La poésie de Sam Hamill

 

Sam Hamill, poète, éditeur, imprimeur, traducteur et essayiste, est né orphelin de guerre en 1943. Élevé dans une ferme de l’Utah, il décide de partir à l’âge de 14 ans à San Francisco, où il vivra, gamin des rues sans domicile fixe et héroïnomane, pendant un an. Il doit au grand poète et traducteur Kenneth Rexroth de l’avoir enlevé à la rue et mis à la lecture, et à Lawrence Ferlinghetti de lui avoir laissé libre accès aux sous-sols et aux rayonnages de la librairie City Lights.

On le retrouve quelques années plus tard, engagé volontaire dans les Marines. Affecté au Japon, il découvre le zen et Albert Camus et devient objecteur de conscience. Dégagé de ses obligations militaires, il co-fonde, quelques années plus tard, avec Tree Swenson et Bill O’Daley, la maison d’édition Cooper Canyon Press, qu’il dirigera de 1972 à 2004.

En janvier 2003, il fonde Poets against the War pour protester contre l’invasion américaine de l’Irak. Il publiera l’anthologie du même nom,  la même année : 50 000 exemplaires s’en écouleront en l’espace de quelques jours. Sam Hamill a animé des ateliers d’écriture et enseigné en prison et dans des refuges de femmes battues.

Sam Hamill est l’auteur de nombreux recueils de poésie, parmi lesquels Destination Zero, d’essais (A Poet’s Work, notamment) et de traductions de l’ancien chinois (Wen Fu – l’art d’écrire) et du japonais (les Haikus de Basho). Il a récemment fait paraître une anthologie de ses poèmes, intitulée Habitation.

 

 

extrait de Border Songs, traduction Alexis Bernaut,  Delia Morris

 

 

Body Count

 Extreme rendition, comme dit l’administration
Bush – aucun décompte des corps
transportés chauds et bien vivants…
vers des prisons glaciales en terre étrangère, situées on-ne-sait où
pour être soumis à on-ne-sait-quelle torture.

Rendition ?  Ce mot-là, je l’ai appris
petit garçon, quand ma mère me demandait de jouer
ma restitution de Chopin sur notre demi-queue,
ma restitution bâclée de la version de Raphael Mendez du
Vol du bourdon alors que je bataillais pour maîtriser
la technique de la « langue triple » à la trompette.

Extreme rendition ?  Est-ce que c’est ça
qui se passe au Darfour ces temps-ci,
où l’on ne compte pas les corps,
où des médecins sont victimes de viols collectifs, leurs ongles arrachés,
leurs corps jetés dans des cahutes en flammes –
comme celui de ce garçon de six ans
carbonisé, méconnaissable ?

Le corps supplie, le corps incarne
les cris longs et gris de chagrin, les cris petits et blancs
d’amour et d’extase, les plaintes et gémissements
d’une mort imminente qui attendent tout à la fin
de l’extrême restitution.

Décompte des corps, Irak :
morts civiles certifiées, morts de mort violente, au 1er septembre 2008 :
quatre-vingt-quatorze mille, six cent vingt-deux :
dont le dernier identifié :
Mohammed Khalil Hansch, mâle,
chef tribal, sunnite.
Et le décompte des corps de ceux qui restent
non-identifiables,
inconnus, parfois même de genre inconnu,
corps
brûlés jusqu’aux cendres ou éparpillés,
famille inconnue, religion inconnue,
enfants et parents inconnus.

Demain : un autre décompte, un autre cadavre emporté.

Samedi 30 août 2008 :
Compte-rendu du dernier « incident » :
« Cinq morts ; deux corps retrouvés à Bagdad ;
homme armé tue policier : corps retrouvé ;
Ninive, Mossoul, corps garde du corps retrouvé
suite à enlèvement… »

En Amérique du Nord,  pas de housses mortuaires, pas de cadavres,
sauf ceux qu’on pleure et qu’on enterre en secret, ceux qu’on enterre
dans les hôpitaux pourris, puant la mort, des anciens combattants.

Le voilà, le commerce de la mort, les vagues invisibles de la mort
déferlant sur nos rivages,
les anciens combattants sans domicile fixe, dont les corps hébergent
des poux et d’étranges bactéries, la paranoïa, le stress post-traumatique,
la bestialité du commerce.

Et en Colombie, la capitale mortelle de la « guerre des drogues »,
six décennies de massacres.
Encore des corps qu’on retrouve, encore des corps
qui disparaissent,
encore des otages, encore la torture.
Encore le commerce américain des armes et de la mort.

Tous les décomptes des corps sont faux.

Aujourd’hui, au Vietnam, des millions de gens meurent
de cancers hérités d’une guerre
qui prit fin il y a trente ans,
empoisonnés, les bassins versants, empoisonné, le patrimoine génétique,
comme nous empoisonnons la terre même,
ce corps unique
si vaste qu’il défie l’entendement.

Nous sommes le Darfour. Nous sommes Medellín.
Nous sommes, à Bagdad, la rue Moutanabbi,
autrefois le paradis des bouquinistes, berceau
de notre civilisation où des corps ont
éclaboussé des bâtisses écroulées…

Nous sommes l’enfant palestinien
qui, son corps bardé d’explosifs
entre sur la place du marché.
Nous sommes son maître, son frère aîné, sa mère
déchiquetés par les bombes israéliennes.

L’ « autre » n’existe pas.
Un souffle, un corps,
nous ne connaîtrons rien d’autre.

Nous ne pouvons échapper ni à notre corps, ni à la connaissance
de la souffrance et de la gloire de notre corps
même lorsque l’esprit du cœur se rebelle, se referme, se replie
en pleurs ou cherche à se cacher. Nous sommes le corps
de notre allié et de notre ennemi, nous
sommes le corps politique et cet hymne profane,
notre chant universel.

Louanges au corps dans toute sa gloire
à ce corps que certains disent fait
à l’image même de Dieu.
Voici le corps de la connaissance
que nous devons porter dans l’existence, jusqu’au Paradis ou jusqu’au Nirvana,
à travers le Samsara,
jusqu’au tombeau – marqué ou non –
jusqu’aux cendres emportées par le vent.

présenté et traduit par Alexis Bernaut et Delia Morris

 

 




Réginald Gaillard et Pierrick de Chermont

 

 

Dans le livre de Réginald Gaillard, comme le signale la préface de Fabrice Hadjadj, un jeu de sens se fait entre verticalité et horizontalité. Qui cherche les barreaux de l’échelle qui monte aux Cieux peut les trouver dans les barreaux de fer de la fenêtre, s’il pense à regarder suivant l’autre axe des choses. De la même façon, dans ce livre qui participe, je crois, d’un renouveau historique de la poésie, la recherche de la transcendance se refait récit, se lit à nouveau à travers un cheminement diégétique manifeste. Est-ce curieusement que le nom du préfacier lui-même désigne en mots d’Islam celui qui fait le pèlerinage, celui qui fait le cheminement horizontal vers le lieu du sens transcendant ?

Le premier poème (dans la section des Kinderszene) donne le ton : poème strophique de plus de trois pages, composé de versets de trois vers non rimés, il sonne comme un poème narratif du temps des Romantiques, des Parnassiens, ou des Symbolistes, des Lamartine, Hugo, Musset, Lecomte de Lisle, Francis Jammes. Les poèmes suivants sont de thèmes aussi propices au récit : légende (noyade de l’enfant d’Istrie en pleurs), scène familiale (« Noli me videre »), réflexion sur la vie qui sépare (lettre à « l’ami perdu ») … Ils sont de formes et de mètres variés, en vers presque jamais rimés mais d’un si juste travail d’harmonisation, de retour échelonné des sons, qu’on n’a jamais une impression de prosaïsme sonore, d’idée sans forme.

L’harmonie, cependant, est délicate et ne résisterait pas bien aux marteaux-piqueurs du jour ; mais elle est en accord avec le caractère extrêmement soigné de la mise en page, ou avec la couleur même du papier, propre à l’éditeur et à la collection mais ici particulièrement seyante.

Pour les thèmes poétiques abordés, après celui de l’enfance et de sa confrontation avec la mort, voici, dans la section « Écarts », la femme, placée sous le signe devinable de la mythologie : femme au « cou de serpent » (est-ce Lilith ?), jeune fille aux yeux pers (est-ce Athéna ?), « babillage babélien », sacrifice barbare, animal et ancien : c’est le poème très beau et très court de « l’aubade à la gorge » (féminine sans doute) qui en même temps « à la gorge me prend », où le jeu de multiples sens accède aux vertus d’une concentration orgasmique et sanguine en son espace exigu de quatre vers brefs.

Celui qui dit, p. 23, « je ne sais ce qu’est la poésie – et ne veux le savoir » le sait, quoi qu’il en dise, ou en sait, du moins, assez long.

Et puis voici « Acédie et colère », le temps d’après les émerveillements premiers du désir. Voici « la fureur amoureuse », et voici le voile d’une sainte face humaine qui est celle de chaque homme souffrant (poème p. 45) ; elle nous ramène à l’idée de parcours, de chemin de croix, d’itinéraire biographique augustinien, et nous emmène vers (au-delà de la souffrance et de l’exaspération) « la gratuité de la beauté », la poésie donc.

Après le « dies irae », après la section « Lacrimosa » qui mèle à nouveau les poèmes très courts et le long poème VI (« Les larmes de Saint Pierre »), sorte d’oratorio en attente de son Charpentier moderne, vient la section « Naissance », plus directement religieuse.

L’harmonie serrée des vers s’y défait parfois un peu, au profit de la formule et de L’ÉNONCÉ, de la profession de foi martelée, plus militaire et cornélienne. La poésie du miles christi remplace un temps celle d’une mélancolie fusant vers la lumière incomprise et sensible ; mais ce n’est pas sans une émotion martiale qu’on lit la litanie des noms de poètes qui sont les référents déclarés de l’auteur, et comme sa profession de foi poétique.

Mais quelle est, ensuite, cette « maison vide » en son « trou de verdure » du poème III p. 87 ? Maison vide aujourd’hui de la poésie rimbaldienne ? Maison vide du temps présent tout entier ? Maison vide de la poésie toute entière, qui n’est pas comme on croit chant du Voyant, mais de l’Aveugle, pour Réginald Gaillard (« le poète ne voit rien – au mieux entrevoit-il »), comme l’annonçait déjà le poème « Psaume », p. 79, « in memoriam Ernst Wiechert » (« Aide-moi à voir le monde comme toi tu le vois / en aveugle. »)

Cette désertion de la maison conduit aux solitudes individuelles et alpines de la thébaïde monacale (poème IX p. 98), à

 

Gravir avec lenteur, là où disparaissent
les chemins, les sentiers, là où rien
n’altère la noble attente de la roche
[…]
la plénitude d’être là, si seul, ivre de toi.

 

Elle conduit, par variante, à la « solitude divine au cœur de la ville » (p. 100), mais aussi au « Retournement » de la dernière section, qui rétablit la condition poétique dans son horizontalité historique, celle de la « mémoire » et de « l’origine » des objets (p. 107), celle du « retour de l’aîné » (p. 108), celle de l’après et de l’avant (« avant que Philippe ne t’appelle », p. 109), celle du dialogue, non plus avec le divin par nature transcendant au temps, le divin vertical des sommets, mais, dans le temps se déroulant, avec « la femme du puits » (p. 111) : dialogue qui se déroule tout entier dans le temps du corps, de l’amour et de la mort, quand « passe le vent qui attise le temps » et qu’il fait passer de « soif » à « vraiment soif » dans l’expérience de la durée.

Au final, le poète restitué à sa temporalité se trouve donc placé au centre d’un triangle dont les trois sommets sont : 1- « la femme nouvelle, joyeuse et courbée » du puits de la rencontre, entre héritage et libération, 2- la liberté intérieure de l’homme « dénué d’autre juge que toi » (p. 113), et 3- la mort et sa vie éternelle, évoquée dans le dernier poème, « Envoi ». Cette triangulation définit à la fois la vie et la poésie, pour Réginald Gaillard ; elle permet le pas de confiant et d’aveugle qui les caractérise l’une et l’autre, éthiquement et poétiquement.

Je ne sais si cette voix d’homme et ces vers d’homme peuvent être pris et assumés également par une femme, s’ils veulent dire mixte la condition humaine, mais ils sont beaux. Et d’aujourd’hui car, je le redis, ils réinscrivent le temps du récit dans leur être et leur beauté.

N’en citons que les trois dernières strophes du recueil :

 

J’avance en aveugle avec pour clarté cette flamme intérieure,
jaillie d’une vieille tombe toujours chaude en terres froides
jaillie d’une église de Lyon, à Nizier dédiée, ce saint oublié.

Qu’elle me pardonne si je la nourris si peu.
Elle persiste et c’est heureux, et consume
la laideur qui souvent m’habite.

Je lui fais confiance, aveugle ; elle m’attend.
Car je sais qu’à la fin je serai, fidèle, son serviteur ;
alors      alors      plus rien d’autre n’importera.

 

 

*

 

Point commun de Pierrick de Chermont avec Réginald Gaillard : la narrativité, quoique sous une forme tout à fait différente.

La référence titulaire à Pascal donne à hésiter : s’agit-il d’un « livre » marqué par une continuité diégétique, ou d’un « recueil » de poèmes indépendants ? La numérotation même des poèmes, ou des fragments, comme celle des pensées de Pascal, importe cette ambiguïté spécifique du discontinu comme étape préparatoire à un projet de discours continu (une apologétique, en l’occurrence). L’irréalisation (car les Pensées restent un chantier à jamais) et même l’ordre problématique du classement (celui de Brunschvicg, celui de Lafuma, celui de Le Guern, etc.) n’abolissent pas le problème mais au contraire l’exacerbent : la question « quel ordre ? » tend naturellement à l’emporter sur le simple « quel sens ? ». Pierrick de Chermont joue d’ailleurs à augmenter ironiquement cette exacerbation en proposant ses propres poèmes-pensées dans un ordre numéral … désordonné : 85, 122, 47, 157, 108, etc. !

Le « message » d’une suite continue et ordonnée n’en reste pas moins immédiat et définitif dans l’esprit du lecteur, mais, quoique l’auteur explique dans sa postface que sa numérotation correspond à l’ordre initial d’écriture de ses poèmes (tous composés de quatre versets), il ne pourra être, pour ce qui est de la correspondance avec Pascal, qu’une nostalgie de la raison. En effet, si l’on y songe, chercher à relier ces poèmes aux Pensées qui correspondraient constitue une entreprise d’emblée ironisée puisque la citation de Pascal mise en exergue par le poète est à la fois référencée en Br. Et en La. ! Il faudrait donc que les n° de poèmes puissent renvoyer à deux Pensées différentes (par exemple : la 85 à 85 Br. Mais aussi à 85 La.). La thèse d’une référence combinée, si elle était jouable, abolirait alors l’hypothèse de la linéarité du discours, puisqu’il faudrait combiner deux linéarités différentes du même texte. Cela signifierait alors simplement que tout fait sens, quel que soit l’ordre des choses et des fragments. Et c’est peut-être cela, en vérité, qu’il faut comprendre quand même, mais en revenant à la simplicité concrète du contenu de l’exergue général : « les rivières sont des chemins qui marchent ». C’est le cours fluent du texte comme il se présente qui constitue l’ordre. C’est celui qui, si l’on rejoint les titres de section du début et de la fin, signifie : « Où l’on veut aller » « La poésie est communion et présence ».

Passons au contenu de ce recueil jeu et malicieux.

Le « je » y parle. Un « je » engagé dans une voie intuitive et paradoxale : « j’ai choisi d’être fidèle au chemin qui relie l’homme de lettres / à l’homme d’action. J’ai suivi les sentes de la prière. » (85). Énoncé ironique, en même temps, pour le matérialisme productiviste et financier d’aujourd’hui ! Prière => action. Énoncé de l’ironiste pascalien, incertain de lui-même mais critique du « divertissement » et de l’agitation mortifère et angoissée, quoiqu’il semble pratiquer lui-même les déplacements de par le monde.

Ailleurs, c’est un côté rimbaldien, Bateau-ivre et Saison en Enfer, que l’on trouve :

 

Les jours coulent en abondance. Mais que vaut l’homme ?
Sa force face à celle du présent ? J’ai résolu de vider  
mon âme de l’ennui et du néant. »

 

La modernité de Pierrick de Chermont est de combiner cela à la variété des matériaux du discours poétique, des situations et des occasions d’énonciations. L’hétéroclite et la richesse du monde moderne y transparaissent, comme dans un roman, un genre dont la richesse des procédés narratifs est aussi mise à contribution.

 

Ainsi dans « Villes » (p. 39) :

 

22- Une photo avec des visages à Hong-Kong, des collègues
alignés comme sur une photo de classe.
J’aurais voulu être la seconde d’après, quand l’escalier fut
à nouveau vide et fixa le point d’où partit le flash.

 

71- Une branche avec du ciel gris autour. Quand verrai-je
le jour tel qu’il est : du vivant indéchirable ?
Pourquoi ai-je couru de Sao Paulo à Berlin ? Préféré me perdre et 
disperser mon visage ? Suis-je déjà du côté de la mort ?

 

Ou dans « Pré » (p. 41) :

 

158- Dans les prés, à côté des machines agricoles, on trouve une
paire de bicyclettes. Laquelle enfourcherai-je

[…]

 

38- Hier, une soirée, des lèvres trempées dans un verre de vin
et un rire perlé de joie.
Vrai, le jour avait un goût d’herbe et de foin. […]

 

Le « je » de Pierrick de Chermont est celui d’un exilé dans la modernité dé-réglée : « Je vis dans une société vaniteuse et qui a choisi de se défaire du mètre. » (p. 49). Mais c’est aussi celui d’un observateur des instants sensibles de la nature, d’un disciple de Reverdy attentif à « l’étoile » (24 et 2 p. 49) et aux « ardoises du toit » (9 p. 52). Cette nature est tout aussi bien celle de la ville pérecienne et du monde machinique, encore un peu à la façon des années 60 ou 70, avec ses usages, ses bruits, ses silences, ses liens humains et commerciaux :

 

78- Deux étudiantes ont un questionnaire en main. Elles portent
un badge autour du cou. Une mobylette se gare£
auprès d’elles.
Le silence, ou plutôt une impression de silence revient
après l’arrêt du moteur. Leurs visages et leurs questions
se répandent alors en ville.

 

Depuis un jardin public je les observe. Je ne suis pas seul :
un homme parle avec son chien blanc : « Qui
m’instruira sur le bien vivre ? »
Des klaxons accorent des rues avoisinantes. Des étourneaux
jacassent dans les arbres. Il sourit ; Cinq heures
de l’après-midi, dans un quartier de Pékin.

 

« Je » moderne, il s’inquiète de l’Histoire et donc, paradoxalement, de son absence de lisibilité : « L’histoire s’est effacée » (p. 63) ; « Que fait Beaugency quand les cloches carillonnent ? » (p. 65).

« Je » en réseau, il dédie un grand nombre de ses poèmes à des poètes contemporains, vivants et probablement amis, et qui semblent plutôt constituer pour lui un monde divers qu’une tribu uniforme.

« Je » de croyance et d’itinéraire, enfin, il mène son récit fragmenté des « ténèbres impénétrables » (p. 85) vers la « joie » (p. 135) du « si je pouvais » (p. 127), à travers les étapes d’une « conversation intérieure » (p 99) et les expériences du « trop » (p. 115) pascalien : « trop de bruit nous assourdit […] trop de vérité nous étonne ».

 

Mais jusqu’au bout, la fragilité inquiète et, en effet, pascalienne, du poète subsiste ; la juxtaposition est définitive de la monotonie des jours et de la frêle apothéose de certains ; la juxtaposition fragmentaire de la bicyclette (n° 8) et de l’avoine (n° 119) marque le dernier poème (n° 136). Il le consacre, malgré la modernité de son monde d’apparence, en poète de la bougie et de l’errance, entre Georges de La Tour et le romantisme maritime (mais paisible) des rivages pierreux et des hauteurs où hurle … non, dort le vent :

 

136- Pourquoi la joie est-elle solitaire ? Même celui qui l’abrite 
lui demeure étranger. À peine aperçue,
Elle s’en retourne du côté du loriot, d’un caillou ou du vent 
endormi sur l’écume frissonnante.

Pourquoi est-elle sauvage ? Pourquoi préfère-t-elle la chair 
et le sang ?
Qui l’a érigée en gardienne de la conscience ? Mon existence  
s’est consumée pour la suivre.

 

*

 

 




Le ciel est aphrodisiaque. François Augiéras (1925–1971)

 

                                               

                                          

           Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu !

                                                                                         Arthur Rimbaud

                       

   Dans ses Mémoires, François Augiéras confie qu’il conserve de Paris un souvenir horrifié. Jusqu’à l’automne 1933, cette ville fut le théâtre des huit premières années de sa vie, atrocement tristes, près de sa mère veuve. (Son père, pianiste de concert, est mort aux États-Unis, peu avant sa naissance.)

   L’évènement déterminant de ma petite enfance est le fait que mes yeux se sont ouverts sur une civilisation dégradée.

   La seule image digne d’être conservée est celle, fantastique, d’un énorme dirigeable : le Graf  Zeppelin argenté, irréel, traversant, très bas, le firmament. Il le contemple, d’un toit. Dans son imaginaire enfantin, ce monstrueux astronef, étincelant sous le soleil, est peut-être envoyé par une autre planète. En mai 1937, le dirigeable allemand Hindenburg, fierté des Allemands, s’enflammera en atterrissant, près de New-York. Sur cent passagers, trente-trois périront. Ce sera la fin du luxueux transport  de passagers en paquebot volant.

   Sa vie durant, Augiéras clamera son aversion pour la capitale et pour le roman français contemporain. Dès ses premières contemplations nocturnes du ciel, dans la campagne du Périgord, le jeune garçon est ébranlé par le caractère religieux et aphrodisiaque de l’infini qui aspire son âme. Plus tard, il n’en parlera jamais sans susciter vertiges et frissons. Au ciel sont liés les premiers émois. Sa semence tachera souvent ses draps ; ses rêves d’enfant sont des voyages peuplés de feux d’artifices stellaires. Des tourbillons de plaisir l’entraînent vers les plus lointaines nébuleuses, comme autant de prairies d’où jaillissent des pluies de fleurs inconnues. A qui confier cet insondable mystère ? Certainement pas à sa mère indifférente, neurasthénique, ni à son adorable tante Germaine, châtelaine trop mondaine. Ses compagnons d’aventure, tournés vers le monde extérieur, ne le comprendraient pas davantage. Chaque acmé est un nouveau Big Bang. De plus en plus, firmament, orgasme océanique et ‘âme éternelle’ sont liés, dans la pureté d’un opéra de l’espace. Avec un parfait naturel, il dit aimer son âme. Il s’entretient avec elle.

   Secret dialogue avec mon âme éternelle, immuable et solitaire, comme Dieu, cachée derrière les incarnations et les masques…Le son infini, toujours audible dans mon cœur.

   Chargé de garder jusqu’à l’aube une voie ferrée, pendant la guerre, il dialogue avec la nuit. Il scrute sans fin le cristal des cieux, le plus vertigineux temple du monde, dont la beauté le subjugue.

   Est-ce ma vraie patrie, le pays de mon âme ? Un invincible appel auquel je me promets, ma vie entière, de répondre !

   Ainsi naquit le corps subtil de François qui ne cessera de s’affiner, jusqu’à lui conférer de puissants pouvoirs psychiques. Il refusera toujours de les cultiver. Pourtant, au-delà des prédictions personnelles, il nous laisse de brûlantes prophéties. Elles se réalisèrent toutes. Citons, entre autres, le retour à une vie écologique, le déferlement des premiers Tibétains au Périgord, après l’invasion de leur pays par les Chinois, le sanglant printemps arabe, la guérilla qui s’étend sur le monde, les révolutions informatiques et quantiques, la conquête spatiale, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les phrases du genre :

   France appauvrie, future province de l’Asie ; Europe en ruines, plus envahie qu’on ne le croit. (Les barbares d’Occident).

   Je scrute souvent le ciel nocturne, en évoquant l’‘âme éternelle’ d’Augiéras qui scintille plus que les autres étoiles. Une âme pour laquelle, depuis son adolescence, tout est zone érogène : l’aura des êtres, les prés odorants, les falaises, les sources, les ondes qui nous entourent et la voûte céleste, surtout. Peu importe pour ce panthéiste si l’amour fou est humain, animal ou divin, minéral, végétal ou galactique. C’est à cette force de la nature que semble dédié Le sacre du printemps d’Igor Stravinsky, l’ami de feu son géniteur musicien,

   Ma trajectoire assez désinvolte dans le monde des lettres relève, pour une bonne part d’une gaieté très slave, sauvage, un peu dansante : un côté Parade et Ballets Russes. (Lettre à Jean Chalon, 3 mars 1968. Le diable ermite. Éditions de la Différence, 2002.)

   L’œil candide, il déploie les filets de son érotisme en tous sens. Est-ce sciemment ? Parfois, des astéroïdes semblent tourbillonner dans son sang. Ses amours  portés au paroxysme ne font que refléter ses progrès spirituels. En 1960, dans Combat, Jacques de Ricaumont célébra Le voyage des Morts. «Étant, selon son expression, ‘antérieur au christianisme’, Augiéras se sent couvert par une sorte d'immunité édénique, car il tient pour licite tout ce qui est naturel, et il ne suit en chaque occasion que son instinct. De là, l’idée que la perversion est étrangère à ce pansexuel et que le mot ‘pur’ est l’un des leitmotifs de son récit.  S’il pratique sans la moindre honte toutes les formes de voluptés, et s’il les décrit sans la moindre gêne, c’est parce que non seulement il n’a pas conscience d’offenser Dieu, mais il est convaincu de rendre ainsi hommage au Créateur.»

   Augiéras vénère les solstices. Surtout la porte du solstice d’été, inaugurant la phase d’obscurantisme du soleil qui va décliner. Il aime aussi la lumière va croître à la sombre porte d’hiver. Décembre est toujours très ancien. C’est le seuil de la voie des ancêtres, celle du Pays des Morts et de leur renaissance. La lumière des cieux est l’élément premier. Submergé de lumière astrale, à l’âge d’Arthur, Augiéras en sera toujours bouleversé, comme au premier soir.

   Le chanoine qui fait travailler le fugueur dans les champs le surprend chez lui, penché sur son manuscrit, à quatre heures du matin. Le brave homme en pyjama ne peut comprendre que ce garnement a déjà saisi, à dix-sept ans, ce pourquoi il vit. Le discours halluciné du fils de Pan l’épouvante. Il n’est question que des étoiles et de la métamorphose de l’homme en Dieu, que l’ « illuminé »voit. Il est missionné, affirmera-t-il dans ses Mémoires.

    -« Vous écrivez ! Et quoi donc, je voudrais le savoir ? »

   Je lui explique que je sors souvent la nuit pour regarder les astres, qu’une mutation de l’homme me semble très probable, que je veux aller vers l’avenir, que c’est le récit de mes courses nocturnes.

   Mis à la porte, l’écrivain en herbe travaille à ses Noces avec l’Occident jusqu’à l’aube, dans une tour de château périgourdin ; c’est chez la sœur du colonel, dont il veut conquérir le cœur. Noces d’un garçon précoce, gorgées de sucs amoureux. Un désir incarnat irrigue puissamment les scènes très brèves, dans la nature transfigurée. Les adolescents défaillent de plaisir, sous l’édifice des étoiles qui flambent. 

   Ils crurent rouler entre les astres incandescents au plus noir du ciel, dans la nuit criblée de soleils tournant à une vitesse prodigieuse. Eux mêmes, changés en flammes, se traversaient dans leur course sans se briser, animés d’un mouvement circulaire qui forgerait leur unité, transfigurés de joie, éternels musiciens et danseurs. (Les noces avec l’Occident. Le texte initial de 1943  envoyé aux Cahiers du Sud, à Marseille, s’égara. Éd. Fata Morgana, 1981).  Augiéras sait ce qu’est l’amour avec les filles et avec les garçons. Il   creuse les racines du désir qui fouaillent les étoiles. Dépositaire d’une mémoire traversant les corps et les âges, il pose là les bases de son mythe fondateur, celui du passeur entre l’homme et l’univers. Puis il oublie son manuscrit en partant en Afrique. En 1950, il en confie un double, complété, au peintre Marcel Loth ; il  sera retrouvé dix ans après son départ vers d’autres cieux.

   Elle était prédestinée, la rencontre avec un autre adorateur fou des étoiles. Oncle, père rêvé, amant, démon divinisé, dieu. Le destin d’Augiéras prend corps d’une manière brutale, sur un toit saharien, avec les lamentations hypnotiques et triomphales d’Abdallah Chaamba, son nouvel avatar.

   L’ébauche du récit, Le Vieillard et l’enfant radical et foudroyant, éblouit André Gide.  « L’intense et bizarre joie que je prends à la lecture (et relecture) de ces pages remarquables entre toutes. »

   Le Voyage des Morts contient quelques lignes des Noces avec l’Occident. En mars 1950, seul dans sa chambre de Périgueux - comme le précisent ses Mémoires - Augiéras commence à rédiger son journal. Il a eu tout le temps de revivre ses deux premiers séjours chez le colonel, en 1947 et en 1948. Mais sa plume ne l’a pas encore vengé publiquement du tyran. Il a déjà travaillé, armé, dans le chantier d’une route en construction, près de l’oasis de Ghardaïa. Il décrit l’immense carrière de pierres, ainsi qu’une rencontre amoureuse avec un berger de dix-huit ans. Sans doute Abd Allah - ou son double passionnément aimé. Là, nous sommes encore près de l’accent juvénile des Noces avec l’Occident.

   Rien n’est plus beau que l’amour ; rien ne s’élance plus loin, non pas l’amour de tous les hommes, mais celui des compagnons d’aventure, l’amour né près des feux. 

   Ce sont sans doute les premiers passages du singulier Voyage des âmes. Reprenant cinq vers du début de « l’hymne à l’amour » des Noces, ils comportent une variante, à la fin. « L’amour né dans les bois et dans les camps de travail de ce siècle » devient « l’amour né près des feux ».

   À Agadir, épuisé par son travail de pêcheur, le petit voyou des faubourgs s’abat sur le dos, à même le ciment, et il mange la lumière, pensant aux êtres qui se nourrissent de lumière.

   Recherchai-je le plaisir dans ces rendez-vous d’amour sur les rochers, au clair de lune ?... Certainement pas, mais la rencontre avec le Sacré, au péril de ma vie. (Lettre du 14 mars 1969 à Pierre-Charles Nivière. Nouvelle NRF. 556. Janvier 2001.) Que de fois décrit-il, comme dans ses Mémoires, le « rituel de la montée vers les astres »… Après s’être assouvi chez les filles du quartier réservé, il retrouve un berger berbère de son âge. Il cherche un dernier assouvissement, mais de l’âme...Cet amour-là satisfait le meilleur de moi-même. Que faisons-nous ? Ça reste extérieur, manuel… C’est cela qui m’émeut ; ce dialogue avec tous mes masques possibles… Je suis heureux seulement sur les dernières dalles éclairées par la lune, sur le seuil de mon temple infini brillant d’astre et des constellations, mes lèvres contre les siennes, au bord de ma maison du ciel.      

   Cet animiste appartient à la tradition solaire. Les rayons du soleil sont des milliers de caresses sur sa peau nue, libérant d’infimes étincelles de volupté. Mais si l’astre des Hespérides, cher à Rimbaud, est son père désiré, la lune, divine Mère, est son « épouse » incestueuse. Ce grand luminaire blanc, calciné par le brasier du soleil, est une divinité qu’il sied d’adorer à genoux en effectuant mille offrandes. Surtout lorsqu’elle est enceinte : encens, méditations, feux de joie, thés bouillants, chants, danses, transes - sans jamais omettre le don de sa sève ou de son sang, à la fin du rituel. Le sommeil dans la nature érotisée lui est dédié, comme beaucoup de  songes, pages et peintures d’Augiéras. Rarement les phases lunaires jouèrent un rôle aussi essentiel chez un artiste. 

   Les pluies d’étoiles filantes lui procurent un plaisir électrisant. Il les décrypte comme un message personnel, en exultant ; destinées aux papilles sensuelles de l’esprit, elles figurent l’éclatement d’un millier de groseilles dans un firmament de gourmandise. Après s’être prosterné en pleurant de joie, il traduit comme personne les affres du plaisir, dissous avec lui dans l’immense féérie changeante du clair de lune.

   Il décrit ses saisissements devant cette lune, déité de la volupté, surtout lorsqu’elle apparaît lentement dévêtue, ou se cache derrière une éminence. L’antique culte païen est pieusement préservé dans maintes contrées retirées, en Orient. On peut encore assister, par exemple, à l’extinction de toutes les lumières et de tous les sons, le temps que la lune disparaisse derrière une montagne C’est le triomphe de l’érotique sacrée, depuis des temps sans commencements.

   Il suffit de peu à cet être éveillé pour s’approcher du nirvana, l’état naturel vers lequel il tend en permanence - un nirvana qui n’est pas le vide, mais le plein, l’énergie à l’état brut. C’est l’homme le plus religieux qui soit, au sens propre de religare, constamment relié aux forces du cosmos. Il vit dans la vénération de l’énergie divine, l’adoration perpétuelle « de l’Univers qui est Dieu ». Par d’autres chemins, il rejoint Proust, qui avait l’intention d’intituler le dernier volume de son œuvre L’adoration perpétuelle. (Les souvenirs de Jacques Benoist-Méchin contiennent un extrait de lettre de Marcel Proust, qu’il connut. « La Recherche du Temps perdu, comme son nom l’indique, est un long voyage. Non point à travers l’espace ou le temps, mais à travers l’âme humaine, une plongée vers cette zone où tout serait communicable, où nous pourrions voir non point un autre monde - car je ne suis pas certain qu’il existe - mais ce monde-ci avec les yeux d’un autre, de cent autres, voir les cent univers qu’est chacun d’eux. Nous entrerions alors dans un état ineffable, semblable à celui que les Pères de l’Église appelaient « la Communion des Saints »… J’ai pensé tout d’abord achever mon œuvre par un volume qui se serait appelé L’Adoration perpétuelle.»)    

    Au Sahara, le jeune Augiéras passe des heures, allongé sur le dos, sous un véritable "ciel de lit", le visage face au spectacle de l'univers en expansion. Elle est prédestinée, la rencontre avec un solitaire, adorateur fou des étoiles. Oncle, père rêvé, amant, démon divinisé, dieu. D’où le thème obsédant du lit de fer sous des marées d’astres, où jouissance et douleur sont indissociables des constellations de l’Afrique, dans Le Vieillard et l’enfant

   Je volais jusqu’à lui, acceptant de voir face à face ma nuit éternelle que j’avais voulue dans les bras d’un vieillard...   

   Le Voyage des Morts paru en 1959, deux ans après le lancement du premier satellite artificiel, permet de comprendre la relation scandaleuse entre Augiéras et son oncle explorateur, son père du désert : ils sont du même sang, et ils ont des constellations dans les veines.

    Qu’il eût été séduit, au sens sexuel du mot, par le ciel étoilé, au point de ne pas souhaiter l’amour (et l’amour des garçons) ailleurs que sur un lit de fer, sur une terrasse, signifiait beaucoup dans une époque qui allait être hantée par les étoiles. (Le Voyage des Mort. Éd. La Nef de Paris, 1959).

   Le chagrin du jeune homme tombé en esclavage est abyssal. Mais il se soumet à la volonté du monstre sacré qui lui dicte L’éternité et le cosmos, fruit de quarante ans de solitude. Il maintiendra toujours sa ligne de conduite : une abstraction qui tienne face aux astres. « Mon équation sous le ciel étoilé ».  Ce qui stupéfie le neveu du scientifique n’est pas le viol, mais le fait que son  parent pratique aussi la religion des astres, océans de feu. Âgé de soixante-deux ans, le colonel Augiéras, retraité de l’armée française, règne en ermite de légende, en mage chaldéen sur le royaume intemporel qu’il a fait bâtir, près de son mausolée pyramidal. En sabots de bois, l’astronome qui perd la vue est souvent nu sous sa cape de soldat, écarlate comme la cour de son domaine. Pour la « montée vers les astres », le militaire gravit parfois à genoux les marches, jusqu’au lit de fer de sa terrasse.

   Qu’un Français eût bâti, cela n’avait rien d’étonnant ; que ce fût le premier sanctuaire au vingtième siècle l’était. Mon oncle, qui trouva sa survie sur mes livres, comme si les étoiles m’eussent prié de m’aimer. (Le Voyage des Morts.) En 1958, juste après la mort de son « oncle des sables », ce veilleur de naissance monte la garde d’un fort isolé, aux confins de l’Empire qui s’écroule. Il écrit Zirara.

Un véritable amour, une véritable religion... J’aime la lune comme on aime une femme. Dès qu’elle brille sur les palmeraies, je file doucement vers les hautes herbes de la brousse, je m’avance jusqu’aux rives du lac ; à proximité du désert, un poignard au travers de ma ceinture, j’adore la lune, et sans vouloir m’expliquer, tu peux deviner ce que je peux faire. Quelle fille connue dans un bal serait aussi belle, aussi douce que l’Astre des Nuits ! (Lettre à Paul Placet, Zirara, 30 juillet 1958. Ed. Fanlac. 2000.)

   Les astres défunts, dont nous sommes venus, devraient conférer un ton dramatique à sa voix, en ces temps où la mort joue sur tous les tableaux. Non. La transhumance des âmes n’est pas, pour François, une éternelle tragédie. Elle est joyeuse. Le ciel est beau comme l’orgasme d’une fée ou d’une nova, dans les abîmes de la vacuité. A l’instar d’Anaxagore, Augiéras aurait pu affirmer qu’il était « né pour contempler le soleil, la lune et les étoiles. » Son audacieuse modernité donne un singulier relief à des codes désuets, comme à sa délectation d’étreindre en dansant de vieilles lunes aux baisers d’argent. Chorégraphie d’un plaisir aussi ralenti que violent. Divine lenteur de la foudre. Les extrêmes se touchent souvent chez cet être libre, sur tous les plans. Dans L’Apprenti sorcier, il avoue ne plus savoir s’il est magicienne, animal, divinité, Homme, Femme ou Nymphe.

    Que ses amours soient physiques, telluriques ou célestes, son comportement amoureux est toujours lié à la splendeur du ciel. Averses d’étoiles ou innocence de l’azur. Cet azur, il l’aime tant qu’il parvient à en discerner l’éclat dans un braséro éteint, au fond de l’obscure chambre d’amour d’une bergerie de montagne algérienne. Dans Le Voyage des Morts, cet azur est Dieu répandu dans l’espace. Et si la nuit était l'azur des amants ? La lueur sur les tisons morts était bleue, un azur parfait.

   Toute nuit est lumière. Ainsi se résume la pensée d’Héraclite, vingt-six siècles avant lui. Très tôt, il veut relier ses deux passions dans ses toiles.  

   Mes amours et le ciel étoilé, je voudrais les peindre. Mais dans quel style ? Cela m’obsède aussi.

   Des critiques ont fait remarquer que la nature était le personnage principal de ses livres. C’est plutôt le firmament, en toile de fond, sur lequel règne la divinité de la Nuit. Omniprésente, surtout dans le silence primitif du désert. C’est là qu’Augiéras découvrit vraiment son ‘âme éternelle’, en méditant, jusqu’à en être drogué, sur les poussières vivantes d’étoiles dans le ventre céleste.

   Pour bien comprendre ce migrant, il faudrait se situer à la même altitude mentale que ce lui. Comprendre aussi qu’il possède une fantastique vitalité surpassant celle de son oncle, célèbre chasseur de fauves. Foncièrement libre, il est et demeurera Homme debout parmi les hampes de roseaux.

   Tenter de traduire l’amour, tel fut le premier élan de François-Verge-d’Or, sur la terre des Grands Ancêtres primordiaux qui entretenaient une relation religieuse avec l’univers. Pour lui, toute chose est d’essence divine ; une multitude de lettres en témoigne. Tout se passe comme s’il pressentait que l’éblouissante lumière de l’Éveil surgirait lors de la transmutation de l’énergie. La clé de son œuvre, c’est qu’à partir de huit ans, il vit l’expérience de l’illumination. Sans le savoir, il réinvente les techniques chamaniques de l’extase. Il contemple éperdument les étoiles qui, elles aussi l’observent, surtout les nébuleuses, qui sont des accoucheuses d’univers. Il entend la musique des sphères. Il fait l’amour avec le monde. Il le fera jusqu’à la fin de ses jours. Il fusionne avec l’espace, comme s’il étreignait tous les corps. Tel un yogi, il n’a pas besoin de support physique. Dans son ascension vers la voûte céleste, sa quête consiste à saisir la nature de l’esprit, immuable comme le ciel.

     La violente expérience orgasmique du corps et de l’esprit, loin de le dissoudre, lui fait atteindre des états supérieurs de conscience. Vénus veille sur lui, miroir de la déesse de l’amour et de la connaissance par l’intelligence des sens et du cœur. Conscience cosmique et sens aiguisés. Il s’évapore dans l’espace. Mais plus il se dissout dans une autre dimension, plus il se trouve. Très jeune, à l'opposé de l'onaniste, il fait jouir son partenaire, le Monde, excellente école avant la découverte du désir démesuré pour l'Autre, pour l’Ailleurs.

   Plaisir extrême, sans support, spontanément accordé au désir des étoiles - deux termes, on le sait, dérivant de sider.  Son désir est sidéral, sidérant. Désir provient du verbe latin desiderare, dérivant de sidus, sideris, désignant l’étoile, et signifiant « regretter une étoile disparue». Le désir est foncièrement source de Connaissance ; François est un « homme de désir », dans la mesure où ce désir ardent est quête d’amour, de création, de sacré, c’est-à-dire de ce qui relie à l’univers. Il plonge dans le supplice des « braises de satin » cher à Arthur Rimbaud, son poète préféré. Celui de L’Éternité :

           «Puisque de vous seules,
            Braises de satin,
            Le Devoir s’exhale
            Sans qu’on dise : enfin.

           Là, pas d’espérance,
           Nul orietur.
           Science avec patience,
           Le supplice est sûr.
           Elle est retrouvée.
           Quoi ?- L’éternité
           C’est la mer allée
           Avec le soleil. »

 

   François se ressource en puisant dans l’Énergie du Vide céleste. En cas de danger, ses amies les étoiles le protègent. Le rameur immobile, de crainte de chavirer, regarde les étoiles. (Inédit cité par Paul Placet. Vézère, toison d’or. Ed. Des Pêchs. 2013.) Il ne cesse de renouveler son pacte avec les forces élémentaires de la nature. Il recouvre, d’instinct, les gestes des premiers âges. Ébloui par la splendeur de la vie, aussi dépouillée que la voûte céleste, il lui arrive souvent de tomber à genoux et de tendre les paumes vers le ciel criblé d’astres.

    Sur un toit, la nuit, rêver en paix était ma vraie vie. De gratitude, j’ouvris mes mains vers les étoiles. (Le Voyage des morts).

    Les dieux de la Grèce antique ne choisirent-ils pas souvent la Terre pour abriter leurs ébats sublimes avec de simples mortelles ? Avant le grand saut dans l’inconnu, Augiéras a déjà la sensualité primitive d’un jeune berger nomade et le mysticisme d’un anachorète. Sachant que la brillance du monde se confond avec la divinité, il a le rare privilège d’aimer pour l’amour de l’amour. Son ami et biographe, Paul Placet, bien placé pour en juger, a toujours dit que François Augiéras n’est pas homosexuel ; il ne fut pas et ne sera jamais un sodomite. Dominique Fernandez s’en porte garant. Il écrit qu’Augiéras, « tout en prenant librement son plaisir avec de jeunes garçons, a ressuscité rien de moins que le cérémonial et le faste de l’amour courtois.» (Une aristocratie morale. Europe. N° 931-932. Novembre-décembre 2006.)

   Dans Augiéras, le peintre (Ed. de la Différence. 2001), le peintre Jean-Joseph Sanfourche, proche d’Augiéras, jadis, confirme : « Il fut un amoureux de la beauté, de la jeunesse, de l’enfance qui porte en elle tous les espoirs, toutes les interrogations. Je ne crois pas du tout à cette homosexualité. Il était probablement l’homme de tous les amours.» Pour ce fils de Pan, l’amour pour toutes les créatures, émanations divines, constitue un acte de purification. Dédaignant les conventions de son pays, il est fier de sa virilité. Avec un tranquille orgueil, il n’hésite pas à le faire savoir, dans ses lettres, ses livres, de vive voix. A propos des jouvencelles à séduire, il écrit à Paul Placet: J’ai essayé de cacher ma sauvagerie, de faire l’homme du monde aimable en dissimulant mes oreilles et ma longue queue de loup.

    Dans Le Voyage des Morts, il confie : Entre ses cuisses sombres, je glissai ma belle queue pointue, après l’avoir graissée avec un beignet doré.

   Du Maroc, il arrive un soir à la maison sans prévenir, tel un orage de chaleur. Comme chaque fois, avec un naturel déconcertant, il éprouve le besoin de d'évoquer ses débordements dans les petits bordels d'Afrique du Nord. A table, il parle crument de son zob, « beau, long et dur », à la troisième personne. Il décrit sa jouissance volcanique, qui l’électrocute, infailliblement. Si violemment que c’est toujours comme la première fois. Si bien qu’il ne songe qu’à recommencer. Ce qu’il fait - même en rêve, ajoute-t-il, où l’attend son âme immortelle, dans les galaxies. Une impudeur magnifique, géante. Jean Genêt sur le divan, déchainé. Mais un Genêt angélique, céleste, qui tutoie aussi bien la mort que les anges et les démons. La « Mère terrible » - mère de mon compagnon de l’époque, chez laquelle nous habitons, dans le Tarn - ne sort jamais de son antre, au rez-de-chaussée. Qualifiée de « sorcière préhistorique » par François, elle se dit traumatisée d’héberger à l’étage « un sale type qui fait le trottoir à Alger. Si les voisins savaient çà !»   

   Augiéras parvient parfois à l’orgasme, sans le chercher, en se laissant flotter parmi les fleurs aquatiques constellant la Vézère incendiée par le soleil. Pour lui, la rivière (ma seule épouse) est Femme. Elle renvoie à son élément aquatique, à la salive de son coquillage, à sa rosée voluptueuse. Sa partie féminine, dit-il, a besoin d’être fécondée par la puissance infinie des cieux. Il prend avec les yeux. Il est capable de provoquer d’étranges phénomènes dans la moelle épinière d’autrui, par la grâce du regard et du mental.

   Les jouissances de François, peuvent avoir lieu sans qu’il ait besoin du sens du toucher, de la vue, de l’odorat ou des autres sens. Il lui suffit de s’abandonner à certaines visions, sans relation apparente avec ce que l’on nomme les plaisirs des sens, mais qui les contiennent tous. Des images de l’infini céleste, des explosions d’étoiles colorées, des sensations à l’état brut, de l’énergie à l’état pur.  Il s’identifie à une femme qui jouit, ou plutôt à un androgyne, ce qui le relie au cosmos. Il vit l’amour cosmique au sens fort du terme. Si le plaisir est solitaire, il ne culpabilise pas. Il le décuple en le partageant, religieusement. « Celui qui jouit le plus est celui qui prie le plus » écrit Büchner dans La mort de Danton. François Augiéras est capable de retenir sa semence à volonté. Il est tantrique de naissance ; il n’a jamais reçu d’initiation à des techniques exigeant une longue ascèse. Une de ces initiations permet de pratiquer le yab-yum, l'union parfaitement immobile avec une partenaire, aussi bien de chair que de pur esprit. Chez cet exilé sur terre, il ne s’agit d'une tendance naturelle à transformer l'énergie sexuelle en énergie spirituelle. Et l’on sait que plus la première est puissante, plus la seconde en bénéficie. Pour s’élever, dans le tantrisme, encore faut-il avoir une passion à transmuter. La jouissance d’Augiéras est parfois comparable à celle d’une femme fontaine, lorsque les écluses sont lâchées. Une de mes relations, authentique hermaphrodite, m’affirma en secret qu’elle pouvait choisir de jouir, à volonté, comme un homme, comme une femme ou, parfois, comme les deux à la fois. L’honnêteté de la personne incite à le croire.                  

    La solitude de François est de plus en plus fondamentale, jusqu’à son dernier souffle. Cette solitude est le prix de la liberté. Son œuvre n’émergera, bien après sa disparition, que s’il va jusqu’au bout de son grandiose isolement. Cet exilé sur terre le sait.

    Je suis seul…Je suis quelqu’un qu’on ne peut jamais aider.

   Sa solitude constitue l’ostinato musical de tous ses ouvrages

   L’édifice admirable des étoiles brillait sur les roseaux, sur les eaux : au loin, le musée de mon oncle… A l’écart des autres hommes, une pensée dont je comprenais enfin la valeur inestimable : la solitude.

   ( …) La fin du siècle verra la victoire de l’opinion des solitaires. (…) Rien ne se fait de grand que dans le silence et dans la solitude.

   Mais pour cet affectif, l’Autre est ce qui importe le plus au monde. L’autre devient lui. Il a besoin de se séduire, de se surprendre, de s’inventer tous les jours, non par narcissisme mais pour DONNER, à voir, à lire, à méditer, de la manière la plus intense qui soit.

    Quand vient le soir, la magie du crépuscule, j'entends l'appel vers la musique, vers la littérature, vers les aventures ... vers l'amour. Mais le matin ! Face au réel, j'éprouve terriblement le besoin de fabriquer, au cœur même du réel, des objets qui soient beaux. (Lettre à Jean Boyé, 8 mars 1957. Augiéras le Peintre. Éditions de la Différence, 2000.)  

   Un seul ciel ne lui suffit pas. Comme Giordano Bruno, il croit en la pluralité des mondes. Dès le début des années 60, il a étudié Les Somnambules d’Arthur Koestler,  analysant l’œuvre des astronomes dont le génial précurseur est Giordano Bruno. (Éditions Calmann-Lévy, 1960.) Il ne lira que des extraits de l’auteur des Fureurs héroïques, puis l’essai d’Émile Namer sur le philosophe napolitain de la Renaissance (Bruno, Éditions Seghers, 1966). Il en fut profondément troublé.

    « Ainsi, il n'existe pas seulement un monde, une terre, un soleil, mais autant de mondes que nous pouvons voir de lumières briller autour de nous, qui ne sont pas plus dans un seul ciel, un seul espace, un seul contenant sphérique que notre terre ne se trouve dans un seul univers, contenant un seul espace ou un seul ciel.» (Giordano Bruno. De l’infini, de l’univers et des mondes. 1584).   Lui-même n’est-il pas inscrit dans le ciel ?

   Il me semble être parfois une lointaine étoile (…) Disons, si tu veux, un quasar, ces étoiles difficiles à situer, aux signaux très énigmatiques et sur le compte desquelles toutes les hypothèses sont possibles. (Lettre à Jean Chalon. 29 mars 1970. Le diable ermite. Éditions de la Différence, 2002).         

   Le nomade sait, depuis toujours, visualiser les univers en cascades. Domme ou l’Essai d’occupation est, comme les précédents, un livre de survie du Grand Vivant. Son testament. Augiéras offre ici le secret de son androgynie spirituelle, dans une nuit de fête et d’amour.

    Ce soir du solstice d’été, j’aime les astres plus qu’à l’accoutumée. C’est un appel amoureux, sexuel, à un niveau de conscience ignoré des humains ; je ressens l’infini qui émane des astres. Ils sont la beauté même. Ils flambent. Ils sont l’Énergie Primordiale incarnée dans les espaces et les temps. Avec une joie sauvage, la part féminine de mon âme se laisse pénétrer par la force du ciel ; elle s’abandonne aux hasards et aux métamorphoses ; elle accepte de vivre éternellement dans un demi-sommeil, aimée, rêvée par les étoiles, tandis que le côté viril de mon caractère tend à voir l’Univers, à participer à son existence dans un état de pur éveil, à l’aimer en toute lucidité.

   Vers la fin de sa vie, dans le dénuement grandiose de sa grotte, il retrouve le temps d’avant la rupture entre les humains et les dieux. Il appelle de toutes ses forces la Femme et l’Homme futurs, tournés vers les grands Anciens. Chacun de ses tableaux, chacune de ses pages est un pont de verre entre les galaxies. Sur la grande acropole de Domme, l’anachorète est devenu un yogi sauvage. Il quitte son corps à 46 ans. Certains lecteurs ne parlent de lui qu’au présent. Il nous livre une discrète clef :

    Ma faculté de voir l’Énergie à l’état pur n’est pas humaine.

                                                                      

BIBLOGRAPHIE SOMMAIRE

Le Vieillard et l'enfant. (Sous le nom d'Abdallah Chaanba, 1949 - Chaamba avec un « n » -  225 exemplaires, « Imprimé en Belgique ». Éditions de Minuit, 1954. 1963. Précédé de « Zirara », Minuit, 1985).

Revue Structure. Pierre Renaud, Paris. (Dans les cinq numéros, 1957-1958).

 Zirara. Récit. (Sous le nom d'Abdallah Chaamba, éd. Structure, 1958).

Le Voyage des morts, Journal de bord. (Sous le nom d’Abdallah Chaamba, La Nef de Paris, Collection Structure, 1959. Sous celui de François Augiéras : Fata Morgana, 1979. Grasset, « Les Cahiers rouges », 2000).  

L’Apprenti sorcier, roman. (Sans nom d’auteur : Julliard, 1964 - sous celui de François Augiéras : Fata Morgana, 1976. Grasset, « Les Cahiers rouges », 1995).

Une adolescence au temps du maréchal.  Récit (Christian Bourgois, 1968 ; Fata Morgana, 1980 ; sous le titre voulu par l’auteur,  La Trajectoire, Fata Morgana, 1989 ; sous le titre Une adolescence au temps du maréchal et de multiples aventures, La Différence, 2001). 

Un voyage au mont Athos. (Flammarion, 1970, 1988 ; Grasset, « Les Cahiers rouges » 1996). 

Les noces avec l’Occident (Abdallah Chaamba. Fata Morgana, 1981). 

Domme ou l’Essai d’Occupation (Fata Morgana, 1982 ; édition intégrale, Le Rocher, 1990 ; Grasset, « Les Cahiers rouges » 1997). 

Les Barbares d’Occident (Ed. Fata Morgana, 1990 ; La Différence, 2002).

Lettres à Paul Placet (Fanlac, 2000). 

Le Diable ermite. Lettres à Jean Chalon, 1968-1971 (La Différence, 2002).                                                    

Paul Placet. François Augiéras, un barbare en Occident (Fanlac, 1988).

Serge Sanchez. François Augiéras, le dernier primitif (Grasset. 2006).

Olivier Houbert. Butins. (La Part commune, 2014).

De nombreuses  peintures de François Augiéras furent souvent exposées. En 2000, à la Mairie du 6°, à Paris ; au Festival de Venise, en 2006, etc.

Film hispano-suisse : Los pasos dobles. Isaki Lacuesta, avec Miquel Barcelo. 2011. (Prix de la Coquille d'or au festival de Saint-Sébastien).

 

 

 

 

 

 

 

                                                          

 

 

 

 

          

 




Lecture de Requiem de Marie-Josée Desvignes

 

 

 

« Mais aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »
F. Hölderlin[1]

 

 

 

Requiem est le récit-poème d’une perte inconcevable.

 

C’est un chant douloureux et profond qui sourd de la plume sensible de Marie-Josée Desvignes pour tenter d’inscrire dans le cadre de l’écriture le non-sens, l’absurdité de la perte d'un enfant au moment de sa naissance.

Tenter de dire cet arrachement de la part la plus intime de soi, c’est comme retraverser le rideau de feu de la mort mais pour, cette fois, arracher le voile et découvrir enfin un visage. Non le visage torturé de la douleur mais celui, apaisé, de la délivrance et de la réconciliation. « Elle a cherché sur la page à inscrire un visage ».

Le texte dans sa forme même (dislocations, éclatement des typographies, modulations de rimes et de proses, illustrations de l’auteur avec des encres qui évoquent le sang que boit le papier) suscite une intensité dramatique qui nous prend dans son souffle haletant et nous amène, hagards, jusqu’au point ultime « au bout de la mer infinie ».

Récit d’une renaissance à soi-même, Requiem est un hommage rendu au sacré de la vie et à son archaïque réalité ancrée tout aussi bien dans la mort. La narratrice donne forme, dans son texte, à un ressenti corporel tracé sur la page avec les mots de la Passion : « supplice, écartèlement, chemin de croix, stigmates » … Ses images sont celles du feu, de l'eau et du sang. Ses couleurs sont celles d'un drame intérieur qui se joue en noir et blanc, maculé de rouge.

 

Un texte empreint d’une force archaïque

Sur le théâtre extérieur d’un lieu déshumanisé, l’espace froid et impersonnel de l’hôpital autant que l’espace anémié du souvenir cerné de « murs blancs de pierre », se présente une  foule anonyme, chœur d’une antique tragédie, qui se presse autour d’un ventre tombeau.  Cette foule, ici, est celle des « blouses blanches », personnel médical blafard, sans visage. Longs couloirs livides, blancheur létale d’un lieu qui répète le vide intérieur.

Comment ne pas songer ici aux « draps blancs », à tout ce blanc, dont parle Sylvia Plath dans son admirable texte conçu comme une pièce radiophonique sur l'expérience de la maternité par « Trois femmes »[2], faisant entrer le récit de Marie-Josée Desvignes dans une étrange résonance de poète à poète, autant que de femme à femme.

Avec Sylvia Plath, la narratrice de Requiem peut dire :

 

« Je me souviens d'une aile blanche et froide (…),
C'est un monde de neige maintenant.
Je ne suis pas chez moi.
Que ces draps sont blancs.
Les visages n'ont pas de trait ».

Chez M-J Desvignes comme chez Sylvia Plath, il y a ce contraste frappant dans l’écriture entre le blanc et le noir, associé au rouge. Les couleurs du drame. Pour Marie-Josée, le sang de l'accouchement se confond avec des « larmes de sang », avec la brûlure « inscription fer rouge » et « rouge l’ambulance – rouge le tablier du boucher » et « il pleut rouge dans (s)a tête ». Finalement, « le rouge – le noir se confondent ».

Pour Sylvia, la souffrance aussi s'inscrit en ombres noires et rouges :

« Je suis un jardin d'agonies noires et rouges » et
« Un soleil mort déteint sur le journal. Il devient rouge ».
« Le soleil s'est couché. Je meurs. Je fabrique une mort ».

Ces mots de Plath, cette même connaissance intime de la douleur partagée par toutes les femmes en gésine, prennent chez MJ Desvignes une coloration plus sombre encore du fait de la perte réelle de l'enfant. Le monde alors se fait négation, vide, annulation. Noir.

Noir pour la négation de l’enfant : « il y en aura d’autres puisque rien n’a eu lieu ». Terrible sentence qui nie non seulement l’enfant dans son ex-istence[3] mais aussi et peut-être surtout la mère dans son vécu tragique. Ainsi, « les plaies noires » de l’oubli, de l’absence, tous ces « lambeaux de souvenirs cachés dans ses entrailles » sont comme les caillots d’un sang noir coagulé qui ne peut trouver à couler, à remonter sa source car « les fleurs du silence ont d’innombrables ligatures ». Ainsi, noire est l’absence, le vide laissé par la perte comme un vêtement de deuil.

Par contraste, blanche est l'angoisse comme un suaire d'épouvante : Ces « espaces blancs et mornes dans la nuit caverneuse » ! Car, comme le souligne Heidegger dans sa philosophie de l'existence, l'angoisse, à la différence de la peur, n'a pas d'objet réel identifiable dans l'expérience. La peur peut être combattue par l'emploi de moyens de protections contre un danger bien identifié. L'angoisse, au contraire, n'ayant aucun objet, est une angoisse de rien, et sa source est par conséquent l'existant lui-même qui a à être.

Le blanc de la solitude martèle donc aussi son impuissance à se faire entendre comme si elle était condamnée à disparaître dans le flou fantomatique de cet espace rempli de vide. La narratrice dérive ainsi dans cette « lumière blafarde » d'un « espace démuni de couleurs » et se cogne à ce « mur blanc du monde », « dans le soutien inutile d’un monde extérieur ».

En résonance encore, dans une émouvante sororité, Plath lui partage un même chant de glace :

« L'hiver m'emplit l'âme !
Et cette lumière de craie
Qui trace des écailles sur les vitres,
Vitres des bureaux vides, des églises vides.
Que de vide ! »

Face à l'impuissance et au « silence des blouses blanches » et de leurs manœuvres, la narratrice sait que « le corps sait ». Et que la « lame blanche » pourrait la délivrer de toute cette souffrance. Car ils sont là, à s’affairer autour de ce corps comme des oiseaux de mort, « êtres protéiformes au dessus d’un désastre »... Elle dénonce ainsi avec une rare violence la « folie outrancière de l’inhumaine foule » et le « mépris de l’incompréhension douloureuse ». Elle peut alors, elle aussi, rejoindre Sylvia  « dans (s)a nuit polaire ».

Dans cette nuit de l’âme pourtant quelque chose répond à sa peine. Une infime lueur se glisse dans les interstices du tombeau de silence où elle s’est laissée enfermer, « obéissante à l'injonction d'oubli ». Comme un surgeon de vie fleurissant à son arbre, une image de son enfant flotte autour d’elle sur les eaux de son commencement. Grâce à cet « enfant de la nuit » enfin regardé, « (son) cœur s’ouvre immense sur un amour infini ». Ce qui la sauve, elle qui fut « la noyée », c’est « la réminiscence de la première naissance ».

Une voix remontée des profondeurs, « soleil noir des grandes demeures d'eau » cherche ainsi à percer la glace de l'oubli, faisant écho, là encore, à la voix de Sylvia :

« Elle pèse comme le sommeil,
Comme le poids de la mer. Très au loin,
Je sens la première vague
Marée inévitable qui trimbale vers moi,
Sa cargaison d'agonie
Et moi, coquillage résonnant sur cette plage blanche,
J'affronte ces voix calamiteuses,
Cet élément terrible ».

Depuis son monde intérieur inondé de larmes, cet « océan miné prêt à exploser à tout moment », la « noyée » trouve, au fond d'elle-même, la force de regarder en face ce soleil noir et de le reconnaître. Car, la première naissance, au-delà de celle du premier enfant né,  renvoie  véritablement au premier regard porté sur soi, celui qui nous fait nous reconnaître nous-mêmes dans le regard d'autrui[4]. La mère connaît seule son enfant, elle qui l’a porté. Le drame souligné par ce récit est bien celui-là : « Les enfants dont la tombe est le ventre de leur mère n'ont pas été connus, sauf d'elle-même ». A la naissance dans et par le corps, doit succéder une naissance dans et par l’imaginaire de la mère. La société des hommes, ensuite, reconnaît l’enfant comme un semblable. Alors « qui pour dire qu'ils ont existé » s'interroge et nous interroge M-J desvignes ?

Sans visage, il n'y a pas d'humanité. Faire exister, donner une inscription réelle à cet « enfant imaginaire » dont le visage n’existe pas, c'est se rappeler que « chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre » comme le dira Paul Ricœur  commentant un propos d’Emmanuel Lévinas[5].

Qu’est-ce que cela fait dans le corps de la femme de porter puis de se séparer de quelque chose que l’on ne pourra jamais regarder, qui ne pourra jamais s’incarner dans un face à face ? Ce goût d’inachèvement est terrible car il coupe à la racine la possibilité de se projeter vers autre chose. Cet inachevé est comme un trou béant que l’on porte en soi-même à la place de l’enfant. D’où la nécessité vitale d’un travail d’incarnation qui se fait ici dans et par l’écriture.

C’est qu’au-delà de la force de l’écriture, des questions précises et concrètes sont abordées en creux du récit, derrière les mots de l’expérience vécue, et dont la narratrice nous porte un témoignage précieux parce que rare.

 

Un témoignage contre le non-sens

En premier lieu, M.J. Desvignes nous interpelle sur la question de la reconnaissance légale d’un enfant qui n’a pas survécu à la naissance. Et ce drame creuse non seulement la mère mais tous les proches. Comment survivre, en effet, à cet abîme insondable de questions, de doutes, de reproches qui viennent saper les fondations familiales (« on ouvre le caveau de l’enfant qui n’a jamais existé on s’y installe »), à l’effroyable culpabilité qui ronge comme un acide, « les plaintes de la biche aux abois condamnent le bourreau sanguinaire qui, libérant la mère, a percé le flanc du petit faon ».

Ensuite, viennent les questions de la violence institutionnelle et de la maltraitance médicale, inscrites au cœur même du récit et qui restent aujourd'hui encore profondément taboues. Au-delà de la souffrance personnelle de la perte d'un enfant, le récit braque ici une lumière crue sur l’inhumanité profonde (souvent inconsciente et non intentionnelle) des rapports que le corps médical, « foule anonyme pressée sur la colline », peut entretenir avec ses patients.

Face à cette violence absurde, « ils ne lui ont rien donné à voir – rien à comprendre – pas même une image », tout ce que la narratrice peut faire pour son enfant mort, c’est de « lui construire une cathédrale de mots » et de lui composer une messe des morts. Mais ce Requiem sonne aussi une charge sans concessions contre l'absurdité de certaines lois et comportements humains dénués de sens. La narratrice puise ainsi au cœur de son intimité pour dénoncer « un géant aux mains de spatules et son protocole aberrant » (lieux et corps médical impersonnels, actes médicaux vécus de façon intrusive, comme une négation d’elle-même, absence d'échanges simplement humains). Car c’est bien là, dans ce protocole techniciste, que réside la menace de l’hypermédicalisation et de son interventionnisme iatrogène.

Le geste médical « fouille - extirpe » son « corps exposé comme un morceau de viande » sous couvert d’apprendre la médecine. Elle devient jouet entre les mains de ces « singes savants bardés de science » qui « s'acharnaient sur ce corps à la dérive », découvrant dans le même temps « la honte mêlée à la souffrance ». L’hémorragie du mot dit ici la menace de cette intrusion de la technique, « longue aiguille tremblante (...) plantée droit dans le cœur » et de la toute puissance du savoir médical contre l’intime sentiment de la mère, le savoir de son corps. Il a fallu « lutter dans le corps », se battre « contre eux», contre « la règle » imposée par d'autres et « les cris », finalement, martèlent quelque chose qui n’a pas été entendu : « sa voix étouffée celle que l’on n’a pas entendue ». Contre cette déferlante de la violence, n’y a t-il pas d'autre choix que l'enfouissement de sa douleur ?

Face à l’injonction d’oubli, à l'anesthésie générale, à la négation de soi, il existe une autre voie, étroite et difficile, par laquelle MJ Desvignes est passée après une longue errance intérieure. A la suite de Rilke, elle est entrée dans « le péril ouvert ». Elle a osé pousser ce cri de liberté, assurant ainsi les femmes qu'elles peuvent exercer leur libre choix d’individu conscient face à la tyrannie du pouvoir et à la maltraitance institutionnelle.

Car cette maltraitance est aussi dans la loi instaurée par les hommes[6]. Et c'est cette vérité crue et sidérante que la narratrice nous met devant les yeux. Que l’hôpital cherche à se décharger de toute responsabilité légale et de tout risque de procès dans l'« inhumanité du troupeau accomplissant son forfait » laisse un goût de cendres supplémentaire et le sentiment de voir encore son « enfant subtilisé », alors même que l'on enjoint au père de venir voir l'enfant, « regarde, c'est tout ce qu'ils veulent », pour s'assurer qu'il n'y aura surtout « rien à déclarer ».

Insoutenable douleur, comme un piège qui se referme, que de découvrir après la douloureuse expulsion de l’enfant, la façon dont on écarte les parents de toute relation humaine à leur enfant mort. La vision de l’enfant est la prérogative du père mais c’est une vision toute juridique, « obscène » qui lui impose au fond le silence. La mère, elle, est reléguée dans « la vraie nuit de l’absence ». Emmurée vivante.

 

La « noble » figure d’Antigone

Et c'est bien sûr la figure d'Antigone qui s'avance derrière les voiles des mots, tout au long du récit, pour éclater à la fin dans un cri : « Personne jamais ne viendra écouter sa douleur » ! Cet enfant, qui n’avait d’autre sépulture que le corps de sa mère, en réclame une visible par tous.

Donner une sépulture, c’est reconnaître une personne comme appartenant au monde des hommes, lui faire une place, réinscrire la mort dans la vie. D’où l’importance de la ritualité funéraire dans la vie des hommes. Dans un séminaire portant sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan[7] évoque longuement la figure d’Antigone pour souligner le rôle fondamental de la nomination au moment de la naissance, qui instaure le petit d’homme comme sujet parlant, l’inscrivant par là-même dans l’ordre symbolique reconnu par ses semblables et permettant la perpétuation de la société.

De la même manière, priver de nom un petit d’homme, à sa naissance, ou lui refuser les rituels funéraires, revient donc à nier sa condition de sujet parlant et constitue une grave atteinte à l’ordre social et symbolique. Antigone s’élève ainsi moins contre l’ordre établi que contre le non respect du à la condition humaine et bravant l’interdiction du silence, elle est celle qui donne aux absents une réalité dans la mémoire des hommes. Ainsi, l’enfant mort peut prendre sa place parmi ses semblables. Et reconnaissant l’enfant, on reconnaît aussi sa mère qui lui a donné naissance.

Si la figure d’Antigone, au-delà même du mythe grec immortalisé par Sophocle, a donné lieu à d’innombrables interprétations politiques, juridiques ou bien à des lectures historiques et psychanalytiques, fondamentalement, le refus d’Antigone est le refus d’une société fondée sur l’anéantissement de l’individu par la loi du collectif, du dominant, du normatif. En ce sens, le « non » de Marie-Josée Desvignes, affronté au silence du groupe qui préfère enterrer la mère vivante dans le déni d’un enfant mort-né, est en soi un acte d’héroïsme.

Contre l’enfouissement, elle appelle, ainsi, à « remonter le souterrain », à soulever la pierre écrasante du « rien n’est arrivé » pour enfin sortir de la nuit de l’oubli et « entrer dans la lumière ». Invitant alors toutes les femmes, à l’égal de l’héroïne grecque, à renoncer à « l’antre de la désespérance ».

« Sous la bise glacée » leur dit-elle, « avancez vos courages ».

Magnifique façon de témoigner d’une suite possible dans la belle continuité de son arbre de vie.

 


[1] Œuvres, éd. par P. Jaccottet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1967.

[2] Trois femmes, Sylvia Plath, édition Des femmes, Paris, 1975.

[3] Au sens Heideggérien de sortir de soi pour faire place à l’être, le Dasein du philosophe.

[4] Les psychanalystes parlent de « proto regard » pour évoquer ce premier regard qui suit immédiatement la naissance et qui marque de façon passive mais fondamentale le début de la naissance psychique. Se trouver privé de ce regard, et à plus forte raison de la présence même de l’enfant, condamne la mère à une errance indéfinie dans les enfers de l’impossible (re)présentation de l’enfant. Voir J.M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Dunod, 2005.

[5] E. Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990.

[6] La possibilité de prendre en photo son enfant mort à la naissance et surtout de lui donner un nom et de l’enregistrer à l’état civil est inscrite depuis peu dans le droit français (2008). Toute l’anthropologie est là pour nous rappeler que l’enfant prend place dans l’espace symbolique et social précisément par le rituel de la dation du nom, par les parents ou le groupe, au moment de sa naissance. 

[7] Lacan, L’éthique de la psychanalyse. Le séminaire, Livre VII (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.

 




La dimension du réel dans la poésie de Jorge Najar

 

LA DIMENSION DU REEL DANS LA POESIE DE JORGE NAJAR

Poètes des années 70 au Pérou – Université San Marcos - Lima

 

 

 

Toute plainte m’est désormais déniée
et me voici tissant la toile de l’errance

Plus qu’un océan nous sépare. Je suis resté sur mes terres, il a pris le parti du départ ; l’amitié qui nous lie justifie à elle seule cette lecture, mais aussi une interrogation commune sur la poésie, sa place dans le monde actuel, ses formes alors que tout semble avoir été fait.

Nous faisons partie d’une même génération et nous avons vécu les événements de ce monde chacun de son côté de la planète, au moins pendant un certain temps. Nous avons été confrontés aux questions de notre période : l’enracinement – « Enraciné, mais que l’on ne voie pas tes racines » disait Juan Ramon Jimenez !-, la modernité, les formalismes, etc. « Par delà ces œuvres, nous recherchions nos propres signes d’identité », dit Jorge dans sa préface à l’édition française de Toile écrite.

Interroger le réel, donner du sens là où ne paraît que le chaos, voilà la tâche assignée à la poésie. Pour Jorge Najar, elle s’inscrit dans un double refus : celui de la pureté de l’œuvre  et celui d’une soumission au primat du politique. La poésie a pour tâche d’explorer toutes les  dimensions du réel et non de le réduire aux simplifications liées au formalisme ou à l’idéologie. Il fixe à la poésie une tâche autrement plus haute et plus enthousiasmante : « …créer un discours poétique où s’articulent différentes strates de vie à travers des codes s’entrelaçant, rivalisant entre eux et se mêlant. »

Nous avons recherché chez nos aînés quelques figures emblématiques pour nous éclairer sur ce chemin ;  et si Jorge Najar fait allusion, toujours dans la préface française à     Toile écrite, à José Maria Arguedas, combien de poètes de ma génération ont cherché – et trouvé ( ?) – dans l’œuvre d’un René Char cette réponse qui hante toute poésie authentique, à savoir celle de la convergence de l’éthique et de l’esthétique, comme seule possibilité de dépasser les simplismes dénoncés plus haut. Incapables de nous satisfaire des réponses toutes faites, nous avons demandé à l’écriture les réponses que ne pouvaient plus nous donner les idéologies, nous avons espéré que le travail sur la langue et les mots nous offriraient les justifications d’une existence sur cette planète qu’aucune morale ou religion ne pouvaient plus nous offrir, sans oublier que « Dieu a permis que le vacarme s’empare du monde » (Toile écrite). Nous reconnaissants définitivement comme errants, vagabonds, il nous reste à « reconstruire le paradis perdu. Mais comment affronter une tâche si colossale ? » (id.)                             

Les trois recueils publiés en France : Toile écrite, Gravure sur maté, Figure de proue renvoient à des images-symboles, des références de la création artistique. D’abord, les supports : la toile, le maté et la proue sur lesquelles l’artiste – le poète ( ?) – laisse sa trace. Trois supports sur lesquels son questionnement sur le monde s’inscrira définitivement, comme une première réponse à l’éphémère de l’histoire et de l ‘aventure humaine. Ensuite trois pratiques artistiques : l’écriture, la gravure et la sculpture par l’intermédiaire desquelles le créateur interroge son expérience, tente de donner sens à ce réel qu’il rencontre. Trois outils pour explorer les dimensions du réel. Cette matérialité affirmée dès les titres est une constante dans l’écriture de Jorge Najar. L’œuvre est « conséquence et fiction du vécu ». Il s’interroge sur la validité de l’écriture , le rôle de l’artiste, du poète, mais toujours cette interrogation s’appuie sur le réel des choses et des sentiments. Le statut de l’homme est d’être dans « la chair du monde » pour reprendre l’expression du philosophe français Merleau-Ponty. Jorge Najar répond par là au débat, souvent confus, de l ‘engagement de l’artiste : engagés nous le sommes par notre présence au monde, c’est en assumant pleinement cette condition que nous pouvons « habiter le monde en poète », selon l’expression d’Holderlin et témoigner. 

Ainsi ayant assez vite dépassé les écueils du régionalisme, de la poésie trop enfermée sur ses racines – « Qu’ai-je donc à voir avec ces tribus et leurs langues, vestales de mon enfance ? » écrit-il dès le début de Toile écrite -, et ensuite refusant les catégories, les groupes et les clans, dès le premier poème de Gravure sur maté, il avoue « n’avoir rien fait pour personne », « n’avoir agité aucun drapeau », son positionnement face au monde n’est pas pour autant celui du retrait et de l’oubli, du repliement sur la tour d’ivoire qui tentera les « purs ». Jorge Najar ne juge pas,  ne prend pas position en se justifiant, en opposant une théorie à une autre, il n’oublie pas qu’en toute situation « nous sommes les fils de notre temps ». « Mon expérience m’avait déjà permis de comprendre que savoir ne suffit pas. Il faut de plus grands déchirements » (Préface à l’édition française de Toile écrite). Le parti pris de Jorge Najar est de nous faire partager son errance, « … guide de marcheurs aveugles / plongés dans un autre chant ». L’abandon des certitudes est chez lui un acte fondateur ; il vit la situation de l’artiste comme celle d’un individu sensible au chaos du temps qui « nous nourrit et nous modèle dans la mesure de notre réceptivité (préface à Toile écrite). L’artiste, que l’on accuse à tort d’être hors du monde, « ne contemple pas le paysage, il enregistre la mémoire du monde », ou encore « Que les scènes que je grave ici [dit-il] soient mémoire et souche du peu de gloire qui nous reste. » (Gravure sur maté). Le poète se doit de laisser trace de son passage ; s’il n’agit pas sur le cours des choses, il laisse derrière lui une œuvre qui nous aidera à « tisser la vie ».

Et pour cette tâche, après avoir parcouru les chemins de l’Amazonie, exploré jusqu’aux limites les séductions de l’enracinement, respiré « l’air des espaces fréquentés par les poètes des années 60-70 à Lima » (préface à Toile écrite) et, là encore, assez vite touché les vanités des débats d’école :

« Mais pourquoi les artistes sont-ils en pleurs
au fond d’un bar de Lima ?
- Le vieux souci d’être neufs
les décourage et met l’écueil au voyage. »,

il ne restait plus que le chemin de l’exil choisi. Mais ce mot risque de restreindre l’ampleur de la question à un concours de circonstances extérieures au poète. L’expérience vécue et donnée au travers des poèmes est plus radicale. Dans le premier poème de Toile écrite – « A quelques encablures, sous d’autres cieux », à lui seul ce titre est significatif -, les mots choisis renvoient plus à une expérience de l’errance, de la déréliction métaphysique :

« Nous voici à présent au cœur de la tourmente…
… l’étranger qu’en moi je pressens…   

Mais quel lien nous unit à ces ombres expulsées du royaume ?
La seule conviction d’en ignorer les délires
et n’être plus qu’un corps brisé à la dérive. »

 

Aussi cet exil n’est-il pas une facilité, un refus de se confronter aux heurts du temps malgré les apparences (« J’avoue […] n’avoir pas agité de drapeaux »), mais une volonté de pousser plus avant le questionnement sur son « maquis intérieur ». « En quête de quoi ? » interroge un poème de Figure de proue. Le premier mouvement du départ est refus :

« Tu es parti parce que tu ne supportais plus les tiens, leurs traditions, ni le
respect des lois, des couleurs et des perspectives. » 

« Fable et folklore. Tu es parti parce tu ne pouvais vivre dans l’espace qu’ils te concédaient. »  

Mais ne voir que cet aspect du choix serait lui donner des limites faciles à dénoncer. La vérité profonde est ailleurs : tu es parti « parce qu’au milieu de cette torpeur tu ne te supportais plus toi-même. » Il est des exigences plus fortes que l’amour du pays, que l’histoire qui nous appelle au combat :

« Tu as tout laissé au bord des chemins menant à ton maquis intérieur. »

L’exil est une expérience  de recherche de soi, non du moi égoïste, ce qui serait réduire la poésie au sentiment personnel et non l’ouvrir, à travers l’expérience de l’un – le poète – à l’universalité de ce que vit tout être humain qui un jour abandonne l’histoire et part à la conquête de son « maquis intérieur ». Et dans cette recherche, il n’y a plus rien pour retenir l’errant :

« Jette tout ce qui t’entrave dans les gouffres, ces galaxies sans fin ni retour. »

A Montaigne qui conseillait au voyageur de se déshabiller de lui-même, Jorge Najar répond:

« Tu viens sans rien et sans rien tu repars. »
« Purifie-toi avant de continuer ce sentier qui se perd dans la forêt d’où personne n’est revenu. »

Cette expérience de l’exil est sans retour, la force des images pour ce voyage infini est saisissante et signifie que cette recherche de soi est sans concession. L’exil, s’il est choisi, accepté, ne laisse pas en repos, il est souffrance, angoisse, « rencontre avec l’immensité » :

« Tu avances, à genoux, sur un pont invisible unissant les rives du monde.
(…) cherchant des échappatoires à la mort.
(…) saltimbanque diffus dans le paysage.
En marchant dans les gouffres de l’air, tu devineras ce qui t’attend.
Tu arrives au fond des abysses… »

« Tu es juste de passage vers l’indescriptible » est le dernier vers de Figure de proue. Ainsi sommes- nous avertis de l ‘absence de limites et de repères dans notre navigation. Tout juste est-il concédé dans cette expérience du dénuement un instant de regard sur le passé et de réconciliation :
« Maintenant que tu t’es affranchi de tant d’entraves, fais l’offrande que tu dois aux tiens. »
Instant qui ne dure que le temps d’une veille car « toute plainte m’est désormais déniée / et me voici tissant la toile de l’errance ».

 

Donc l’exil comme réponse apportée à une aventure individuelle, mais aussi comme réponse à l’histoire et l’histoire, c’est la soldatesque partout présente et :

« seuls survivent ceux capables
de réprimer les souvenirs où la barbarie
la rude soldatesque empale la mémoire (...)
Le monde n’est qu’un champ de bataille, l’histoire partout nous convoque ; comment l’oublier, comment s’échapper alors que « ton monde tout entier sombre dans le vide de l’histoire » ?

L’exil lui-même n’offre pas de réponse définitive, à l’arrivée sur une nouvelle terre, l’exilé découvre « le rocher noir de l’histoire veillant sur le port ». Parti pour oublier les soubresauts de l’histoire, le poète les retrouvera et se confrontera à nouveau avec eux par l’interrogation sur l’art, la peinture. Et de la contemplation du retable d’Issenheim à Colmar aux toiles du Greco, de Velasquez et de Goya, c’est une longue réflexion sur la place de l’artiste que nous propose Jorge Najar, jusqu’à revêtir lui-même les  habits de l’artiste dans Gravures sur maté, habitant ses délires :

« Burin en main, pointe brûlée
en son propre incendie, insomniaque »

Et c’est Gauguin qui apparaît dans Figure de proue ; au « qui sommes-nous où allons-nous » de ses gravures sur bois, Jorge Najar répond par « En quête de quoi ? ». Dans le texte suivant, à propos de Zurbaran, le poète va au-delà des artifices de la toile pour en saisir le véritable enjeu : « Au fond de chacune de nos molécules, là  où tout est sombre et nos pas vagabondent, là aussi certainement se trouvait une raison. »

C’est l’occasion, par le biais de la peinture, d’une quête pour retrouver « certaines colorations du fond de l’histoire et de la pierre. » L’artiste peut se satisfaire du monde des formes et créer son univers, mais aussi, comme tout être humain, il ne peut faire l’économie de l’histoire et de la relation au pouvoir, et l’exil est alors salutaire. Qu’aurait été Le Greco, « immigrant porté au pinacle », sans l’expérience de l’exil :

« Sans doute ne serais-tu qu’un dévot du pouvoir
- un parmi tant d’autres, un rigolo de plus –
que tes contemporains perpétuèrent à travers les palais
Mais Tolède devait te sauver… »

De même pour Velasquez, dans une description minutieuse du tableau de « La Reddition », Jorge Najar authentifie toute démarche artistique dans cette affirmation :

« L’essentiel dans la toile parfaire
est ce pied de nez au pouvoir aveugle »

Réflexion prolongée dans le poème sur Goya intitulé « L’œuvre noire », toujours dans Toile écrite. Goya, si proche du pouvoir, ne devient lui-même que lorsqu’il se libère de ses séductions. Jorge Najar rejoint ici Malraux qui disait que Goya ne devient génie que lorsqu’il abandonne les ors et prébendes du pouvoir pour se reconnaître en sa propre folie, « car le beau, parfois, occulte les tourmentes ». Et il se reconnaît dans Goya fuyant en France, abandonnant les facilités du savoir-faire pour aborder les rivages de « l’œuvre noire » :

« Et moi, autre pèlerin, je fabrique une larme de crocodile
t’approuvant pleinement car c’est tout ce qu’il nous reste
quand la patrie devient marâtre. »

L’histoire, la patrie nous trompent toujours, nous sommes de façon définitive, pour qui veut bien le voir, errants en ce monde.

 

De cette expérience, Jorge Najar construit une langue qui lui est propre, un ensemble d’images qui révèle une profonde mélancolie, qui n’a rien à voir avec le soupir romantique, mais plus avec un pessimisme actif sur lequel peut se construire une raison de vivre, une acceptation quasi stoïcienne de l’humaine condition :

« En marchant dans les gouffres de l’air tu devineras ce qui t’attend, ainsi que le jour de ta rencontre avec l’immensité. »

Nous sommes les enfants du temps et de l’histoire, embarqués malgré nous, naviguant « vers l’or de notre vie », conscients qu’il n’y a de solution que dans l’errance avec comme seuls outils ceux de la création.

Cette préhension de l’univers sensible se fait par une écriture assumant la description et le rythme lyriques ; la phrase poétique, seule, permet d’englober et de dire la richesse des expériences vécues. Trop de recherches, d’expériences sur le langage ont abouti à la sécheresse, à la séparation du vécu et de sa relation dans le poème. C’est dans ce sentiment « d’être-au-monde », dans cette appartenance à une totalité du monde que la poésie de Jorge Najar trouve son plein accomplissement. L’exil lui-même est dépassé dans ce chemin vers l’ « indescriptible » qui est notre sort commun. Le but de la recherche poétique n’est-il pas finalement de dénoncer, de dépasser toutes les contingences pour essayer de retrouver cet état où nous étions « proches parents des dieux » ; sachant que la quête est impossible, que, toujours, échappera à nos œuvres quelques parts du vécu parce qu’ « une vie ne peut être condensée, ni la douleur, ni les joies, seulement sa propre fiction. »

Et cette appartenance au monde, mais aussi l’écart entre la vie et cette recherche de la proximité des dieux, cette quête de l’âge d’or, particulièrement présentes dans Figure de proue, trouvent leur expression dans des images qui disent le rapport dialectique de l’air et du feu. Le feu purificateur nous délivre des chaînes de l’histoire et nous permet par là d’accéder à la liberté de l’air :

« Le monde est redevenu feu purificateur…
«… seul le mutisme au cœur de l’incendie…
« Nourris ce brasier avec ta poignée d’étoiles perdues dans la nuit de l’univers…
« Tu restes embourbé dans la pestilence des images
Brûle-les et purifie-toi. »

 

Dans un monde livré aux brasiers de l’histoire, au milieu de la ville où « tout tremble », le poète s’interroge, cherche les échappatoires :

« et toi, ancré aux paradis d’autres mondes […] accroché aux vents…

«…  Saltimbanque diffus dans le paysage… »

Est-ce là l’aboutissement du passage vers « l’indescriptible », le terme de tout exil ? Ne se reconnaître d’aucun paysage, d’aucune patrie. Tout part en fumée de nos attaches et « nous ne vivons pas là où nous habitons, mais dans l’air, citoyens du paysage. » Nous ne sommes que « pèlerin(s) ancré(s) dans le paradis ». L’image est paradoxale, comme la vie ; notre seul ancrage est l’immensité.

La poésie de Jorge Najar n’apporte aucune réponse, bien au contraire. Elle explore les questions, se nourrit de leur complexité. Ne serait-ce pas là une particularité des poètes de cette génération ? Le monde qui nous a été livré n’était-il pas lui-même qu’un immense chantier et les outils se sont révélés inadéquats à la tâche. Il y a « ceux qui sont partis » et « ceux qui sont restés cramponnés à la terre», mais tous aboutissent au même constat :

« Tout homme attisant le feu cultive ses cendres . »

Il ne nous reste plus que la liberté de l’air et nos doutes sur lesquels nous essayons de bâtir des raisons de vivre et pour reprendre la référence  à René Char qui clôt la préface à la version française de Toile écrite : « l’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne. »  

           

 

 

 

 




Rouge contre nuit (8), La brèche dans le défilé des jours, avec Jean-Pierre Chambon

 

La brèche dans le défilé des jours, avec Jean-Pierre Chambon

L’épigraphe de Dominique Grandmont en forme de prière (« Accorde-moi lumière // De dire / ce que je vois ») confirme le titre. Vœu de patience, d’attention réceptive aux infimes perceptions que diront les poèmes courts qui composent Tout venant, ne limitant pas l’accueil à l’exception mais l’ouvrant à la vie généreuse et polymorphe, « gouttelettes de poix résineuse ». Ce sont des signes, fragiles et incontestables, une attestation de vie mais aussi l’entrée dans « l’autre monde », poétique et présent. Aussi les poèmes permettent-ils de chevaucher des instants ou des lieux aussi divers que semblables, chacun à sa façon ouvre une porte à « la présence insaisissable ». Lecteur capté, suivant le dédale des pages, par une note brève, l’éclat proche d’un haïku parfois lorsqu’« une petite fille /avec une lampe de poche /cherche le secret du sommeil ».

Retrouver en lisant Tout venant le poète conteur des secrets de Zélia, celui qui dans le labyrinthe touche le fil qui le guidera vers, qui sait, un homme s’interrogeant sur « l’étrangeté /des nuages », un poète ? Rythme d’ondée légère, qui passe, le soleil revient : alternent les poèmes où s’exprime un souhait aux accents apollinariens (« ah que ne donnerais-je pour revoir »…) et ceux des pérégrinations d’une pensée suscitée par « d’antiques wagons /échoués sous des potences ». Sans ponctuation, chaque poème ouvre une fenêtre d’écriture.

Il fait apparaître la brèche dans le défilé des jours qui s’ouvre à chaque nouvel événement présent pour que quelques mots versent sur la page l’éphémère impression. Ici l’épithète homérique joue les réminiscences pour l’infime « pluie d’orage aux mille doigts ». Les objets observés, eux aussi, entrent dans la danse, bougies de la fête, voiture, pare-brise, machine à écrire, palissade... Liés à l’écriture ou non, ils suscitent une impression, l’émotion de l’instant les colore comme sur la buée une ligne tracée qui révélerait l’éphémère charge de l’instant.

Une constante cependant, la pluie. Lavandière ou faiseuse d’images par les flaques en miroir. Rêverie prompte à surgir d’une observation, une « maison mélancolique » où vivent « des êtres /de peu de consistance /dont la voix et les gestes si rares et si doux /les rapprochaient déjà de la poussière ».

Passage, tout ce qui perçu nourrit l’oubli, sur un quai de gare, le passant aperçu ou les feuilles « abandonnées aux caprices du vent », la même loi, de mouvement puis de disparition, le vivant reconnu à une faculté, être effacé cependant que dure la trace imperceptible, minimale et tangible – celle des poèmes librement éparpillés dont la cohérence résulte de cette capacité à nourrir la perception d’éclats poétiques, sans démonstration ou ostentation.

La perception est-elle juste ? Où vit la réalité ? Est-elle dans ces miroirs nombreux qui parsèment le livre ? Le poète aperçoit, entraperçoit, devine la « si fascinante / vie des autres ». Ces autres, des « ombres » dans le « brouillard », « silhouettes » sous la pluie ou dans la nuit qui tombe… Alors on imagine, on suppose, on écoute et complète. On se souvient. A « l’orée du monde », des « trouées », des « embrasures », permettent d’ « entrapercevoir » le « gouffre » ou la « nuit » d’à côté.

Cet « outre-monde » du « tout venant », c’est aussi l’autre vie, encore plus étrangère, du monde animal et du monde végétal. « Outre-monde » ou « monde parallèle » d’un « petit chat » ou d’un « scarabée » observé, entrevu. Ce qui apparaît offre ses failles, ses interstices qui permettent le passage d’une « lueur », d’une « luminescence » fugitive. Le poète, qui retient la leçon de patience du végétal ou de l’insecte dans sa toile, la reçoit et la dit.

Dante commençait ainsi le récit de son voyage à travers un monde bien caché :
 

« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai dans une forêt obscure,
parce que la route droite était perdue. »1
Jean-Pierre Chambon débute ainsi son propre parcours :
« Au fond de la forêt obscure
je soulève une branche morte
dans le creux qu’a laissé son empreinte
des gouttelettes de poix résineuse
bordent d’une dentelle luisant le seuil
de l’autre monde »
 

Dante trouve la porte qui lui permet d’entrer dans cet « autre monde ». Elle n’est pas très engageante : « Abandonnez toute espérance, vous qui entrez »2, conseille-t-elle. Dans Tout venant, la porte est à chercher où on ne l’attend pas. Les miroirs (Alice a traversé le sien) pourraient en être une. Mais ce « quelqu’un d’autre » qui « cherche aussi son chemin / avec une lampe de poche », « dans l’espace que prolonge le miroir », et que l’on aperçoit, est-ce vraiment « quelqu’un d’autre » ? Voici un chemin dont « la trace […] se perd dans les ombres ». Et les ombres elles-mêmes se perdent en chemin. Le constat semble parfois sans espoir :
 

« Cette porte
n'est pas une porte
précise l’affichette
apposée contre la porte
dépourvue de poignée
à l’extrémité du couloir »
 

Si Dante ouvre les portes les unes après les autres et va son chemin, le narrateur de Tout venant, avance mais doute. Dans l’un des derniers poèmes du livre, alors que, marchant « sur les feuilles mortes », il « grappille au pied de grands arbres séculaires / quelques misérables miettes de lumière », il reprend, comme au début du parcours : « je m’égare à nouveau dans la forêt obscure ». Poète en éveil, en particulier quand il rêve ou quand les souvenirs affleurent. Mais, alors que « tout veut parler / tout se tait ».

Cet « autre monde » est constitué, entre autres choses, de ce qui fut. Et qui est encore, à l’état de signes ou de traces :
 

« Après la leçon de danse
le garçon à la dérobée
se grise de l’odeur suave
laissée au creux de sa paume
par la main de sa cavalière ».
 

Ces traces, ces fragments de souvenirs souvent venus de l’enfance, ou des rêves d’enfance, indiquent autant de points de passage. Le poète est un peu comme le narrateur des romans de Patrick Modiano « gardien des traces », « sentinelle de l’oubli »3 dans un monde très flou.

Alors, comment faire ? Écrire.
 

« À partir de l’inaliénable singulier
éveiller des voix inouïes
qui donneront pouvoir
de parler au pluriel
tel est le rêve
le projet prodigieux
dont se nourrit le désir d’écrire ».
 

Une petite fille, des enfants, Pouchkine, Bartok, un accordéoniste, François Villon, un danseur, Ryôkan, des femmes, des hommes, des ombres, des silhouettes, des oiseaux, toutes sortes d’animaux, des arbres… Foule en ces pages qui, toile ou filet, retiennent quantité d’éclats.

 

« L’épeire diadème attend
au cœur de sa toile
ce qui viendra s’y prendre
le poème aussi est chance et patience
frêle réseau
filé dans la pénombre et le vent ».
 

Dans cette captation d’apparitions et de disparitions, quand un plâtrier vêtu de blanc blanchit un mur, quand tombent les branches d’un peuplier qu’on élague, ou quand inversement le soufflet de l’accordéon se déploie, le poème se fait paroi mimétique :

 

« Le plâtrier en salopette blanche
les cheveux poudrés de talc
et les mains enfarinées
lentement disparaît
dans le mur qu’à
grands coups
de taloche
son geste
élimine
peu à
peu ».

 

Énigme, partout. Évidence aussi. La simplicité du texte épouse ce mouvement, l’absorption presque totale de la sensation :

 

« ces trois corps
[…]
n’en finissent pas
de tomber
en moi
béant »

 

Vers courts, réduits encore, mélancolie douce dans laquelle retentissent des voyelles répétées, hirsutes : « le lugubre ululement prélude », balancement inévitable vers le basculement. Eclat de participes passés accolés (« Echevelés », « ployés », « parcourus », « auréolés »), comme les arbres, nous voilà soumis malgré la lutte à la lente bascule du temps. Alors puiser, telle « la plante grimpante », une force où retentit « la sirène », s’arrêter sous « une grappe de roses prodigieuses ». L’enfance cherchée, espérée, parfois retrouvée s’avance dans plusieurs poèmes, petite voix gracieuse dont la folie légère nous berce et nous invite, exercice d’attention, à saisir l’insaisissable, à entrapercevoir l’inaperçu, à deviner les ombres. Captation délicieuse d’instants fragiles et nécessaires.

 

 

1. « Nel mezzo delcammin di nostravita
miritrovai per unaselvaoscura,
ché la diritta via erasmarrita. »

2. « Lasciateognisperanza, voich'entrate. »

3. Patrick Modiano, Dora Bruder (Gallimard, 1997)

 

 

 




La poésie de Lhasang Tsering

 

 Lhasang Tsering, né en 1952 au Tibet qu'il a fui huit ans plus tard pour l'Inde avec ses parents, traducteur des Chants du sixième Dalaï-lama “Ocean of Melody”, a à son actif une demi-douzaine de minces volumes de poèmes parus aux éditions TibetWrites de Dharamsala. Ces éditions qui oeuvrent à faire connaitre des poètes et des écrivains tibétains, sont aidées financièrement par un groupe de 40 poètes hollandais grâce à  la publication d'un volume intitulé Blue Boeddha : Poets for Tibet. 

Sa vie est presque une légende dans la petite comunauté tibétaine en exil. En 1972 il renonça à partir étudier aux Etats-Unis pour rejoindre l'armée de résistance tibétaine opérant depuis l'Ouest du Népal. Dans ces années il fut actif dans le développement et la direction des écoles primaires et secondaires TCV (Tibetan Children's Villages) où sont accueillis et éduqués les jeunes Tibétains qui, seuls ou avec leus parents ont fui leur pays souvent au péril de leur vie.

Sa thématique majeure, comme chez nombre des poètes tibétains réfugiés en Inde ou dans d'autres parties du monde, est l'appel à la liberté, rangzen, de son pays. Néanmoins, en 1990, alors président de l'association des jeunes tibétains, il démissionna pour marquer son désacord avec la politique de la “Voie du Milieu” menée par le  Dalaï-lama, récusant sa politique d'autonomie du Tibet aux dépens de son indépendance complète; tout en lui vouant allégeance en tant que chef spirituel. Après les révoltes de 2008 qui vit au Tibet l'arrestation et un massacre des Tibétains révoltés contre la lourde sujétion de leur culture et de leur foi (l'enseignement du tibétain dans les écoles est de plus plus évacuée au profit du chinois seul reconnu par l'administration de leur pays) il s'est démis de tous ses activités politiques et il dirige aujourdhui avec sa femme la  librairie Bookworm à Dharamsala.

Il fut l'un des premiers à écrire en anglais une poésie souvent rhétorique, parfois métaphysique et oratoire  avec des réminiscences wordsworthiennes voire blakiennes, des poèmes souvent déclamée en public ou interprétés par des groupes rock. Sa thématique dépasse aujourd'hui la seule évocation du drame vécu par le pays du Lion des Neiges au profit d'autres combats écologiques planétaires.

Les poèmes qui suivent sont tirés de deux recueils publiés tous les deux en 2012 : Hold On et Wondering .

 

La Revue des Ressources   http://www.larevuedesressources.org/poemes-du-tibet libre,2795.html  présente trois poèmes différents du Poète que l'on peut voir et écouter lire l'un d'eux.

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Florilège

traductions de Michèle Duclos

 

 

BACK TO THE LAND OF SNOW

 

India has been our Spiritual Homeland,
Since the day we received the Dharma;
And so it has been for centuries past -
For the people of the Land of Snow.

India today is our Second Homeland,
Since the day we lost our Freedom;
And yet our hearts are turning ever -
Back; back to the Land of Snow.

India bas received with open arms,
Every Tibetan seeking refuge;
And yet our hearts are turning ever -
Back; back to the Land of Snow.

Though scattered in far and distant lands,
Tibetans have been received with kindness;
And yet our hearts are turning ever -
Back; back to the Land of Snow.

Two new generations have grown up in Tibet,
Two generations who have never known Freedom;
And yet they are dying for Freedom -
Freedom for the Land of Snow.

Two new generations have been born in exile,
Two generations who have never seen Tibet;
And yet their hearts are turning ever -
Back, back, to the Land of Snow.

Back, back, to the land to which we belong,
Back, back, to the land that belongs to us;
Back, back, to the land where we wish to live,
Back, back, to the land - the Land of Snow.

18 October 2010
Exile House

 

 

Retour au Pays des Neiges

 

L'Inde est notre Patrie Spirituelle,
Depuis le jour où nous avons reçu le Dharma;
Il en est ainsi depuis des siècles
Pour le peuple du Pays des Neiges.

L'Inde aujourd'hui est notre Seconde Patrie,
Depuis le jour où nous avons perdu notre Liberté;
Et pourtant nos coeurs restent tournés à jamais-
Vers, vers le Pays des Neiges.

L'Inde a reçu à bras ouverts
Chacun des Tibétains cherchant refuge;
Et pourtant nos coeurs restent tournés à jamais -
Vers, vers le Pays des Neiges.

Bien qu'éparpillés en des terres lointaines,
Les Tibétains ont été accueillis avec  bonté;
Et pourtant nos coeurs restent tournés à jamais -
Vers, vers le Pays des Neiges.

Deux nouvelles générations ont grandi au Tibet,
Deux générations qui n'ont jamais connu la Liberté ;
Et pourtant elles meurent pour la Liberté -
Liberté pour le Pays des Neiges.

Deux nouvelles générations sont nées en exil,
Deux générations qui n'ont jamais vu le Tibet
Et pourtant leurs coeurs restent tournés à jamais-
Vers, vers le Pays des Neiges.

Vers, vers la terre à laquelle nous appartenons ;
Vers, vers la terre qui nous appartient;
Vers, vers la terre où nous voulons vivre,
Vers, vers la terre  - le Pays des Neiges.

18 octobre 2010
Exile House
(Wondering)

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GREEN

 

Green - green is my favourite colour;
Green has always been my favourite colour;
Green was the colour of my school uniform;
Green - in school - was also my House-colours;
Though these deepened -
Deepened my love for green;
They were flot the primaryreasons why -
Why my favourite colour is – green.

The primary reason why -
Why my favourite colour is green;
Is because green is the colour -
The colour I most closely associate with nature.

The hills and valleys where I loved to walk;
The hills and valleys are all green;
And; during the school holidays;
While most other boys were in dark movie halls;
I was out; under the clear blue sky;
In the bright; golden sunshine;
Walking in the green hills and valleys.

This then sealed my love -
My abiding love for green;
And not just my love;
But also my respect -
My deep respect for green;
Because green is the colour -

The colour that supports life on earth;
For it is, indeed, the green -
The green in the various plants;
Yes; in all the plants and trees;
Which plays a vital role to feed us.

And green - yes; it is the green -
The green in the tiny blades of grass;
The green in the leaves of trees;
The green in all the other plants;
Which alone can use the sun's energy;
To release oxygen into die air;
Oxygen - without which there would be -
There would be no life on this earth;
No life; at least; as we know it now.

And so; the fact that there is life;
That there is life on this planet;
Is all thanks to the colour - green;
Yes; my favourite colour - green.

Therefore; in conclusion; I can say;
That the colour of life is green;
Yes; my favourite colour - GREEN!

.Exile House
10 November 2009

 

 

Le Vert

 

Le vert est ma couleur favorite -
Le vert a toujours été ma couleur favorite ;
Le vert était la couleur de mon uniforme d'écolier ;
Le vert – à l'école – était aussi la couleur de ma Maison *.
Bien que tout ceci ait été approfondi ;
Approfondi autour de mon amour du vert ;
Ce n'est pas pour ces raisons que -
Que ma couleur favorite est le vert.

La raison pour laquelle -
Pour laquelle ma couleur favorite est le vert ;
Est que le vert est la couleur -
La couleur que j'associe intimement avec la nature.

Les collines et les vallées où je me plaisais à marcher ;
Ces collines et ces vallées sont toutes vertes ;
Et pendant les vacances scolaires,
tandis que les autres garçons étaient dans les salles de cinéma obscures,
J'étais dehors, sous le ciel bleu clair,
Dans le soleil brillant et doré,
Marchant dans les vallées et les collines vertes.

Cela a scellé mon amour -
Mon amour durable pour le vert,
Et pas seulement mon amour
Mais mon respect profond pour le vert
Parce que le vert est la couleur

L a couleur qui informe la vie sur terre ;
Car c'est vraiment le vert -
le vert des diverses plantes,
Oui, de toutes les plantes et des arbres
Qui joue un rôle vital pour nous nourrir.

Oui, oui c'est le vert -
Le vert des minuscules brins d'herbe,
Le vert des feuilles des arbres,
Le vert de toutes les autres plantes,
qui seul peut puiser l'énergie du soleil ;
L'oxygène sans qui il n'y aurait pas -
Il n'y aurait pas de vie sur cette terre ;
Pas de vie – du moins telle que nous la connaissons maintenant.

Et ainsi le fait qu'il y a de la vie,
Qu'il y a de le vie sur cette planète,
Est dû entièrement à la couleur – verte.
Oui, à ma couleur favorite - le vert .

En conclusion j'affirme :
Que la couleur de la vie est le vert ;
Oui, ma couleur favorite est : le VERT !

Exile House,
10 novembre 2009

 

NdT : Selon  le système scolaire anglais, dans les TCV (Tibetan Children's Village) numériquement très importants où les enfants sont orphelins ou coupés de leurs familles restées au Tibet, les internats sont divisés en petites unités de vie collective  indépendamment de l'enseignement proprement dit. 

 

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            THE MONK AND THE NUN *

 

Their faces look the same -
 But that is only natural;
They are both Tibetan.

Their robes also look the same -
But that too is to be expected;
Their Dharma is the same.

And; it is not just their robes,
Nor also just theirfaces;
Their vows are the same.

Why then is one of them -
The ample-bellied big one;
Dashing around in a Toyota?

And; why is the other one -
The frail, sad looking little one;
Selling postcards by the roadside?

Well; that is simply because -
The big one is a monk;
And the other - only a nun.

And; while it is not true -
That all monks are rich;
Nor all nuns poor;
Yet; between the monk and the nun -
There seems to be a discrepancy;
Which does not favour the nun.

BOOKWORM 2002

           

* This was written after Dr K Delbray from Scotland described to me an actual incident that took place near the main Buddhist Stupa in McLeod Ganj. Dr Delbray had stopped to ask a nun selling some postcards by the roadside why she was doing so. The nun was telling him that it was to raise funds for her nunnery when a new Toyota jeep, driven by a monk noisily dashed by – raising a cloud of dust and a few questions.

First published in MUSES IN EXILE:An Anthology of Tibetan Poetry

edited with an introduction by Buchung D. Sonam and published in 2004

by Paljor Publications; New Delhi

           

 

Le moine et la nonne

 

Leurs visages sont semblables -
Mais c'est naturel ;
Tous deux sont tibétains.

Leurs robes sont les mêmes -
Mais on doit sy attendre;
Leur Dharma est le même.

Et ce n'est pas seulement les robes
Ni juste les visages;
Leurs voeux sont les mêmes.

Pourquoi alors l'un d'eux -
Gros, pansu,
Passe-t-il en trombe dans une Toyota?

Et pourquoi l'autre -
Frêle, mélancolique, petite;
Vend-elle des cartes postales sur le bord de la route?

Eh bien c'est simplement que l'un -
Le gros est un moine ;
Et l'autre – une simple nonne.

Et s'il est inexact -
Que tous les moines sont riches;
Ni toutes les nonnes pauvres;
Pourtant, entre le moine et la nonne -
Il semble y avoir un écart ;
Qui n'est pas en faveur de la nonne.

Bookworm  2002

Note du Poète : Ceci fut écrit après que le Dr K. Delbray d'Ecossem'ait rapporté un véritable incident qui se déroula près du principal Stupa de McLeodGanj.  Le Dr Delbray s'était arrêté pour demander à une none pourquoi elle vendait des cartes postales sur le bord de la route.La nonne lui expliquait qu'il s'agissait de récolter de l'argent pour son couvent – quand une Toyota neuve  conduite par un moine passa en trombe -soulevant un nuage de poussière et quelques questions.

Première publication dans MUSES IN EXILE:An Anthology of Tibetan Poetry

dirigée avec une introduction par  Buchung D. Sonam et publiée en 2004 par Paljor Publications; New Delhi.                

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Beijing   2008

An Appeal To the Youth of the Free World

Let it be said - said at the very beginning;
This is not an appeal - an appeal not to go to Beijing;
Indeed - I understand and I accept - you must go to Beijing;
Because I know and I accept -- you will not -
Yes; you cannot be young again!

I know it was for the sake - for the sake of Big Business;
I know it was in the interest - the interest of Power
Politics;
That -- knowing full well about Berlin 1936;
Knowing that Beijing is also guilty of genocide -
Yet; and yet awarded Beijing with Olympics 2008 !

Knowing that the need to go to Bcijing was not of your
making;
I know there will be no joy when you go to Beijing;
I know and I accept - it is for the glory -
For the glory of sports .-- you need to go to Beijing;
I know and I accept - it is for the honour --
For the honour of your country -- you must go to
Beijing!

However; between Berlin 1936 and Beijing 2008 -
There is a difference - an essential difference ;
In the case of Berlin 1936 - the holocaust,
The tragic holocaust and the Great War -
came after -only after the Olympics.

In the case of Beijing2008 - the genocide -
China's ongoing genocide in Tibet and other occupied
countries;
And China's growing threat to world peace ;
Has been going on for decades and continues -
Yes; continues to this very day !

Somewhere the Olympics is not just a mere tool ;
Here the Olympics - the symbol of youth and
friendship --
Is more like an award -- an award for genocide !
And yet we appeal -- appeal to the youth of the Free
World;
Indeed to go to Beijing!

But as you compete -- compete for Bronze and Silver,
As you seek - seek Gold and Glory,
Please; please remember - that our places of worship -
More than six thousand ancient temples --
Were looted; deseelated and destroyed -- by Beijing !

Please; please remember -
Our devastated land, our broken homes and our
shattered lives,
Please, please remember -
Mere than one million Tibetans were murdered -- by
Beijing.

Please, please remember -
The dark and endless night the living must endure ;
Many, many of whom -
Languish in dark and cold prison cells !

Please, please remember -
The people ef Manchuria; Of Southern Mongolia and
East Turkestan --
All under China's colonial rule -
Have suffered and died just like the Tibetans.

Please, please remember --
The ordinary people of China have also suffered --
Suffered and died in their many; many millions !

Please, please remember -
Through the export of nuclear weapons know-how
and related activities ;

China is today the greatest threat to world peace!
Please, please remember - even as you read this -
China is causing permanent damage to the fragile
environment of Tibet -
The source of Asia's great rivers.

Please, please remember -
China is destroying - destroying the Roof of the World;
And this may adversely affect the life-giving monsoon
rains!

Please, please remember -
This same murderous regime has been ruling since
1949 ;
And so please, please remember -
No one has been able to dig deeper into the secrets -
The dark and hidden secrets of Beijing's crimes against
humanity!

But we do know -~ know for sure that -
Beijing 2008 is soaked in Blood -
The blood of millions upon millions of innocent lives !

And so please, please remember -
Winning in Beijing -- Beijing 2008 -
Cannot bring honour - no honour to your country,
Because Beijing 2008 is not -
I repeat -- is not being held for the glory of sports !

Beijing 2008 is
A whitewash for genocide in four occupied countries -
and an unkown mumber of ethnic minorities !

Beijing 2008 is making a mockery of the Olympics !
Beijing 2008 is a reducing the Olympics to a mere
circus
Beijing 2008 is a cover-up for the crime of multiple
genocide!

Therefore; having won your Bronze and Silver,
Having won the much coveted Gold;
Having entered the Record Books ;
You can now stand up for Justice and Freedom;
Yes, you can say "NO" to Beijing's blood-stained
medal !

 

THANK YOU EVERYONE!  THANK YOU! AND
AGAIN  THANK YOU

Exile House

Note : Widely distributed by the Tibetan Youth Congress before

or during the Beijing Olympics.

 

 

·      Pékin  2008
(Appel à la Jeunesse du Monde Libre)

 

Qu'il soit dit - dit au tout début :
Ceci n'est pas un appel  - un appel à ne pas aller à Pékin;
Oui – je comprends et l'accepte – que vous devez aller à Pékin;
Parce que je sais et l'accepte – vous ne serez -
Oui, vous ne pourrez être jeunes à nouveau !

Je sais que c'était au profit –  au profit du Monde des Affaires;
Je sais que c'était dans l'intérêt – dans l'intérêt de la Politique Régalienne;
Celà – bien renseigné sur Berlin 1936 ;
Sachant que Pékin est aussi coupable de génocide -
Et pourtant, pourtant, se voit récompensée par les Jeux de 2008.

Sachant que la nécessité d'aller à Pékin n'est pas de votre fait ;
Je sais que sans joie vous irez à Péking ;
Je sais et l'accepte – c'est pour la gloire -
Pour la gloire du sport – que vous devez aller à Péking;
Je comprends et l'accepte  - c'est pour l'honneur -
Pour l'honneur de votre pays  - vous devez aller à Péking!

Pourtant, entre Berlin 1936 et Péking 2008
Il y a une différence – une différence majeure;
Dans le cas de Berlin 1936 – l'holocauste ;
L'holocauste tragique et la Grande Guerre
Sont venus après – seulement après les Jeux.
Dans le cas de Péking 2008  - le génocide -
Le génocide de la Chine en cours au Tibet et dans les autres pays occupés;
Et la menace croissante à la paix mondiale
Se déroulent depuis des décennies et continuent -
Oui, continuent aujourd'hui même !

Aussi ici les Jeux ne sont pas un simple instrument;
Ici les Jeux  - symboles de jeunesse et d'amitié -
Ressemblent plus  à une récompense -  une récompense pour génocide !
Et pourtant nous invitons la jeunesse du Monde Libre,
Oui, à aller à Péking !

Mais pendant que vous disputerez le Bronze et l'Argent,
Que vous recherchez – recherchez l'Or et la Gloire ;
Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous que nos lieux de culte -
Plus de six millions de temples anciens -
Ont été pillés, souillés et détruits – par Péking !

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous
Notre terre dévastées, nos maisons détruites et nos vies en miettes ;
Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
Plus d'un million de Tibétains ont été assassinés – par Péking.

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous
La nuit sombre et sans fin que les vivants subissent ;
Dont beaucoup, beaucoup
Languissent dans des cellules de prison sombres et froides.

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
Les peuples de Mandchourie, de Mongolie du Sud et de l'Est du Turkestan -
Tous sous la domination coloniale de la Chine -
Souffrent et meurent juste comme les Tibétains.

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous
Que le peuple ordinaire de la Chine aussi souffre
Souffre et meurt aussi par millions, par millions !

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
En exportant son savoir-faire sur les armes atomiques et d'activiétés similaires
La Chine est aujourd'hui la plus grande menace contre la paix mondiale.

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous – alors que vous lisez ceci -
La Chine cause un dommage permanent à l'environnement fragile du Tibet -
Source des grands fleuves d'Asie.

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
La Chine, détruit – détruit le Toit du Monde;
Et ceci peut affecter les pluies de la mousson qui donnent la vie !

Je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
Ce même régime assassin règne depuis 1949 ;
Aussi je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
Nul n' a réussi à descendre dans les secrets -
Les secrets sombres et cachés des crimes de Péking contre l'humanité !
Mais nous savons – nous savons pour sûr que -
Que Péking 2008 est plongé dans le Sang -
Le sang de millions, de millions de vies innoncentes !

Aussi je vous en prie, je vous en prie rappelez-vous -
Gagner à Péking – Péking 2008 -
Ne peut apporter d'honneur – d'honneur à votre pays;
Parce que Péking 2008 ne se tient pas
Je le répète – ne se tient pas pour la gloire du sport !

Péking 2008 n'est qu'un cache-misère -
Un cache-misère du génocide dans quatre pays occupés -
Et d'un nombre inconnu de minorités ethniques !

Péking 2008 est une parodie des Jeux Olympiques !
Péking 2008 réduit les Jeux à du simple cirque !
Péking 2008 est une couverture pour le crime de multiples génocides !

Alors ; ayant gagné votre Bronze et votre Argent ;
Ayant gagné votre Or tant convoité ;
Etant entré dans le Livre des Records ;
Vous pouvez maintenant vous dresser pour la Justie et la Liberté ;
Oui, vous pouvez dire “Non” à la médaille de Péking tachée de sang !

MERCI A TOUS ! MERCI ET A NOUVEAU – MERCI!

Exile House

Note : cette brochure fut largement distribuée par l'Association de la Jeunesse Tibétaine avant et pendant les Jeux Olympiques de Pékin.

_____________________________

 

 

TIBET

 

Tibet is today a country -
A country all alone;
All alone although -
Although it had done nothing -
Nothing wrong.

Tibet is today a country -
A country under occupation;
Under occupation because -
Because it was -
It was not strong.

Tibet is today a country -
A country conquered;
A country conquered because -
Because it was devoted -
Devoted to Peace.

Tibet is today a country -
A country being exploited;
Being exploited because -
Because Tibet is today -
A country all alone.

And so today Tibetans -
Tibetans are facing genocide;
Facing genocide although -
Although Tibetans have done nothing -
Nothing wrong.

29 December 2011

 

 

 

 

Tibet

 

Le Tibet aujourd'hui est un pays -
Un pays tout seul;
Tout seul bien que -
Bien qu'il n'ait fait rien -
Rien de mal.

Le Tibet aujourd'hui est un pays -
Un pays sous occupation ;
Sous ocupation parce que -
Parce qu'il n'était pas -
Il n'était pas fort.

Le Tibet aujourd'hui est un pays -
Un pays conquis ;
Un pays conquis parce que  -
Parce qu'il était -
Dévoué à la Paix.

Le Tibet aujourd'hui est un pays -
Un pays exploité ;
Exploité parce que -
Parce que le Tibet est aujourd'hui
Un pays tout seul.

Et ainsi  aujourd'hui les Tibétains
Affrontent un génocide ;
Affrontent une génocide bien que  -
Bien que les Tibétains n'aient fait rien -
Rien de mal.

29 Decembre 2011

 

 




La poésie de Khalid El Morabethi

 

Ce poète est jeune. Je ne le connais pas autrement que par ses vers. Une bouteille à la mer que j’ai reçue comme ça, sans commentaires. J’en reçois souvent, souvent il disparaissent. Mais je réponds toujours. 

Khalid El Morabethi vient d’ailleurs, mais il nous semble parfois proche. Ses poèmes m’ont touché. Je les ai lus d’abord distraitement, puis avec l’attention que, l’air de rien, ils sollicitaient. Leurs jeunes hésitations laissent augurer de plus amples développements, mieux maitrisés.  Alors l’envie de les offrir à d’autre lecteurs, afin qu’ils vivent leur vie  par eux-mêmes. Ainsi parfois démarrent de belles trajectoires.  Je le souhaite. Je le subodore.

Marc Delouze

 

Depuis la naissance d'un stylo, j'ai toujours écrit .

Je suis Khalid EL Morabethi, né le 10 juillet 1994 à Oujda au Maroc. J’ai commencé à écrire dès l'age de 12 ans. Après avoir obtenu le baccalauréat, j’ai décidé de continuer mes études à la Faculté de Lettres Mohamed1 de Oujda, en littérature française.

J’aime écrire, l’écriture c’est ma vie. Parfois j’écris les mêmes phrases, les mêmes mots mais surtout pas les mêmes sentiments.
Je veux juste écrire un message mais il me faut juste cette chose, ce stylo d’or, cette force, cette voix, cette muse du ciel.
J’ai pris plaisir à inventer des vies et à les raconter. Au début, je n’avais pas assez confiance en ce que j’écrivais pour le faire lire. Je balançais tout sur du papier et j'y trouvais une passion. Il m'arrivait de lire à mes parents quelques passages dont j'étais personnellement fier, mais je n'allais pas plus loin.

Puis, un beau jour, j’ai pris l’initiative de faire lire mes texte à d'autres personnes, pas uniquement à mon entourage. Souvent on m'a conseillé d'essayer de les publier quelque part, dans un journal ou dans un blog par exemple. Je n'y songeais pas au début, j'écrivais pour moi et je n'avais pas besoin de reconnaissance.
Sauf que jusque-là, je ne comprenais pas que mes textes avaient besoin de critiques, avaient besoin d'être hués ou félicités par des inconnus dépourvus de la subjectivité liée à l'affectif.

 

 

Au fond,
Elle dit,
Hélas,
Plusieurs fois de suite,
Hélas, hélas …
Une guillotine en face,
Là-haut, les yeux se ferment,
Les pleurs du temps s’arrêtent,Les dernières paroles et la pluie tomba abondamment, lourdement sur la terre,
Une tète coupée, une belle histoire s’efface, derrière.
Si seulement...
Soupir en contemplant un visage,
Vouloir comprendre cette chose au milieu, au fond de ces pages.
Si seulement …
Ce Corbeau pouvait parler de cette naïveté qui ne cesse de déchirer les nuages,
De ce chant d’espoir montrant sa vieillesse, sa faiblesse,
Hurlant, s’étouffant dans son oreiller et laissant doucement le poison pénétrer.
Si seulement …
Ce Corbeau et son ami Oiseau pouvaient rechanter ensemble,
Et dire à ce vieillard au regard amer,
Qu’à droite le chemin mène à la lumière et l’autre jette brusquement en arrière.
Si seulement …
Un esclave pouvait choisir.
Entre laisser ses mains dans la poussière,
Et se battre contre ces bras qui ont poussé sa flamme sourde en enfer.
Au fond,
Le sommeil du mal est terriblement agité,
Seul dans un château où rien ne bouge, sauf l’ombre de la fatalité,
Regardant le plafond, cherchant le pardon,
Observant dans le miroir ses yeux, ses joues tremblantes, ses rides,
Son regard qui le percute de plus en plus dans le vide,
‘’Pardon … ! ‘’
A écrit sur les murs.
Au fond,
Ces trois chemins mènent au cimetière
Ö Mort !
Votre odeur,
Votre lueur,
Proche, proche,
Ö Mort, la seule réalité, prend cette illusion en douceur

 




De mots… à vous (8). Les Ricordi de Christophe Grossi : déboîtement des souvenirs

 

Ricordi, de Christophe Grossi, est un livre dans lequel s’encastrent l’Italie et la Shoah. Répétée comme un mantra 480 fois dans le livre (le même nombre que pour Je me souviens, de Georges Perec), la formule « Mi ricordo », « je me souviens » (que l’on peut aussi traduire par « mon souvenir ») relie le texte de Grossi à celui de Perec : la mémoire et ses enjeux se placent comme moteurs de l’écriture ici. Dans la constellation d’entrées de ce labyrinthe, Grossi part sur les traces de l’Anton Voyl en lui, celui qui n’est pas là. On ne peut s’empêcher de penser également à Primo Levi en lisant ces 480 « souvenirs » qui touchent à des thèmes aussi importants que la parole, l’oubli, la guerre, les langues, les relations hommes-femmes, l’écriture, la fiction, la mémoire, les origines, le mensonge, la famille, l’héritage, la résistance, la mort, la survie, la folie, la vérité. « Nous pataugeons dans le meurtre », a dit Hélène Cixous pour parler de l’écriture de l’indicible : écrire ce qu’il ne faut pas dire.

 

257. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais
ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-
toi : écris plutôt !

 

On pense aussi aux prescriptions de la Torah (les commandements) : chaque entrée de Ricordi est une phrase, et les phrases sont des mishpatim en hébreu – mishpat est le terme hébraïque pour désigner la « phrase », mais aussi la loi, et mishpatim en est le pluriel. Les Mishpatim sont également une portion de la Torah, la sixième partie du « Livre des noms », Sefer Shemot : l’Exode. Ricordi n’est pas un recueil de préceptes, son auteur cherche moins à enseigner qu’à renseigner, et à éclairer les zones d’ombre de son histoire.

 

310. Mi ricordo
de ceux qui ont francisé leur nom ou leur
prénom, qui ont fait souche ailleurs qu’en
Italie.

 

Lui c’est il, peut-être franco-italien, un homme entre rires et pleurs, dont la voix prononce une sorte de manifeste dans lequel se déploient et se déboîtent, dans une cascade de phrases se faisant écho, ses positions par rapport aux devoirs d’écriture et de mémoire. Sa voix est claire et directe malgré, ou sans doute grâce à, ces masques de tragédie qu’il arbore, dessinés par le peintre Daniel Schlier pour Ricordi : des masques frappants, inquiets et inquiétants, bouches ouvertes qui cherchent à dire, traits délimitant l’ossature d’une géographie intime ébranlée par la Shoah. On y voit même une Italie icaresque, renversée, tête en bas. Dans le dernier dessin se détache un profil, menton posé sur un cadre au sein duquel sont écrits, en caractères hébraïques, les mots « shdérote hasside oumote ha’olame », boulevard ou allée des Justes parmi les nations, mots que l’on peut lire sur une stèle au Mémorial Yad Vashem, à Jérusalem, plaque qui a inauguré l’allée où sont plantés des arbres portant le nom de ces personnes courageuses qui ont sauvé des Juifs durant la Seconde guerre mondiale.

 

416. Mi ricordo
qu’il respirait, mangeait et parlait comme un
rescapé qu’il n’était pourtant pas.

 

Lui, il implore en fait d’oublier l’Histoire de l’Europe pour mieux se souvenir des histoires minuscules et communes, celles des Justes, mais aussi celles de couples, de femmes et d’hommes fragiles, de leurs familles et de leurs « Langhe maternelles » (ricordo #3) : terre, héritage, « lingue », langues, au-delà de la « grammaire faciste » (ricordo #4), du « bégaiement » et des « fausses prières » (ricordo #8). Perdre sa langue c’est perdre « le fil, le nord » (ricordo #185). Lui, il les a perdus.

 

246. Mi ricordo
quand son père a avalé sa langue natale et
jeté la clef des Langhe maternelles dans un
lac avant de traverser.

 

Quand il s’agit de « tomber » ou « fuir » (ricordo #46), souvent on fuit, sans savoir qu’on continuera à tomber dans l’exode, et que chaque chute trouera un peu plus la mémoire. Lui c’est peut-être l’auteur, qui prend figure à travers la fulgurance et la justesse des intuitions vers lesquelles ses recherches le mènent.

 

19. Mi ricordo
d’un vendredi où il en a eu assez de ne rien
savoir, où il a choisi sa voie, la voix de la
fiction.

 

469. Mi ricordo
que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non
pas pour me souvenir mais parce que j’ai
déjà tout oublié.

 

Le texte de Ricordi et sa configuration esthétique ont été manifestement pensés, travaillés, pourtant, son cortège de vers rythmés par les mots « Mi ricordo » donne une impression d’impulsion, de spontanéité, de « notes griffonnées à la dérobée » (Primo Levi, Si c’est un homme), portées par le besoin urgent de vaincre la déshumanisation et de retenir quelque chose de l’humanité. Primo Levi, dans sa préface à Si c’est un homme, a écrit, au sujet du caractère fragmentaire de son livre, que « les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence » ; préface qu’il termine par : « Il me semble inutile d’ajouter qu’aucun des faits n’y est inventé » (Primo Levi, Turin, janvier 1947). Il semblerait que les Ricordi de Christophe Grossi révèlent ce souci de clarté cher à Levi. Nous n’avons pas affaire à un pêle-mêle hétéroclite et « discutable », mais à une suite qui tentent d’organiser et de dominer le chaos laissé par les guerres, en documentant ce qui n’est plus : une façon de se donner les ancres qui manquent.

 

375. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais je suis un
corps projeté dans une histoire de langue perdue ou
éteins la lumière et raconte.

 

Mi ricordo ne dit pas qu’il se souvient. Mi ricordo, pour Grossi, signifie « Je se souvient d’autres histoires que la nôtre et de vies arrachées au vide » (postface à Ricordi). Sont donc égrenés ici des ricordi ou « souvenirs » qui ne sont peut-être ni personnels, ni autobiographiques : vrais-faux-souvenirs déboîtés formant le chapelet de la quête des origines perdues, de « toutes les histoires qui avaient traversé son enfance » (ricordo #277), remise en question essentielle de ce qui apparemment a été.

 

475. Mi ricordo
que tout ce qu’il avait tant cherché et
questionné était devant lui cette fois :
désordonné, fragmentaire et discutable.

 

Les alternances de code rencontrées dans ces souvenirs révèlent que les vocables retenus de la langue italienne par sa mémoire à lui sont des éléments courants, que tout le monde, en touriste – et les touristes inclus : ceux qui se distinguent par leur pays d’origine –, partage en croyant comprendre. Et l’on ne peut s’empêcher de se rappeler que des camarades de Primo Levi – que l’incompréhension rendait fou à Auschwitz, alors qu’il possédait des rudiments d’allemand grâce à la chimie – sont morts d’avoir mal compris ce qui leur avait été hurlé dans une langue qui leur était étrangère, phagocytée par le nazisme.

 

20. Mi ricordo
des Ciao ! et des Arrivederci !

 

Lui c’est « celui qui aurait préféré ne jamais mentir » (ricordo #33), mais comment ne pas fabuler quand on est de « ceux qui ont perdu la mémoire de leurs origines » (ricordo #26), qui ne savent donc de leur passé que ce que tout le monde sait, c’est-à-dire rien du tout ? Qui est lui ? Lui chi è ? L’homme à la « bouche de mythomane » (#ricordo 306), « un faussaire qui s’ignore » (ricordo #322) et qui « a souvent eu l’impression qu’on parlait d’un autre que lui quand on évoquait son passé » (ricordo #261).

 

303. Mi ricordo
que les souvenirs se déforment, déforment,
se reforment et que les mots s’adaptent,
adaptent, rangent, arrangent, dérangent.

 

Lui gît. Il est de ces amnésiques qui, leur nom ou celui de leur pays « sur le bout d’une autre langue » (ricordo #8), sont attelés à l’absence. Heureusement pour nous, elle s’est révélée pour certains d’entre eux être un terreau favorable à l’écriture et à la construction d’une œuvre littéraire. Sortir d’une peau qui n’est pas à sa taille, pour la sauver et retrouver sa propre mémoire... d’aède, de créateur. Ricordi semble dire que le voyage pour regagner les rives de sa propre vérité passe ici par l’étoffement littéraire.

 

215. Mi ricordo
qu’aujourd’hui, parce que j’étais absent, il ne
me reste plus que cette pratique de faussaire :
l’écriture.

 

Primo Levi – doublement témoin puisqu’il était autant victime que témoin de la Shoah – raconte, dans Si c’est un homme, comment il a récité et traduit, d’absence en absence, à son camarade Jean Samuel alias Pikolo, des fragments de la Divine Comédie de Dante, extraits du « Chant d’Ulysse », dans lequel Ulysse exhorte son équipage réticent à poursuivre leur voyage : « Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien ». La littérature rend son sens à la vie. Les derniers mots de Si c’est un homme disent : « Nous avons échangé de longues lettres et j’espère bien le revoir un jour ». L’écriture et la littérature possèdent le pouvoir magique de porter et de nourrir l’espoir de vivre encore.

 

45. Mi ricordo
de tout ce qu’il a vu et lu, de ce qu’on a pu
lui raconter et taire, de toutes ces vies qui
auraient pu être les leurs.

 

178. Mi ricordo
de ceux qui ont dû s’inventer une famille
une fois les voyelles finales gommées.

Tous ces i, ces a, ces o, effacés, soldats fauchés toujours trop jeunes par les guerres, déportés qui « trébuche[nt] et roule[nt] dans la boue noire » (Si c’est un homme, Primo Levi). Les disparus hantent la voix de Christophe Grossi, pluriel de par son nom de famille lipogrammique en E.

 

440. Mi ricordo
qu’on finit toujours par imaginer, maquiller,
inventorier, détourner, feindre, oublier, dire,
dresser des listes, écrire.

 

Ces verbes aident Christophe Grossi à tirer et à démêler les ficelles et les nœuds de la mémoire ; dans quel but ? Pour se fabriquer une échelle de corde à laquelle s’accrocher, éventuellement y grimper ? Se tracer une ligne à suivre, un chemin où poser ses pas ? Écrire se situerait alors entre le funambulisme et la corderie, ce serait un art de l’équilibre et de la torsion, art de la filature des souvenirs qui ne nous appartiennent pas en propre, pour espérer se retrouver à la fin. Cixous parle de « trafictionner ». La seule façon de se les approprier serait de les recréer en les écrivant, de les faire passer par le corps, pour les créer soi, les faire sortir de soi, comme un enfantement. Écrire serait aussi une forge où les souvenirs sont travaillés, façonnés, par nécessité, et avec lucidité, car la langue manque de fiabilité quand il s’agit de représenter le réel.

 

376. Mi ricordo
quand dans ses nuits blanches il se heurtait
à des silhouettes (parfois à peine des
ombres) qui filaient sans mot dire.

 

Ces fantômes de souvenirs, ces formes évasives, silhouettes évadées du passé, « à peine des ombres » mais aussi compactes que de lourds meubles de famille, muets, contre lesquels on bute dans l’obscurité, et « qui filaient sans mot dire » : filaient qui, filaient quoi ? Filaient en silence la trame de vies impossible à raconter parce que passées sous silence justement ? Transmettre les histoires, c’est aussi transmettre la vie, et ça, Christophe Grossi le sait. Ricordi est un livre important car il révèle ce cheminement en apnée et à tâtons que tout écrivain entreprend dans les zones silencieuses de sa mémoire. Il ressemble au pense-bête que certains d’entre nous pourrions écrire durant la construction d’un roman (d’ailleurs, l’intention première de Grossi avait été d’écrire un roman sur ses origines familiales). Les perles improbables ramenées de cette plongée n’existeraient pas sans le mensonge qui fait battre le cœur de l’écriture. Tout le monde sait que le mensonge et ses dérivés – simulations, fables, sortilèges, histoires, fards, illusions, mirages, rêves, pièges, délires, mystifications, erreurs, obscurité, fumée, magie, et vide – hante et fait vibrer les créations littéraires.

 

62. Mi ricordo
quand il s’est fabriqué une ascendance, une
vie par procuration : par peur du trou, du
tremblé vide, du suspens trouble.

 

Jorge Semprun, dans sa préface au recueil poétique de Primo Levi, À une heure incertaine (1984), lorsqu’il compare la poésie de ce dernier à celle de Paul Celan, rappelle à plusieurs reprises un vers du poète allemand : « Wahr spricht, wer Schatten spricht », « dit le vrai qui dit l’ombre » (« celui dit vrai, qui parle d’ombre », tiré du poème « Toi aussi parle », trad. : Gil Pressnitzer pour Esprits nomades). Semprun précise aussi que « le mot allemand pour poésie, Dichtung, est le substantif de dichten, qui ne veut pas seulement dire écrire des vers, poétiser, mais aussi épaissir, condenser ».

 

378. Mi ricordo
avoir commencé à écrire ces ricordi sans
savoir si un jour je serais père.

 

Christophe Grossi est aujourd’hui à la fois père d’enfants et d’enfantements, de lui-même et de ses textes, un écrivain à part entière. Mentir comme écrire sont posés dans Ricordi comme étant nécessaires à la survie, puisqu’ils sont des actes créateurs. Primo Levi l’avait compris. Le mot poésie ne dit rien d’autre, provenant du grec poiêsis et poiein : création, créer. Dans Lilith (1978), il loue le mensonge auprès de son fils : « De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l’habit ». Ainsi, le témoignage littéraire ne prêtera pas serment d’allégeance à la littérarité : « Ce livre est plein de littérature », dit Primo Levi dans un entretien (Primo Levi, Conversations et entretiens, 1963-1987). « Je pensais écrire l’histoire authentique de l'expérience du camp de concentration, alors que, en réalité, j’écrivais l'histoire de mon camp, et seulement du mien » (op. cit.). Imre Kertész est allé jusqu’à comparer l’écriture de son roman Être sans destin à une invention d’Auschwitz (Imre Kertész, Dossier K, 2008).

 

121. Mi ricordo
quand il disait qu’avouer est d’abord
raconter sa vision des choses, sa version :
c’est devenir le narrateur de sa propre
histoire.

 

Où situer, alors, entre le langage infecté de mensonges (« la grammaire fasciste », ricordo #4) et le mensonge dans la littérature, la démarche des Ricordi de Christophe Grossi ? Entre ceux qui, comme Primo Levi, mettent en doute le témoignage, qu’ils considèrent pourtant comme une façon de prêter sa voix aux disparus, et ceux qui mentent comme on lance un leurre, pour attirer le secret, ainsi que sa vérité à soi, les faire remonter à la surface. Par conséquent, face à la question de la mémoire en tant qu’entité textuelle tragique, et aux questions de témoigner ou non, de déterrer ou non, de raconter ou non, de mentir ou non, la seule réponse de Ricordi est le verbe, écrire.

 

414. Mi ricordo
que la vérité est toujours si prévisible que
rien ne vaut la fiction.

 

Sabine Huynh a publié chez Recours au Poème éditeurs :

Avec vous ce jour-là. Lettre au poète Allen Ginsberg




La poésie de Miguel Ángel Bustos, présentée et traduite par Stéphane Chaumet

 

 

 

Miguel Ángel Bustos, né à Buenos Aires en 1932, disparu sous la dictature militaire en 1976, ses restes n’ont été retrouvés qu’en 2014. Journaliste, dessinateur et poète, injustement oublié après son assassinat, Bustos est redécouvert en Argentine – grâce à la parution en 2008 de ses « œuvres poétiques complètes » – par toute une nouvelle génération qui reconnaît en lui une voix incomparable, complètement indépendante des modes esthétiques de son époque, et qui fait encore sa force aujourd’hui. Si le journalisme fut sa voie politique, la poésie fut sa voie spirituelle. Proche d’une certaine mystique, mais sans affiliation religieuse, sa poésie est un paysage mental, atemporel, d’une lucidité acérée, d’une vitalité tourmentée, aux visions prophétiques.

 

En espagnol : Visión de los hijos del mal, Poesía completa, Editorial Argonauta, Buenos Aires, 2008.

En français : Archipel du tremblement/Archipiélago del temblor (anthologie poétique bilingue), Al Manar, 2015. Avec des dessins de l’auteur.