Assurez-vous. Mésaventure poétique, par Eric Pistouley

 

 

Le printemps est propice aux poètes. Les sens et les vers se réveillent, sortent au grand air et papillonnent entre deux giboulées. Dans le département rural où je vis, la métaphore naturelle & climatique s'échange encore sur le marché littéraire, mais c'est une valeur qui baisse comme partout ailleurs.

Cette année donc, j'ai pris le chemin d'un bourg perdu pour écouter une performance poétique en l'honneur du printemps, des poètes celui-là. Le thème de cette année, c'est l'insurrection. Même si ça fait partie des programmes scolaires, j'ai pensé que c'est encore une aventure qui vaut le coup, de s'insurger. Y'a tellement de sujets à, comme dit mon jardinier.

Bref, pour citer un jazzman connu, voilà que sur le champ (c'est rural, je le redis) on est r'foulés par les agents :

— Vous n'aviez pas réservé ? C'est complet.

— Vous savez, je supporte la promiscuité, j'ai longtemps rêvé d'aller aux Stazunis, écouter Ginzberg dans de grandzamphis.

— Mais en Europe, c'est complet depuis l'autre samedi.

Il faut dire que la performance est suivie d'un buffet de mets fins et raffinés, car on a enfin compris que la culture, ça ouvre l'appétit. Et, vous comprenez, il était temps de créer une synergie entre les vers qu'on psalmodie, les champs alentour qu'on labourie et les bêtes, dodues, qui font envie.

— Pour des vers gesticulés, pour des voix qui s'élèvent, pour l'index à la rime et le poing dressé, je pourrais supporter carême toute l'année ; et si un toast est porté je lèverai une flute vide ou pleine d'eau.

— Ne parlez pas de malheur (superstition rurale) !

— L'eau mieux que le vin le plus fin ne ressemble-t-elle pas au poème, quand elle attrape fugitivement la couleur du ciel, la feuille perdue, l'abeille imprudente ?

— C'est vous l'imprudent, il eût fallu vous assurer...

— Ma voiture peut rentrer alors, elle l'est, voici mes papiers. Poètes, vos papiers, hein ? vous connaissez. Non, non, c'est une blague, une figure de style (vigilance attentat, on ne sait pas comment ce sera interprété).

Dedans, ça commençait. Un maître d'hôtel passait pressé. La porte se refermait car le soleil est encore frais.

Alors, en désespoir de cause, j'ai laissé entre eux causer les assurés d'avoir réservé, me souvenant du vieil amandier (le plus vieux du quartier ?). De très loin on voit sa mantille blanche, j'aime bien aller m'assoir à son pied. Les abeilles innombrables et imprudentes font rimer tout l'air autour, dessous, dedans.




De mots… à vous (7). « Dans la peau de la guerre »… et dans la tête du photo-journaliste Don McCullin, avec Chantal Ringuet

 

Quand l’écrivaine canadienne à l’esprit incisif Chantal Ringuet (dont le premier recueil, Le Sang des ruines, avait été remarqué à sa sortie en 2010) se met dans la peau du grand photo-journaliste anglais Don McCullin, ou plutôt dans sa tête, pour pouvoir ensuite s’adresser à lui dans la pleine conscience des enjeux de son travail, cela donne, en écho aux photographies qui ont inspiré la poète, un recueil fort, Under the Skin of War : de frappantes adresses directes au photographe, contenues dans une poésie pénétrante et sobre, qui inscrit l’histoire de celui-ci tout en l’affranchissant de l’Histoire dans laquelle sa conscience s’était engluée.

 

prédateur d’images
voûté dans le silence
des limbes chromatiques

ton regard tangue
entre l’abîme et le volcan

tandis que s’impose
l’acoustique du vide

 

Le contrepoint des langues française (poèmes) et anglaise (fragments de prose poétique) libère des voix parallèles plus ou moins lyriques qui creusent, en douceur mais avec ténacité, la vie et la conscience de Don McCullin, pour exposer les dilemnes et les fractures qui ont remué celles-ci, notamment à cause du sentiment de culpabilité qui l’a poursuivi toute sa carrière : culpabilité d’avoir survécu, d’avoir pu quitter les lieux de mort qu’il photographiait ([tu] « implores la grâce / devant le tombeau / collectif  »). L’on peut se demander à quelle fin le photographe est ainsi capturé, mis à nu par la poète. L’on comprend après avoir fermé le livre qu’il s’agissait pour Chantal Ringuet de comprendre les motivations et les tourments de Don McCullin afin de lui prodiguer réconfort et délivrance, à travers leur verbalisation, ce pour quoi le photographe lui est profondément reconnaissant (voir le courriel de remerciement qu’il lui adresse, reproduit à la fin de Under the Skin of War).

 

rage au combat
tu rentres analphabète

le corps barbouillé
de la poussière des mots
inaudibles

ton appareil sur le poitrail
tu accumules les bribes
de paroles trouées

avant de rejoindre le campement
des apatrides

 

Les textes de Chantal Ringuet, s’attachant à la corporalité (« la matière-chair »), nous font ressentir le contact émotionnel avec le sujet tel que Don McCullin le conçoit en tant que photographe dont les images – mondialement connues pour leur empathie et leur efficacité à exposer la misère humaine laissée en héritage par les guerres – ne lui ôtent jamais sa dignité, allant même jusqu’à la lui restituer (en tout cas cela semble avoir été l’une des motivations du photographe).

 

auréolée de faisceaux
une métaphysique des ténèbres
se déploie

un ciel démembré
dénonce l’irruption des obus
en amont des mirages

quand l’ossature du désert
se brise
laisser flotter l’image

 

Des concepts abstraits comme la peur, la détresse, la colère, prennent corps pour s’emparer du lecteur et le changer en témoin second : une position nécessaire pour éprouver, au for de la conscience, les afflictions d’autrui, afin de devenir un être humain responsable dont le devoir est de s’opposer à toutes les formes de guerre. Au photographe humaniste qu’est Don McCullin répond la poésie humaniste et profonde de Chantal Ringuet : à lire.

 

        Informes draperies de chair.

Tu sculptes le présent
selon l’angle mort
de ton appareil-photo.

Une fois la séance terminée,
tu te demandes
comment replier l’étoffe.

 

 




« Avant, quand mes mains n’existaient pas encore, ton corps était un mensonge »,

 

 " Avant, quand mes mains n'existaient pas encore, ton corps était un mensonge. ", écrit Raúl Nieto de la Torre dans son premier recueil de poèmes en 2006. La plupart des chemins d'écriture de cet auteur espagnol tiennent en ce vers. Le temps avec ses cohortes de mémoires et d'oublis, le corps dans tous ses états et notamment celui convoité-repoussé de l'aimée, la vérité et le mensonge. Plus avant dans le livre, il note : " Si mes vers pouvaient parler /  ils diraient que les cheminées mentent, / que la pluie t'écrit sur les toits /  de longues lettres d'amour et de haine, /  que tes amants me ressemblent, /  que sur chaque nuage voyage un télégramme. " Le quotidien le plus ordinaire, sans cesse à visiter, sans cesse à réparer, entre en résonnance avec une langue empêchée, qui ne peut pas parler.

Né en 1978, Raúl Nieto de la Torre a vécu les charmes trompeurs de la movida avant de subir, jeune adulte, le plomb de la crise économique et financière. Dans la préface de Pas perdus dans des rues vides, Elvire Gomez-Vidal observe qu'il est l'héritier du " néoréalisme sale " de la poésie espagnole des années 1990. Une poésie qui introduit dans ses vers " les aspects les plus choquants, les plus triviaux, les plus répugnants même, de l'intimité, de la ville et de la marginalité ". Pour [ se venger de la réalité ] et de l'amour trahi, Raúl Nieto de la Torre n'hésite pas à confier en termes rudes le mal qu'il souhaite faire à Celle qui est partie. Il revendique avec force son " je " souffrant dans [ cette vie entre parenthèses ].

Tout révolté qu'il soit, il n'en oublie pas pour autant ce que sa poésie doit aux grands anciens. En exergue ou dans le corps même des poèmes, il leur donne la parole, et cette parole tisse sa propre parole, liant ainsi l'universel humain. Dans une note à la fin de Pas perdus dans des rues vides, à propos du poème La voix volée, Raúl Nieto de la Torre nomme un à un ses prestigieux interlocuteurs : Luis Cernuda, Jorge Luis Borges, Blas de Otero, Pablo Neruda...

Désormais docteur en littérature espagnole et professeur, retiré dans un village près de Valence, Raúl Nieto de la Torre poursuit avec obstination son ouvrage de mots. Ses recueils sont disponibles aux éditions Vitruvio.

- Zapatos de andar calles vacías / Pas perdus dans des rues vides (traduction par Dominique Boudou et Elvire Gomez-Vidal, éditions Pleine Page, 2006 et 2007). Le journal d'information culturelle Ritmos XXI a retenu cet ouvrage comme l'un des meilleurs parus ces quarante dernières années, aux côtés, notamment, de Juan Luis Panero, Antonio Gamoneda, José Agustín Goytisolo...

- Tríptico del día después (Premier prix de poésie de la Fundación Siglo Futuro-Caja de Guadalajara, 2008

- Salir ileso (sélection de poèmes édités et inédits de 1996 à 2010, avec des photos de Rubén Nieto de la Torre, 2011)

- Los pozos del deseo ( avec de nombreuses exergues de Melissa, la femme aimée, 2013)

Raúl Nieto de la Torre tient aussi un blog de réflexions littéraires qui illustrent au mieux son parcours : Al pie de la montan͂a invisible.




Bonnes feuilles : Elisabet Jökulsdóttir

 

Bonnes feuilles PO&PSY 2015

 

 

Si je t’appelais pour avouer ce que je ressens,
et si tout sortait de travers, je ne me rétracterais pas.

Mon corps, qui prétend ne rien savoir, devient omniscient
quand il voit ton corps et se met à penser.

 

La voix d’Elísabet Jökulsdóttir, tantôt naïve et expressive, tantôt affûtée comme une lame de rasoir, cherche à nous confier quelque chose de précieux, à nous révéler un monde qui s’ouvre, parfois en grand, parfois à peine, quand on pousse « la porte à deux battants » et qu’alors « cette nuit qui nous abrite » devient claire « comme une claire nuit de solstice ». Dans ces poèmes d’amour, le corps est divin et les pensées deviennent aussi « divinement crues ».

 

 

 

*

 

Elísabet Jökulsdóttir, née le 16 avril 1958, vit en Islande et s’implique dans la protection de l’environnement. Elle a publié 20 livres, écrit une vingtaine de courtes pièces, réalisé des happenings à la télé et dans la rue, monté des expositions d’art plastique et des spectacles de danse dont elle est la chorégraphe.

Elle vient de remporter le prix Fjöruverðlaun, prix littéraire décerné a une œuvre récente écrite par une femme, pour son dernier ouvrage, un recueil de poèmes dont le titre signifie approximativement en français: "On ne danse pas près du rocher".

 

*

 

 

 

Extraits :

Traduits par Catherine EYJÒLFSSON

***                                                     **

 

Viltu vakna en ekki opna augun,
og hlusta á mig ekki segja neitt.

90

S’il te plaît réveille-toi, mais sans ouvrir les yeux,
et écoute-moi ne rien dire.

 

 

 

 

 

Fingur mínir sefast á öxlum þínum
þegar ég læsi þeim í holdið.

91

Mes doigts s’apaisent sur tes épaules  
quand je les enfonce dans ta chair.

 

 

 

 

 

Þegar ég finn heitan andardráttinn þinn,
fyllist ég lotningu. Fuck.

92

Quand je sens ton souffle brûlant,
je suis remplie de vénération. Fuck.

 

 

 

 

 

Eða saltbragðið af húð þinni svo ég öðlist þá trú,
að mér hafi eftir allt saman skolað á land.

93

Ou le goût de sel de ta peau, à me faire croire
que la mer m’a enfin déposée sur le rivage.

 

 

 

 

Það er þessi blossi sem verður að flæðandi
ljósi, má ég svo gæla við hnakkann á þér.

94

                Cet embrasement se mue en flot de lumière,
                puis-je maintenant caresser ta nuque.

 

 

 

 

 

Viltu ráða yfir mér svo ég tapi líkamanum,
og finni að eitthvað ræður yfir líkamanum.

95

              S’il te plaît dispose de moi, que je perde mon corps
              et sente que quelque chose dispose de lui.

 

 

 

 

 

Komdu með mér ofan í gjótu, þar sem vaxa
burknar og bláklukkur og þrösturinn syngur.

96

Viens avec moi dans le creux où poussent
fougères et campanules et où chante la grive.

 

 

 

 

 

 

Þú ert einsog öræfi Íslands, villtur og viðkvæmur,
svo ég skal vera í kjól.

97

Tu es comme le désert d’Islande, sauvage et délicat,
je mettrai donc une robe.

 

 

 

 

 

Má ég horfa í dökku augun þín,
þegar sumri hallar og syngja ljóðin mín.

98

             Laisse-moi regarder  dans tes yeux sombres,
             quand décline l’été et chanter mes poèmes.

 

 

 

 

 

elska þig er að leyfa lífinu að ráða,
viltu taka í mína hönd.

99

            T’aimer, c’est laisser le champ libre à la vie,
           s’il te plaît, prends-moi par la main.

 

 

 

 

 

 

 Ég lifna við og langar að búa til hunang
 og sleikja af fingrum mínum.

100

            Je revis, j’ai envie de faire du miel,
            de me lécher les doigts.

 




Jean Maison, Presque l’oubli

 

Le poète Jean Maison, couronné l'an passé par le Prix de Poésie Charles Vildrac pour son opus Le Boulier cosmique paru aux éditions Ad Solem, signe aujourd'hui un recueil chez le même éditeur, placé sous les mêmes auspices de l'exigence et de l'inspiration.

Ce livre est composé de trois parties : Presque l'oubli, donnant son titre au recueil, et contenant 13 poèmes, La part d'Être deuxième partie comptant également 13 poèmes, et Témoins de nos ombres, troisième partie rassemblant 26 poèmes, soit 13 x 2.

Cette structure, savamment ordonnée, n'a laissé au hasard que sa part objective et mérite que l'on s'y attarde pour la dimension sémantique qu'elle contient.

Au total, 52 poèmes en vers forment Presque l'oubli. En arithmosophie, 52, c'est 5+2, c'est à dire : 7.

7 est le chiffre Apollinien. D'un point de vue numérologique, le 7 évoque la création totalement investie par les forces lumineuses de l'esprit. Il incarne la beauté, la grâce et l'harmonie, le mariage du 3 représentant le plan spirituel, et du 4 symbolisant le plan stable du matériel. C'est au 7ème jour que Dieu contempla son œuvre. A ce titre, bibliquement parlant, à la genèse de notre culture, le 7 indique le couronnement de la création dans la plénitude de sa perfection.

Le 3, représenté par la structure trinitaire du recueil, évoque ce qui permet à la réalité abstraite de se réaliser sur le plan du concret : 1 + 2, le masculin pénétrant le féminin et donnant au monde l'enfant de leur union.

Si l'on ajoute aux 52 poèmes versifiés le poème inaugural en prose, nous parvenons à 53 poèmes, c'est-à-dire au 8. Le 8, c'est le lemniscate symbolisant l'infini, la courbe faisant mouvement sans fin sur elle-même. Mais le lemniscate est horizontal, c'est un symbole couché. Lorsqu'il se verticalise, il devient chiffre debout reliant terre et ciel dans un dialogue d'interpénétrations séminales, d'équilibre et de stabilité.

Quant au 13 : 1 + 3, il oriente vers l'idée de puissance divine agissant pleinement au sein de la création. Au nombre 13 est attaché malédiction et bénédiction, suivant les rapports que nous entretenons avec l'invisible. Foncièrement bénéfique lorsque ce rapport est basé sur la confiance.

3 parties, organisées autour du nombre 13, telles sont les arcanes des chiffres et des nombres. Des arcanes, ici, conduits par la confiance.

*

Le poème liminaire, en prose, établit une porte, ou une voûte permettant d'entrer dans le cosmos poétique proposé par Jean Maison à la méditation du lecteur. On pourrait dire beaucoup à propos de ce poème liminaire et sa fonction. Contentons-nous de signifier qu'à l'heure de l'évacuation orchestrée du poème par l'armée des propagandes mondiales imposant la productivité à chacun des gestes de l'individu, ce poème liminaire devient absolument nécessaire pour préparer l'esprit à recevoir cet étrange monde d'images hérité d'une connaissance dont on ne veut plus rien savoir.

Ce qui semblait naturel à l'homme des forêts, à l'homme des champs et des semailles, effraie maintenant le citadin hyper connecté.

Ce poème liminaire, prenons-le comme une ablution permettant d'entrer dans un espace que les normes de notre monde ne regardent qu'avec méfiance et indisposition, tout en le réclamant dans leur for inconscient.

Que nous dit ce premier poème ? Il nous parle de résistance, des compagnonnages de la parole, de la détresse de nos existences interrogeant le plan métaphysique, de la guerre, de la liberté.

Qu'est-ce, être libre, à l'heure où parle Jean Maison, c'est-à-dire en 2015, et lorsqu'il débuta cette vision poétique en 2007, le tout s'étalant sur 8 années de composition, le 8, encore, de l'élévation infinie, de l'enrichissement respectif du haut et du bas ? "Etre libre !" et refuser "la servitude" tout en maintenant l'effort que nous impose l'actuelle condition humaine, est-ce jouer pour l'épanouissement de la possibilité du poème en nous-mêmes, en chacun , chacun n'étant poète mais désireux d'habiter la maison du poème pour se sentir vivant, heureux dans le labeur, recouvrant par la joie d'exister la "défaite" de notre vie corporelle ?

*

L'éditeur, sur la 4è de couverture, nous renseigne sur la portée du titre : Presque l'oubli : "Jean Maison propose dans ce recueil de poèmes une méditation sur le thème - paradoxal - de l'oubli. Pourquoi paradoxal ? Parce que dans l'oubli, ce qui n'est plus là demeure pourtant. La parole garde ce qui se donne dans l'absence. Presque l'oubli, parce qu'entre l'au-delà de l'horizon et ce dernier moment de la visibilité des choses, la poésie se tient là, dans le lieu liminal qui "permet de discerner l'espérance élective de toute vie. Etre libre !"

L'important, peut-être, dans ce titre, est contenu dans le mot presque, mot sans doute le plus beau de la langue française en ce sens qu'il conjure toute défaite, qu'il maintient chaque parole hermétiquement fermée dans la possibilité voire l'espérance de son embrasure. Presque mort n'est pas mort ; presque fini n'est pas la fin ; presque l'oubli, c'est la puissance de la mémoire jamais abolie dans toutes les perspectives dans lesquelles l'imaginaire actif peut l'envisager.

*

La caractéristique de ce recueil est qu'il est tissé par des poèmes extrêmement courts. Une densité accouplée à une brièveté formant des flèches ou des éclairs. Si ces éclairs ont la capacité de foudroyer, alors ce sont les images convenues qu'ils embrasent et calcinent afin que s'établisse dans l'esprit du lecteur, et donc, peu à peu, mais puissamment, dans l'esprit du monde, un ensemencement d'images renouvelant la vie de l'esprit.

Ces flèches, ces éclairs, sont pour la plupart une charge d'énigme qu'il convient à l'appétence du lecteur d'interroger. La méditation de Jean Maison appelle la méditation de celui qui lit. On dirait un jeu de carte étalé sous nos yeux - un tarot - dont il faudrait lire les images en les circonstances qui sont les nôtres aujourd'hui, celles du commun des hommes empêtrés dans la production d'abondance et la pauvreté d'humanité.

Ils demandent, ces poèmes, un effort, mais leur beauté première intrinsèque fait rayonner une splendeur qui est une invite à les caresser dans le sens, dans le sens du quoi ?, dans le sens du sens pour qu'en surgisse le pouvoir fécondant l'accroissement de conscience.

*

L'oubli, c'est celui planant d'abord sur les "héritiers du chagrin des épierreurs", sur les "trimards", eux à qui sont dédiés ces poèmes, oubli promis à la même "tombe", "parmi les forçats des Indes noires".

Ceux qui triment n'attendent ni remerciements ni d'autres considérations que celle de la plénitude du travail accompli, de l'aise du labeur ordonnateur. L'oubli, ici, plane sur les hommes de bonne volonté, le taiseux ayant cure d'aller jusqu'au terme de la condition d'être homme "sans abandonner la tâche".

Et les éclairs se succèdent, au rythme du pas d'un homme, relié à la terre, méditant tout ce qui lui est donné de vivre :

 

La ville rassemble ses journées
À la rencontre d'un songe d'architecte

*

La pluie éclaire le firmament
Prend le même chemin
Que le cénacle des blés

 

Et parfois, de ci de là, la voix du poète, chose inhabituelle chez Jean Maison, se teinte d'une fermeté que l'élégance empêche de voisiner avec la diatribe :

 

Le manœuvre connaît
La rébellion de l'âme
Depuis la terre cuite
La fin des classes
Le jugement des cuistres
Où fut réprimé pour lui
Tout accès au progrès

 

La première partie, donnant son nom au recueil, s'adresse aux travailleurs à travers l'emblème du manœuvre (contremaître, ouvrier, paysans, maçon, paveurs, faucheurs). Manœuvre : entendons le sens étymologique du mot...

Les 13 poèmes de la deuxième partie envisagent l'invisible. Il y est question de prière, de ciel accordé au verbe, du cœur accordé au poème, de l'âme. Et soudain se présente, sublime, le poème de la page 47, que nous ne dévoilerons pas pour ne rien déflorer. L'avions-nous vu venir, l'avions-nous pressenti, préparé par ces éclats de parole, ce poème ailé de la page 47 ? Nous l'espérions seulement, et il s'est incarné sous nous yeux. Le poète, lui, en chaman orchestrant son œuvre d'une main sûre,  sait qu'il a préparé le terrain afin que nous transperce, tranquillement, la paix resplendissante de ce qu'il a à nous révéler.

Les eaux, après, ne seront plus les mêmes. À travers le voyage, la parole s'ancre en nous et rien n'arrêtera plus son travail, son influence, dans nos vies.

La troisième partie, Témoins de nos ombres, matérialise le plan nuptial de la conscience du poète. Tout ce qui était désuni est uni, tout ce qui était épars est assemblé, les contraires ne faisant plus qu'un, bas et haut, noir et blanc, chaud et froid, homme et Dieu, rêve et réalité. Les correspondances engendrent la terre et l'homme cristallise l'action de l'esprit en une parole allant au-delà de l'espérance puisque s'établissant dans le don. Ce qui a été pensé par un poète a été pensé pour tous. Ce qui a été formulé par un poème a été gagné pour chacun. Là est le prodige arraché à l'invisible en puissance par Jean Maison qui, humblement, transmet au monde, à la conscience de son prochain, la parole en acte .

Dans la vie d'un homme, il y a la mémoire de son esprit venu d'on ne sait où, d'un firmament, mémoire presqu'oubliée mais bel et bien agissante dans tous ses gestes et toutes ses paroles, couvertes par l'inconscience de son incarnation. Dans la vie de tout homme, il y a la résurgence intuitive des profondeurs.

Est-ce là le pouvoir, la mission du poète, arracher à l'informulé le poème s'il contient soin et élévation ?

C'est un axe possible, orienté "au levant du poème"...

*

Il est à noter un détail pour clore ce compte rendu : chaque premier poème de chacune des trois parties du recueil est dédié aux poètes, respectivement, Matthieu Baumier, Mathieu Hilfiger et  moi-même.

Ces trois noms, dans le ciel nocturne de Jean Maison, forment peut-être une constellation d'avenirs. Des avenirs de paroles empruntant chacun des sentes singulières que l'on retrouve à travers tous les âges, et signifiant, chez Jean Maison, une vision, une profondeur, une fraternité de joie. Un travail à l'œuvre, une action, une dimension spirituelle.

A la croisée de l'oubli, de l'Être et de l'ombre s'édifie un espace, celui du poème que réclament secrètement, en ultime recours, le genre humain pour vaincre le monde.

 

Recours au Poème éditeurs vient de rééditer le tout premier recueil de poèmes de Jean Maison, indisponible depuis de longues années : Grave

 

 




La poésie de Wittlin

 

Le pacifisme combattant de Józef Wittlin ( 1896 - 1976 )

 

présenté et traduit
par

Alice-Catherine Carls

 

Józef Wittlin joua un rôle très important dans la vie littéraire polonaise d’entre les deux guerres, puis en exil, après 1945. Pour composer sa trilogie sur les effets de la Grande Guerre en Galicie, Le Sel de la terre, il fit des recherches approfondies dans les archives militaires de plusieurs pays d’Europe, dont l’Autriche et la France. Le premier volume, La Saga du patient fantassin, parue en 1935, lui valut une nomination pour le Prix Nobel – prix qu’il ne reçut pas, le jury d’Oslo préférant attendre la parution des deux volumes suivants. Immédiatement traduit en allemand, publié par chapitres dans Le Temps, le livre dans la traduction de Raymond Henry fut mis au pilon en mai 1940 par les Nazis. Mis sur la liste noire des écrivains juifs proscrits, Józef Wittlin échappa in extremis à la mort en s’embarquant avec sa femme et sa fille sur un navire de guerre anglais à St. Jean-de-Luz. La valise qui contenait toutes ses notes et le manuscrit des volumes deux et trois de la trilogie, fut jetée à l’eau par un marin britannique qui jugeait que la famille avait trop de bagages.

            Il n’est pas surprenant que, cette année, deux conférences soient consacrées à son oeuvre en Pologne. La première vient d’avoir lieu à Cracovie sous les auspices de l’Association des Ecrivains Polonais. Intitulée “Les Etapes de Józef Wittlin, elle traita de trois personnages importants pour Wittlin: Saint François d’Assise, Orphée, et Piotr Niewiadomski, le héros du Sel de la terre. La seconde conférence se tiendra à l’Université Catholique de Lublin le 29 mai et traitera de “Józef Wittlin, écrivain de la culture des confins.”

            Piotr Niewiadomski, Pierre de père inconnu, Pierre à l’identité indéfinie.  Rien que dans ce nom, Józef Wittlin affirmait son refus des stéréotypes ethniques. Piotr symbolise l’Europe orientale plurielle en train de chavirer dans le charnier de la Grande Guerre. Comme les autres héros de Józef Wittlin, Piotr est un homme fort dans la douceur, un homme qui, ayant choisi l’innocence comme philosophie de vie, fut un puissant témoin de son époque et lutta sans faillir pour la paix.

            Chantre de la Galicie, Józef Wittlin n’oublia jamais son Arcadie natale. Une fois installé à New York, il travailla pour les programmes littéraires de Voice of America, enseigna à Columbia University, et entretint une volumineuse correspondance avec l’éditeur de la revue Kultura, Jerzy Giedroyc. Malgré les encouragements que lui prodiguait ce dernier, il ne reconstitua jamais les manuscrits des volumes deux et trois de sa trilogie, à part un court texte, “La mort saine,” qui fut publié par Kultura dans le numéro de juillet-août 1972. Tout sa vie, il écrivit des poèmes. Ceux que nous avons traduits sont reproduits avec la gracieuse permission de la fille de l’auteur, Elizabeth Lipton-Wittlin, et celle de Robert Dadillon, qui les publia dans Poésie Première, la revue littéraire qu’il dirigeait alors (No. 7, Spring 1997, pp. 1-29). Les vers en italique sont en français dans le texte original. Nous avons organisé les poèmes par ordre chronologique pour souligner l’évolution de Józef Wittlin comme homme et comme poète.

 

 

Hymne pour une cuillerée de soupe

 

Frère, je t’offre cette cuillérée de soupe chaude,
Toi qui grelottes en terre étrangère,
Qui t’es traîné trois longs hivers,
Qui trois étés brûlants as erré
Par des champs à perte de vue –
Mettant un pied devant l’autre,
Tu as marché et marché sans fin,
Tu as posé ta tête sur la glèbe humide,
Tu as pourri dans les wagons à bestiaux,
Tu as mangé du pain moisi dans les fossés,
Tu as mâché du tabac pris à la litière des vaches,
Tu as bu l’eau de marais puants,
Tu as marché et marché –
Dévoré par les poux
Et mordu par les balles,
Jusqu’à ce que la mort avide t'ait bu.

Oh, elle t'a bu jusqu'à la dernière goutte.
Toi qui suas sous trois aoûts brûlants
Et séchas comme ce silencieux étang
Qui s’assombrit au coucher du soleil,
Je t’offre cette cuillérée de soupe chaude!
Elle t’éveillera peut-être de ton hébétude,
Toi, engourdi dans un abri de tirailleur,
Sans personne pour prendre la relève!
Toi, mon frère, pour quoi t’es-tu battu,
Pour quoi les poux t’ont-ils dévoré,
Pour quoi as-tu traîné sans fin,
Mangé l’ivraie
Et bu l'eau des fossés –
Tu ne le sais pas plus que moi,
Dieu te le dira peut-être un jour.

Mais je sais une chose, une seule :
À l’instant où la mort approchait
Dans son armure de glace,
Sur la pointe des pieds, en silence,
Tu n'appelas ni ta mère
Ni ton père, ni ta femme,
Mais tu imploras de tes poumons déchirés,
Tu appelas d’un spasme de tout ton corps,
Et de tes yeux qui scrutaient la nuit,
Et de ton sang qui se figeait, tu crias:
"Une cuillerée de soupe!” Cette cuillerée de soupe chaude
Qu’en vain aujourd’hui je veux t’offrir.

1918

 

 

 

Prélude

 

Le cri des bataillons mourants résonne encore en moi
Et le souvenir, et le fracas des trônes renversés.

Mes poumons sont encore emplis de gaz de poudre et de feu
Le monde étrangle chaque mot dans ma gorge.

Un jour noir, tel un noir cauchemar,
M'oppresse encore.

Je me dispute toujours, car en moi s’accuse
L'Europe tout entière! Et une foule de forçats
en moi tend le poing vers le ciel,
Criant et menaçant
Par les croix de tous les cimetières militaires.

Mais demain, émerveillée, elle tendra la main,
Car elle n’a pas frappé aux cieux en vain.
Déjà la manne tombe, déjà la rosée nous rafraîchit
Et adoucit notre amère vie.

 

 

 

Elégie à Homère
           
(en conclusion à ma traduction de L'Odyssée)
     

1

Aujourd'hui je te massacre, Homère –
  t’arrachant aux devoirs d'école,
Par toi jadis retenu en
  détention, je maudissais Ulysse.
     Les larmes coulaient.

O mon pauvre barde aveugle –
  qui ne peux même pas prouver
Que tu vécus!– avec quel mépris
  je me plongeai en toi dans ma jeunesse.
Alors que tes hexamètres
  m'étaient rebattus à l'oreille,
Le désir m'arrêtait devant le cinéma,
  je voulais du drame au mètre.
Jusqu'au jour, à l'hôpital militaire,
  pendant une terrible guerre,
Où tu me parlas calmement
  des villes qui brûlaient.
      Le sang coulait.

Tu entras dans ma vie abrutie
  avec le roi d'Ithaque:
Il me secourut dans mon tourment.
  (Je pensai: pourquoi pas te consacrer
Mes derniers sous).
 
Je t'achetai chez un libraire d’occasion,
  ô source lointaine et longue
De mes rêves, ivresses, peines,
  triomphes, travaux, et gains.
      Le vin coulait.

 

II

Ô mer! Ô saintes voiles!
  Dans les nefs pensives des rues
Je voguai seul, sans ancre,
  jusqu’à ce que tu ne m'assujettisses.
Et sept ans sur ta galère
  je m'attelai à la rame.
Aujourd'hui libéré – fièrement
  je te rends grâces, Homère!

Ne me raille pas d'avoir bu
  au sang de ta cithare, moi
Qui suis indigne de nettoyer
  tes sandales, vieux timonier!
Téméraire, je contemple ton visage
  aveugle d'une terrible clarté.
Une main sur le coeur, je compte
  mes chutes dans cet envol.

Ô pauvre barde aveugle, toi
  qui ne peux même pas prouver
Que tu vécus! Par le hasard de l'Histoire,
  tu m'évites aujourd'hui la faim!
Tu apaise les faims de mon âme et de mon corps
  ô Vision!
Toute l'Hellade tremblait
  quand vibrait ta cithare!

Aujourd'hui encore, mon Sublime,
  les jeunes gens que tu enivres
Et les vieillards que tu berces
  ceignent ton front de couronnes neuves.

1921

 

 

 

Epitaphe pour Aristide Briand

 

Avec ton faux-col amidonné, démodé,
Tes pantalons fripés,
Ton chapeau melon sur ta crinière de lion,
Une Maryland collée aux lèvres
Tu as coulé comme un pêcheur breton  –
Sans un mot de reproche.

Pourquoi, vieux chat, plissais-tu tes yeux malins?
Pour ne pas voir les rats déjà prêts à la curée?
Tu ne voulais pas voir le mal?
Coq gaulois  tu claironnas avant de mourir:
Tant que je suis là
Il n'y aura pas de guerre!

Tu surchargeas ta barque
D'un fardeau terrible et inhumain.
Toi qui faisais confiance à l'Europe,
Honni tu mords aujourd'hui la terre.
L'étendard de la victoire t’échappa.

Mais le jour viendra,
Où la France exhumera tes cendres,
Et ouvrira tout grand le Panthéon aux vaincus.

1932

 

 

 

Les passagers du tramway

Tous serrés dans le tramway,
Plongés dans les mêmes journaux.
Regardons leurs visages:
En ce moment ils ont tous des gueules
D’assassins.

Tous les cerveaux enregistrent par des yeux froids
Les mêmes mauvaises nouvelles,
Toutes les âmes avalent les mêmes cochonneries,
Tous sont contents,
Qu'on ait tué quelqu'un,
Qu'on ait arrêté quelqu'un,
Que demain matin on pende
Quelqu'un d’autre.

1933

 

 

 

Elégie pour les yeux

 

De tes yeux méchants, par la torture de tes regards méprisants,
Opinion publique, tu me cloues comme une affiche sur un mur.

Espions, les yeux de mes proches partout me flairent et me suivent –
Ils veulent me saisir, m'attrapper dans ma fumerie secrète d'opium.

C’est là que mon coeur, tel un apache, chaque soir se glisse en secret.
(Dans toutes les tavernes du monde, la trahison se saoûle à la vodka.)

Ici la sécurité, ô mon coeur, dans cette sombre allée sinueuse
Deux belles lanternes éclairent la porte de mon refuge.

Ô doux yeux de ma femme, jadis pressentis en rêve,
Accordez-moi l’abandon et l’odorante cigüe de l'apaisement.

Tels deux chiens incorruptibles veillez sur mon asile,
Yeux qui jamais ne mentez ni ne vous trompez.

De cette foule d'yeux qui m'a battu et mis en pièces,
Vous seuls m'avez offert la goutte d'une larme pure.

De cette larme j'ai frotté ma tempe et j'attends pieusement,
Oint comme un roi, que Dieu y pose la couronne de Vie.
Je sais que vous veillerez chaque jour, chaque soir,
Pour m'épargner de cette couronne la dure étreinte.

Et quand le fourgon noir s’arrêtera devant mon logis,
Les yeux faussement humides ne verront pas vos larmes.

En silence, derrière mon cercueil, vous irez rendre à la terre
Ce corps que vous avez abondamment baigné de larmes.

 

 

 

A la recherche du temps perdu

         Pour Tola Korjan

Moi, Anna Csillag à la belle chevelure,
Toujours la même avec mon affable sourire,
Quasi-sainte, depuis trente ans,
Je trône dans les colonnes de tes journaux.

Je tiens un rameau étoilé comme un lys,
Le temps ne change pas mon angélique beauté,
Duveteux, le tapis de mes cheveux épars
Coule en cascade bruissante jusqu'à mes pieds,
Mes pieds nus de déesse du cheveu.

Moi, Anna Csillag, pendant ces trente ans,
N'ai connu ni tristesse, ni douleur;
Mais que t'est-il arrivé, ô mon fils,
Pour que tu pleures en me voyant?

Sur ma tête, même pendant ces annés où
Le monde nageait dans le sang de tes frères,
Où le sang noyait l’encre de l’'imprimeur,
Et où la mort m'appelait des colonnes voisines,
Pas un cheveu ne grisonna,
Pas un cheveu ne tomba.

Ô Anna Csillag, idole de papier
Des jours disparus de notre jeunesse,
Je vais dans le monde et je ramasse des ordures,
Je serai bientôt un bibelot en souvenir de moi.

Et j'écrirai des poèmes encore plus sots
A la recherche, à la recherche
Du temps perdu.

1934

 

 

Litanie

 

Les événements d’aujourd'hui – je les tais.
Je me tais sur l'humiliation de mes frères.
Je me tais sur la profanation de mes frères.
Je me tais sur la Pologne depuis la mort du Maréchal,
La faim des affamés, la satiété des repus,
Les victimes de combats inégaux.
Je me tais sur la misère des campagnes et du paysan.
Je me tais sur la misère des villes et sur le chômage.
Je me tais sur la noirceur des oppresseurs.
Je me tais sur la noirceur des opprimés.
Je me tais sur les incitateurs à la violence.
Je me tais sur le matraquage des sans défense et des faibles.
Et sur Bereza Kartuska,
Et sur les mains enchaînées du poète.
(Sur toi aussi, Monsieur le censeur, je ne dis rien,
Donc ne confisque pas mon silence.)

Je tais tout ce qui transforme ma conscience
En une plaie sale, sanglante, purulente.
Je me tais sur tout ce qui m'étrangle.
Je me tais sur les cauchemars que la nuit dépose
Sur mon coeur plein d'effroi et d'amertume.
Depuis le gouffre infernal qui s’est entr'ouvert
Mon âme crie par son silence.
Je me tais sur tous les crimes que je vois.
Je me tais sur tous les lâches munis d’armes.
Sur tout le sang versé en vain.
Je me tais sur les guerres en cours.
Je me tais sur celles de demain.
Je me tais sur les enfants à la morgue de Madrid.
Je me tais sur la clémence des bombes et de l'ypérite.
Je me tais sur tous les procès de Moscou.
Je me tais sur le diable qui se promène dans le monde.

Seigneur, toi qui juges mes paroles et mes actes,
Sois clément envers mon silence.

1937

 

 

     
     Avant la fin du monde

   Avant la fin du monde
   il apparut trois anges
   à moto.

   Le premier ange
   était habillé en policier
   et portait un casque.

   Le deuxième ange
   portait haut-de-forme et frac.

   Mais le troisième ange
   n’en 'était pas un –
   bien qu’il eut des ailes dans le dos
   et une grande auréole sur la tête.

1967 (?)

 

*   *   *

 

Salissons, salissons les saintetés,
car il faut qu'elles soient saintes;
ce n'est que souillées,
fouettées, conspuées,
ceintes de couronnes d'épines,
crucifiées entre deux larrons,
abreuvées de vinaigre et de fiel,
fusillées, empoisonnées,
qu'elles peuvent être
saintes.

 

- - - - - - - - - - - - - - - - - -

Pleurez, ô filles de Jérusalem,
de ce côté-ci et de l'autre côté
du Mur.

1967

 

 

       Strictement personnel

 

Déjà mon sang lassé refroidit dans mes veines
et mon propre corps m'est étranger.
Ô, combien me dégoûte le vieux cacochyme
que je suis devenu.

Que me veut cette bille chauve
que je dois regarder en me rasant?
Puissé-je une fois voir mon âme dans le miroir,
puisque de son aigre moelle je suce ces mots.

Toi qui à Ton image et à Ta ressemblance,
nous créas dans un but connu de Toi seul,
regarde-moi maintenant: pourrais-tu avoir
aussi piètre apparence, ô divin Créateur?

Cadavre vivant, ma puanteur me suffoque,
comment ne pas désirer les parfums du paradis,
quand mes fausses dents claquent de peur –
avec quoi mordrai-je la terre nourricière?

Automne 1968

 

 

      L'arbre de la connaissance

À l'arbre de la connaissance du bien et du mal,
Je ne cueillis pas de fruits, je n’y goûtai pas.
Jamais le serpent ne me tenta du péché
d'impureté, mais l'impureté est en moi
et je sais cela:
le serpent au visage humain était le diable.

Dans les collines d'Ombrie, au paradisiaque
Monteluco, à midi – l'été dernier
je vis un serpent.
Il ne glissait pas dans le pré
entre la menthe odorante et les chardons bleus,
mais à l'affût sur une haute branche de chêne
il se préparait à étouffer des oisillons.
Mûs par une solidarité d’oiseaux
les dindons qui picoraient dans le pré
sentirent la présence du serpent.
Tels les oies du Capitole,
d'une voix altérée ils alertèrent
Pepe, le vieux contadino: accouru,
d'un bâton il délogea le serpent,
et d'une pierre il trancha la gueule au diable.

 

- - - - - - - - - - - - - - - - - -

 

Pourquoi, ô Dieu tout-puissant, n'y avait-il pas
un contadino Pepe dans ton paradis?
(Il s’y trouvait sûrement des dindons).
Mais comment aurait-il pu y être si
tu avais condamné les parents de la race humaine
à une pureté inféconde et éternelle?

Ainsi les chérubins, et cette épée de feu,
la police. . .

Décembre 1968

 

 

 

Lamentation du bélier sacrificiel

 

Pourquoi moi? Animal,
n'ai-je pas d'âme? Par contre, mes cornes
prisonnières du buisson d'épines
me condamnent au couteau
du vieillard fou de peur.

Leurs sages disent que j'attends sur le mont Moriya
depuis le sixième jour de la création du monde,
que ce couteau coupe
mon cou, et pas celui d'un adolescent,
et que je sois brûlé à sa place
sur ce bûcher.
Mais pour que l'âcre odeur de mes entrailles,
la puanteur de mon outrage crié au ciel,
n'incommode pas Celui qui d'un père âgé
exigeait une si terrifiante offrande,
le vieillard obéissant aspergea le feu
de racines, de résine, et d'encens odorants,
de nard et de myrrhe. . .
    Ainsi la fumée de mon supplice
l'arôme de mon agonie, Lui furent agréables.

Peu importe que je n'aie pas d'âme,
mon corps sent la douleur comme eux,
et mon coeur bat de peur aussi fort
que leurs coeurs transis quand
l'ange de la mort les marque de son aile glacée.

Ce sacrifice était-il nécessaire?
Ne Lui suffisait-il pas de se jouer du coeur du vieillard
pour rassasier son désir d'obéissance aveugle?
Pourquoi n'épargna-t-Il pas ma vie?
Pour ne pas gaspiller le bûcher sacrificiel?
Et ne pas tacher le couteau d’un sang innocent?
Il comptait sur mon ignorance,
puisque je n'ai pas d'âme. . .
    Oui, privés d'âme,
les animaux ne peuvent pêcher.
Du paradis
personne ne nous chassa. . .
    Et vous, qu'avez-vous fait
de votre âme? Un puant cloaque
où fleurit l’injustice. Et aussi:
chez vous, toujours,
l'innocent paie pour le coupable.

Chèvres bipèdes sacrificielles possédant une âme,
des nations entières brûlent dans les fours crématoires,
une fumée malodorante frappe au ciel,
mais les anges n'en descendent pas
pour écarter la main des bourreaux.

Les sages disent que sur le mont Moriya
le feu ne me consuma pas.
Sur mes os – dit-on – on Lui édifia
un très saint sanctuaire, de mes veines
on fit des cordes pour la harpe de David,
et le prophète Elie se vêtit de ma peau,
lui qui soufflera sur le mont Moriya
dans ma corne droite sciée, évidée,
le jour où les descendants du vieillard obéissant
verront enfin le Messie conjuré par leurs prières.

 

- - - - - - - - - - - - - - -

 

Ah, soufflez donc dans mes deux cornes
sous le Mur des Lamentations
     ma souffrance ne compte pas,
ma peur non plus, car je n'ai pas d'âme.
Une seule fois dans l'histoire de cette terre
un saint homme appela les animaux ses frères.

1968

 

 

 

L'Ascension en 1958

 

Les anges déchus depuis des siècles
Remontent au ciel – par acte d’homme.
Ils s'élèvent et traversent la stratosphère,
Armés jusqu'aux dents – fusées lunaires, spoutniks.
Ils ont servi l’homme avec leur grande sagesse ,
Ils ont nourri les physiciens de leur science inconnue.
A coups de faucille ils ont coupé
L'arbre de la connaissance du bien et du mal
Et ils retournent – ils retournent – d'où ils sont venus.

 

 

Le poète émigré

Il jette d'étranges sorts
autour de lui se fait le vide
et dans ce désert il
proclame d'une bouche libre
la louange des bouches libres.

1975

 

 

 

      Postscriptum à ma vie

 

Que personne ne fasse le sot sur ma mort.
Ma vie fut certes dure – mais celle d'un cadavre
N'est pas aisée non plus – aujourd'hui
Un corps, demain le délice des vers.
Et tout ce que  j'ai aimé sur terre,
S'éloigne, s'éloigne à jamais.

- - - - - - - - - - - - -

 

Ô Toi, en l'existence de qui je veux croire,
Envoie là où sera mon âme – si j'en ai une–
Ton consolateur, Wolfgang Amadeus.

 

 

     
Dernières Paroles

 

Je regarde les gratte-ciels du dix-septième étage de ma chambre d'hôpital – morts le jour, ravivés la nuit par les éclairages – immenses pierres tombales qui frôlent le ciel. La finitude de ce paysage est sauvée par la publicité lumineuse de PAN-AM ; telle une étincelle d'espoir, elle me promet que je retraverserai encore l'Océan.

Février 1976

 




Au revoir au poète Jacques Kober

 

Discours prononcé le 23 janvier 2015 : 

 

Jacques Kober (1921-2015) est né dans une famille alsacienne passée en France en 1914, puis installée sur la Côte d’Azur à la fin des années 20. Il a vécu, à 20 ans, le drame de la seconde guerre mondiale. Réfractaire du S.T.O., écrivant dans « L’Eclaireur de Nice », il est remarqué par Aimé Maeght, le futur créateur de la « Fondation Maeght » » près de Saint-Paul-de-Vence. Après avoir rencontré Matisse et Bonnard, et d’autres artistes repliés en zone libre, il partira animer la galerie Maeght à Paris à partir de 1945. Il y exercera des activités éditoriales comme directeur de la revue « Pierre à feu », et invente la collection « Derrière le miroir » qui durera jusque dans les années 80. A ce titre, il sera en contact direct avec les nouveaux peintres et les grands créateurs des années 40 et 50, au point de lancer sa propre maison d’édition, « Réclame », à Nanterre en 1949. Son existence est entrée en collision avec le renouveau du Surréalisme d’après-guerre avec l’organisation de l’exposition « Le Surréalisme en 1947 », et par la fréquentation d’André Breton et de Paul Eluard, ainsi que par sa participation au mouvement « Le Surréalisme révolutionnaire ». Il écrit des textes de présentation pour les peintres qu’il côtoie en même temps qu’il devient un militant politique. Ces activités de critique d’art, d’éditeur et de poète seront mises entre parenthèses des années 50 aux années 80 avec sa réinstallation à proximité de Nice dans un ancien mas provençal. Il enseignera au lycée technique de Saint Roche pendant de nombreuses années. Par la suite, il reprend ses activités dans le milieu artistique et poétique niçois, parisien et ailleurs. Jusqu’à un âge avancé, il a su mener à bien des projets de livres de poésie avec de grands artistes et de jeunes créateurs. Il a continué à admirer et à découvrir de nombreux talents. En résumé, la vie de Jacques Kober est emblématique d’une période de la vie culturelle sur la Côte d’Azur et il a marqué par son bouillonnement le renouveau artistique de la France à l’heure où Paris était une capitale de l’esprit.

Poète de l’amour et de la mer, je partage avec lui l’amour de la vie libre et des mots à imaginer. Que sa vie erratique et ardente de poète soit pour nous un modèle d’allégresse. 




La poésie de Silvia Pio

 

Quelques réflexions qui me sont venues en traduisant la poésie de Silvia Pio

 

Ce qui m’a plu dans la poésie de Silvia Pio, c’est l’atmosphère feutrée qui s’en dégage, la solitude en sourdine (elle colore ses textes, les baigne), la tonalité (et le cœur) tranquille qui semble venir d’une certaine acceptation des remous de la vie. Sous le calme, la profondeur, et une certaine mélancolie aussi, pas du tout morbide, plutôt réflexive, sur ce qui est, et ce qui n’est plus. On se pose quand on lit Silvia Pio, le temps s’arrête, on est transposé dans une intimité sereine, le charme s’opère à travers l’ouverture subtile au lecteur/à l’autre, dans la simplicité (sincérité) d’un langage (qui n’est pas forcément facile à traduire).

Silvia Pio écrit en italien et en anglais. Dans la langue de Shakespeare, elle ré-écrit ses poèmes originellement écrits dans celle de Dante. Comme on peut le voir dans les textes suivants, les versions anglaises ne sont pas des traductions de l’italien, certaines sont plus explicites, plus précises, l’on y sent une recherche, une fouille, comme si le retour sur le texte déjà écrit entraînait un dévoilement plus grand, le désir d’en dire plus. Cette traduction/ré-écriture est en fait une reprise du texte en italien, pour en faire autre chose en anglais. Les versions italiennes et anglaises doivent être lues ensemble, elles font partie du continuum de l’écriture de Silvia Pio. « Poi eleggo tutto questo a poesia »,  « et j’appelle cela poésie », écrit-elle, nous aussi.

(Sabine Huynh)

Sabine Huynh a publié Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg chez Recours au Poème éditeurs

 

 

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa 
perché preferivo le sue foglie chiassose 
al silenzio che faceva risuonare i vecchi muri.
Quando l’autunno iniziava a confinarmi all’interno 
guardavo all’albero come si guarda alla riva
alla fine di un viaggio per mare,
al sole da un luogo squassato dalla pioggia.  

Ora che l’albero è morto, sono rimasta senza casa?
Avrei dovuto scegliere una quercia, un castagno selvaggio 
ma anch’essi possono morire, purtroppo.
E c’era un albicocco davanti alla casa, comunque.

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa  
e ora in queste stanze 
piene di buonsenso, vuote di senso 
mi trovo a vagare.

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

 

I once said the apricot tree was my home
because I preferred its clamorous leaves
to the silence sounding the old walls.
When autumn began to confine me inside
I would look to the tree as one looks to a shore
at the end of a travel by sea,
to the sun from a place ransacked by rain.

Now that the tree has died, am I homeless?
I should have chosen oak, chestnut from wildness
but they can die, too, I’m afraid.
And it was an apricot tree which stood by the house,
anyway.

I once said the apricot tree was my home
and now in these rooms
full of sanity, empty of sense
I am left to roam.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
je préférais le bruit de ses feuilles
au silence qui résonnait contre les vieux murs.
Quand l’automne me bouclait à l’intérieur
je fixais l’arbre comme l’on fixe un rivage
au bout d’un voyage en mer
ou le soleil depuis un lieu dévasté par la pluie.

Maintenant que l’arbre est mort, suis-je sans demeure ?
J’aurais dû élire un chêne, un châtaignier sauvage
mais mortels ils le sont aussi, j’en ai bien peur.
Quoi qu’il en soit, un abricotier se tenait devant la maison.

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
à présent dans ces pièces
remplies de bon sens, vides de sens
je me surprends à errer.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Inverno

Paesaggio raccolto si spiega
sul crinale di questa luce in attesa
virile come patriarca e saggio
Distesa di neve per guanciale
file di rami sfiorano il confine
del bianco e dell’umano
Sfuma la nebbia sospesa
svelando profili in ascolto
e la visione del cielo è preghiera
Spiraglio di vento rivela il retaggio del suolo
immobile il momento conduce
verso la schiera dei monti
che custodi stanno di tempo sepolto
Inverno sovrano ritorni
riporti duolo e sgomento
intento lontano
racconti di maniera
e orizzonti già di femminea primavera

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

Winter

The landscape unfolds
virile like a patriarch, and sage.
On the ridge of this light on hold,
snow for pillow,
rows of branches brush the boundary
of the wilderness white and the human toil. 
Hanging fog softens,
discloses listening profiles,
and the vision of the sky is prayer.
A breath of wind reveals the strength of soil,
this motionless moment leads
to the rank of the mountains,
keepers of buried time.
Winter, you come back sovereign,
bring grief and dismay,
stories of habits,
far away intention,
and horizons of spring.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Hiver

Le paysage en boule se déploie
sur la crête de cette lumière en attente
aussi viril qu’un patriarche, et sage.
Étendue de neige pour oreiller
un cortège de branches effleure la lisière
entre le blanc et l’humain.
Le brouillard suspendu s’alanguit
dévoilant des profils à l’écoute
et la vue du ciel est une prière.
Un filet de vent révèle l’héritage du sol
cet instant immobile mène
à la rangée de monts
gardiens du temps inhumé.
Hiver, tu reviens souverain
ramenant chagrin et désarroi
un but lointain
des histoires de manière
et déjà des horizons de printemps féminin.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Scrivo di notte dal letto
taccheggio i frutti del buio
per scambiarli con monete del dire
e dicendo accompagno le ore
le raccolgo in fascio scomposto
le depongo sulla pira di ricordi
e varo nell’oceano del tempo
Poi eleggo tutto questo a poesia

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

At night I write from the bed
and plunder the fruits of darkness
to exchange for coins made of words.

While herding words I gather the hours
in unseemly bundles
to place on the pyre of recollection.

Or launch into the ocean of time.

Then I name all this poetry.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

 

La nuit j’écris au lit
je vole les fruits de l’obscurité à l’étalage
pour les échanger contre la monnaie du dire
et ce disant j’accompagne les heures
s’échevelant dans la gerbe que j’assemble
et que je dépose sur le bûcher des souvenirs

les voilà lancées dans l’océan du temps

et j’appelle cela poésie.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

 

Nella gloria del meriggio arioso
come rondine che plana
trasportata dalla vita
la luce ha un’ombra sorniona

Nella stasi del crepuscolo
sospeso tra mondo inconoscibile e cielo
l’azzurro è sfondo d’icona

Nel giubilo degli insetti ubriachi
di fiori e follia
nel tempo del raccolto
non si miete che pena e pianto

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In the glory of the airy noon
like a swallow gliding
in the fast lane,
this light has a sly shadow.

In the stillness of the dusk
between the unknowable and the sky:
an icon’s blue background.

In the jubilation of the butterflies
heady with flowers and folly,
in this harvest time
we reap but trouble and torment

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Dans la gloire d’un midi aéré
telle une hirondelle qui plane
portée par la vie
cette lumière renferme une ombre sournoise

Dans la stagnation du crépuscule
suspendu entre le monde impénétrable et le ciel
l’azur est un fond d’icône

Dans la jubilation des insectes ivres
de fleurs et de folie
en ce temps de moisson
on ne récolte que la peine et les larmes

 

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

In un tardo mattino in Belvedere
insieme arriviamo ancora
a portare un grano di ricordo
E torneremo a cercarci
nel selciato pietroso e nel bosso
della tua infanzia
della mia tempia bianca
Segni lasciamo cadere invisibili
per ritrovarli allora nel disegno
dei ciottoli di viale
nei mattoni della torre
e nell’orizzonte
che di noi molto avrà saputo
e conservato
Come seme che torna a fiorire
come frutto a maturare
e residuo a marcire
questa storia un senso
avrà tenuto stretto
a ridosso del vento

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In Belvedere

In a late hour together
we arrive once more with a grain of memory.
And again we’ll be hunting for one another
on the stony pavement of your childhood,
in the sappy bush of my temples grey.
Invisible we’ll be dropping pebbles
and finding our way in the cobble design
which lead to the tower:
we’ll be reading the book of its bricks.
The view from here has disclosed
the desires beneath our rinds.
Like seed blooming, fruit ripening and rotting
this story of ours
has grabbed some sense
sheltering it from the winds.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Fin de matinée à Belvedere
nous arrivons encore à porter
ensemble un grain de souvenir
et toujours nous nous chercherons
dans les rues pierreuses et dans le buis
de ton enfance
de ma tempe grise.
Nous semons des signes invisibles
pour les retouver dans le dessin
des cailloux de l’allée
dans les briques de la tour
et dans l’horizon
qui aura su et conservé
beaucoup de nous.
Telle la graine qui fleurit
tel le fruit qui mûrit
et les restes qui pourrissent
cette histoire aura tenu
serré contre elle un sens
à l’abri du vent.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

Silvia Pio è insegnante di lingua inglese, traduttrice e interprete. Di tanto in tanto organizza laboratori di scrittura creativa. Le sue poesie sono state pubblicate in numerose riviste in Italia e raccolte in due libri, uno dei quali ha una sezione di liriche in lingua inglese. Ha vinto il premio letterario “Cesare Pavese” per poesie inedite. È tra i fondatori di Margutte, un sito web di letteratura (e altro), e si occupa della pagina di poesia. Margutte organizza regolarmente letture pubbliche e altre attività legate alla poesia nella città di Mondovì, situata nell’Italia nord occidentale, dove vivono molti dei fondatori.

Silvia Pio is an Italian teacher of English as a Foreign Language, a translator and interpreter. She also occasionally teaches creative writing. She has written poetry that has been published in a number of magazines in Italy and has had two poetry books published. One of the books has a section of poems in English. She has won the “Cesare Pavese” prize for unpublished poetry. She is a founder of Margutte, an online literary magazine, and is involved in the poetry page. Margutte regularly organize public readings and other activities linked to poetry in Mondovì, the town in north-west Italy where many of the founders live.

Silvia Pio enseigne l’anglais langue étrangère, elle est aussi traductrice et interprète. Il lui arrive également d’animer des ateliers d’écriture. Sa poésie a été publiée dans des revues italiennes et dans deux recueils, l’un d’entre eux contient des poèmes en anglais. Elle a reçu le Prix Cesare Pavese de la poésie inédite. Elle co-anime la revue de poésie en ligne Margutte, dont les éditeurs organisent régulièrement des lectures publiques et des activités poétiques à Mondovì, leur ville de résidence, au nord-ouest de l’Italie.
 




Bonnes feuilles Po&Psy : Eva Maria Berg

 

Eva-Maria Berg, née en 1949 à Düsseldorf (Allemagne), a fait des études d’allemand et de français à l´université de Fribourg en Brisgau. Domiciliée avec sa famille à Waldkirch, en Forêt Noire, elle séjourne régulièrement en France.
Outre des livres de poésie, souvent en dialogue avec des artistes, et dont certains sont publiés en éditions bilingues ou dans leur traduction en trois langues (français, anglais, espagnol), elle écrit de la prose, des essais, des articles et des critiques littéraires. Elle participe à de nombreuses manifestations interdisciplinaires et transfrontalières : expositions, installations, lectures, concerts de poésie.
Elle est collaboratrice régulière de la revue Les Carnets d’Eucharis et des revues en ligne Recours au Poème et Levure littéraire.

 

*

Ce recueil d'une cinquantaine de poèmes est le fruit de plusieurs résidences de l'auteur dans le midi de la France, sur les rives de la Méditerranée. Rives dont le poème est la métaphore : un point de départ sans but, toujours renvoyé au silence, dans le mouvement inversé de sa quête.
Eva-Maria Berg dit elle-même explorer " l'espace, la distance ou le lien, entre les hommes et les mots, le palpable - qui n'a pas ou plus de sens -, l'impalpable - qui n'est pas le vide -, la trace et le fugitif, l'éphémère, l'échange pour sortir du cadre qui fige et déshumanise (...) afin de donner la précision à l'indéfinissable, m'insurger fragment après fragment, témoigner, essayer de restituer sens au mot, sensibilité à la langue, authenticité à l´existence ".

 

 

*
Extraits :

 

die alten begriffe
himmel und erde
spiegeln sich noch
im wasser wieder
verschwommen
die konturen
die linien das muster
landüber himmelunter

 

les vieilles notions
de ciel et terre
se reflètent encore
dans l’eau
vagues
les contours
les lignes le motif
terre dessus ciel dessous

 

* * *

 

hol dir die nachricht
in deine stille
blick übers wasser
so himmlisch blau
schrei einer möwe
gellend dein schweigen
wie nur erreicht es
die andere seite

 

va chercher la nouvelle
dans ton silence
regard par-dessus l’eau
d’un bleu si céleste
cri d’une mouette
strident ton mutisme
comment peut-il atteindre
l’autre rive ?

 

* * *

 

und die helleren tage
verschwimmen
im ohr die laute klage
singt zwischen wellen
von licht und gezeiten
statt von not und
sterben irgendwo
auf see wird
der tod bestattet

 

et les jours plus clairs
se brouillent
dans l’oreille la haute plainte
chante entre les vagues
de lumière et marées
au lieu de souffrir et
de mourir quelque part
en mer est
ensevelie la mort

 

* * *

 

irgendwo auf see
die menschen
leere erinnerung
an ufer die flucht
versuche fort
aus der enge
ein horizont
makellos
sein klischee
gibt die linie
vor sie überschreiten
zu können stürzen
die augen
dem körper davon

 

quelque part en mer
souvenir
sans humains
vague souvenir
du rivage la fuite
tentative loin
de l’étroit
un horizon
sans défaut
son cliché
donne la ligne
pour pouvoir
la franchir les yeux
se jettent
en avant du corps

 

 

* * *

 

zwischen die länder
geraten vielzüngig
sprechen lernen
namen und orte
farben und ziele
vergleiche kontraste
standpunkte
beziehen hier
oder dort immer
zweifel bewahren
sich nicht verlieren
ans blosse wort

 

se retrouver entre
les pays apprendre
à parler plusieurs langues
des noms des lieux
couleurs et destinations
comparaisons contrastes
prendre
position ici
ou là toujours
garder le doute
ne pas se perdre
dans les mots

 

* * *

Traduit de l'allemand par Inge Kressner et Danièle Faugeras
https://poetpsy.wordpress.com/




La Belgique invitée au Marché de la poésie cette année s’invite chez Recours au Poème éditeurs !

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Coordonnée par Yves Namur

La poésie française de Belgique.
Une lecture parmi d’autres

 

 

 

Pour découvrir le livre cliquez sur ce lien : La poésie française de Belgique

 

 

Coordonnée par Yves Namur, poète, éditeur, spécialiste de cet espace poétique, l’anthologie de la poésie française de Belgique présente des poèmes de 89  poètes, femmes et hommes :

Georges Thinès, Philippe Jones, André Romus, André Schmitz, Liliane Wouters, André Doms, Jacques Demaude, Claire-Anne Magnès, Gaspard Hons, Anne-Marie Derèse, Jacques Sojcher, Véra Feyder, Rose-Marie François, Colette Nys-Mazure, William Cliff, Jacques Crickillon, Michel Voiturier, Anne Bonhomme, Werner Lambersy, Christian Hubin, Françis Chenot, Geneviève Bauloye, Jean-Pierre Verheggen, Jacques Vandenschrick, Anne Rothschild, Robert Gérard, Marc Dugardin, Corinne Hoex, Serge Meurant, Guy Goffette, Daniel Fano, Frans de Haes, Pierre-Jean Foulon, Roland Ladrière, Pierre-Yves Soucy, Pierre Gilman, Jean-Marie Corbusier, Jacques Goorma, Jean-Luc Wauthier, Françoise-Lison Leroy, François Emmanuel, Daniel Simon, Béatrice Libert, Jean-Michel Aubebert, Daniel de Bruycker, Philippe Lekeuche, Thierry-Pierre Clément, Véronique Wautier, Francis Dannemark, Caroline Lamarche, Philippe Leuckx, Eric Brogniet, Philippe Mathy, Sabine Lavaux-Michaëlis, Jacques Keguenne, Lucien Noullez, Pierre Schroven, Claude Donnay, Denys-Louis Colaux, Carl Norac, Serge Núnez Tolin, Karel Logist, Véronique Bergen, Paul Mathieu, Pierre Warrant, Véronique Daine, Vincent Tholomé, Serge Delaive, Cathy Leyder, Laurent Demoulin, Laurence Vielle, Yves Collet, Piet Lincken, Christophe van Rossom, Ben Arès, Marie-Clotilde Roose, Otto Ganz, Hubert Antoine, Fabien Abrassart, Pascal Leclercq, Laurent Fadanni, Harry Szpilmann, Antoine Wauters, Kathleen Lore, Raphaël Miccoli, Eric Piette, Nicolas Grégoire, Maxime Coton.    

Yves Namur est né à Namur (Belgique) en 1952. Médecin, éditeur, auteur d’une trentaine d’ouvrages dont La tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012) et Ce que j’ai peut-être fait (Lettres Vives, 2013). Traduit et publié dans une quinzaine de langues, il a reçu plusieurs prix parmi lesquels le prix Louise Labé, le prix Tristan Tzara, le prix littéraire de la Communauté française, le prix international Eugène Guillevic pour l’ensemble de son oeuvre et le prix Mallarmé 2012. Il est membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique et membre de l’Académie Mallarmé.

 

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