Rouge contre nuit”, 11 : Résolution des rêves de Béatrice Marchal
Les mots que j’écris ont percé la neige
d’un hiver que je croyais éternel
B.M.
Le titre intrigue. Les rêves se résolvent-ils en s’accomplissant ? La résolution, est-ce un dépassement de ce qui entrave, une levée d’obstacle ?
Le livre commence par un avant-dire, par « [c]ette parole / saisie au vol », l’interruption féconde d’un élan, pour le retenir dans le poème qui le tend au lecteur, dans sa force brute et non taillée, polie par un travail de la forme ou du vers. Les lignes sont courtes, le mouvement rapide et la force vive « de la pluie qui ruisselle », prise comme modèle. Monter et descendre, une verticalité rédemptrice génère l’écriture qui tente la résolution. En trois parties plus une, « Ce qui reste », Résolution des rêves rassemble des traces1.Traces comme des volutes, mer et ses mouvements : le soulèvement dans les aquarelles brunes, titrées Paysages de sel, de Marie Alloy crée un paysage de courbes et froisse toute ligne continue. Les dessins semblent les empreintes mêmes des paysages. Cristaux de sel ou de givre ?Nervures sèches de feuilles tombées dont le limbe foliaire a disparu, en voie vers l’humus… Paysages d’automne ou d’hiver à la lumière incertaine, propice aux songes.
« […] les arbres de novembre
entre brume et grisaille
s’illuminent de flammes,
flammes d’un feu couvé
au sein de trois saisons
qui s’embrase en mêlant
dans la même beauté
la destinée des feuilles et des hommes. »
Il s’agit d’exprimer cette part de soi qui apparaît dans les rêves, faite de souvenirs, de désirs, de craintes, de regrets et d’espoirs. Interpréter les rêves sans les détruire, ni leur appliquer des schémas tout faits, sans l’aide d’une quelconque Clé des rêves ou des songes. Ce tourbillon, la vie l’impose et le premier poème prend un chemin narratif et symbolique, aquatique, il fait remonter l’être vers sa naissance pour retrouver une « eau de recréation ».La poète en appelle à la métamorphose. Ponctuation exclamative, en ce poème liminaire de jouvence (joie). Or le lac suscité enferme une image, celle de la narratrice qui entrevoit « le mirage / d’un remède et de la joie. » L’eau faiseuse de naissance court durant tout le début de Résolution des rêves, comme une réponse au questionnement qui serait jaillissement et non réflexion, « monde présent par surprise ». Cette métaphore touche la nature (les sapins) comme le calendrier, Noël et la neige, ravivée par cette évocation du lac et du fleuve qui indiquent un chemin – remonter le cours invite à renaître.
L’immobile éternité souffle un même mouvement : « sans fin s’avancent les vagues vers la grève », les allitérations (-s et –v) portent ce rythme incessant qui berce et façonne le paysage, un destin. « [L]igne d’horizon » imperturbable pourtant, où le rêve peut-il se situer sur cette ligne ? Peut-être est-ce ce lieu où insiste « l’énigme / des lointains » ?
Les poèmes, portés par un rythme régulier aux assonances douces, déplacent leur centre de gravité : toujours ils pointent vers le renouveau, à peine perceptible parfois (printemps, arc-en-ciel). Tels les bourgeons, boutons qui, répétés, sèment la naissance dans les poèmes, « un printemps / de pluies au feuillage tendre » est annoncé. Langue d’invocation et de surgissement dans les poèmes de Béatrice Marchal, le pouvoir est laissé à la présence d’un visage qui ouvre les possibles :
« Non pas des armes
à déposer
mais un rempart
de peur et de fierté
à renverser. »
L’arête de vers plus courts ouvre une « maison ardente / que sa flamme renouvelle ». Au présent se résout le passé en des empreintes, une trace accueillie par le poème parmi les eaux. Béatrice Marchal est née sous le signe des Poissons, un 29 février. Ce hasard (dé lancé) du calendrier ne peut que faire s’interroger très tôt sur ce qu’est le temps : un anniversaire pour soi, quatre pour les autres. Ne vieillissons-nous pas tous au même rythme ?
« Dans cet appendice du temps, cette exception
régulière qui le féconde, j’ai appris
qu’il me fallait disparaître pour naître
plus tard, quatre fois plus
tard dans l’ambition patiente
d’un avènement de soi
à travers les mots. »
Navigation vitale sur les eaux d’un maintenant sensible. L’île le figure et rassemble les morceaux dispersés d’un je égaré, reconstruit pour régénérer ce qui a sombré.
« Ce qu’aura eu d’imparfait
notre amour n’était peut-être
que les nuages d’un ciel
de pluie où le vent ouvrait
brusquement des fentes de
lumière comme un chemin
dont nous point la nostalgie. »
7 vers de 7 syllabes. Nous retrouvons ici le chiffre personnel de Stéphane Mallarmé sur lequel il construisit plusieurs poèmes, et surtout Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Ce texte, plutôt construit sur 707 selon Quentin Meillassoux2, dit et cache à la fois son secret. Le secret ultime de chacun, même s’il apparaît dans le rêve, peut-il et doit-il être révélé et expliqué ? La poète revendique « cet inexpliqué qui te fonde ». Que le lecteur entre dans ces poèmes, qu’il y trouve un peu de lui-même et ce que disent ses propres rêves, tel est le vœu de la poète :
« Une peur m’étreint aujourd’hui que manque
le temps de mettre au jour
une parole
réduite à peu de chose
si elle me découvrait à moi-même
sans que d'autres puissent y pénétrer
et par-delà nos différences se sentir
suffisamment à l’aise pour faire une halte
et déposer les bagages trop lourds. »
Pas interprétation, résolution. Les rêves sont comme des énigmes qui pourraient mettre sur la voie d’un trésor enfoui. C’est la carte trouvée par le jeune Jim Hawkins dans le coffre de Billy Bones. Il faut d’abord résoudre le mystère d’un message crypté avant de partir pour une belle et terrible aventure, « joie violente », vers l’île au trésor. Jim n’en revient qu’avec une partie du trésor, sans intention d’y retourner, malgré la nostalgie qu’il éprouve : « J’ignore encore de quel trésor / perdu je poursuis si opiniâtre quête […] ». Ou encore :
« Au-delà
de la lumière
et de sa joie
violente
l’île à l’horizon. »
Il est donc ici question de « secrets », de « talismans », de parchemins au fond des coffres. Dans cette navigation aventureuse, le naufrage est à craindre :
« Sans doute n’atteindrons-nous jamais l’île,
d’un charme fatal
ses brisants la couronnent.
Le coffre le plus sûr
conserve à fond de cale
le tissu de nos émotions
le parchemin de notre histoire
scellé d’un inoubliable regard. »
Le trésor enfoui est fait d’amour, de tendresse, de sourires, de moments heureux, d’enfance. Et le vrai trésor est peut-être l’île elle-même et les moments heureux qui y furent vécus.
Les fortunes de mer et l’imaginaire marin sont présents dans plusieurs poèmes du recueil. L’un d’entre eux cite un vers du célèbre poème de Walt Whitman : « Ô captain ! My captain ! », dans lequel le poète américain déplore la mort de Lincoln et s’inquiète du sort du navire après la mort de son capitaine. Quand manque un amour, quand le bonheur s’éloigne :
« Le retour est impossible,
toute marche arrière entraînerait
le naufrage
d’un navire
chargé d’amis au long cours. »
« But O heart! heart! heart! », s’exclamait Whitman.
Mais on peut aussi penser à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard qui raconte un naufrage, dont on ne sait si le « Maître » (ou le mètre) va survivre. Ce qui survit sûrement, c’est le poème qui sera toujours à décrypter.
Lors de l’hiver canadien sont célébrées des retrouvailles « dans les rues enneigées / et silencieuses d’Ottawa ». La narratrice souligne le point commun de neige entre ici et « ce pays d’arbre et de forêts », comme « la maison des vacances fermée » privée « de ses hôtes familiers » révèle ceux qui manquent. Ces lieux différents, les êtres qui les ont traversés les unissent, par la neige, le souvenir de rires. Présent et passé ne sont pas séparés, les deux retentissent comme les lieux disjoints peuvent être rassemblés par la pensée de ce qui leur est commun.
« [S]ous le baiser de la mémoire », la vie s’entend encore et revit en « ce qui reste » qui donne le titre de la quatrième et dernière partie du livre de Béatrice Marchal. Les couleurs se diffractent, rouge, bleu pour « une maison qui palpite et respire ». L’amour alors, comme les couleurs, devient « autre chose autrement » avec la conscience « des menaces, des limites » que lui rappelle celle qui est là, à l’hôpital, toujours la même, et pourtant déjà différente, « [p]auvre mère pitoyable / funambule pris de vertige / sur une strate du temps » :
« Les mots
t’ont désertée,
l’oubli
à grands coups de brosse éparpille
la craie
de tes souvenirs en poussière. »
Il pleut en ce jour de novembre, mais il faut bien voir « ce qui reste de lumière retenu – moins captive que préservée – dans les flaques ».
Le coffre au trésor est dans les poèmes. L’essentiel y est préservé. Tout ne peut pas s’abolir.
Le rêve se résout en exercice de patience et de compréhension, en acceptation d’une vie qui n’est pas un absolu mais une douceur qui connaît ou devine ce qui échappe et blesse, le poème désormais l’entend et le restitue avec le sourire généreux et la force de « [m]ots perce-neige ».
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1 « [L]a chose dite garde toujours trace humide de ce qui est dit », épigraphe de Pao Keineg.
2 Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, (Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé) – Éditions Fayard, coll. Ouvertures, 2011.