6 regards sur l’Afrique en 6 poèmes
Choix personnel établi par Fabien Desur
Choix personnel établi par Fabien Desur
C’est la poésie seule qui témoigne de l’homme sur la terre, et c’est encore elle qui rend probable la supposition de sa vie illimitée dans le temps et dans l’espace, la mort n’étant que la réalisation dernière de la poétique inhérente au sang de l’homme. Nous disons que là où l’homme n’est plus la poésie ne signifie rien et qu’il est absurde de lui accorder la moindre vraisemblance d’être hors de notre atmosphère humaine.
Dès maintenant, il est manifeste que cette poésie vécue et ressentie vitalement, méconnaît absolument, pour s’en soucier fort peu, les déviations pathologiques qui ont nom esthétique, littérature ou autres, et qu’un monde désensibilisé par l’usage quotidien et machinal de sentiments réduits aux fantômes de leurs propres ombres lui a imposées envers et contre les poètes ; tant et si bien que pour le plus grand nombre, ce qui est l’essence même de l’homme, ce qui lui donne seul le devoir et le droit donc de vivre et d’être libre, se confond, de la façon la plus déplorable par ses conséquences, avec une certaine manière avantageuse de pleurnicher, de susurrer, de bêtifier, d’invoquer et d’évoquer, de mimer des grimaces d’amour qui ressemblent si peu au vrai visage qu’elles suffisent à dégoûter les plus délicats d’entre nous de ce qui fait pourtant notre grandeur et notre preuve.
Car la poésie dont nous parlons est un aveu, un départ ; elle est avant tout EMOTION, cette poésie pour laquelle nous luttons tous en fin de compte, les uns consciemment, la tête haute et inébranlable, sans rien épargner de nos lumières ni de notre sang jusqu’à notre mort qui est le point culminant de notre douleur – et nous n’avons plus rien à envier aux héros usuels dont la figure est bien pâle et minuscule à côté de la nôtre. Les autres sans le savoir, dans leur ignorance, nomment de tous les noms ce qui n’en a qu’un, total, et qui suffit à traduire tous les gestes de l’homme et de la vie.
Cette émotion est la cime de nos émotions, de notre solitude et de notre amour. Car l’homme a dû d’abord prendre conscience de sa solitude au centre de tout et donc de son infinité, pour sentir ce qui dans sa fibre intime est devenu plus tard l’amour, par qui finalement il s’est révélé le POETE.
La poésie est désert. Par là-même, elle est aisément peuplée et au-delà de toute imagination dans les limites où le pouvoir imaginatif n’a apporté jusqu’ici que de la confusion. Or c’est le caractère le plus net de la poésie que tout y est clair, que tout y crève les yeux. Les couleurs, les bruits s’y poursuivent et s’y échangent par la seule volonté de l’homme qui véritablement y règne : il ne lui faut qu’ouvrir les yeux pour dérouler ses émotions, dresser le jour où il veut le voir, semer les étoiles dans les lits, faire se lever les sources ; il ne lui faut que lever le petit doigt pour que les arbres prennent des poses durables, pour que le ciel liquide reflète les nuages rétifs de son cerveau ; il n’a qu’à desserrer les lèvres pour que s’enlacent tous les vents du vide. Là, l’homme est le maître de ses rêves qui sont toutes ses volontés, ses prétentions n’ont plus rien d’exagéré, il a enfin les mains propres, les yeux lavés ; ses regards ignorent les angles dans cette étendue où chaque objet s’arrondit et se colore à l’image du cristal.
La poésie est nue ; elle a besoin d’être visible ; aussi on comprend qu’elle n’ait pu guère s’accommoder des vêtements étriqués que bon gré mal gré, on lui a infligés dans son enfance pour l’étouffer plus sûrement, et priver l’homme du plus sûr moyen qu’il avait d’atteindre sa taille, « la taille immense de l’homme », et de conquérir sa liberté, la solitude et l’amour. Aujourd’hui, elle sait qu’il n’est pour être vrai que d’être nu comme l’est l’amour qui se connaît.
La poésie est une extase. Une tension extrême de tout l’être hors de lui-même vers sa vérité, qu’elle nous arrache enfin des cris terribles et magnifiques qui étonnent nos oreilles, si sourdes depuis le temps ; des cris qui renversent, des cris qui brisent les vitres et les portes toujours fermées des maisons vides ; des cris qui peuvent bien s’exténuer et se ruiner, mais dont il reste toujours assez d’éclats dans l’air pour que nous nous entendions au moins une fois aimer et vivre, pour que nous entendions ces cris qui ne nous appartiennent plus dès qu’ils ont quitté nos lèvres, qui ne sont plus à personne parce qu’ils sont ceux de l’homme dans la solitude et dans l’amour.
La poésie poursuit, aujourd’hui comme hier et toujours, la libération parallèle – l’un par l’autre et l’un dans l’autre et pour le bénéfice de l’un et de l’autre - de l’homme et de l’univers, l’émancipation en quelque sorte concentrique du monde intérieur et du monde sensible, de la réalité utile et de la réalité imaginative, de la matière (ou de la chair) et de l’esprit. Par leur mutuelle connaissance (connaître : naître avec ; naître ou venir au monde en même temps que…) et la réciprocité de la création, l’un ajoutant à l’autre la conscience qu’il en a, par leur compréhension.
Nous ne disons pas que l’unité doive triompher de la singularité et réduire les degrés variés de la ressemblance. Il n’y a pas de poèmes, de tableaux, de musiques réalistes, idéalistes, matérialistes ou autres. Il y a des poèmes, des tableaux, la musique. Il y a en fin de compte la poésie et rien d’autre. Tout ou rien.
Il est, paraît-il, des poètes qui soumettent des ébauches à une plus ou moins longue incubation. Il est, paraît-il, des poètes qui couvent. (Au métier qui s’y voit, dit-on, on juge l’ouvrage.) On les appelle aussi, ajoute-t-on, des ovipares, ou les couseuses. Les autres mettent au monde des poèmes bien vivants, clairvoyants, turbulents, terribles. Ce sont les poètes mammifères, les vivipares. Et puis non, il n’y a pas des poètes ovipares et des poètes vivipares. Il y a les poètes vivipares ou personne. C’est-à-dire encore tout ou rien. Je n’ai pas dit que le métier n’existe pas. Le métier est une fonction et non l’application d’une leçon. Une fonction, j’insiste, et non une gymnastique.
Le poète ordonne son univers, où tout l’entretient de lui et de tout.
Connaître une chose ou un être, c’est participer à sa vie essentielle, abstraction faite des idées ou des sentiments, des appréciations qui peuvent s’attacher à sa forme extérieure ; c’est voir par ses yeux ; c’est absolument, voir et se faire voir, c’est montrer, c’est devenir cet être ou cette chose, c’est s’incarner.
Connaître, c’est finalement multiplier les liens de la vision, de la sensation, ceux de l’émotion, c’est unir fortement l’être qui voit à celui ou ce qui est vu, l’être qui sent à celui ou ce qui est senti où ressenti. Connaître, c’est donc aussi bien aimer que haïr, selon le degré de faveur ou de défaveur qu’implique votre consentement, votre avidité ou votre refus.
Une telle unité si soudain résolue, une telle fluidité à la fois, de la part de l’être qui ne désire rien tant que « d’être possédé », plutôt que de « posséder », une telle résolution du « moi » sensible et du monde extérieur, d’une durée si brève soit-elle, si rarement qu’elle se produise, ne peut manquer de créer chez qui la réalise fermement, violemment, aussi bien en lui que hors de lui, par rayonnement, comme cela pouvait avoir lieu dans les « oracles » antiques, une joie délirante infiniment exaltante, irrésistible, constructrice, exceptionnellement fécondante. Ce sont ces moments, entre tous rares et précieux, où la vie volcanique brutalement incendiée se dégage des laves de la nuit, où le génie du sang terrasse la lueur minutieuse du temps épargné. Ce sont ces moments seuls où nous gagnons enfin la partie contre le désespoir sans nous dérober à les reproduire le plus souvent, le plus « espérément » possible. C’est cette joie, tant que l’on voudra « folle » (je ne veux pas lui donner d’autre nom), c’est cette joie que, victorieusement, sur la trace de mes émotions qu’il m’a plu de suivre contre toute attente, j’oppose au bonheur.
L’extrême facilité pour chaque individu de communiquer sensiblement avec les êtres et les choses, de se reconnaître en elles ou de les reconnaître en lui, l’incline rapidement à faire de lui-même le centre de l’univers (parce qu’il le « pense ») et, par un bien compréhensible raisonnement par l’absurde, à ne pas tolérer (ou, pour les meilleurs, à ne tolérer que bien à contre cœur) la coexistence de plusieurs centres.
Il ne s’agit d’ailleurs que d’une erreur d’interprétation : la réalité étant que ce n’est pas l’homme qui se trouve être le centre de l’univers (même le plus subjectivement pensé), mais que bien au contraire, c’est l’univers qui se révèle de plus en plus être le centre de gravitation de l’homme, le lieu cosmique, en quelque sorte, de toutes ses forces.
La musique peut donner l’incipit au poète. Ainsi L’Adieu du Chant de la terre de Mahler (1907), chanté par Kathleen Ferrier, est la matrice du poème « A la voix de Kathleen Ferrier » dans Hier régnant désert (1958) d’Yves Bonnefoy et du poème « Chant de la terre » de Jouve dans Moires (1962-64). Mais il n’est pas forcément nécessaire, pour qu’elle donne l’impulsion, que la musique prenne la forme d’une œuvre entière. Une cellule musicale minimale, parfois infinitésimale, peut suffire. S’il n’y a pas, dans l'oeuvre de Bonnefoy, de traces de l'engendrement d'un poème par l'écoute d'un seul accord (comme par exemple, chez Cendrars, l'accord de septième diminué - accord carrefour s’il en est - ou chez Gracq, l’accord de Tristan), il y a la preuve insistante de la mise au monde possible du livre par l'obsession d'un son. Aussi le recueil Dans le leurre du seuil (1975) a-t-il pour origine l'obsession d'un son monotone : « C'est alors que des mots surgissent (...) Des associations (...) L'idée de sifflement, de changement de hauteur d'un son monotone » écrit Bonnefoy dans Entretiens sur la poésie. Cette hantise du son monotone, qui a vocation initiatrice dans l'œuvre d’Yves Bonnefoy, peut être rapprochée du travail sur un son unique exploré par le compositeur italien contemporain Scelsi. Plus précisément encore, dans l'oeuvre de Bonnefoy, l’incipit peut être donné par une seule note : je pense à la mystérieuse note si dans le poème « Le sang, la note si » de Pierre écrite (1965). Si, selon Italo Calvino, « un poème vit aussi par son pouvoir de faire rayonner des hypothèses » (Pourquoi lire les classiques ?), la note si, par son énigme qu’il ne s'agit pas de dissiper mais d'approfondir, multiplie ce « pouvoir ».
Une hypothèse possible[1] est que cette note si peut être celle du Wozzeck de Berg, qui frappe par la fascination qu'elle exerce sur la poésie française du XXème siècle. La note si est d'abord l'une des pierres angulaires de l’oeuvre de Jouve dans son rapport à la musique. Jouve lui consacre des pages majeures dans son livre Wozzeck d’Alban Berg, où il la comprend en termes d' « Invention sur une note » : « L’Invention sur une note est le premier acte tragique. La note est le Si, qui prolonge son apparition initiale sous les accords diaprés. Wozzeck et Marie marchent dans la forêt, près de l’étang, par une nuit noire. Le Si, note ultime de la gamme d’Ut, peut avoir dans une symbolique des sons le sens de limite atteinte. C'est pourquoi, sans doute, la note est choisie. L'Invention sur une note (...) utilise sciemment le mécanisme de l'obsession. La note résonne à toute place, elle existe à tous les instants (…). Elle est donc le son immuable - le son fixe, le son sacré ». Jouve va jusqu’à proposer une réécriture de Wozzeck, dans un court récit inclus dans La Scène capitale et intitulé La Fiancée. Il traduit les hallucinations auditives du soldat Joseph, qui vient de tuer Marie et cherche à se suicider, par l'obsession de sons de cloches. Les cloches qui « sautent avec furie » (Baudelaire) dans La Fiancée de Jouve relèvent d'une tentative de transposition, dans l'ordre de l'écriture, de la note si de Berg. La répétition obsédante des mêmes vocables et des mêmes onomatopées (« Klang ! Kling ! Klang ! ») intensifie la reprise du procédé bergien de « L'invention sur une note » et sous-tend la transformation, dans la musique des mots, de la scène où culmine le lien entre éros et thanatos, en « rituel » (Wozzeck d’Alban Berg). Signe distinctif de la modernité, la mélodie se défait au profit d'une seule note, tyrannique, monotone, qui érige l’obsession au rang de principe créateur. Jouve n'est pas le seul poète français à être profondément touché par cette « invention sur une note ». Des Forêts lui aussi place la note si de Berg au rang de ses préférences musicales: « le désordre mental, ce qu’exprime de façon bouleversante, le fameux ‘si‘ dans Wozzeck, immédiatement après le crime de Marie » (« La passion de l'opéra »).
On peut risquer l'interprétation selon laquelle c’est cette même note si de Wozzeck qui inspire le poème de Bonnefoy « Le sang, la note si ». Dans ce poème le travail sur la note si, bien qu'elle soit associée aussi au « sang », ne relève certes pas d'une référence directe au livret de Wozzeck. Il y va davantage, au-delà de la gangue des signifiés de l'opéra, d'une référence à l'écriture de l'obsession bergienne, que précise Pierre Boulez : « un ‘si’ constamment répété jusqu’à ce que tout l'orchestre ne devienne plus que (...) l'élargissement de cette seule note » (Relevés d’Apprenti). Cette proposition de lecture est d’autant plus féconde que la note si semble avoir, dans le poème de Bonnefoy, la même fonction de « limite atteinte » et de « son sacré » qu'attribue Jouve à la note si de Berg. À cet égard le poème « Le sang, la note si » aurait pour origine un dialogue sotto voce entre Bonnefoy (lecteur du Wozzeck d'Alban Berg) et Jouve. La note si de Berg serait l'un des centres de gravité souterrains de la filiation musicale centrale Jouve-Des Forêts-Bonnefoy. Cette interprétation du poème « le sang, la note si » invite à une relecture du signifiant « si » dans Pierre écrite. Celui-ci s’écoute désormais, au-delà de sa seule fonction grammaticale d'intensif, aussi comme une possible commémoration de la note si bergienne et de sa fonction de « limite atteinte » : « Sur le si proche pré si brûlant encore » (« L’abeille, la couleur »).
Encore ne faut-il pas trop s’appesantir sous peine de porter atteinte à l'essentiel : « le mystère dans les lettres » (Mallarmé) dont la note si du poème de Pierre écrite est l'un des vecteurs. L'interprétation bergienne de la note si doit s'effacer devant les virtualités infinies encloses dans cette note obsédante. La note si de Bonnefoy est, selon une image chère à Philippe Jaccottet, « comme ces plantes qui se rétractent lorsqu'on y touche » (Eléments d'un songe).
[1] J'ai proposé d'autres hypothèses dans Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989, p. 376-377.
En 1989 paraît un livre d’Yves Bonnefoy singulièrement conçu : Début et fin de la neige. Il est composé de 52 pages non paginées en 13 feuillets doubles pliés à la chinoise et imprimés recto-verso : le livre se déplie comme un accordéon et a deux entrées. Il faut donc le retourner au milieu pour découvrir la deuxième moitié. Le texte est accompagné de phototypies tirées en bleu de Geneviève Asse, qui représentent des empreintes de figures architecturales évoquant des temples grecs, des arcades ou des frontons palladiens, ainsi que des signes alphabétiques. La chemise et l’étui du livre sont en toile grise, le titre est incrusté sur une pièce d’anilou gris-bleu [1]. Cette morphologie de l’objet livre instaure une double tension : d’une part entre le déroulement continu de la lecture du début à la fin, et le retournement du livre à mi-parcours que sa forme impose au lecteur. D’autre part, un dialogue se crée entre les poèmes d’Yves Bonnefoy ramassés dans le moule du vers libre et les phototypies évanescentes de Geneviève Asse, de couleur éteinte, comme sombrant dans la blancheur du papier. Ainsi, à travers la matérialité de l’objet se fait corps une interrogation sur le statut du livre qui n’est pas nouvelle dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, mais qui pourrait bien former le sens même du recueil intitulé Début et fin de la neige. L’objet semble en effet apporter le déni d’une écriture figée dans l’encre d’imprimerie, et faire échec à l’illusion d’un déroulement continu destiné à s’achever.
Les phototypies de Geneviève Asse associent davantage l’écriture à l’effacement qu’à la trace indélébile, leurre de l’esprit qui substituerait au monde réel une image rêvée. Les caractères alphabétiques suggèrent également un processus inachevé d’éclosion, une émergence à jamais en cours, écartant toute tentation de clôture. Le livre met en scène sa propre fabrication, l’écriture rend sensibles sa genèse et son abolition dans le blanc de la page. Il ne s’agit pourtant pas, comme dans le projet mallarméen du Livre, d’épurer le langage pour l’extraire de la parole commune et en faire le véhicule d’un sens quintessencié. L’écriture d’Yves Bonnefoy ne vise dès l’abord, dans le premier poème de « La grande neige », aucun dépassement de la langue vers la poésie pure. Elle se condense en notations brèves d’événements matériels dans l’ordre du visible :
Première neige tôt ce matin. L’ocre, le vert
Se réfugient sous les arbres. [2]
L’écriture est traversée par la blancheur qui l’environne sur la page et qui masque à demi les dessins de Geneviève Asse, mais il s’agit moins d’une blancheur effaçant le monde que la matière même du monde telle qu’il se rend visible au poète, dans la « grande neige ». Le livre en blanc, bleu, gris et noir est marqué par un effacement de la couleur. C’est l’événement du premier poème :
Seconde, vers midi. Ne demeure
De la couleur
Que les aiguilles de pins
Qui tombent elle aussi plus dru parfois que la neige. [3]
Le spectacle du visible ne se ternit pourtant pas dans cette écriture blanche : peu à peu la neige se transforme en lumière, comme si le livre ne pouvait révéler l’éclat du monde qu’à travers plus d’espace vacant. Le poète se fait le témoin de la lumière qui atteint le regard : « J’avance dans la neige, j’ai fermé / Les yeux, mais la lumière sait franchir / Les paupières poreuses » [4]. Les doigts de la « Vierge Miséricorde » qu’est la neige « Voilent de leur clarté ces paupières closes » [5]. Le « consentement de la lumière » évoqué dans « Le tout, le rien » [6], consentement à recevoir la lumière autant que consentement de celle-ci à l’accueil du poète, évacue les images peintes habitant le regard pour établir un contact physique entre l’œil et la matière la plus spirituelle du monde. Après le recueil Ce qui fut sans lumière (1987), le livre de neige élucide ainsi « ce qui fut sans couleur », dans la lumière retrouvée. Cette épiphanie de la « présence » (pour reprendre un terme cher à Yves Bonnefoy) au creux de l’effacement des images se matérialise à travers le motif du miel, métamorphose lumineuse et dorée de la neige. Le poète qui se saisit de la matière ravive en elle le possible don de sa transmutation :
Je fais tomber un peu de sa lumière,
Et soudain c’est le pré de mes dix ans,
Les abeilles bourdonnent,
Ce que j’ai dans les mains, ces fleurs, ces ombres,
Est-ce presque du miel, est-ce de la neige ? [a]
La nature des choses ne s’est pas figée dans la parole mais celle-ci a creusé leur profondeur mémorielle, a restauré l’unité de l’hic et nunc et d’un jadis de l’enfance qui fut peut-être un âge d’or. Les abeilles sont les ouvrières de cette poésie de l’Un, elles frôlent la fleur avec légèreté. Elles sont peut-être la figure idéale d’un livre imaginaire, pur bourdonnement intangible, mobile et créateur de lumière. Plus haut dans le livre, dans « La grande neige », le poète rêve à l’instar d’Aristote de « phrases qui soient comme une rumeur d’abeille, comme une eau claire » [b]
La blancheur transparente de l’élément aérien ou liquide fait surgir une autre figure du livre imaginaire, celle de la pluie de fleurs associée à la pluie de flocons. Ce mouvement porte en effet l’enseignement d’un livre de sagesse que l’adulte lirait à l’enfant dans « Le tout, le rien » :
Et que l’eau qui ruisselle dans le pré
Te montre que la joie peut survivre au rêve
Quand la brise d’on ne sait où venue déjà disperse
Les fleurs de l’amandier, pourtant l’autre neige. [7]
L’insaisissable est signe d’amour et de « joie », non de dépossession, comme le chante le « Canzoniere » de Pétrarque cité en exergue du recueil. Il s’agit ici d’une « pluie de fleurs » :
Qual si posava in terra, e qual su l’onde ;
Qual con un vago errore
Girando parea dir : qui regna amore.
Telle au sol se posait,Telle sur l’onde ;
Telle autre en tournant semblait dire,
Par son vol charmant : « Ici règne l’Amour ». [8]
Les pétales et les pages se dispersent mais rassemblent dans la force d’une adhésion aimante les diverses matières du monde. Ce qui est ainsi donné dans le livre, c’est l’espace unifié d’une dissipation : après la traversée de la « grande neige », dans les deux derniers poèmes de la section, le flocon connaît le destin de l’écriture lorsque qu’après avoir « hésité » « dans le ciel bleu » des rêves, il se reconnaît « Sans avenir / Que sa dissipation dans le bleu du monde » [9]. Le livre de blancheur revêt l’étoffe bleue de la robe des apparitions virginales : « Une flaque bleue / S’étend, brillante un peu, devant les arbres, / D’une paroi à l’autre de la nuit. » [10] L’épiphanie plus incarnée du rouge demeure problématique dans Début et fin de la neige. Couleur de la présence dans Pierre écrite (1965) associée à l’ambition d’un livre gravé dans la matière la plus dure, le rouge est désormais placé sous le signe du songe, songe révélateur toutefois d’un désir de présence semblable à celui que le flocon peut éveiller :
Neige
Fugace sur l’écharpe, sur le gant
Comme cette illusion, le coquelicot,
Dans la main qui rêva, l’été passé
Sur le chemin parmi les pierres sèches,
Que l’absolu est à portée du monde. [11]
La fleur de l’oubli porte la couleur d’un monde aboli. Dans la dernière strophe de ce poème, le rouge renvoie au livre du mythe, et non à celui du réel : « Circé / Sous sa pergola d’ombres, l’illuminée, / N’eut pas de fruits plus rouges » [12]. Le flocon éphémère est une « promesse » plus vive de « lumière » pour celui qui renonce aux images criardes des « illuminations » et aux leurres de l’esprit.
L’ambition de lucidité passe étrangement par le consentement à un certain mystère, le mystère de ce qui se donne sans livrer d’abord son sens ou sans s’inscrire dans une lecture déjà donnée. C’est l’énigme de ce qui s’offre à la perception dans le temps avant de disparaître, comme ces « infimes marques devant la porte » [13] que le poète découvre « juste avant l’aube ». L’écriture ne peut avoir la prétention de fixer une manifestation de l’être dans une acception de celui-ci que le concept métaphysique aurait défini. Le livre poétique manifeste alors dans sa forme et ses motifs la fragilité de sa propre entreprise, qui laisse une part du monde en blanc. Les temples grecs de Geneviève Asse aux lignes brouillées par une encre insuffisamment dense marquent à la fois l’ambition d’une architecture éternelle, incontestable, et le néant dont ils surgissent et dont ils portent la trace. L’écriture n’est pas elle-même inscription dans le marbre. L’imagination matérielle des textes la renvoie davantage au domaine de l’impalpable : « Un peu de vent / Ecrit du bout du pied hors du monde » [14]. Le livre prend le risque de faire écho à cette voix entendue « à l’avant du monde » [15], sans pouvoir en départager la dimension onirique. Mais dès lors, l’évocation se donne pour un simple un reflet mouvant du réel : les contours s’effacent « Dans la brume des corps qui vont dans la neige » [16]. Pareil à l’enfant dessinant sur la vitre, le poète fait l’expérience d’une présence toujours au-delà de la transparence et d’une matière toujours en métamorphose :
Il voit
Des gouttes se former là où il cesse
D’en pousser la buée vers le ciel qui tombe. [17]
Une matière prend forme, mais dans un autre état (liquide et non gazeux) et lorsque le geste de tracer s’arrête : la définition que l’écriture donne d’elle-même est paradoxale.
Le modèle matériel du livre est la neige, pure blancheur du monde susceptible de recevoir des signes qui s’effacent et toujours elle-même en disparition. Elle s’apparente au matériau délicat, « broderie » ou tissu, « ourlet de neige » [18], qu’il faudrait coudre comme les pages d’un livre. Ce livre rêvé rassemblerait et raviverait la lumière de réel épars, comme « La neige de printemps, / La plus habile / A recoudre les déchirures du bois mort / Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle » [19]. Le « manteau léger, / Presque rien que de brume et de broderie » de la « Madone de miséricorde de la neige » dans « La vierge de miséricorde » révèle également le désir d’un livre protégeant la « présence » du monde à l’abri de sa couverture :
Contre ton corps
Dorment, nus,
Les êtres et les choses, et tes doigts
Voilent de leur clarté ces paupières closes. [20]
Transformant en neige l’icône en robe vermeille de Piero della Francesca, dans le Polyptyque de la Miséricorde [21], Yves Bonnefoy confère la faculté de compassion à celle qui va disparaître. Toutefois l’image semble faire une part trop belle au rêve d’une alliance statique de la conscience et du monde qui contredit aussi, chez le peintre du Quattrocento, le parti pris du visible le plus contingent [22]. Or c’est d’abord le mouvement qui opère la rencontre des signes et du réel. Dans le poème final « La seule rose », le poète préfère aux tentatives géométriques des architectes Alberti, Brunelleschi, San Gallo et Palladio la forme « qu’a pénétrée la brume qui s’efface » [23]. L’écriture s’inspire de la « nature des choses » elles-mêmes, ainsi évoquée par le poète dans « De natura rerum » :
Lucrèce le savait :
Ouvre le coffre,
Tu verras, il est plein de neige
Qui tourbillonne. [24]
Selon le poète latin, « la nature entière, donc telle qu’en soi-même, / est formée de ces deux choses : les corps et le vide / Où ils sont placés et se meuvent diversement » [25]. Loin d’une saturation de la représentation et du sens, le livre d’Yves Bonnefoy est un « coffre » béant sur l’instabilité des signes et le vide où ils se meuvent et meurent. Seule cette acceptation du risque maximal, celui du néant, permet de déchirer le voile dont la « Vierge de miséricorde » couvre les « paupières closes » :
J’avance. Mais se prend
Mon écharpe à du fer
Rouillé, et se déchire
En moi l’étoffe du songe. [26]
Le miroir d’une conscience reformulant le monde selon ses désirs et ses besoins se brise. La déchirure fait signe d’une porosité nécessaire du livre au monde, d’une continuité de la neige et du dire :
J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tourbillonne, se resserre, se déchire. [27]
L’absence de sens dans le chaos d’une écriture qui n’ordonne pas le réel donne sa chance à cette écriture de se faire le lieu d’une réconciliation des contraires. Le poème « L’été encore » se clôt sur l’évocation de cette saison en plein cœur de l’hiver :
Et on essaye de lire, on ne comprend pas
Qui s’intéresse à nous dans la mémoire,
Sinon que c’est l’été encore ; et que l’on voit
Sous les flocons les feuilles, et la chaleur
Monter du sol absent comme une brume. [28]
Le livre saisi par la finitude (« l’encre en a blanchi » [29]) se fait le lieu d’un don d’attention, de reconnaissance. La parole de l’autre est là, partagée au-delà de son absence, comme une chaleur intérieure.
La dimension éthique du livre passe ainsi par son alliance au temps humain. Le livre ne s’érigera pas en dehors des limites et du mouvement de la finitude. La neige est perçue dans sa turbulence phénoménale et non dans son étendue figée. L’événement du livre réside dans l’avènement éphémère de la neige, comme le suggère le titre Début et fin de la neige. Le sujet du livre est l’intervalle problématique de la « présence » tout autant que le passage. Mais celui-ci imprime sa dynamique continuelle au texte. Le dispositif du pliage à la chinoise dans l’édition de 1989 suppose un parcours de lecture qui franchisse la limite de la première face des pages, et impose de retourner le livre comme si la parole n’était marquée d’aucun achèvement possible, et devait se poursuivre dans la blancheur, dans « D’autres voies », titre originel de « La seule rose ». Le livre ne fixe aucun sens définitif. La première section de « La grande neige » multiplie les marques temporelles : « Première neige tôt ce matin », « Seconde vers midi », « Puis, vers le soir » [30], dans le premier poème. La conscience est traversée d’un déroulement rapide mais la parole nous conte l’histoire d’une disparition plutôt que d’une prolifération :
Hier encore
Les nuages passaient
Au fond noir de la chambre.
Mais à présent le miroir est vide. [31]
L’écriture de « La grande neige » creuse à travers la brièveté des textes et l’extrême simplicité syntaxique, réduite parfois à la phrase nominale, un vide essentiel à l’écoute du monde dans le livre. Celui-ci renonce à faire de ses signes un « miroir » mimétique. Une autre tentation consistant à figer l’instant, seule mesure de présence saisissable, est écartée. Le « désir / D’assurer l’éternel » au flocon, dans « Le peu d’eau » [32] échoue :
Mais déjà il n’est plus
Qu’un peu d’eau, qui se perd
Dans la brume des corps qui vont dans la neige. [33]
C’est l’équivalent de l’écriture elle-même, gagnée par la finitude, lorsqu’elle « se dissipe, sa tâche faite » [34].
La section « La grande neige » formule ainsi le récit impossible d’un non-événement, ou d’un événement qui cesse de se produire : elle se clôt sur « Le dernier flocon de la grande neige »[35] et le simple constat : « je crois comprendre / Qu’il a cessé de neiger »[36]. La durée du livre n’a pas permis de bâtir sur les signes évanescents un sens du monde émanant d’une progression ordonnatrice. Mais le mouvement a pourtant été celui d’une révélation : « Il semble que l’esprit en soit plus clair / Qui perçoit mieux le silence des choses »[37]. L’accès au « rien » équivaut à celui du « tout » selon le titre du poème « Le tout, le rien »[38], et conformément au principe de réversibilité qui régit le maniement de l’objet. Le « rien », c’est ce qui reste une fois dissipée l’illusion d’un monde éternel, originel ou à venir. Le livre de neige s’oppose en cela au Livre sacré, porteur d’un espoir de Paradis éternel. Début et fin de la neige ne pourra ouvrir « au jardin / De plus que le monde »[39]. Le jardin d’Eden du poème « Les pommes » est au contraire celui de la finitude : les fruits attendent « après la chute des feuilles »[40] et elles ne sont pas cueillies. Le livre vise une sagesse qui ne soit ni connaissance, ni compréhension, mais joie de l’immédiateté du réel, semblable à celle de l’enfant devant la neige : « ce cri, ce rire / Que j’aime, et que je trouve méditable »[41].
Le chemin de la révélation est tracé au centre du recueil dans le poème « Hopkins Forest » à travers le rapprochement d’un « rêve » et d’un « souvenir »[42], autour du motif commun d’un ciel vide associé à des « agrégats de formes d’aucun sens », au « désordre des mots »[43]. La dissipation des anciennes croyances symboliquement associées au « ciel » se prolonge dans la forme du livre, marqué d’un bout à l’autre par l’incertitude, la mobilité des significations et l’écoulement temporel. Mais cette ouverture à l’aléa du phénomène visible permet le surgissement d’un objet ou d’un être du monde qui tout à coup nous requiert intimement, comme éclatant pour nous dans le néant. C’est ce qu’Yves Bonnefoy appelle la « présence » et qui troue la blancheur silencieuse de la neige ici et là dans le livre avant de disparaître. Dans « Hopkins Forest », elle prend la forme d’une « grande photographie de Baudelaire » et d’une planche colorée « comme un qui sortirait du sépulcre et, riant : / « Non, ne me touche pas », dirait-il au monde »[44]. De même, dans « Noli me tangere »[45], le nouveau dieu choisit l’être ténu et fugace du flocon pour venir au monde.
Livre de la métamorphose, des volutes neigeuses et des jeux de miroirs, Début et fin de la neige est-il un livre baroque ? Il faut le retourner pour le lire jusqu’au bout mais la seule vérité qu’il s’accorde à partager est le sens de la vanité des signes et de la transcendance du réel. Dans un mouvement de compassion qui épouse les apparences sensibles, il ouvre pourtant la conscience à la dimension spirituelle de l’être qui se manifeste dans la présence émouvante d’un objet du monde et dans une parole partagée. Selon Yves Bonnefoy, dans Rome, 1630, son essai sur le baroque de 1970, « l’art du Bernin, s’il faut le dire d’un mot, c’est le mouvement recommencé de la foi »[46]. Celle qui s’exprime dans Début et fin de la neige ne suit pas l’élan des torsades ascendantes d’un Baldaquin surplombées par des anges : elles dessinent celles d’un flocon qui tombe sur la terre avec une grâce légère.
Cet article a fait l'objet d'une parution dans la revue Le Bateau Fantôme n°4, "le livre", 2004, dossier spécial Yves Bonnefoy. Avec l'aimable autorisation de Mathieu Hilfiger.
[a] P. 146.
[b] P. 121.
[1] Ce livre a été publié par Jacques T. Quentin, à Genève. Sa description complète figure dans Yves Bonnefoy, Ecrits sur l’art et livres avec les artistes, Paris, Flammarion, Tours, ABM, 1993, p. 151. Le recueil de 1989 comporte quatorze poèmes. Il est repris en version définitive (Début et fin de la neige suivi de Là où retombe la flèche ) au Mercure de France en 1991 puis chez Gallimard, collection « Poésie », 1995 : Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige et de Là où retombe la flèche.
[2] « La grande neige », in Début et fin de la neige, repris dans Ce qui fut sans lumière, Paris, Gallimard, collection « Poésie », 1995, p. 111.
[3] Ibid.
[4] P. 119.
[5] P. 116.
[6] P. 139.
[7] P. 141.
[8] Traduction d’André Rochon, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, 1994, p. 217.
[9] P. 124.
[10] P. 125.
[11] P. 115.
[12] Ibid.
[13] p. 125.
[14] p. 111.
[15] P. 113.
[16] P. 114.
[17] P. 113.
[18] P. 118.
[19] « Le tout, le rien », p. 139.
[20] P. 116.
[21] Pinacoteca Comunale, San Sepolcro.
[22] Dans le Polyptyque de la Miséricorde, c’est par exemple le jeu des ombres sur les visages et les corps. Yves Bonnefoy a exposé cette contradiction dans deux essais : Le Temps et l’Intemporel, 1959, et L’Humour, les ombres portées, 1961.
[23] P. 147.
[24] P. 122.
[25] « omnis, ut est, igitur per se natura duabus / Constitit in rebus ; nam corpora sunt, et inane / haec in quo sita sunt et qua diversa moventur. », traduction de José Kany-Turpin, in Lucrèce, De la nature, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 74-75.
[26] P. 117.
[27] P. 119.
[28] P. 119.
[29] P. 119.
[30] P. 111.
[31] P. 112.
[32] P. 114.
[33] Ibid.
[34] « Les flambeaux », p ; 130.
[35] « Noli me tangere », p. 124.
[36] P. 125.
[37] Ibid.
[38] P. 137.
[39] P. 117.
[40] P. 118.
[41] « Le tout, le rien », p. 139.
[42] p. 134.
[43] P. 133-134.
[44] P. 135.
[45] P. 124.
[46] Yves Bonnefoy, Rome 1630, Paris, édition Flammarion, collection « Champs », 2000, p. 33.
Le cracheur de feu de Leeds
Vu de ce côté de la Manche, Tony Harrison est beaucoup plus qu’un simple poète, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui à Paris, ville où j’ai le bonheur de vivre présentement – et provisoirement. Tous les anglais, ou presque, le connaissent, autant comme poète que comme cinéaste. Mais séparer ces activités apparaîtrait comme une sorte d’hérésie, aux yeux d’Harrison. Car l’homme publie des recueils de poèmes et fait des films, c’est vrai ; mais ces films sont des poèmes (ou des films / poèmes, comme son Regard de la Gorgone, texte présent dans ce volume et diffusé sur… la BBC, j’imagine vos regards incrédules amis lecteurs et poètes) et ces poèmes sont d’une certaine manière des films ou des documentaires tant ils s’inscrivent dans le réel, dans la violence du réel. Ainsi,
Le chef du Tiergarten de sa voix monocorde se souvenait
d’un hippo sur le dos, ses tripes qui éclatent,
une femelle chimpanzé, ses petits tout démembrés,
et des arbres repeints, de chair de zèbre et de yack.
Des flamants roses, fuyant leurs cages cassées, foncent
Frénétiquement leurs plumes enflammées
Par le feu de la terre vers le ciel blindé de bombes,
Les flammes attisées par leurs battements d’ailes affolés (…)
[extrait de La Mère des Muses]
Reste, il est vrai, que le statut de la poésie et des poètes ne sont pas les mêmes dans le monde anglo-saxon, ou bien allemand, que dans ce qu’il reste du monde français. C’est une des choses qui me frappent, me font violence même, ici, à Paris, en tant que critique littéraire et (jeune) poète : la poésie est mise à l’encan, un peu comme l’on fait des vieux. Ce n’est pas le cas ailleurs, voilà ce que je m’évertue à dire à mes amis parisiens. Partout ailleurs, la poésie occupe une place de choix dans la littérature comme dans la vie quotidienne de nos contemporains, que ce soit en Grande-Bretagne où des poèmes paraissent dans les journaux (London Review of Books, Dublin Review of Books…) et où des revues ont pignon sur rue (Granta), aux Etats-Unis (l’exemple fameux étant bien sûr la Boston Review of Books, côté gauche, mais tous les magazines considérés comme « réacs » vus d’ici publient de la poésie) ou encore en Allemagne où les journaux du dimanche publient des poètes contemporains dans leurs suppléments dominicaux, poètes bien entendu rémunérés (nous sommes dans le vrai monde, là où le mot « travail » a réellement un sens).
C’est ainsi que le poème de Tony Harrison le plus célèbre, Initial Illumination, a paru dans les pages du Guardian, au milieu des articles et textes de réflexion les plus divers sur la guerre du Golfe. Pour nous, la poésie est partie prenante d’un réel dont elle façonne simultanément une partie. Ce poème dit cela :
A présent, avec leurs phares de jour au Koweit,
l’inhumation à Bagdad des victimes des braises,
qu’ils se souviennent donc, tous ceux qui font la fête,
que leur bonne nouvelle est pour d’autres mauvaise
ou l’Humanité ne sera jamais éclairée.
Est-il vraiment ouvert, ce V de la victoire,
cette initiale insulaire incorporée
aux cormorans, cou flasque, sortant d’une mer noire,
aux trompettes tonitruantes et triomphantes
célébrant de prétendues victoires pour leurs guerriers,
et le coq acclamant le feu, tous ceux qui chantent
mais ne sentent le tas de fumier à leurs pieds ?
Un poème dont le monde a entendu parler, que le monde a lu, entier ou par bribes, sauf vous, amis de France. Vous pouvez vous rattraper, heureux bénéficiaires de la fort belle traduction de Cécile Marshall. Belle occasion donc de découvrir l’atelier poétique de Tony Harrison, poète né en 1937 près de Leeds, dans le quartier ouvrier de Beeston. D’ailleurs, les premières pages de Cracheur de feu plongent dans cette ambiance, celle du père du poète, des pubs, de l’ambiance grise des villes industrielles anglaises, et de la perte, celle de la mère d’abord, du père ensuite. Un atelier qui se prolonge sur les écrans de la BBC, le grand écran (Prometheus, en 1998), comme sur les scènes de théâtre et d’opéras.
Article traduit par Sophie d’Alençon
Bibliographie de Tony Harrison en Français :
Quarante-et-un poètes de Grande-Bretagne, traduction de Michel Rémy et Anne Talvaz, Écrits des Forges / Le Temps des Cerises, Québec, 2003.
La Rose au risque du chardon, anthologie de poèmes anglais et écossais contemporains, préface de Jacques Darras, traduction de Jacques Darras et Patrick Hersant, Le Cri-In’hui, Bruxelles,2003.
Anthologie bilingue de la poésie anglaise, traductions de Paul Bensimon, Bernard Brugière et Michel Rémy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2005.
v., préface et traduction de Jacques Darras, Le Cri-In’hui, Bruxelles, 2008.
Laureate’s Block, traduction de Cécile Marshall, Petropolis, Paris, 2011.
Cracheur de feu, textes choisis, traduits et présentés par Cécile Marshall. Éditions Arfuyen, Paris-Orbey, 2011.
Prolongement sur le web
Hommage rendu à Tony Harrison le 12 mars 2011 lors de la remise du Prix européen de littérature 2010 dans le cadre des 6es Rencontres Européennes de Littérature à Strasbourg :
http://www.prixeuropeendelitterature.eu/html/ficheauteur.asp?id=45
The moment when a person is stricken by the presence of sadness. People can carry it around in themselves all day long and they don’t know if they are afraid to define that sadness or is it just that existential anxiousness. But from time to time every inner compass stops showing north and where the unique coordinates are that surround all its tiny, already crossed paths as well as those other, mostly fictitious paths. Actually it only recognizes it every now and then because it is always present.
I can’t think of a more beautiful and more real description of sadness than that in the story called Sadness by A. P. Chekhov. A suffering coachman has no one to talk to about his sadness and the story about the external circumstances that caused this passive feeling is of no importance. The only thing that makes sense is the story about coincidental details and unknown people. In these two categories the sadness may spill into an impersonal sea and a final indifference, but not into a sunset. This son, the son of the man, Jon’s son died and there is the cold Russian winter, exactly like the winter we imagine in a romantic speech of a literature professor or in a sugar-coated movie: The night is long too and there is no place for the story or the coachman’s lamentation—except in the presence of animals, the always present comfort for the lonely. Sadness is silent, so it doesn’t fit the people’s language, it does not occur, when you talk about it, but it occurs in a completely unimportant, banal moment like for example the noise of some unexpected guests, the time spend on the subway or the catching laugh of someone. Or a group of merry, perhaps a little bit drunk people, whose voices sound across an empty street...
Sadness is still present, but it is dispersed into periods of oblivion. It’s not appropriate to write about sadness, there’s nothing to say about it or just a few things perhaps, as if the emptiness changes into another emptiness. Sadness is like absence, like the absence of a person, whose name is only a shadow and a memory. Nevertheless, sadness does not equal fear, because sadness appears as a Post Festum of all possible experiences, or, again, the lack of it. Fear is the experience in the world of sadness, which resembles an absent ghost. I only saw a story once that couldn’t be titled anything else but “Sadness”. There it resembles a wave that is neither roaring nor does it disappear but is again and again flashing over an almost sleeping landscape we are looking at. It gives us comfort, because it lets us forget our own sadness. Jon’s son could be our son, the son of God, present and absent, dead, but very much alive in his father and in our memento mori, as wise philosophers of ancient times would say. Remembering death, live seems as distant as the untouched constellations, from there we are protected from any kind of sadness.
But sadness means silence, which is a paradox in itself because silence is almost a substance that accumulates either in the past or in the planned future. It is true that sadness can also be the future, an uncured virus or a cell compound in which a whole microcosm of organisms is drowning. And there is just one sadness, although it might look like it consists of many, at first sight different reasons, in the end it is always just one, instinctively implanted: it doesn’t exist without a body. But it is not physical. To extinguish a body means to extinguish the consciousness of sadness, but the sadness remains, because the body exists that is once going to be extinguished. Is sadness our in advance extinguished body? Or is sadness the consciousness of the body, independent from the mind ?
Jon doesn’t need to be real to become the flag bearer of sadness. When we step out on the street, we can see how many sad people wander around our cities. What can be said to these accidentally touched people. Is everything ok with your sadness? It exists, don’t worry?! It is all around us! The thought of that makes my hands cold and it feels like tiny pieces of ice are accumulating in my ears, cooling my eardrums. And my eye cavities fade away like a winter landscape. Absence. And the absence of sound.
And this consciously sad or unconsciously sad man meets an abandoned dog, someone who is like him, a participant in the undefined, but always present feeling. However, he chases the dog away, swearing and cursing it like he’s chasing an unpleasant ghost. An ant runs by and the man unknowingly tramples it to death and the cat gets hit by a car... When it comes to others we are blind, but the numb sadness stays with us. It only gets spilled when our skin spreads like a snowy wing.
Jon’s son isn’t sad anymore. His heart is warmed with metaphysics, but he doesn’t even know about it, when some new seed of life is already warming his heart and at the same time a new sadness is rising.
Can sadness be beautiful ? Like the death bride of romantic poets.
Translation from Serbian : Kozlevčar
Libres propos sur le poète et sa poésie, dont le « nous » n’engage que ceux qui le décident
« Cette année, le calme règne dans le port
de Manhattan
Hart Crane ne hante plus les rues du
bord de l’eau. »
Carson McCullers, dans Vogue, 1940
Il faut penser au dernier texte de Hart Crane, le dernier poème composé de son vivant. Un mois avant qu’il ne plonge définitivement au creux de l’eau du Golfe du Mexique, mettant probablement un terme à ses jours. L’année de ses trente-trois ans. Hart Crane, crucifié par la montée des eaux de la prose pragmatique en ce monde pourtant né dans et pour le Poème. Hart Crane qui écrit La tour brisée avant de se tuer. Plus qu’un simple poème, la vision d’un gratte-ciel ensanglanté et détruit au cœur de New York. Que voyais-tu, Hart Crane, en regardant l’eau de l’océan, que voyais-tu au-delà ? Dans le feu des tours de NYC. Hart Crane écrit le Poème brisé, sur ce qui aujourd’hui nous assaille : l’extraordinaire oppression de la prose imbécile et rationaliste qui prétend remplacer la réalité. Le virtuel du bavardage dont le 11 septembre 2001 est un symbole meurtrier. Il y a eu deux événements ce jour-là : l’attentat perpétré par des dingues qui ont peu à envier aux dingues du siècle passé ; la diffusion en boucle des images du drame. Le bavardage incessant. Le bruit de la prose s’auto-regardant ne pas vivre. La prose de ce monde, l’image bavarde jouissant d’elle-même et du drame infâme dans lequel elle force nos vies, tentant à chaque seconde de nous pousser à l’exil hors de l’authentique. La poésie.
Mes amis français et belges me disent que dans le monde francophone, ses livres ne sont actuellement plus disponibles. Une telle ineptie mérite bien un petit article énervé dans les pages de Recours au Poème ! Les livres étaient édités à la fin du 20e siècle. C’est une étrangeté cela, que la poésie d’un type comme Crane ne soit pas disponible en France. On parle ici de l’un des dix principaux poètes de l’histoire de la poésie américaine, un gars qui est unanimement reconnu comme faisant une sorte de trait d’union entre les écritures de maintenant et l’écriture des Donne, Marlowe, Blake, Withman… Toute la poésie anglo-saxonne qui s’écrit maintenant le fait en ayant, d’une façon ou d’une autre, franchit Le Pont dressé par Hart Crane. Un type dont la manière de vivre et de mourir, la mise en relation du langage avec la réalité du monde, la mise en mots du drame de ce monde, un type qui en tout cela annonce l’époque de violente confusion dans laquelle nous souffrons, bien que nous prétendions le contraire à chacun des instants de notre sacro sainte consommation quotidienne.
Crane est l’auteur de The Broken Tower, la tour brisée, le monde brisé, les tours brisées.
Nous sommes tous des tours brisées.
The bell-rope that gathers God at dawn
Dispatches me as though I dropped down the knell
Of a spent day - to wander the cathedral lawn
From pit to crucifix, feet chill on steps from hell.
Have you not heard, have you not seen that corps
Of shadows in the tower, whose shoulders sway
Antiphonal carillons launched before
The stars are caught and hived in the sun's ray ?
The bells, I say, the bells break down their tower;
And swing I know not where. Their tongues engrave
Membrane through marrow, my long-scattered score
Of broken intervals… And I, their sexton slave !
Oval encyclicals in canyons heaping
The impasse high with choir. Banked voices slain !
Pagodas campaniles with reveilles out leaping-
O terraced echoes prostrate on the plain !…
And so it was I entered the broken world
To trace the visionary company of love, its voice
An instant in the wind (I know not whither hurled)
But not for long to hold each desperate choice.
My world I poured. But was it cognate, scored
Of that tribunal monarch of the air
Whose thighs embronzes earth, strikes crystal Word
In wounds pledges once to hope - cleft to despair ?
The steep encroachments of my blood left me
No answer (could blood hold such a lofty tower
As flings the question true ?) -or is it she
Whose sweet mortality stirs latent power ?-
And through whose pulse I hear, counting the strokes
My veins recall and add, revived and sure
The angelus of wars my chest evokes:
What I hold healed, original now, and pure…
And builds, within, a tower that is not stone
(Not stone can jacket heaven) - but slip
Of pebbles, - visible wings of silence sown
In azure circles, widening as they dip
The matrix of the heart, lift down the eyes
That shrines the quiet lake and swells a tower…
The commodious, tall decorum of that sky
Unseals her earth, and lifts love in its shower.
(une version française de ce poème est donné en bas de l’article)
Toute la poésie de Crane est hantée par la vision de la déchéance de notre univers, de nos façons d’être au monde ; il croit profondément que l’imagination est un pouvoir à même de nous conduire, nous les poètes, nous les êtres en chemin, vers l’authenticité de l’univers : un espace de spiritualité. La question n’est pas celle du religieux pour Crane, même si sa poésie est pleine de références chrétiennes ; elle est celle de l’esprit. Il est un monde de l’esprit, monde duquel l’humain a été déchu. Nous sommes en exil. Et le mode d’appréhension de ce monde vrai d’où nous avons été exclus, ce mode n’est autre que la poésie. Ou plutôt : l’acte poétique produit par le poète qui, alors, devient plus que poète ou bien poète en réalité – l’acte poétique du poète devin. A l’évidence, cette conception de la poésie fait encore assez scandale en ce début de 21e siècle en France pour que pas un poème de Crane ne soit édité. On le dit et cela semble donc vrai, que le pays de Descartes et des Lumières, sous couvert de tolérance à tous les étages, a des difficultés à accueillir une parole affirmant que la déchéance est le produit du primat donné à la logique et à la raison.
Voilà pourquoi nous aimons Hart Crane. Nous aimons ce poète qui dit merde à la raison. Ce poète qui en appelle à la poésie en tant qu’énergie spirituelle, poète qui à l’instar de Jean de La Croix en appelle à l’Amour, au cœur même de la poésie, pour sauver le monde. Nous avons rencontré l’Amour en Hart Crane et nous y avons cru. Des témoignages affirment que parfois Crane se prenait pour le Christ. Nous n’en douterons pas. La Poésie est une des manifestations de l’Amour et c’est cela, cet Amour manifesté en Poème, qui aujourd’hui semble devoir nous libérer du désastre de la modernité sombrement rationaliste. Nous en appelons au Poème. Dans la mémoire de la poésie de Hart Crane.
Quand je songe à la poésie de Crane, je vois cette chose étonnante apparaître dans la fumée de mon appartement :
Le poème est une □
Le poème est une ⌂
Le poème devient un ∆
Voilà comment je résumerais l’impression que la poésie de Crane fait sur mon cerveau si on me le demandait. On dit parfois que Crane était fou. Sans doute. Une affirmation banale, normale même concernant un poète qui a eu le goût de se tuer, sacrifiant ainsi à l’image du poète maudit que notre modernité affectionne. Elle en frissonne, oubliant un quart de seconde sa frigidité. Fou, Crane ? De ce point de vue. Comme tous les poètes égarés en ce monde de dingues, un monde dont la folie principale est de se croire raisonnable tout en accusant la poésie d’être une expression de la folie. Nous sommes les gardiens d’un asile de malades mentaux, malades dont le symptôme principal est de se penser pleinement sains d’esprit au regard de ce qu’ils nomment la folie des poètes. Tout cela paraît chamboulé, une sorte de jeu où les têtes survivent à l’envers. Voilà pourquoi Crane se prenait pour le Christ. Il savait combien l’homme de Judée était poète.
Il n’est pas de scandale ni de mystère plus profond dans le christianisme que celui de l’état poétique de l’être Christ – et donc de l’état de l’esprit poétique de l’être humain, tant le Christ est ce résumé de chacun de nous. Voilà la folie de Crane. Un simple coup d’œil par la fenêtre suffira à se convaincre qu’il est à chaque instant de nos vies folie bien pire.
Sauf à s’imaginer sain d’esprit.
Ce qui paraît être l’illusion la mieux partagée de ce monde.
Pour croire en un Poème devenant un ∆, il faut une bonne dose d’espérance. De cette espérance qui se produit dans le désespoir de chaque instant. On ne pourra pas ici ne pas songer à Daumal, poète qui à mon sens était irrigué par les mêmes préoccupations que Crane, sur un versant certainement plus « oriental », versant qui ne cesse de me hanter depuis mon adolescence déracinée, Daumal qui affirmait : il « faut » faire le désespoir des hommes. Reprendre la route déraisonnée en somme. Daumal, comme Crane, cherchait le Salut. Et ce Salut se trouve dans la poésie. Le reste n’existe pas. Voilà pourquoi nombre d’analystes considèrent que la poésie de Hart Crane est emplie de musique. C’est indéniable : la voix de Crane a été, de façon fugitive, une caisse de résonance de la musique de l’univers, un univers dévoilé un trop court instant devant nos yeux.
« Poésie », chez Buchet-Chastel. C’était une collection de poésie en poche absolument exceptionnelle, de par ses choix, son ouverture aux poètes du monde entier, et la personnalité de Jacques Burko, son fondateur. Burko a dirigé cette collection jusqu’à sa mort. Par certains aspects, la volonté d’être en le Poème, dans le monde entier, sans aucune limite ou plutôt sans limite autre que l’absence de limite inhérente à l’essence même de la poésie – par ces aspects sans doute Recours au Poème s’inscrit-il un peu dans l’héritage de l’aventure menée alors par l’homme et le poète Burko. Nous ne craignons pas de le revendiquer. Recours au Poème parlera bientôt en détail de ce que fut le travail admirable de cet éditeur.
De l’infidélité est une anthologie de la poésie taiwanaise contemporaine. Bien entendu, le mot signifie que les poètes publiés sont vivants, la plupart étant d’ailleurs nés après les années 70 du 20e siècle. Il veut aussi dire, dans le contexte de Taiwan, que la poésie présentée est une poésie nouvelle par rapport aux traditions poétiques chinoises, une poésie qui s’invente en dehors de la Chine, autant sur le plan géographique que littéraire, et qui s’inscrit dans la modernité poétique mondiale. En ce sens, « contemporaine » ne signifie pas seulement « actuelle » mais tout autant « nouvelle ». C’est de nouvelle poésie chinoise dont il s’agit. Et dans ce cadre insulaire le fait n’est pas anodin. Être chinois de Taiwan et être poète chinois de Taiwan, on mesure mal ce que cela signifie depuis l’Europe – pour peu qu’un européen contemporain ait réellement conscience qu’il existe une vie littéraire et poétique dans le Pacifique. Ce qui est loin d’être certain. Il y a la rupture politique et historique. L’état de guerre larvée tout au long de la deuxième moitié du siècle passé. La nécessité de construire une identité, de suivre les évolutions d’une langue détachée de ses racines, de créer de toutes pièces une littérature en phase avec l’occidentalisation de l’île… Les poètes taiwanais ont été et sont encore pris dans le maelstrom de l’histoire. La guerre froide n’a pas, là-bas, tout à fait dit son dernier mot.
L’histoire de la poésie de Taiwan est évidemment inséparable de l’histoire politique de l’île. Elle commence dès les années 50 par une génération de poètes qui, durant une trentaine d’années, ont d’abord travaillé à moderniser le mandarin et donc ce que nous appelons la poésie chinoise. La plupart venaient de Chine. Cette modernisation dans la langue s’est accompagnée d’un jeu, d’une liberté prise avec le classicisme et les usages poétiques habituels d’une Chine ancienne devenue Chine continentale, alors à l’écart de la communauté internationale. Ces poètes sont aujourd’hui les poètes « âgés » de Taiwan, et cette anthologie ne concerne pas leurs travaux.
L’ouvrage dirigé par Yung Man-Han s’attache à faire découvrir aux lecteurs occidentaux une génération plus récente de poètes, ceux qui ne sont pas nés sur le continent mais à Taiwan. Ceux dont on peut dire qu’ils sont taiwanais, peut-être même plus taiwanais que chinois. Ces poètes s’inscrivent dans la lignée de leurs prédécesseurs et en même temps s’en détachent. Ils conservent les mêmes préoccupations de relier Taiwan au reste du monde tout en travaillant la modernité du mandarin. Ce qui veut aussi dire intégrer une autre manière d’être dans la pensée du monde, celle des concepts occidentaux. La Chine est présente dans leur atelier. Même si c’est par touches. Ils s’inscrivent cependant aussi dans la modernité, dans la mondialisation en cours, par leurs interrogations contemporaines et leurs questionnements du quotidien. Ainsi, Yuguo évoquant les difficultés d’être jeune dans Taiwan aujourd’hui. Un long poème dans lequel l’île n’est pas absente, comme le montre ce court extrait :
Oui, il est, il est moi, eux aussi
Le vélo a vu, les jours ont vu, l’attente ambiguë va et vient modifie
La ligne brisée au bord de l’eau
Plus tard quelqu’un se rappelle par hasard et répand une pluie symbolique
Il pleut il pleut, l’ombre déconcertée s’enfuit
Ils ont les cheveux en désordre
Quand ils sont mouillés personne n’ose s’approcher
Comme s’il n’y avait plus de trace.
C’est aussi la poésie de Hung Hung :
Comment ne pas être piégé par ce qu’on aime ?
si l’on a envie d’aimer davantage
Comment n’être pas piégé davantage ?
Lorsqu’on a la poche pleine d’étoiles
comment tomber amoureux du monde entier
et rester en possession de soi-même ?
on dit que dès qu’il y a la lumière
il y a aussi l’obscurité
et dans l’obscurité
voici qu’ils nous renomment
nos bien-aimés
L’île. La mémoire du passé. La rupture en dedans de l’âme chinoise entre deux chine (s). Et la violence d’être jeune ou la violence tout court, celle qui apparaît dans un poème de Chen Jinhuo, « contant » l’agression, le viol, la torture d’une jeune femme. Un fait divers terrifiant. Une poésie qui dit la violence d’être un enfant de la Chine dite nationaliste. On lira ce poème ci après. On pensera aux travaux de poètes américains autour de l’actualité, à un pan du travail du poète français Gwen Garnier-Duguy aussi.
Comment fait-on pour vivre et comment fait-on pour écrire dans un « ailleurs » ? Un « ailleurs » dont on peut tout aussi bien dire qu’il n’existe pas, qu’il n’a pas d’existence réelle. Bien sûr les rochers, l’écume et les vagues frappant l’île de Taiwan existent. Mais cela fait-il réellement existence ? Cette interrogation, de mon point de vue, est inhérente à la poésie des douze poètes proposés ici. Tout tourne d’une façon ou d’une autre autour de « l’abandon », ce qui rattache alors Taiwan à la Chine, l’abandon ou le Qi. Venu des profondeurs de la Chine, le Qi, notion appartenant au mythe des Han et donc aux origines historiques de la Chine, se prolonge à Taiwan sous la forme d’un Qi de l’ailleurs, et du coup devient une sorte d’expression de la folie de la liberté, folie qui exprime l’être de Taiwan tout en s’exprimant dans les vers des poètes de l’île. Le Qi et cette évolution, cela résume un peu plus de cinquante ans d’histoire. Et d’abandon.
Un poète, deux poèmes
*Originally published in Wales
It was Robert Frost who said that “poetry is what gets lost in translation”. As someone who has a particular interest in the poetry of other languages, I have often found the accuracy of this pronouncement irritating.
Fortunately, it isn't always true. It might be hard to explain why (to quote from a poem in The Trees/Los Árboles by the Venezuelan Eugenio Montejo, a book I reviewed recently for a British magazine) ‘La Vida se va, se fue, llega mas tarde' works well in the original Spanish though falls a bit flat as ‘Life goes away, disappears, comes back later on’ in the English translation accompanying it. But you don't need much of a grasp of Spanish or English to realise it does. Some of the other poems in the same book, however, do (or at least I think they do) come across well in English translation. Take the ending of A Photograph from 1948 (Une photographie de 1948). In the English translation this reads:
The same sun-washed countryside remains,
untamed landscapes, fast music,
mines, wide plains, petroleum,
this land of ours flowing into our veins
that's never managed to bury Gómez.
Gómez was the dictator of his oil-rich but backward country for much of the early part of the 20th century. He was infamous for his shady deals with American companies. His dubious financial deals aren't central to what I'm saying but this does give an illustration of how it can be revealing to read first-hand accounts of life in other societies.
We in Wales* should be particularly sensitive to poetry in translation. It is the only way many of us can have any chance of appreciating poetry in Welsh. Gwyneth Lewis, in her book Keeping Mum (ne pas piper mot de...), interestingly explored the theme of lost language (and Welsh is all but lost to many of us in Wales, no matter what the official census figures say).
The simple poem that sticks in my mind is What's in a Name. In the original Welsh and English, this tells us that: ‘Lleian wen is not the same as “smew” / because it's another point of view, // another bird. There's been a cull: gwylan’s gone and we're left with “gull” // and blunter senses till that day / when “swallows”, like gwennol, might stay away.’
A more traditional look at poetry in Welsh can be found in Tony Conran’s superb book, Welsh Verse, published in several editions by Seren. Tony Conran has done a remarkable job of illuminating a poetic tradition that stretches back fourteen centuries, of bringing its unique qualities to robust life for readers who have little or no Welsh. Beginning with a scholarly but very readable introduction, he brings to the reader a wide selection of Welsh poetry in translation, from Taliesin writing on the borders of Scotland in what was still at that time a new language derived from old Brythonic, through the times of the prifardd (chief bard or poet) and their cywyddau mawl (poems of praise), and then comes more up to date with a look at poets like Alun Llywelyn Williams and Nesta Wyn Jones.
For anyone in Wales who already has even a passing knowledge of the traditional forms the pre-eminent question will be ‘how has Tony Conran attempted to render them in English?’ The answer is the best possible one: he has given priority to the meaning and imagery, but tried to give something of a feeling for form in imaginative and original ways. With non-Welsh forms like the sonnet, for example, he has tried to follow the original in matters of rhyme scheme and line length. With the Welsh free metres, he has where at all possible used the Welsh schemes in his translations, and elsewhere tried to find a roughly equivalent English scheme.
His greatest challenges came from the traditional Welsh forms of cywydd and cynghanedd. In the case of the former, he has adapted an Irish form, the deibhidhe, which uses couplets of seven-syllable lines, to achieve a reasonable compromise between metre and cadence. In the case of the latter, he has realised the danger of producing tongue-twisters, and only used cynghanedd to anything like full extent in single lines.
Not everyone will be interested in form and such matters as the adaptability of the englyn for writing in English. There is, however, much in the way of content. A poet like Dafydd ap Gwilym, writing in the fourteenth century, speaks more clearly to us through Conran's translations than do many writers of today. Take his mock-lament to The Ladies of Llanbadarn. In the English translation, this begins:
Plague take the women here -
I’m bent down with desire,
Yet not a single one
I’ve trysted with, or won,
Little girl, wife or crone,
Not one sweet wench my own!
I’ll look at the alabaster statue of Dafydd ap Gwilym in Cardiff City Hall a little differently from now on.
There were in past times other languages in these islands*. Nearly all of us can only approach this poetry through translation: few of us are fluent in Anglo-Saxon. If you get the chance, I would recommend that you read a translation of Wulf and Eadwacer. Even through the veils of a dead language, rather more than a millennium, a society very different from any modern one, and even a not wholly agreed ‘storyline’, we can still empathise with the Saxon woman calling for her Viking lover and feel for her as she says (in Modern English) ‘For a wolf / Shall carry to the woods our wretched whelp. / Men very easily may put asunder / that which was never joined, our song together.’ There are longer works worth exploring, too. To get a hint of the sound of Old English listen to The Battle of Maldon in the original Anglo-Saxon, and then read a translation. And Seamus Heaney - who can hardly be accused of being an Anglo-Saxon - gave us a terrific free translation of Beowulf as recently as 1999.
I’d better stop there. Otherwise I'll want to go on about Li Bai, the Chinese poet who was roughly contemporary with the anonymous writer of Beowulf. Still, I must mention that I do have part of one of his poems hanging on my wall. I had it especially drawn up for me about twenty-five years ago!
Pierre Gabriel fut un poète discret qui, né à Bordeaux en 1926, vécut dans le Gers à Condom où il exerçait la profession de distillateur. Il ne fréquenta pas les cénacles, se rendit rarement à Paris, mais, fidèle à un esprit artisanal, publia des années durant une revue de poésie qu'il imprimait sur sa presse à bras : Haut Pays. Il mourut en juillet 1994 : il n'eut pas le plaisir d'aller recevoir le Grand Prix du Mont Saint-Michel qui lui avait été attribué pour l'ensemble de son œuvre. Auparavant quelques prix avaient récompensé son talent: le prix Voronca ( 1958 ) pour Les Voix perdues ( Subervie ), le prix Artaud ( 1967 ) pour Seule mémoire ( Rougerie ) et le prix Apollinaire ( 1983 ) pour La Seconde porte ( Rougerie ).
L'œuvre de Pierre Gabriel, dont il faut bien s'accorder à dire qu'elle sonne humainement juste, est jalonnée de recueils aux accents singuliers mais que l'on peut scinder, pour la commodité, en deux parties. La première comporte des poèmes de facture classique qui disent l'enfance perdue, le passé encore proche, la solitude, ainsi que l'amour, enfin, à partir de 1972, avec La Main de bronze, se construit une philosophie de la destinée. A cette époque, s'élabore également une écriture qui manie l'antithèse, la dualité dans les termes et qui révèle un homme tourmenté mais refusant le pathétique, adoptant une attitude stoïque en face de notre condition. Cet homme sans Dieu, mais qui, souvent, se réfère à des dieux anciens, livre sa pensée, dit l'ambiguïté de notre destin partagé entre l'absurde d'une mort envisagée sans crainte et le désir que nous avons de maintenir au plus près la vie, une vie qui aspire à l'éternité. Ce désir d'être au monde, Christian Hubin, dans l'étude qu'il a consacrée à Pierre Gabriel et parue aux éditions Subervie, le souligne par ces mots : Chacun des poèmes de Pierre Gabriel tente de préserver une lueur que déjà la nuit guette, une flamme qui, à peine allumée, vacille sous un souffle noir, mais s'obstine et s'acharne à survivre. Dès lors, comment ne pas suivre l'itinéraire de Pierre Gabriel au long des recueils qu'il a patiemment confectionnés.
Dans Les Voix perdues sont contenus les thèmes à partir desquels Pierre Gabriel développera plus tard ce que l'on peut appeler sa philosophie existentielle. Par ces poèmes est traduite sa nostalgie pour une enfance vers laquelle il voudrait revenir :
De tous les sentiers que la neige efface,
Sauras-tu trouver, au bord du matin,
Le seul où tes pas laisseront leur trace,
Le sentier secret parmi les jardins
Où l'enfant perdu te prendra la main ?
De même transparaît le goût pour rappeler les privilèges de la mémoire, alors que l'on note, déjà, la présence de la mort çà et là évoquée, un thème qui hantera son œuvre et, avec elle, la fuite inexorable du temps : J'interroge le temps perdu, écrit Pierre Gabriel et cette interrogation n'aura de cesse.
Avec Seule mémoire, une voix plus assurée s'élève et une quête commence. Dans ce recueil, la mémoire apparaît comme le facteur qui permet de mettre en lumière des pans d'une existence qui n'appartient plus à l'homme. Avec les rappels parfois dramatiques de la mémoire, Pierre Gabriel s'efforce de nommer ce qui l'entoure, comme pour ne pas disparaître de sa vue, pour ne pas que la nuit l'enferme définitivement. Pourtant c'est bien la mémoire qui conduit le poète vers l'aube et repousse les ténèbres. Instant quasi miraculeux que celui où le présent, qui est la parole dans son immédiateté, et la mémoire se rencontrent. A partir de ce moment, la vie toujours possible, l'amour à venir, sont à la portée du regard :
Je parle, et te parler me suffit à survivre
Si ma vie naît enfin de ta seule mémoire.
Avec la mémoire s'effectue le retour inattendu aux sources de l'enfance et, par conséquent, dans des zones que le temps n'atteint plus, à travers un pays que Pierre Gabriel n'a jamais abandonné et dont la permanence le rassure. Dans ces instants d'exception où, provisoirement, est exclue l'idée de la mort, le lyrisme de Pierre Gabriel témoigne d'une ferveur envers la vie et la terre, d'un bonheur précaire certes, mais conquis dans son éphémère durée :
Je t'offre ce pays, son poids de grappes mûres,
L'ombre d'un homme seul, ici, porte trop loin
Je te fais aujourd'hui le don joyeux du vent.
Mais de tels instants sont rares et le retour à soi fait resurgir la présence de la mort et de ses mystères, tandis que s'affirme la pensée d'un monde privé de Dieu. « …je sens je rôder la mort / Et j'appelle au secours, mais Dieu n'est pas d'ici ». Ce recueil, autant que les suivants, mettent en lumière la quête d'une parole qui nommerait tout, d'un silence qui recouvrirait tout et livrerait la clef de l'énigme en donnant naissance à cette parole. Dès lors on note de nouveau une construction duelle : parole et silence, de même que voisinent l'espoir et la douleur. Cette notion de « double » traverse une grande part de son œuvre, traduisant l'incertitude qu'éprouve Pierre Gabriel, le doute qui le caractérise et qu'il n'hésite pas à nommer.
Avec La Main de bronze s'impose une œuvre fondée sur l'interrogation d'un homme sur la destinée, en même temps qu'il recourt à des poèmes aux allures de fables, de récits en prose, un genre qui permet de savoir que Pierre Gabriel fut aussi l'auteur de deux romans: L'Ormeau et Une vie pour rien, ainsi que d'un livre de nouvelles: Le Serpent bleu (Prix Prométhée 1988). La Main de bronze est un des livres majeurs de Pierre Gabriel. Il y décrit le sort de l'homme pris dans un univers qu'il ne comprend pas toujours, un monde dans lequel le juste est abandonné à son sort, enfermé dans un labyrinthe qui ressemble à une prison, martyrisé, condamné à mort : Sur la vitre battue de pluie grondaient de funèbres tambours. Une porte claque. On venait le chercher. On traînerait son corps vidé de sang sur les lieux du supplice. Dès l'abord est dénoncé le sentiment de culpabilité qu'entretient chacun de nous et la révélation de notre faiblesse. Quant à la solitude qui s'affirme, elle provoque la crainte, l'incompréhension au détriment d'une force imposée en face du monde. Il y là des accents pascaliens pour exprimer une philosophie de l'absurde, alors même que Pierre Gabriel avoue que la joie doit être préservée : Taisez, par pitié, cette joie, et ce bruit déchirant du sang qui reprend vie, du monde qui bat la chamade. Au regard lucide du poète n'échappe pas l'illusion de la liberté : Encore quelques pas, et je serai sauvé. Que je parvienne au bout de ce chemin, et je me croirai libre, écrit-il. Mais, dans un dernier sursaut, il refuse de s'abandonner au désespoir et l'interrogation qui clôt le dernier poème de ce recueil en témoigne : Encore un pas. Vers quelle autre lumière ? Chacun répondra à sa convenance selon ses croyances.
Lumière natale continue d'expliciter la philosophie de son auteur et, dans l'expression de sa pensée, on note de nouveau le recours à la dualité qui traduit sa volonté de faire la même part à chacune des propositions. S'inscrivent également dans ces poèmes la manifestation de la mort et la lutte entreprise contre celle-ci, mais aussi la victoire de la vie avec l'acceptation d'une fin qui serait en quelque sorte l'attente de l'éternité :
A chaque souffle, à chaque mot
Notre sursis s'accroît
D'un même écho, d'un souffle égal
Au seuil d'un jour qui n'aura pas de fin.
Pierre Gabriel instaure un monde où il est question d'un dieu ou de dieux mais pas de Dieu, ce que l'on avait déjà noté, alors qu'il s'efforce de préserver la lumière, de savourer l'éphémère, de parier en faveur d'une renaissance pour un cycle sans fin.
Dans La Seconde porte, la méditation de Pierre Gabriel s'approfondit, tandis qu'il poursuit son interrogation sur le sens de la vie et que son écriture devient plus dense, chargée d'un mystère solidaire de sa démarche. De nouveau on note cette dualité de la pensée qui s'exprime par des antithèses : vie-mort, cécité-lumière, mots-silence... Cette dialectique se charge de plus de poids au moment où le poète essaie de concilier, dans une même unité, ces deux formes contraires, de même qu'il s'efforce à l'apprentissage du temps. Dans la fusion de l'éphémère et de l'éternité à laquelle l'homme est promis se résout le dilemme :
Le temps ne brûle que le temps,
Toute parole est sans limites,
L'éternité passe par nous.
Extrait de la nuit initiale, l'homme naît désormais au monde, ébloui par cette naissance qui passe par les mots. Cette révélation de l'unité devant laquelle le mystère demeure, conduit Pierre Gabriel à dévoiler sa vision d'un monde où s'impose l'absolu. Par une poésie ouverte, fidèle à la lumière qui le guide depuis longtemps, Pierre Gabriel situe l'homme au cœur de l'univers, dans l'attente d'une révélation au-delà des temps, certain que rien n'est jamais perdu des paroles, des questions posées.
La Route des Andes a été écrit à la suite d'un voyage au Pérou, terre d'une civilisation qui a consacré la mort des dieux. Au cours de ces errances dans des lieux où perdure encore le souvenir des Incas s'exprime une leçon de vie. Certes la mort est toujours présente, rappelée à plusieurs reprises, mais toujours en parallèle avec la vie qui la précède et lui succède :
Un seul éclair désigne ici
L'éphémère brasier
D'où renaîtra de toute éternité
L'étincelle qui porte vie.
Ce va-et-vient entre absence et présence est incessant, de même que s'affirme le désir de découvrir l'énigme d'une existence jusqu'à présent réduite à des incertitudes. Ce qu'il faut retenir aussi de ce livre, c'est l'évocation de la puissance de la nature qui entretient avec les hommes des liens d'exception. Ainsi la forêt, le fleuve affirment leur grandiose suprématie :
Une autre saison nous enclot dans la touffeur de la forêt qui parle.
Ici, notre enfance renie ses rites, ses mirages, ses chemins s'astres fabuleux.
Entre ciel et désir, le fleuve s'ouvre à l'étrave des songes,
Son haleine embue notre regard, efface notre voix.
Au cœur de ces paysages Pierre Gabriel comprend que la vie et la mort se confondent et que pareils lieux s'ouvrent sur l'éternité, tandis que la notion de sacré s'impose avec force. Au cours de ce parcours, le poète guette avec espoir l'apparition de la lumière parce que le soleil a toujours été vénéré comme une divinité et également parce que cette lumière est aussi le véhicule de la parole. Dans les villes abandonnés, ruinées qu'il traverse, Pierre Gabriel voit la mort s'effacer au profit d'une renaissance toujours attendue. Sa marche le conduira à la découverte d'un lieu véritable chargé de mythes détenteurs de la vie. Ce sera devant la contemplation des sommets habités par les anciens dieux qu'il comprendra que s'accomplit l'incarnation du temps et de la parole :
Chaque heure naît de notre sang, chaque heure d'avant nous, d'avant même le monde.
Midi aveugle règne. En toute chair vont s'accomplir le temps précaire et sa parole.
Après une ascension à la fois physique et spirituelle, l'homme peut enfin se dépouiller du superflu, accéder à sa délivrance et parvenir à la conquête de soi :
Tu as gravi l'invisible paroi,
Mais la cime se tient au-delà, étincelante et pure à l'instant de la foudre,
Plus haute encore,
Cime plus que jamais.
Dans ces poèmes, Pierre Gabriel exprime avec ferveur l'espoir qui ne l'a jamais quitté de voir restituée à tout être humain la dimension qu'était la sienne. Entre l'homme mythique des Incas et l'homme contemporain s'accomplit une admirable fusion grâce au regard que porte le poète sur cette terre où souffle encore l'esprit de ses anciens habitants.
Le parcours poétique de Pierre Gabriel s'achève avec La Cinquième vérité, recueil posthume, qui reprend les poèmes de La Main de bronze, mais qui contient de nombreux inédits, beaucoup d'entre eux aux allures de récits, de paraboles. Dans ces derniers les symboles employés accentuent une impression d'égarement, le sentiment que tout être humain est conduit à sa perte, tandis que sont soulignées l'absurdité des coutumes, la haine à l'égard des autres: Rien n'a changé en apparence. Ma maison reste ouverte à l'accueil. Mais on m'évite désormais. Je sens peser la haine aux yeux glacés. De même la mort se confond à la vie balbutiante et sans cesse Pierre Gabriel oppose le feu à la cendre afin de suggérer le contraste entre l'illusion précaire et la réalité : Mais de quel feu s'alimente le feu quand toute soif avive notre soif, quand notre chair déjà porte le nom de cendres. Aussi, au cours de ce voyage involontaire, l'homme constate-t-il son désarroi : le monde lui demeure étranger même si les choses s'offrent à lui dans leur fraternelle connivence. Il pèse sur chacun d'entre nous des menaces insoupçonnées qui s'imposent dans leur évidente clarté. Reste la quête de la lumière, fragile espoir entretenu et exprimé sobrement :
Je ne sais rien de la lumière
Qui se cache sous la lumière.
Dès lors, la vie étant ce peu de cendres entre les paumes de la mort, quelle autre solution reste-t-il sinon l'acceptation de sa propre fin sans renoncer pour cela à l'espoir, sinon les mots auxquels le poète s'attache et se rattache avec nostalgie, manifestant une attitude digne à l'image de ce qu'il fut toujours envers l'existence ?
Tout au long de son œuvre Pierre Gabriel a su approfondir sa méditation, étendre son regard dans un double mouvement où la présence et l'absence se côtoient. Toutefois il aura fallu que lui soit révélée la destinée de l'homme pour que la vie et la mort se découvrent l'une à l'autre par le biais de la pensée et des mots. Grâce à eux, Pierre Gabriel accédait à un temps primordial. La poésie l'entraînait alors sur des chemins jusqu'à présent interdits vers lesquels il conduit le lecteur avec lucidité et courage.
Bibliographie sommaire
Les Voix perdues ( Subervie, 1958 )
Seule mémoire ( Subervie, 1965 )
La Main de bronze ( Chambelland, 1972 )
Le Nom de la nuit ( Rougerie, 1973 )
Lumière natale ( Rougerie, 1979 )
La Seconde porte ( Rougerie, 1982 )
La Route des Andes ( Rougerie, 1987 )
La Cinquième vérité ( Rougerie, 1994 )
L'Amour même ( Voix d'encre, 1997 )
Article paru dans le numéro 54 de Aujourd'hui Poème, octobre 2004