A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

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A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.




Agnieszka Wolny-Hamkało : une voix poétique polonaise

Les cinq poèmes de l’écrivaine, journaliste et chercheuse polonaise Agnieszka Wolny-Hamkalo ont été initialement publiés dans les recueils Nikon i Leica (pol. Nikon et Leica, 2010) et Występy gościnne (pol. Invitée spéciale, 2014). L'autrice a construit son œuvre dès 1999 : celle-ci comporte aujourd'hui plus de trois cents poèmes, plusieurs romans adulte et jeunesse, des pièces de théâtre, des performances ainsi que des articles scientifiques.

Sa poésie est très visuelle, les images y défilant à une vitesse d’obturateur. Cette proximité à la photographie souligne que les représentations (qu’elles soient analogiques ou numériques, physiques ou oniriques) occupent une place prépondérante dans la poétique d’Agnieszka Wolny-Hamkalo.

Profondèment inspirée par Susan Sontag, dont elle étudie l’œuvre, et chercheuse spécialisée dans le style camp, Agnieszka Wolny-Hamkalo veille à ce que ses textes, comme le prônait Sontag, aient aussi « le goût de l’exagéré »1. La ville est son domaine de prédilection. Elle en saisit l'essence en y appliquant un filtre poétique, afin d'en composer une mise en scène. Ses représentations se détachent de leurs sens premiers, pour devenir un objet « conçu comme pur artifice » et changer la perception du lecteur en orientant son attention vers un phénomène caché.

Agnieszka Wolny-Hamkalo lit le livre L'été d'Adela, publié par la maison d'édition Hokus-Pokus. Le livre a été illustré par Agnieszka Kożuchowska.

Ainsi rétrécit-ellele domaine de la banalité » car « la banalité, au sens strict, est inséparable du contemporain ».

Malgré son onirisme - le rêve, le songe, les visions nocturnes constituent le leitmotiv de l’écriture de Wolny-Hamkalo - cette poésie demeure très narrative, ouverte à ses lectrices et lecteurs. C’est une invitation au voyage à travers de multiples strates du rêve, de la ville et de la vie.

Du recueil Nikon et Leica (2010) : une histoire vraie, flashmob ; du recueil Invitée spéciale (2014) : mandala, fenêtre météorologique, principe de Mach.

Agnieszka Wolny-Hamkało - 5 poèmes

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Blaise Guinin

 

une histoire vraie

Du chien je descends, du paon
j’ai gardé les plumes. Les garçons apprécient
mon âme farineuse, plate comme la dune.
Dedans j’ai plein de toiles d’araignées.
Les poupées sans bouche ont encore maigri,
je leur sers de la soupe de terre et des fourmis
avec du sucre. Mon jeune singe Rita
est sorti de sa coquille, il l’a abandonnée blotti
comme un jaune d’œuf ou comme une fée dragonne.
Maintenant les messieurs font sortir par ma bouche
des chants. Je regarde alors le fleuve :
dedans nage un argent fermenté et la lune
étire son omoplate cassé
contre le courant. La terre fume une fois encore comme l’azote.
Le matin, je trouve une trace sur ma peau.

historia prawdziwa

Od psa pochodzę a pióra
dał bażant. Chłopcy lubią z mąki
moją duszę płytką jak wydma.
W środku mam pełno pajęczyn.
Lalki bez ust są znów chudsze,
daję im zupę z ziemi i mrówki
z cukrem. Moja małpka Rita
wyniosła się z jajka skulona
jak żółtko, jak smocza wróżka.
Teraz panowie wyciągają ze mnie pieśni
przez usta. Patrzę wtedy na rzekę,
płynie w niej zsiadłe srebro i księżyc
nadstawia złamany obojczyk
pod nurt. Ziemia znów dymi jak azot.
Rano mam ślad na skórze.

 

flashmob

Sur-dormons aujourd’hui – ce sera bon.
Sur-dormons exprès. Feignons
la fièvre, le paludisme.
Foutons-nous des avis de passage, ignorons
les sonnettes, jouons les disparus,
un peu les morts, les perdus.
Sur-dormons éperdument
que ce jour soit un jour sans nous.
Sans nous ils s’en sortiront,
tous ces rendez-vous immanquables, tous ces impondérables.

Sur-dormons aujourd’hui, ne prononçons plus aucun mot.

fleszmob

Zaśpijmy dzisiaj – będzie fajnie.
Zaśpijmy specjalnie. Udajmy
gorączkę, udajmy malarię.
Olejmy awizo, zignorujmy
dzwonki, grajmy zaginionych,
tylko troszkę martwych.
Zaśpijmy zupełnie
dzień dniem bez nas zróbmy.
Bez nas się obejdą
te ważne spotkania, te straszne wypadki.

Zaśpijmy dzisiaj, nie mówmy już nic.

(extraits de : Agnieszka Wolny-Hamkało, Nikon i Leica (fr. Nikon et Leica), édtions WBPiCAK, Poznan 2010).

mandala

Pour toi les trompettes framboises, révolution.
Pour toi les cigarettes, les oranges.
Voici ! La ville s’investissant de couleurs,
la ville où nous nous amuserons
parmi les noms charmants. Au fond de mon œil
toi et tes tatouages – grands comme des lacs,
sages comme des tableaux. La ville
aime ses naufragés, elle leur réserve
des caveaux confortables. Voilà des rêves
emprunts, à mon sens, d’un bout d’Indonésie.
J’aime regarder les bateaux
sur tes mers noires, cette ville
où les cercueils entrent sous la terre
comme des truffes, où les patinoires blanches
offrent des locaux spacieux,
et des cigarettes mentholées avec leur bandeau bleu.
Les gens sont de grands chats inoffensifs
qui chantent dans les caves
leur chanson d’après-midi
et se prennent en photo parmi les dracénas.

mandala

Twoje malinowe trąbki, rewolucjo.
Twoje papierosy, twoje pomarańcze.
Tak jest! Miasto inwestuje w kolory,
będziemy bawić się w mieście
pośród ładnych nazw. Ty i twoje tatuaże
na dnie mojego oka – duże jak jeziora,
mądre jak obrazy. A miasto
lubi swoich rozbitków, układa ich
w ciepłych wnękach. Sny są jednak zrobione
z jakiejś Indonezji, tak myślę.
Lubię patrzeć na statki
i twoje morza czarne, miasto,
gdzie trumny wjeżdżają pod ziemię
jak trufle, a białe lodowiska
produkują przestronne lokale
i mentole z niebieską obwódką.
Ludzie to wielkie, niewrogie nam koty,
które śpiewają w piwnicach
popołudniową piosenkę
i robią sobie zdjęcia wśród dracen.

 

fenêtre météorologique

Se défiant de l’opinion générale,
elle a acheté ce foulard, et puis s’en est allée,
abandonnant volontés et prétentions enfantines.
Combien de secondes chances peut-on donner
impliquant cet enfant, faisant de lui partie prenante ?
Le soleil – bien nourri et éduqué –
s’en est allé, lui aussi, découvrir le monde. Les enfants n’ont droit à rien –
surtout que nous avons déjà quelque chose de prévu
pour ce soir. Tant pis, il avait une lecture
plus que sélective des lois de l’église.
Elle regrette toujours le garçon à qui elle s’était habituée.
La nuit, quand il ouvrait une canette de sprite,
ça crissait comme des grillons.

okno pogodowe

Wbrew obiegowej opinii
kupiła szalik i wyjechała,
rezygnując z dziecięcych roszczeń i pragnień.
Bo ile razy można dawać drugą szansę,
wciągając dziecko, robiąc z niego stronę?
Słońce – wykarmione i odchowane –
też ruszyło w świat. Nic dla dzieci –
zwłaszcza jeżeli mamy już jakieś plany
na wieczór. Trudno, miał zbyt selektywny
stosunek do przykazań kościoła.
Ale żal jej chłopca, do którego zdążyła przywyknąć.
Kiedy nocą otwierał sprite’a,
to brzmiało jak świerszcze.

 

Principe de Mach

Une femme parle russe au téléphone
dans une ville, celle d’un vieux film avec des aviatrices.
Une lune physiologique revient sans cesse
comme une chose oubliée, non dite ou non faite.
– Je crois qu’au fond les rêves sont emprunts
d’un bout d’Indonésie. En l’occurrence, je crois que celui-ci
est emprunt de ma douleur dans le dos, de mes cigarettes consumées,
et de mon permis de conduire à repasser
jusqu'à ma mort. Les rêves sont soumis au principe de Mach :
l’enfant qui virevolte sur un manège
est attiré par des étoiles qui ne sont pas de ce monde.

Zasada Macha

Kobieta mówiąca po rosyjsku przez telefon
w mieście ze starego filmu o pilotkach:
Fizjologiczny księżyc wracający bez przerwy
jak coś, co zapomniało się powiedzieć albo zrobić.
– Sny są jednak zrobione z jakiejś Indonezji,
tak myślę. Ten jest zrobiony z mojego bólu
kręgosłupa i z moich papierosów wypalonych
oraz z mojego nigdy już do śmierci niezrobionego
prawa jazdy, tak myślę. Snami rządzi zasada Macha:
dziecko wirujące na karuzeli
jest przyciągane przez gwiazdy nie stąd.

(extraits de : Agnieszka-Wolny Hamkało, Występy gościnne (fr. Invitée spéciale), éditions Igloo, Wroclaw 2014).

La trame de Lichtenstein, d'Agnieszka Wolny-Hamkało, interprétée par Michał Zborowski. Réalisé et édité par Piotr Bartos.

Note

  1. cette citation et suivantes dans ce paragraphe : Susan Sontag, Le style camp, traduction Guy Durand, éditions Christian Bourgois 2022.

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE NATIVE AMERICAN – TOO-Qua-see ( DeWitt Clinton Duncan) Cherokee (1829–1909)

Né à Dahlonega, dans la partie est de la nation Cherokee, (aujourd’hui situé dans l’état de Géorgie), fils de John et Elizabeth Abercrombie Duncan, tous déportés en 1839 vers l’ « Indian Territory », c’est-à-dire l’Oklahoma (qui signifie terre rouge en langue Choctaw, autre nation Indienne déportée , épisode de l’histoire connu comme la piste des larmes), le jeune Duncan fréquenta l’école de la mission et les écoles Cherokees avant de faire ses études à l’université de Darmouth (New-Hampshire, nord-est des États-Unis).

À cause de la guerre civile il ne put rentrer en Oklahoma et commença à enseigner dans des écoles des états du nord-est avant de s’installer en Iowa en 1866 en tant que juriste, enseignant, et militant politique. Après 1880, il divisa son temps entre la réserve Cherokee en Oklahoma, et l’Iowa. Il enseigna le latin, le grec et l’anglais au séminaire Cherokee, traduisit les lois Cherokees en anglais. Il écrivit des analyses linguistiques à propos de langue Cherokee qu’il écrivait, il devint journaliste pour le Indian Chieftain (journal Cherokee) à Vinita où il s’installa définitivement dans les années 1890 pour devenir un avocat Cherokee (à Tahlequah). Connu pour ses poèmes et œuvres de fiction, il fut aussi célèbre pour les lettres qu’il rendait publiques sous le nom de plume de Too-Qua-Stee. Lettres à caractère politique qui défendaient la souveraineté de la nation Cherokee. Bien que le produit de la politique d’assimilation, il luttait contre, reconnaissant néanmoins que ce système d’assimilation lui avait permis, à lui comme à d’autres Indiens éduqués dans les universités blanches, de mieux connaître l’esprit des blancs et grâce à cela, d’être capable de mieux défendre son peuple Cherokee, pris entre les menaces de dissolution de la nation et d’appauvrissement, ainsi que d’autres nations soumises à la politique de parcage sur les réserves le subissaient, et la tentation d’acquérir la citoyenneté américaine, (donc d’être noyé dans la masse des américains), ainsi que le Curtis Act de 1898 la leur accordait. 

Son long poème intitulé A Dead Nation (une nation morte), écrit en anglais, est un constat amer du résultat du contact des Indiens avec les européens et ce qui s’en suivit. C’est aussi un commentaire sarcastique sur ce que les européens pensaient des Indiens, ces sauvages assoiffés de sang, ces barbares, et pourtant quels barbares ont détruit la nation Cherokee ? Qui, bien qu’ayant promis que la nation Cherokee resterait nation souveraine avec sa propre constitution, décida qu’elle deviendrait une nation domestique, dépendante des États Unis ?

Et c’est d’humiliations en mensonges que 17 000 Cherokees entamèrent une marche forcée de 1500km vers le « Territoire Indien », qui deviendrait l’état d’Oklahoma, une terre infertile divisée et nombreuses réserves pour les nombreuses tribus déportées à partir des années 1830. Plus de 4000 Cherokees moururent en route, de faim, de froid, sous les coups … et bien d’autres moururent une fois arrivés, d’épuisement et de désespoir. La politique américaine poursuivra son travail de sape en essayant de détruire la cohésion sociale Cherokee (propriété privée exigée quand les tribus ne connaissaient pas ce principe, discrimination entre sangs purs et métis, destruction de l’organisation familiale traditionnelle …). Le poème vise à montrer la traitrise des européens, les horribles traitements qu’ils ont infligé aux Cherokees. Il utilise des métaphores et des expressions telles que « des haleines pestilentielles propageant les vers de l’avidité » pour dire toute la répulsion qu’éprouvaient les Indiens face aux manières des blancs. Le poème est constitué de 12 strophes de chacune quatre vers. La première montre les navires sur lesquels les européens arrivent. La seconde décrit « le commencement des temps » quand les navires accostent, quand les Cherokees sont « les premiers à marcher dans le monde nouveau-né ». La troisième raconte l’histoire sanglante de l’Europe qui amène à la quatrième strophe où les européens sèment chez les Cherokees (« vêtus de rubans rouges ») la même destruction que sur les champs de bataille européens. Le poème continue en narrant comment les blancs détruisent le système de valeurs et de moralité Cherokee : « Wrenched off the hinges from the joints of truth », soit les gonds arrachés aux jointures de la vérité. La huitième et la neuvième strophes portraient les européens avec une ironie acide :

Ainsi la Pestilence pourrissante, et l’Art, et le Pouvoir,
  Se livrent à des orgies sous la lune au-dessus des os de tes enfants,
Pour honorer la civilisation, les mains s’unissent
  Et dansent sur la musique de leurs derniers gémissements.

C’était la civilisation, (soit disant), au travail,
  Faire du prosélytisme auprès de tes fils par les voies de la grâce ;
Avec des moyens de sauvages, le fusil, l’épée et le poignard,
  Pour massacrer la nuit, ce jour-là pourrait avoir sa place.

Les européens célèbrent leur « victoire » en piétinant des cadavres et se prétendent civilisés…. De même dans ce poème l’auteur critique l’attitude de quelques Cherokees après l’arrivée des colons :

Ils dirent, ils singèrent les façons cruelles de l’homme blanc
Ils déchirèrent la poitrine qui leur avait donnés la vie et les avait nourris. 

Ces derniers vers évoquent la relation que les Indiens entretiennent avec le sol, la terre, un territoire, qu’ils considèrent être la mère nourricière de tous les êtres vivants, ses enfants. Le style du poème est conventionnel pour l’époque. On peut se demander quel public visait Duncan en écrivant ce poème, sachant que bien des Cherokees ne pouvaient pas le lire. Sans doute voulait-il mettre les politiques, les intellectuels, les lettrés, les éduqués, devant le fait accompli du génocide en cours, au nom de principes que la culture Cherokee possédait et respectait déjà… La notion de nation n’a pas été inculquée aux Indiens d’Amérique, l’histoire européenne de l’antiquité au dix-huitième siècle n’apportait rien de nouveau dans les concepts de gouvernance, de même que la religion chrétienne, dont les principes furent bafoués par ceux-là même qui en faisaient la religion unique et seule acceptable.  Quant au titre, «  Dead Nation », elle ne fait pas référence à un concept historique qui ferait de la nation Cherokee quelque chose à oublier dans un passé équivalent à notre antiquité européenne. Duncan n’espère pas un futur moderne qui serait automatiquement meilleur, il en appelle plutôt à une forme de résistance afin que la destruction en cours cesse, et que l’harmonie soit restaurée au sein de la communauté Cherokee.

DE Witt Clinton Duncan ou Too-Qua-Stee en écrivant de la prose et de la poésie dans cette époque comprise entre la guerre civile et la dissolution de la nation Cherokee en 1906, nous livre un témoignage extraordinaire, chargé à la fois d’émotion, de révolte, de lucidité. Dans son poème Truth Is Mortal, Too-Qua-Stee évoque la capture et l’incarcération de Crazy Snake, résistant, militant, activiste, membre de la nation Muskogee. Ce poème fut publié en 1901 dans le Indian Chieftain, il fut ensuite intégré en 2011dans l’anthologie de poésie Indienne Changing Is Not Vanishing (Université de Pennsylvanie).

Chitto Harjo, connu sous le nom de Crazy Snake, orateur et leader Muskogee, avait combattu et avait mené la résistance des Muskogees contre la nouvelle loi qui démantelait leur réserve en parcelles individuelles, ce qui provoquerait des problèmes d’héritage, de plus les parcelles se trouvaient potentiellement vendables et achetables par des non Indiens. Robert Dale Parker, professeur d’anglais et d’études amérindiennes à l’université de l’Illinois écrit : « En 1901, les troupes fédérales marchèrent contre Harjo et sa troupe toujours plus nombreuse (qu’on appelait les Snakes). Le 27 janvier Harjo et ses partisans furent arrêtés ». Le premier vers du poème est une allusion au poème de William Cullen Bryant, The battle-Field (le champ de bataille), qui dit : Truth, crushed to earth, shall rise again ( La vérité écrasée à terre se relèvera), mais ce n’est pas l’idée que Too-Qua-Stee se fait du contexte dans lequel lui et les Indiens sont plongés.

La Vérité est mortelle

Vers suggérés par le contenu d’un interview amical entre l’auteur et l’éditeur du Chieftain faisant référence à la capture et l’emprisonnement de Crazy Snake, le patriote Muskogee.

«La vérité écrasée à terre se relèvera »,
 Parfois on le dit. Faux ! Quand elle meurt,
Comme un grand arbre tombé sur la plaine,
 Elle ne peut jamais, jamais se relever. 

La beauté morte est enterrée hors de notre vue ;
 Elle est partie au-delà de la vague éternelle ;
Une autre jaillit dans la lumière,
  Mais pas celle qui est dans le tombeau.

Une fois j’ai vu un navire quitter la côte ;
 Son nom était « Vérité » ; et à son bord
Se trouvait un millier d’âmes ou plus :
  Sous sa quille l’océan grondait.

Ce navire et tout son équipage coulèrent.
  Vrai : d’autres navires aussi fiers que lui,
Bien construits, forts, et totalement neufs,
  Naviguent sur cette même mer.

Mais la «Vérité », et tous ceux qui avaient embarqué
  Sont perdus dans un sommeil éternel,
(L’endroit fatal non situé)
  Loin dans la profondeur abyssale.

Laissons Aguinaldo le fuyard parler ;
  Et Oc̅eola* depuis sa cellule ;
Et Sitting Bull, et Crazy Snake ;
 Leur histoire raconte leurs expériences.

Sur la terre entière aucune vérité
 Mais une cavalerie et une croix ;
Nous avons à peine le temps de saluer sa naissance,
  Que nous sommes appelés à noter sa disparition.

La vérité elle vit, mais le rire est un mouchard,
 Qui accroupi lèche la main du pouvoir,
Alors que ce qui mérite ce nom est faible,
   Et sous le pied meurt toutes les heures.

Oc̅eola,Vsseyvholv (assiyahola, celui qui crie) leader Creek-Séminole (1804-1838) fut traitreusement frappé à la tête et arrêté alors qu’il arrivait à Fort Peyton où flottait le drapeau blanc, pour des négociations pacifiques avec l’armée. Il mourut de malaria dans sa prison en Floride.(N.d.T).

TRUTH IS MORTAL

Lines suggested by the tenor of a friendly interview between the author and the editor of the Chieftain in reference to the capture and incarceration of Crazy Snake, the Muskogee patriot.

“Truth crushed to earth will rise again,”
   ’Tis sometimes said. False! When it dies,
Like a tall tree felled on the plain,
   It never, never more, can rise.

Dead beauty’s buried out of sight;
   ’Tis gone beyond the eternal wave;
Another springs up into light,
   But not the one that’s in the grave.

I saw a ship once leave the shore;
   Its name was “Truth;” and on its board
It bore a thousand souls or more:
   Beneath its keel the ocean roared.

That ship went down with all its crew.
   
True: other ships as proud as she,
Well built, and strong, and wholly new,
   Still ride upon that self-same sea.

But “Truth,” and all on her embarked
   Are lost in an eternal sleep,
(The fatal place itself unmarked)
   Far down in the abysmal deep.

Let fleeing Aguinaldo speak;
   And Oc
̅eola from his cell;
And Sitting Bull, and Crazy Snake;
   Their story of experience tell.

There is no truth in all the earth
   But there’s a Calvary and a Cross;
We scarce have time to hail its birth,
   Ere we are called to mark its loss.

The truth that lives and laugh’s a sneak,
   That crouching licks the hand of power,
While that that’s worth the name is weak,
   And under foot dies every hour.

Avocat de la dignité humaine, Too-Qua-Tsee a su souligner et s’élever contre les mensonges des politiques coloniales qui prétendaient accueillir les Indiens dans leur programme de « progrès », mais qui faisaient tout pour les en éloigner, et pire, faisaient tout pour les supprimer. Il a su analyser et prouver que le progrès n’était pas le but des dirigeants, que la « civilisation » était  l’autre nom donné pour dissimuler la cruauté inique du pouvoir de l’argent. Et que rien dans tout cela ne suivait les préceptes du Christ au nom duquel bien des méfaits avaient été commis, bien des décisions avaient été prises aux dépens des Indiens.

Présentation de l’auteur




Roberto Marzano, poète sans cravate

Roberto Marzano, "poliedrico esecutore di pensieri ", ainsi que le définit la préface de son recueil de poésie, Dialoghi scaleni - ou bien "poète sans cravate" comme le désigne sa bio, est bien un poète-compositeur-interprète de textes et de chansons où son art aux multiples facettes débusque les travers et les du monde contemporain, à travers les objets les plus variés, les avancées technologiques… avec un sens de l’humour mêlant grotesque et surréalisme : que dire de l’aubergine amoureuse qui « grille » pour son objet, ou des fourmis élisant domicile dans les chaussures du poète (qui font penser aux fameux souliers du pauvre Van Gogh).

Un monde hétéroclite, d’où le sérieux et le sentiment ne sont pas bannis, mais protégés par cet humour grinçant qui soulève un coin du réel apparent pour dévoiler ce que l’humain aurait de meilleur en lui. C’est enfin une chanson composée pour le projet Hair in the wind, Capelli al vento, que soutient Recours au poème, qui présentera les textes de l’anthologie réunie par jeudidesmots.com – Cheveux au vent, Femmes d’Iran - pour cette action en soutien aux femmes en lutte pour leur liberté, déjà présentée à Piacenza, où a été effectuée la captation de la chanson.

*

 

traductions : Marilyne Bertoncini

Downlove – L’amore ai tempi di Facebook

 

Ti prego taggami

lungo la schiena un browser

copia ed incollami

i file tuoi nell’anima

tesoro mio modificami

sarò il tuo umile server

il tuo disco fisso

la perdizione in bluetooth

io, piccolo mouse che non fugge

sto connesso ed anelo

a loggare i tuoi giga

ammorbidendo il firewall...

 

Ma il downlove non si avvia

non resettarmi la ram

forse il software è obsoleto

s’imporrebbe un upload

ma amor mio mi accontento

di un pdf (anche piccolo)

un media player d’annata

un viaggio su google earth

basta che tu mi dia

la tua mail od un brivido

un sorriso zippato

e che clicchi “mi piace”

condivida il mio post

ma fa presto se no

mi si arresta il sistema

e davvero non so

se poi mi riavvierò…

Downlove - L'amour au temps de Facebook

 

Tague-moi, s’il-te-plaît

le long du dos d’un navigateur

copie-colle moi

tes fichiers dans l'âme

mon chou change moi

Je serai ton humble serveur

ton disque dur

la perdition en bluetooth

moi, petite souris qui ne fuis pas

Je reste connecté et je désire

loguer tes giga

en attendrissant le pare-feu...

 

Mais le downlove ne démarre pas

ne reboote pas ma mémoire vive

le logiciel est peut-être obsolète

il faudrait retélécharger

mais mon amour je me contente

d'un pdf (même tout petit)

un lecteur média vintage

un voyage sur Google Earth

il suffit que tu me donnes

ton email ou un frisson

un sourire compressé

et que cliquant sur "like"

tu partages mon post

mais fais vite sinon

mon système plante

et vraiment je ne sais pas

si je pourrai redémarrer...

 

*

 

Il conguaglio

 

E' stato proprio il conguaglio dell’acqua

a farci annegare la vita

a infradiciare il nostro povero amore

a renderci naufraghi tra le bollette

le nocche nervose dei creditori insistenti

alla porta ferita da gragnuole di pugni

con noi dietro, muti, senza emettere un fiato

confidando sulla loro stanchezza.

 

A nulla è servito barcamenarsi

tra gli sconti e le offerte sempre più audaci

dei supermercati in guerra perenne

per ottimizzare il costo del lavoro

licenziati in tronco da una crisi bastarda

tranciati da un taglio che ci ha mozzato la testa

ora siam qui di fronte alla finestra

indecisi se aprirla e buttarci nel vuoto

o chiuderla bene ed aprire il fornello

trovando nel gas un qualche rimedio

ma facciamolo subito

prima che taglino anche quello!

La régularisation

 

C'est bien la régularisation de l'eau

qui a noyé notre vie

trempé notre pauvre amour

nous naufrageant sous les factures

les jointures nerveuses d’insistants créanciers

à la porte blessée par des grêles de poings

et nous derrière, muets, retenant notre souffle

escomptant leur fatigue.

 

Il n’a servi à rien de naviguer

entre les remises et les offres toujours plus audacieuses

des supermarchés en guerre permanente

pour optimiser le coût du travail

virés sans préavis par une crise bâtarde

tranchés d'une taille nette qui nous a coupé la tête

maintenant nous sommes devant la fenêtre

hésitant si l'ouvrir et se jeter dans le vide

ou plutôt la fermer et ouvrir la gazinière

trouvant dans le gaz une sorte de remède

mais faisons vite

avant qu'ils ne le coupent aussi !

 

*

 

La melanzana innamorata

 

Prendimi, strizzami

scompigliami il peduncolo

vìola il mio corpo viòla

col tuo pugnale adunco

affettami, trafiggimi

intrugliami con l'aglio

riducimi in cubetti

confondimi il cervello

e, dopo, aspergimi

di sale, di prezzemolo

spadellami nell'olio

sfrigolerò d'amore

io, solanacea timida

dei tuoi occhi cotta

oserei dir... son fritta!

se non fosse che per te

qui me ne muoio…

L'aubergine amoureuse

 

Prends-moi, serre-moi

ébouriffe mon pédoncule

viole mon corps violet

de ton poignard crochu

tranche-moi, perce-moi

mélange-moi à l'ail

réduis-moi en petits cubes

embrouille-moi le cerveau

puis, arrose-moi

de sel, de persil

fais-moi sauter dans l'huile

je grésillerai d'amour

Moi, timide solanacée

amoureuse de tes yeux

oserais-je dire... pour toi je grille !

si ce n'était que pour toi

ici je me meurs...

 

*

 

Formiche nelle scarpe

 

Ho le formiche nelle scarpe!

Hanno perso la ragione

e si son convinte

- nessuno glielo leva dalla testa -

che siano, ahimè, la loro casa.

S’inventano così percorsi arzigogolati

tra tomaia, calze e gli alluci perplessi

per tutto quel traffico frenetico

“ti prendo e non ti prendo”

nella penombra umidiccia...

 

Un improvviso movimento sussultorio

mi induce a  procedere a passo di danza

e a supporre che nella loro opaca lucidità

si stiano, lì, accoppiando

avendo probabilmente scambiato i miei piedi

per un… pied-à-terre!*

 

  • en français dans le texte

Des Fourmis dans les chaussures

 

J'ai des fourmis dans les chaussures !

Elles ont perdu la raison

et sont convaincues

- personne ne l’ôte de leur tête -

que c’est, hélas, là qu’elle habitent.

Ainsi elles s'inventent des parcours tortueux

entre tiges, chaussettes et gros orteils surpris

de tout ce trafic frénétique

"Je t'attrape et je ne t'attrape pas"

dans la pénombre moite...

 

Tout à coup un mouvement saccadé

m'incite à engager un pas de danse supposant que dans leur opaque lucidité

elles soient, là, en train de s'accoupler

ayant probablement échangé mes pieds

pour un… pied-à-terre !

 

*

 

Cheveux au vent




Chronique du veilleur (50) : Gérard Pfister

C'est un trésor dans lequel on puise et  dont on dirait qu'on n'atteindra jamais le fond. C'est Le Livre, que Gérard Pfister compose en 500 fragments, écrits dans une forme unique, des tercets dont le troisième vers semble faire toujours appel à un au-delà, à une autre vision ou révélation. Il y a là comme dans une sédimentation lyrique, un catalogue radieux, tout ce que le livre comporte de richesses et de puissances : la lecture, d'abord, l'écriture et sa soif d'inconnu et d'absolu ensuite.

Le livre
n'est là
que pour nous accorder

Ce terme est musical, bien sûr. Il dit le chant où « chaque mot  / vibre / à la juste fréquence. »  Les accords qu'il nous fait entendre nous lient au monde et aux hommes, à l'invisible qui nous hante et nous hèle. Et c'est alors le prodige :

Le livre
n'est là
que pour nous délivrer

Gérard Pfister, Le Livre, Arfuyen, 17 euros.

Quel grand amour que celui du lecteur, devenu poète et éditeur de poètes ! Il éclate ici à chaque page, avec une exigence admirable, qui est une véritable quête spirituelle.

                  Il faudrait
                  que le livre ne soit
                 que cette vibration

Le fragment suivant éclaire ce vœu, cette recherche obstinée qui pousse Gérard Pfister à poursuivre sa méditation et la mise en mots de ses ardentes variations.

                  Le murmure
                  d'une source
                  entre la mousse et l'herbe

C'est bien dans l'ordre du murmure ou du tremblement qu'a lieu « l'expérience des mots ». Tremblement de l'inconnu « dans chaque silence », « lieu du possible » ou peut-être « un rêve »... Le lecteur attentif a pu, par bonheur, percevoir une « inflexion / dans la ligne mélodique du texte. » C'est bien ce que l'on appelle aussi le timbre, la couleur, ou ce que Proust analyse comme « le vernis des maîtres ». Gérard Pfister a cette oreille absolue qui lui fait choisir les manuscrits pour Arfuyen. Elle est sensible à l'indéfinissable, à ce qui est l'empreinte secrète de chaque vrai poète.

Le titre de ce livre dit bien ce qui sera toujours heureusement le grand mystère poétique :

                  Chaque mot
                  est magie
                  chaque livre est sacré

Au moment où le numérique envahit tout, et jusqu'à la création, Gérard Pfister nous assure, dans cette œuvre magistrale, que rien ne pourra évincer le livre et nous rend confiance : « Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s'ouvre sur l'infini du ciel. »

 

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (9) : Raphaël, l’apiculteur de L’Hôtel de l’Univers à Haute fidélité

« Dans une autre vie / Les marguerites s'effeuillent au ralenti / Personne n'est vainqueur / Les proies les prédateurs / Savourent le nectar / D'une pomme d'api / Api apiculteur » : ces paroles de L’apiculteur reprises par Raphaël résument la quête de ce nectar, dans l’influence des plus grands de la chanson française, Alain Bashung, Christophe, Gérard Manset, qui font le bonheur fugace de l’ « happy » faiseur de tel miel, ce trésor qu’il fabrique depuis L’Hôtel de l’Univers jusqu’à Haute fidélité, lui qui s’est présenté d’emblée, dès son premier album, comme un outsider, un laissé-pour-compte de La meute avant de toucher le Graal du succès populaire avec Caravane : « Je dois à tout prix te montrer ma force / Moi le laissé-pour-compte / De cette meute animale / De ce monde catastrophe / Qui s'emballe qui s'emballe » !

Théâtre d’une planète en perte de repères, où chacun lutte pour sa survie, on songe déjà à Animal, On Est Mal du Voyageur Solitaire qui vit dans le jeune talent la tentation d’Être Rimbaud : « Être Rimbaud, ni laid, ni beau, / Comme Pierrot et roder dans la ville / Avec le rire cruel et le regard haineux. / Être de ceux jamais content, / Jamais heureux, / Au long des quais mouillés, / Allant comme un noyé de la maladie bleu / Car l'homme n'est pas aimé. / Qui cherche la vraie vie ? »

Reprise de l’échappée poétique en Homme aux semelles de vent, c’est un chant de Vaurien, de Voyou, de Vagabond, toujours Sur la route pour faire allusion à son duo aventurier(s) avec Jean-Louis Aubert enregistré dans son second album La réalité, qu’entonne Raphaël en invitation au voyage à l’apostrophe limpide de Caravane : « Est-ce que rien ne peut arriver / Puisqu'il faut qu'il y ait une justice / Je suis né dans cette caravane / Et nous partons allez viens / Allez viens // Et parce que ma peau est la seule que j'ai / Que bientôt mes os seront dans le vent / Je suis né dans cette caravane / Et nous partons allez viens / Allez viens / Allez viens » !

Raphaël, Hotel de l'univers ℗ 2000 Parlophone / Warner Music France, a Warner Music Group Company, compositeur C. Manset Composer, texte Raphael Haroche.

Hymne(s) à la fuite, toutes les chansons de ce troisième album, au succès foudroyant, s’écoutent en autant de messages d’urgence à partir, à aimer, à vivre, et puisque le temps est compté, seule prévaut l’intensité à garder, cette beauté de l’instant à saisir, car qu’importe ce que nous serons dans 150 ans : « Et dans 150 ans, on s'en souviendra pas / De ta première ride, de nos mauvais choix, / De la vie qui nous baise, de tous ces marchands d'armes, / Des types qui votent les lois là-bas au gouvernement, / De ce monde qui pousse, de ce monde qui crie, / Du temps qui avance, de la mélancolie, / La chaleur des baisers et cette pluie qui coule, / Et de l'amour blessé et de tout ce qu'on nous roule, / Alors souris. » Alors sur un tel sourire, sans partir fâché(s), Raphaël esquisse déjà, en équilibre sur la corde de la chanson-poème, son numéro de funambule, avant d’oser d’autres expérimentations, à suivre…

« Vive le vent de l'hiver / Et la chanson de Prévert / Continue sa route à l'envers / Je ne suis pas chrétien / Mais de tout je me souviens » : ainsi entonne le chantre des lettres de noblesse de ses prestigieux aînés, dans Le Vent de l’hiver, affirmant avec désinvolture : Je sais que la terre est plate, et laissant déjà filer Le Petit train de sa jeunesse, embarquant désormais dans la locomotive du Pacific 231 pour renouer tant avec le charme de la modernité que l’élégance de ce mystère profond qui innerve ses chansons contre ce qui ruine le quotidien, de la guerre à La Petite misère à l’élan vers l’enchantement de La Fée, la signature de ce quatrième album marquant un retour aux sources énigmatiques d’une poésie à décrypter, coulant dans toutes les rivières de diamants de ses disques suivants, boxant avec les mots, dans sa catégorie Super Welter, livrant ce combat de la vie décuplée par les chœurs d’enfants, sur le fil des Somnambules, donnant en offrande son véritable Chant d’honneur : « J'ai fait la guerre à mes misères / J'ai fait la guerre à mes colères / Et j'ai tué quelques cris / Fait exploser ma jalousie / Combattu ce qui me tue / Et battu pour l'honneur / Aux médailles, aux vertus / J'ai combattu à mains nues », dans ce pugilat de l’existence qu’il transforme en noble art, avant d’être emporté par le grand tourbillon de l’Anticyclone qui témoigne du réchauffement climatique et de la disparition de l’espèce, dans  L’Année la plus chaude de tous les temps, à donner cette envie irrépressible de Retourner à la mer, chanson en clin d’œil à son recueil de nouvelles du même titre, dont la finesse de l’écriture avec sa galerie de second rôles emblématiques, entre ouvrier d’abattoir, vigile, strip-teaseuse, et fils indigne, dévoile une part d’humanité à la fois pathétique et touchante, balayant l’image du Vagabond qui lui colle à la peau…

Haute fidélité, extrait de l'album Haute fidélité, https://Raphael.lnk.to/hautefidelite - Réalisation : Jean-Baptiste Mondino Production exécutive : ICONOCLAST.

C’est alors à prolonger ce sillon d’une Haute fidélité que s’applique la création de Raphaël, dont le dernier album, caractéristique de ce sens de la loyauté, de la parole donnée aux autres, dans son habileté à côtoyer cette part déjà évoquée et toujours inexpliquée, faisant de chacun des titres de cette œuvre de poésie sonore, une histoire troublante, un secret à demi-mots, invitant des interprètes féminines à en partager le récit, du Train du soir avec Pomme à Si tu pars ne dis rien avec Clara Luciani, jouant du Maquillage bleu, conviant également son jeune partenaire en ses hautes terres, Arthur Teboul, dans La Jetée et dans Personne n’a rien vu, à mettre en pleine lumière la grandeur du sentiment amoureux, malheureusement resté dans l’ombre, passé sous silence, si brûlant encore, mais comme menacé : « Personne n'a rien vu de mon amour, mon amour / Ho, personne n'a rien vu combien j'étais pâle en plein jour / Sauf les rayons toxiques de la lune / De la couleur d'un fusil chargé à bloc (Personne n'a rien vu) / Je suis sorti dehors pour me calmer un peu / Elle m'a envahi comme le feu (Personne n'a rien vu) / Elle a brûlé les vaisseaux, changé de peau / Brûlé les vaisseaux, changé de peau / Et les vaisseaux extra-terrestres sous nos peaux (Personne n'a rien vu) » ! L’implicite des seconds degrés dans le surréalisme de l’écriture reliant les deux paroliers garde là aussi ses mille-et-un sens cachés, à peine dévoilés, le Mystère reste entier, Raphaël et Arthur Teboul en étant devenus les explorateurs enhardis, sans fin…

Raphaël, Le bleu du ciel · Haute fidélité ℗ 2020, Sony Music Entertainment.




Regard sur la poésie Native American : Kenzie Allen, « Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique », ou la prise de responsabilité.

(Les poèmes sont reproduits grâce à l’aimable autorisation de l’auteure, qu’elle en soit remerciée).

 

« Je vois la poésie, et l’écriture, comme une responsabilité. La responsabilité envers ce que vous produisez dans le monde et envers les gens du monde. » Ainsi s’exprime Kenzie Allen, toute jeune artiste aux multiples talents, membre de la nation Oneida (Oneida du Wisconsin, elle appartient au clan de la Tortue), donc membre de la grande confédération Haudenosaunee (gens de la longue-maison) connue comme la confédération Iroquoise (formée, en plus de la nation Oneida, des nations Seneca, Cayuga, Mohawk, Onongada, et Tuscarora). Elle partage son temps entre Toronto où elle enseigne, la Norvège où elle a vécu plus jeune, et la réserve Oneida à Green Bay dans le Wisconsin. Elle s’est faite remarquée en remportant le prix de la découverte (92NY discovery prize), puis le prix James Welch qui récompense un poète Indien, le littoral Press Poetry Prize, et enfin le 49th Parallel Award de poésie. Elle a concentré ses recherches universitaires sur la poésie visuelle et documentaire, la cartographie littéraire, et enfin la mise en œuvre de la souveraineté des nations Indiennes par le biais d’un travail créatif.

Son dernier projet de poésie incorpore l’histoire et les histoires intergénérationnelles liées aux mouvements migratoires diasporiques et aux déplacements forcés, incorpore les traditions des Indiens Haudenosaunees et des extraits d’archives comme ceux du pensionnat pour Indiens de Carlisle. Elle aime user de procédés multimodaux. Elle a obtenu une maîtrise d’écriture créative, un doctorat d’anglais, et une licence d’anthropologie. Elle est aussi photographe à ses heures.

Son idée de la poésie documentaire est liée à son ambition de poète, quelqu’un-e qui doit jouer les rôles d’interlocuteur culturel. Il-elle doit être un-e interprète débordé-e par son imagination, et doit s’engager, il-elle est un-e militant-e. Kenzie dit trouver de la joie dans le fait d’être une descendante des Indiens Oneidas, elle dit trouver la poésie dans la communauté. Elle dit que la poésie et la musique constituent sa force. Sa grand-mère était une chanteuse d’opéra, et son nom Oneida signifie Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique.

La musique, la musicalité, sont ce qui relie et se réfère au langage quel que soit le medium utilisé. Elle affirme aussi que la poésie vit dans une expérience de communauté, que le pouvoir qu’elle acquiert se fait par l’intermédiaire des connexions créées dans une communauté, que les lectures de poésie sont des incarnations du souffle et des rythmes du poème, qui la laissent médusée et qui ont un fort impact sur elle. Elle dit aussi que la poésie est un autre moyen de comprendre, un autre outil de compréhension, que dans l’espace d’un respir la poésie vous fait traverser différents paysages, qu’elle est le contraire de la compartimentation : « What I love about poetry is the wholeness it affords » (ce que j’aime à propos de la poésie, c’est la complétude qu’elle offre. »

Le premier titre du poème qui va suivre était : Plus d’Indien calme, que des éclairs. Publié dans le magazine the Paris Review,  le titre a été modifié en :

 

Calmes comme des éclairs

Et reçue de toi je l’ai conservée comme une mise à mort,
mon nom, mon héritage, ma rancœur
et le petit trou derrière l’épaule

où je peux être blessée. La longue-maison
en allumettes que j’ai taillée, les ormeaux
la remplissant attachés avec des cheveux, des tasses Utes

à café peintes et des tortues en fer un feu de paille
d’identité, un œil en amande surveillant
entre les bibliothèques blanches

et les photographies de villes, vergers,
tombeaux, une vieille planche à repasser
abandonnée dans la rue devant notre ancien logement,

des bougies que j’ai allumées à Lisbonne pour toutes les femmes
que j’avais aimées. Des animaux qui ne sont plus
avec nous. Des animaux qui ne sont plus

à nous. Une telle étendue de paysage dont je ne
peux pas m’occuper, farouche comme un visage d’enfant,
émietté sous la sécheresse,

bordé de sel. J’ai conservé le nénuphar,
comment les médecines étaient données
au Clan de l’Ours, la Donneuse de nom,

comment ses paroles m’avaient
rendue plus sombre. La bague en turquoise
et comment les esprits sont satisfaits

que l’on donne cela qui avait été
tellement admiré, la sweetgrass*
dans mon tiroir à chaussettes, l’exact volume

d’air que mes poumons et mon ventre
peuvent contenir alors que j’essaie d’en respirer
et d’en avaler sa douceur. Chaque perle, chaque boucle

de chaque collier trésor—
j’ai gardé les piquants de porc-épic
dans ma gorge, je laisse l’eau me noyer

chaque nuit dans mon canoé
fond-de rivière, je suis funambule
depuis  mon arrivée sur terre,

depuis qu’ils ont fait monter le sol
et fabriqué une île ceux qui n’ont pas
péri dans le plongeon. Depuis que l’île a rampé

jusqu’à devenir continent, j’ai été
coquille et mémoire, calendrier et foyer.

 

Sweetgrass : Hierochloe odorata, aussi connue sous les noms de foin d'odeur, avoine odorante, hiérochloé odorant ou herbe aux bisons, est une plante herbacée vivace de la famille des Poacées, originaire de l'hémisphère Nord

 

Quiet as Thunderbolts

And I kept it from you like a kill,
my name, my legacy, my shoulder
chip and the small hollow beneath

where I can be wounded. The Longhouse
I whittled to matchsticks, abalone
filling up with hair ties, Ute painted

coffee mugs and iron turtles a pan-flash
of identity, an almond eye watching
from between the white bookcases

and photographs of cities, orchards,
graves.
A lonely ironing board
left to the street outside our old place,

candles I lit in Lisbon for all the women
I have loved. Animals who are no longer
with us.
Animals who are no longer

ours. So much landscape I can’t
tend to, wide as a child’s face
and crumbled in drought,

rimmed in salt. I kept the Water
Lily, how Bear Clan was given
the medicines, Namegiver,

how she made me darker
with her words.
The turquoise ring
and how it pleases the Spirits

to give that which has been
so admired.
The sweetgrass
in my sock drawer, the exact volume

of air I can fit in my lungs and belly
as I try to swallow and breathe
its sweetness.
Every bead, every

loop of every treasure necklace—
I kept porcupine quills
in my throat, I let the water drown me

every night in my river-bottom
canoe.
I’ve been sleepwalking
since I got to this earth,

since they brought up the soil
and made an island, those who did not perish
in the dive.
Since the island crawled

into a continent, I’ve been
shell and memory, calendar and hearth.

 

Ce poème montre combien l’identité Indienne prend de plus en plus de place dans la conscience de Kenzie. La fin du poème célèbre cet héritage Indien en faisant allusion au mythe de la création, en montrant la fierté ressentie mais aussi les épreuves que subissent les Indiens encore aujourd’hui. Kenzie dit que sa famille a subi les conséquences de la politique d’assimilation mais elle n’a jamais renoncé à sa part d’héritage Indien, et elle a été transmise aux enfants.

The 92nd Street Y, New York., lecture par Kenzie Allen.

Kenzie se rappelle que durant son enfance, elle se trouvait assaillie par les stéréotypes négatifs plaqués sur les Indiens, et clamer son identité Indienne était un acte de courage. D’où ce “I kept it from you like a kill” (cette identité conservée comme une mise à mort). Ce poème est une façon de dire stop, arrêtons les clichés, cessons de prétendre savoir ce que c’est d’être Indien, façon de témoigner et d’affirmer que l’indianité n’est pas une valeur figée, qu’il n’y a pas une indianité unique. Et que quel que soit l’endroit sur terre où elle voyage, Kenzie emporte la sweetgrass afin d’avoir toujours avec elle l’odeur de la réserve Oneida dans l’état du Wisconsin, car où qu’elle soit elle est Oneida. Le titre quant à lui encourage les Indiens à être fiers et à assumer leur héritage, leur identité Indienne. Elle les encourage à ne pas ressembler au cliché de l’Indien imperturbable au visage fermé, ils doivent désormais envoyer des éclairs, ils doivent rayonner.

Un poème publié récemment (septembre 2022) dans le prestigieux magazine POETRY, intitulé End of the Trail-Fin de la piste, évoque l’auteure et sa mère dans la maison de la grand-mère après son décès. La réflexion sur ce qui dure, ce qui cesse ou ce qui s’évanouit, la réflexion sur la possibilité de chacun de prendre le relais sous l’œil des anciens afin que l’histoire à la fois commence et se perpétue, mènent à la compréhension et au consentement de l’auteure : elle assume l’héritage, avec enthousiasme et conviction, elle prend les rênes désormais.

Fin de la piste

Simple reproduction, vous pourriez la transporter,
Vous pourriez la porter dans vos bras ;

Suffisamment petite—                     mais je tombe en ruine,
                                                              je m’érode, à ses pieds.

 

J’ai grandi sur ce sol, dans la maison de ma grand-mère.
Sur chaque surface une statue. Sur chaque mur

des chefs enturbannés, des femmes avec des bébés sur le dos
recueillant de l’eau,

des hommes à cheval qui montrent le chemin
dans une neige épaisse. Comme si notre maison était un musée,

comme si le musée te voyait enfin
             dans tous les sens,

et pourquoi pas—collecter aussi les Russels, Millers et Wyeths.
Ce que chacun de nous savait de nous

dans ce qui restait.

Je demande qui a récupéré les Remingtons, les copies,

quand elle est morte.

Juste un autre Indien
affalé sur son cheval.

comme si je pouvais

                                              dans plus que la mémoire

détenir l’objet en l’air,
une urne, tremblante,

 une photographie que vous ne pouvez pas vraiment faire sortir
 

comme cette Bible qui a reposé à côté d’elle
de très nombreuses années, a survécu à une guerre nouvelle ;

a survécu aux bombes ;
mais les bombes ont apporté l’inondation,

et maintenant le livre des martyrs est taché ;
ne parle qu’au travers des marges

sur les bords. Tout le monde faisait ça
à l’époque—me dit-on,

tu tiens l’objet en l’air. Vous questionnez.
Aucune histoire ne sort.

En ces années de tranquillité,
rien que les archives ;

pas de photos d’enfance, pas de langage
camouflé dans le coin de la page—

il reprend seulement son souffle,
il leur survivra tous,

il est, après tout,
fait de pierre.

Fin ou infini ?
J’voudrais pouvoir vous l’dire—

Cette silhouette particulière,
un bronze verdissant au fil des ans—

 

la plaque est si petite.
Aucune explication ne convient.

Pas de sol plus ferme
sculpté dans les coins.

 

Dans le grand fauteuil en cuir qui était son trône,
elle montrait du doigt chaque cadre penché, dis-moi :

 L’Indien en Sa Solitude
est de travers

Le Dernier des bisons,
Dernier des Mohicans

Tous ces derniers
dureront plus que nous deux.

N’oublie jamais,
même si tu le pouvais, 

qui tu es.
Leurs yeux surveillent

depuis les murs, depuis les tombes.
Ce n’est pas la fin.

Parfois les histoires t’attendent
pour commencer.

À qui cela appartient-il à présent,

demandé-je à ma mère, qui sait le chemin
que chaque poinçon de bijouterie a suivi,

le Wedgwood, Frankoma*, toutes les petites statues,
mais elle ne sait pas où c’est parti,

les rênes délicat en cuivre que je peux encore sentir
se courber sous mes mains,

les pistolets parfaitement
forgés, la torsion des vertèbres

du cheval, les sabots
qui labourent

en un mouvement brillant


pareil au métal qui pourrait bien bondir
de la plinthe.

Charles Marion Russell est l’un des plus grands peintres de l'ouest américain avec quelque chose comme 2 000 tableaux représentant les cow-boys, les Amérindiens et les paysages du Far West de la fin du XIXᵉ siècle.
Jacob Miller (1810 -1874) est connu pour ces tableaux représentant des trappeurs et des Indiens d’Amérique engagés dans le commerce des fourrures.
Andrew Wyeth est un célèbre artiste américain spécialisé dans les peintures réalistes de personnes et de paysages
Frederic Sackrider Remington (1861-1909) fut un peintre américain, dessinateur et sculpteur qui représenta l’ouest américain.
Wedgwood : fabrique de poterie et de faïence
Frankoma : poterie

 

End of the Trail    

Mere reproduction, you could carry it with you,
you could carry it in your arms;

small enough—                                            but I crumble,
                                                                  erode, at its feet.

 

I grew up on this ground, in my grandmother’s house.
On every surface, a statue. Every wall

with cloth-turbaned chieftains, women gathering water
with babies on their backs,

men on horses who point the way
deep in snow. Like our home was the museum,

                                           as though the museum saw you
                                                 every which way, at last,

and why not—collect the Russells, Millers, Wyeths*, too.
What any of us knew of us

in the what was left.

I ask who got the Remingtons, the replicas,

when she passed.

Just another Indian
slumped on his horse.

 

As though I could

                                              in more than memory

hold the object aloft,
an urn, trembling,

a photograph you can’t quite make out
 

like that Bible which has lain beside it
so many years, survived a newer war;

survived the bombs;
but the bombs brought on the flood,

and now the book of martyrs is water-stained;
speaking only through the edges’

marginalia. Everyone did that
in those days
—I’m told,

you hold the object aloft. You ask.
No stories issue forth.

In those years of quiet,
nothing but the archives;

no childhood photographs, no language
tucked in the corner of the page—

he is only catching his breath,
he’ll live past them all,

he is, after all,
made of stone.

End or enduring?
Wish I could tell you—

—this particular silhouette,
a bronze greening over years—

the placard is so small.
No explanation fits.

No firmer ground
sculpted in the corners.

In the great leather armchair that was her throne,
she’d point out every tilted frame, tell me:

The Indian in His Solitude
lies crooked.

The Last of the Buffalo,
Last of the Mohicans,

all that last
outlasting us both.

Never forget,
even if you could,

who you are.
Their eyes still watch

from the walls, from the graves.
This is no end.

Sometimes the stories wait for you
to begin.

To whom does it belong now,

I ask my mother, who knows the path
every stitch of jewelry has taken,

the Wedgwood, Frankoma, all the little statues,
but she doesn’t know where it’s gone,

the delicate copper reins I can still feel
bend beneath my hands,

the perfectly wrought
pistols, horse spines

twisting, hooves
churning

in brilliant motion
                                                                                          like the metal might fair leap
                                                                                                     from the plinth.

 

Dans le poème suivant, publié par la revue Apogée, Kenzie dénonce avec une ironie mordante, la façon dont les scientifiques véhiculent et transmettent les stéréotypes à travers les siècles. Leurs conclusions inévitablement servent la doxa en vigueur et placent toujours l’occident du côté des civilisations avancées ; ou encore plaident pour la théorie du passage en Amérique par le détroit de Behring par des populations asiatiques afin d’expliquer l’origine des populations Indiennes, faisant de ces dernières des groupes colonisateurs comme n’importe quels autres, minimisant ainsi l’illégalité de l’invasion européenne.

Bonk! Performance Art Series presents: poet, Kenzie Allen. February 25, 2017, Racine, Wisconsin.

 

Détermination d’affinité raciale

Une arrête nasale galbée, un maxillaire arrondi
et cette pression d’une incisive dentelée,

celle-ci est asiatique (selon toute probabilité). Nous ne pouvons en être certains
quand seul un os reste, mais comparez

la longueur ulnaire, la saillie mandibulaire, ces signes
de l’origine. Mongoloïde, caucasien, morphes alternatifs des orbites
leur douce inclinaison pour que baignées de soleil, elles soient couvertes,

à la façon dont Draw Girls Around The World* expliquait
le réalisme ethnique. Faites-lui des lèvres larges et pleines
donnez-lui de belles hanches et des épaules étroites
définissez son muscle donc. Ils ne disent pas
qu’il démarre du squelette, en fragments de fragments
ou que les 0,02 gramme pourraient être une erreur de l’utilisateur
ou pourraient signifier que vos ancêtres vous ont envoyé en aval de la rivière
dans un panier. Il n’est en rien fait mention de la variabilité
et comment à chaque fois que vous regardez son crâne

il change, comment vous ne pouvez pas vous-même vous enlever la peau
et poser des questions à votre corps.

Draw Girls Around The World : Dessiner les filles du monde entier (serait un manuel imaginaire)

Determination of Racial Affinity

A shapely nasal spline, rounded maxilla
and that flick of a scalloped incisor,

this one is Asian (in all likelihood). We can’t be certain
when only bone remains, but compare

ulnar length, mandibular jut, these caveats
of origin.
Mongoloid, Caucasoid, alternate morphs
for sun-soak, overcast, sweet tilt of the sockets

the way Draw Girls Around The World explained
ethnic realism. Make her lips large and full,
give her beautiful hips and tiny shoulders

define her muscle thus. They don’t say
it starts in the skeleton, in fragments of fragments
and the .002 gram that could be user error

or could mean your ancestors sent you down the river
in a basket, nothing mentions variability
and how every time you look at that skull of hers

it changes, how you can’t pull off your own skin
and ask your body questions.

 

Si les poèmes de Kenzie Allen ont un caractère militant et documentaire ainsi qu’elle le réclame, elle porte cependant une véritable attention à la nature et elle s’est retrouvée à surveiller une forêt en Oregon l’été dernier(état dévasté par les incendies en 2022). Cette responsabilité plus la beauté des paysages, l’observation des oiseaux, des fourmis, etc.,  lui donne le sentiment de vivre une vie pleine de sens. Dans un des poèmes qui lui ont valu de remporter le prix  de la découverte, elle parle d’un daim, dont le nom en Oneida suggère l’idée de paix, il est vu comme « le paisible ». Il regarde son reflet dans les lacs, il craint les loups capables de « dévorer le monde », et se demande ce que c’est que la paix, ou même ce qu’elle a pu être. On sent que par un processus d’identification l’auteure se voit en daim, elle ne veut pas se promener seule en forêt, elle a conscience d’être une proie possible pour les chasseurs ou prédateurs de tous ordres. Un autre poème récompensé est un lipogramme, c’est-à-dire un poème d’où sont exclues certaines lettres. Dans ce poème, Kenzie s’en tient aux seules treize lettres que la langue anglaise et la langue Oneida partagent. Le titre du poème est : Même le mot Oneida ne peut s’écrire en langue Oneida, ce qui est un formidable symbole de la façon dont les cultures Indiennes ont été effacées par la colonisation et les politiques d’assimilation.

Kenzie a participé au premier volume d’une anthologie dont le titre est Embodied (Incarnées). Il s’agit d’un livre de poésie traitée par la bande dessinée, à caractère féministe. Cette anthologie présente des visions du corps aussi bien mystiques que douloureuses, joyeuses ou extatiques ou ancrées… Il s’agit d’une collaboration entre artistes de bandes dessinées et de poètes femmes représentantes de genres différents allant de la cis au trans en passant par non-binaire.

On l’a compris, cette jeune-femme fera son chemin sur des routes pluridisciplinaires qui lui permettront et de montrer ses divers talents, et de coller au rôle de poète tel qu’elle le comprend, en assumant et son identité Oneida et sa responsabilité de citoyenne appartenant à deux nations. Ainsi que l’auteure Sioux Oglala Layli Long Soldier l’a exprimé dans son livre Whereas (traduit en français sous le titre Attendu que aux éditions Isabelle Sauvage), c’est investie de cette double citoyenneté qu’elle doit écrire, se faire des amis, manger, travailler, écouter, observer et qu’elle doit constamment vivre.

Présentation de l’auteur




De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ?

INTRODUCTION

Le Surréalisme, terme employé pour la première fois par Guillaume Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias1, a été institué en mouvement artistique par André Breton, à partir de 1924. Il s’est construit autour d’un certain nombre de dogmes esthétiques parmi lesquels le déni total de la mémoire. Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée.

Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée. Autant de choses que le Surréalisme réprouve, les imputant au compte d’un monde qui a échoué dans sa vocation à édifier l’être. L’écrivain surréaliste prétend donc renoncer à la faculté mémorielle, s’il ne la nie pas. Dans ce sens, il ne s’agirait, dans l’acte d’écriture, que de donner sens et valeur au présent et à l’avenir par des formes artistiques hardies d’outrage contre les formes du passé et promptes à « réinventer la vie ». Concrètement, le surréalisme, sous la houlette de Breton, invente des techniques de création ayant pour vocation d’évincer les phénomènes mémoriels de l’art. Ce sont : l’écriture automatique, le sommeil hypnotique, le hasard objectif, etc. On peut, à juste titre, se préoccuper de savoir si la mémoire a été véritablement et définitivement boutée hors des stratégies scripturaires des surréalistes ou si elle s’est insidieusement faufilée entre les lignes de leur art poétique, pourfendant ainsi une disposition doctrinale ; des marques de la survivance mémorielle semblant se trouver incrustées à travers des procédés figuraux et énonciatifs, en plus de quelque présomption afférente à la métrique classique. Pour intégrer l’épineuse problématique de l’hypothétique intervention de la mémoire dans l’écriture surréaliste, nous avons recouru à André Breton, sa figure centrale, du reste.

Portrait d'André Breton © Victor Brauner.

D’où le sujet suivant : « De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ? »  L’objectif poursuivi est de savoir si André Breton, chef de file du mouvement et fervent négateur de la mémoire, réussit son pari nihiliste à l’égard de cette instance psychique ou si, malgré tout, celle-ci s’impose inconsciemment ou irréversiblement dans l’effusion de son art.

Notre hypothèse est qu’André Breton produirait un art qui s’efforcerait d’ostraciser les ingrédients de la mémoire sans, toutefois, y parvenir dans l’absolu. Du coup, les stratégies antimémorielles et celles relevant de sa survie génèreraient des valeurs esthétiques en passe d’enrichir son art. Et comme matière illustrative d’analyse, l’étude élit les recueils Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau. La problématique qui sous-tend l’ensemble de la réflexion est la suivante : comment la mémoire qui, principiellement, est   révoquée hors du champ de l’art surréaliste brétonien, s’y retrouve comme pertinemment diffus ? Quelles sont les stratagèmes poétiques qui permettent de faire fonctionner cette double démarche ? Le Surréalisme de Breton serait-il, en définitive, un dessein d’utopie sur la question précise du phénomène mémoriel ?

Pour dérouler la réflexion, trois herméneutiques seront convoquées. Ce sont : la psychocritique, l’intertextualité et la poétique. La première est la conception méthodologique de Charles Mauron et consiste à quêter les traces de l’inconscient psychique d’un auteur dans son texte, eu égard aux images obsédantes qu’il y sème. Ici, cette critique permettra d’apprécier si le flux continu des images dont use Breton n’a aucun rapport avec la mémoire ou si, au contraire, il en porte la trace. L’intertextualité, elle, se conçoit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Gérard Genette, 1982, p.8). Elle servira à étudier la pratique intertextuelle, c’est-à-dire la référence à d’autres textes ou auteurs comme relevant, plus ou moins, d’une implication du mémoriel. La poétique, pour sa part, s’entendrait comme « la recherche des lois (générales) permettant de rendre compte de la totalité des œuvres (particulières). » (Maurice Delcroix et Ferdinand Hallyn, 1987, p.11). En un mot, la poétique, en tant que théorie littéraire usuelle, se résumerait à l’examen des pistes thématiques et formelles des textes de Breton, sous le rapport de leurs complexités techniques, figuralement inventives, et métriques, imputables ou non à l’hypothèse d’un phénomène mémoriel.

Le travail s’articule en trois parties dialectiquement interconnectées. La première intitulée « de la mémoire comme d’un mythe dans la poésie de Breton » consistera à indiquer les signes textuels qui fondent en théorie la proscription de la mémoire dans la création poétique de Breton. La deuxième, « De l’impossible aliénation de la mémoire chez Breton » se consacrera, en revanche, aux indices de la présence obstinée de la mémoire dans l’art du poète-idéologue français. La troisième, quant à elle, intitulée « Dédire et dire la mémoire : les enjeux d’une (im)posture », situera les enjeux du presqu’inédit ‘’Absence/présence’’ du mémoriel dans l’écriture du maître du surréalisme.

André Breton, Clair de Terre, L'Union libre, lecture de poème en ligne. Auguste Vertu.

  1. DE LA MEMOIRE COMME D’UN MYTHE DANS LA POESIE DE BRETON

La mémoire a été l’objet d’un traitement variable dans les différentes instances de la science et de la connaissance, et ce, depuis les travaux inauguraux d’Hermann Ebbinghaus2.Nous ne ferons pas l’inventaire des conceptions assez divergentes sur la question mais, délibérément, nous nous limitons à des approches qui restituent l’entité abordée  sous un angle opérant. Si les Behavioristes3 nient toute idée de mémoire, limitant la vie de l’homme à son comportement et non à une intériorité qui collecte et structure des souvenirs, les tenants de l’approche structurale4 de la mémoire admettent, eux, son existence et la scindent en deux sous-catégories. Ce sont : la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Chacune jouit de spécificités identifiables grâce à un travail définitoire. Selon Gilles Deleuze (1998, p.47) :

La mémoire volontaire va d’un actuel présent à un présent qui « a été », c’est-à-dire à quelque chose qui fut présent et qui ne l’est plus. Le passé de la mémoire volontaire est donc doublement relatif : relatif au présent qu’il a été, mais aussi relatif au présent par rapport auquel il est maintenant passé. Autant dire que cette mémoire ne saisit pas directement le passé : elle le recompose avec des présents.

Cette définition appelle au moins trois conséquences. Primo, la mémoire volontaire dépend concomitamment de la volonté et de la conscience de celui qui se rappelle une information. Secundo, elle est utilitaire car elle aide celui qui se souvient à faire revenir des souvenirs pour un besoin immédiat. Tertio, cette mémoire ne « saisit pas directement le passé » mais « le recompose ». Autrement dit, les souvenirs ne sont pas restituables dans leur entièreté ; ils comportent des vides qui, chez l’artiste, seront comblés, recomposés par le geste de création : fiction, images et ton.

La mémoire involontaire, pour sa part, comme son nom l’indique se passe de l’intelligence et de la volonté du sujet qui se rappelle le passé. Elle est toujours déclenchée par une ou plusieurs sensations provenant des organes de sens. Jacques Zéphir (1990, pp.152-153) dira, à cet effet, que « le point de départ du souvenir involontaire est […] une sensation oubliée qui se réveille, fraiche et active, ce qui soulève de proche en proche, jusqu’au fond de notre inconscient, les souvenirs de notre vie passée ».

La mémoire, telle qu’on vient de la voir, peut être au départ de la mystique de la création. Marcel Proust en est l’apologue avéré. Dans ses livres, en effet, le temps qu’il croit perdu est retrouvé grâce au travail mémoriel. A travers l’expérience de la madeleine, notamment, il montre comment la mémoire involontaire est générateur d’écriture. Pour lui, le plus important dans la vie d’un homme demeure, « le passé dont les choses gardent l’essence et l’avenir où elles nous incitent à le goûter de nouveau. » (Marcel Proust, 1954, p.885).

Breton, au contraire de Proust, s’évertue à effacer la mémoire. Pour y parvenir, il procède de plusieurs manières. Parmi celles-ci, on peut citer l’abstraction de la vie antérieure par l’écriture automatique, le désordre scripturaire, reflet d’une impression de folie, et les actants amnésiques.

André Breton, Sur le route de San Romano, lecture par l'auteur, Poème.

I.1.  La vie antérieure récusée par l’écriture automatique

La vie antérieure, c’est celle qui se souvient du passé, de l’enfance et de l’adolescence comme d’autant de phases contributives à l’édification de l’être. Généralement, les poètes sont réputés pour la densité de leur vie antérieure dont ils communiquent rétrospectivement les contours au lecteur par la magie du langage imagé.

Chez Breton, au contraire, la vie antérieure est dévoyée par la pratique de l’écriture automatique. En tant que performance scripturaire pulsionnelle immédiate et en situation, non régentée par le diktat de la Raison, l’écriture automatique est un prétexte pour   déconnecter l’art du passé. Il s’agit d’un automatisme qui confie et confine la destinée de l’écriture au mouvement du stylo et de la main, sur le support graphique choisi par l’artiste, sans retour ou recours au décor antérieur de l’être et aux expériences qui s’y sont cristallisées. André Breton, (1966, pp.104-105), écrit :

Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momentanément abstraction de tout autre point de vue que poétique […] Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux, en grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre la pente – et je gage qu’on l’acceptera- serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique torrent. […]

Le poète est clairement en phase de performance ou d’effusion créatrice, dans un strict rapport au présent comme l’attesterait le participe présent (« écrivant ces lignes »). Les métaphores aquatiques (« source », « torrents ») plaident pour une écriture fluide, au flux continu, gage d’identification de l’écriture automatique. Faire « abstraction de tout », en tant qu’enjeu de cette écriture in situ, est l’indicateur d’un nihilisme global qui, sur un plan psychologique, figure une posture de l’oubli ou de la négation de toute antériorité. Ainsi, les souvenirs d’enfance sont-ils volontairement ostracisés (André Breton, 1966, p.115) :

Un musicien se prend dans les cordes de son instrument
Le pavillon Noir du temps d’aucune histoire d’enfance
Aborde un vaisseau qui n’est encore que le fantôme du
sien.

Le déterminant « aucune » ainsi que le lexique du deuil (« noir », « fantôme ») participe d’une volonté d’effacer toutes les traces de l’enfance, indice vectoriel du passé qui vit en l’adulte. C’est aussi sous la forme d’une attaque en règle contre le conte qu’André Breton ruine la chaine du temps et se montre sans concession pour le passé.

Par définition, le conte est un récit imaginaire dont les évènements sont sensés s’être déroulés à une époque plus ou moins lointaine. Selon toute vraisemblance, l’évocation du conte est une sublimation du passé lointain, avec son corollaire baudelairien de royaume de l’enfance, ancrage du souvenir que le poète du surréalisme s’impose d’oblitérer : « Si, l’esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception ». La métaphore adjectivale (« l’esprit désembrumé de ces contes ») est un propos à charge qui place le conte, genre apologue du passé, sous l’axe d’un inhibiteur toxique de l’esprit. Ici, « délices » et « déceptions » jouent le même rôle syntaxique de complément d’objet direct. Ceci pour mieux mettre en parallèle la dualité nocive d’un genre qui séduit mais déçoit autant que le passé dont il est le laudateur   ou le thuriféraire consacré.    

I.2. Actants et impression d’amnésie

L’amnésie est une perte de la mémoire consécutive à un traumatisme ou à une maladie quelconque. L’amnésique, celui qui souffre de cette maladie, est ignorant de lui-même et de son histoire. Breton génère des actants - personnage, narrateur - qui subissent à volonté cet état pathologique. Dans l’extrait suivant, le personnage mis en scène fini par perdre la mémoire :

       L’histoire dira
Que M. de Nozières était un homme prévoyant
Non seulement parce qu’il avait économisé cent
Soixante-cinq mille francs
Mais surtout parce qu’il avait choisi pour sa fille un
Prénom dans la première partie duquel on peut
démêler psychanalytiquement son programme
La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit
N’a plus après cela qu’une valeur d’illustration

Mon père oublie quelque fois que je suis sa fille
L’éperdu (André Breton, 1966, p.152).

La trajectoire existentielle globale du personnage nommé M.Nozières appelle une certaine dualité sur la question de la mémoire. D’une part, on identifie des évènements reflétant une forte concentration de l’activité mémorielle et, d’autre part, on assiste à la faillite de celle-ci au profit de l’amnésie. La phase de concentration du mémorielle s’exprime par des expressions connotant la logique mathématique (« économisez cent soixante-cinq mille francs »), le libre-arbitre («il avait choisi pour sa fille un prénom »), le sens de l’anticipation (« un homme prévoyant », « son programme »), l’archivage/conservation du savoir « bibliothèque »). L’amnésie, elle, intervient, par la suite, et tient, pour sa part, dans un énoncé qui balaie ou annihile tout évènement antérieur :

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
  L’éperdu

Ici, le raturage de la mémoire procède de ce que le personnage oublie même ce qui ne devrait pas l’être : l’existence de son propre enfant. Ce black-out semble total car il ruine un relationnel normalement immuable, en l’occurrence, le lien parental.

La faillite de la mémoire peut être considérée, en outre, à la lumière de la lexie « l’éperdu » qui, insolitement, se substitue au   nom du personnage. Cette lexie contient, en effet, des sèmes tels que /déboussolé/ désemparé/ sans repères /sans passé/. Ces sèmes vident le personnage de toute assise mentale appuyé sur une capacité à se souvenir. La substitution de l’étiquette de politesse et de noblesse -Monsieur- par un simple substantif péjoratif - l’éperdu- dévoile également une intention satirique. Cet aristocrate amnésique incarne un vieux monde résolument déboussolé et sans repères.

On pourrait également prendre cause de l’effet hyperbolique généré par la nature notoirement excessive de l’oubli pour dire qu’il existe une forme d’inclination médicale du propos et de l’intention de Breton. En effet, c’est bien, et contre toute attente, le prénom de sa propre fille que le personnage a vu s’effacer de sa mémoire. Cette lacune mémorielle induit la maladie de Parkinson. Décrite en 1817 par James Parkinson, cette pathologie neurologique dégénérative chronique,affecte le système nerveux central et provoque des troubles progressifs dont le plus indisposant est la perte des capacités cognitives de type mémoriel. C’est dans le prolongement de l’impression d’amnésie parkinsonnienne qu’on peut situer cet autre extrait : 

On ne sait rien ; le trèfle à quatre feuilles s’entrouvre aux rayons de la
lune, il n’y a plus qu’à entrer pour les constatations dans la maison
vide (André Breton, 1966, p.53).

La maison vide, ici, est une métaphore adjectivale renvoyant à la dégénérescence   mentale, au trou de mémoire qui fait que « l’on ne sait rien ».

André Breton, Je reviens, Auguste Vertu.

I.3. Une impression d’asile psychiatrique par le désordre scripturaire

En considérant la mémoire comme une structure, Richard Atkinson et Richard Shiffrin5 devinaient son fondement résolument ordonné, sa marche logique et procédurale dans le traitement des informations. Autrement dit, logique, ordre et cohérence, sont des indices de la mémoire. Ces indicateurs structuralisants qui s’illustrent comme estampe du mémoriel sont bafoués chez Breton. Pour y parvenir, il fait parler des fous, c’est-à-dire des malades qui, par définition, ont perdu tout contact avec la logique ou la conscience des évidences matérialistes. Habitué à arpenter les allées des asiles de fous – il est médecin psychiatre -, Breton calque son écriture sur la décrépitude mentale de ceux-là qu’il côtoie quotidiennement dans le cadre professionnel. L’écriture bretonienne appelle ainsi une sorte de désordre qui sonne le glas de la logique, surtout, lorsque le discours poétique est assuré par un narrateur dont le propos ressemble à celui d’un aliéné mental. Dans le poème « Vigilance » (1966, pp.137-138), on croirait entendre parler un fou :

A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des animaux de même
Taille qui me regardent fraternellement ...j’entre invisible dans l’arche.

Le somnambulisme, en tant qu’acte de mobilité inconsciente durant le sommeil, insinue, à partir de la première phrase, un désordre psychologique. Tout autant que les incohérences du discours du locuteur (« je ») illustrent une forme de trouble mental à l’image de l’instant où il se « dirige vers la chambre où il est étendu ». Logiquement, aucune personne ne peut être, à la fois, en mouvement (« je me dirige ») et en position statique (« je suis étendu »). On est en face vraisemblablement d’un propos de délirant. Le locuteur est même sujet d’hallucinations comme en dénotent les métamorphoses subites des objets en êtres vivants (« Les meubles font alors place à des animaux de même/ Taille qui me regardent fraternellement… »).  La métamorphose s’effectue, ici, à l’aide de l’expression « font place à » qui est, tout à la fois, un élément tropique. Autrement dit, les êtres changent d’aspects, passent d’un règne à un autre grâce au changement de sens des mots. Dans l’esprit du poète, les sèmes / animé /, /vivant/, /mobile/, /féroce / de « animaux » contaminent les sèmes /inanimé /, /inerte /, /immobile /non féroce/ de « les meubles ». On est pris dans le tourbillon d’un renversement de la logique, preuve que les bases rationnelles de l’esprit du poète sont sabordées. Le bouleversement de l’ordre va plus loin puisque les animaux vont, à leur tour, se métamorphoser en êtres humains par le truchement de la personnification formée à l’aide de l’adverbe « fraternellement ».

La ruine de la mémoire et, par ricochet, sa relégation au simple rang de vue de l’esprit dans l’écriture de Breton, se fonde sur des apparats formels, discursifs, figuraux et psychologiques, indéniables. En ce sens, on peut dire que ce poète s’accorde à la ligne de conduite officielle du mouvement qu’il a créé. Mais, est-ce toujours le cas ? La réponse à cette question exige l’évaluation d’autres paramètres de l’art de Breton. Ceux-ci, nous allons le voir, vont édulcorer l’idée de départ. Autrement dit, le mémoriel pourrait être une pratique dans l’approche scripturaire et psychologique des textes de Breton.

 

II. DE L’IMPOSSIBLE ALIENATION DE LA MEMOIRE CHEZ BRETON

En marge des attitudes niant la mémoire, il existe sur le terrain de l’investigation langagière bretonnienne, un tracé mémoriel qui s’enclenche fortement par une matérialité que supportent, sans coup férir, les pratiques intertextuelles, les toponymes et l’intrusion de la métrique classique.

II.1. Les pratiques intertextuelles chez Breton : des indices du mémoriel

Toute pratique intertextuelle résulte du souvenir volontaire ou involontaire d’un texte ou d’un auteur antérieurement lu par le scripteur du texte à apprécier. Il s’agit, donc, de la reprise, de la réadaptation ou de l’extrapolation d’un matériau énonciatif et esthétique déjà utilisé.  Les phénomènes intertextuels observés chez Breton sont les marques probantes de collusion entre son art et le mémoriel.  Sa poésie porte, en effet, les traces des noms et des œuvres dont il se souvient. Les dédicaces, les références onomastiques et des bribes de textes d’autres auteurs insérés dans ses textes à lui, en seraient les repères.

Gérard Genette (1987, p.120) définit la dédicace comme « l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre ». L’hommage dédicatoire procède d’un type de rapport humain direct ou indirect, sensible ou intellectuel institué entre celui qui écrit –  le dédicateur- et celui à qui il rend hommage –le dédicataire. Breton est coutumier des dédicaces, et ses dédicataires sont de plusieurs ordres. On y retrouve ses collaborateurs au sein du mouvement surréaliste: « SAINT-POL-ROUX » (p .35),« Georges de Chirico » (p.37), « Benjamin Péret » (p.47), « Francis Picabia » (p.58) « Paul Eluard » (p. 63), « Robert Desnos » (p.66), « Man Ray » (p.69), Louis Aragon (p. 67).A travers eux, le poète enseigne subrepticement l’histoire de son mouvement. Ces noms auxquels il se souvient et à qui il rend hommage rappellent, en effet, que le surréalisme fut pan artistique : Chirico et Picabia sont peintres, Man Ray est photographe tandis qu’Aragon, Eluard, Péret, Desnos et Saint-Pol-Roux sont des poètes.

Breton joue aussi du souvenir, et donc de la mémoire, par la convocation de l’onomastique d’auteurs célèbres des XVII, XIX et XXe siècles dans ses dédicaces. S’y retrouvent : « RIMBAUD » (p.26), « Paul Valéry » (p.28), « Baudelaire » (p.38), « Germain Nouveau » (p .38), « Barbey d’Aurevilly » (p .38), « Pierre Reverdy » (p .38), « Lautréamont » (p .147), « Le marquis de Sade » (p.165). En les sortant de l’ornière du passé ou de la contemporanéité pour les régurgiter dans la trame de son texte, Breton pose un acte de mémoire qui n’est pas anodin.  Il permet, selon toute vraisemblance, à son lecteur, de visiter l’iconographie des figures majeures qui ont influencé le surréalisme. C’est un aveu à peine voilé de ce que le Surréalisme n’est pas né ex nihilo. Cette école ingère, digère et régénère des axiomes théoriques, des pratiques, des postures marginales déjà promus par des francs-tireurs de l’art et des idées. Il y a, donc, dans tout le processus inventif surréaliste, un recours et une reconstruction d’un existant formel et thématique plus ou moins antérieur. Breton ne peut donc pas nier être une personne à l’abri de l’impact de la mémoire, et dans les actes posés au quotidien, et dans l’instance de création.

Une autre variante du style dédicatoire chez Breton est le dédicataire-personnage d’œuvres. Ici, l’hommage est rendu à des "êtres de papiers". Ainsi a-t-on le texte « POUR LAFCADIO » (p.27). Personnage de Les Caves du Vatican6 d’André Gide, Lafcadio assassine gratuitement un passager du train en le projetant hors d’un wagon. Le meurtre de cet inconnu relève philosophiquement de l’acte gratuit et du libre-arbitre. Partisan, lui-même, de cette approche gratuite des choses, Breton salue, en Lafcadio, un modèle. La majuscule dans la graphie de son nom serait une preuve typographique de cet hommage voulu grandiloquent. Par ailleurs, en se rappelant l’action de ce personnage de roman, Breton synthétise intelligemment poésie, fiction romanesque et philosophie.

Le greffage même de ce personnage de roman dans un texte poétique, par son incongruité et son caractère inattendu, parait être une métaphorisation de la technique du collage. Breton le confesse à la fin du poème « Pour LAFCADIO », il écrit (1966, p.27) :

Mieux vaut laisser dire
Qu’André Breton

 receveur de contribution
de Contributions Indirectes
s’adonne au collage
en attendant la retraite  

L’expression « André Breton…s’adonne au collage » indique très clairement le parti pris du poète pour le collage. L’anadiplose, (« receveur de Contributions/de contributions Indirectes », renforce l’impression de collage car, dans cette figure de construction, c’est le dernier mot d’un vers qui est repris et, donc, en quelque sorte, collé au début du vers suivant. On va voir, à présent que le rappel, dans son écriture, des noms d’endroits notoires, est la preuve d’une inclination mnésique.

II.2. Toponyme et phénomènes mnésiques

La cartographie des lieux de la ville de Paris imprègne les écrits du poète étudié. Ses textes contiennent ainsi des indices référentiels chargés des réminiscences de ses expériences déambulatoires dans la capitale française. Si les lieux et les situations sont réalistes à la base, il n’en demeure pas moins qu’ils sont transmutés par la pulsion figurale et poétique. Soit l’extrait suivant :

J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant : « vie végétative », j’hésitai un instant, on était à la station trocadero, puis je me levai, décidé à la suivre. (André Breton, 1966, p. 39).

« Le métropolitain » est une abréviation de "chemin de fer métropolitain" et désigne le métro de Paris. Une allitération en /a/ est visible dans le passage ci-après : « J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant. Cette figure microstructurale produit un effet rythmique suivi. Ce long enchainement sonore peut faire penser à la forme de l’engin mécanique dans lequel se déroule la scène. Le geste uniforme de se lever (« elle se leva » /, « je me levai ») crée un effet harmonieux qui rompt le face-à-face tendu entre les deux passagers du métropolitain. Le Trocadéro, quant à lui, désigne un endroit du XVIe arrondissement parisien où se dressait un château imposant du même nom.

On peut citer aussi cet extrait :

Au bas de l’escalier, nous étions avenue des Champs-Elysées, montant vers l’Etoile où d’après Aragon, nous devions à tout prix arriver avant huit heures. Nous portions chacun un cadre vide. Sous l’Arc de Triomphe, je ne songeais qu’à me débarrasser du mien.

Le passage ci-dessus foisonne de références toponymiques qui prouvent que Breton puise son inspiration dans sa culture urbaine. Ici, il se balade sur les « Champs-Elysées » comme en attestent les expressions de mouvement telles que « montant », « vers », « arriver ». Les « Champs-Elysées », réputée être la plus belle avenue du monde, est localisée à Paris. De même, « L’Arc de triomphe » est un monument parisien renommé. Nous avons-là des référents incontournables de la culture française, en général, et de son architecture, en particulier. Au total, le poète désigne des endroits notoires de Paris. Il les connait et les reconnait, s’en souvient comme spontanément et les faire vivre et revivre machinalement par le biais d’un dessein textuel presqu’intuitif.  C’est également par l’usage de la prosodie qu’on prend acte de ce qu’il est porteur de stigmates de sa culture, de l’enseigne d’un ressouvenir systématique.

II.3. Réminiscence de l’esthétique classique : métrique et rythme

Chez Breton, le passé et le souvenir demeurent vivaces grâce à la reconduction et à la reproduction de procédés essentiels de la poésie classique. Les techniques versificatrices dont il use prouvent que l’argument esthétique de la table rase et de l’oubli des antécédents culturels, n’opèrent pas toujours. Son esthétique est arrimée, bien des fois, à l’art ancien et officiel. Attardons-nous, à présent, sur la métrique et la rythmique.

La métrique est l’art de la construction des mètres ou vers. Elle résulte essentiellement de techniques dont l’apogée théorique et pratique se situe à l’âge classique. Qu’ils soient longs (alexandrin, hendécasyllabe, décasyllabe) ou courts (octosyllabe, heptasyllabe, hexasyllabe, pentasyllabe, tétrasyllabe, dissyllabe, trisyllabe...), les mètres ont une charge rythmique. Breton convoque et use de ces techniques comme d’un capital ancien dont il faut tirer profit pour structurer la forme poétique. Le texte « PIECE FAUSSE » (André Breton, 1966 ; p.47) est tributaire de l’actualisation d’un héritage métrique. Y abondent plusieurs mètres courts :

André Breton, L'air de l'eau, Auguste Vertu.

                                           Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de /Bo/hêm(e) = octosyllabe

                                           Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                            Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                             Du/ va/s(e) en = trisyllabe

                                              En/ cris/tal=trisyllabe

                                              Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=octosyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              En/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=hexasyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                                            (…)

Le poète varie son souffle par l’usage d’une métrique hétérogène. Le rythme est rapide et léger ; l’impression qui se dégage est ludique et joyeuse.  Ces impressions sont renforcées par l’apocope de « cristal » aux vers 2 et 3. Il y a apocope car le mot « cristal » devient « cris » par troncation de sa seconde syllabe « tal ». L’effet de bondissement léger et joyeux se renforce davantage avec la répétition de « Bohème » aux vers 10, 11 et 12. En conditionnant les vers courts à suggérer une atmosphère guillerette, le poète se met au diapason de ce qui est admis de tradition sur ces vers à savoir qu’ils conviennent « parfaitement à certaines poésies légères. » (Maurice Grammont, 1965, p. 46). La même idée est reprise par l’aphorisme qui dit : « A mètre court (…) sujet léger » (Brigitte Bercoff, 1999, p.62).

III. DEDIRE ET DIRE LA MEMOIRE : ENJEUX D’UNE IM(POSTURE )

A ce stade de notre analyse, il apparait clair que la complexité du mémoriel   est de mise chez Breton. D’une part, il cède à l’appel des sirènes surréalistes de l’inflation nihiliste du mémoriel et se l’impose comme démarche esthétique. D’autre part, les actes et agissements de sa mémoire affleurent et édulcorent sa posture première. On pourrait supputer sur ce que recèle la négation/existence de la mémoire chez cet écrivain. 

 III.1.  Valeurs du rejet du mémoriel : catharsis, visions médicales et renouvellement de l’art

Au XXe siècle7, la conscience humaine, envisagée à l’échelle collective ou individuelle, est entachée par la vision terrible de l’horreur de la guerre, de la shoah et des pogroms. Tout rapport avec le souvenir, tout report du souvenir parait traumatisant. C’est pour oublier ces meurtrissures, ou pour ne plus les couver dans les strates de son être, que Breton rejette la mémoire. L’oubli ou le nihilisme, par rapport à toute construction mentale antérieure, sert à aseptiser son esprit des débris, des peurs et des blessures qui enfreignent le renouvellement courageux et la régénérescence humaine. La mémoire, pour le contexte et pour Breton, est juste un boulet qui tire vers le bas les élans optimistes de l’être. Elle distille une sorte de puanteur et de déconfiture morale. Sa dénégation ressemblerait, donc, à une catharsis conjuratoire.

Par rapport à la création artistique même, le déni du mémoriel ressemble à   une astuce pour éviter de signer un pacte avec la tradition. Il s’agit, en mimant l’amnésie et la folie, de se donner les moyens de se désaffilier des héritages prosodiques et métriques. Breton ne veut pas que son art soit une récitation presqu’irraisonnée des théories, genres et formes classiques. Il veut concevoir l’inspiration comme un bouillonnement intérieur immaculé où les arguments du passé, de la vie antérieure cessent d’exercer leur tyrannie sur les sens. L’esprit du poète se veut une page blanche où s’inscrira la disponibilité de nouvelles techniques (re)créatives. L’oubli, c’est-à-dire la faille et la faillite de la mémoire, est, au regard de ce qui précède, l’acte psychologique révolutionnaire de mise à mort du classicisme.

L’amnésie et la folie esthétisées chez Breton8 procèdent, sous un autre angle,  de l’intrusion des  sciences médicales dans l’esthétique littéraire. Monsieur de Nozière qui oublie, contre toute attente, le nom de sa propre fille,répond d’une symptomatologie parkinsonienne. De même, le narrateur du poème « Vigilance » (pp.136-137) rentre dans les schémas d’un délire somnambulique à se promener en dormant, et de la pyromanie à mettre le feu à son logis.

III.2. Valeurs des survivances du mémoriel: les inusables déterminismes et le choc des valeurs de l’être en Breton 

Breton est habité, malgré lui, par le souvenir, le passé et l’histoire (littéraire). Il y a, dans les instances de sa psychologie créatrice, une disposition de retour en arrière, à l’invocation et à l’actualisation d’un arrière-pays peuplé par une culture, des idées et des impressions. La mémoire n’est donc pas totalement occultée. Elle fait plus que résister et impacte le jaillissement et la saveur de sa poésie. Quoiqu’haï, le mémoriel s’invite et se dévoile. Les techniques censées l’annihiler n’y parviennent pas totalement. En s’incrustant de la sorte, la mémoire s’illustre dans toute sa complexité et pose une équation de désaveu sur l’axiome surréaliste de "réinventer la vie". Breton est soumis à l’énergie de la pratique mémorielle et du déterminisme mental. Son art semble, en effet, incapable de se forger à partir d’un nihilisme absolu. Il tend à s’inspirer toujours d’un existant formel ou thématique. Même lorsque le nihilisme est voulu, entretenu, planifié et théorisé, il subsiste toujours les traces d’un passé vu ou entrevu, des réminiscences de choses vues, de pratiques formelles avérées. En clair, « aucun homme ne peut donc se séparer de son passé. Ce passé fait partie de lui ; exactement comme nul ne peut dire que son sang soit, chaque jour, un sang nouveau. » (Pierre Daco, 1965, p.165).

En outre, on peut considérer que le mémoriel résume toute la force d’un conflit des valeurs entre le poète-Breton, l’homme-Breton et le psychiatre-Breton. La ferveur et la flamme de la révolution poétique pousse le poète à nier la mémoire et à inventer toute une gamme de techniques scripturaires pour l’anéantir. Mais, l’homme est bien obligé d’admettre que ladite instance est incontournable dans le fonctionnement de l’être, encore plus, dans l’activité de création. Cette complexité constatable, en bien des points de son art, érige la mémoire en un objet d’étrange curiosité que le psychiatre se délecte à étudier avec toute la rigueur scientifique. La complexité découlant du traitement de la mémoire chez Breton, est salutaire car elle est un point d’ancrage à une réflexion sur le renouvellement des instances du psychisme humain et de la création poétique au XXe siècle.

CONCLUSION

La mémoire est une instance psychique complexe dont André Breton fait un usage artistique, pour le moins, original, aux fins d’optimiser la charge esthétique de son art. Dans la doctrine poétique surréaliste bretonnienne, en effet, il est officiellement question de museler la mémoire par des automatismes scripturaires, l’accumulation de procédés calqués sur l’amnésie, la folie et des actants sans passé. Toutefois, l’extinction souhaitée du mémoriel ne s’en trouve pas véritablement de mise, à l’aune de sa création littéraire. Le recours à des intertextes, le rappel des noms de lieux réels ainsi que l’usage d’une métrique classique induisent l’implication de la mémoire dans son art. L’une et l’autre des postures sont porteuses de sens. Si, d’un certain point, l’ostracisation de la mémoire, procédant d’une volonté d’oublier les traumatismes d’une époque violente, de façon telle à initier des canons singuliers pour une inspiration ou une pratique poétique nouvelle, paraît salutaire, de l’autre, la survivance observable du mémoriel révèle que, dans l’être intérieur de Breton, l’homme, le poète et le psychiatre, cohabitent aisément, sans heurt, donc. Pris dans la déferlante audacieuse de son mouvement, il s’est efforcé d’anéantir la mémoire. S’il n’est pas parvenu à ses fins, c’est bien parce que la mémoire reste un allié de tout poète même lorsque celui-ci le voue aux gémonies. Non efficience et efficience du mémoriel chez Breton analysée, ici, à l’aide des herméneutiques convoquées restitue, très clairement, la complexité du travail de création poétique.  

Bibliographie

BERCOFF(Brigitte), La Poésie, Paris, Hachette, Collection Hachette Supérieure, 1999.

BRETON (André), Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau, Paris, Gallimard, 1966.

DACO(Pierre), Les Triomphes de la psychanalyse, Verviers (Belgique), Gérard et Co, 1965.

DELCROIX (Maurice) et HALLYN (Fernand), Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1987.

DELEUZE (Gilles), Proust et les signes, Paris, Quadrige/PUF, 1998.

GENETTE (Gérard), Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

GENETTE (Gérard), Seuils, Paris, Seuil, 1987.

GRAMMONT (Maurice), Petit Traité de versification française, Paris, Armand Colin, 1965.

PROUST (Marcel), A la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954.

ZEPHIR (Jacques), « Nature et fonction de la mémoire dans à la Recherche du temps perdu » in Philosophie, Volume 2, Paris, 1990.

 

Notes

[1] Guillaume Apollinaire qualifie ce texte de « drame surréaliste » et l’achève en 1917.

[2]Hermann Ebbinghaus (1850-1909).  Philosophe allemand souvent considéré comme le père de la psychologie expérimentale de l’apprentissage.

[3] Le behaviorisme désigne une école d’études de la psychologie créé aux Etats-Unis par John Broadus Watson. Considérant que la mémoire est soumise à une absence totale de modélisation, le behaviorisme conteste toute étude introspective et expérimentale de la mémoire.

[4] Ce sont Richard C. Atkinson, Richard Schiffrin, Neal Cohen, Larry Squire … Leurs travaux divergent sur plusieurs points mais ont en commun de postuler, d’une part, à une existence de la mémoire en tant qu’objet d’étude et, d’autre part, de sa probable structuration.

[5] Richard C. Atkinson et Richard Shiffrin sont deux éminents professeurs américains de psychologie. Ils ont proposé un modèle de mémoire en 1968.

[6]André Gide, Les Caves du Vatican (1914).

[7] C’est aussi le siècle de Breton et de son mouvement, le Surréalisme.

[8] N’oublions que Breton est médecin psychiatre de formation.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (8) : Serge Gainsbourg, de Lucien Ginsburg à « Gainsbarre », variations de L’Homme à Tête de Chou…

Avec son art habituel de la provoc’, le 26 décembre 1986, lors de l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, l’auteur de La Javanaise s’oppose à Guy Béart, en affirmant que la chanson n’est qu’un « art mineur », « nos conneries » ! Il faut reconnaître que Lucien Ginsburg, issu d’une famille d’émigrés juifs installés à Paris en 1921, a été élevé dans le culte des arts nécessitant une initiation, la musique classique, la grande littérature, la peinture majestueuse…

Derrière l’orgueil du critique se cachait donc la modestie de l’artiste qui depuis Le Poinçonneur des Lilas jusqu’au détournement de La Marseillaise de Rouget de Lisle, en version Aux Armes et caetera, a déployé sous tant de genres musicaux, jazz, rock, reggae, les lettres de noblesse d’une poésie à ne jamais démordre d’une ironie sur le fil du rasoir qui le caractérise tant, signe encore d’une exigence de l’homme, qui du triomphal Gainsbourg des Initials B.B. sera, selon l’expression de Charles Trenet, « tué par Gainsbarre pour se venger de l’avoir créé », prix des excès d’une Vie héroïque, pour reprendre le titre du film que consacra au mythe le dessinateur Joann Sfar, une dérive menée tambour battant jusqu’à l’autodestruction : arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans, le 2 mars 1991 !

Lucien Gainsbourg interprète pour la première fois en live Le Poinçonneur des Lilas en 1959. Chanson française.

Dès ses premiers titres déposés à la SACEM, en 1957, l’anonyme Lucien Ginsburg signe du nom d’auteur Serge Gainsbourg, il inaugure, en 1958, son association avec Alain Goraguer, déjà arrangeur de Boris Vian, puis part en tournée avec Jacques Brel, et rencontre Juliette Gréco dont la riche collaboration de cette période « rive gauche » connaît son acmé avec La Javanaise à l’automne 1962. Albums et tournées se succèdent, son hypersensibilité, sa morgue, son physique si particulier entraînent parfois des réactions de rejet du public, néanmoins en coulisse, il se révèle déjà l’explorateur conquérant du continent féminin qui lui inspirera l’élégance érotique de ses meilleurs textes ! Fer de lance de l’avant-garde musicale et du jazz expérimental, Du jazz dans le ravin à Ronsard 58 qui peint déjà le poète en chantre satirique du désir débridé, son style ciselé à l’humour noir et aux mots choisis n’est pas encore apprécié à sa juste valeur, il va alors côtoyer les rythmes exotiques de Couleur café ou New York USA, mais le succès viendra quand il prêtera sa plume à de jeunes égéries, pour leur faire susurrer de troublants messages à peine déguisés, de l’implicite Poupée de cire, poupée de son qui permet à France Gall de remporter le Concours de l’Eurovision, en 1965, au plus explicite texte à double-sens qu’il lui confie, en 1966, Les Sucettes !

En 1968, pour l'émission Carrefour de la TSR, Serge Gainsbourg interprète l'un de ses grands succès, La Javanaise.

L’argent coule alors à flot, de nouveaux interprètes s’invitent pour une période plus mûre en créativité, avec la découverte de la Pop, des Comics, des Beatles envahissant la planète, un temps dont Serge Gainsbourg saisit à merveille la pulsation en colorant ce son anglais de ses jeux de mots malicieux avec Comic Strip. La rencontre avec la star Brigitte Bardot va enflammer sa production avec Bonnie and Clyde mais également l’enregistrement de Je t’aime moi non plus juste avant leur rupture, titre dont B.B. bloquera la sortie. Or sur le tournage de Slogan, une autre rencontre sera décisive, l’anglaise Jane Birkin dont il deviendra le Pygmalion, réenregistrant avec cette dernière le titre maudit qui sera à la fois un scandale et un tube mondial. Désormais, le couple Jane et Serge chantera en duo toutes ses variations de la « révolution érotique » jusqu’à la perversion, de L’Anamour à La décadanse en passant par 69 Année érotique ! Le sculpteur fera alors de sa créature le personnage emblématique d’une adolescente fantasmée, dans son chef d’œuvre baroque de L’Histoire de Mélody Nelson, en 1971, le récit symphonique s’ouvrant sur une jeune fille aux cheveux rouges, « adorable garçonne » âgée d'une quinzaine d'années percutée, alors qu’elle se déplace à vélo, par la Rolls Royce Silver Ghost 1910 à 26 chevaux de Serge Gainsbourg…

Le compositeur explorera encore la veine de l’album-concept, en 1976, avec L’Homme à Tête de Chou, offrant ses modulations autour des caprices du désir en autant de Variations sur Marilou, shampouineuse délurée de ses rêves qui lui coupe les cheveux « Chez Max coiffeur pour hommes », lui excite les sens lorsqu’elle danse le reggae, faisant naître des idées lubriques, qu’il découvre un soir où l'amant malmené rentre à l'improviste chez elle, ô « vision de claque », entre deux hommes nus, « et semblait une guitare rock à deux jacks », prélude à d’autres visions réservées aux initiés, celles de ses jeux érotiques, sous le regard jaloux du narrateur malheureux, dans 7 minutes 30 dévolues à un exercice de style inédit dans la chanson française : « Dans son regard absent et son iris absinthe / Tandis que Marilou s'amuse à faire des volutes de sèches au menthol / Entre deux bulles de comic strip / Tout en jouant avec le zip de ses « Levi's » / Je lis le vice et je pense à Carol Lewis »…

Après avoir atteint ces sommets, le débarquement des Punks passé, le grand Gainsbourg trouve une nouvelle veine grâce à laquelle il entre à nouveau en résonance avec son temps, le reggae, enregistrant avec Robbie Shakespeare et Sly Dunbar à Kingston Aux Armes et caetera, en 1979, ainsi que Mauvaises Nouvelles des Étoiles, en 1981, mais 1980 marque déjà le clap de fin pour Gainsbourg-Birkin et le reste de sa production musicale introduit, via Ecce homo, un nouveau personnage : Gainsbarre ! Personnage autodestructeur, ultime carapace à sa personnalité à fleur de peau, dorénavant cachée sous les provocations médiatiques, le génial Gainsbourg saura cependant, dans ses deux derniers albums, Love on the Beat, en 1984, et You’re Under Arrest, en 1987, utiliser à son compte les pointures funk, rock et rap du moment.

Serge Gainsbourg, Variations sur Marilou.

Les années qui suivent sa disparition marquent encore son influence grandissante, à l’image d’un Alain Bashung désormais, et jusque dans le monde anglo-saxon, l’art dans l’évocation des émotions vives, l’étonnante maîtrise de sa manière si singulière, cette façon de capter le meilleur des musiques populaires, en font toujours un des phares de la musique du futur…

Serge Gainsbourg - L'Homme à Tête de Chou, 1976 (EpXtaZ Remastered).




Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen

La voix d'Anne Goyen coule de source. Cette source a la limpidité d'une prière parfois, d'un émerveillement candide devant la beauté du monde. Après Arbres,soyez (2013) et Paroles données (2016), ce troisième volume de vers révèle un dépouillement que le titre même suggère d'entrée : Le souffle et la sève.

La voix du poète semble ici passer comme un souffle, nourrie par la sève  qu'elle sent courir des racines jusqu'aux étoiles. Le paysage contemplé ne garde que sa trame la plus fragile, la plus ténue, pour ne laisser apparaître que l'essentiel :

                  Au tomber du soir
                  La pluie a lustré
                  Le paysage
                  Ouvert comme une paume
                  Que lisse le vent. 

Anne Goyen, Le souffle et la sève, Editions Ad Solem, 2023, 96 pages, 15 €.

L'invisible se rend proche dans une parole de vent et d'arbres, de bêtes et d'astres. Anne Goyen en ressent la présence fraternelle. Terre et ciel sont en relations continuelles, leurs ondes circulent autour de nous et en nous-même.

                  J'écoute parler
                  Montagnes et fleurs
                  Rêves et sources
                  D'aube en aube
                  Je renais

                   Quel Dieu discret
                 A mes côtés chemine ?

Musicienne, Anne Goyen l'est restée dans son écriture, sans rien qui pèse ou qui pose, comme disait Verlaine. Ce sont des suggestions en quelques syllabes à chaque poème bref, qui disent beaucoup plus que de savantes et verbeuses constructions formelles. Suggérer pour faire pressentir, pour donner suffisamment d'air à une parole humble qui ne demande qu'à rejoindre l'autre, à s'offrir pour transmettre la bonté du vivant.

                  Entendre murmurer 
                  La parole neuve
                  Dans le dialogue
                  De la terre et du vent
                  Deviner
                  Sous l'écorce saisonnière
                  Le visage en creux
                  Du divin
                  Qui attend l'heure
                  De notre désir.

Le plus pur du livre éclate dans l'accomplissement final, « Rosa mystica ». La pensée franciscaine imprègne ces pages, pour notre plus grand bonheur.

                  Sur la tige
                  Tout grand s'ouvre
                  La fleur

                   Au risque
                  D'en mourir

                  De  joie.

 

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