Angèle Paoli, Les Feuillets de la Minotaure

 

Les Feuillets de la Minotaure est un récit-poèmes, une polyphonie sacralisée où le souffle poétique [« Le brame de Min(o)a »] pulvérise les strates de l’espace et du temps et guide le lecteur dans ce qui pourrait être nommé une dimension outre-mythique du monde.

La composition de l’ouvrage est telle que résonne à l’infini le cœur pur du chant, il n’est ni traversée ni découverte, mais plongée lumineuse (et parfois violente) dans les profondeurs mythologiques et essentialistes de la vie. Tout est là, et l’écriture pour le dire, transmuer la roche du maquis corse en pierre ancestrale, et métamorphoser le corps féminin en matrice atemporelle et en Minotaure. Ce récit-poèmes est écrit à perfection, la densité des échos qu’il éveille se répercute longtemps après la lecture.

Les différentes tonalités de la voix de la narratrice et donner dans le demi-sommeil la variété des sons dans leur beauté originelle, outre qu’elle permet d’entendre des sons différents (et de pousser à l’extrême le plaisir de la lecture), ne s’amusent pas des formes poétiques variées mais les utilisent avec maîtrise pour renforcer (et mettre à nu) leur force, langage poussé lui aussi à l’extrême. Le récit s’ouvre sur une sextine écrite selon les règles mises en place au XIIe siècle, l’animal-poète brame à la volée sa souffrance muette, il lui faut quitter le séjour caverneux, pénétrer les arcanes de la mythologie et les mystères des vagues en dérive. S’ensuivent Les Feuillets de Min(o)a, échange épistolaire entre Chloris et Minoa. Les lettres sont ponctuées de brefs poèmes érotiques : elle se coule au-dessus d’elle /à travers cils et ciels. Le dernier vers est toujours repris au début du poème de la lettre suivante comme une marée toujours agissante. Ces lettres sont amour mais plus encore. Les deux femmes mêlent leur voix, les font se heurter, se répercuter, l’acte d’écrire est fondateur et les enjeux sont essentiels : se connaître soi-même, plonger dans les entrailles de l’origine, s’en extraire, accéder à la vérité qui est comme le plumage d’Argus, multiple et changeante, au sens pur du monde. Minoa doit dompter sa violence, en extirper le sang sacré : Je tente d’apprivoiser la douleur // J’ai appris à connaître en vous les puissances destructrices qui vous minent // Je suis d’ailleurs persuadée qu’écrire est pour vous le meilleur moyen de dépasser votre violence, de la mettre à distance et de vous en séparer, lui écrit Chloris. Minoa doit résister à l’emprise mortifère de la mère absente : Écrire pour fuir ce vide créé par la mère ? Écrire, comme courir de toutes ses forces afin d’échapper à. Ne pas être dévoré. Minoa s’empare du pouvoir cathartique du langage, elle le déroule comme un fil de lin de la parole, fil qui lui permet de s’extraire de son histoire et de quitter le labyrinthe : que ce voyage hors les murs du labyrinthe ne soit pas un voyage meurtri par le chagrin lui écrit Chloris. Antre terrifiant où le sens n’est plus, il est ce parcours initiatique sans fin dans lequel la pensée confondue souvent s’égare // Car j’appartiens à la race de ceux qui parcourent le labyrinthe sans jamais perdre le fil de lin de la parole, clame Minoa. Plus qu’une figure archétypale, elle n’est plus une femme ni un mythe mais les devient toutes et tous.

La plupart des textes que vous écrivez en ce moment me semblent prendre appui sur des « rêveries de la profondeur » selon l’expression consacrée de certains aèdes, écrit Minoa à Chloris, profondeurs voie/voix où l’intériorité, explosée, illuminée, se fait naissance et connaissance : Et l’écriture qui surgit au détour de la page n’est-elle pas le résultat d’un drainage intime des profondeurs ? // L’écriture matricielle n’est-elle pas celle des profondeurs qui sont les nôtres et qui résiste en chacun de nous ? // Une voix de la polis (…) et celle intérieure, secrète des profondeur. La densité poétique de l’écriture opère comme un flux, vagues où la voix de la narratrice à perte de conscience fait jaillir des profondeurs (de soi, des mythes et du monde) l’absolu de la beauté.

 Dans la seconde partie, « Journuits de Mino(a) »,  composés à Linaghje et Ghjottani sont des feuillets intimistes et oniriques. Le Cap Corse (et l’être de la narratrice) se mêlent à une mythologie ancestrale : Elle m’avait confié que la chèvre Amalthée lui faisait penser à moi // Nénuphar était ce que les grandes personnes nomment un poète // Les asphodèles ont monté leurs tiges et sur certaines, déjà, le poing fermé des bourgeons est visible. La Minotaure a plongé dans les profondeurs, elle en connaît  les moindres méandres, elle a saisi la beauté, elle peut la dire, mais elle ne peut mentir ni se mentir, ainsi, toujours : sanglots et pleurs me secouent jusqu’à épuisement, la question de l’origine subsiste : Et elle Mino(a) qui est-elle ? D’où vient-elle ? L’impuissance à dire met en péril les traits du visage : nous sortons toujours titubants et ivres du labyrinthe parce que perdus en notre langage // Dans la masse indistincte des visages, je reconnais un visage. Le mien. Penché au-dessus de celui que sa parole a mis à mort et dans les Chants de Mino(a) ce cri : Babel ton babil imbécile s’écroule. Mais, Minoa est poète, elle a su extraire du labyrinthe la force transfiguratrice de la poésie. Les titres des poèmes composant les « Chants de Mino(a) » sont ouvertures mais aussi percées fulgurantes, les épreuves sont dépassées, les points en début des strophes évitent la clôture, le chant est intériorité et infini. À la beauté des images s’ajoute la musicalité travaillée à l’extrême, même le son le plus ténu est agissant. Le lecteur, qui a lâché prise avec bonheur depuis longtemps, s’est laissé guider par ce fil de lin extraordinaire où la mer comme si de rien n’était enchante, et où la terre du Cap Corse est ouverture et enceinte sacrée. Ces feuillets ont fait éclater la noirceur du Minotaure, le miracle d’être est advenu. 

Angèle Paoli vient aussi d'orchestrer une superbe anthologie de la poésie corse actuelle : Une fenêtre sur la mer 

A découvrir.




Extinction (4)

« Tout lecteur qui, lisant un roman, se soucie de savoir comment finiront ses personnages, sans se soucier de savoir comment lui-même finira, ne mérite pas qu'on satisfasse sa curiosité. »

(Miguel de Unamuno, Comment se fait un roman, éditions Allia, Paris, 2010)

 

 

            Des mots d'or en fusion dans ma tête, ils auréolent l'alentour. Des mots pas à moi. Des mots souffrants, soufflants, troublants... Pas des mots à moi.

            Il est confortable le trou que je me creuse. Confortable et noir. Aux creux des mots. Au cœur d'un amas de choses. De choses réduites en cendre. A mesure que j'avance en piétinant il s'agrandit ce trou. Mon trou. Mon trou noir et béant, qui m'avale comme j'avance. Toujours plus bas ! Ce trou, cette cavité sombre ce n'est rien. Rien que ma vie de rien. Va-nu-pieds. Versant du creux dans du vide comme disait l'autre, ça s'affale, ça s'étale... ça s'enfonce, jamais ça ne monte.

                        Descends, descends, descends.
                       Toujours plus
                                              BAS

 

 

Accès à  la cosmique turne
Monter.
Stellaire échafaud
Au plus haut, au plus haut,
A l’empyrée
Après ?  virer,
Au plus haut
Du ciel de nuit duale
Au-dessous ?
Au dessous c’est la lune
L’aster nocturne
Toujours plus bas
Le point de mire de la chute
A plus haulte, a plus haulte chute.
Après ? chavirer.
Ah, mais non, flûte.
Celle-là, peut lui chaut,
De casser son pipeau.
La morte,
Déjà, a mis son grand chapeau
De lustre.

 

            Plus c'est profond et noir plus c'est confortable. Et plus c'est douloureux. Mais la douleur finira par s'éteindre. Sur. Sûr elle. Sûr elle-même. Elle ne tiendra pas le coup, la garce, face à la grâce du  confort moite de la douillette noirceur. Ou bien elle feindra de s'éteindre. Elle, elle feindra l'extinction que je ne peux. J'ai creusé une fosse, je l'ai tapissé de livres. Je me suis encagé, je me suis enlivré...

            Je suis d'ici. Depuis longtemps. Pourtant j'y flotte. Je n'adhère pas, le plus souvent. Je détache un détail et l'ensemble m'échappe. S'échappent le détail et l'ensemble dans une étrange concentration dissolvante, à l'arrière-plan, doucement.

            A marcher sur le sable, néanmoins, on laisse une trace. Ephémère. Elle ne tarde pas à s'effacer. Comme cette méduse tient. Là, échouée. Créature aussi gracieuse que dangereuse dans son élément et qui, là, devient cette flaque informe autant qu'infecte. Flasque carcasse. Charogne infâme luisante au soleil...  Une trace qui s'efface au milieu d'un chaos généalogique.

            J'ai tant de fois parcouru cette plage. Avec tant de gens parfois. Un nom me revient, Catherine. Une pure essence féminine, plus vraiment de visage, une brume à peine parfumée, Catherine. Nos souvenirs sont comme des machines. Nous les façonnons, les améliorons. Nous ôtons les grains. Les grains de sable, sans âge, qui pourraient venir bloquer les rouages. Des sensations. Mais, comme ces cailloux sans âge qui ont vécu tellement plus que moi deviendront malgré tout sable et poussière, mes souvenirs solides sont désagrégés, humides, froids, gris. Les lieux ne se souviennent plus de nous, même amoureux... S'ils ne se conforment pas à nos souvenirs éperdus nous sommes déçus. Mais qui déçoit qui ?

            Vous voilà contraints. Spectateurs prisonniers de mon déclin. Fermez ça. De moi détournez vos regards...

            Tant de fois parcouru cette page. En tout sens pour y trouver un sens. Mais, que faire si vous ne pouvez nullement vous établir dans la sincérité. Qui y-a-t'il de moi qui ne soit de mensonge teinté ? Si perpétuellement à ce lieu vous vous trouvez étrangers. Etrange étranger. La nature serait sincère. Et, pour l'homme et ses perceptions profondes, en fait, tout serait comme légèrement décalé, décollé un peu. Pour certains c'est une fissure, jusqu'à devenir obsession. Pour d'autre c'est une pure déchirure, béance pure et dure ! D'une pureté de diamant, inentamable ! Tout est jeu, masque... Aucun rôle ne va, aucun ne « colle » vraiment, jamais, jamais assez, jamais. Quant les choses, elles, ne sont que ça... pure sincérité, étouffante sincérité...

 

            Mais... Non, allons !
           Ce ne sera plus très long.

 

            Restez. Ne vous enfuyez pas. Restez. Accompagnez-moi.




En mai, Recours au Poème fait ce qui lui plaît

 

En Mai, Recours au Poème éditeurs
 fait ce qui lui plaît

 

pour découvrir et/ou se procurer un de ces livres
cliquez sur le lien ci dessous :

La librairie en ligne de Recours au Poème éditeurs

 

Les livres numériques Recours au Poème éditeurs peuvent être lus par tout le monde, avec et sans liseuse ou tablette. Un simple ordinateur suffit.

 

LA CASADA INFIEL

Y que yo me la llevé al río
creyendo que era mozuela,
pero tenía marido.

Fue la noche de Santiago
y casi por compromiso.
Se apagaron los faroles
y se encendieron los grillos.
En las últimas esquinas
toqué sus pechos dormidos,
y se me abrieron de pronto
como ramos de jacinto.
El almidón de su enagua
me sonaba en el oído
como una pieza de seda
rasgada por diez cuchillos.
Sin luz de plata en sus copas
los árboles han crecido,
y un horizonte de perros
ladra muy lejos del río.

Pasadas las zarzamoras
los juncos y los espinos,
bajo su mata de pelos
hice un hoyo sobre el limo.
Yo me quité la corbata.
Ella se quitó el vestido.
Yo el cinturón con revólver.
Ella sus cuatro corpiños.
Ni nardos ni caracolas
tienen el cutis tan fino,
ni los cristales con luna
relumbran con ese brillo.
Sus muslos se me escapaban
como peces sorprendidos,
la mitad llenos de lumbre,
la mitad llenos de frío,
Aquella noche corrí
El mejor de los caminos,
Montado en potra de nácar
Sin bridas y sin estribos.
No quiero decir, por hombre,
las cosas que ella me dijo.
La luz del entendimiento
me hace ser muy comedido.
Sucia de besos y arena
yo me la llevé del río,
Con el aire se batían
las espadas de los lirios.

Me porté como quien soy.
Como un gitano legítimo.
Le regalé un costurero
Grande, de raso pajizo,
y no quise enamorarme,
porque teniendo marido
me dijo que era mozuela
cuando la llevaba al río.

LA FEMME INFIDÈLE

Je l’emmenai à la rivière
croyant qu’elle était jeune fille,
alors qu’elle avait un mari.

Ce fut à la nuit de Saint-Jacques,
nous avions presque rendez-vous.
Les lumières se sont éteintes
Et s’allumèrent les grillons.
Là-bas, aux derniers coins de rues,
j’ai touché ses seins endormis,
qui pour moi s’ouvrirent soudain
comme des bouquets de jacinthes.
Et son jupon amidonné
crissait aigu à mon oreille
tout comme une pièce de soie
dilacérée par dix couteaux.
Sans lune d’argent à leurs cimes,
les arbres ont grandi encore,
et tout un horizon de chiens
aboie très loin de la rivière.
Une fois passés les ronciers,
les ajoncs et les épineux,
sous la touffe de ses cheveux
je fis un creux dans le limon.
Et puis j’enlevai ma cravate
et elle retira sa robe.
Moi, mon ceinturon-revolver,
puis elle ses quatre corsages.
Ni jacinthes ni coquillages
n’ont la peau aussi délicate,
ni sous la lune les cristaux
ne brillent avec cet éclat.
Sous moi ses cuisses s’esquivaient
comme des poissons apeurés,
une moitié remplies de feu,
une moitié remplies de froid.
Cette nuit-là j’ai galopé,
suivant le meilleur des chemins,
chevauchant pouliche de nacre
sans brides et sans étriers.
Je ne dirai, car je suis homme,
Les choses qu’elle me disait.
De l’entendement la lumière
m’impose grande retenue.
Souillée de baisers et de sable,
je l’éloignai de la rivière.
À l’air, au vent livrant combat,
les lys brandissaient leurs épées.

J’ai agi comme qui je suis,
comme un Gitan selon sa loi.
Je lui ai offert un ouvrage
à couture, en satin jonquille,
mais d’elle n’ai voulu m’éprendre,
car, tout en ayant un mari,
me dit qu’elle était jeune fille
quand la menais à la rivière.

 

Traduction de Michel Host
 

   

Le cirque

 

Derniers regrets avant l’oubli définitif
Dans la solitude de la mort à venir
J’ai perdu  la malle en cuir de mes souvenirs
La lassitude de la longue route est en moi

Du plus loin que je remonte dans l’enfance 
Je porte un cirque ambulant dans mon ventre
Où des comédiens de chiffons et tristes clowns
Pleurent dans les yeux de jeunes filles aux pieds nus

Tous les hommes sont des matelots au regard
Des femmes tout en rires de flammes et de lumière
 Les vagues du désir à l’embarcadère
Se fracassent au port de toutes les Babylones

Tous les rêves mènent au même désert vide
Le clown est mort l’errance du cirque m’appelle.

 

Jacques Viallebesset est né en 1949 en Auvergne où il réside. Pseudonyme d’un éditeur de spiritualité et d’ésotérisme, franc-maçon, il s’est fait connaître comme co-auteur d’un roman La conjuration des vengeurs ( Dervy 2006 ), où il utilise tous les ressorts de l’imaginaire et de la symbolique maçonniques, adapté en bande dessinée sous le titre éponyme en 2010 chez Glénat ; poète, il a déjà publié trois recueils, L’écorce des cœurs, en 2011 et Le pollen des jours en 2014 aux éditions Le nouvel athanor. Son troisième recueilSous l’étoile de Giono est paru en 2014 aux éditions Alain Gorius/Al Manar. Ses poèmes sont présents dans plusieurs revues et anthologies internationales, dont l’anthologiePoème/Ultime recours parue chez Recours au poème éditeurs. Comme l’indique Paul Vermeulen, dans sa critique du recueil Le pollen des jours : « Il y a une particularité dans cette voix, quelque chose d’unique même dans la poésie française contemporaine : une espèce de métissage entre les présences d’Eluard, les arcanes de certain chemin spirituel, Aragon, ceux qui philosophent par le feu, et l’Amour en forme de « Banquet ». Grâce à son lyrisme initiatique, les mots « usés, trop usés d’avoir trop mal servi », les vocables d’ Hofmannsthal retrouvent la parole pour ré-enchanter un peu le monde. Sous son nom il a été chroniqueur de poésie au Magazine littéraire et chronique régulièrement dans le magazine en ligne Recours au poème. Il anime, par ailleurs, un blog d’anthologie de poésiewww.jacques.viallebesset.scribouilleur.over-blog.com
 

 

   

Les insurgés

nous fûmes peu ou rien
puis, nuit et néant
ce qui n’existait pas
survenait lentement amplifié
de nombreux autres,
au nom de celui qui vint
la chair s’abattit sur nous
l’un contre l’autre nous nous serrâmes
le corps soulevé
par la force de notre poids

l’humain appelle le mouvement
chante la nuit adolescente
le cœur orphelin du rien

 

Traduction Angèle Paoli

 

Luigia Sorrentino est née à Naples. Journaliste professionnelle, elle vit à Rome et travaille à la Radio-télévision italienne (Rai). Elle a conçu et réalisé pour Rai-news et pour Rai Radio Uno de nombreux programmes culturels et interviews d’écrivains et de poètes italiens et étrangers de notoriété internationale. Parmi lesquels les prix Nobel Orhan Pamuk, Derek Walcott, Seamus Heaney, le prix Pulitzer Mark Strand, et Yves Bonnefoy. Elle dirige pour le site Rainews le premier blog de la RAI dédié à la Poésie, à l’Art et à la Littérature  (http://poesia.blog.rainews.it).

Elle a publié en Italie plusieurs recueils de poésie : C’è un padre (Manni, 2003), La cattedrale (Il ragazzo innocuo, 2008), L’asse del cuore(Almanacco dello specchio, Mondadori, 2008), La nascita, solo la nascita(Manni, 2009) et Olimpia (Interlinea, 2013). Certains de ses travaux ont été publiés dans d’autres langues, notamment dans InVerse (Italian Poets in Translation, John Cabot University Press, Denvers, Massachussetts, 2008), Venters (Twetalige bloemlezing Italiaanse dichteressen, 1965-2012, ed. Istituto Italiano di Cultura, Amsterdam, 2013), The Paris Review (“Two Poems by Luigia Sorrentino”, in n. 206, New York, settembre  2013), Terres de femmes (revue de critique et de poésie d’Angèle Paoli).
 

 

 

Poète, essayiste et critique littéraire, Secrétaire général de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin (né le 7 août 1968, à Nonancourt, en Normandie) est directeur de la revue "Les Hommes sans Épaules" (www.leshommessansepaules.com).

Cet essai retrace la vie mouvementée de la poète et écrivain Lucie Delarue-Mardrus, égérie du tout Paris, écrivain monstrueusement célèbre en son temps, femme amoureuse de femmes, féministe originale, épouse du traducteur des Mille et Une Nuits, en une époque où tout cela n'était guère... bien vu. Lucie Delarue-Mardrus est une très haute figure de la fin du 19e et du début du 20e siècles. Plus de cent pages de poèmes permettent en outre de mesurer la poète que fut Lucie Delarue-Mardrus.
 

RESPONSABILITÉS

Comme une immense mer qui monte sa marée,
Nous entendons la guerre autour de nous grandir.
Pouvons-nous vraiment voir sans crier et bondir
          Tant de jeunesse massacrée !

C’est la guerre qui règne et conduit le destin.
La folie en un jour s’empare de l’Europe,
Et la mort qui, partout, se dépêche et galope,
          Ne peut plus compter son butin.

Nous avons tout laissé : pensée, art, rêve, éthique.
Il n’y a plus d’humains, il y a des fusils.
Dans le vent des canons, les peuples sont saisis
          D’une rage apocalyptique.

 

   

 

Premier recueil de poèmes du poète Emmanuel Baugue

La poésie Cabane

 

Au cœur de la forêt longs fûts de ma fatigue
Brûle une lampe
humble vacill-
-ante flammette
et sous les branches

Une maison
très sobre mais close
comme un refuge enfantin

Trône-se tient blottie
dans cette obscurité

Et là, grelottant bien au chaud
Je suis .

Écoutant le vent
Et regardant la flamme

Peut-être
une fenêtre
      et un chemin

   pour y venir  

 

Emmanuel Baugue est né à Rouen en 1965. Après des études de philosophie et de littérature (ENS Fontenay 1987), et une thèse sur Corneille, il épouse une Finistérienne et enseigne en collège puis en classes préparatoires scientifiques à Brest. D’âme sédentaire, mais sans autre sentiment de légitimité que d’avoir essayé de vivre là, respectueux des récits de souffrances et de joies du lieu et du temps, il se partage maintenant essentiellement entre Haute-Normandie et Basse-Bretagne. Il n’a publié que quelques poèmes en revues introuvables (Miroir nocturne, Rouen, 1982, Aubuscule, Reims-Paris, 2012) avant d’être accueilli par les fondateurs de Recours au poème, mais il accumule, depuis les années 80 et au gré des circonstances biographiques, une production poétique assez variée. Ensourcé dans l’histoire de la poésie depuis le Moyen-âge et la Renaissance, il croit en une poésie fusion du rythme et de la figure, explora­tion musicale des profondeurs de l’image. Il cherche une poésie de la fragilité et de l’incertitude, qui soit en même temps une poésie de l’affirmation tonique de la condition humaine ; une poésie pour dépasser la solitude, une poésie du quotidien, de l’amitié et de la conversation, mais qui soit en même temps une poésie de la beauté et de l’importance absolue. 

Recours au Poème éditeurs propose aussi deux formules très simples d’abonnement à ses livres 

Cliquer ici pour découvrir l’abonnement découverte : cet abonnement permet de recevoir deux livres par mois

 Cliquer ici pour découvrir l’abonnement de soutien à notre action poétique : cet abonnement donne accès à tous les livres parus l’année de l’abonnement

 

 

 

 

 

 

 

 




ROGER DEXTRE ou L’EXPÉRIENCE POÉTIQUE

 

1

 

          L'un des problèmes que rencontrent les auteurs, dès lors qu'ils ont été publiés, c'est la vie de leurs livres au long cours. En effet, trop souvent ils ne sont pas réédités dès que le tirage est épuisé, les aléas de la vie éditoriale font qu'ils deviennent introuvables : difficultés économiques des éditeurs, disparition pure et simple de certains… Il ne reste plus alors, avec un peu de chance, que les libraires d'occasion qui peuvent satisfaire la curiosité du lecteur potentiel. C'est à cette situation frustrante que La Rumeur Libre entend apporter une solution en rééditant des œuvres de qualité : après Patrick Laupin, c'est au tour de Roger Dextre. Les deux tomes de ses Œuvres poétiques regroupent La Terre est à personne (Seghers, 1985) et De la page et de l'oubli (Seghers, 1989), édition augmentée de deux inédits Histoires ? et Quartiers pour le premier et  Chants d'Ariane et de Thésée suivi de Voici venir (Comp'Act, 1986), Livres perdus (Comp'Act, 1999) dans une édition revue et corrigée pour l'occasion et de quatre inédits, Courtisanes, saints et animaux, L'Ancien récitDevant quel fleuve et La Valse à l'envers… pour le second. C'est donc un ensemble significatif de l'œuvre poétique de Roger Dextre qui est à la disposition du lecteur curieux.

 

2

          Ce ne sont pas des Œuvres Poétiques Complètes au sens scientifique du terme, pour deux raisons au moins : la première c'est que l'on ne retrouve pas dans ces deux tomes, par exemple, La Ponctuation des jours, publié en 1971 chez Pierre Jean Oswald, la seconde c'est que Roger Dextre continue à écrire et à publier, deux livres viennent de paraître, Entendements et autres poèmes (La Rumeur Libre, 2012) et L'Obscur soudain (La Passe du vent, 2014). Qui seront examinés dans le cadre de cet essai.

 

 

 

3

          L'épaisseur du monde sensible traverse les poèmes du Monde est à personne qui tentent de capter l'instant qui passe. De ce contraste, naît une étrange obscurité du sens qui résiste. Finalement, ce qu'essaie de prendre Roger Dextre , au piège de ses poèmes, c'est cette faillite du réel et de l'activité des hommes "au travers d'une phrase comme donnée", car il y a un mystère ou quelque chose d'obscur dans la vie de l'homme. La célébration du monde ne va pas sans la conscience du manque qui caractérise l'homme et sa place dans l'univers : "Tout cela, / tout vit, tout / vivra, redisant / le même mot / taisant, / taisant la seule haute / clarté…" Tout Roger Dextre est là, dans cette opposition entre le désir de vivre (et d'écrire) et le silence. La poésie serait alors cet "incroyable questionnement" ou "Le chant des sons, / parole ajournée d'être jamais / personne du langage"…Dans son poème La Pivoine, on peut lire le tragique de l'existence puisque la mort est inéluctable dans ce qu'il désigne comme "l'erreur de la vie".  Il y a chez Dextre un côté noir qui prend en compte la violence de la vie (en société) avec ses erreurs, ses blessures, la peur et la mort, mais une vie qui n'existe que dans la beauté de la nature ("Les routes qui vont / pourpres / dans les fougères, les ronces, / et longent l'eau glaciale des ruisseaux, /  tournant entre les pierres". ) Mais nulle complaisance, nul jeu gratuit dans ce qui n'est qu'un constat servi par un mélange de vers assez longs (de l'heptasyllabe à l'alexandrin en passant par le décasyllabe) et de vers réduits à un mot qui est ainsi mis en valeur. Le lecteur a l'impression de suivre une conversation à mezzo voice, d'assister à un long monologue. Roger Dextre n'arrête pas de célébrer le monde naturel tout en dénonçant le mal vivre. Cette dualité s'inscrit dans un contexte philosophique qui n'ignore pas Marx : "Elle [l'angoisse] est souterraine, / disait Marx, / l'ardeur de taupe des travailleurs". La poésie de Roger Dextre ne fait qu'explorer cette contradiction, la disséquer en tous sens. Mieux, elle est la condition, cette contradiction, de l'émergence du poème qui, alors, dit les choses les plus humbles, cette contradiction entre "l'heure de pure présence" et "son écrasement dans les journées / sous le poids / des patiences incertaines". Mais Roger Dextre ne s'abandonne pas pour autant au vain désespoir, il sait relever la dignité des travailleurs (oserait-on aujourd'hui encore parler de classe ouvrière ?), leur révolte : "parmi ces bâtiments, dirait-on, / rien n'appartient à personne, / la terre entière à nouveau / se fait petite et libre". Dextre prête sa voix à ces êtres de peu qu'il a côtoyés : dans sa vie, son enfance (ses parents maintes fois évoqués) ou dans l'exercice des professions qui ont été les siennes, le poète a été en contact avec les laissés pour compte de la vie : "l'écoute, contre l'espace immense, / des sonorités / uniques d'un langage". Mais aussi : "l'irruption dans l'amour instantanée"… Etc !

 

4

          Plus tard, dans De la page et de l'oubli, c'est toujours la même célébration d'un monde qui est sur le point de basculer dans le vide. C'est la présence au monde qu'interroge Roger Dextre. Car comment comprendre cette lettre à la mère : "Très chère mère, /  je voudrais du linge propre, / et dormir, être / près de vous autres." Roger Dextre est à la poursuite qui ne finit jamais du sens de la vie. C'est le même être que dans La terre n'est à personne qui traverse ce nouveau livre, avec les mêmes questions sur la vie, sur le pouvoir du poème, sur l'histoire, sur le sens du travail dans cette société…

          Mais le silence, le mutisme ne sont jamais bien loin de cet effort : "l'endroit désert du langage" est toujours présent, "… vent / dans le passage duquel / il reste (peut-être) à extraire la nuit de la peur et / de ses récits compulsifs et ruineux". Le poème est l'outil qui permet de dire "le monde qui se dégage du chaos des sons". Si le mutisme est omniprésent, "il ne reste que les voix, la rivière, la rumeur". C'est ce presque rien que dit le poème dans sa quête incessante, y compris dans le monde, dans ce rare moment où le désir de possession de l'univers éclate ("où le sol est à nous"). Il y a dans tout cela une sorte de volonté mystique (sans dieux). Mais ce n'est pas oublier l'horreur économique : "Ce qui use / est l'esclavage des hommes / la révolte rend douloureuse / toute vision…" ou "la langue de bois parle / traîtreusement de parler / la langue des maîtres". Le poème cherche à parler cette autre langue, celle où l'homme est sujet du monde, mieux il en est l'acteur, il recherche cet instant fugace où tout s'efface (la peine, le manque, la révolte) pour que ne reste qu'un  fugitif accord avec le monde, "le soulagement du silence".

          Les deux suites inédites (Histoires ? et Quartiers) sont respectivement composées de trois proses poétiques pour la première et de dix poèmes -versets et vers d'inégales longueurs- pour la seconde. Dans Histoire ? Roger Dextre relate des expériences existentielles qui remettent en cause l'absence de distance entre les paroles dites et l'évidence du monde pour retrouver un nouvel ordonnancement dont le point d'interrogation du titre montre la fragilité. Dans Quartiers, Roger Dextre décrit le paysage qui lui est familier (Lyon, le confluent du Rhône et de la Saône…). Mais cette description n'est pas neutre, elle est comme hallucinée, comme si la vie était le lieu d'une présence au monde qui n'en finit pas de se chercher (le souvenir des canuts qui travaillaient seize heures par jour y est peut-être pour quelque chose…). Ainsi, la tonalité d'ensemble de ce premier tome est-elle protégée...

 

 

5

          Chants d'Ariane et de Thésée qui ouvre le tome II des Œuvres Poétiques est un dialogue entre Thésée, le roi mythique d'Athènes, et Ariane, son épouse qui l'aida à s'échapper du labyrinthe… Thésée, sous la plume de Roger Dextre affirme : "Je t'ai suivie, /  vraiment suivie, non trahie". Le poète semble se placer dans la tradition de la version où Thésée est obligé d'abandonner Ariane  à son sort sur l'île de Naxos. Le dialogue devient un chant de regret, un lamento funèbre. On a l'impression à lire Dextre d'entendre Ariane déplorer le départ de Thésée et dire sa peine. Thésée lui répond et se donne alors à lire l'amour déchiré. C'est une œuvre atypique dans les écrits de Dextre encore qu'on y retrouve la volonté de ne pas s'arrêter aux apparences.

          Voici venir est une suite de quatorze poèmes versifiés mais non rimés. C'est un  texte intime : le JE qui écrit s'adresse à un TU non identifié… C'est un chant d'amour qui toujours recommence, écrit dans une langue torturée qui hésite ou trébuche (enjambements, mots séparés arbitrairement en fin de vers, chaos linguistique…), le lecteur se dit que Roger Dextre entend faire rendre gorge à la langue commune…

          Livres perdus, divisé en treize sections, offre un aspect hétérogène car s'y mêlent ou s'y succèdent des formes et des thèmes différents. Qu'est-ce qui unit ces approches diverses ? Sans doute l'origine de la réflexion poétique de Dextre, c'est-à-dire l'expérience. Il y a un aspect phénoménologique dans l'écriture de Roger Dextre dans la mesure où la phénoménologie se définit comme l'étude d'un phénomène centrée sur l'analyse de l'expérience vécue par un sujet. L'expérience vécue ici est celle de Dextre même si parfois (comme dans La Désolation), le lecteur peut s'interroger sur l'identité de ce JE qui parle dans les poèmes : l'auteur ? une femme ? Roger Dextre n'écrit-il pas : "Ne finissant pas mes phrases, lasse, j'aime entrer dans la pénombre du bain où je me trouve belle dans un désir intérieur que personne n'étreint…" On ne sait car ce qui s'écrit alors, c'est une trahison, un abandon dont ne se remet pas le narrateur. Tout cela ne va pas sans une certaine obscurité que le lecteur n'arrive pas à percer. La disposition en fragments séparés les uns des autres par quelques astérisques, l'inclusion de citations (signalées par des guillemets) n'aident pas le lecteur à s'y retrouver ; mais quelque chose de prenant émane de ces pages. On se souvient alors que Roger Dextre a lu le philosophe Henri Maldiney qui fut l'un des représentants de la phénoménologie en France et que ce dernier élabora quelques concepts comme la traspassabilité ou la transpossibilité qui intéressèrent les psychothérapeutes. Roger Dextre travailla un moment avec des adultes handicapés, il anime encore aujourd'hui des ateliers d'écriture avec des infirmes moteurs et cérébraux. On a là comme une constellation de faits qui peuvent expliquer la poésie de Dextre. N'étant pas philosophe, étant incompétent en phénoménologie, je me garderai bien de me livrer à une étude sur la place de ce savoir (ou de cette méthode d'appréhension du réel) dans la poésie de Roger Dextre, une étude qui reste indispensable me semble-t-il… Le lecteur versé dans cette discipline saura lire sans doute précisément les livres de Roger Dextre tandis que le lecteur ignorant comme je le suis, même s'il reste à la surface des choses, sera sensible à la démarche du poète tant ses aperçus semblent universels. Mais ces mêmes lecteurs remarqueront aussi que Marx n'est pas absent du poème de Dextre, ainsi cette citation : "Toute une série de générations dont chacune se hisse sur les épaules de la précédente… En face d'une nature-histoire et d'une histoire naturelle".

          Mais l'écriture de Roger Dextre ne se réduit pas à cette approche philosophique. Il faut encore relever la place de la peinture et des peintres dans le poème : "On dirait que Cézanne, par exemple, a peint contre ces mots, contre le «grappin» que la langue peut mettre, pour le tuer, sur ce vivre tranquille". Cézanne n'est pas le seul peintre à être convoqué, on peut encore citer l'anonyme (collectif ?) de la grotte de Pech-Merle, les peintres de l'École de Fontainebleau, Carpaccio (dans la suite inédite Courtisanes, saints et animaux), les mosaïques de Ravenne, Brueghel… Les autres expressions artistiques ne sont pas ignorées : la musique (avec Monteverdi, Berlioz, Schubert…), la poésie ( "Alcools. Cou coupé." peut se lire comme une référence à Apollinaire, André Breton est nommé…). On le voit, la poésie de Roger Dextre est érudite, complexe : elle résiste à la lecture.

          Les inédits explorent des expériences de vie sans que l'on sache si elles relèvent de la réalité ou de la fiction car "le geste est à la fois la réalité et son désaveu". Mais toutes parlent au lecteur, principalement Devant quel fleuve par son aspect universel que tous partagent…

 

 

6

          De l'aveu même de l'auteur, le titre de ce recueil est polysémique : le mot entendement désignant aussi bien cette activité de l'intellect qu'est la compréhension ou le jugement que cette activité de l'ouïe qu'est la perception auditive, cette seconde acception ayant tendance à se perdre ou à se localiser régionalement. L'intérêt du livre réside bien sûr dans cette deuxième signification : il y aurait ainsi des mots qui ne veulent rien dire. Ce qui renvoie bien évidemment à ces sons qu'on entend mais auxquels on ne peut attribuer clairement un sens. Roger Dextre, dans les poèmes de ce recueil publié fin 2012, interroge le réel et les sensations qu'il provoque mais aussi le langage ou, du moins, cette partie (faite de mots, d'expressions et de sentences) qu'un usage illimité à rendu transparente. Roger Dextre va s'employer à retrouver un sens solide à ces fragments du langage, un sens qui autorise à nouveau leur utilisation. Aussi n'est-il pas étonnant que dans un texte comme À travers se mêlent proses réflexives voire philosophiques (Husserl…) qui interrogent le langage et le vers qui renvoient à des sensations ou à des expériences. Comment sort de cette poésie celui qui la lit ? Les 14 poèmes de Stations sont comme le Chemin de croix du poète qui veut retrouver le sens du réel, dès lors qu'il entend prendre voix : "Frênes, chênes, noisetiers dès que / se déclare la pluie, les sols échauffés / dégagent leurs fumées de sorcières" ou encore "Corps et paroles s'arrêtent dans la violence / d'une adhésion au monde noir". Le monde est-il noir ? L'explication est-elle simple, comme le dit Dextre ? Le lecteur sort sans réponse de sa lecture. Sans voix.

          Au printemps 2014, paraît L'Obscur soudain dans la collection Poésie de La Passe du vent. Les poèmes de Roger Dextre sont suivis d'une conversation avec Thierry Renard. L'auteur dit de L'Obscur soudain qu'il n'est pas vraiment un recueil : "Il réunit des poèmes en apparence hétérogènes et des moments d'écriture éloignés les uns des autres…", c'est-à-dire de 1991 à 2013. À une question que lui pose Thierry Renard sur la distinction qu'il fait entre poésie et philosophie, Roger Dextre répond en se référant à Henri Maldiney : "Son approche […] de la poésie m'a sauvé […] d'une sorte de désespoir et de la vacuité éprouvée face à des recherches formelles ou simplement trop littéraires qui n'atteignaient pas l'expérience du sentir ou qui la réduisaient à une variable subjective".  Les poèmes de L'Obscur soudain sont illustrés parfaitement par ces deux remarques. Comme ils le sont également par d'autres passages de cette conversation. Ainsi si certains poèmes de ce livre  traduisent la fascination de la mort éprouvée par Roger Dextre, ils font penser par ailleurs à ces mots : "Par la mort, il nous arrive ainsi de rencontrer l'obscur soudain, une déchirure, une incompréhension dont nous ne souhaitons pas la fin et avec lesquelles, au travers desquelles, nous pouvons infiniment nous entretenir". Je pense en particulier à  Les marches du théâtre, à Granit et surtout à ce magnifique texte intitulé Les usines de la Soie : à pleurer, de rage !

 

 

7

          La poésie est cette parole qui ne se réduit pas à un simple échange. Roger Dextre rappelle aussi, par son œuvre exigeante, que la poésie est une activité sérieuse, qu'il faut, en quelque sorte, y laisser sa peau. Car regarder le monde et l'écouter n'autorisent aucune erreur si l'on veut ensuite prendre la parole.  Quand on sait ce que parler veut dire…

 




Paul Pugnaud, Sur les routes du vent

 

Les lecteurs fidèles de Recours au Poème auront certainement retenu le nom de Paul Pugnaud, que nous avons présenté il y a peu lors de la parution d'une anthologie de poèmes choisis publiée par Rougerie.

Sur les routes du vent, recueil posthume de proses poétiques vient de voir le jour grâce aux éditions Folle Avoine. Nous devons ce rassemblement de poèmes à la fille du poète, Sylvie Pugnaud, et aux carnets inédits que son père noircissait de façon régulière.

Dans la préface à ce livre posthume, Jean-Pierre Siméon cite une dédicace faite par René Rougerie lorsque l'éditeur lui fait parvenir Ecouter le silence : "À Jean-Pierre Siméon, en espérant que cette poésie ne disparaîtra pas et que des poètes tels que vous continueront à s'opposer à certaines tendances actuelles."

Nous sommes quelques uns, effectivement, à tenter, grâce aux moyens qui sont les nôtres, de désoculter la poésie de Paul Pugnaud. À notre connaissance, les dernière revues lui ayant consacrées une place sont Les Hommes sans Épaules, dans un dossier préparé et présenté par Matthieu Baumier dont nous avions relevé l'importance ici, et Arpa, dirigée par Gérard Bocholier.

Comme le souhaitait René Rougerie, comme nous l'estimions de notre coté, la parole de Paul Pugnaud doit être écoutée, doit être entendue. Nous noterons peut-être avec surprise cet engagement net de Rougerie, déplorant "certaines tendances actuelles" et désirant s'y opposer. C'est ce qu'il fit sa vie durant, discrètement mais fermement, par son travail d'éditeur. Cette discrétion et cette fermeté, nous la trouvons à l'identique dans l'œuvre de Pugnaud, et notamment dans le recueil présent, où s'affirme une voix issue de ses carnets, étonnement ferme. Ferme ? Non pas dans le sens d'une réaction, mais dans le sens d'une affirmation du pouvoir réel du langage. Pugnaud savait que toute guerre est d'abord sémantique. Sinon, pourquoi écrire ? Pourquoi chanter ? Acte de foi, en l'occurrence, de cette foi en le trésor contenu dans les mots, dans les phrases, dans la magie de la grammaire capable de conjurer les attaques contre l'âme. Capable aussi d'accompagner, et donc de réaliser, les capitales métamorphoses à l'œuvre au sein d'un être.

"Nous attendons la venue d'un souffle que la teinte des eaux sur l'horizon annonce".

Ce sens aigu de l'observation, cette attention aux éléments et aux lumières, le poète Pugnaud en savait les arcanes métaphoriques. De quelles eaux parle-t-il ? De quel horizon ? Quant au souffle ?

Pugnaud voyait que le visible n'était qu'une image sous et à travers laquelle se tramait le véritable réel, celui orchestré par le vaste invisible se servant des apparences pour faire signe. C'est en cela que le visible, pouvant alors être perçu comme une illusion, s'oppose au Réel que la parole du poète modifie et crée.

"Les terres sensibles reproduisent l'aspect troublé du monde et nous sommes obligés de croire que les choses ne se renouvelleront pas".

Le poète voit le lien ténu entre le remugle humain et sa marque sur les paysages qu'une sismographie intérieure enregistre. Cet état devrait conduire la matière humaine à l'obligation de croire à une certaine défaite, voire à une certaine mort. Mais une autre parole, une autre sensibilité, sauvées du désastre par la fidélité aux pouvoirs de l'image, peuvent changer cette obligation.

"Une plainte viendra éveiller nos engourdissements, et nous rappeler qu'il faut utiliser tous les moyens pour lutter et rétablir un ordre ancien."

Ferme, disions-nous ? De cette fermeté là, oui.

Paul Pugnaud est un grand poète. Chaque page de ce livre, lorsque nous le lisons avec l'attention qui lui est due, porte un enrichissement merveilleux. Le travail mené par le poète est d'excellence. À travers les éléments extérieurs qui peuplent son environnement personnel - lumière, nuit, braise, feu, oiseau, arbre - il dessine une géographie intérieure ajustée à ses sentiments, à ses émotions, recevant, comme chaque être humain sur cette terre, l'esprit ambiant issu du psychisme général de l'espèce humaine, et transformant toutes ces informations dans l'athanor qu'est sa vie pour affronter ces mouvements de roulis, de tempêtes, et tendre à l'accalmie du monde.

Le monde, aujourd'hui, s'éloigne des hommes par la faute des hommes. Nous nous surprenions nous-mêmes, il y a peu, à écouter un soir, rentrant du travail, un merle posté sur le faîte d'un toit, offrir son chant varié à qui voulait l'entendre. Nous sommes restés écouter. Surpris par les nuances subtiles de sa chanson. Surpris par ce besoin qui semblait viscéral de sortir ce chant ailé pour le donner, à qui ? Surpris aussi de s'attarder ainsi, alors que ce fut jadis une attitude coutumière aux hommes des forêts. Nous nous surprenions à constater cet éloignement que le monde nous impose comme malgré nous. Et nous lisons alors ce beau poème de Pugnaud, Fidèle à cet appel, au cœur duquel il dit : "Le chant d'un oiseau t'occupera et tu feras attention à cette voix dont tu croiras aisément qu'elle s'adresse à toi."

Pugnaud est un grand poète parce qu'il est un alchimiste averti, assumé.

"Au-delà de chaque geste, au-delà de toute expression de refus, tu t'avances vers cet accueil."

Disparaître, la poésie de Paul Pugnaud ? Elle commence maintenant à modifier le monde...




Note sur l’univers poétique de Didier Manyach.

Au bas des ombres, une lueur veille… 

   Pourquoi un tel poète reste-t-il sur sa réserve d’ombre ? Pourquoi se présente-t-il comme habitant exilé de la morsure des villes ? Pourquoi est-il témoin d’hommes figés dans une vie qui ne leur apparait plus ? C’est que pour Didier Manyach écrire consiste à regarder le monde depuis l’abîme afin de dire l’agressivité des hommes et l’angoisse qu’ils suscitent, afin d’éviter les sourires calcinés, les corps fanés, les traces fantomatiques, puis chercher néanmoins dans cette désespérances les régions nomades de la mémoire. Ainsi Manyach cartographie un monde d’individus soumis, aveuglés et éperdus que son geste poétique inscrit entre lyrisme impétueux et révolte lucide, non pas en effusions personnelles et engagées, mais à contre-sens des habitudes, en contre-plongée du monde, donc paradoxalement en hauteur de ton et de vue :

 

Se rapprocher de l’abîme, de la putréfaction, du marasme
comme une conscience dévastée
enfermé dans le labyrinthe.
S’avancer les mains clouées aux linteaux de chaque porte
en piétinant la pourriture.
Accéder au chaos
pénétrer dans le calme, le déferlement lointain et régulier
des fleuves.
Offrir l’aurore engloutie devant des éclats de vitre
Être transfixé au sein des mille-voiles.
Apparaître dans le blanc d’une pensée
vécue au monde autre
se croiser d’un rêve et rendre à l’espace
la terre lunaire terminale.
S’échapper des mouroirs, monter dans la lumière
traverser les espèces
& vivre face au vide, face à l’Inconnu
qui va naître...

extrait d'Impacts de Foudre.

 

   On comprend alors qu’Expérience Blockhaus ait accueilli en son antre sulfureuse le diamant noire du poète, cette écriture toute de déchirures, d’explosions, de chaos, de lignes de failles, d’instants fissurés et d’élans que l’on brise; la parole du poète due à un phrasé indivisible -chaque recueil étant l’écho d’un autre-  trouble la quiétude des lieux communs, il n’est pas de paix absolue avec Manyach, toute son œuvre au noir est onde de choc dont personne ne peut se garder. Et si pour la fraternelle cause poétique qu’est Expérience Blockhaus, la réalité oppresse, qui n’est plus que décomposition, craquements ne laissant guère refleurir des espoirs de chair sensible, abandonnant davantage des corps muets et pétrifiés dans les murs de leurs édifices, chez Manyach, s’écoule cependant un véritable sang d’encre arraché au crépuscule  -fût-il de blessure-  un sang qui finit toujours par rejaillir des interstices de la vie, sans doute afin d’être au rythme du monde avant d’appartenir aux mots. L’écriture épouse alors les palpitations vitales des arbres, les flux débordements des eaux, la poésie devient aussitôt “violente nuit de pluies”, non pas un nostalgique miroir avide d’illusions dans un voyage aux contours oniriques, mais des crues de géométries exotiques, désireuses de s’abreuver à la source du monde ; il faut également accepter de découvrir les glissements de terrains, les gouffres, les éparpillements, les ravins et avalanches, là où tout semble disparaitre dans l’émerveillement et le désordre du désastre naturel :

 

Un chemin délavé que mes yeux accompagnent dans la
solitude
aujourd’hui repris en sens inverse
et qui mène à l’Observatoire : ici j’étudie le chaos
les migrations, l’apparition de nouveaux climats...
C’est sur ce chemin de poussière que j’ai voulu disparaître
tout en haut il fallait se jeter dans le vide
& tout en bas il n’y avait que le néant

extrait Impacts de Foudre

 

 

 

 Reste cette civilisation portée en langue amère, qui blesse l’œil et l’aveugle alors même que l’écriture fuit la vague nausée de l’immobilisme et une nature trop contemplative, Didier Manyach préfère en ce sens entrer en communion avec la flamme du Commencement, de l’Infans, cette aube brûlée de nostalgie adulte ; le poète laisse ainsi apparaitre, au cœur de l’Obscur, la brûlure de la clairvoyance, délaissant aussi  les signes fallacieux d’une langue qui ne serait que rempart. Voilà donc Manyach tenu à pétrir la malléabilité des ombres, à cracher les mots qui apprennent le décillement du réel. Terrifié à l’idée de voir coaguler ses jours, le poète laisse son écriture déborder au rythme des saisons les plus violentes, en des poèmes bouleversants de puissance et de dissidence.  S’élançant, par intermittences, en cris vibrants puis danses primitives, les mots se trouvent délivrés de tout ornement, mots frémissants de vie, mots où circulent des formes aussi proches que lointaines, mots qui retiennent l’instant, mots nés de la terre et de ses éléments, des arbres aux « bras d’écorces et de cendres », mots majuscules qui résonnent des tréfonds de l’abîme en des constructions amples et infatigables ; sortes de rhizomes enfin qui s’enracinent dans le monde car le dedans de l’homme est au dehors. Sous la variation de la prose, la langue donne vie à des questions sans réponse et à des suspensions étirant le quotidien jusqu’à le faire claquer au vent d’allitérations et d’assonances incantatoires, de timbres inattendus, et cela dans un superbe battement de phrases.

    Didier Manyach compose certes un grand poème du désarroi existentiel et de la lutte artistique, mais l’on retient davantage encore « ses mots » qui ont le goût du vent filant, son écriture qui ouvre au respire des choses les plus sombres, sans jamais perdre de vue la trace sensible des visages croisés. Sa parole procède, ce faisant, par éclats de voix, orchestrant des silences puis de brusques et longs passages vers des territoires profonds. Et au cœur de cette marée tumultueuse surgissent, dans la fonte du réel, des lumières  convulsées, des figures déjà brouillées par la « vitesse noire » de l’écriture, des paysages dépeuplés au  grand rythme élémentaire, parfois troués obscures ou vertiges ravinés, à moins que le poète ne nous invite à passer à travers des forêts déchirées, tortueuses, recouvertes d’encre phosphorescente. Surgissent alors des noms frappés à même la forge qui, dans la pierre millénaire, ont scellé « l’éclair de l’Aigle » et « le galop de l’antilope noire » ; scandant ainsi l’obscure clarté du Verbe et rappelant l’immensité de provinces originelles. L’ailleurs est en effet un ici, l’extérieur est une intimité, tout chemin souterrain révèle l’ensoleillement des profondeurs perdues ; voici l’être lié à la marche du temps et seuls les climats donnent la sensation de se décliner comme des excroissances natives de la vie, s’arc-boutant au silence pour faire jaillir un chant primitif. C’est ainsi que le poète chante l’invisible, non pas la voie lactée mais le paysage du vent, léternité passagère, et le chemin sans fin, constellé de divers seuils, il balaye les larges rivages de la terre et interroge l’unité perdue et  l’arborescente beauté de l’être-monde :

 

 Nous naissons avec le soleil
Mais nous venons des étoiles
Des algues
Et du souffle
Qui ne tient qu’à un fil:
Celui que la lampe tisse
Dans la grammaire de nos veines
Avec le sang du verbe
Le vent
Qui fait trembler la flamme
Et le feu
Ou le silence
Des astres.
Alors toutes les pensées chavirent dans l’impensable
Puis dans l’écume ruisselle
Le matin du monde …

extrait d'Onde Invisible, Piraterie, Migration et Merveille de Grâce

 

 

    La langue tente sans cesse d’échapper au sol qui pourrait se dérober sous elle, s’engage dans une course afin d’attraper la vie au vol, chaque passage poétique est une hurlerie qui crépite de vie et de sa soudaine disparition. Didier Manyach saisit en ce sens le jaillissement intense d’une saison en enfer ou d’une illumination ; ses vers se traversent en cisailles, en fragments du monde, en « alphabets de cendre »: on y devine toujours l’appel de la mémoire lié au désir  d’enjamber le temps, d’aller vers une possible luminescence, vers cette lueur qui veille toujours…. Et pour être en partie perçue, cette clarté a besoin de s’unir à l’ombre, sans quoi l’espace alentour serait noyé par un flot de lumière.  

 

 L’olivier dans le champ de pierres sèches :
laves nouées, flammes autour des corps
crevasses, huile verte dégoulinante au long des branches
des troncs mutilés
ce feu pétrifié sur les écorces.
Recouverts de ce qui obscurément les hante, crucifiés
couchés, abattus, sans pouvoir se résigner
à s’écrouler tout à fait
une plaie au travers du flanc.
L’eau qu’ils n’ont jamais trouvée
les olives qu’ils ne produisent plus
cette obstination pourtant à durer...
Leurs mains sont bleues comme la nuit :
on dirait qu’ils se dressent
que la lumière de l’Été les transfigure

extrait d’Impacts de Foudre.

 

    Il n’y a certes pas d’ombre sans lumière, et inversement. Par-là, l’ombre rend possible la vision du poète, elle fait renaitre des formes et laisse la vie s’y manifester, hâtivement. Mais la lumière doit rester lueur chez Manyach, un faisceau fragile qui n’hésite pas à s’engager dans l’obscurité du réel. Il ne s’agit donc pas d’une lumière qui éblouit, ni de lumière sacrée, ni de plein soleil, le poète privilégie les levers d’aubes pluvieuses ou les couchants apocalyptiques, c’est là que la vraie lumière est la plus énigmatique et la plus ambivalente. En effet, l’œil capture ainsi le paysage à travers une variété infinie de teintes, de nuances que le poète retranscrit en mots. Les changements perçus sont rendus visibles grâce aux rapports qui s’établissent entre apparition et disparition de la Vie, glissements, mutations et mouvements de va-et-vient. Ainsi, les premières lueurs du Poète font que l’Obscur de la nature se relève autant qu’il se délite, comme écarté par une conscience de l’évanescence des choses. Les branches sont alors nues, la terre prend la couleur des forêts et les arbres celles de la pluie. L’écriture devient mouvement de renaissance autant que de solitude et de désordre :

 

Je voudrais dire la Cité mythique après sept jours de
marche entre ciel et terre. Puis cette solitude dans
la brousse proche, il y a quelques années de cela, en
suivant les baobabs, comme des ponts de lumière, pen-
dant que les femmes revenaient en courant sur le sentier
boueux. Je voudrais dire le monde de l’Origine comme un
placenta enterré dans la forêt, là-bas ... à quelques mètres
de moi, comme un marigot sous l’orage.

                                                                                          Extrait de Sous les pluies des mangues

 

     La lueur originelle et scripturale du poète révèle donc ce qui n’est pas immédiatement perceptible, une fois que toutes les illusions sont tombées, que l’esprit voit aussi clair que le monde qui le dépasse ; Manyach tente alors de retenir cette lumière singulière qu’est la Vie, ainsi que le sentiment de traverser certains jours plus pleinement que d’autres. Ces moments sont presque toujours associés à une tension, une lueur dans l’impermanence, ce que l’on nomme, à l’instar de Jaccottet, «  l’étincelle de vie ». L’espace du poème est donc le lieu où la parole accueille l’expérience du monde dans son mouvement perpétuel. En définitive, la poésie de Manyach parle du monde sans jamais l’expliquer, ce serait le figer et le nier, alors même que le poète lui donne raison dans son refus de répondre ; l’éveil passant aussi  par l’oubli des vies antérieures :

 

J’habite la déchirure des régions disparues
les drailles et les frontières
le fleuve tumultueux
les cendres encore tièdes...
La Vie reviendra t’elle ?
Je gis, au milieu du Temps, dans son devenir...

Extrait de  L'Ensoleillade. Piraterie, Migration et Merveille de Grâce

 

. Mais L’écriture, ombre parmi les ombres, permet de briller, de retenir des instants de vie immédiate, ces moments qui font craquer les contours du temps à la lueur d’une veilleuse, une lueur qui fait également trembler les apparences et montre à l’œil que toute chose vivante de ce monde n’est jamais circonscrite à sa limite visible, mais bien au contraire, qu’il y a toujours une part accordée à l'insaisissable. Manyach s’inscrit bel et bien dans la lignée, entre autres, de Bonnefoy, de Pierre-Albert Jourdan, dans ce désir éperdu de s’unir à la terre et à ce qui lui est au-delà ….. Cet insaisissable est un souffle qui permet ne pas arrêter sa course, de ne pas être sclérosé par de fausses assurances, de ne posséder aucune certitude, de savoir en bout de course que l’homme ne sait que peu de choses et que la terre en rien ne lui est due !

 

   Alors quoi de mieux que d’apprendre à apprivoiser l’étranger, l’inconnu, l’incertain ? Quoi de mieux que d’énumérer le grand foisonnement d’une vie enfouie sous les décombres de l’illusion ? Climats  Forêts…..Visages, Didier Manyach se sert du poème comme d’un grand journal de fragments, de voyages,  de notes de vies éparses, le poète y dépose en jets de liberté, comme dans un herbier vivace, un éclat de la splendeur du monde. Défilent sous nos yeux étonnés et ravis les plénitudes végétales, le passage des saisons, les traumatismes et crevasses de la terre, les ciels orageux aux nuages translucides, le précieux secret de toute une vie. L’érotisme vital de la nature est donc la seule religion reconnue ; courbures sensuelles, généreuses ou effrayantes, ces formes apprennent à mieux nous  déplacer afin de nous replacer humblement, dans le  chant et la saveur des mots poétiques. Manyach sait cependant s'émanciper de cette saveur, étymologiquement du savoir, de la rhétorique, il parvient à s’éloigner de la pesanteur des idées trop abstraites qui encombre le monde des vivants. Le poète lucide est aussi vaste que la marche du ciel, le voilà donc glaneur de beautés tremblantes, rassemblées au hasard de courants climatiques. En effet, Manyach dit le grand frisson de l’existence  autant qu’il conjure « le grand Tout » de l’éphémère. Le poète transmet des vertiges au lecteur qui, avec lui, parvient à voir l’Etrangeté dans chaque brin d’herbe et se contente de ces royaumes éphémères, de ces petites parcelles d’éternités, autres silences éventrés de beauté qu’il découvre dans le secret du geste poétique. En effet, l’écriture du poète porte toutes ces présences, embrassant tantôt des couleurs, tantôt des formes, comme si la terre n’avait plus besoin d’aspirer au ciel mais l’aspirait avec elle. Manyach parvient à mettre en relief l’émanation de la matière, la texture de la glace, la couleur des marécages, la frondaison des arbres, le parfum des saisons, l’approche de la pluie, le cycle des vents, la disparition ou course folle des animaux, le chant de la lumière et les derniers regards étoilés :

 

L’instant surgit
Sur un lit d’étoiles

Et de pierres plates..

Limpide origine perdue
Rendue au langage qui s’y incruste
Pour ouvrir la voie
Du vivant.

Extrait d’Onde invisible.ID

 

        On redécouvre enfin notre silhouette d’humain, simple trait dans la magnitude du paysage, là où  « le vent oblige le corps à se souvenir de la terre ». "Je ne cherche pas un paradis, mais une terre" écrivait Le Clézio et Didier Manaych lui emboite le pas, à moins qu’il ne le précède depuis toujours, pour affirmer en de véritables épopées de mots que « la vie terrestre est plus surprenante que n'importe quel rêve" (JML). A travers feuilles et pierres boueuses, les pas du poète sont des orages aigus, chaque enjambée rallie la pensée à la mousse, gangrène le trop-visible, desquame toute identité et pousse le voyageur à s’enfoncer au cœur de la sauvagerie et à laisser irrémédiablement son « empreinte dans le chaos ». Seule compte la voix d’une unité retrouvée, celle qui décline la rumeur des lichens, l’odeur des saisons, la présence des ombres ; vivant de cette source d'émerveillement autant que de vertige, le poète errant sait qu'il n’est qu’une forme parmi les autres, son écriture est en conséquence rendue attentive à la quantité des éléments qui le bouleversent. En somme,  « le monde » en lui-même est dans l'homme plus humain et bien  plus vivant que lui.

 

 J’étais roche d’étoile, poussière du grand-mouvement
non dissocié, absolument vide.
La lumière ruisselait...
Je fermais les yeux & la terre intérieure m’apparaissait.
J’étais eau et plante dans le fleuve et le sol
j’étais neige et soleil en fusion sur les cîmes
boue et sang, écume avant de naître…Extrait d’Impacts de foudre

 

      Mais Ce monde serait-il d’une espèce autre ? N’est-il pas à la lisière de l’homme ? N’atteint-il  pas, par la poétique de Manyach, des strates bien antérieures ? L’enfance de la terre en quelque sorte, des époques de reptation et de faiblesses, des époques de proies dissimulées dans les sables autant que des périodes de beauté sauvage et mystérieuse comme « la vague qui s’élève derrière l’apparence, s’enroule puis ruisselle sur le sable » ?  Ou bien ce même monde « poétique » n’est-il qu’un parfum de cette forêt matricielle qui peine à le recracher de ses entrailles, syntagme prisonnier d’un texte à la luxuriance formidable? En fait, perdue dans les matrices originelles et liquides de cette nature indomptable, l’écriture-monde de Manyach relève de tous ces  espaces hétérogènes, riche de mille pièges de ronces, écorces et racines, que de temporalités en devenir. La lueur nait donc aussi de ce coin de magie fiché dans le temps qui préfigure une naissance, et à des rites qui marquent le cycle vrai des jours.

   Fouissant la terre, pour chercher dans ses entrailles, creusant le silence rageur du ciel, excavant sa mémoire pour y chercher la frontière entre nature et humanité, Manyach livre une écriture fougueuse,  unissant ses pas et son Verbe, expirant des phrases haletantes d’impatiences. L’auteur dit ainsi son identité plurielle, sa perception de l’épiderme des choses et sa pleine appartenance à un univers infini, espace qui parfois l’engloutit et finit par le recracher, mais espace où le regard se déploie comme une beauté arachnéenne ; branches inextricables dessinant des lignes labyrinthiques, sols jonchés de feuilles brouillant les possibles chemins, ciels bouffés par les cimes, rivières aux brumes fantastiques et couleurs obscures, la vision de Manyach finit par proposer un hors temps, une mémoire universelle en devenir; et voici l’arbre solitaire qui ouvre sur la trouée d’un œil-flaque, il faut le « receVoir » pour croire à tant de beautés….Et si on finit par ne plus savoir qui, du texte ou de l’image, a, le premier, surgi, envahi et façonné ce monde, c’est que telles sont les choses,  il faut prendre parti pour elles en portant sur chacune le regard stupéfait qui la recommence.

 

 Les journées sont de plus en plus longues. Dès que la lumière décline, les Formes se recomposent. Cela commence à l'intérieur de certaines parties du corps : l'Infiniment petit y résonne comme dans un sarcophage.

Extrait de Tous les points constituent la figure, partie II. Géométrie de la mort

 

    La langue du poète s’épanouit alors entre ombre et lumière, Didier Manyach voit plus loin que le bout d'un monde qui sans cesse pourtant lui échappe. Entre le regard et les choses, entre les mots comme entre les pierres du torrent, le poète recueille des figures éparses du monde, les rendant un instant solidaires. De telle sorte que recouvert, effacé par l’afflux de mots, la vie finit par y renaître, surgissant de ce mouvement même qui d’abord l’a annulée et qui, maintenant lui offre cette vivacité, dont jusque-là elle paraissait privée. Ecrire ce serait avant tout cela : s’asseoir pour voir se lever le monde dans le jour du langage et offrir au lecteur une écoute attentive des bruits secrets de ce dernier, une langue capable d’évoquer l’écho du temps, la beauté secrète et tragique de chaque ombre et les lèvres écorchées par la vision des voyages.

 

Derrière chaque ligne, chaque ombre, chaque
visage, une lumière chimérique, infinie et fragile,
précède les voix errantes, blanchies qui vont se
perdre au milieu du galop des mirages 
puis se dissoudre sur les pals d'une terre sans mémoire

Extrait de Géométrie de la mort

 

     Témoin d’une photographie déchirée du réel, le poète révèle, dans une langue brûlée d’images hallucinantes, une nuit qui angoisse autant qu’elle s’irise en lueurs libératrices, l’auteur dessine enfin l’homme qui rétrécit, celui qui retourne à sa place originelle, à l’ombre d’une herbe. Et c’est grâce à cette expérience poétique que Didier Manyach, arpenteur des ombres, sait reconnaitre l’étincelle qui fait d’un seul jour, une longue saison de migrations.




L’écho de sa lumière

 

Il y a ce que la poésie est. Une force pour changer le monde, une parole pour esquisser l’utopie, les rêves des enfants devenus la matière du réel, un espace d’échanges perpétuels et de fraternité, le brasier de toutes les révolutions, les fusions de l’indicible avec les corps enchantés des lecteurs, un parchemin de lumière qui inonde de ses clartés toutes les obscurités ou encore le pacte ressassé d’une beauté lovée dans les moindres intersections du temps et de l’espace.

Et il y a ce que la poésie est condamnée à être en milieu insulaire. La parole forcenée de quelques êtres dont l’écho se répand dans un désert, ainsi dialogue de sourds avec des muets, une parole qui demeure aux marges, qui ne change rien sinon elle-même, qui ne rencontre dans le meilleur des cas qu’une vague admiration et le plus souvent du mépris mêlé à de l’indifférence, une parole venue du silence mais accablée du silence de ceux auxquels elle est destinée ou encore ce souffle, nécessairement révolté, achevé non par l’oppression mais par l’indifférence.

Le poète dans le contexte insulaire est un marginal. Il n’en tire, cependant, aucune gloire car il l’est par la force des circonstances. Ainsi on considère qu’il n’est rien, qu’il ne sert à rien. Le poète est souvent l’objet du ridicule. On voit en lui un rêveur et un adepte de mots mielleux et soporifiques. Il en est ainsi parce que l’île est pragmatique, elle aime ce qui est tangible, le matériel, ce qui a un sens immédiat. La parole poétique n’a aucune valeur ou presque et elle ne touche personne.

Comment donc créer dans de telles conditions ?
Comment forger un cri que le silence étouffe ?
Comment donc trouver sa place entre ce que la poésie est et ce qu’elle est condamnée à être ?

Sans doute en étant ancré dans la plus grande des aspirations, celle de la lumière poétique, demeurer au proche de sa vitalité, de sa force, ne cesser, à chaque instant, d’effectuer cette plongée en soi pour extraire les mots, avoir cette exigence des mots, ne cesser de les peaufiner, des les triturer, ne cesser de forger la beauté, ne cesser cette ambition à la beauté mais tout en étant lucide sur la fonction et le pouvoir de la poésie, qu’elle sert surtout à fracturer et à émouvoir ces quelques êtres qui y sont sensibles et qu’elle parvient à se déployer, quand inscrit dans un vaste mouvement de révolte, mouvement dont les formes sont multiples, la poésie ne rend pas la révolte possible mais elle y participe et elle l’incarne au mieux, elle est ciselée dans les filaments des mots, elle est ainsi une ombre, qu’on ne voit pas, qu’on oublie mais qui est indispensable.

La poésie sera perpétuellement la plus haute des paroles, la plus vraie des paroles, la seule à pouvoir vaincre le temps et le poète insulaire se doit de revendiquer cette parole mais sous la contrainte de la lucidité, une lucidité qui lui enseigne que son île n’est pas encore prête pour cette parole, que cette parole est le refuge d’une nuit, celle de la communion de quelques élus.

Ces élus étant ceux qui, lors de noces mystiques, ont été choisis pour transcrire cette parole.

https://ssl.gstatic.com/ui/v1/icons/mail/images/cleardot.gifLa poésie ainsi peut tout mais, au lieu de l’insularité, elle n’est rien. Peut-être qu’un jour l’île la fera sienne. En attendant elle est l’écho de sa lumière mais sans cet écho ni l’île, ni le monde ne sauraient être.

 




Piégé dans l’alphabet

 

Lors de la cérémonie d'investiture de Barack Obama comme président des Etats-Unis, le poète Elizabeth Alexander lut un poème. Le poète peut jouer ce rôle dans différentes cultures. Mais dans la vie quotidienne, et la plupart du temps, le poète est un marginal. Un bandit solitaire dans le désert. C'est ainsi en Europe, comme dans le reste du monde.

Nous autres, écrivains, sommes des solistes. Nous célébrons les mêmes vertus que les Bédouins : persévérance et générosité. Quelques poètes parmi les meilleurs connaissent la faim et la soif, la pauvreté héroïque et le désir. Il y a d'autres valeurs que les valeurs matérielles, et maintenir ce savoir est la tâche de la poésie.

Jamais auparavant dans l'histoire mondiale autant d'hommes n'ont été en exil - de nos jours, nous sommes tous des sortes des nomades. Tandis que paradoxalement, dans le même temps, prospère le nationalisme. Nous sommes poètes et résidons dans la république littéraire. Physiquement, nous sommes à Shangai, Bogota, Istanbul ou Copenhague, mais la poésie et notre patrie mentale et spirituelle.

La poésie n'est pas pour les chochottes. Il faut tenir à l'oeil ceux qui ont le pouvoir et parler des choses comme elles sont. Si la vérité était supprimée, les poètes seraient les premiers à être enfermés, et c'est logique. Mais la poésie confine à la musique, et quand un poème réussit, les mots résonnent profondément dans l'âme et l'esprit. La Bonne poésie est magique.

La poésie doit se dédier à la beauté et à la grandeur de la vie - comme aux problèmes de tous les jours des gens ordinaires. Chercher la vérité revient à chasser des lézards dans le noir, et quelle que soit la façon dont on se tortille et tourne, les fesses sont toujours derrière. Il faut reconnaître honnêtement notre confusion. L'art cherche une vérité plus profonde que les solutions politiques, pourtant la poésie veut toujours être une instance critique avec en plus le devoir de dire la vérité à propos des problèmes réels dans le monde réel.

Dans ce contexte, il est important que nous ayons davantage de bonnes traductions. En tant qu'écrivain européen, je suis prisonnier de l'alphabet latin. Les écrivains chinois et arabes ont l'avantage, sur leurs collègues européens, de lire pour la plupart d'entre eux deux alpahabets. Combien d'alphabets y a-t-il dans le monde? J'ai demandé à ma maman, elle ne sait pas. J'ai demandé au chauffeur de taxi, il ne peut pas répondre non plus.  Personne ne sait avec certitude. Mais il y en a beaucoup, et les alphabets chinois, hindi, bengali et asiatiques, sont utilisés par un tiers de la population planétaire.

Alors, rendons hommage à nos traducteurs, ils construisent des ponts entre tous les alphabets du monde, créant ainsi les conditions d'une meilleure compréhension internationale. Espérons en un nouvel épanouissement de l'art et de la poésie dans un monde pacifique. La communication internationale est plus que jamais importante. La poésie peut contribuer à la compréhension entre les peuples et les cultures du monde, et contribuer au respect de l'individu et de son rêve personnel de vie heureuse et harmonieuse. Nous partageons tous ce rêve.

 

 

(traduit par Marilyne Bertoncini)

 

 

***

 

 

Trapped in the alphabet

                                                                   

When Barack Obama was inaugurated as president in USA, the poet Elizabeth Alexander was reading at the ceremony. The poet may take on a similar role in different cultures. But in everyday life, and most of the time, the poet is an outsider. A lonely bandit in the desert. That’s how it is in Europe, and so it is in the rest of the world.

We writers are soloits. We celebrate the same virtues as the Bedouins: perseverance and generosity. Some poets among our best colleagues know about hunger and thirst, heroic poverty and longing. There are other values than the material, and retaining this knowledge is one of poetry's tasks.

Never before in the world history have so many people been living in exile – today we are all a kind of nomads. It is a paradox that nationalism flourishes at the same time. We are poets and reside in the literary republic. Physically we are in Shanghai, Bogota, Istanbul or Copenhagen, but poetry is our mental and spiritual homeland.

Poetry is not for sissies. The task is to keep an eye on those in power and to speak about things as they are. If the truth is suppressed, poets are the first ones to be jailed, and this is logical. But poetry is adjacent to the music, and when a poem is successful, the words have a deep resonance in mind and soul. Good poetry is magical.

Poetry must be committed to life’s beauty and grandeur – and to the problems of daily life of ordinary people. To seek truth is like hunting lizards in the dark, and no matter how we twist and turn, the ass is at the back. We must be honest about our confusion. Art is in search of a deeper truth than political solutions, but still poetry always want to be a critical instance with the additional duty of telling the truth about real problems in the real world.

In this context it is essential that we get more good translations. As a European writer I am trapped in the Latin alphabet. Chinese and Arab writers have the advantage over European colleagues, many of them read two alphabets. How many alphabets are there in this world? I asked my Mom, she doesn’t know. I asked the taxi driver, he can’t answer the question either. Nobody knows for sure, but there are many, and alone Chinese, Hindi, Bengali and other Asian alphabets are used by more than one third of the planet's population.

So let’s pay tribute to our translators, they build bridges between the many alphabets in this world - and they thereby create the conditions for a growing international understanding. Let’s hope for a new flowering of art and poetry in a peaceful world. International communication is more important than ever. Poetry can contribute to the understanding between the world's peoples and cultures, and contribute to the respect for the individual and his personal dream of a life in happiness and harmony. We all share that dream.




Richard Rognet, Dans les méandres des saisons

LA PLÉNITUDE DU PRÉSENT

Richard Rognet a arrêté les sinuosités du fleuve-temps, fixées en graines puis semées, et les semailles ont donné : ces poèmes, lesquels rythment les saisons, qui les rythment – surtout l’automne, surtout l’hiver, et l’adieu à l’été, l’attente de l’été, et celle du Léthé qui panse et ouvre l’œil, l’oubli salutaire. En été, saison reine ? vit-on davantage, sans écrire ? cet écrire qui naît de l’attente de vivre ? Dans les méandres des saisons, cette attente est partout, qui met surtout en attention, et l’attention sur tout.

Tout médite dans ce livre sur le temps, temps qui passe, temps passé, qu’il faut faire passer pour offrir une chance, enfin, à la présence du présent, la plénitude du présent qu’il nous faut sans cesse arracher aux griffes du passé. La triade passé, présent, à venir, semble ici remplacée par la triade passé, présent, espoir. L’avenir paraît ici sous le visage de l’espoir – et l’espoir, justement, du présent, de l’être présent au présent. L’avenir est ici maintenant, mais vécu pleinement. Contre la pente du passé, c’est sans cesse l’appel du ci-devant qui demande un effort, pour rester sur la crête où la vue est meilleure, et meilleure qu’en plaine où nos propres sirènes voudraient nous voir choir.

LES PAROLES SUPERFLUES

Les mots du bavardage sont écumes et ressacs de nos passés. Le présent ne peut être perçu qu’en silence, grâce au silence. Quelque chose vient de naître du silence. Y fait obstacle le marmonnement automatique qui radote sur le monde avec savoir sans renouveau, souvenir, sans renaissance du regard, sans renaissance et sans regard – quand la cohue des souvenirs vient heurter mes fenêtres fermées, je n’entends même plus ce qui m’est ci-présent, je n’entends plus vibrer le vol ciselé des insectes.

Et le poème, à mi-chemin entre silence et bavardage, paraît trahir et le premier et le second, ou en être l’échec, ou les mettre en échec. C’est comme si tu avais déraciné les paroles superflues. Et plus qu’échec ou trahison, le poème paraît même : traduction et sauvetage : traduction langagière de bribes tirées du silence, sauvetage embellissant du bavardage des tribus hominidées. Le monde devient lisible.

La nomenclature même, bavardage élitaire, vient de l’entendement, de la mémoire, ressassants. Je nomme des plantes qui sont devant moi, et aussitôt le mot précis, même s’il permet de s’ancrer dans l’existence, enlève au monde la plénitude du silence. Et l’on rentre chez soi, bredouille du présent, car n’ayant pas su voir au-delà des nombreuses plantes. On refera un nouveau jour une nouvelle tentative, mais cette fois avec l’humilité de celui qui se tait pour franchir la lumière. Pour voir vraiment, il faut se taire. Alors, tu réapprends la bienveillance, tu ne veux rien conquérir.

LE SOUFFLE DE LA VIE

Nos souvenirs sont nos frérots qui nous connaissent, nos rôdeurs qui nous suivent. Certes mais, souvent, la mémoire interdit à qui crée, à qui vit, d’être ici. Ici, le poète, qui vit, pense au là. Plus rarement vice versa. Mais il combat la pente qui le tire vers le bas, vers là-bas, là en bas – pour vivre ici : voir plus loin que les temps morts qui empêchent d’entendre le souffle de la vie.

Alors, entre : le radotage du passé que la mémoire et le gros stock des mots tribaux ne font que raviver, et le silence vrai du contempler vie et présent sans aucun voile ni lunette : entre les deux, gît le poème, qui surgit, le poème, créé hybride, monstre apaisé, généré par la guerre entre deux opposés, pôles liés. D’où le souhait fou et nécessaire : allez ! soyez la vie, mes mots, rien qu’elle.

Si le silence est donc issue, ouverture sans voile verbal au présent, issue loin hors de tous mots trompeurs dont j’ai cru qu’ils pouvaient m’enraciner en moi… il y a aussi nos chants, nos luttes, nos élans, dont il ne faut nommer l’ailleurs qu’ils portent – sous peine de les voir phagocytés par d’inhumaines voix. Dans ce cas, dis toujours des poèmes, les mots sont des sources, des clefs.

L’AMERTUME DU TEMPS

Parfois, le combat doit cesser, quand survient l’insomnie, en pleine nuit qui se replie, c’est ta mémoire qui vient à la rescousse – mais la mémoire, pas n’importe laquelle : c’est la mémoire de poèmes sus par cœur qui t’ont construit.

Parfois, le combat doit cesser, pour ne pas devenir infidèle, crime contre l’éthique de la poésie, de qui crée, de qui vit. Quand les amis, vous qui trouviez en moi ce que je cherchais tant, quand les amis irremplaçables sont partis, le poète ne sait plus où poser ses regards, ni comment recevoir de nouveaux sourires. Et quand la mère irremplaçable, elle aussi, est partie, retentit ce premier cri qui vient pour la seconde fois interroger le temps et la vie qu’elle m’avait donnée. Il est possible alors de dire, à l’ami, à la mère, partis : même ta mort est vivante. Et qui a trépassé, est passé, reste présent.

Mais le reste du temps, mieux vaut laisser fermé ce tiroir plein du passé, photos lettres objets bibelots ou carnets, ce tiroir irrésistible qui attire comme un vice irrésistible et trop facile, laisser-aller des rêveries de souvenir : ton présent souffrirait si tu venais à bousculer la paix de ce fouillis. Le soleil sauve, rend à la vie. Devant lui, les maisons en oublient l’amertume du temps, les maisons où nous logeons et les maisons que sont nos corps où nous logeons, qu’il faut sauver des interminables regrets qui rampent. Le soleil, ou l’été, dont les fruits te consoleront des désirs inassouvis qui, depuis tant d’années, assombrissent ton existence.

LA VIE DE TOUJOURS

Le jour ne viendra pas avant que j’aie compris ce qui précède son souffle. Et hélas ce jour-là ne vient pas, pas encore, comme pour nous quasi tous, l’antésouffle nous est inconnu, pour le moment, sauf peut-être par l’espoir qu’il soit un jour connu. En attendant, ta vie est un éclat de la vie de toujours, de la vie éternelle, et ce toujours, cet éternel, en toi, se déploie comme une aile, comme l’esprit.

Avec l’espoir que la colombe pneumatique emporte au loin ces vêtements de l’homme vieux – cohue des souvenirs, griffes du passé, temps morts, fouillis, amertume du temps, interminables regrets, désirs inassouvis, mémoire trop lourde – ces vêtements de l’homme vieux qu’il faut noyer – dans l’oubli salutaire, la plénitude du présent, la plénitude du silence, la lumière, le souffle de la vie – pour renaître.

(…) Et l’on se dit que vivre
est l’écho de quelque lieu lointain,
une secousse de l’ombre emportée
par le temps, un rappel du soleil
sur nos profonds chagrins

Au fond, on n’est jamais allés plus loin que le jardin, même sortis de ce jardin, paradis de l’enfance, où s’ensource toujours l’infini de nos vies.

N.B. : Tous les mots en italiques proviennent des poèmes de Richard Rognet, déversifiés pour se mêler au commentaire prosaïque.




Voir la nuit se lever. Introduction à la poésie de Beckett

 

Samuel Beckett est né en Irlande en 1906 et mort en 1989. On ne présente plus cet auteur aux multiples casquettes, à la fois, écrivain, dramaturge, vidéaste mais également, poète.

Aborder la poésie de Samuel Beckett, c’est un peu comme descendre dans une cave où le souffle vous manque, comme plonger dans les abîmes d’une pensée qui se heurte à elle-même et au monde qui l’entoure, comme parler un langage troué de silences. 

Des Os d’Echo à Peste soit de l’horoscope et autres poèmes en passant par Poèmes suivi de mirlitonnades, l’auteur irlandais nous présente une poésie bercée des plus noires inquiétudes, emplie de d’humour et de désillusion mais qui annonce toujours une forme de rédemption dans cet effort acharné d’affirmer la vie.

Cette voix qui s’élève, c’est peut-être le chant de ceux qui ont quittés cette terre. Aller en arrière pour aller de l’avant, peut-être... Où serait-ce simplement chercher à « gagner ces quelques misérables millimètres » comme en parlait lui-même Beckett ?

Dans ce monde poétique, on croise des désirs flétris, des amants cocasses, des amours mortes-nées. Mais toujours et surtout, une voix solitaire qui s’élève vers quelque chose qui pourrait s’apparenter au ciel.

Parce que le monde est fou, parce que les années passent sur des temps eux-mêmes dépassés. Parce que les mots manquent parfois pour exprimer ce qu’on préfèrerait taire.

Les yeux vous piquent parfois jusqu’aux larmes, on s’y mord les lèvres, on claque même des dents, et puis, tout à coup, on rit ! Beckett joue avec les sujets les plus graves, mais toujours avec une grande agilité. Le rire devient alors le véritable antidote à la souffrance, ce qui vient tonifier le drame sous-jacent comme dans ces quelques vers issus de Poèmes suivi de mirlitonnades :

 

en face
le pire
jusqu’à ce
qu’il fasse rire

 

Beckett s’y dévoile sans fard, s’y raconte à bâtons rompus, s’y révèle sans pudeur aucune. Nudité et simplicité sont les maîtres mots. On pourrait presque parler de diary, de journal intime. C’est peut-être là, dans sa poésie, qu’on apprend à le connaître le mieux. Mais aborder la poésie de Samuel Beckett, c’est aussi devoir garder soi-même en tant que lecteur ce regard presque vierge, ce regard innocent.

 

En effet,  Beckett est un auteur qui ne s’offre pas d’emblée, et qui n’a de cesse de se refermer, au fur et à mesure qu’on l’approche, jusqu’à devenir très opaque. L’opacité semble alors justement une modalité de lecture, comme ce procédé cherchant à dérouter le lecteur. Car Beckett joue. Il joue avec son lecteur, s’amuse avec lui en lui présentant souvent une poésie extrêmement érudite à la manière d’un Joyce écrivant son Ulysse et sans quoi le lecteur, si il n’avait pas en tête ou même sous les yeux, le livre d’Homère, aurait du mal à suivre et à comprendre. Un poème tiré de Peste soit de l’horoscope et autres poèmes intitulé Précepte illustre cependant une certaine stigmatisation de l’érudition:

 

Passe les années d’études à gaspiller
Le courage qu’il faut pour les années d’errance
Dans un monde qui se détourne poliment
Des incongruités de l’érudition

 

Dans Poèmes suivi de mirlitonnades, ainsi que dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, on

                    observe en effet de multiples symboles et références cachés que doit dénicher et interpréter le lecteur : références à La Bible, à Dante, dédicace à Joyce sous forme de poème en acrostiche, références à Keats aussi, auteur que Beckett admirait beaucoup.

Dans Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, Beckett consacre même un poème entier au philosophe Descartes et à sa vie quotidienne, et particulièrement à sa passion pour les oeufs de poule couvés moins de six jours !

Mais à côté de ces clins d’oeil à l’érudition, on peut observer un Beckett qui poétise cru et avec la plus grande des simplicités comme à travers ces quelques vers tirés de Poèmes suivi de mirlitonnades :

 

bois seul
bouffe brûle fornique crève seul comme devant

 

Ainsi, aborder la poésie de Beckett, c’est devoir cheminer avec l’auteur, une lanterne à la main, dans les sous-sols du monde où le noir est poussé à un tel degré d’intensité, qu’il semble réfléchir la lumière. C’est bien que le poète, au fil des mots, se mire dans des eaux profondes. Il est le visage qui éclaire.

 

J’ouvre Poèmes suivi de mirlitonnades  et tombe sur le premier poème du recueil. Il parle des femmes. De la vision des femmes. D’une certaine vision. Déjà, forme et fond sont confondus, comme le déclarait lui-même l’auteur irlandais dans une célèbre phrase disant : « Le fond c’est la forme ». Les mots et groupes de mots se répètent ainsi de manière entêtante, se renvoient les uns aux autres au rythme de vagues se mourant sur la plage. Voici ce poème:

 

 

elles viennent
autres et pareilles
avec chacune c’est autre et c’est pareil
avec chacune l’absence d’amour est autre
avec chacune l’absence d’amour est pareille

 

Une vague, puis une autre qui la recouvre au moment où elle se meurt, dissolue dans le sable. Langues successives sans rythme vraiment préétabli, sans squelette, juste un vers après l’autre. L’autre vers recouvrant celui qui précède dans un dernier effort. Leitmotiv lancinant. Sursaut d’énergie puis engloutissement. Les vagues, linéaires, le manque d’amour de ces femmes généré par elles s’exprime de façon répétitive. C’est une trajectoire linéaire qui aboutit toujours au même non-lieu, au même manque d’amour. Dans la vidéo Quad de Beckett, on retrouve un peu cette logique de répétition et d’épuisement des possibles si chère à l’auteur irlandais.

 

Cependant, ici, on n’assiste pas au déplacement sur une scène, d’individus encapuchonnés et indistincts de par leur même habit et gestuelle ( bien que ces femmes soient à la fois « autres » et « pareilles », ce qui crée une certaine banalité collective ), mais on a comme repère des mots ou groupes de mots qui se répètent de manière obsessionnelle au sein d’un espace fermé.

Ainsi, dans ce poème, comme dans la poésie de Beckett en général, on cherche à épuiser le champ du possible par la répétition martelante. On peut alors observer un narrateur qui annonce l’amour comme cette scission entre le côté masculin et le côté féminin. Dans la biographie Beckett, James Knowlson souligne cela. En effet, Beckett, alors qu’il observait un tableau de Jack Yeats dit alors :

 

                    Je trouve par exemple qu’il y a quelque chose de terrible dans la manière dont Yeats pose côte à côte ou face à face, une tête d’homme et une tête de femme, affreuse acceptation de deux entités qui ne se confondront jamais.[1]

 

                 Dans le poème Cascando tiré de Peste soit de l’horoscope et autres poèmes, et dont voici un extrait, cette difficulté à aimer va même jusqu’à l’effroi :

 

 

Cascando

 

1

pourquoi pas simplement les désespérés
d’avoir parfois
répandu un flots de mots

ne vaut-il pas mieux avorter qu’être stérile

les heures qui suivent ton départ sont à tel point de plomb

(…)

 

2

disant encore
si ce n’est toi qui m’enseignes je n’apprendrai pas
disant encore il y a une dernière fois
de toutes les dernières fois
dernières fois que l’on supplie
dernières fois que l’on aime

(…)

 

terrifié encore
de ne pas aimer
d’aimer mais pas toi
d’être aimé mais pas de toi
de savoir qu’on ne sait faisant semblant
semblant

moi et tous les autres qui t’aimeront
s’ils t’aiment

 

3

à moins qu’ils ne t’aiment 

 

Cependant, Alain Badiou dans son livre Beckett, l’increvable désir souligne que c’est par le théâtre que le couple fait irruption chez Beckett, et cela à travers les « duos » Vladimir/ Estragon (En attendant Godot) ou encore Hamm et Clov ( Fin de partie) :

 

C’est sans doute au théâtre (…) que vient sur le devant de la scène ce qui ne cessera plus d’être au cœur des fictions de Beckett le couple, le Deux, la voix de l’autre, et finalement l’amour.[2]

 

La rencontre, selon Alain Badiou, « fait surgir le Deux, elle fracture l’enfermement solipsiste ».[3] Car l’enfermement solipsiste est une torture, c’est le sujet qui se tord vers sa propre énonciation.

Beckett parle lui même de la rencontre et la décrit comme quelque chose d’extrêmement puissant, si puissant d’ailleurs, que « rien dans le sentiment ni dans le corps désirant » n’est à sa mesure [4].

 

Ainsi, lire la poésie de Beckett, c’est devoir garder ce double regard; celui de témoin immobile de la fuite des choses mais également celui de lecteur sensible à l’humour mordant qui vient souvent alléger le drame. Car dans la poésie beckettienne, on semble assister à la dégénérescence de tout comme dans le poème Mort de AD, tiré de Poèmes suivi de mirlitonnades et dont voici un extrait :

 

et là être là encore là
pressé contre ma vieille planche vérolée du noir
des jours et nuits broyés aveuglément
à être là à ne pas fuir et fuir et être là

 

Ou encore dans le poème « bon bon il est un pays » où le narrateur semble en proie à l’errance et au désarroi face à un monde incompréhensible et obsolète :

 

bon bon il est un pays
où l’oubli où pèse l’oubli
doucement sur les mondes innommés
là la tête on la tait la tête est muette
et on sait non on ne sait rien 

(…)

 

ma solitude je la connais allez je la connais mal

(…)

vous voulez que j’aille d’A à B je ne peux pas
je ne peux pas sortir je suis dans un pays sans traces

 

Désarroi, solitude, enfermement qui sont encore soulignés dans le début d’un autre poème qui est le suivant:

 

être là sans mâchoires sans dents
où s’en va le plaisir de perdre
avec celui à peine inférieur
de gagner 

 

Ainsi, dans la poésie de Beckett, l’amour, au fur et à mesure s’érode, le désir fuit, le corps tombe peu à peu en lambeaux. On va alors vers un monde en réduction. L’auteur semble tailler le vêtement du plus pauvre des hommes.  

De plus, on a souvent vu en Samuel Beckett un auteur de la négation et de la désespérance face à un monde où le sens s’évanouissait peu à peu, où les pas ne semblaient mener nulle part, et où tout devenait circulaire et étouffant. 

Cependant, il semble qu’avec Beckett, plus on descend dans des strates inférieures, plus on semble s’élever. Cette poésie n’est pas, semble-t-il, une apologie du vide ni une théorie des abîmes, mais tend plutôt vers une sorte de conversion, vers une volonté d’élévation qui part du bas (du toujours plus bas) pour aller vers le plus bas encore, car n’est-ce pas là que Beckett peut enfin se déployer ?

Pour voir la nuit se lever. La nuit se lever…

 

Hélène Révay vient de publier son tout premier recueil de poèmes : L’Écaille de la nuit (Recours au Poème éditeurs)


[1] James Knowlson, Beckett, France, Babel, 2007, p 445

[2] Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, France, Hachette, 1995, p 47

[3] ibid, p 56

[4] ibid, p 55