles qui furent posées aux courageux acteurs et résistants d’Action Poétique. Ce combat, cette résistance, nous l’intégrons dans l’histoire de la lutte poétique en faveur de l’humain. Et d’un certain point de vue nous n’hésitons pas à le dire nôtre. Nous sommes parvenus en un temps – le concept de monde prosaïque développé par Edgar Morin est ici pertinent – où la prose de ce monde s’évertue (en pensant transmuer le réel en image virtuelle) à repousser le Poème au-delà de la réalité et à le conduire vers une terre d’exil. Et face à cela, dans ce monde agité en permanence, l’heure n’est plus à l’action poétique.

La crise est dans l’homme.

L’heure est maintenant au Recours au Poème.




CHRISTOS CHRYSSOPOULOS

 

UN ROMAN DELICIEUSEMENT INCLASSABLE

 

C’est l’histoire d’un jeune Athénien qui, en ce début du XXIème siècle, après une étude méthodique des lieux, installe des charges de plastic dans les structures du Parthénon et parvient à le faire exploser. C’est lui qui donne son titre original au roman, O bombistis tou Parthenona (= celui qui met une bombe au Parthénon, nous dirons « le  plastiqueur », même si ce terme très laid n’a pas été choisi pour l’édition française).

 Ce jeune homme, par son acte sacrilège, obéit, soixante ans après, à l’injonction d’un certain Yorgos Makris, qui, en 1944, a lancé cet appel : «Il faut faire sauter l’Acropole ». Yorgos Makris appartenait au cercle surréaliste « les Annonciateurs du chaos ». Il est mort en 1968 en se jetant du toit de son immeuble, après avoir dit à sa concierge : « Je descends tout de suite ».

Il s’agit d’un roman (le terme est mentionné, et Christos Chryssopoulos a dit que cela lui donnait la protection de la fiction) qui se présente comme le  dossier d’une enquête réunissant des documents hétéroclites. La composition de l’ensemble a bien sûr fait l’objet d’un questionnement de l’auteur et même d’un cheminement, puisque l’ordre des chapitres n’est pas le même dans la publication initiale et dans la traduction française. L’ouvrage, pour un lecteur français, présente des caractéristiques proches de ce que l’on a appelé le « Nouveau Roman », avec une composition fragmentaire, une écriture distanciée, aussi objective que possible, une précision quasi administrative, avec des personnages sans nom ou désignés par des initiales, une technique romanesque qui fait appel à l’activité du lecteur, voire à sa culture. Néanmoins, il s’agit d’un roman inclassable, qui ne fait fi, contrairement au Nouveau Roman,  ni du personnage, ni de sa psychologie, ni de l’espace ou du temps. Le livre est très accessible et d’une lecture aisée. Je vous le recommande.

Au-delà de ces rapides considérations formelles, ce qui est passionnant dans La destruction du Parthénon, c’est que la conjoncture grecque actuelle, l’avenir de la Grèce et plus largement de l’Europe, les liens qui nous lient, la culture et les mythologies que nous partageons, nous associent de fait aux interrogations soulevées par ce petit ouvrage, à la fois dense, provocateur et dérangeant.

Nous allons voir maintenant que l’explosion du Parthénon est présentée comme...

 

UNE OEUVRE DE SALUT PUBLIC

 

Voici un tout petit livre qui est juste assez épais pour contenir le Parthénon debout, le Parthénon explosé, Athènes, la Grèce, l’Europe, nos admirations, nos exaspérations et nos peurs. Le jeune homme qui détruit le Parthénon est présenté comme quelqu’un de discret, poli, sensible, intelligent, il écrit des poèmes, il prend beaucoup de notes, il évoque de toute évidence le paradigme de l’écrivain, avec des indices convergents et même redondants. Contrairement à Erostrate (qui détruisit le temple d’Artémis à Ephèse au IVème s. ap JC, et dont les motivations ressemblaient davantage à celles de la téléréalité), le plastiqueur ne cherche pas son moment de célébrité. Il assume joyeusement et simplement une fonction cathartique qui consiste à purifier Athènes du vestige trop lourd que constitue le Parthénon. Donc une œuvre de salut public, un nettoyage nécessaire. Un des gardiens du temple, qui a repéré ses allées et venues et qui fait un rapport après la catastrophe, assure que, avant d’accomplir un tel geste, le plastiqueur a dû beaucoup aimer le Parthénon, jusqu’à l’exaspération des sentiments. C’est que le Parthénon remplit l’espace des Athéniens et focalise l’intérêt des touristes. Et surtout, sa visibilité mondiale rappelle à tous les artistes grecs que l’on attend d’eux qu’ils composent avec la culture antique, une pincée de mythologie par ci, un tronçon de colonne par là, un soupçon de géométrie, une once de philosophie. Moyennant quoi, les touristes rassurés voudront bien s’intéresser à ce qu’ils croient être le modernisme grec, c’est-à-dire le rébético,  la cuisine grecque et  les toits bleus de la mer Egée sur les affiches des agences de voyages dans les couloirs du métro parisien. On comprend dès lors comment le jeune Athénien, qui s’oriente autour de l’Acropole depuis sa naissance, pour qui le temple est « le point de repère de notre ville », veut pulvériser ce marbre qui fait écran au modernisme, au post modernisme et à l’originalité toujours renouvelée de la Grèce contemporaine.

Quand le personnage écrit : « Nous ne parviendrons jamais à être dignes d’un tel chef-d’œuvre », là est le péché originel, là est l’insurmontable culpabilité du pays, qui a tracé depuis 25 siècles l’horizon d’attente de l’Occident et dont on attend maintenant seulement qu’il réussisse à faire payer des impôts aux armateurs et à l’Eglise. Détruire le Parthénon, c’est d’abord s’inscrire dans le grand mouvement de déconstruction des académismes, et c’est enfin détruire l’étalon auquel se mesurent les insuffisances, les pauvretés, les humiliations du pays.

Bien sûr, derrière les deux explosions qui détruisent le Parthénon, on devine en filigrane la destruction par les talibans des Bouddhas d’Afghanistan, en mars 2001, et surtout le 11 septembre 2001, qui a visé les constructions mythiques de la civilisation américaine. En outre, le temple est détruit non seulement par les charges de plastic, mais aussi, symboliquement, par les grues et les échafaudages installés pour le réparer et l’entretenir sans cesse. L’écroulement du temple emporte avec lui l’Odéon romain, donc deux civilisations que réunit l’historicisme occidental. En revanche, le nouveau musée reste intact et ses vitres reflètent « le ciel désormais vide ». Même si l’épilogue précise que le temple va être reconstruit, à ce moment-là du roman,  le lecteur se dit que le souvenir de l’Acropole sera maintenant réduit à une construction intellectuelle. Mais il me semble qu’actuellement, alors que le Parthénon dresse encore « son armature de marbre pentélique », c’est déjà sans doute une construction symbolique que nous projetons sur lui. Chaque chapiteau, chaque triglyphe, par la conjonction de sa beauté et de son usure, révèle à la fois l’humain qui l’a taillé et la dimension temporelle qui lui donne encore du sens. Et même s’il ne restait qu’un dessin d’architecte de ce chapiteau, ou même seulement le souvenir de ce dessin, nous projetterions encore une construction symbolique sur le rocher éclaté qui lui servirait de stèle.

Mais le plastiqueur ne pense pas exactement cela, puisque, face à la réalité du monument, il met à exécution son projet terroriste. En fait, les Grecs n’ont peut-être pas perdu, dans l’inconscient collectif, leur conception antique  d’un temps cyclique : on progresse, on régresse, on détruit et on recommence. p.57 « Le parcours doit être réinventé, l’histoire doit être réécrite ». Et la confrontation, dans ces conditions, est douloureuse avec le temps linéaire chrétien ou marxiste, celui de la cité de Dieu ou des lendemains qui chantent au choix des adhésions de chacun. Si bien que le jeune Athénien sacrilège détruit  le témoin de l’Age d’Or disparu pour vivre enfin sans vergogne l’Age de Fer.

 

L’AGE DE FER

 

Quand je rends visite à mes amis athéniens, dont aucun ne parle français ni anglais, et donc avec lesquels la communication est réduite à ce que mon assiduité aux cours de Martha me permet d’exprimer, ils sont soulagés de voir que, si je cours encore les musées d’Athènes, ce n’est pas le but de mon séjour, et que je préfère refaire le monde avec eux autour d’un café frappé. De même, quand nous rendons visite à nos amis de Zeugaraki, un village proche d’Agrinio, ils s’étonnent que nous soyons venus pour flâner au bord du lac de Trichonida, pour nous baigner dans les sables boueux de Missolonghi, plutôt que de partir une fois de plus vers Delphes ou Olympie. Et puis j’aime leur indulgence, leur attendrissement incrédule, quand le professeur de grec ancien que j’ai été annone maladroitement ses phrases de grec moderne, risque un subjonctif, hésite sur une terminaison, assume un accent détestable, et s’étouffe en essayant de restituer les consonnes aspirées. Brutalement, nous cessons d’être les admirateurs décalés d’un temps qui n’est plus le leur, nous leur donnons notre amitié et notre admiration pour la résistance dont ils ont été capables, pour la transmission qu’ils ont assurée malgré tout. Il n’est guère supportable que leurs visiteurs admirent le nouveau musée de l’Acropole et les efforts accomplis pour la perpétuation des jeux olympiques, alors qu’ils ignorent leur littérature contemporaine et le cinéma d’Angelopoulos, même couronné à Cannes.

Dans le chapitre intitulé  Découverte qui consigne les « proclamations des saboteurs esthétiques d’antiquités », le terme « esthétiques » renvoie au fait qu’en détruisant le Parthénon le plastiqueur ne détruise pas seulement une ruine, un vestige, ni même un symbole, mais qu’il détruise une œuvre d’art. Là, on n’est plus seulement dans la question du décalage historique propre aux rapports des Occidentaux avec la Grèce. On touche à la tradition surréaliste ou dadaïste, et surtout à la crise de la représentation qui a nourri l’art du XXème siècle. Car la Grèce ne souffre pas seulement de problèmes socio-économiques, comme tous les autres pays, à des degrés divers,  elle souffre aussi de ne pas pouvoir vivre elle aussi son postmodernisme, parce que les œuvres du passé qu’il lui faudrait pour cela contester, piétiner et même raser, ne lui appartiennent plus. Les artistes et plasticiens grecs envahissent les galeries, mais restent à la porte des grands musées traditionnels et des sites archéologiques qui drainent le plus grand nombre de touristes.

Il n’est donc pas innocent que le jeune homme se réfère aux imprécations dadaïstes, parce que, même s’il est très irritant de le reconnaître, les interrogations des artistes précèdent presque toujours d’une génération les problèmes sociétaux auxquels un pays va se heurter. Là peut-être est une clé de ce récit, comme un palimpseste sur lequel s’inscrivent, dans un ordre variable, à la fois les propos de Yorgos Makris en 1944, les commentaires 20 ans plus tard des écrivains qui l’ont connu, ceux d’une femme juste après l’explosion, le monologue du plastiqueur, le témoignage du gardien, et  celui d’un soldat du peloton d’exécution qui abat le jeune homme, tous englués dans des situations sociales, professionnelles et psychologiques très diverses.

Quant à la citation de Giorgio Agamben à la dernière page,  elle offre aux Grecs, comme à tous les autres destinataires, un nouveau défi : « La profanation du sacré est la tâche politique de la génération qui vient ». Alors je pense que la tâche est considérable, et la destruction du Parthénon ne serait qu’un épisode minuscule, en ces temps où les hommes sont plus que jamais avides de sacré, de religiosité, de fétichisme, de messianisme, de ré enchantement, de contes et de story telling, où l’on assiste impuissants à une sacralisation du moi, de l’individu, et de l’identité des individus et des groupes, où l’on mythifie les acteurs, les films et même les marques de baskets. Alors, faut-il concevoir la destruction du Parthénon comme la profanation d’un espace sacré, dédié à des dieux peu indulgents pour l’hubris des hommes ? Ne serait-il pas plutôt, dans nos représentations, le dernier temple de la raison, dans lequel, comme à l’Académie, nul ne peut entrer s’il n’est géomètre ? Je suis évidemment plus indulgente que Christos Chryssopoulos pour les hordes de touristes qui viennent gratter  sur la colline épuisée un peu de poussière de philosophie dans une époque saturée d’idéologies, un peu d’équilibre au milieu des instabilités du monde, un peu de rationalité dans les incohérences de nos sociétés, bref, quelques racines ténues pour concevoir une Europe dont nous accepterions encore les références.

 

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LE PARTHENON ET L’EUROPE

 

Si le personnage principal de ce roman choisit de pulvériser le Parthénon, c’est, comme nous l’avons dit hier soir, une sorte d’œuvre d’utilité publique : il faut alléger la charge symbolique qui pèse sur la Grèce. Il serait facile de dire pourquoi le Parthénon ne mérite pas forcément la dimension symbolique qu’on lui prête, et en particulier sa fonction de témoin de la naissance de la démocratie, lui qui fut d’abord un temple à l’intérieur duquel le peuple ne pénétrait pas, puis, entre autres, une église, une mosquée et une poudrière, et qui était toujours aussi imperturbable en 1967. Cette année-là, la petite étudiante que j’étais et qui venait voir les marbres de l’Acropole, s’est heurtée au silence plombé de la dictature et est repartie à jamais séduite par l’élégance des objets cycladiques et l’originalité incroyable des trésors de Mycènes. On remettait à plus tard les émotions démocratiques. Pourtant, une fois les dictateurs chassés, il est bien évident que ce que nous voyons dans le Parthénon, c’est un symbole européen, et donc le temps mythique de la démocratie, et, avec elle, l’extension de la pensée rationnelle à l’universel humain. Alors parlons d’Europe, et d’abord du mot lui-même et de son origine.

Parmi les ramifications du mythe d’Europe, la plus répandue, raconte qu’une princesse phénicienne repérée par la concupiscence quasi strausskhanienne de Zeus qui se transforme en taureau blanc, est enlevée et conduite en Crète sur l’animal fougueux. Qu’il s’agisse d’Europe, de Danaé (Persée), de Léda (Hélène), ou de Sémélé (Dionysos) quatre des maîtresses de Zeus, on attendait surtout d’elles qu’elles donnent naissance à des héros fondateurs.  Celle-ci donne le jour à Minos, Sarpédon et Rhadamante, puis Zeus la marie au roi de Crète Astérion. C’est cette Europe que nous voyons sur les pièces de 2 euros grecs.

Et le continent européen dans tout cela ? Au-delà des savantes batailles étymologiques, il faut se contenter d’une aire géographique définie par l’arrivée d’Europe en Crète, et de celle de ses frères Cadmos à Thèbes (le pays d’Oedipe), et Thasos à Olympie. Tout le monde a eu un avis sur la question du territoire, à commencer par Hérodote, Hippocrate puis Aristote. Dans le contexte des guerres médiques, parler d’Europe, c’était surtout définir une opposition à la Perse, et donc à l’Asie. Les hypothèses les plus récentes supposent que le mythe se serait constitué en récit des origines du continent européen, d’une part parce que les Doriens auraient pillé les Phéniciens et enlevé leurs femmes, et surtout à cause de l’expansion phénicienne en Crète puis en Thrace et en Béotie. Bref, établir un rapport direct entre la séduisante jeune Tyrienne et le continent européen est un exercice historique délicat, souvent au service d’un projet esthétique ou politique.

De même, le rôle que l’on donne à la jeune fille lors de son enlèvement suggère tantôt la figure de la victime, tantôt celle de l’aventurière, tantôt celle de l’amoureuse qui abolit les frontières. Et l’on y retrouve ce cocktail de violence, de séduction, d’amour et de travestissement qui traverse notre patrimoine artistique et nos structures mentales. Tout cela contribue bien sûr à la charge symbolique attachée à la Grèce, représentée par la silhouette du Parthénon, comme un nouvel omphalos, un nombril de la civilisation occidentale.

C’est ainsi que le mythe accomplit sa triple fonction : il est muthos donc il  raconte, il est étiologique donc il explique le « temps fabuleux des commencements » (Mircea Eliade), en même temps qu’il fige et justifie des rôles au sein de la société (ici les rôles attribués à la jeune fille) et des comportements communautaires (ici l’appropriation d’un territoire). Tout mythe est un discours prélogique, qui assure la cohésion du groupe et qui justifie l’ordre naturel et social. En cela il est profondément conservateur. Le mythe a toujours quelque chose à voir avec l’existence du mal, comment le mal est advenu, comment on l’a affronté, vaincu ou rendu supportable.  En même temps, il prête sa flexibilité à toutes les réappropriations, dont celle de Christos Chryssopoulos, qui, de toute évidence, affronte dans tous ses ouvrages les démons actuels de la Grèce et de l’Occident, sous une forme plus ou moins dystopique, toujours sombre. Que dire des liens entre...

 

LE PARTHENON ET LA DEMOCRATIE

 

Si ce n’est pas du côté des origines de l’Europe qu’il faut chercher la plus grande force du symbole athénien, c’est plutôt vers les origines de la démocratie qu’il convient de se tourner. Pour faire simple, je dirai d’abord que la cité athénienne a tout inventé dans ce domaine (à l’exception de la séparation des pouvoirs qu’il faut chercher du côté de Montesquieu, 23 siècles plus tard). Elle a inventé les moyens de son fonctionnement (la citoyenneté, les assemblées avec prise de parole, les modes de recrutement, le financement public, l’existence des droits et des devoirs), elle a inventé les limites du pouvoir (l’annualité, la collégialité, la docimasie/examen moral préalable à l’entrée en fonction avec prestation de serment, la reddition des comptes en fin de mandat, et l’ostracisme = exil de 10 ans sans perte des biens ni de la citoyenneté pour quiconque apparaissait susceptible d’établir la tyrannie à son profit). Remarquons qu’avec l’ostracisme, auquel peu d’hommes politiques ont échappé, on inventait aussi la démagogie, tandis que les sophistes inventaient le pouvoir des élites par la rhétorique.

En fait, rien de tout cela n’a fonctionné, pas même jusqu’à Philippe de Macédoine, pas même jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, pas même dix ans ! Quand on parle de la démocratie athénienne comme d’une exception historique, on devrait plutôt parler d’une anomalie lexicale ! Il s’agissait d’une citoyenneté qui excluait les esclaves et les femmes, donc 1/10ème des habitants de l’Attique seulement étaient citoyens (cependant on donnait aux étrangers le statut de métèques, terme devenu péjoratif mais qui signifiait que l’on avait changé de maison). Et surtout, ce régime qui avait inventé à la fois les règles et les garde-fous, a été continuellement dans les mains du stratège Périclès, reconduit jusqu’à sa mort, ce qui évoque plus les démocraties de l’ancienne Europe de l’Est que celles de l’Europe occidentale.  Quant à l’Acropole, elle doit sa beauté et sa pérennité à l’argent du trésor de la ligue que les cités (grecques et ioniennes, 200 sauf Sparte) avaient constitué pour se défendre contre les Perses (200 navires et 40 000 marins, à fournir en nature ou en impôts en monnaie d’Athènes) et que Périclès avait en quelque sorte confisqué en le rapatriant de Délos à Athènes. C’est ainsi qu’1/60ème de l’or collecté fut consacré au Parthénon, sous le prétexte qu’il avait été endommagé en 480. Vous pourriez m’objecter que la politique expansionniste et l’exploitation des richesses des territoires dépendants ou colonisés avaient encore  de beaux jours devant elles dans les démocraties à venir.

Il n’en reste pas moins, et c’est là tout l’enjeu de notre propos, que cette démocratie instaurée sur un territoire minuscule, confiée à un stratège inamovible, et capable de condamner Socrate, a pourtant traversé la pensée occidentale comme une sorte de fil rouge. Revenons un instant en amont pour mieux faire apparaître ce que j’appelle le fil rouge. On a parlé de miracle grec. Bien plus logiquement, on peut supposer que là aussi il y a eu un fil rouge et qu’il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans le souvenir d’une Atlantide radieuse dans l’inconscient collectif (et peu importe que le récit des origines renvoie à Thira, au palais de Cnossos dépourvu de remparts et orné de princes qui portent des fleurs et de dauphins bondissants, à une île de l’Atlantique ou à un territoire totalement imaginaire comme l’affirme Pierre Vidal-Naquet, ce qui compte c’est sa persistance en tant que cité idéale dans la mémoire collective). Il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans l’approche scientifique et cosmographique des philosophes présocratiques (Thalès, Héraclite, Parménide, Xénophane de Colophon...) qui se libéraient des théogonies et proposaient une physique propice à  l’émergence d’un monde plus égalitaire, tant il est vrai que le microcosme humain se calque sur les structures qu’il prête au macrocosme universel (Anaximandre : sphéricité de l’univers et terre comme une colonne tronquée équidistante de tous les points de la sphère ≠ cosmogonie très hiérarchisée : ciel-dieux / terre-Hommes / Tartare-morts, et mythe des âges avec tripartition fonctionnelle de Dumézil). Il n’y aurait pas eu non plus de démocratie athénienne sans la familiarité qu’avaient les Grecs avec Ulysse, sa double postulation vers le mensonge et vers la puissance d’analyse, donc vers les deux aspects du discours, son goût pour l’argumentation, son éloquence, sa préférence pour la réflexion et la persuasion dans un environnement pourtant très guerrier, sa curiosité intellectuelle (symbole de la libido sciendi pour Dante). Tout cela appartenait à l’inconscient collectif des Athéniens.

A  cela il faudrait bien sûr ajouter des causalités économique et historiques, la colonisation, le développement de la notion de cité en Ionie et en Italie du sud, loin d’Athènes, le rôle et la personnalité des réformateurs (Solon, Clisthène, Périclès). Mais c’est tout de même une constante universelle qui fait que, à un moment donné,  de la conception physique que l’on se fait de l’univers dépendent les conceptions religieuses et philosophiques, qui elles-mêmes encadrent les domaines d’application que sont la politique, les sciences, l’histoire (parce qu’elle est liée à la conscience politique et qu’elle suppose la substitution d’une causalité humaine à une causalité divine), la médecine (qui suppose elle aussi des classifications et des causalités naturelles et non plus surnaturelles). A ces domaines d’application il convient d’ajouter l’art, en particulier au Vème siècle la tragédie, ce grand rite démocratique, financé par la cité et les impôts, où se conceptualisaient  les grandes oppositions entre le juste et l’injuste, la justice des dieux et celle des hommes, l’amour et la passion, la fatalité et la liberté, le pouvoir et la responsabilité, c’est-à-dire le dialogue citoyen. C’est aussi au théâtre que se met en place le rôle cathartique de la parole et que cohabitent harmonieusement les exigences de la raison et la permanence  du sacré.

Revenons en aval à notre fil rouge européen, pour dire que, de la même façon, et sans vouloir simplifier ni systématiser à outrance, la démocratie athénienne a constitué une sorte d’horizon de référence dans l’inconscient collectif des peuples et surtout des lettrés. Quand je parle de fil rouge ou d’horizon d’attente, vous remarquerez que j’évite soigneusement de parler d’héritage, qui est un terme plus lourd, trop connoté, qui exigerait un développement beaucoup plus long.

Disons que, sur le chemin qu’ont emprunté les démocraties modernes, même imparfaites et fragiles, on peut pointer des jalons : d’abord la première Renaissance du XIIème siècle avec la fondation des universités et la naissance de la scholastique; l’enseignement persistant d’Aristote et de Ptolémée ; puis la mise en place d’une nouvelle physique moins géocentrique ; le développement des sciences, et en particulier les probabilités sans lesquelles nos systèmes d’assurances sociales auraient été inimaginables au sens propre ; l’urbanisme qui nous a fait passer des villages concentriques autour des églises à un recentrage autour des bâtiments républicains (urbanisme <urbs/orbis et town/zaun < palissade circulaire/zonè) ; autres domaines d’application, l’histoire, la philosophie, la médecine, les sciences humaines... Mais n’oublions pas que, jusqu’au XVIIIème siècle, la démocratie est considérée comme une utopie, et le plus souvent une utopie dangereuse. Il s’agit donc seulement d’une permanence de la mémoire collective.

 

FAUT-IL DETRUIRE LE PARTHENON ?

 

Christos Chryssopoulos écrit (p.54) « Nous avons l’impression d’être à la fois des nains et des géants. Quand nous nous sentons des nains, nous nous racontons que les autres ont peur de nous à cause de lui, là-haut. Et quand nous nous sentons des géants, c’est pareil : c’est encore là-haut que nous portons nos regards emplis d’espoir ». C’est un détournement  très original de la phrase attribuée à Bernard de Chartres et si souvent reprise à toutes les époques par les scientifiques, qui parlait des « nains assis sur les épaules de géants » afin de montrer la nécessité de connaître les grandes œuvres du passé pour progresser intellectuellement. Selon la phrase du XIIème siècle, c’est parce que le savoir est cumulatif qu’il faudrait conserver le Parthénon. Celle de Christos Chryssopoulos arrive à la même conclusion, sauf qu’elle est bien plus drôle, elle nous fait descendre du sublime au registre héroï-comique, avec des Athéniens accrochés à leur Parthénon, aussi bien dans la peur que dans l’espérance, comme une fanfaronnade. Et c’est justement cela qui décide le plastiqueur à commettre la suprême transgression pour voir comment ce sera après.

 Je serais tentée de dire que, s’il ne restait du Parthénon que sa trace dans la mémoire des hommes, alors on pourrait observer que, comme on est passé de la philosophie présocratique du VIème siècle, tout entière occupée de physique et de cosmographie, à la philosophie socratique qui prend l’homme comme objet d’étude et s’intéresse à la morale, de la même façon, on serait passé d’une mémoire archéologique, pétrifiée, concrète, à une espérance vivante, humaine, certes fragile mais plus inaccessible aux bombes. Car, si l’on quitte un instant le point de vue grec, ne faudrait-il pas reconnaître que ce n’est pas la matérialité du Parthénon qui a soutenu cet espoir d’une vie meilleure, dans les huit derniers siècles de la civilisation occidentale ? Et que tant que l’on n’aura pas détruit toutes les bibliothèques, toutes les photos de Schliemann, d’Evans et de Marinatos, tous les Bailly qui sommeillent dans les greniers, jusqu’à la moindre copie de version grecque, jusqu’au dernier épitomé de mythologie, jusqu’au dernier manga inspiré de l’Iliade ou de l’Odyssée, les terroristes peuvent plastiquer vainement toutes les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes ! Le virus de la paix qui sommeille sous les ruines de Cnossos, le virus de l’argumentation qui sommeille dans les réécritures de l’Iliade, la fascination pour les modules géométriques et arithmétiques de l’architecture, les rêves de démocratie, la rationalité de l’histoire et de la philosophie, la passion des Romains pour un droit institutionnalisé, tout cela continuera à nourrir une forme d’espérance, un terreau fertile pour assimiler les nouveautés et pour digérer les catastrophes, pour patienter dans les récessions et pour imaginer l’avenir.

Alors, on acquitte le plastiqueur du Parthénon, ou on lui fait boire la cigüe ? Je vous laisse voter. Pour ma part, même pas peur !

 

– 29/30 mai 2012

 

 




Le spirituel dans l’art postmoderne en Californie dans les années 1950–1960

La régénération d'un monde brisé implique le rassemblement de fragments épars grâce aux pouvoirs synthétiques de l'imagination mythopoétique lors d'un rite de renaissance. Ezra Pound tente de rassembler les membres d'Osiris (“ I gather the Limbs of Osiris”). Dans les Cantos, il entrelace des voix diverses dans une texture chatoyante de fragments pour composer un collage rhapsodique. Cette tessiture de voix enchante les vers polyphoniques et multilingues du poème. Pound admet ne pas avoir réussi à construire une synthèse cohérente de la culture antique et contemporaine dans la structure du poème épique moderniste: “I cannot make it cohere”. Remembrer le corps textuel démembré, c'est remémorer et commémorer les poèmes de la culture occidentale et orientale. Cette résurrection des voix du passé se produit lors d'un rite théurgique grâce aux “armes miraculeuses” de la poésie, pour citer le titre du recueil d'Aimé Césaire. Les transformations métamorphiques du chant ou “transmemberment of song”, selon les termes du poète moderniste américain Hart Crane, accomplissent une alchimie verbale qui opère la fusion du romantisme, du symbolisme et du modernisme.

La spiritualisation de la mondanité et la sacralisation du profane dans les collages et les assemblages de Wallace Berman sont deux processus concomitants associés à la stratégie contre- culturelle de récupération et détournement des icônes de la culture populaire. Les artistes intègrent les rebuts de la société de consommation dans des oeuvre s qui (dé-)composent les traditions artistiques. La stratégie de récupération des restes du passé est réalisée dans une perspective tantôt archéologique, tantôt ironique. Les fragments du passé et les bribes du présent parsèment des constellations protéiformes. L'union transgressive du mysticisme, de l'érotisme et de la culture populaire conduit les artistes à défier les conventions sociales, littéraires et artistiques. Loin de se contenter de déplorer la désacralisation du monde, les artistes suscitent le réenchantement du monde. L’art du collage et de l’assemblage en Californie va à l’encontre du désenchantement du monde (die Entzauberung der Welt), analysé par Max Weber. Les icônes de la consommation sont appropriées, recontextualisées et détournées de leur contexte originel de production. La spiritualisation du profane peut s'accompagner de la profanation du sacré. Cependant, l'art rédempteur de Wallace Berman contrecarre la désacralisation des icônes religieuses traditionnelles. Berman sanctifie l'amour charnel et donne une valeur spirituelle à l'érotisme. Le corps érotique est un tremplin vers le spirituel. Le corps matériel du texte est sacralisé et spiritualisé.

La sanctification de nouvelles icônes contemporaines confère une aura de fascination aux images de la culture populaire, récupérées par un processus de reproduction mécanique. Les icônes, investies d'un mystique halo de gloire, manifestent le sacré dans le profane. Berman recourt à la technique de reproduction mécanique Verifax pour doter les copies d'une aura paradoxale. En effet, Walter Benjamin attache l'aura à l'original dans son unicité hiératique. Pourtant, la démultiplication des copies dans les collages de Berman ne prive pas l'original de son aura, mais accomplit au contraire la sacralisation des icônes reproduites. Dans la culture post-moderne, les simulacres sont disséminés en un monde virtuel où les reproductions abondent. La dispersion séminale des images dans les oeuvres de Berman figurant dans la revue Semina conduit à l'érotisation de la mondanité. La prolifération sexuelle des icônes intensifie leur pouvoir hypnotique de fascination. La reproductibilité technique des images est l'instrument d'une spiritualisation et d'une sacralisation du monde. L'artiste n'a pas abandonné tout espoir de parvenir à la rédemption du monde désenchanté grâce à la pratique résurrectionnelle du collage et de l'assemblage. L'art séminal de Wallace Berman procède à la transfiguration du monde.

 

Transformations métamorphiques de l'art postmoderne

En Californie dans les années 1950-60, les artistes du collage et de l'assemblage pratiquent la récupération des objets trouvés, le détournement des icônes de la culture populaire et la spiritualisation du profane. Les artistes de l'assemblage produisent parfois au premier regard un effet de disharmonie liée à la juxtaposition de fragments reliés opposés. Les artistes de l'assemblage rassemblent des fragments épars pour composer un tout hétéroclite et parvenir au réenchantement du monde. L'art de l'altérité et l'hétérogénéité beauté dissonante de l'hybride. Le collage et l'assemblage ne sont pas seulement des procédés visuels mais aussi des techniques poétiques. L'art de l'altérité et de l'hétérogène conduit à l'indétermination du sens et la prolifération de jeux de langage. La poétique de l'extase requiert l'hétérogénéité discursive. L'art rédempteur de l'assemblage surmonte la radicale hétérogénéité pour parvenir à une harmonie discordante.

Les poètes postmodernes dépassent la pratique moderniste du collage pour promouvoir une poétique cinétique fondationnaliste et immanente. Contrairement à Derrida qui dénonce l'archéothéologie comme une illusion de la présence, Charles Olson préconise un retour aux origines, une archéologie des sources adaptée au monde contemporain, qui n'est pas une rétrogression réactionnaire, mais au contraire l'acte fondateur d'une nouvelle poétique. La poésie de Black Mountain College est un art dynamique du corps en mouvement se projetant vers l'avenir. Le vers projectif incarne la présence du poète dans son art. Il dramatise le corps et spatialise la voix et intègre l'art à la vie. Même si les poètes postmodernes sont influencés par la pratique moderniste du collage et du montage typique des hauts-modernistes, en particulier d'Ezra Pound dans les Cantos, ils essaient cependant d'éviter les dérives totalitaires et fascisantes de leurs idéologies, tout en cultivant une praxis contre-culturelle. Paradoxalement, la poésie postmoderne n'est pas un rejet total du modernisme qui le précède, mais une réappropriation et un détournement d'une pratique artistique et textuelle dont les tenants idéologiques sont remis en question. Charles Olson se définit lui-même comme un archéologue du matin, “archeologist of morning”. La poésie postmoderne se détache du poststructuralisme français et de la déconstruction parce que les poètes font l'apologie de l'ontologie de la présence au lieu de dénoncer l'onto-théologie à la manière de Derrida. Wallace Berman croit toujours aux aptitudes de son art à appréhender une vérité archéo-théologique ou Veritas”, devise séminale figurant sur le portrait de Shirley Berman. Loin de démasquer l'ontologie de la présence comme une illusion, la poésie postmoderne manifeste la radiance de l'être.

L'art postmoderne se fonde sur l'ontologie de la présence et l'herméneutique de l'indétermination. Selon Ihab Hassan, l'art postmoderne se caractérise par sa pratique de l'indétermination et de l'immanence. Hassan suggère le néologisme d' “indétermanence” pour accomplir l'union fusionnelle de l'indétermination et de l'immanence. Les immanences postmodernes prolifèrent dans la surabondance des significations, l'excès de matière et les diffractions de signifiants. La diffusion des mots, la dissémination des lettres et la propulsion du désir linguistique animent un art cinétique qui incarne la présence du poète au lieu de désoriginer le sens en proclamant la mort de l'auteur. Les formes ouvertes se projettent vers un horizon spirituel indéterminé. L'espacement des mots sur la page faire rayonner l'absence et le vide sur la page. Le poète postmoderne projette des silences et dissémine le désir verbal. Il accomplit ainsi le “démembrement d'Orphée”, c'est à dire la mise en pièce du corps du poète lyrique, pour reprendre une idée développée par Ihab Hassan. Le démembrement du corps textuel, la dissémination des sèmes textuels et sexuels, ne sauraient se passer d'un remembrement ainsi que d'une remémoration.
Par un rite liturgique de synthèse, l'imagination mythopoétique rassemble les fragments épars pour composer un tout articulant des voix et des silences. La poésie est un rite sacré de mort et de renaissance, un rituel de sacrifice et de résurrection qui fait surgir le corps textuel où s'épanouit le désir du signifiant corporel et du signifié spirituel.

 

Liturgie poétique et alchimie verbale

Les extases épiphaniques et les ruptures épistémiques de la poésie postmoderne engouffrent la recherche vers les profondeurs archéologiques du passé et projettent l'horizon textuel vers l'avenir spirituel d'une pratique contre-culturelle. Les tendances gnostiques et noétiques de la poésie de Robert Duncan se voilent des mystères sacrés de l'hermétisme et de l'occultisme. Ainsi, la poésie devient une pratique du sacré. Le corps textuel est une matérialisation du désir linguistique. La poétique du grand collage de Robert Duncan dérive du modernisme d'Ezra Pound, mais s'adapte à une idéologie contre-culturelle associant l'homotextualité à un refus de l'académisme universitaire dans son l'idéologie conservatrice mainstream, ce qui constitue une réaction à la culture officielle de la clôture autotélique du texte selon les critiques formalistes et structuralistes.

 

La poétique de l'extase

Les extases temporelles sont des projections vers une espace de l'altérité ou hétérotopie, pour employer le terme de Michel Foucault. Dans l'hétérotopie, les signifiants contradictoiresabondent et prolifèrent dans l'indétermination. L'intensification de l'être amène le poète et ses lecteurs vers une autre dimension spirituelle. La recherche d'un ailleurs spirituel est une approche romantique de l'indétermination. La poésie est la langue du sacré qui donne l'impression contradictoire d'une dématérialisation et d'une réincarnation. La langue du sacré explore l'altérité d'un monde spirituel fondé sur la contemplation du présent. Dans le recueil Ekstasis de Philip Lamantia, le transport spirituel est aussi un éclair du désir charnel. L'extase est étymologiquement une sortie de soi, une projection, un dépassement des conditions spatio-temporelles du monde quotidien en vue d'explorer une autre dimension spirituelle. L'ouverture des portes vers l'autre dimension est suscitée par la prise de narcotiques. La création du poème est une cosmogonie, la création d'un nouveau monde où le sacré se manifeste. Lors de l'orgasme cosmique, le poète participe à la création de l'univers. Le poète renoue ainsi avec les racines primitives de la poésie.
L'imagination poétique met en scène les origines mythiques du verbe. La poésie mythopoétique dramatise la genèse du langage. La création poétique est une cosmogonie. Le poète retourne aux sources de la création du principe divin et transmet cette théogonie dans ses propres oeuvres. Le poète procède à la révélation mystique du divin. La poésie mystique est une manifestation du sacré dans le Verbe incarné.

La poésie offre le spectacle de la cruauté à la manière d'Antonin Artaud. La poésie met en scène “le théâtre de la cruauté”. La poésie sacrée exploite le symbolisme du sang. L'étymologie du mot “cruauté”, en latin cruor, renvoie au sang, symbole ambigu de la vie et de la mort, de la passion charnelle, de la violence et du sacrifice. Antonin Artaud emploie le terme “poématique” pour insister sur l'acte poétique dans son déroulement processuel. Artaud invente une étymologie imaginaire du poème pour remotiver le sens de ce terme. La racine correcte du mot “poème” est “poiein”, qui signifie “faire”, “produire” ou “créer”. Artaud cultive une étymologie délirante pour lier le poème et le sang à la racine du mot po-ema. La création poétique se fait dans un effusion de sang. Artaud donne une autre étymologie à la poésie pour opérer une resémantisation de la langue. Il prétend que le mot “poème” vient du grec po-ema et dérive la deuxième syllabe du grec “haima” qui signifie le sang. Le poète s'abreuve à la source de la création. Dans la poésie d'Antonin Artaud, la source créatrice du poème s'écoule dans une effusion de sang :

“Faisons d'abord poème, avec sang.
Nous mangerons le temps du sang.”
(OEuvres complètes)

Le poète s'abreuve aux sources du sacré. Le sang s'écoule dans les rites sacrificiels de la création poétique. Le poète exhibe la violence de la sexualité et du sacré. René Girard étudie le lien entre la cruauté et les rites religieux dans son livre La violence et le sacré. Les effusions de sang font partie intégrante des rites propitiatoires consacrés à la divinité. Le mystère de la création implique le sacrifice du poète lors d'une cérémonie initiatique.

Le poème de Philip Lamantia est un carmen figuratum, un chant incarné qui figure l'autel dressé en l'honneur du divin. Les poèmes sont placés sous le signe de la croix chrétienne qui unit l'immanence et la transcendance. Le poème en forme de pyramide déconstruit le pouvoir symbolique du langage pour miner le pouvoir officielle. La pyramide de mots lettres majuscules décompose le langage pour remettre en cause les interdictions émanant du pouvoir temporel. La pyramide mystique établit une nouvelle hiérarchie où le sujet revendique le droit aux “paradis artificiels”. Les stupéfiants sont des stimulants extatiques théogènes, parce qu'ils provoquent des extases spirituelles. Les poèmes sont des manifestations du sacré dans la chair du verbe incarné.

 

L'hétérologie du sacré

La poésie postmoderne sacralise le monde contemporain en adaptant les rites archaïques de démembrement et de résurrection au monde contemporain. Les poètes retournent aux sources primitives de l'être pour revivifier le texte fragmenté et ranimer le monde désenchanté. Selon Georges Bataille, l'hétérologie étudie le discours de l'altérité et de la différence qui prospère dans les marges de la culture officielle. La résurgence du spirituel dans la poésie postmoderne célèbre l'Éros sacré incarné dans la chair du texte. Le poème transporte le lecteur dans un espace autre ou “hétérotopie”, où les contradictoires s'unissent au lieu de s'écarter. L'union des contradictoires s'accomplit grâce au Verbe mystique. L'espace du sacré est radicalement autre. Le poème est un temple du sacré où se déroulent les mystères et autres cérémonies initiatiques. La poète crée une langue autre, qui déconstruit et reconstruit les mots ordinaires. Le poème sacralise le Verbe. Le poète et ses lecteurs naviguent dans un “hétérocosme”, pour employer le terme de M.H. Abrams dans l'ouvrage The Mirror and the Lamp. Le poètes ne se contentent pas de refléter le monde dans un miroir. Ils dépassent la visée mimétique de l'art qui imite la nature. Ils créent des univers alternés qui manifestent la radiance du sacré. Les poèmes sont des illuminations spirituelles. Les poèmes sont des lampent qui propagent la lumière au lieu d'être des miroirs. Les poètes mystiques guident les lecteurs vers un ailleurs spirituel et explorent la dimension du sacré.

 

Les astronautes de l'esprit

Les poètes naviguent dans un espace spirituel incarné dans la chair textuelle. Ils composent un univers de l'altérité à partir de leurs visions extatiques. Ils sont les architectes du cosmos. Leur cosmos de l'altérité est un hétérocosme. Les poèmes spirituels sont placés sous le signe mystique du savoir du non-savoir ou inconnaissance dans “la nuit noire de l'âme”, pour reprendre l'image du mystique chrétien Saint Jean de la Croix. L'extase érotique est une célébration de l'altérité. Le chant de l'extase s'incarne dans la rupture, le rapt et le ravissement. La poésie sacralise le langage lui- même, grâce à l'animation spirituelle du médium. La manipulation du verbe permet au poète de créer un nouveau cosmos par le remodelage des éléments primordiaux de la création. Cette cosmogonie du texte dramatise sous les yeux du lecteur le processus créateur. L'inspiration cosmique est une rencontre avec l'infini. Le collages des traditions mystiques rassemble les sources de l'illumination pour raviver un monde sécularisé.

Selon les mystiques, l'univers a été créé par des lettres. Le monde est enraciné dans le langage. Le recueil Alphabet, un cycle de poèmes mystiques postmodernes rédigé par Stuart Perkofet publié en 1973, est orné d'une couverture en forme de collage réalisé par Wallace Berman, qui met en oeuvre le pouvoir magique de la lettre à l'origine de la création. L'alphabet est au fondement de la création du monde. Les poètes créent un nouveau monde en réorganisant les lettres de la langue. Chaque néologisme témoigne du pouvoir cosmogonique du poète. Dans les pratiques rituelles et oraculaires, les doctrines mystiques et cabalistes, les croyances gnostiques et humanistes, les lettres sont considérées comme les éléments fondamentales du cosmos, ou du savoir divin et humain. De plus, le mysticisme de la poésie postmoderne s'inspire du psychédélisme de Timothy Leary, qui, dans la “League for Spiritual Discovery”, préconise l'emploi du LSD pour ouvrir les portes d'une autre dimension spirituelle. Les poètes postmodernes retournent aux sources du mysticisme pour raviver la flamme de la création contemporaine. Le poème est une révélation spirituelle pour l'auteur comme pour le lecteur.

 

L'art théurgique du collage

La poésie mystique opère l'union miraculeuse de l'humain et du divin, du principe corporel et du principe spirituel. Le principe spirituel anime la création du monde temporel et la création poétique. L'union sacrée du fini et de l'infini est célébrée dans le langage de l'altérité. L'illumination qui irradie le corps textuel est une manifestation du spirituel dans le charnel. La lumière du sacré confère un halo de grâce au corps du poème: “what shines out in Robert Duncan's visual work, what attracts the eye as well as the mind, is just such a light, inviting the viewer to enter its radiance” (Wagstaff, Christopher ed. Robert Duncan: Drawings and Decorated Books, p.18). Le miracle de la poésie mystique consiste à accomplir l'union entre le sacré et le profane dans le verbe incarné. La poésie de Robert Duncan est une incarnation sacrée de l'altérité.

L'illumination de la poésie est une manifestation du spirituel dans le charnel. Le Verbe poétique révèle la présence du spirituel dans le corps de la lettre. Dans un commentaire métapoétique, Duncan met en lumière les pouvoirs miraculeux de la poésie : “The Art, the Way, the Threshold, then, is a Theurgy, a Magic. As Emerson concludes this passage he seems to speak directly for the poetic practice of open form, for the importance of whatever happens in the course of writing as revelation—not from an unconscious, but from a spiritual world. In this am I 'modern' ? Am I 'postmodern' ? I am, in any event, Emersonian” (Wagstaff 50). La poésie montre le chemin vers le spirituel. Le poème exerce un pouvoir magique de fascination sur le lecteur. L'être humain est mis en relation avec les puissances du sacré grâce aux mystères initiatiques de la poésie. La poésie est un champ ouvert au monde environnant et un temple recelant des mystères sacrés. Robert Duncan se place dans la lignée de Ralph Waldo Emerson, poète transcendantaliste américain, parce qu'il revendique sa participation active à l'âme universelle ou “Oversoul”. L'âme humaine personnelle s'unit à l'âme universelle : "I become a transparent eyeball; I am nothing; I see all ; the currents of the Universal Being circulate through me; I am part or parcel of God" (Selected Essays. Penguin Classics, 1984, p. 39). L'être humain entre en communion avec le divin. La personne surmonte les limites de son individualité et devient partie intégrante du principe divin à l'oeuvre dans l'univers. L'âme humaine est en empathie avec l'âme universelle. Les distinctions, les frontières et les hiérarchies entre les êtres sont effacées. Cette empathie est une “participation mystique”, pour employer l'expression de Lévy-Bruhl. Robert Duncan échappe aux frontières closes de l'artefact autotélique admiré par les New Critics comme Cleanth Brooks dans The Well-Wrought Urn. L'ouverture du champ poétique correspond à l'ouverture de l'âme humaine qui s'unit à l'âme universelle.

 

La spiritualisation du monde et la sacralisation du profane

"Turn on, Tune in, Drop out": le slogan de Timothy Leary qui promeut la culture psychédélique liée au LSD convient parfaitement à l'art de Wallace Berman, un marginal refusant les circuits de distribution traditionnels de la culture commerciale et faisant circuler les oeuvres de son cercle de collaborateurs dans le magazine Semina, dont le titre lui-même met en rapport le sperme, les semences germinales et l'inspiration séminale. L'imagerie associée à l'inspiration est ainsi transposée dans le vocabulaire du monde contemporain. Selon Jack Spicer, associé à la "Berkeley Renaissance" avec Robert Duncan et Robin Blaser, le poète retransmet des ondes en provenance d'extra-terrestres, une description qui remet au goût du jour le mythe de l'inspiration comme possession permettant au poète de devenir autre, de donner libre cours aux voix de l'altérité, qui semblent provenir de l'extérieur et l'aliéner lui-même. Ces voix étranges dévoilent aussi l'étrangeté que le poète recèle intimement depuis toujours. La perte de soi est aussi une découverte de sa propre altérité et un accès à une réalité supérieure. Dans le collage de Berman, la fonction du poète-médium est représentée par des mains tenant une radio et retransmettant les ondes de la culture de masse en les sacralisant et en les spiritualisant. La multiplication verticale des mains est l'équivalent iconique d'une extase, d'un passage hors de soi, d'une transe qui permet d'accéder à un autre monde, un au-delà dont le fondement est dans l'amour charnel.

 

La présence du spirituel dans l'art charnel

"Art is Love is God": cette triple équivalence résume à elle seule l'équation mystique de Wallace Berman, qui s'inspire à la fois des images banales de la culture populaire et de l'hermétisme. La trinité mystique de Wallace Berman unit paradoxalement la sexualité et la sacralité. La sexualisation de l'art est nécessaire à sa spiritualisation. Les symboles occultes et les icônes pop se côtoient dans un syncrétisme mystique qui sacralise la quotidienneté et rend palpable les réalités spirituelles. L'amour charnel a une valeur spirituelle et artistique. Le sexe est sacralisé, parce qu'il permet de passer du corporel au spirituel. Le poète est une radio qui capte des ondes et les retransmet au public. Il joue ainsi sa fonction de médium, c'est-à-dire son rôle d'intermédiaire entre le monde visible et le monde invisible. Berman renouvelle l'imaginaire du poète chaman, à la fois réceptif et actif, qui est capable de se connecter et de se mettre en phase avec la mélodie du monde contemporain en mettant en valeur la numinosité du quotidien.

L'art de l'extase permet à l'artiste de se démultiplier, de décupler ses forces, d'intensifier son art de l'érotisme spiritualisé. L'artiste met sa marque manuelle à l'oeuvre qui a aussi un aspect technique modernisé, grâce à l'emploi de l'ancêtre de la photocopieuse Verifax. Même si Berman était lui-même photographe, il n'utilise pas ses propres photographies dans ses collages. Les images contenues dans les postes de radio ont été récupérées dans le flot de magazines de la culture populaire. Cette appropriation permet une métamorphose grâce à une recontextualisation qui est une forme de détournement. Même si le groupe de Berman était socialement aliéné de la culture de consommation et vivait dans les marges, ils tentaient toujours de rester en phase avec leur temps et non de se couper du monde en se retranchant dans une tour d'ivoire. Le chronomètre symbolise le temps calculable et divisible que Bergson dénonce comme une spatialisation artificielle du temps ne reflétant pas l'expérience du temps comme durée. Dans le collage de Berman, le temps chronométré est dépassé par un papillon, qui représente l'immortalité de l'âme. L'extase artistique permet le passage de la temporalité la plus superficielle représentée par le chronomètre à l'éternité symbolisée par le papillon. Ce chronomètre peut aussi indiquer le défi à relever lors d'une performance, en particulier sportive, puisque l'art, le sexe et le sport sont des formes de défi athlétique, un spectacle à valeur esthétique et un moyen de se dépasser soi-même grâce à l'Autre. Cette urgence dans l'immédiateté du désir toujours émergent fait sentir sa présence sensuellement dans l'oeuvre de Wallace Berman, pendant qu'il est encore temps, c'est-à-dire temps de cueillir le jour,— carpe diem —, temps de faire date, temps de faire l'expérience de l'éternité dans le maintenant. On peut penser au poème de William Blake, "Auguries of Innocence":

To see a world in a grain of sand,
And a heaven in a wild flower,
Hold infinity in the palm of your hand,
And eternity in an hour.
 

Le poète mystique découvre l'infiniment grand dans l'infiniment petit, le spirituel dans le matériel et l'éternel dans le temporel. "We are the hollow men" dans un terrain vague de l'appauvrissement spirituel, un Waste Land très digne du poème de T. S. Eliot. La rage de vivre des artistes enfermés dans la cage des conventions sociales stérilisantes et paralysantes aboutit à une explosion vitale, cri existentiel où s'exprime toute l'angoisse drainée par le monde contemporain matérialiste qui ne connait que la Vénus vulgaire sans la mettre en rapport avec la Vénus céleste, qui ne pratique que le sexe sans âme des écorces vides, qui ne propage que des semences de vent, qui n'aime admirer que des surfaces sans coeur, des êtres réifiés et mécanisés coupés de toute onde, de tout fluide vital, qui ne s'accordent pas avec la mélodie de la nature et ne font pas l'expérience de la vie dans sa quintessence. Le poète, un rouge-gorge romantique, met tout son art dans l'expression d'une violence destructrice et reconstructrice, pour créer un paradis terrestre. Berman ne se contente pas de mettre en valeur la numinosité du quotidien, il le surréalise. La découverte de l'étrangeté dans le familier conduit du réel au surréel. Le mysticisme juif de la cabale donne à Berman une carte spirituelle de symboles où le monde naturel est un écho du monde spirituel. En haut de l'échafaudage de mains munies d'une radio, se trouve l'image de deux hommes s'embrassant, une vignette de la solidarité homosociale, ou de l'amour fraternel, Agape après Eros. Eros est à la base de cette construction, qui est une érection allégorique à valeur spirituelle. Agape trône au sommet de ce totem. C'est par la sacralisation de l'amour charnel que l'on atteint l'amour spirituel.
Le collage de droite est une sorte de totem d'animaux servant de guides à l'artiste-chaman. A la base de cette structure se trouve la psyché, représentée par le papillon. Le poète-chaman a besoin d'animaux totémiques pour lui servir de guide spirituel dans sa quête initiatique. Ces animaux aident le poète dans son rôle rituel de médium entre le spirituel et le matériel, d'intermédiaire entre le monde visible et le monde invisible. Le chameau symbolise la sobriété et la tempérance. Dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, il représente le première stade de l'évolution de l'homme, qui obéit au maître docilement et se soumet à l'autorité. Il porte le fardeau des valeurs morales et de la religion chrétienne, symbolisées par un dragon. Mais le chameau est aussi un vaisseau du désert, un moyen de locomotion très utile au poète qui prêche dans le désert du monde contemporain. Le chameau est rapidement dépassé par la moto, qui permet aux clochards célestes de naviguer spatialement et spirituellement en relevant le défi de l'ici et du maintenant, hic et nunc. La traversée du désert par le chameau peut être considérée comme une allégorie d'une quête spirituelle à la découverte de l'essence de la réalité. Dans la psychanalyse freudienne, la tarentule symbolise la peur de la sexualité représentée dans toute sa monstruosité velue. La tarentule est la menace de la mort dans la sexualité, le danger de Thanatos dans Eros. Elle peut être objet de phobie quand elle représente les tabous sexuels. Elle figure ici paradoxalement au sommet de cette construction totémique. Ainsi, le tabou devient totem. En effet, ce qui est tabou peut devenir phobique, mais peut tout au contraire être recherché, cultivé voire sacralisé, quand on désire cultiver le danger, braver la mort, mourir à soi-même pour renaître dans l'autre, se perdre pour réellement se trouver, et vivre sans tabous, un des slogans des promoteurs de la libération sexuelle. La suprématie de cette tarentule peut elle-aussi être expliquée de manière allégorique. Les artistes transgressent les tabous sociaux, quitte à être traités de barbares, un terme que les marginaux parviennent à assimiler jusqu'à lui donner une valeur élogieuse, comme dans Holy Barbarians, titre du roman de Lawrence Lipton, publié en 1959. On appelle barbare ce qui nous est étranger, barbaros, et l'artiste barbare est en fait celui qui est sensible à la richesse de l'étrangeté et de l'altérité.

 

La sacralisation du banal et la banalisation du sacré

Si Wallace Berman multiplie les images de main tenant une radio, ce n'est pas en vue de montrer que la multiplication d'un objet standardisé prive cet objet d'aura et le vide du sens qu'il aurait pu avoir en tant qu'exemplaire unique. Au contraire, la démultiplication de ce moyen de transmission confère une aura au message transmis. Walter Benjamin, dans son essai "Petite histoire de la photographie" et dans son livre L'OEuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, publié en 1936, montre que l'aura est “ manifestation d’un lointain quelle que soit sa proximité ”.
Cette distance hiératique de l'oeuvre d'art est liée à ses origines rituelles, à sa fonction sacrée et magique. Selon Benjamin, la reproductibilité technique aboutit à la multiplication des reproductions, ce qui entraîne la perte de l'aura de l'objet unique originel. La distribution de masse de toutes ces copies dans la culture populaire banalise ce qui était autrefois sacré. L'accessibilité de l'oeuvre par ses copies provoque sa désacralisation. Les reproductions qui circulent massivement sont placées dans de nouveaux contextes historiques, dans de nouveaux environnements spatiaux et dans de nouvelles situations. L'oeuvre se fait omniprésente grâce à ses reproductions décontextualisées et recontextualisées. Elle devient un objet commercial dans la culture populaire de masse. Aussi cette perte de l'aura n'est-elle pas purement négative, puisqu'elle rend accessible à tous l'oeuvre réservée auparavant à une élite. Contrairement à ce que pense Adorno, les objets de la culture de masse ne sont pas seulement des produits de fausse conscience. En effet, la grande distribution des reproductions peut aboutir à une sacralisation de la copie et conférer une aura à ce qui est omniprésent grâce aux duplicata. C'est par la reproduction effrénée des oeuvre s dans la culture de masse que celles-ci sont adulées et sont dotées de l'aura conférée aux icônes populaires.
Dans les collages photographiques de Wallace Berman, la reproductibilité technique des images de la culture populaire réappropriées et recontextualisées, permet une sacralisation des icônes de la culture de masse qui sont intégrées à un contexte de mysticisme judaïque. Berman s'approprie les images de la culture populaire pour donner une valeur spirituelle aux icônes banales de notre époque, et parvient ainsi à ré-enchanter le monde où sévit l'appauvrissement spirituel.

 

La résurgence de l'aura à l'ère postmoderne

La prolifération des copies à cause de la reproduction mécanique n'aboutit pas à une perte de l'aura, contrairement aux pensées de Walter Benjamin. L'art postmoderne cherche à surmonter la perte de l'aura par la résurgence du sacré. La résurrection de l'aura est un miracle salué par les artistes célébrants la prolifération infini du sens, le déferlement des images, et se réjouissant de l'hallucination des simulacres, à la manière de Jean Baudrillard. Dans la culture postmoderne, les images sont prélevées, confisquées, appropriées, voire volées, ou plus subtilement, subtilisées. L'original ne peut pas être localisé, il est toujours différé. On ne saurait réduire la surabondance des copies à la rareté unique d'un original. Loin de déprécier les copies en déplorant la disparition de l'aura conférée à l'original, la postmodernité cultivent les simulacres et les simulations. La diffraction infinie des images produit un effet de simulation de masse dans la culture postmoderne vouée à la célébration de la spécularité.

La résurrection de l'aura peut être associé à l'art photographique qui fait surgir les morts du passé. L'art résurrectionnel de la photographie faire revivre les morts en les donnant de l'aura fascinante des simulacres de la présence, qui sont manifestement des traces d'absences. La résurrection des morts s'accomplit grâce aux simulacres photographiques. Au lieu de réifier le corps, de dépersonnaliser l'être humain et de démultiplier une surface sans profondeur, l'art photographique de Wallace Berman personnalise le sacré qui s'incarne dans le visage de l'être aimé.
Berman érotise le sacré et sacralise le corps érotique. Il accomplit la spiritualisation corps doté d'une aura, une émanation spirituelle incarnée dans le charnel. La réapparition de l'aura après la déconstruction suscite un réenchantement du monde profane grâce à l'art du sacré. Sur la photographie d'Edmund Teske, Demolition of my grammar school1, le visage de Shirley Berman transparaît comme une force féminine de compassion offrant aux rescapés l'espoir de survivre au désastre. L'aura qui illumine la photographie est une manifestation du pouvoir rédempteur de la figure féminine. La présence féminine du principe divin dans le monde est l'apparition d'un signe de rédemption à l'ère post-apocalyptique.

La résurgence de l'aura à l'ère postmoderne contrecarre les arguments de Walter Benjamin sur la perte de l'aura. La perte de l'aura associée à l'ère de la reproductibilité technique n'est pas irrémédiable. Les outils de reproduction sont mis à la disposition des “techniciens du sacré”, pour reprendre l'expression de Jerome Rothenberg. Les artistes de la postmodernité emploient les mécanismes de reproduction pour multiplier les copies et les disséminer dans la culture. La prolifération des copies ne conduit pas à la perte de l'aura émanant de l'original. Les copies sont investies d'un pouvoir auratique de fascination. La radiance de l'être transparaît sur la pellicule sensible aux manifestations spirituelles. Le halo de grâce qui illumine certaines reproductions manifeste l'incarnation du spirituel dans le charnel. Le visage éclairé de la femme aimé nimbé d'un halo est le site d'une apparition sacrée. La création postmoderne se fonde sur une ontologie de l'être et sur une esthétique de la présence.

Le visage de la personne humaine dans son altérité peut être considéré comme le lieu intermédiaire entre le sacré et le profane, entre l’immanent et le transcendant. Cette partie du corps est investi d’une présence sacrée. Selon Emmanuel Levinas, le visage peut donner lieu à une manifestation radieuse de la présence du divin dans le corps de la personne humaine (Altérité et transcendance 13). Le visage peut devenir l’occasion d’une épiphanie ou l’Infini se lit dans le fini. 1 Edmund Teske, Demolition of my grammar school, Chicago, 1938, Topanga canyon, 1956.

Le visage de Shirley Berman est entourée d’un halo qui nimbe la personne humaine d’une aura et sacralise la femme. Selon Levinas, la “lumière du visage d'autrui [qui] signifie un surplus de signifiance et une gloire au-delà de l'être et de la mort” (AT 47). La présence du visage est investie d’une transcendance vivante à l’altérité irréductible. Le visage de la femme est une figure liminale d’apparition du sacré. L’apparition de la femme à la beauté surnaturelle est une manifestation du sacré ou hiérophanie. La sacralisation du visage permet d’accéder à une réalité spirituelle.
L’épiphanie du visage permet une révélation par un éveil à la lumière. Le visage sacralisé porte la trace de l’Infini rendu perceptible au regard du spectateur. Dans l’épiphanie du visage transparaît l’altérité du sacré. Le visage humain est la forme plastique et la figure visible de la réalité immatérielle. L’irruption du visage placé dans l’entre-deux témoigne de l’apparition du nouménal dans le monde phénoménal. La femme se tient entre deux mondes et participe de deux réalités, matérielle et spirituelle. Comme hypostase, elle combine la nature humaine et divine en une incarnation spiritualisée qui manifeste le sacré dans le monde sensible.

La figure interstitielle du désir se révèle au spectateur dans l’entre-deux, dans le clair-obscur, entre la présence et l’absence, entre le surgissement et l’évanouissement. Les figures liminales surgissent de l’obscurité et nous éblouissent de leur beauté éphémère. Les interstices sont des sources de créativité marginale. C'est à partir des espaces interstitielles qu’émergent des pratiques artistiques marginales. Les figures liminales sont une révélation du sublime surgi du subliminal. La vie des personnalités borderline est une existence crépusculaire dans les interstices de la culture.
Les relations intersubjectives nouées dans les interstices sont fondées sur la reconnaissance du potentiel créatif de l’altérité et sur le développement d’un échange dans un espace communal de dissension culturelle. L'art postmoderne opère une transfiguration du monde. La poésie mystique accomplit l'union entre la vie contemplative et la vie pratique, entre l'illumination et la composition.
L'art est intégré à la vie, dépassant ainsi les oppositions binaires et décloisonnant les catégories formelles de la pensée rationaliste. La transformation de l'art spirituel en praxis ou art de vivre dramatise la transgression des frontières conventionnelles de l'orthodoxie culturelle. Les poèmes postmodernes sont des champs ouverts à l'extase mystique. Les poèmes extatiques sont des chants de fascination et d'indétermination. Dans l'art postmoderne, l'esthétique du sublime est indéterminée. La poésie mystique dépasse les oppositions binaires rationalistes pour atteindre l'union mystique des contradictoires. La poésie du sacré accomplit la conjonction alchimique des opposés grâce au pouvoir magique du verbe.

Les poètes postmodernes sécularisent la forme sacrée et sacralisent les formes profanes. La passion spirituelle propulse le verbe dans des espaces culturels insoupçonnés. La poésie ouverte inaugure une pratique spirituelle liminale célébrant l'altérité et la richesse de la prolifération du sens et de la "différance" selon Derrida. La pratique contre-culturelle des poètes postmodernes s'épanouit dans une zone de liminalité, de transition et de transaction entre le sacré et le profane. La poésie mystique est un rite sacré accompli dans une communauté marginale. La construction d'une spiritualité collective indique que l'expérience du sacré ne saurait être réduite à un ineffable appréhendé individuellement, mais s'extériorise pleinement dans une pratique communautaire qui rejette les répressions de la culture dominante et cultive les interdits sociaux, linguistiques et culturels. Selon David Meltzer, les communautés contre-culturelles sont unies par les mêmes valeurs spirituelles qui renversent l'idéologie culturelle dominante: “these were oppositional communities expressing & embodying values unified by ideological & spiritual codes around the clock, supporting reinforcing poets & artists in epiphanies, ecstasies as well as tending to the fallen ” (Beat Thing 9). Les communautés contre-culturelles offrent aux artistes des environnements stimulant la créativité. Les extases mystiques des poètes sont des révélations intérieures et des découvertes du monde spirituel. La manifestation du divin dans le monde est une épiphanie. Les poètes de la Beat generation sont en proie aux blessures de la béatitude.

Le collage et l'assemblage sont des actes miraculeux parce qu'ils suscitent la résurrection des morts en invoquant les voix du passé. La poésie immanente est l'incarnation de la présence palpable du poète. Les résonances des mots disséminés suivent les impulsions cinétiques du corps. Le corps textuel incarne l'invisible, manifeste l'impalpable et visualise l'infini dans le fini. Le corps textuel  se métamorphose pour passer du collage moderniste à une pratique postmoderne de l'“indétermanence”, pour reprendre le néologisme d'Ihab Hassan. Les artistes postmodernes cultivent l'indétermination, suscite la prolifération du sens et encouragent la disséminations des oeuvre s. Les poètes postmodernes conduisent des fouilles archéologiques et des recherches étymologiques pour renouer avec les racines des mots et retrouver les sources primitives de la création. Cette perspective fondationnaliste éloigne la poésie postmoderne de la déconstruction selon Derrida. Les poètes postmodernes cherchent à remembrer le corps fragmenté du texte. La résurrection des voix est un remembrement et une remémoration. Les valeurs de la contreculture séparent les poètes de l'idéologie autoritariste du canon moderniste. La nouvelle spiritualité prospère dans les communautés contre-culturelles en Californie dans les années 1950-1960. Le sacré se manifeste d'ans l'art postmoderne en comme une incarnation du spirituel dans le corporel.

 

Bibliographie

ABRAMS M.H., The Mirror and the Lamp: Romantic Theory and the Critical Tradition, Galaxy
Books, 1972
BARNSTONE Willis, The Poetics of Ecstasy, Holmes and Meier, New York, 1983
BAUDRILLARD Jean, Simulacres et Simulation, Éditions Galilée, 1981
BENJAMIN Walter, oeuvre s II, Trad. Maurice de Gandillac, Paris: Gallimard, 2000
CRANE Hart, Complete Poems, Marc Simon ed. Liveright, 2001
DEBORD Guy, Internationale situationniste, Édition augmentée, Librairie Arthème Fayard, 1997
DERRIDA Jacques, La dissémination, Seuil, 1993
EMERSON Ralph Waldo, Selected Essays, Penguin Classics, 1984
DRUCKER Johanna, The Alphabetic Labyrinth, London: Thames and Hudson Ltd, 1995
DUNCAN Michael & MCKENNA Kristine, Semina Culture: Wallace Berman & His Circle, DAP:
Santa Monica Museum of Art, 2005 DUNCAN Robert & Jess, Bending the Bow, New York: New
Directions, 1968
—. Caesar's Gate: Poems 1949-50, Sand Dollar—8, 1972
—. Fictive Certainties, NY: New Directions, 1985
LYOTARD Jean-François, La condition postmoderne: rapport sur le savoir. Paris: Les Éditions de
Minuit, 1979
MELTZER David, Beat Thing. Albuquerque: La Alameda Press, 2003
—. ¨The Secret Text Lost in the Processor¨ in Wallace Berman: Support the Revolution,
Amsterdam: Institute of Contemporary Art, 1992
SEITZ William, The Art of Assemblage,The Museum of Modern Art, New York, 1961
WAGSTAFF, Christopher ed. Robert Duncan: Drawings and Decorated Books, The University of
California, Berkeley: Rose Books, 1992 




Lettre à Henry Bauchau

 

Natif / de mes ruines surgissantes

 

            Après douze années de travail sur votre œuvre, et alors que l'on s'apprête à célébrer le centenaire Henry Bauchau en Belgique, je souhaite, cher Henry, vous dire ici ma reconnaissance et revenir sur quelques-uns de vos textes, c'est-à-dire revenir sur ces poèmes et proses qui m'ont touché et continuent d'insuffler dans mon esprit, dans ma journée, dans ma vie, cette force abrupte ou verticale de ce qui se dérobe, m'étreint pourtant, me laisse échoué et ravi à chaque nouvelle lecture. Car ma barque échoue où battent les vagues du langage, le vôtre, où le ravissement prend le corps tout entier, attendant de repartir en haute mer à la marée prochaine, au livre prochain, et de nouveau échouer sur l'estran, cet espace de l'entre-deux qui voit se régénérer ce qui meurt, la vague, l'esprit de la vague. Je pourrais le dire avec les mots de Mallarmé qui dote le poème d'une langue qui « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire ». Oui, cher Henry, votre œuvre m'accompagne chaque jour – comme une espérance, comme un bonheur, vous avais-je écrit, je crois, en substance, dans un de mes premiers courriers. Elle est un refuge, un lieu de recouvrement, d'exil et de ressourcement, elle est une île, peut-être cette « île des statues anciennes » d'où tout part, cette île où Orion, le héros de L'enfant bleu, dessine une enfance comme une enfance de l'art.

          Pour parler de votre œuvre, de l'émotion avec laquelle je l'ai reçue, je suis obligé de dire ce qui d'abord m'a frappé dans un poème, même si chronologiquement c'est la lecture de la trilogie thébaine qui fut première, puis les romans La déchirure et Le Régiment noir, enfin les poèmes avant le théâtre. Je ne saurais que dire le bouleversement provoqué par Géologie, la beauté énigmatique du poème « Les deux Antigone », la forte musicalité de « Mélopée Viking », ou bien encore la puissance évocatrice des mythiques « Tombeaux pour des archers ». Mais le poème « Déclivité » de La pierre sans chagrin m'a d'abord intrigué sans que je puisse vraiment dire pourquoi et a nécessité plusieurs lectures avant que je le comprenne vraiment, même s'il me semblait pourtant que l'expression n'aurait pas dû m'arrêter puisqu'elle était – et elle est –, selon la propre formulation de votre quête, une façon de « parler à voix de roche et de silence d'herbe ». Toutefois, quelque chose d'une dimension religieuse venait à mon esprit sans que la religion ne soit considérée ici clairement. Ce poème disait pour moi des valeurs essentielles d'humanité et de fraternité, d'amour aussi, mais il possédait autre chose que je ne parvenais pas à formuler.

 

C'est dans ta déclivité que j'avance
Où se trouve hauteur aplanie
Profondeur nivelée
Lumière qui n'éclaire plus
Pain qui a faim
Eau qui a soif
Et le verbe en mots bégayants
Est le lieu de notre abondance.

 

                Peut-être est-ce quand j'ai réalisé que « Déclivité » reprenait vraisemblablement une phrase de Pierre Jean Jouve, qu'il enrichissait substantiellement, que j'ai approché ce qu'il voulait me dire – « Qui a jamais fait plus qu'approcher ? », note Lorand Gaspar dans Approche de la parole –, sans savoir toutefois, il faut bien le reconnaître, expliciter clairement la chose. Dans la partie intitulée « Comment on lutte avec l'ange », dans Vagadu, Pierre Jean Jouve écrit : « Une vie haute c'est souvent l'exploitation complète d'une infirmité. Toute vie est tragique. » Voilà ce qu'exprime à mon sens en filigrane le poème « Déclivité » – cela me parut alors ne pas faire le moindre doute –, mais dans le même temps, il console de la tragédie et découvre que chacun est « natif / de [ses] ruines surgissantes » pour peu qu'une place soit laissée à l'autre, à l'inconnu, que l'on peut tutoyer et écrire « Autre » si l'on veut. Cet inconnu peut être extérieur à soi, il peut être le tout Autre, ou bien il est intérieur et il s'agit alors de l'inconscient. Le poème réunit pour moi la transcendance et l'immanence que l'on s'était toujours évertué à me présenter opposées. Voici qui donne sens à ces vers de Géologie : « je suis désir et non vouloir / en tout j'épanouis l'énergie des contraires ». Dans tous les cas, je reconnais ici une sorte d'équilibre du combat, mais lequel ? Le combat contre l'inconnu ? avec l'inconnu ? Un combat dont on sortirait blessé mais grandi d'une expérience fondamentale ? Je pense au corps à corps avec la langue, à mes résistances aussi à entrer dans le mouvement de l'écriture. Ce que vous dites là, cher Henry, à mon corps habité par la grande peur, c'est d'une part qu'il faut oser le combat et que, d'autre part, l'on sort de toute épreuve nécessairement grandi. Je ne l'avais jamais envisagé ainsi, je crois, même si, j'en conviens, cela paraît un peu naïf ou ridicule à écrire. Mais sans doute existe-t-il une force dans l'aveu – et tout en écrivant cela,  je crois l'avoir lu dans votre œuvre.

                Je pourrais ici parler du motif du combat, fréquent dans les romans notamment. Mais là n'est pas mon propos et il faudrait plus justement nommer agõn cette lutte dont aucun des protagonistes ne sort vainqueur. Finalement, vous êtes le combat et c'est en lui que vous devez être, là est votre place, celle de persister et peut-être de trouver alors à certains moments ce que d'aucuns appellent l'Illumination, à laquelle formulation vous préférez « l'ampleur végétale de soi-même ». Comme le dit le poème « Complies » de La pierre sans chagrin : « Il est vrai que nous désirons être et pouvons seulement persister / le verbe manque / pour être au monde et n'être rien ». Mais il y a l'espérance.

                Immédiatement, on en vient à La lutte de Jacob avec l'Ange – voyez comme subrepticement je substitue sans cesse le « on » au « je » à l'inverse d'Orion, dans L'enfant bleu –, cette fresque de Delacroix que l'on découvre dans la chapelle des Saints-Anges à l'église Saint Sulpice à Paris, et que vous considérez, cher Henry, comme votre seconde « circonstance éclatante », à la source de la création. En effet, vous attribuez à deux événements clés de votre vie le fait d'être devenu écrivain. Il y a d'abord une scène de l'enfance où vous êtes désigné par la lumière qui entre par la fenêtre de la chambre, vous tenez à ce moment-là « l'arme blanche », l'épée d'une panoplie de soldat, symboliquement l'arme d'écriture. Puis il y a ce tableau La Lutte de Jacob avec l'Ange, qui fait référence à une scène biblique de la Genèse, lors de laquelle Jacob-Israël sort blessé d'un combat avec l'Ange qui dure toute la nuit et il s'en trouve au matin ravi mais boiteux.

 

                Vous ne dites pas autre chose de l'écriture dans « Dépendance amoureuse du poème » : le poème se fait de nuit, c'est le combat avec l'inconscient, et vous avez cette expression qui rappelle celle de Mallarmé : « C'est hors du travail de la conscience que se font les véritables rencontres, découvertes, assemblées et incendies de mots. C'est alors que s'opèrent les plus éclairantes de leurs conjonctions amoureuses. La difficulté, insoluble le soir, se dénoue le matin parce que j'y ai, sans le savoir, travaillé toute la nuit. » Porté par l'espérance, vous écrivez le poème et vous savez qu'il faut « sonder, remettre en question, attendre, laisser se faire les gouffres, les ponts, les pertes et les liaisons nécessaires. »

                L'inconscient, sa puissance de jaillir, est l'élément clé de votre œuvre. Vous lui avez donné dans votre théâtre une forme de matérialisation avec les personnages de Gengis Khan et de Prométhée. Sa voie d'accès, ou d'approche, est le rêve, et le rêve est souvent présent dans chacun de vos livres. Vous avez déplacé la totalité de la pièce Prométhée enchaîné, votre adaptation de celle d'Eschyle, sur la scène du rêve. Quant à Gengis Khan, personnage Inconscient, il surgit dans la « Chine intérieure », l'espace de l'inconscient, et comme le poème, il « dévaste la vie courante, […] la dénude, […] déborde ». Il n'en reste pas moins qu'il est impossible de restreindre votre écriture à une écriture de l'inconscient ou de considérer que, comme Marguerite Duras ou Pierre Jean Jouve, vous faites une psychanalyse en écrivant. Non, cher Henry, votre écriture n'est pas cela, elle est hautement et purement littéraire, si l'on veut bien accepter d'appeler pureté cette syntaxe, la vôtre, qui par économie de moyens en vient à dire beaucoup plus, en vient à parler aux couches profondes de l'être. Ce qui affleure est une épure. Perspective et profondeur se disent dans les silences. « Le silence est peut-être une plénitude de la langue », note le poète Lorand Gaspar. C'est peut-être aussi pour cette raison que vous avez écrit votre trilogie thébaine dans les blancs de Sophocle, pour habiter le silence, ou les blancs, leur plénitude, et y retrouver la blancheur, ou Blanche.

                D'un mot l'autre. Apparaît inévitablement dans le discours Blanche Reverchon Jouve, votre première psychanalyste, la Sibylle dans le roman La déchirure, celle qui s'assoit « avec le passé sur les genoux » : « on percevait l'équilibre de ses épaules et, dans la circulation de sa vie, la saveur de la sève et le sel des choses marines ». Hommage est souvent rendu à Blanche, qui connaît une autre transposition romanesque, Véronique, dans L'enfant bleu. Sans doute les personnages de Shenandoah et de Diotime possèdent-ils aussi quelques-uns de ses traits, de même qu'Antigone, ce personnage fondamental de votre œuvre qui tend à devenir le dieu féminin ou, selon moi, une allégorie de la création.

 

Ainsi le temps nous fait l'un pour l'autre Antigone
Non point l'âge mais l'âme en quête du royaume
Et des genoux puissants de mère en beauté jeune
Pierres transfigurées, broyées dans la Genèse.

 

                Où l'on retrouve le compagnonnage avec l'autre, si souvent évoqué, ce compagnonnage dans la langue, avec la langue si l'on accepte l'allégorie ci-dessus nommée. Où le poète, frappé par la « lumière Antigone en lumière acharnée », obéit à une « dictée intérieure » et écrit dans « les limites de constellations impérieuses ».

                Avec vous, cher Henry, avec votre poème, il s’agit de conquérir une « sobre ébriété / dans l’abondance de lumière » et, comme vous, artisan, « ouvrier des mots », « ouvrier de la présence » « ouvrier spirituel », « ouvrier du langage », « émondeur qui taille / dans l'épaisseur des mots la jeunesse du verbe », il s'agit, par le naturel de la main, de « travailler [son] existence / dans l’atelier spirituel ». Ainsi considérez-vous l'acte d'écrire, un acte résolument tourné vers l'autre. Vous écrivez « pour l’espérance », « contre l’accablement » et invitez le lecteur à refaire le parcours intrépide qui d’abord a été le vôtre. Votre œuvre est en quelque sorte une consolation à l'impossibilité d'être.

                Je voudrais dire encore quelques mots de vos poèmes, que l'on ne peut situer que hors du champ actuel de la poésie. Je voudrais dire leur puissance d'évocation, la trace indélébile qu'ils ont inscrite en moi. Il suffit d'un mot, d'un seul, et reviennent un accent, un vers, une expression. Je citerai les magnifiques et énigmatiques vers qui ouvrent « Mélopée Viking » : « Les chevaux de la mer n'auront pas de poulains / aux herbages d'écume abolis sous le vent ». Je citerai également cet autre vers qui conclut Géologie : « Survient que ne comprenant plus, je suis compris ». Je citerai encore « Il faut passer par la flamme des mutations, trouver l'or corporel », « le poème / Ne parle que pour écouter », ou l'intégralité de ce poème intitulé « Si tu peux » :

 

Si tu peux
prier
demande une âme vide
attentive
et ne présumant pas de ses forces.
Tu sens
et si c'est voir, tu vois
tes branches suivre la courbe
inespérée du vent.

 

                Je retiendrai enfin « Il faut écrire ainsi / presque au point de se taire », accordant alors à vos poèmes une valeur d'art poétique qui montre « par des clartés successives » que l'on peut « s'approcher de la danse », cet art du silence où le geste dansé dit l'éphémère du temps. J'essaie de retenir ce que vous écrivez ou dites de l'écriture, sur l'écriture, pour l'écriture littéraire. J'essaie d'accepter de me perdre « au fond de la spirale / par la voûte et les souterrains » et de me tenir « ferme dans le silence » : « Rien, la voix ne m'est rien », écrivez-vous, « c'est son silence contre / toujours plus contre moi / qui révolte l'instant et fait tourner le ciel ». Pour vous, le plus sauvage et le plus originel est « un lent poème corporel dans la matière de la neige ». Suivant votre exemple, je pars en quête des « grandes courbes végétales », en quête de « la langue fondamentale », du mouvement des « grandes vagues immobiles », et pour cela je troque mon visage maladroit d'universel reporter contre un « visage de sourcier ». Je suis dans le mouvement d'écrire et j'y cherche non pas un sens ou du sens mais « l'abrupt d'une évidence sans nom », pour reprendre une expression du poète Lorand Gaspar.

                Avec cette lettre, cher Henry, voici un poème pour lequel le travail d'émondage a été essentiel. Il s'agit d'une de mes récentes tentatives de retrouver la lettre perdue ou le signe effacé :

 

                       

                        vienne la nuit d'été la nuit d'ambre

                        et de sel où l'archange déposa

                        sa corbeille et son chant

                                               retrouvé

                                               ta main

                        posée là entre le soc et la terre

                        pour le labour des plaines

                                               ton corps

                                               relevé

                        brandie l'arme de joie et l'arc

                                               l'arme

                                               blanche

                        de graphite affûté et de bois

                                               la trace

                                               oubliée

                        lente la douleur et ensevelie

                                                               incertaine                   
 




ARTAUD OU LA MONSTRUOSITE DE LA LANGUE

ARTAUD OU LA MONSTRUOSITE DE LA LANGUE

 

 

 

Rien y fait :  Artaud demeure esclave de lui-même. Toute sortie de soi semble impossible : "les portes n'existent pas et on ne va jamais que nulle part que là où l'on est" écrit-il dans ses Cahiers du retour à Paris. Pourtant, avant ce constat final, il est un temps où l’auteur tente d’ouvrir une porte et de provoquer un déplacement capital selon une perspective que d’ailleurs le psychanalyste anglais Bion avait précisé : “ Changer de cadre pour changer l’être ”. C’est ce qu’inconsciemment peut-être Artaud a tenté... Quelques mois après son retour d'Irlande il s'embarque pour le Mexique. Ce périple représente l’épreuve initiatique par excellence.  Epreuve paradoxale d’ailleurs qu'il "renie" d'une certaine façon puisqu'il refuse de signer Le Voyage au pays des Tarahumaras et qu'il demande à Jean Paulhan de remplacer son nom par trois étoiles mais il n’empêche que cette “ incartade ”  va permettre de faire éclater le langage final et si incompris (ou incompréhensible ?) de l’auteur .

Artaud souligne cependant l'étrangeté et l’importance d'une telle tentative exotique. Dans "Le Mexique et la civilisation" il écrit : "C'est une idée baroque pour un Européen que d'aller rechercher au Mexique les bases vivantes d'une culture dont la notion s'effrite ici ; mais j'avoue que cette idée m'obsède ; il y a au Mexique, liée au sol, perdue dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des indiens, la réalité magique d'une autre culture dont il faudrait rallumer le feu". Et c'est ce feu intérieur que le poète veut réanimer  afin de retrouver une sorte de sérénité. Artaud écrit en effet à Barrault : "Je suis venu au Mexique pour rétablir l'équilibre et briser la malchance, malchance intérieure (…) qui vient de moi".

En conséquence, avec le départ au Mexique  tout pourrait (re)commencer sous une autre étoile. Il s'agit donc bien d’une expérience capitale afin de sortir de soi. Utilisant le peyotl comme une sarbacane, Artaud «  le Grand Porc de l'Aube » (N. Arnaud) pénètre dans l'esprit en voyant la naissance du premier jour. Pourtant ce voyage au Mexique s'il ouvre apparemment sur une naissance, une vraie naissance tant de fois rêvé, va fermer et enclaver le poète à l'intérieur d'un cercle; un cercle particulier où tout se rejoint,  où tout semble le réconcilier avec une seule loi secrète : celle du propre esclavage du créateur.

Toutefois en un premier temps, à celui qui porte sans cesse dans son écriture et dans son être les germes d'un éclatement, ce voyage va offrir un retournement. Pour Artaud aller au Mexique c'est partir "à la recherche d'un monde perdu", c'est répondre aussi à "l'appel du néant" mais pas de n'importe quel néant. Ce déplacement initiatique va permettre non seulement de prendre le bas pour le haut, l'obscurité pour la lumière mais d'aller à la recherche d'un lieu originel - un lieu que la vie terrestre ne peut que faire avorter - qui le rapproche d'une Aurore de la "Réalité Divine Suprême" comme il la nomme. Dans ce territoire premier Artaud passe à travers les hommes et l'espace pour parvenir à lui  : "ce n'est pas Jésus Christ que je suis allé cherché chez les Taharumaras mais moi-même hors d'un utérus que je n'avais que faire" écrit-il à Henri Parisot.  Près de la montagne Tahamura il pense s'approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein "non d'une mère mais de la MERE".

Dans "La culture éternelle du Mexique" Artaud écrit : "je suis venu au Mexique prendre contact avec les terres rouges".. Terres emblématiques s'il en est et dont la couleur est tout. Ces terres sont marquées du sceau "du sang des sacrifiés, des victimes de la conquête, rouges du soleil qui les brûle". Et qui peuvent leur donner une liberté.  Entre le vert et le jaune "les couleurs opposées de la mort (...) le vert pour la résurrection, le jaune pour la décomposition" c'est donc le rouge que l'auteur retient des paysages mexicains. Par lui surgissent  un hymne sauvage et ample et un bouillonnement sourd qui semblent avoir raison de son empêchement d’être. Autour des forêts immenses, autour des forêts imprégnées de la nuit, de la chair de lune, le rouge semble indiquer une voie royale. Il permet de retrouver une matrice nouvelle. Et la langue d'Artaud veut à sa vision tente de faire resurgir un souffle oublié et saccagé afin d'ouvrir à une joie d’être enfin libre apparemment immense et dense. Comme il l'écrit, c'est au Mexique à travers les terres colorées, qu’il peut  "quitter l'ici pour fondre ailleurs, fondre et se libérer"et plus précisément encore : "détacher la dernière petite fibre rouge de la chair" par le rouge de cette terre.

Hymne à la joie, à l'extase métaphysique mais aussi quasiment physique d’une liberté reconquise, voilà ce à quoi convie le voyage au Mexique. Dans ce là-bas une culture semble parler à l'auteur du plus profond de la terre pour laisser surgir un savoir perdu. Entre la tourmente et le rêve, cette culture des âges premiers n'est plus pétrifiée, ensevelie, mais renaît. A ce titre le livre des Tarahumaras est bien plus qu'une trace, qu'une évocation, il ouvre l'horizon, le soulève comme il soulève un temps le poète. Il se remet à chanter, par delà la douleur, et ouvre à un appel inoubliable.  Il touche à ce que Deleuze nomme “ la perception de la perception" et à ce que sa vie terrestre a jusque là refusé de réaliser.  

Si Artaud se voue à l'aridité d'une terre c'est uniquement afin de courir le risque d'une révélation terrible mais attendue. Le voyage au Mexique "finirait" ainsi le travail entamé avec les Cenci.  Il s'agit de débarrasser la matrice de la tache de naissance, des vices de la chair et de l’esclavage qu’elle enclenche.  “ Les Tarahumaras ” renvoie donc à une sorte de scène primitive, de lieu primitif. Artaud accède enfin à une nouvelle lumière, à de nouvelles vibrations.  Soudain "par dessous le néant s'élisent les bruits des grandes cloches au vent"  à travers une expérience organique riche de liberté. "C'est cette terre qui est mon corps" écrit Artaud qui ne sent plus  seulement le "membre détaché d'une image agie et vécue quelque part".  Il croit enfin échapper aux "mâchoires d'un carcan". Dans un des textes complémentaires à  Suppôts et Supplications Artaud précise  d'ailleurs la valeur de cette matrice mexicaine  "ce qui parle en elle est le néant indu" écrit-il.  Et il ajoute "je ferai du con sans la mère une âme obscure, totale, obtuse, absolue".

Au Mexique l'oeuvre prend toute sa dimension, son "engagement" et sa transgression langagière.  Elle institue des formes inflexibles qui portent les stigmates d’une présence  qu'on appellera "contre-nature" mais plus conforme à une surnature (le surréalisme d'Artaud ?). Toute l'oeuvre représente  alors un démenti  à la brutalité de la civilisation par une autre brutalité : celle de l'émotion sonore intacte, intense. Sortant d’un chaos elle ordonne ou du moins laisse espérer un autre ordre.  Les Tarahumaras deviennent ainsi le texte-clé où l'oeuvre  se retourne sur elle-même dans la transgression suprême.

Mais tout n’est pas si « rose ».  Par le voyage au Mexique  tout commence  mais surtout tout finit. Loin  des "restes d'une utérine douleur, affre d'affre de ses agonies" le poète va "flotter"  désormais vers un ailleurs que va désormais cerner la "parole errante" (Blanchot) du poète. A partir de l'expérience mexicaine son écriture tombe mais aussi s’exhausse. La terre rouge expose son sang  et à travers lui toutes les transfigurations qu'Artaud relate dans sa prose vibrante. Ici s'écrit l'histoire de la genèse et du chaos où l'homme est à l'image de Dieu : libre et non esclave et c’est sans doute pourquoi l’auteur peut parler d’un lieu qui  "dissimule une Science".  

A travers le Mexique Artaud semble se lire et lire le monde de manière nouvelle. Le pays est donc bien le lieu où tout bascule. Le voyage reste  le point fort d'une vie qui confirme  ses certitudes. Artaud va peu à peu leur donner libre cours au péril de sa vie. Après les Tarahumaras Artaud n'écrit plus comme avant. Ce que le Mexique propose ouvre encore plus le créateur à la précarité de l'existence, à son  infirmité, à son enfermement mais aussi à son langage explosif. L'oeuvre à venir va finir  le travail : faire renoncer Artaud à sa propre origine pour une autre origine où l'auteur  pourrait enfin affirmer un  Je libre et non plus Artaud, Arto, Le Momo

Par l'expérience mexicaine l'oeuvre devient une oeuvre  d'origine. Elle retrouve l'essence même du surréalisme, à savoir ce qu'en dit Maurice Nadeau dans le neuvième paragraphe des Documents Surréalistes : "le cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves". A travers cette expérience unique Artaud parvient à l'ébranlement et au dépassement brutal des limites habituelles. Il  touche au cruel lyrisme coupant court à ses propres effets, ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne l'expression la plus sûre. Ce Voyage est donc d'une certaine manière l'embrayeur définitif qui engage l'oeuvre vers ses derniers états.

En épousant cette matrice, la plus vierge des mères, Artaud se reconquiert quelque part. Il assure sa propre vérité par cette "réalité organique" que représente le Mexique. Ici le "vers quoi" et le "à partir de quoi ?" qui fondent l'expérience d’Artaud trouvent leurs racines. A ces deux "quoi" le Mexique donne la réponse : un rien, mais un rien qui est tout. Ce rien qui fait tenir l'intenable, qui fait que l'oeuvre n'est pas une plainte mais une revendication majeure. Soudain le langage terminal et dans ses passages les plus achevés va se mettre à flotter. Il flotte librement. Ce ne sont plus que des points semés sur la page à travers des lignes fracturées, en suspens dans le mouvement quelles créent et qui bousculent le souffle pour  le faire surgir  en suspendant le discours admis au moyen d’une litanie de mots que l’auteur expulse non en une sorte de simple vidange mais de création puisque ce qui sort change :

“ le oukente
Kaloureno
Kalour Kerme
Klemdi ”

écrit ou plutôt éructe l’auteur en une érudition qui tranche et ouvre un droit de cuissage sur la langue.

A celui qui ne croit plus “ aux mots / à la vie / à la mort / à la santé / à la maladie : au néant / à l’être / à la veille / au sommeil / au bien / au mal ”, à celui qui “ croit que rien ne veut plus rien dure et que tout depuis toujours d’ailleurs n’a jamais cessé de me faire chier ” la simple vidange ne suffit plus. L’expulsion prend une autre facture afin de faire oeuvre à part entière. La glossolalie d’Artaud représente donc  la métamorphose à travers laquelle l’auteur ne fait pas seulement claquer la langue mais sauter ses verrous en un drame phonique du corps et de l’esprit. 

Artaud a cherché de telles scansions “ illisibles, syllabe par syllabe, à haute voix, en travaillant ». On peut bien sûr, comme le propose Evelyne Grossman, s’amuser à décoder un tel langage. “ Lau scam da lau ” n’est par exemple pas loin de “le scandalo ” de l’italien, et sous son “ maumau ” se cache Artaud lui-mêrme, Artaud le Momo. Mais ce serait là  lire un tel langage par le petit bout de la lorgnette et il faut, à l’inverse, se laisser envahir par ce flux de séries dévastatrices de pulsions et par leur musique qui conjuguent toutes les formes de colère, de haine et de révolte. il faut se laisser prendre  à la trépidation de forme épileptique du verbe.

Ne restent en effet que ces syllabes et ce syllabus émotif rongés, travaillés et retravaillés et qui à l’inverse d’un langage infantile ou à un retour  à une babélisation de la langue nous confronte à un fatras non d’immondices mais de pulsionnel reconstruit, d’infra ou de supra langage remonté et remodelé qui ouvrent à une autre lisibilité et autre cartographie du réel. Surgit un langage non pourrissant mais puissant visant à exprimer autrement que de manière chronologique et univoque. En un tel langage Artaud peut affirmer : “ je me vois naître comme chaque fois que je danse ou crie ”. Il devient le mécréant, le mécréateur. Repris et corrigé sans cesse son langage en ce déferlement prend de court, saisit, fait jaillir sous ses apparitions des conséquences nouvelles. Seuls avant lui Rabelais, Lautréamont puis Joyce ce sont risqués en de tels chants de violence prenant à rebours l’admissible et l’hypocrisie sociale en leur discours établi au risque sans doute de se perdre tant l’horreur de l’écorchement révulse le bon entendeur qui s’y frotte et s’y pique.




Un regard personnel sur la poésie argentine d’aujourd’hui [3]

Los 80 : corporaciones estéticas y francotiradores independientes

 

Nunca se subrayará lo suficiente la importancia que tiene, para la historia de la poesía de cualquier período, la existencia de antologías y estudios críticos sobre éste. En el caso de la poesía de los 60, hay dos textos de consulta obligada (ver Bibliografía crítica) publicados por Alfredo Andrés y por Horacio Salas, respectivamente, aunque el del último es mucho más ceñido a una verdadera sistematización fundamentada de lo sucedido.
En el caso de la generación del 80, la primera antología aparecida hasta la fecha es la de Alejandro Elissagaray, titulada La Poesía de los ´80 y publicada por Ediciones Nueva Generación a fines de 2002, que incluye a 22 autores, discriminados por su relación de pertenencia a distintas banderías estéticas de la época o bien por su condición de autores “independientes” de esas mismas propuestas. El precedente inmediato es Signos Vitales. Una Antología Poética de los Ochenta, de Daniel Fara, publicada por Editorial Martin a comienzos del mismo año, y que abarca a 6 poetas exclusivamente independientes.
En el caso de la obra de Elissagaray, el intento es el de abarcar todo el fenómeno generacional mediante una categorización que divide a la producción del período en cinco campos. Son éstos el Setenta Tardío, el Experimentalismo, el Neobjetivismo, el Neorromaticismo y (el segmento más numeroso del conjunto) los Independientes.
El Setenta Tardío, siempre según Alejandro Elissagaray, se divide a su vez en dos subcategorías: la social y la urbana, caracterizada la primera como aquella en que “confluyen tendencias de la poesía social con origen directo en la estética del setenta, aunque bien decantado por el rumbo de la década posterior” (op. cit.). Agrega Elissagaray, respecto de la otra subcategoría, la urbana, a autores que ”proponían una alternativa estética vinculada con el coloquialismo, acendradamente urbana, no latinoamericanista y con mayor predominio de la ironía y el humor como recursos literarios” (ibidem). Respecto de la segunda categoría, el Experimentalismo, el autor lo remite en su aspecto neoconcretista a los autores agrupados bajo la revista Xul, fundada a comienzos de la década por Jorge Santiago Perednik, aunque señalando una subdivisión, de corte neobarroco, influida por Lezama Lima y “más lejanamente por Luis de Góngora y Argote”. Respecto del Neobjetivismo, señala Elissagaray que su propuesta “giraba alrededor de un estética que lleva las señales de la prosa al discurso poético” y que los representantes de esta tendencia son los poetas nucleados en torno a la revista Diario de Poesía, fundada en 1986 y que ha llegado a la actualidad. Caracteriza Elissagaray al Neorromanticismo como “atribuido a los poetas reunidos alrededor de la revista Ultimo Reino, fundada en 1979, fuertemente influidos por el romanticismo alemán, en especial por las obras de Novalis y Hölderlin”.
Respecto de los independientes, Elissagaray se limita a brindar 24 nombres de autores, con la aclaración de que los menciona entre otros que pertenecerían a la misma corriente.
Quien sí arriesga algo más cercano a una definición de este segmento es el citado Daniel Fara, quien afirma “la independencia es esa posibilidad de reconocer peculiarmente un pathos que, desde antiguo, nos afecta a todos, es el combate que sucede al reconocimiento, es la cicatriz que resulta de vencer con palabras, hasta el momento, ajenas. O bien, a efectos prácticos, es saber qué hacer con las influencias, con todos los rangos de influencias, desde la voz irresistible de los clásicos hasta el estilo del propio libro anterior, desde el llamado de la calle hasta la convocatoria implícita en cada sueño. Y, least but not last -porque el tema es interminable y todo lo que se agregue será siempre mínimo-, es saber también que las escuelas, los movimientos, las tendencias, al menos hasta hoy, sólo han servido para subrayar los méritos de los que nunca se ajustaron del todo a sus pautas (pero tampoco desconocieron las convergencias culturales que les dieron origen)” (opus cit.). Según estos dos trabajos, cabría hacer una división mayor de la generación del 80 entre dos partes: la una compuesta por los autores agrupados en las cuatro primeras categorías señaladas por Elissagaray y la otra por la quinta división, los independientes, mencionados por Elissagaray y reseñados por Fara en el párrafo transcripto. Como punto de partida, con la perspectiva histórica que dan los más de veinte años transcurridos desde la aparición de los primeros libros de esta generación  y el aporte de los trabajos de Fara y Elissagaray, se puede comenzar a vislumbrar las realidades, mentiras y adulteraciones, así como los logros reales y autores principales -siempre con la perspectiva que sólo da el tiempo y la obra publicada- de ese fenómeno que es la generación de los 80.

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GABRIEL IMPAGLIONE

Nació en Buenos Aires en 1958. Actualmente reside en Italia. Obra poética: Echarle pájaros al Mundo (1994); Breviario de Cartografía Mágica (2002); Poemas Quietos (2002), Todas las voces una voz (2002), Bagdad y otros poemas (2003); Letrarios de Utópolis (2004). Cuentapájaros (2004) y Explicaciones con mar (2007), entre otros.

Hombre que tira de carro

1.
El hambre a veces brilla reloj de oro,
se suma al coro de plata de las espaldas rotas
de sudor inútil,
brota vía láctea
desde infinito ignoto que se llama tristeza.

No hay cansancio más feroz que el de la espera del pan.
El hombre se convierte en presa de sí mismo
y vuelca sobre sus brazos andanadas de colmillo.

Despojo trashumante cercado de carroñeros
artífices del luto de la tierra muerta.

2.
Vi el cuerpo de espejo de un hombre asno
hundirse en el gentío de una estación de trenes.
No pisaba sobre pies descalzos
sino también sobre ruedas oxidadas
y brazos que llegaban más allá del límite
para abrazar una caja de lata machucada.
Viaje de ida con hijos en la carga.
Hombre asno sudando hambre
brilla en el hambre transpirado,
su cuerpo desnudo es una vara de agua.

Cierto resplandor agónico
de esperanza.
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GUILERMO PILIA

Nació en La Plata, Provincia de Buenos Aires, en 1958. Obra poética: Arsénico (1979), Enésimo triunfo (1980), Río nuestro (1986), Cazadores nocturnos (1990), Huesos de la memoria (1996), Caballo de Guernica (2001), Opera flamenca (2003), Herido por el agua (2005).

 

sobre ciertos ángeles niños

                                              Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier...
                                                                                                                           Rimbaud

Angeles de mármol, ¿era acaso el cielo
un lugar sin esperanza? En medio de la fuente
de aguas verdosas, peces y camalotes,
ofrecieron sus formas al almagre,
prefirieron la sombra de la palma,
el descanso del viajero.

Tal vez esta inmovilidad en la que los vemos sumidos,
ángeles de mármol, sea una loca carrera
comparada con la desesperante inmovilidad de lo eterno.
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MONICA TRACEY

Nació en Junín, Provincia de Buenos Aires, en 1953. Obra poética : A pesar de los dioses (1981), Celebración errante (1987), Hablar de lo que se ama (1990) y Hablo en lenguas (1999).

 

Hablo en lenguas

Hablo en lenguas
sin pelos
con las señas de un rostro que se oculta
detrás del rostro
que aparece entre las señas.
La misma noche
nada dice nada de nada
una culebra
dos
más
todas
en el mismo balde.
El centro de la caracola
dispara su espiral
la extingue.
El cuerpo
en mi rostro
aparece tu rostro
la piedra de toque
imposible la simetría
impensable de ser y no ser
la mano oprime su versión helada.
Eco de una lengua
en otra lengua
que se mueve
como culebra
en balde

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VICTOR REDONDO
Nació en Buenos Aires en 1953. Obra poética : Poemas a la maga (1977), Homenajes (1980), Circe, cuaderno de trabajo (1979-1984) (1985), Mercado de ópera (1989).

Opera prima

Dos mujeres bajo la luz conversan
cinturón de plata ciñendo
nadie habrá entre plata y piel
dos mujeres conversan bajo el abanico dorado del aire
palabras similares para cinturón y piel
“nadie como el oscuro”
bajo la luz conversan

y de lo cierto incierta palabra dará testimonio

dará una hermana muerta
envuelta en el collar de sus ojos

cuando acuerden será sobre algo que no existe

las dos mujeres que conversan
abren en el aire del dorado abanico
a ese nadie que plata y piel transita
buscando no repetir lo irrepetible

simulaban siempre otra existencia
la que era otra y otras en las que eran
El sentido de las canciones
¿pero dicen visión?
Dicen lo que dicen.

Dos mujeres.
O dos.
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ESTEBAN MOORE

Nació en Buenos Aires en 1952. Obra poética : La noche en llamas (1982); Providencia terrenal (1983), Con Bogey en Casablanca (1987), Poemas 1982-1987 (1988), Tiempos que van (1994), Instantáneas de fin de siglo (1999), Partes Mínimas (1999), Partes Mínimas y otros poemas (2003), Antología poética (2004), entre otros.

en lo profundo de la noche

el agua contenida en la pava
hierve sobre el fuego
en la noche todo es silencio
cada uno de nuestros dioses goza
la otorgada quietud de la noche
en el que una multitud
de cuerpos sin rostro
se desplaza en las sombras
el ardiente metal de la pava
separa las llamas del fuego
de los borbotones del agua
los cuerpos no hacen ruido
sus pisadas
nunca retumbarán en tus oídos
en el silencio
nadie
nadie responde
a los nombres que lento repito
la multitud de cuerpos desnudos
se desliza en las tinieblas
en la negra noche eterna
siempre abismal
donde el silencio crece
como un dios
todavía desconocido.

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MARIO SAMPAOLESI

Nació en 1955 en Buenos Aires. Obra poética : Cielo primitivo (1981), La belleza de lo lejano (1986), La lluvia sin sombra (1992), El honor es mío (1992), Puntos de colapso (1999), Miniaturas eróticas (2003).

(...)
Fue será una quietud apartada de todo, desprovista de todo: una postura recta que se separa del concepto de lo otro: se sumerge en su identidad, en su esencia sin lenguaje, sin trascendencia.
Sólo el sentido último del vacío; el ritmo de ese vacío contiene al silencio y con su potencia desflora, deshoja :
provoca el otoño, modifica la aurora.

 

(...)
La formación, la parte, el conjunto, la identidad, lo que indica y señala: provocan.
Aún con su precario atractivo, la intemperie del vuelo advierte sobre la posible potencia de esa carne, de esa densidad que se aloja alojaría en alguna de las infinitas formas de lo creado:
idea de saciedad, de despojo, de frecuencia.
Únicamente existe la posibilidad de múltiples combinaciones, encuentros, puntos de colapso, estallidos.

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CARLOS BARBARITO
Nació en Pergamino, Provincia de Buenos Aires, en 1955. Obra poética : Poesía quebrada (1984), Teatro de lirios (1985), Exodos y trenes (1987), Páginas del poeta flaco (1988), Caballos y otros poemas (1990), Bestiario de amor (1992), Viga bajo el agua (1992), Meninas/Desnudo y la máscara (1992), El peso de los días (1994), La luz y alguna cosa (1998), Desnuda materia (1999), Puntos de fuga (2002), La orilla desierta (2003), Amsterdam (2004), Piedra encerrada en piedra (2004), Les minutes qui passent (trad. Frie Flamend, 2005).

 

Cármides

A Estela Guedes

I
¿En sueños? Lenta lluvia de hojas
secas, que aún no concluye. Por el aire,
lo que sin dar sombra se difunde,
lo que sin luz aparente deslumbra.
Huye de sí mismo el pájaro. Queda
un vacío que nada ni nadie ocupa.
Es niebla cuanto cabe. Es papel,
reflejo, eco.
                     Una figura
en lo remoto se desdibuja.
Inútil esbozo, grito de animal
entre las llamas. ¿Hubo
cortina sin rasgadura,
mirada sin velo y, adelante,
agua con su cauce y desembocadura?

II
En silencio, con los ojos abiertos,
se sumerge. Sin testigos.
Lejos de los barcos pintados,
de los remos, del Pez
y los peces. Ahora
todo es tiempo, muerde los muros,
los hijos, arroja ceniza
sobre las ciudades.
En el fondo apenas una chispa.
Apenas algunas hojas secas,
un fruto que nadie come
en el aire se pudre.

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JORGE SANTIAGO PEREDNIK

Nació en Buenos Aires en 1952, donde falleció en 2012. Obra poética : Los mil micos (1979), El cuerpo del horror (1981), El shock de los lender (1985), Un pedazo del año (1986), El fin del no (1991) Variaciones pad- in (1996), La desconocida-Circo macedonista sobre "Adriana Buenos Aires" (1998).

Breve historia de los poetas contemporáneos

I
Los poetas del siglo diecinueve
pensaron que el océano no
    tenía fondo
que era el espejo convexo de un cielo no
convexo
    cóncavo
y que una piedra lanzada por un niño
  desde la escollera
  jamás dejaría de caer
el placer de encontrar cosas a la medida del hombre
cosas sin fondo, espantos metafísicos
  que una gota de semen echada en un volcán
  jamás dejaría de quemarnos

el niño Prometeo era Frankenstein hijo
y tenía miedo del fuego
     decía no, no
por el capricho de una mujer

Parimos sólo monstruos, golems
No hubo casa de buena piedra sobre el interminable agujero

     Para
los poetas del siglo diecisiete, orondos
la afirmación que niega la negación quedó negada y no sólo
la condena del dos
la cordura  ser ave o pez
El fabuloso Peng al que burlaban el tórtolo
y la cigarra su espejo
El fabuloso Kun, de un tamaño que nadie conocía
  Kun es Peng y no es
       lo real es femenino
    lo femenino es masculino y
y lo masculino no es. Así
sin el principio que fecunda
Lo fabuloso se ha perdido

En el siglo veintiuno las poetas pensaban en la virgen M.
sus o quedades  sus extrañas perversiones
  parir por el oído
escuchar ángeles   amar espíritus
prescindir de su esposo el varón
   entonces
como si el espejo fuera un pozo (o una poza) donde el cielo
  y la tierra se metieron
cOntestarOn cOn nO a tOdOs lOs Or f c Os
y ahora se lamentan: has errado (haz yerrado) bah

los curiosos vericuetos donde Eustaquio y Falopio se confunden

En el siglo dieciocho no hubo poetas
   hubo poemas
Las mujeres descubrieron que tenían alma y empezaron  a exhibirla
Los hombres dejaron de creer en Dios
   Grandes revoluciones derramaron
   periódicos ríos de sangre
Ellas guiaron la historia
querían ser lo que no eran
Los poemas son olvidables
El chiste, demasiado bueno, hizo una época

Los poetas en el siglo
veinte a veces con sigilo
sintieron que la i se evanescía
que bajaba y de algún modo con el tiempo
su propia esterilidad era
mera lituralidad,
cosa de la época,
y que la literalidad se perdía
La red soportaba al filósofo y lo volvía filósofa, poeta
le hacía decir hay orificios científicos y otros artísticos
mientras se balanceaba en la cadencia de las rimas
Sin embargo
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Thérèse Plantier

          Née à Nîmes, en 1911, Thérèse Plantier fut longtemps enseignante à Marseille, puis retirée à Faucon dans le Vaucluse. Elle commença à publier, en 1945, vivant passionnément le surréalisme. En 1964, Thérèse Plantier répondit avec délectation à l’enquête de la revue La Brèche sur les « représentations érotiques ». André Breton la complimenta pour sa réponse. Il avait d’ailleurs décelé en elle : « une violente volonté de vertige ». Plantier rétorqua : Je ne m’exprime qu’en surréaliste. Le temps n’est pas venu où l’on puisse s’exprimer autrement. Thérèse Plantier participa aux réunions surréalistes, au café La Promenade de Vénus et fut invitée chez André Breton, à Saint-Cirq-Lapopie (Lot). Thérèse Plantier prit ensuite ses distances, non avec Breton, mais avec son entourage, pour se rapprocher davantage du Pont de l’Epée de Guy Chambelland et de « la Poésie pour vivre » de Jean Breton.

            Liée d’une forte amitié à Simone de Beauvoir et à Violette Leduc (à qui elle écrira : « Vous écrivez comme Van Gogh peint »), Thérèse Plantier entreprit très tôt, comme l’a écrit son ami Jocelyne Curtil, une étude critique du  discours des hommes dans différents domaines : philosophie, anthropologie, ethnologie, sociologie… et se pencha sur les revendications féministes, pour édifier sa philosophie : le « fémonisme intégral », qu’elle mit en œuvre dans ses livres de poèmes, qui se veulent défense et illustration d’un langage spécifiquement « fémonin ». Du langage, instrument de l’asservissement des femmes, Plantier fit un instrument de libération. Appropriation-destruction-recréation du langage, telle est la triple voie qui donnera existence à l’être-femme. Plantier reprit l’assertion de Montaigne (« Les femmes n’ont pas tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont introduites sans elles »), pour affirmer : « Moi qui n’ai pu jusqu’ici me saisir par aucun concept, je contesterai globalement pensée, langage, culture (« il faut la détraquer, cette culture de commerçants, c’est-à-dire faire apparaître ce qu’elle est, un carrousel de mythes, une machine à décerveler, un écrabouilleur »), mœurs (« à chaque fois qu’est invoquée la morale – une rivière tranchée se convulse sans s’atteindre »), hideux gouvernements (« gouvernés avachis, les lois, les juridictions, les armées, les enseignants… »)

            Thérèse Plantier chercha à tout empoigner, tout transformer, tout malaxer, afin de démystifier toutes ces consolations que nous inventons pour survivre. Sa voix épousa celle des éléments : brise ou tornade. Ses vers, souvent courts, claquèrent au vent. De nombreux poèmes sont des récits oniriques, burlesques, des anecdotes à facettes, de style baroque, menées avec brio, fantaisie, humour. Le poète donne vie à tout ce qui l’entoure grâce à la magie du « survrai », si proche du surréel, d’un langage réinventé : « mire-œuf arsénio-sulfure », car le lieu de la parole est lieu de vie. Thérèse Plantier écrit aussi pour échapper à la mort, la narguer, la travestir, l’apprivoiser (« mots anti-mort, mort anti-mots »). Ainsi, par la parole, le poète transforme la mort en lumière ; la mort devient « cet espace – où s’éteignent les lampes – à mesure que grandit comme une ombre la lumière »). Femme-mots, Thérèse Plantier nous dit : « J’appartiens à mes paroles – je les donne – et ainsi me transporte ailleurs : même dans le puant aux varices bandées ». Bien qu’elle s’interroge : « L’amour ne serait-il pas contrainte, n’aurions-nous pas été contraints à l’amour ? Sans le savoir, sans le vouloir ? » Toute sa poésie est marquée au sceau de l’amour, « ce bruissant besoin ». Cette poésie scrute, palpe, décante la femme pour montrer la désintégration morale du monde, perverti par les hommes, tournant en ridicule la domination masculine pour libérer la femme de son aliénation culturelle. L’angoisse, la déchirure du temps, la mort, la destruction, la déchéance, ne trouvent guère d’antidotes, qu’en la révolte, l’amour charnel, l’écriture et la liberté.

            Une chose est cependant certaine, c’est que l’œuvre de Thérèse Plantier ne met pas à l’aise. Elle inquiète. N’avait-elle pas écrit : « Je veux me connaître par ces mots qui me dérobent à moi-même. »

            Signalons enfin que Thérèse Plantier, nature volcanique, aussi inégalable qu’ingérable, eut quatre maris. Le dernier, Robin Morlot, avait vingt-cinq ans, lorsqu’il fit sa rencontre (elle était alors âgée de soixante dix ans) : un garçon pour lequel je ne veux pas dormir – afin que mon cœur gronde et chauffe – comme un moteur extensible. Le « grand garçon fragile » se donna la mort, après la disparition du poète.

            Thérèse Plantier a publié des poèmes dans la 2ème série des HSE, revue qui fut la seule à signaler sa disparition et à lui rendre hommage. Thérèse Plantier fut également présentée (par Jean Breton) comme « Porteur de Feu » dans Les HSE 1 (3ème série, 1997). Un dossier (signé Jocelyne Curtil et Alice Colanis) lui a été consacré dans Les HSE 13/14 (3ème série, 2003).

            Thérèse Plantier est l’auteur d’une œuvre poétique maelström, géniale, originale et chaotique, qui compte parmi l’une des plus fortes de la poésie contemporaine. L’une des plus grandes Voix féminine du siècle, à nos yeux, avec Joyce Mansour, Claude de Burine et quelques autres.




Une ouverture vers la poésie mexicaine

Comme dans un éclair
je cesse de m’entendre :
    
silence

                 Carmen Boullosa

 

 

La très belle anthologie consacrée par Claude Beausoleil à la poésie mexicaine contemporaine est une belle façon de découvrir ce qu’a été cette poésie entre 1880 et la fin du 20e siècle. On la complètera utilement avec un récent numéro de la revue Inuits dans la Jungle, revue dirigée par Jacques Darras, Jean-Yves Reuzeau et Jean Portante et dont la qualité du travail doit être encore ici soulignée. Les 23 poètes mexicains contemporains sélectionnés par Victor Manuel Mendiola pour la revue, certains évidemment communs à ceux de l’anthologie de Beausoleil, permettent d’approcher au plus près de ce qui s’écrit maintenant au Mexique. Réunis, les deux livres offrent une perspective inégalée en langue française.  

Un siècle de poésie Mexicaine comporte des poèmes de 73 poètes. L’anthologie est structurée selon trois parties : les origines de la modernité, entrecroisements et voix de femmes. Elle s’ouvre par un texte posant les enjeux et l’historique de la poésie au Mexique, texte court mais d’une très grande utilité, très clair. La poésie n’est pas une affaire neuve au Mexique, bien au contraire. On pourrait affirmer sans risque de se tromper qu’elle a toujours fait partie de cet espace géographique que nous appelons « Mexique » mais qui fut longtemps, avant la conquête espagnole, indien. Pour l’anthologiste, elle plonge même ses racines dans un temps immémorial. Les civilisations aztèque, maya et purepecha vivaient dans un monde où le sacré, et la poésie qui lui est inhérente, faisait partie de la vie quotidienne. Le monde, l’univers et la vie ne s’appréhendaient pas autrement. La venue des espagnols a tout bouleversé. Il reste cependant des textes de Nezahuacóyotl, prince, philosophe, architecte et poète du 15e siècle. Un poète qui est toujours fortement présent dans l’âme poétique mexicaine contemporaine. On le rencontre partout à Mexico, son nom étant donné à toutes sortes d’édifices ou de rues. C’est une des deux figures puissantes de l’ancienne poésie « mexicaine ». La seconde est celle d‘une femme, Sor Juana Inés de la Cruz (1648-1695), et cela n’est pas sans expliquer à la fois la place des poètes femmes dans l’anthologie comme dans la réalité de la poésie mexicaine contemporaine. Une place qui tient au rôle tenu par la poète du 17e siècle mais aussi au talent et à la violence extraordinaire de cette poésie féminine. La poésie de Sor Juana Inés de la Cruz, comme sa vie, fut poésie de lutte pour l’existence de la voix des femmes. Elle a été entendue :

 

Lumière
de Mónica Mansour

 

le vendredi à sept heures du soir
par toutes les portes entre
un flamboiement
pour célébrer la création du monde
chaque septième jour la mer de lumière
se prête de nouveau à la terre
pour que l’on puisse distinguer ses formes
pour que l’on continue à leur donner
chaque jour un nouveau nom
le vendredi à sept heures du soir
tu es morte
en regardant vers la porte
et la lumière t’a inondée

depuis un cercueil en bois
arbre creux endormi
ton corps retournera
dans un drap blanc
à l’ombre fraîche de la terre

les gens déambulent
chuchotent, se regardent
nul ne sait que faire de la mort, ma sœur
nul ne sait que faire de ta mort

sous les cyprès au sommet de la montagne
près des nuages et du silence
le regard se prolonge vers la clarté
six femmes lavent ta peau
elles l’honorent pour la dernière fois
elles prient pour le corps et l’âme
l’eau claire qui le purifie

nous déchirons nos robes à l’endroit du cœur

je marche lentement derrière le cercueil de pin
vers la grotte où tu habiteras
le rabbin murmure
l’un après l’autre nous jetons une pelletée de terre noire
afin de revêtir le cercueil nu
et d’y déposer un caillou
les pierres t’accompagneront tout au long du chemin
médiatrices parfaites rédemptrices
dure barrière d’humidité de feu
pour que tu ne perdes pas ton chemin
pour que tu ne reviennes pas
j’aurais préférer garder la texture de la terre
poudre du caillou que je t’ai déposée en offrande
mais les vivants ont l’obligation de laver la mort
de la laisser à sa place
chaque pierre un fondement de ta nouvelle maison

sept jours de prières pour que l’âme dise adieu
sept jours pour qu’elle parte en paix
sept jours de cauchemar
assis par terre
près de la terre où tu reposes
les miroirs sont voilés
l’âme ne voit pas son image
les proches ne regardent pas leur deuil
les couronnes de pain en cercles parfaits
attrapent en leur centre le vide
pur et protecteur
mémoire

la vie s’inventera tous les jours
les proches retourneront dans le monde
les miroirs seront dévoilés

aleha ha-shalom

[traduit par Randolph Gilbert et Adrien Pellaumail]

 

 Mais l’approche de la modernité se fait à partir du 19e siècle. Ce siècle est romantique ici comme ailleurs. La poésie voit surgir des figures légendaires tout en se « nationalisant » quelque peu, pour cause de guerre entre le Mexique et les Etats-Unis, guerre qui conduit à la cession par le premier de ce qui est devenu le sud des Etats-Unis. S’ajoute à ce versant, un romantisme plus sombre. Nous indiquons cela pour une seule raison : la modernité poétique mexicaine est née face au romantisme du 19e siècle, une modernité directement sous l’égide des conceptions de Rubén Darío [cf, l’article de Sophie d’Alençon sur ce poète : http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/rub%C3%A9n-dario-azul/sophie-dalen%C3%A7 ]. Avec une France et un Paris idéalisés. Mais ce sont surtout José Luis Tablada et Ramón López Velarde qui font entrer la poésie mexicaine dans ce que nous nommons « modernité ». Avec eux, on écoutera Satie et on lira Apollinaire ou Cendrars à Mexico. Et le haïku pénétrera la poésie mexicaine. Les temps sont à l’ouverture au monde, et à l’enrichissement par l’extérieur. Le tout sur fond de bouleversement des codes poétiques, lequel traduit encore l’influence de Darío. Avec le recul, ces poésies ne paraissent pas être les plus intéressantes de la poésie mexicaine contemporaine.

Les vraies évolutions datent de 1928 et de la publication de L’Anthologie de la poésie mexicaine moderne, de Jorge Cuesta. C’est sans aucun doute l’acte de naissance véritable de la modernité poétique au Mexique. Écoutons Claude Beausoleil : « Proposant de nouvelles voix, faisant des choix controversés, passant sous silence des ténors de l’époque, le jeune poète de vingt-cinq ans donne un panorama de la poésie mexicaine tissé de risques ». Comment pourrions-nous ne pas apprécier cette figure ? Et plus loin : « À partir de la publication de cette anthologie, la poésie nationale change de figure, tout bascule. Une distance critique sera la marque de ces Contemporáneos réclamant pour la poésie mexicaine un investissement du travail formel et une ouverture aux littératures d’autres langues et d’autres cultures ». Nous sommes au Mexique en 1928. On croirait presque entendre parler de Recours au Poème, en France, aujourd’hui. Les principaux membres de cette réunion de solitaires sont Xavier Villaurrutia, Salvador Novo, Carlos Pellicer ou José Gorostiza.

 

Poésie
De Xavier Villaurrutia

 

Tu es la présence avec laquelle je parle
tout à coup, seul à seul.
Ce sont les mots qui te forment,
ceux qui sortent du silence
et de la mare de rêve dans laquelle je me noie
libre jusqu’au réveil.

Ta main métallique
durcit l’urgence de ma main
et conduit la plume
qui trace sur le papier son littoral.

Ta voix, lieu de l’écho,
est le rebondissement de ma voix sur le mur,
et sur ta peau en miroir
je me regarde me regardant parmi mille Argos
pendant de longues secondes.

Mais le moindre bruit te fait fuir
et je te vois sortir
par la porte du livre
ou par l’atlas du plafond,
par les planches du plancher,
ou la page du miroir,
et tu me laisses
sans vie sans voix et sans visage,
sans masque comme un homme nu
en pleine rue des regards.

 

Claude Beausoleil toujours : « Pour les Contemporáneos, le poète est seul, son poème est l’épreuve et la preuve éthique de son questionnement. Pas de chant à la patrie, pas de sentimentalisme exacerbé, mais une exigence, une lucidité dans la réflexion. Le corps, la mort, le désir et leur transcendance sont des thématiques que cette poésie condense avec une extrême tension ». Cette démarche a été la cible de vives attaques, on leur reprochait de n’être pas assez mexicains. Il y a toujours cette sorte de prétention, dans tous les pays, chez les tenants de l’institution poétique, à détenir le « graal ». On trouve cela aussi en France aujourd’hui, une sorte de « foi » en la supériorité des bouleversements poétiques issus de poésies francophones, et même française, Mallarmé, Rimbaud. Ceux qui n’ont pas « eu » Mallarmé et Rimbaud, pffff… Drôle d’ambiance, très française. Quelque chose de petitement médiocre. Il est tout de même très étonnant que cette propension à une sorte de nationalisme poétique irrigue certains versants gauchisants du milieu poétique. Comme à toutes les époques, les poètes extérieurs à la muséification de leur poésie nationale ont subi au Mexique de sordides procès en légitimité. Allons, allons, messieurs, n’est légitime que ce qui s’impose. La trace des adversaires des Contemporáneos s’est un peu effacée. Il reste ceci : avec ces poètes, le langage et le poème deviennent le seul recours.

Octavio Paz naît et émerge de cet univers. Il est aux yeux du monde et sans conteste le poète mexicain par excellence. Avec lui, la poésie mexicaine est partie prenante du monde : « La langue est la seule patrie du poète ». Et ce poète est engagé dans la vie politique et sociale, attaqué en conséquence. Il y a du Hugo dans le mode d’être de Paz.

Le poète est au monde. Toujours. Et en même temps il n’est pas de ce monde. Pas entièrement du moins. Sans quoi il n’est pas poète.

 

Dire : Faire, I
De Octavio Paz

 

Parmi ce que je vois et dis,
parmi ce que je dis et tais,
parmi ce que je tais et rêve,
parmi ce que je rêve et oublie,
la poésie.
         Se glisse
parmi le oui et le non
         dit
ce que je tais,
          tait
ce que je dis,
          rêve
ce que j’oublie.
         Ce n’est pas un dire :
c’est un faire.
          c’est un faire
qui est un dire.
          La poésie
se dit et s’entend :
          est réelle.
Et à peine dis-je
          est réelle
se dissipe.
Est-elle plus réelle ainsi ?

Ce qui ne signifie aucunement manquer d’humour :

 

Hauteur
de Efraín Huerta

Je suis
Exactement
À
Un mètre
Et 74 centimètres
Au-dessus
                                   Du
                                   Niveau
                                   Du mal.

 

Et ce rapport poétique au monde se prolonge à la fin du siècle passé en ce début de 21e siècle. C’est ce qui ressort fortement de la lecture des 23 poètes mexicains proposée par la revue Inuits dans la Jungle.




Lettre d’un jeune poète à Jacques Dupin

            Nous souffrons dans notre langue moins douloureusement que dans notre corps. Arrimés à notre étendue si rudement heurtée par les choses sous les modes les plus divers, nous pouvons douter, même en écrivain, des ressources de la langue. Pourtant, les sacrifices que nous osons souvent lui faire, par exemple sous forme de poèmes, pour lui dérober quelques boussoles, mesure de notre liberté aride et qui seront autant de chemins singuliers dépliés devant nos yeux myopes, ils sont notre nécessité, à nous aussi jeunes poètes.

             Les moyens dont nous disposons pour fortifier notre sens – comment le dire ? –, solidifier notre ancrage dans le monde, sont précaires, mais leur simplicité correspond bien à mon désir d’unité – car celle-ci a éclaté. En cela déjà je reste peut-être insoumis à la langue qui nous oppresse - langue des martyrs du sens, langue vidée de sa substantifique valeur, langue avare de langue et toute entière à la communication. Le désir d’unité pour sa vie, c’est-à-dire d’être auprès de sa vérité propre, constitue pour moi le ferment de la nécessité d’écrire.

             Je ressens le besoin de vous dire mon sentiment au sujet de l’acte poétique et d’une de ses difficultés, de disposer ici en ordre pour moi certaines de mes pensées en m’appuyant sur votre épaule. De cadet à aîné. Je m’oriente dans mes interrogations à l’aide précieuse de votre voix profonde ; j’avance, avec vous auprès de mes pensées en place d’aîné. Car la parole de nos aînés nous accompagne dans nos épreuves, nos doutes, dans les chemins que nous choisissons pour nous construire, conscients qu’ils ont été premièrement empruntés par d’autres.

             Il y a en particulier une forme de violence dans l’acte poétique – et donc dans les poèmes eux-mêmes – et que je reconnais également mienne, mais qui continue pourtant à m’interroger. Peut-être à cause du primat que je donne dans ma vie à une forme de douceur (entendue comme storgè, qui désignait pour les anciens Grecs la bienveillance solide qui prend soin), ou à cause de l’accumulation du sordide dans notre monde. Du sordide, en plus des ruines sur lesquelles pourtant il m’incombe aussi, en jeune poète, de tenter de bâtir. Cette question rejoint donc celle de la transmission, cruciale pour moi.

             Je pense à ce soudain glissement dans une sorte de néant du sens qui serait à habiter pour le dépasser, et que connaissent ceux qui écrivent. Il s’agit d’une manière de force qui nous porte à dire, certes, mais aussi d’une volonté impérieuse de traverser ou transpercer une réalité qui serait apparemment donnée d’emblée : la détruire pour la révéler sous un jour différent, transfigurée. Cette expérience de l’écriture, difficile à évoquer comme telle – autrement qu’à travers des œuvres –, nous la reconnaissons bien, mais j’essaye d’en dire quelque chose car le principe de violence sur lequel je désire revenir en semble inséparable.

            L’expérience est éprouvée dans le danger. La poésie met en danger la langue pour offrir à l’esprit des chemins de traverse, de nouveaux horizons de sens. Votre écriture représente pour moi l’expression poétique de cette activité la plus singulière, par sa puissance et sa conviction jamais démenties. Ce que vos mots sont à mes oreilles assourdissants, dans ma bouche, acides, sous mes doigts, rugueux, devant mes yeux, lumineux, à travers mes narines, même, persistants ! À, dans, sous, devant, à travers : votre patient labeur transforme les mots choisis en ce volume extraordinaire qui constitue votre œuvre. Lisières calcinées, crêtes escarpées, torrents assoiffés, fosses lugubres – toutes les versions de la blessure.

             Votre art de poète est celui du trappeur. Homme qui se risque dans les contrées toujours méconnues  de sa langue sauvage (de sa lande), en éclaireur au devant de soi, pour soi-même et pour les autres qui lui en seront parfois reconnaissants (mais qu’importe ?). Homme qui acquiert bonne connaissance de son pays, le parcourt, en explore les reliefs et les étendues constamment altérées par les saisons. Quel est son agir ? Poser des mots-balises où il le peut et s’il le désire, et il ne le peut pas toujours même s’il le désire. En bon géomètre, il cartographie un territoire qui lui est propre mais qu’il ne possède pas. Mais son agir, c’est autant poser des mots-bombes, car il ne peut créer sans dégager l’espace nécessaire à cet acte : se débarrasser des si nombreuses entraves à la liberté. L’effort est pénible, le corps, que l’on imagine souvent amorphe et préservé dans l’écriture, est mobilisé tout entier et rudoyé par les éclats de pierres et les bourrasques, le néant toujours proche et la solitude parfois. Mais n’est-ce pas là encore le prix de blessures inconsolables, de la sensibilité ?

             L’artiste est homme à faire des choix. Il existe des choses à faire naître ou à conserver, d’autres à abîmer ou à détruire, mais, écosystème inversé, l’exigence capitale me semble être celle de parvenir à une reconduction constante d’une dynamique de déséquilibre, singulière pour chaque artiste. Mouvement intrinsèquement double, spéculatif, de la relève (die Aufhebung dit-on en langue allemande), que Hegel parvint à thématiser en philosophe. Elle se situerait ici, la violence de la création.

             Je suis et resterai votre jeune cadet. Vous n’êtes pas à mes yeux le maître proférant du haut de sa chaire, mais l’aîné parti depuis toujours d’un foyer que je ne peux connaître. Je sens pourtant que vous êtes parti relever des défis héroïques, comme les plus jeunes les attribuent volontiers à leurs parents ; pour moi point seulement par fierté et amour : vous vous êtes effectivement retiré (« nous effacer », écrivez-vous dans Coudrier) dans les profondeurs inattendues du langage que vous avez osé pénétrer.

             Et bien sûr, face à mes propres défis intérieurs, qui exigent du courage et leur pesant de douleur, et auxquels je sais devoir me confronter si c’est à travers des mots, je sollicite votre présence.

            D’abord seul et parfois démuni avant mon épreuve, je redoute de ne point finalement parvenir à faire jaillir une vérité nouvelle du gouffre qui me fascine et me domine. Les appuis, je les cherche derrière moi, les yeux d’abord aveugles. Mais rien : je suis seul, je dois l’être. Il n’y a pas d’autre zone d’échange avec votre force que vos poèmes eux-mêmes, qui sont intégralement aux prises avec leurs propres interrogations – violentes convulsions gestatoires.

            Il me faut endurer cet état nécessaire de solitude dans l’acte d’écrire. Votre soutien ne me viendra pas de paroles personnelles qui pourraient paraître réconfortantes ; votre silence me renvoie au contraire à la première et la plus haute exigence du poète : celle de trouver le courage d’affronter nu l’inconnu en soi pour qu’il émerge dans sa langue. Et je crois cette exigence profondément morale.

             Vous vous manifestez en ne vous manifestant pas ; la forme de transmission que je peux recevoir de votre personne ne trouve sa source que dans l’absence.

             Je parlais de la chère storgè grecque. Le sens si prégnant pour moi de votre absence doit bien être une telle bienveillance, une telle responsabilité envers l’autre. Le propre du père qui veille à préserver les choses les plus importantes : la parole et l’insoumission, dont nous pourrons hériter ; le père qui veille sur les conditions de vie plutôt que directement sur les vies elles-mêmes, même si cela doit nous coûter et lui coûter peut-être, l’affection.

             De cela, Monsieur, je souhaite vous remercier.

            Car nos vies et le monde, présents et à venir, réclament que nous continuions à faire advenir une langue qui autorise la poésie. Mais ce tracé des mots qui est notre devoir, vous le dites depuis toujours et je le rappelais, ne se fera pas sans alimenter une force qui sera autant destructrice que créatrice. Et alors bien sûr la figure du parricide représente par excellence la condition de toute fondation. Je tremble ainsi qu’un jour quelqu’un ou quelque chose de plus fort que je ne le suis aujourd’hui soit amené à vous tuer à votre tour. Avec une lame lumineuse, de miel – mais un miel amer et sombre, comme celui de châtaigniers.

 

décembre 2007
(1ere parution dans Arpa, n°98, avril 2010)