Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil.

Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).

Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.

La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a-t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.

Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ». 
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.

Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité. 

The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)

We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.

I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.

I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.

Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.

Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.

 

Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.

Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?

Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.

Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.

“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.

We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.

Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.

Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.

 

Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)

Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.

Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.

Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.

Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.

Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.

Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ? 

Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.

Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.  

« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici. 

Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.

Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol. 
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1

 

 

Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :

Buying Thread

The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.

Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.

You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?

Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?

 

 

 

Acheter du fil 

La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.

D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.

Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?

Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ? 
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?

 

 

 

A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !

 

Note

 

1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) - ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).

Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.

Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70. 

Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S'a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.

Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré

Big Foot (Si Tanka), 1826-1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.

Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.

Cikala : petit ou petite en langue Lakota

Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.

 

Présentation de l’auteur




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut correspondent très régulièrement depuis de longues années. Cette correspondance prend parfois la forme d'un dialogue poétique. Après La Grande année (L'Herbe qui tremble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même éditeur, rassemble des poèmes plus longs, qui font de cet échange singulier et profond un ensemble tout à fait exceptionnel. Les textes sont accompagnés par trois peintures de Fabrice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensemble » (Pierre, postface de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même éditeur en 2018. De ce nouveau livre, Isabelle, tu précises ceci : « Mais nous avons senti la nécessité d’écrire des textes plus longs, qui accompagneraient nos lettres – seconde voix d’une correspondance assidue » (postface). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accompagnés de photographies,  quelles autres différences voyez-vous entre le projet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensemble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa propre voie, pour explorer un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, familière et différente de la sienne propre. C’est un risque salvateur. Il faut beaucoup de confiance pour cela et ne pas craindre un jugement puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laisser modeler par chaque poème reçu qui désoriente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La grande année, L'Herbe qui tremble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a priori, je ne devais intervenir que pour les photographies, elles suscitaient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été question que j’écrive quelques poèmes et, la passion du coquelicot m’emportant, ils ont tous été écrits en regardant les captures de ces fleurs. Cette partie, indépendante, Thierry Chauveau, notre éditeur, a accepté de la publier intégralement mais elle est distincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une correspondance par le poème, chacun suscitant le poème de l’autre. C’est au moment de constituer le livre que nous avons voulu y adjoindre des extraits de carnets que nous avions l’habitude d’écrire, cela permettait aussi de reproduire des manuscrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour certains livres d’artiste et nous l’avons beaucoup fait pour de simples petits carnets glanés auprès des Moulins à papier. Pour la plus grande partie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vraiment d’une correspondance écrite au fil du temps. Parfois une lettre accompagnait le poème, parfois rien du tout.
Pierre Dhainaut : Faire œuvre n’a été possible que parce qu’il existait entre Isabelle et moi une correspondance. Ce nom de « correspondance », je devrais le mettre au pluriel. Le passage des lettres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturellement. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses lettres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de joindre une ou plusieurs photographies des lieux de ses promenades, le matin, autour des Andelys. Au verso elle ajoutait quelques mots qui précisaient une sensation, qui surtout suggéraient une perspective, des légendes. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de journal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que faisions-nous pourtant sinon reprendre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois travaillé avec des photographes, il me fallait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais rencontrée. À ma demande, elle a dans la dernière partie associé ses photos et ses poèmes. Cependant nous désirions une collaboration plus active. Quand le manuscrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons commencé à écrire pour de bon ensemble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suivant : elle m’envoyait un texte où figuraient des lacunes à l’intérieur desquelles je pouvais intervenir. Une dizaine de poèmes a été composée de la sorte, mais ce procédé m’a semblé trop rigide. Tout fut interrompu par une opération que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité commune que très tard l’année suivante. Telle a été la préhistoire de La troisième voix. Ne subsiste dans le livre avec « C’est toi » que « Conte » parce que nous n’avons pas quitté le temps fabuleux de l’enfance, nous en reparlerons forcément dans cet entretien. Nous devions changer de méthode, innover, pour que nous partions vraiment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précédent, vous cheminez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pourtant, la chronologie n’est pas tout à fait respectée, puisque la deuxième section commence, comme la première, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rupture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidélité à la succession des poèmes échangés : « ces poèmes réunis selon l’ordre où ils ont été composés » (postface) ? Plus généralement, à quels principes obéit la composition de ce nouvel ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indiquer la date d’écriture pour la plupart des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronologie ne préside jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, toujours, un fil, différent pour chaque livre, que je suis. Il est parfois fragile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhainaut : Le principe de composition, respecté du début à la fin, est tout simple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait poursuivre. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nombre de vers dépendait des facultés d’interprétation et d’invention de chacun. Nous nous sommes tendu le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème initial recèle de suggestions ou de promesses, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que disons le thème était exprimé, nous nous arrêtions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général intervenait d’abord. Les poèmes devaient être reproduits selon la chronologie, les dates sont indiquées. Mais dans les premières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprunté plusieurs directions simultanément, d’où cette confusion que tu signales. Par la suite tout est rentré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les calculs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons improvisé. La contrainte unique, absolue, veut que nous soyons attentifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aussi pesé, pensé, senti, me semble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thierry Metz lui fait directement écho : « chemin au croisement de nos voix ». Cette troisième voix est donc aussi une voie, qui offre une direction neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour commencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évoquez un amour enfantin des lettres, des voyelles, des consonnes - à travers, par exemple, le « A » du commencement, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pouvoir des mots ». Dans quelle mesure votre dialogue se met-il au service du langage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entretient-elle avec la simplicité sonore et le balbutiement qui préexiste au langage articulé ?
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma propre enfance ressurgit souvent, comme privé de sa distance temporelle, il suffit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exemple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle suscite. Voyelles et consonnes sont de même nature : éléments magiques d’une ronde que le poème incarne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essentiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est souvent présent dans nos poèmes. Dans Le poème commencé, publié en 1969 (Mercure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes propres pas mes pas sans cesse. » À chacun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la première fois, Château Gaillard et les falaises de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la question qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire surgir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des questions que nous partageons en poésie : l’enfant croit au possible, celui/celle qui écrit le poème aussi. Il a des alliés, ce sont des éléments qui surgissent dans le poème, flocons, arbres par exemple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des consonnes. On peut les envisager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est découverte. Chaque nouveau poème dévoile des mots que le contexte, la syntaxe va réactiver dans une structure nouvelle. Tout se joue dans chaque poème car le retentissement est différent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou reproduire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhainaut : Nous improvisions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais souvent il m’est arrivé de nous comparer à deux musiciens qui se surprennent, se stimulent, rivalisent s’accordent, découvrent de nouveaux horizons sonores, j’allais dire inépuisablement. À deux voix, me semblait-il, c’était possible. Et aujourd’hui me vient une question : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : violoncelle, piano, flûte… Mais deux voix, seulement deux voix suffisent, leurs ressources sont infinies si elles se reconnaissent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhainaut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, rendue publique, doit vivre de sa vie propre, que le lecteur devrait accueillir sans penser aux livres que chacun a écrits séparément. La citation de Thierry Metz placée en exergue le dit très bien : « au croisement des voix » apparaît l’autre voix, la troisième. Faut-il insister sur la valeur symbolique de ce nombre ? La totalité, l’union, elle est universelle. (Nous saluons discrètement au passage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui transcende celles du compositeur et de son interprète.) Une voix accède mystérieusement à la présence et par elle nous entrons en pays de résonance. Nous sommes sensibles, Isabelle et moi, à tout ce que les vocables suggèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblématique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont perceptibles, d’autres évocations. Il y a aussi dans La troisième voix d’innombrables anagrammes. La plupart de mes poèmes sont tissés, spontanément, de cette manière. Est-ce, Sabine, une survivance du langage enfantin ? Je l’admets. Je crois aux vertus fécondes du balbutiement. Je crois également que la poésie et la cabale phonétique suivent des voies communes : le surréalisme d’où je viens me l’a appris, en particulier l’œuvre de Gherasim Luca. Autrefois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Printemps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends également comme la voix du cœur, à travers cette amitié indéfectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller toujours à la rencontre ». C’est le cœur qui vous pousse à échanger en poésie, à signer vos vers « d’un nom commun » et à vous offrir en toute « confiance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souffle, / il tiendra lieu de signature » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une lettre d’or » (Isabelle). Il me semble que votre relation affective intervient dans ce dialogue de poèmes, comme le suggère peut-être cette évocation d’un « silence » passager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très significative, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes questions ne sont pas indiscrètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre amitié dans cet échange : si vous ne vous connaissiez pas aussi bien, pensez-vous que votre dialogue en serait différent ? Est-ce que votre relation et votre écriture, au terme de cet échange, s'en sont trouvées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensemble également, ne peut avoir lieu qu’en confiance. Il est certain que Pierre et moi, en plus de nous connaître bien, connaissons bien chacun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossature du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / également qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé - Arfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithétiques me paraissaient caractériser parfaitement le paysage que j’évoquais, avec la falaise en surplomb. La craie, fragile, devient écriture menacée elle aussi d’effacement, il suffit d’un geste pour effacer le tableau. C’est pourtant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propulsée par le vent ou le souffle, chez Pierre, je l’éprouve aussi lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sensibles de chacun et quels motifs tissent nos poèmes. Les faire se rencontrer, se heurter même parfois, nous fait aller plus loin. Nous cherchons chez l’autre ce que nous ne trouvons pas en nous-même.
Pierre Dhainaut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une rencontre a lieu, et l’amitié qui commence demande que nous allions toujours à la rencontre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilises, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne confiance, implique la plus grande exigence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mouvement que la rencontre avait mis en branle. Elle s’est faite, cette rencontre, grâce à la lecture dans plusieurs revues auxquelles je collaborais (Diérèse, Voix d’encre, Thauma) de quelques-uns des premiers poèmes publiés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le rendez-vous de neige » (Diérèse, n° 48-49, Printemps-Eté 2010) est pour moi le texte augural, d’une ferveur et d’une ardeur exceptionnelles. « La précision du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiver, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le rendez-vous de neige, je connais ces pages par cœur. Isabelle partait aussi à la recherche d’une écriture concise, saccadée, emportée, qui correspondait à une totale nécessité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tournant le dos aux abstractions des avant-gardes accumulaient constats et platitudes, Isabelle retrouvait l’impératif de Rimbaud, la vocation même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Martinez, nous nous sommes retrouvés à Charleville, d’abord pour rendre hommage à Thierry Metz dans la Maison des Ailleurs où vécut Rimbaud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la première fois en public. Tes questions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indiscrètes ? Le mouvement de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore composé tout un livre, Le silence, imagine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notamment Europe, ou ont été recopiés dans des manuscrits illustrés par nos amis Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas disparu, nous saisissons la moindre occasion pour la satisfaire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes disent tellement plus que ce que les auteurs veulent ou prétendent y mettre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre première lectrice : le don de clairvoyance qui est le tien me bouleverse. L’écriture, en ce qui me concerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus librement. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influence dans le choix des tournures et des rythmes, par exemple, mais parce que les conditions de notre travail m’ont obligé à me comporter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répondre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapide), pourquoi la faire attendre ? Les premiers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la concentration étaient immédiats. La patience, comme disait Rimbaud, pouvait être qualifiée d’ardente. Tandis que s’élaborait La troisième voix, je travaillais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont bénéficié de la même vivacité. J’ai le souvenir d’un élargissement heureux.
Dans une conversation récente, Pierre, tu as évoqué l’étrangeté fragmentaire des demi-poèmes d’Emily Dickinson. Cette « troisième voix », je la lis aussi comme le silence immémorial où la parole personnelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et profonde « attention » (postface), ouverture à plus grand que soi-même… J’ai ainsi le sentiment que vos deux noms s’abîment dans un « souffle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équivalent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silencieuse, on pourrait peut-être la désigner par les syllabes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière section). Comment vous exercez-vous à l’écoute ? Comment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répondez à cet(te) autre dont le langage m’apparaît si différent (incisif sous les doigts d’Isabelle, réceptif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le questionnement, fréquent dans les poèmes de chacun, appelle un destinataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Toujours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ainsi, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut retentir, il faut poursuivre les livres toujours pour les laisser vivre et traverser ceux qui les vivent. Écrire ensemble, c’est accepter le doute et le vivre pleinement, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incarne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effectivement je crois, comme tu l’exprimes, le langage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la grammaire bouleversée peut le traduire, avec des accélérations lorsque certains mots manquent ou quand jaillissent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augural, je tends d’abord vers un non ou plus précisément, je connais toujours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce passage par une forme de lutte qui apparaît, je crois, dans le rythme et la syntaxe du texte, peut ouvrir un possible (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rapproche et nous lie, Pierre écrivait : « en compagnie des mots / tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier, / tout est cependant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhainaut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trouvent un accord qui ne craint pas les dissonances et l’inachèvement du poème. Il me semble que les différences d’expression (et de personnalité peut-être), dans la rencontre, deviennent inspiration pour l’un et l’autre.
Pierre Dhainaut : Les brefs poèmes d’Emily Dickinson, denses, énigmatiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appartient de les compléter grâce à « la voix qui se lève en chacun » durant sa lecture, et, poursuit Dominique Fortier dans son bel essai Les ombres blanches (Grasset, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réunies. N’est-ce pas la démarche que nous suivons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suffit, aucun des deux poètes n’est indépendant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lecture nouvelle. Écriture et lecture se réinventent sans fin ou du moins aussi longtemps que le permettent les potentialités du poème premier et les possibilités de chaque intervenant. Un tel livre n’est pas terminé. Les livres de poésie se terminent-ils ? Le dialogue qu’ils inaugurent est, en principe, perpétuel. Isabelle, à ma connaissance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquemment dans La troisième voix comme dans nos propres livres (Chemin des centaurées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière section que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouverture. Je n’engage que moi dans cette partie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une transmutation du langage et de l’être, mieux vaudrait dire, simplement, de la personne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excellence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autoritaire. À la fin de ta question, Sabine, tu compares nos comportements, « incisif », celui d’Isabelle, « réceptif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume forment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engendrons, la troisième, n’oppose pas les différences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhainaut, Photo © archives Jean-Charles Bayon - VDN.

Cette entente silencieuse se rend pourtant visible, comme l’indique le geste du peintre Fabrice Rebeyrolle, qui grave des vers, reproduit des missives anciennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incarne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire intervenir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensemble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fabrice Rebeyrolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me concerne, c’est la poursuite d’un travail commun avec Fabrice Rebeyrolle depuis Chemin des centaurées (L’herbe qui tremble, 2019). J’ai aimé que le peintre, comme il le fait toujours, propose sa propre lecture des poèmes. Pour Chemin des centaurées, il avait inventé un paysage fantastique dans lequel les fleurs, devenues des êtres singuliers, semblaient s’extraire des pages pour exprimer une émotion. Dans En découdre, Fabrice R. avait dissocié des espaces qu’il fracturait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souffle, et rien. c’est tout l’espace vertical, vertigineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce peintre me surprend toujours : il lit attentivement les textes, c’est un grand familier de la poésie contemporaine, et transcrit à sa manière les mots du poème. En travaillant sur les feuilles d’une correspondance ancienne, il a donné un fond signifiant aux peintures. Tout découle me semble-t-il de cette correspondance que Pierre et moi échangions pour nous adresser les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu raniment ce passé des lettres anciennes. Les réactions de Fabrice R. à la lecture des poèmes s’avèrent toujours stimulantes.
Pierre Dhainaut : A priori je ne voyais pas ce livre accompagné par un peintre. L’initiative d’inviter Fabrice Rebeyrolle revient à Isabelle, je l’ai approuvée sans réserve, nous avions déjà réalisé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fabrice a parfaitement vaincu la difficulté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, variété des propos… Il n’a pas illustré, il a rendu visible ce qui nous animait lorsque nous confiions au papier ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aussi tremblantes que celles qu’enregistre un sismographe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturellement, la deuxième personne du singulier, qui est l’axe du dialogue. D’ailleurs, le premier titre – manuscrit, avec vos deux écritures – redouble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pourtant, je ne peux me défaire de l’impression selon laquelle chez toi, Isabelle, le « tu » renvoie clairement à Pierre, ton interlocuteur, alors que toi, Pierre, tu emploies parfois aussi le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si familier). Quels sont le sens et la portée de cette deuxième personne du singulier, pour chacun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deuxième personne du singulier entre volontiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as raison, le plus souvent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seulement je crois, mes chers disparus et les aimés vivants s’invitent aussi en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deuxième personne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est classiquement et irrésistiblement pour moi la figure de l’autre. Impossible de me penser seule et je tends toujours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront entendus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et tenter de le maintenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhainaut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des constantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la personne à qui elle parle est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directement concerné : à lui, à lui personnellement s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a également servi à invoquer la poésie, la poésie et l’être aimé sont inséparables, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème commencé). Le « tu » est encore celui du dialogue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de distance. Dans La troisième voix la deuxième personne du singulier s’imposait d’un bout à l’autre du dialogue. Je sais qui me convie à écrire ce poème, je sais à qui je le destine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le disait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, comment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je connais la voix. Je ne tiens ni à le convaincre ni à lui plaire, je souhaite être à la hauteur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ainsi que nous avons quelque chance d’échapper au cercle où nous enclot le narcissisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entretient volontiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dialogue relie parfois deux lieux : à plusieurs reprises sont nommées vos villes respectives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insister sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoindre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons diverses, comme le lien très fort de chacun à « sa » ville a déterminé ce retour fréquent des deux noms propres. Nous avions aussi conscience du trajet des lettres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évoqué, comme le temps nécessaire à l’acheminement du poème. Nous vivions le passage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la seconde existence du poème lorsqu’il arrivait à destination. C’est un peu le miracle d’une correspondance, elle n’atteint son destinataire qu’après.
Pierre Dhainaut : Isabelle mentionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop tendance, je m’en rends compte, à généraliser, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une tendance inhérente à la poésie ou liée à ma seule personne ? Je ne cesse de me poser la question. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du concret qui me fait défaut. Cela dit, certains noms de lieux en particulier m’enchantent, Les Andelys justement, à condition de prononcer comme il convient, avec le « i » final, la voyelle de stridence et de déchirure, mais aussi de visage, d’alliance.
J’ai été frappée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes manuscrits de votre première partie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as publié en 2022, chez le même éditeur, Préface à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblématiques est Le fil de givre (Al Manar, 2018). D’où vous vient cette prédilection commune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ?
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne magique. Parce qu’elle est rare (ici, en Normandie), on l’attend longtemps. Elle figure aussi dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il possible ? C’est qu’elle transforme tout sans rien changer. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flocons. On imagine la luge, les moufles, les jeux d’enfant dans un paysage immémorial, un conte, en tout cas une période non datée qui nous relie à l’enfance, à la métamorphose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syllabe, me fait rêver. Il convoque les vers d’Apollinaire, une forme de mélancolie heureuse car je l’assimile à un temps de retrouvailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhainaut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ralliement. Chaque hiver, nous en guettons l’apparition. Quand nous écrivions La grande année, elle nous a manqué, nous n’avons pu lui dédier une photographie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, différencié : quelle est la frontière de l’invisible au visible ? Transies, les mains brûlent. À l’action dont les buts sont trop précis on préfère la contemplation, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trouve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouissante. La neige me fascine. Elle me réconcilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aussi légères que possible. Elle a une vertu initiatrice, une poétique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige correspondent au temps merveilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à travers les années j’ai perpétué une vision formée à l’âge de mes dix ans au sortir de la guerre. Je renvoie à Préface à la neige. Quand reviendra pleinement la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je découvre votre « envie » (à tous deux) « de conduire / le langage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspiration à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immortels en ce nombre inconnu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désirait « tracer le ciel d’éternité ». On dit volontiers que l’extase suspend le temps. Vous répondre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et permanente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du chagrin, peu importe). Ecrire permet de redécouvrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aussi cette capacité des mots à saisir ce qui pourrait perdre son intensité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aussi soit propice pour restaurer le lien avec ce qui pourrait être perdu. Seul un état particulier de porosité permet cela. Sans doute est-ce la raison pour laquelle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhainaut : L’ivresse dès que tout vacille, les contours s’érodent, les murs, rendus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce vertige ? Ivresse et lucidité ne sont pas incompatibles. Baudelaire refusait que nous soyons « les esclaves martyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éternité, absence / présence… les antagonismes de ce genre ne fonctionnent qu’à l’intérieur du système établi par notre logique, laquelle est dualiste. Échappons enfin à cette conception étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des passages, et nous le pratiquons plus ou moins fidèlement dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », rappelons-nous Montaigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épiphanies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix propose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la temporalité mouvante de l’écriture les prérogatives du moi n’agissaient  plus, et ce dépassement est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Les Mots nus : entretien avec Rouda

Rappeur, slameur, poète et écrivain, Rouda transmet la parole poétique sur scène et à travers les nombreuses activités qu'il mène autour du langage, comme les  nombreux ateliers d'écriture qu'il anime avec le collectif 129H. Il travaille les mots guidé par cette unique ambition : ré-unir, partager, résister, ensemble, pour que la poésie redevienne ce lieu d'édification d'un horizon commun. . Pionnier du mouvement slam, il est l’un des principaux passeurs d’une culture en ébullition qui vient en droite ligne du spoken word, et de la tradition des joutes vocales. 

Son 1er album sort en 2008, chez Le Chant du Monde-Harmonia Mundi. (Musique des Lettres). Suivent un EP digital en 2013 (À l’ombre des brindilles), puis un nouvel album en 2016 chez Modulor (The French Guy). En 2019, toujours chez Modulor, Rouda sort un nouvel EP digital (Fatras). Le 05 janvier 2023 paraît son premier roman, Les Mots nus, aux Éditions Liana Levi. 

Il a accepté de répondre à nos question, pour évoquer la transmission du poème, cet espace de rencontre au-delà et à travers les mots, et de résistance. 

Vous êtes poète et slameur. Pensez-vous qu’aujourd’hui le slam est le meilleur moyen de transmettre la poésie aux jeunes générations ?
C'est toujours difficile de de catégoriser ou de prioriser. Je dirais que le slam est un moyen parmi d'autres sachant que « Slam » c'est un mot qui désigne des pratiques oratoires qui existent depuis des siècles, et où s’inscrit la poésie. Peut-être que Slam est un mot qui peut apparaître assez attractif et attirer une certaine partie de la jeunesse. C'est vrai que si plus tôt dans ma vie on m'avait invité à une soirée poésie je n’y serais peut-être pas allé. Mais quand il s’est agi d’aller assister à une scène slam (ça s'appelait slam session) le mot m'a interpellé. Et là j'ai découvert une pratique de l’oralité qui est extrêmement proche de la poésie. Elle est simplement un peu plus élargie parce que comme c'est une pratique a cappella elle englobe plusieurs types d’oralités qui sont par définition plurielles. Ça peut être du rap a capella, ça peut être de la poésie très classique, ça peut être du texte lyrique, ça peut être de l'improvisation, mais dans tous les cas c'est un art oratoire.
Pourquoi selon vous les plus jeunes ne vont pas volontiers (pour la majorité) vers la poésie écrite ? Est-elle d’un accès difficile ?
Pour évoquer mon expérience, la poésie je l’ai découverte à l’école. L’apprentissage qu'on a de la poésie est un apprentissage très académique, très scolaire. On va nous faire découvrir les grands noms les grands classiques de la poésie française ou étrangère, et on va analyser ces textes, et les mémoriser pour certains. La véritable nature de la poésie, c'est-à-dire le plaisir de jouer avec les mots, est rarement transmis, de même qu’on ne nous apprend pas que la poésie est partout, qu’il s’agit plutôt d’une manière de percevoir les choses, et que ce qui est poétique pour une personne ne le sera pas forcément pour une autre. 

Rouda, Ça parle, texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy et Pierre Caillot - Réalisation : Kevin Gay - Image et étalonnage : Henri Coutant.

La poésie est ce qui me touche, grâce à la puissance de l'évocation des mots. Je pense que beaucoup de jeunes qui ne vont pas volontiers vers la poésie ont souffert de l'approche très scolaire. Pour ma part, la poésie je l'ai redécouverte grâce au slam, c'est à dire lorsque je suis allé sur des scènes slam et que j'ai re-découvert des poètes classiques avec des formes que j'avais étudiées à l'école, comme le sonnet ou des métriques classiques comme l'alexandrin par exemple. Là ça m'a interpellé et je suis allé relire ces grands poètes abordés de manière superficielle. Je suis allé relire Baudelaire, De Nerval, et des poètes plus proches de nous, et j'ai ouvert mon champ culturel.

Donc peut-être que le slam c'est juste un moyen de transmettre la poésie, pour que les plus jeunes renouent avec elle, et de les ramener vers cet immense champ poétique, celui qu'on peut trouver dans les livres.

LE MUSÉE DES MOTS USÉS, tiré de l'album de ROUDA  The French Guy -  Rouda feat OXMO PUCCINO.

Pensez-vous que les scènes Slam soient de nature à porter la poésie, plus que les moyens classiques tels que le livre, ou les lectures publiques ?
Encore une fois il faut s’entendre sur la définition du mot poésie. J'anime beaucoup d'ateliers d'écriture, et j’essaie toujours de montrer que ce qui peut rapprocher le rap du slam, le slam de la poésie, la poésie du rap, c’est l’émotion, parce que les mots, grâce au travail opéré sur la langue, nous touchent. J’essaie de regarder comment ils créent ces émotions. Du coup si on essaie de dire quelle est la différence entre la poésie, le slam, ou le rap, je n’en vois pas. L’essentiel est que les mots résonnent, nous touchent, suscitent de l’émotion.  
Et le slam permet de partager cette émotion, qui est celle que porte la poésie, et de créer des rencontres entre des auteurs, des orateurs, des autrices, des oratrices, avec des styles d'écriture très différents, et des styles d’oralités très variés. Ce dispositif unique en France je pense de réunir sur une même scène des gens d'horizons extrêmement éloignés permet de rassembler, et de créer des moments d'échanges autour des mots. Et cet échange, ce partage, c'est l’essence même de la poésie.

UN VERS D'AVANCE, tiré de l'album de ROUDA, The French Guy.

Comment pensez-vous, et écrivez-vous vos textes ? Comme un poème qui ensuite sera mis en rythme et en musique ou comme une globalité ?
L'écriture, c'est tellement mystérieux ! Parfois l'inspiration est là, il y a une espèce de fulgurance, qui fait qu’on arrive à écrire un poème en un temps incroyablement court. Parfois je vis des séances un peu plus « délicates ». Je tourne en rond sur un thème et rien ne surgit. Mais toujours, je navigue entre l'écriture et l'oralité : dès qu’un texte est assez abouti en termes de texte je le « mets » tout de suite à l'oral, pour voir comment « ça sonne », comment les mots résonnent entre eux. Ça me permet ensuite d’ajuster mon texte. A l’inverse je peux aussi commencer par l'oral, enchaîner des phrases sans forcément les écrire, avant de les coucher sur le papier. Je garde donc toujours un lien étroit entre ces deux dimensions. On en revient à la tradition orale, avec le slam et le rap, et c'est une manière de créer et de transmettre la poésie.

Rouda, Les Mots nus, premier roman, Texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy - Rec & Mix : Nicolas Sélambin au 129H STUDIO - Réalisation : Kevin Gay.

Dans les ateliers d'écriture l'écriture, on a besoin de quoi ? D'une feuille, d'un stylo, sans oublier que les générations actuelles sont très connectées, elles écrivent beaucoup sur leur téléphone, donc là on a besoin d’un seul objet. Puis qu'on habite dans une grande ville, les possibilités de prendre la parole sont multiples. A Paris par exemple on peut slamer, participer à une scène ouverte, il y a des espaces d'expression qui sont multiples, souvent gratuits, très accessibles. Il y a des endroits où la parole et où la poésie circulent.
C’est très différent des soirées de lecture organisées par les poètes. D’après vous est-ce que c’est juste une question d’appellation qui fait que les scènes Slam attirent plus le jeune public ?
Peut-être que si on appelait ces soirée « slam poésie » ou « poésie slam » ça attirerait plus de monde, alors que ce serait le même dispositif, le même propos. Encore une fois, je pense que c'est un c'est un mot un plus moderne qui annonce quelque chose de plus large que la poésie, parce que ça englobe pour moi toutes les oralités. Il y a de la poésie dans le slam, comme dans le rap, ou le chant lyrique, par exemple...
Avez-vous écrit des recueils à partir de vos textes de Slam ? Les avez-vous écrits, figés dans un livre, et n’est-ce pas différent de les lire dans un recueil ou bien de les écouter ?
Je n’ai jamais publié de recueil de poésie, seulement des romans. Quelques-uns de mes textes ont été publiés dans des anthologies. Mais le slam, le rap, libèrent l'oralité, la parole, et les textes que j'écris pour la scène slam, destinés à aller sur des scènes slam, sont écrits  d'une certaine manière : quand je les écris je sais que je vais les partager sur scène, que je vais les partager à l'oral. Donc ça conditionne mon écriture et je ne suis pas certain que mes poèmes soient destinés à être figés sur du papier.
La différence, ce serait peut-être l’intention qui précède l’écriture, la destination. Avec le slam avant même d'écrire on sait qu'on va on va le partager avec le public sur une scène, et ça ça conditionne vraiment l'écriture. Il y a vraiment cette question de l'intention, et je pense qu’un recueil de textes de Slam ne pourrait pas exister, parce que le slam c'est ce moment où on est vivant, debout, face à un auditoire.
Des textes issus de la scène Slam qui seraient publiés dans un recueil finalement ce serait un recueil de poèmes. On ne pourrait pas appeler ça un recueil de Slam.
Avec la même base écrite on n’aura jamais le même texte, en fonction de la scène, en fonction du public, en fonction des réactions, en fonction des silences, en fonction d'une infinité de paramètres qui sont justement liées au spectacle vivant. On ne transmet pas du tout de la même manière le poème selon son mode de transmission, le recueil, et la scène, où c'est une transmission active, un partage immédiat.
Est-ce qu’il s’agit de la même manière de transmettre la poésie dans les ateliers d'écriture ?
C’est encore autre chose pour moi. Il s’agit d’écritures collectives. Nous écrivons à partir de consignes communes, et nous sommes surpris, à la fin du processus d'écriture, de voir que chacun a une proposition différente.
Pour revenir sur le Slam, c'est Marc Smith, un poète de Chicago, qui a inventé ce dispositif. Il fréquentait des soirées de lecture de poésie. Les poètes se retrouvaient autour d'une table, en cercle, et chacun son tour lisait une partie de son recueil, avant de céder la place à un autre poète. C’était très souvent interminable et ennuyeux. Marc Smith a suggéré de casser ce dispositif. Chacun a alors choisi uniquement un poème et l’a fait lire a quelqu’un d’autre ou l’a lu lui-même sur une estrade ou sur une scène, en en faisant un moment un peu plus vivant, et performatif. C'est comme ça qu’est né le dispositif du slam aux États-Unis. Ça part des lectures de poésie, d’une écriture, mais la modalité de transmission change : on réduit la durée et on met le poète debout face aux autres. C'est là que ça change. On travaille vraiment sur la mise en voie du poème, et là il se passe autre chose, dans la transmission du texte.  Toutes ces pistes, ces manières de diffuser la poésie doivent être explorées, et se croiser, pour toucher tout le monde et réunir autour du poème.




Gaëlle Fonlupt, ou l’art d’une étreinte cernée de sources

Nos creux avaient l’odeur des rivières
Nos pleins comblaient
les poumons vides du rocher

tu t’es déposé en moi par la racine

Lisez ce livre. Lisez ce livre comme vous iriez, fragiles et offerts : « écarquillés… au rebord de jardins suspendus ». Ouvrez la porte de vous prendre à bras le corps. Mais tendrement. De vous abandonner à la lumière du matin, orphelin du temps. Pour rien d’autre que la vastitude. L’inemployé.

Partez dissoudre vos arêtes à la chaux vive de ces poèmes. Ce trou blanc de ciel et de neige dans l’espace, respirez-le, à pleins poumons et lentement, je vous en prie, «  fleur de nénuphar ouverte de branchies ». 

Consentez à vous accorder le recueillement nécessaire au flottement du monde dans le monde. Savourez le miel de la perte des contours. Accostez sur cette île et respirez autrement, là où quelqu’un veille « avec la patience d’un jardinier » pour « apprendre la langue des morts », « terre cuite à son épaule / ruisseau à son aisselle».

Dans une délicate mais ferme ardeur, traversant le doute comme un buisson d’épines, une fièvre raisonnée par le courage au cœur, un bouillonnement intime d’images qui effleurent en gifles, en baisers, agrippent, mais aussi consolent, tentent de réparer une blessure originelle, la poétesse et romancière Gaëlle Fonlupt, telle une « ombre à la fenêtre » de sa propre écriture, scintillante comme le givre des printemps, murmurante aussi, au centre toujours en gravité de son existence, totalement absorbée par le geste de tenir tête à ce qui pourrait la consumer, la briser en éclats, les yeux dans les yeux avec l’indicible, l’invisible, nous invente, nous enfante même, dans cet intense recueil orné en couverture par l’aura d’un arbre du peintre Alexandre Hollan.

Gaëlle Fonlupt, À la chaux de nos silences, Éditions de Corlevour. Revue Achille. 119 pages. 16 euros.

À voix haute, ne résistant pas au désir qui nous envahit au fil des pages de confronter cette parole intérieure à l’épreuve de l’air, nous entendons surgir une langue du corps-source, une langue source-exil, comme celle puissamment présente au cœur de l’œuvre de Bernard Noël, « du nombril à mes cuisses », une langue d’affrontement, de résilience aussi, de multi sensorialité poncée à l’établi des mots, à l’établi des chairs et de l’âme qui voudraient parler. S’incarner dans la langue des germes.

C’est en la lisant ici que nous devenons solitude, puis présence, son amant, son ami, celui qui, tenu par la main de ses métaphores, vacille, chavire avec elle, comme si danser la douleur devenait Joie et Requiem, souffle mot à mot d’un cantique, plongée au-dedans comme dans rivière engourdie, prière inventée juste pour nous, faire face à la brûlure mère du silence, nous répéter, je suis là, je suis là, je traverse, j’éclos, je suis celui devenu celle qui, à chaque trait acéré du vers, se brise, se reconstitue, coagule et affirme « robe retroussée peau crue brouillée /… / je bois le bleu nu». Mon androgyne s’avance devant moi et boit les paroles de cette ombre profonde couchée en moi. Buvez avec moi. Buvez-moi.

Rare, précieuse, et précise au scalpel dans sa syntaxe, au ventre de cette soif partagée avec autant de pudeur, de discernement et de violence aussi, on sent monter une voix, et avec elle une sororité, du plus loin de la présence et de son animalité, écho du plus acéré des ténèbres aussi, du plus vivifiant d’Eros et de Thanatos, une voix étrange, prenante, fascinante, coupante comme « le fer d’une langue d’orage », un voix jeune mais affirmée, prometteuse, dans la tradition de « l’offrande en bouche » entre la pureté acétique d’un Roberto Juarroz et le lyrisme maitrisé d’un César Pavese.

Cette « chaux du silence » est de plus en plus vive au fil des pages, V.I.T.R.I.O.L du sens et du vide, testament d’une renaissance brûlée par le poème, et, sous le blanc du papier « la nuit assiège la douleur». Nous gagnons à mêler notre chair à celle brûlante de cette frontière entre lire et atteindre. La langue est nue sous sa robe. Saigner et signer nous guérissent de guérir.

Certains poèmes se dressent tout droit en éblouissements. Entre aphasie et marée haute. Déferlement et anéantissement. Courage de faire volte-face. Entre mourir et souffrir finalement. Puis, non. Tremblement de terre des émotions avant l’effondrement du moi.

Ce qui va renaître est inespéré. Un seul vers, une seule communion. Une consolation inattendue comme un bourgeon dans une haie d’épines. La terre sous nos pieds nous relie enfin à ce qui va nous dévorer, un jour, corps et âme confondus, en rendant à l’univers ce qui nous avait été prêté, le temps d’une vie.

De purs moments de pleine conscience ressuscitent le désir comme dernière chance donnée au souffle de s’incarner. Des cris essorés jusqu’à la transparence. C’est par cette densité d’une langue quasi alchimique, une quête de changer le plomb du chagrin en or de lucidité et de bienveillance, qu’on avance dans une immanence souveraine.

Quelque chose neige dans le réel. Et ce sont des poèmes. Quelque chose neige dans ce recueil : des éclats de voix aussitôt enfouis dans nos yeux, dans nos pensées. Comme des êtres à part entière. Et nous ne sommes plus jamais seuls.

Chaque vers nous apprend la bienveillance avec le monde et ce qui nous torture, clairvoyance avec nos deuils comme avec nos orgasmes, avec celui qui nous aime, celui qui nous blesse, car l’un et l’autre ici se côtoient à travers le vertige et la transe, comme si tu marchais le long d’une falaise.

Mourir et fleurir. Pleurer et sourdre sous le linceul avec les sources. Il y a tant de mystère dans cette vie déployée en palimpseste sous nos yeux qu’on incline son visage pour embrasser la gemme du non-dit et ses éclats. Coller nos lèvres à cette beauté sauvage de la pudeur ose nous dévoiler qui nous sommes. Nous embrassons Humains et Infinis dans la langue. Singularité et multitude.

Cette chaux vive brûle une à une, et j’assume le mot, quasi religieusement, tel un encens de notre propre chair, les écorces opaques de nos contours, comme l’amour brûle notre ennui, notre médiocrité, notre ego, encens de tous nos enfermements vers ce désir d’unité avec notre amour. Mais avec notre manque aussi. On dirait que le manque devenu douleur devenue poème féconde les arbres de cette forêt mystique où vivre serait perdre, accoster, se séparer, grandir vers l’être.

Voir, se battre. Il aura fallu l’écriture singulière d’une femme pour nous parler corps, corps à mort, corps Amor, nous ramener à une autre sensualité esthétique presque mystique dans son essence, à la limite du renversement de la douleur-plaisir, de l’effroi-renoncement et de la contemplation-combat. Dans la parturition de cette fécondation par l’image, quand il y a recherche d’effacement de soi et des dualités, surgit une troisième voie, voix, celle du centre. Une voix du Soi en quelque sorte.

Corps rond ou brisé de la mère, aigu de l’amante. Corps du désir, corps de l’attente. Du don et de la perte. Vécus des rythmes qui vident les chairs du rythme. Lire, cette parole de l’oscillation et du vacillement, comme s’inverser, entrer en contact avec son anima, basculer du yang solaire au yin lunaire de la fécondation.

Il existe en poésie une écriture féminine avec son identité propre, j’en suis certain, ce livre en donne une tonicité de plus. Elle nous pénètre et nous éparpille en son sein comme pollen, père et enfant du silence. Le dieu de la lumière lui aussi se féminise. « elle s’allonge sur le vent / s’ouvre à deux mains /attendant que le soleil en elle se fende »

La spiritualité commence avec cette ouverture vers ce qui se cache. Nous finissons échoués, inversés et émus sur la dernière page, dénudés par l’essentiel d’un chant lyrique, grave et contagieux, Robinson d’une rencontre qui nous murmure avant de refermer le livre.

« j’ai si faim de renaître »

Merci Gaëlle Fonlupt pour ce voyage initiatique.

Présentation de l’auteur




Le Bruit des mots n°3 — Entretien avec Alain Marc : la trans-mission de la littérature

Dans ce nouveau volet de la série Le Bruit des mots, Alain Marc, poète, écrivain et essayiste évoque "écrire", choix de vie et tribune, et ce qui a façonné son œuvre : résister, et trans-mettre le pouvoir agissant du langage. Il revient sur les étapes de son parcours, et sur les motivations qui ont présidé aux créations de ces différents livres. Qu'il s'agisse de recueils de poésie, de textes en prose, d'essais ou de mises en forme de fragments, la richesse de cette somme non arrêtée de ses publications forme un tout en constante évolution, et dont le sens est ici énoncé. 

Un film tourné à Auchy-La-Montagne, chez Valérie Thévenot que nous remercions pour son hospitalité, avec l'assistance d'Anne de Commines.

Présentation de l’auteur




Piccolo Museo della Poesia (2) : tradition ou avant-garde?

traduction Marilyne Bertoncini

 

Nous parlons d’un musée qui prendrait le relais de l'attente de l'avant-garde poétique du troisième millénaire, mêlant et comparant tradition et contemporanéité, entre eurythmie et subversion.

En synthèse extrême, ce sont ces intentions qui, cependant, pour correspondre à de telles attentes, nécessitaient des fondements théoriques suffisants que nous tenterons de décortiquer, à partir des concepts clés de la Poésie, de l'Art et du musée lui-même.

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couverture du numéro 1 de la revue Poesia,  janvier 1905, fondée par Marinetti, et conservée au Piccolo Museo

Ce qui vit près de l'origine s'échappe laborieusement du lieu d'origine, dit Friedrich Holderlin.

La poésie n'est pas un but mais plutôt la réalisation, l'acte final, d'un dessein de réunification. D'un côté le sentiment plein du poète, de l'autre une page vide, muette et des mots au repos.

La poésie donc comme conjonction imparfaite et révélatrice d'une rencontre.

Poète est celui qui mène sa propre existence personnelle au service de son urgence onéreuse, qui investit de responsabilité tout être humain qui aspire à se définir comme tel.

Ungaretti affirmait :

la parole est impuissante... elle s'approche, elle s'approche, mais elle ne peut pas ;

on se souvient de ce mélange de rictus et de sourire qui traversait son visage.

La poésie est un mystère, elle porte toujours un secret avec elle.

C'est un peu comme si une distance que l'on pourrait qualifier d'échec prégnant se dessinait ; et plus de Poésie est générée, et plus grand sera le degré de conscience du poète de ses propres limites intrinsèques.

Pensez à la haie dans l'infini, le regard qui, devant se soumettre à son non-voir, améliore en fait sa vision, dans le poème de Leopardi, L’Infini.

L'être humain, dans son acception la plus noble, correspond exactement à cette tension consciente vers un savoir qui ne nous est pas donné, mais auquel nous ne renonçons pas pour autant.

Mario Luzi, parlant de Rimbaud, parlait d'un diaphragme presque comblé entre le mot et la chose. Et c'est précisément dans ce "presque" tout le potentiel de la Poésie envers le grand mystère qui entoure la vie et donc la réalité.

Bref, la feuille blanche, qui par le poète devient Poésie, semblerait devenir l'animation d'un non-lieu, d'une distance, qui a perçu et assumé le désir d'une rencontre.

Mais au fond tout art joue sur le concept de non-lieu, peinture, sculpture... Piero della Francesca, avec la découverte de la perspective, a voulu nous inciter à explorer la toile, là où elle ne pouvait pas atteindre. Cézanne, avec ses formes arrondies et centripètes, la montagne, la maison, la table, le fruit, a voulu nous montrer le non-visible de l'Art, ou plutôt sa véritable mission ; puis Lucio Fontana qui a exploré l'espace à la recherche de nouveaux ordres, agencements, horizons.

Apparemment des paradoxes, mais en fait des exemples d'une valeur inhabituelle, capables de nous faire comprendre la véritable mission de l'Art et de la Poésie. D'autre part, la séduction de la Poésie joue son irrésistible fascination en alimentant un désir qui, par sa nature même, ne pourra jamais se stabiliser :

voir dans ces silences, où les choses s'abandonnent et semblent près de trahir leur ultime secret , on s'attend parfois à découvrir une erreur de la Nature l'impasse du monde, le lien qui ne tient pas, le fil à démêler qui nous met enfin au milieu d'une vérité... Mais l'illusion fait défaut et ramène le temps … (Eugenio Montale).

coupole baroque de San Cristoforo, oeuvre de l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena et collègue Domenico Valmagini, architecte ducal

Nous revenons ici au point de départ de cette éternelle dialectique des poursuites vaines que la fabrication artistique réitère au fil du temps ; dans le champ poétique, comme une porte coulissante que le poète aspire à maintenir ouverte par son crochet de mot Revenant un instant au monde de l'art, deux autres exemples d'excellents artistes peuvent nous aider à comprendre ce concept de non-espace dans lequel tout le champ artistique (et donc aussi la poésie) serait déterminé par rapport au monde. Dans ce cas, nous nous référons à Michelangelo Buonarroti et Michelangelo Merisi ; le premier a su stabiliser la permanence du non-lieu par le stratagème de l'inachevé ; il suffirait de parcourir la galerie de l'Accademia pour se rendre compte plastiquement que ses Prisonniers se nourrissent de cette tension perturbatrice, jamais agie, mais constamment en train de le faire.

Michel-Ange, avec ce coup de théâtre, a réussi un exploit inconcevable, plaçant ses sculptures colossales exactement sur le seuil qui sépare la réalité de la fiction ; un non-lieu précisément où la distance coïncide.

Quant au Caravage, considéré à tort selon nous comme le maître de la lumière, il est en réalité le découvreur de la réfraction de l'ombre. Et de fait, en donnant forme à l'obscurité, il imposait à la lumière un goulot d'étranglement non décroissant (chemin perfide entre les larmes inconnaissables de l'ombre, Roberto Longhi), garantissant ainsi la stabilisation d'un contact.

Mais ce n'est pas un hasard si dans notre propos nous insistons sur la référence à l'art visuel pour tenter d'expliquer le sens d'un pari qui est représenté à travers le musée de la poésie. D’autre part, notre propre imaginaire collectif, concernant l'idée du musée, nous conduit à la peinture et à la sculpture. Ajoutons donc une pièce fondamentale à notre raisonnement, l'Art, qui est une forme de communication, et qui en ce sens remplit une tâche sociale, est aussi sans doute le résultat d'une triade : artiste, œuvre et usager. Giampiero Neri, avec sa conversation verticale, nous a dit un jour :

il est juste et convenable de publier, car les poètes n'écrivent pas pour eux-mêmes.

C'est vrai, l'Art ou la Poésie qui ne parleraient qu’à eux-mêmes, ne le seraient tout simplement pas. En effet, l'interlocution entre l'utilisateur et l'œuvre d'art est en mesure d'augmenter le potentiel qualitatif de cette dernière, en ce sens qu'elles se multiplient à travers les expériences de chaque personne qui entre en relation avec elle.

Il est incontestable que les sentiments et les émotions face à une œuvre d'art diffèrent d'une personne à l'autre. Cela se produit parce que cette œuvre unique, si elle est effectivement perçue comme un artefact artistique, entre inexorablement dans une forme de relation avec la sphère la plus obscure de chaque personne qui a été en contact avec elle. Une dialectique qui relie l'âme de l'artiste à l'âme de l'observateur.

L'œuvre d'art est donc dans ce cas l'intermédiaire entre deux subjectivités spécifiques qui génèrent à chaque fois des émotions et des pensées différentes. Deux âmes, l'une présente par son travail, l'autre par son implication.

De tout cela, nous croyons pouvoir déduire que la contemplation de l'art ajoute non seulement quelque chose de nouveau à l'expérience de l'utilisateur individuel, mais aussi le contraire, c'est-à-dire que l'œuvre est renforcée dans sa fonction par la contribution de l'observateur.

Celui d'un prétendu rôle actif de chaque bénéficiaire d'œuvres d'art est un sujet de la plus haute importance pour ce que nous avons l'intention de discuter plus loin.

Mettre en vitrine un livre de poésie dédicacé par un grand poète, ou une revue littéraire presque introuvable, et lire encore une correspondance qui révèle quelque chose de plus sur la personnalité d'un poète plus ou moins connu ; mais aussi pouvoir lire une œuvre inédite d'un poète contemporain, le rencontrer et se confronter à lui, entendre de sa voix ce qu'il entend par poésie, ou ce qu'il demande à la poésie. Eh bien, tout cela produit un rapport bi-univoque qui accentue, enrichit et peut-être tend à compléter la fonction poétique et la valeur même de la poésie.

Bien sûr, on pourrait objecter que si cela était vrai, même la simple lecture d'un livre confortablement installé dans son fauteuil à la maison aurait une certaine valeur pour valoriser l'ouvrage lui-même et ce, même pour ce qui a été dit jusqu'ici, en fait personne entend interroger. Mais nous entendons souligner ici au maximum cette triade dialectique (entre le Poète, sa Poésie et celui qui s'en sert), véritable pivot de toute activité artistique qui autrement ne serait qu'un simple exercice narcissique.

Marcel Duchamp, comme on le sait, croyait que tout objet pouvait être défini comme artistique, à condition qu'une institution, comme un musée, le définisse comme tel ; c'est sans doute une théorie spéculative extrême, à partir de laquelle on peut extrapoler ce qui soutient le plus la provocation théorique d'un musée de la poésie.

En mettant « La Poésie en vitrine », la Poésie des grands Maîtres, extrait premier et nécessaire de leur Œuvre, active chez l'observateur passionné le degré maximum de prédisposition à la mise en œuvre proactive, à la croissance des valeurs, dont je disais qu'elle est parmi les raisons prééminentes de « faire de la poésie ».

Le poète cherche sans cesse à combler, par sa parole, un espace qu'il définit lui-même comme infranchissable, entre la parole et la chose. Essayons ici d'imaginer que cette fissure infranchissable, ce non-espace de l'art, puisse se préfigurer exactement entre la Poésie placée en vitrine (et symboliquement son Poète créateur) et son utilisateur qui dialogue avec elle, augmentant son impact artistique.

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quelques-uns des trésors exposés dans la salle de lecture du Musée 

Le musée de la poésie est donc une action poétique intégrale (une performance dirions-nous aujourd'hui) qui, de surcroît, se joue de lui-même et de son potentiel tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses murs ; du moins lorsqu'il agit lui-même comme une œuvre d'art à travers une grande performance collective de Poésie, mais pas seulement. Le Piccolo Museo della Poesia a déjà démontré cette dernière éventualité à plusieurs reprises

De 2014 à aujourd'hui ce sont de nombreuses performances, principalement collectives, que nous avons proposées et qui ont vu se concurrencer des centaines et des centaines de poètes, artistes et scientifiques, les plus divers en sensibilité et disciplines pratiquées.

Piacenza Jazz Festival au Piccolo Museo

Sculpture d'Antje Stehn 

De la poésie à la peinture, de la danse au théâtre, de la sculpture à la musique classique, du jazz au cinéma, de la philosophie à l'astrophysique, de l'économie à la sociologie. Quelques exemples, de 2014 à aujourd'hui : l'exposition itinérante à Plaisance (Musée et Palais Farnèse) et à Lucca (Palazzo Ducale) "Ungaretti et la Grande Guerre - L'acrobate sur l'eau", avec 17 artistes, tous professeurs de Académies des Beaux-Arts Italiens (et élèves de l'école d'art Bruno Cassinari) qui ont revisité 17 poèmes de guerre du grand poète né à Alexandrie en Egypte. Trois éditions, à Plaisance et à Milan de « La Piuma sul baratro » (Piazza Duomo et Palazzo Farnese à Plaisance, et Teatro Edi et Barrios' à Milan), marathons poétiques et performances artistiques de 25 ou 27 heures ininterrompues. Au Musée Mudec de Milan « La peau des peintres et le sang des poètes », une rencontre de 8 couples entre artistes et poètes qui ont créé leur œuvre commune devant le public. La nuit, sur une place de Plaisance, "L'infinito finie volte", une performance à la fois individuelle (Massimo Silvotti a lu L'infinito de Leopardi pendant plus de six heures consécutives), et collective, avec un débat entre scientifiques et philosophes sur le concept de l’infini coordonné par Sabrina De Canio. Toujours la nuit, mais à la Galleria Alberoni de Piacenza, "Les Poètes et la Lune", une nuit magique entre poésie, art, histoire et science, à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'atterrissage de l'homme sur la Lune. Dans le centre historique de Florence, "La marche silencieuse des poètes qui offrent leur musée" et, à Ravenne, "La marche non silencieuse des poètes" ; les deux représentations ont vu la participation d'une centaine de poètes italiens et étrangers qui ont défilé en faveur de la survie du Musée, dans un moment de graves difficultés économiques. "Contagiamoci di Poesia", une performance sur le Net qui a impliqué des poètes et des artistes du monde entier, avec des enregistrements et des films. Nous étions en pleine pandémie et après deux mois de performances, nous avons enregistré plus d'un millier de contributions, provenant de 55 pays. Autre grand moment d'émotion authentique, la performance poétique de toute la direction du Musée, devant le chef-d'œuvre d'Antonello da Messina intitulé "Hommage à Ecce Homo".

Dans l'année de Dante, deux propositions différentes : la "Conférence pluridisciplinaire et performative - le point de fuite, c'est nous", une expérience authentique, dans laquelle, à côté de la dimension habituelle de l'étude, nous avons proposé d'authentiques percées artistiques musicales. A suivre, quelques mois plus tard, la lecture intégrale de la Divine Comédie, sans interruption, et en 13 langues différentes, avec des poètes et interprètes du monde entier, intitulée "Cent Poètes pour Cent Chansons". En 2022 "Le Seuil", lecture poétique contre la guerre, en partie en présentiel et en partie en ligne sur grand écran, se tient sur le seuil du Musée, sur la petite place d'en face, comme signe symbolique d'une limite non être franchi. Enfin, toujours en 2022, l'exposition "Ab umbra lumen - Galliani rencontre Bibiena". Le projet a été configuré comme une sorte de bi-personnel sui generis, dans lequel tout est renversé et démultiplié à travers une grande plateforme réfléchissante qui double les peintures et les fresques.

En bref, le Piccolo Museo della Poesia aspire à se rendre unique non seulement au sens formel, mais surtout pour les idées, les propositions qu'il met en œuvre. Pour nous, il n'y a pas de barrières entre les différents langages artistiques. La fréquentation, l'imbrication, la contamination entre différents arts représentent, pour ceux qui en sont les créateurs et pour ceux qui les utilisent, des opportunités uniques, qui amplifient qualitativement les fonctions et le potentiel de l'Art. Contamination, voici un mot sur lequel nous pensons qu'il est utile de s'attarder pour clarifier ce que nous voulons dire. Dans le monde un peu submergé et parfois hautain de la poésie, surtout italienne, il y a deux risques majeurs.

Le premier concerne la grande difficulté pour ceux qui, dotés d'un talent authentique, entendent mettre en œuvre leur potentiel par des rencontres, des échanges, des collaborations et tout ce qui peut enrichir leur croissance. De ce point de vue, les opportunités d'échanges doivent être multipliées. Les grands maîtres du passé ne suffisent pas en poésie. La poésie aussi, comme d'ailleurs tout le domaine artistique, aurait besoin d'un "atelier".

Ab umbra lumen - Galliani incontra Bibiena, 2022

Eh bien, tout cela est extrêmement difficile, d'abord parce que bien souvent la volonté des "Maîtres" contemporains de s'impliquer vraiment fait défaut. In secundis car même lorsque cette ouverture, cette disponibilité se manifestent, elles finissent souvent par se concrétiser par des liens d'appartenance excessifs, parfois de véritables empreintes qui finissent par bloquer, plutôt que de favoriser la croissance des soi-disant disciples. Revenons donc au concept de contamination artistique pour préciser qu'il s'agit, au sens du Piccolo Museo della Poesia, de quelque chose de très différent du concept d'assimilation.

Se contaminer, dans ce cas, signifie se préparer à une confrontation dans laquelle la disponibilité de chacun envers les siens, même s'il ne s'agit que d'un changement potentiel, est de nature à garantir une authentique réciprocité entre les sujets du terrain. Tout autre, voire diamétralement opposé, est l'homogénéisation, l'aplatissement ou toute forme d'uniformisation et d'uniformisation artistique que, au contraire, nous abhorrons au Musée.

L'église du Petit Musée de la Poésie de San Cristoforo, depuis le jour de sa conception, est le lieu de l'ouverture mentale maximale, de la curiosité jamais satisfaite, de l'effort de granit vers l'honnêteté intellectuelle. Être imprégné de Poésie marque nos intentions, nos chemins et nos destinations souhaitées par cet impératif catégorique que nous avons mentionné au début de notre intervention. Un impératif catégorique pour honorer pleinement la diversité humaine. Car en Poésie il n'y a pas d'âmes nobles ou moins nobles, tout est précieux. Pour toutes les raisons exprimées jusqu'ici, "notre petit musée" ne peut être qu'un champ ouvert, expérimental, de laboratoire.

D'où la décision récente d'entrelacer notre réalité avec d'autres institutions italiennes importantes de la poésie, coulant comme autant de torrents dans le grand fleuve de la Première Biennale de Poésie parmi les Arts que nous allons vivre dès cette année dans six villes italiennes.

Giovanni Arpino a dit: "il n'y aura pas de condamnation pour la qualité non atteinte, nous ne serons condamnés que si nous refusons d'exprimer le bien secret de l'aube de chaque jour". Alors nous vivons toute la Poésie dont nous avons besoin, sans réticence injustifiée.




Enseigner la poésie : un éveil au silence — entretien avec Géry Lamarre

Plasticien, poète, créateur de livres d'Art, Géry Lamarre opère un syncrétisme artistique et cherche à transcender la représentation dans le travail opéré sur la mimésis, à travers l'image, qu'elle soit plastique ou sonore dans le travail sur la langue permise par la mise en œuvre des mots dans le poème. Il est aussi enseignant, et transmets cette ambition qui est également une posture, face à ce matériaux qu'est le langage, qu'il s'agit de mettre en œuvre afin qu'il rende compte de l'indicible puissance de notre richesse humaine. Transmettre le poème aux plus jeunes, pour leur montrer le chemin vers eux-mêmes, mais comment ? Il a accepté de répondre à nos questions.

Tu es enseignant. Peux-tu nous dire quelle est ton approche de la poésie en classe, et comment il est possible de l’enseigner ?
Mon approche est particulière étant peintre, créateur de livres d’artistes et poète autant qu’enseignant en CM2.
Le travail que je mène en classe se développe principalement sur plusieurs axes : écriture, oralité et création plastique.
L’écriture poétique parce qu’elle est ludique et joyeuse. Elle offre une grande liberté d’expression et une latitude quant à la taille du texte, permettant ainsi à des élèves qui maîtrisent difficilement l’écrit, autant qu’à ceux qui le maîtrisent, de produire des textes.
L’oralité, en évitant la récitation : il s’agit de rendre vivant le poème. A cette fin, nous travaillons à chaque période un ensemble de poèmes. Ce sont des textes que j’ai préalablement sélectionnés soit pour leur thématique, leur rythmique, ou leur construction. Je leur propose plusieurs textes au choix qu’ils peuvent investir à plusieurs ou seuls. Ces poèmes sont toujours présentés : discutés sans toujours être expliqués. Les mises en voix sont travaillées ensemble puis à la fin de chaque période les « Diseurs de poésie » (parce que les premières années, c’était à 10h) vont offrir leur texte aux autres classes.
J’ai organisé avec eux, pendant quatre ans une revue Infraction poétique : invitant des poètes en classe, et alliant écriture et création plastique. Nous sortions un numéro ou deux par an, en format papier ou numérique (Calaméo). Là, cette année, le projet était lié à ce Prix Pierre Dhainaut du livre d’artiste. C’était un beau défi de savoir où je voulais aller sans savoir à l’avance par quel chemin. C’est s’ouvrir aux propositions des élèves et de leurs productions. Ce qu’ils me proposaient était une piste possible ou une réponse pour l’étape suivante.

Lina B.

Comment les élèves perçoivent-ils le texte poétique ? Ont-ils une idée « académique » de ce qu’elle est (des rimes, des vers…) ou bien est-ce qu’ils saisissent instinctivement que la poésie est surtout une question de mise en œuvre particulière du langage ?
Bien sûr qu’ils ont une idée académique ! C’est ce qui leur est souvent transmis par méconnaissance de la poésie contemporaine. C’est une vision répétée depuis plusieurs générations, alors que depuis plusieurs générations la poésie a évolué dans ses formes, ses intentions et structures. C’est pour cela que je sélectionne les textes à leur offrir sous plusieurs aspects.
Cela se retrouve parfois spontanément dans leurs productions écrites, d’ailleurs. Mais si certains perçoivent instinctivement cette mise en œuvre du langage, mon travail est de l’expliciter pour les autres. Les ateliers d’écriture ne concernent pas que la poésie. Travailler différentes typologies de textes permet de mettre l’accent sur les contraintes de chaque type d’écrit. Et donc de la poésie comme un écrit spécifique ayant une plus grande liberté d’invention.
Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Un regard différent sur le monde, sur les mots, le langage. Le fait qu’apprendre, travailler puisse être ludique et inventif de solutions autres. Du plaisir. Un mode de pensée supplémentaire, différent.
Pour certains élèves (aller dire des poèmes dans les classes se fait sous forme de volontariat) oser dépasser leur timidité, leur manque de confiance (à l’oral comme à l’écrit). Lors des entraînements à l’oralité, la capacité des élèves-auditeurs à écouter, analyser, exprimer un ressenti pour améliorer les prestations des camarades…
Oui, on peut transmettre la poésie. Sous diverses formes : aller en écouter, en lire, en écrire. Pas forcément avec tous. Peu importe. Au travers de ce travail, j’aime l’idée de semer des graines, qui un jour ou l’autre, germeront un peu, beaucoup, passionnément… ou pas du tout. Cela dépend de la sensibilité de chacun. J’ai eu des élèves qui se sont mis à en écrire chez eux.

Infraction poétique n°2, avec la participation de tous les Poéticiens - Diseurs de poèmes - de la classe de CM2 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys, Mai/juin 2015.

Infraction poétique n°6, avec la participation de tous les Poéticiens de la classe de CM2/CM1 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys qui ont déclamé aux autres classes de l’école des poèmes de : Georges Perec, Nazim Hikmet, Raymond Devos, Hamid Tibouchi, Andrée Chédid, Jean Tardieu, Jean Rousselot et Robert Desnos.

Est-ce que tes échanges avec tes élèves nourrissent ta pratique de l’écriture ?
Pas directement. Mais, c’est un élément important de l’humus dans lequel s’épanouit ma vie.
Quelles sont tes plus belles réalisations ? Tes plus intenses souvenirs ?
En tant que souvenirs tous. Leur motivation. Plus particulièrement quand des élèves en difficulté d’écriture se mettent à y prendre plaisir. Là est l’essentiel du travail d’enseignant, ce plaisir, ce ludique qui donne envie d’apprendre, de faire, d’être curieux…
En tant que réalisations, ce sera toujours le prochain projet. Mais ce projet autour de la poésie de Pierre Dhainaut a été très particulièrement riche car complétement collectif. Nous avons même réussi à créer un livre individuel pour que chacun reparte avec le sien.

Ysaline.

Leyna.

Présentation de l’auteur




A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

∗∗∗

 

A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.




Agnieszka Wolny-Hamkało : une voix poétique polonaise

Les cinq poèmes de l’écrivaine, journaliste et chercheuse polonaise Agnieszka Wolny-Hamkalo ont été initialement publiés dans les recueils Nikon i Leica (pol. Nikon et Leica, 2010) et Występy gościnne (pol. Invitée spéciale, 2014). L'autrice a construit son œuvre dès 1999 : celle-ci comporte aujourd'hui plus de trois cents poèmes, plusieurs romans adulte et jeunesse, des pièces de théâtre, des performances ainsi que des articles scientifiques.

Sa poésie est très visuelle, les images y défilant à une vitesse d’obturateur. Cette proximité à la photographie souligne que les représentations (qu’elles soient analogiques ou numériques, physiques ou oniriques) occupent une place prépondérante dans la poétique d’Agnieszka Wolny-Hamkalo.

Profondèment inspirée par Susan Sontag, dont elle étudie l’œuvre, et chercheuse spécialisée dans le style camp, Agnieszka Wolny-Hamkalo veille à ce que ses textes, comme le prônait Sontag, aient aussi « le goût de l’exagéré »1. La ville est son domaine de prédilection. Elle en saisit l'essence en y appliquant un filtre poétique, afin d'en composer une mise en scène. Ses représentations se détachent de leurs sens premiers, pour devenir un objet « conçu comme pur artifice » et changer la perception du lecteur en orientant son attention vers un phénomène caché.

Agnieszka Wolny-Hamkalo lit le livre L'été d'Adela, publié par la maison d'édition Hokus-Pokus. Le livre a été illustré par Agnieszka Kożuchowska.

Ainsi rétrécit-ellele domaine de la banalité » car « la banalité, au sens strict, est inséparable du contemporain ».

Malgré son onirisme - le rêve, le songe, les visions nocturnes constituent le leitmotiv de l’écriture de Wolny-Hamkalo - cette poésie demeure très narrative, ouverte à ses lectrices et lecteurs. C’est une invitation au voyage à travers de multiples strates du rêve, de la ville et de la vie.

Du recueil Nikon et Leica (2010) : une histoire vraie, flashmob ; du recueil Invitée spéciale (2014) : mandala, fenêtre météorologique, principe de Mach.

Agnieszka Wolny-Hamkało - 5 poèmes

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Blaise Guinin

 

une histoire vraie

Du chien je descends, du paon
j’ai gardé les plumes. Les garçons apprécient
mon âme farineuse, plate comme la dune.
Dedans j’ai plein de toiles d’araignées.
Les poupées sans bouche ont encore maigri,
je leur sers de la soupe de terre et des fourmis
avec du sucre. Mon jeune singe Rita
est sorti de sa coquille, il l’a abandonnée blotti
comme un jaune d’œuf ou comme une fée dragonne.
Maintenant les messieurs font sortir par ma bouche
des chants. Je regarde alors le fleuve :
dedans nage un argent fermenté et la lune
étire son omoplate cassé
contre le courant. La terre fume une fois encore comme l’azote.
Le matin, je trouve une trace sur ma peau.

historia prawdziwa

Od psa pochodzę a pióra
dał bażant. Chłopcy lubią z mąki
moją duszę płytką jak wydma.
W środku mam pełno pajęczyn.
Lalki bez ust są znów chudsze,
daję im zupę z ziemi i mrówki
z cukrem. Moja małpka Rita
wyniosła się z jajka skulona
jak żółtko, jak smocza wróżka.
Teraz panowie wyciągają ze mnie pieśni
przez usta. Patrzę wtedy na rzekę,
płynie w niej zsiadłe srebro i księżyc
nadstawia złamany obojczyk
pod nurt. Ziemia znów dymi jak azot.
Rano mam ślad na skórze.

 

flashmob

Sur-dormons aujourd’hui – ce sera bon.
Sur-dormons exprès. Feignons
la fièvre, le paludisme.
Foutons-nous des avis de passage, ignorons
les sonnettes, jouons les disparus,
un peu les morts, les perdus.
Sur-dormons éperdument
que ce jour soit un jour sans nous.
Sans nous ils s’en sortiront,
tous ces rendez-vous immanquables, tous ces impondérables.

Sur-dormons aujourd’hui, ne prononçons plus aucun mot.

fleszmob

Zaśpijmy dzisiaj – będzie fajnie.
Zaśpijmy specjalnie. Udajmy
gorączkę, udajmy malarię.
Olejmy awizo, zignorujmy
dzwonki, grajmy zaginionych,
tylko troszkę martwych.
Zaśpijmy zupełnie
dzień dniem bez nas zróbmy.
Bez nas się obejdą
te ważne spotkania, te straszne wypadki.

Zaśpijmy dzisiaj, nie mówmy już nic.

(extraits de : Agnieszka Wolny-Hamkało, Nikon i Leica (fr. Nikon et Leica), édtions WBPiCAK, Poznan 2010).

mandala

Pour toi les trompettes framboises, révolution.
Pour toi les cigarettes, les oranges.
Voici ! La ville s’investissant de couleurs,
la ville où nous nous amuserons
parmi les noms charmants. Au fond de mon œil
toi et tes tatouages – grands comme des lacs,
sages comme des tableaux. La ville
aime ses naufragés, elle leur réserve
des caveaux confortables. Voilà des rêves
emprunts, à mon sens, d’un bout d’Indonésie.
J’aime regarder les bateaux
sur tes mers noires, cette ville
où les cercueils entrent sous la terre
comme des truffes, où les patinoires blanches
offrent des locaux spacieux,
et des cigarettes mentholées avec leur bandeau bleu.
Les gens sont de grands chats inoffensifs
qui chantent dans les caves
leur chanson d’après-midi
et se prennent en photo parmi les dracénas.

mandala

Twoje malinowe trąbki, rewolucjo.
Twoje papierosy, twoje pomarańcze.
Tak jest! Miasto inwestuje w kolory,
będziemy bawić się w mieście
pośród ładnych nazw. Ty i twoje tatuaże
na dnie mojego oka – duże jak jeziora,
mądre jak obrazy. A miasto
lubi swoich rozbitków, układa ich
w ciepłych wnękach. Sny są jednak zrobione
z jakiejś Indonezji, tak myślę.
Lubię patrzeć na statki
i twoje morza czarne, miasto,
gdzie trumny wjeżdżają pod ziemię
jak trufle, a białe lodowiska
produkują przestronne lokale
i mentole z niebieską obwódką.
Ludzie to wielkie, niewrogie nam koty,
które śpiewają w piwnicach
popołudniową piosenkę
i robią sobie zdjęcia wśród dracen.

 

fenêtre météorologique

Se défiant de l’opinion générale,
elle a acheté ce foulard, et puis s’en est allée,
abandonnant volontés et prétentions enfantines.
Combien de secondes chances peut-on donner
impliquant cet enfant, faisant de lui partie prenante ?
Le soleil – bien nourri et éduqué –
s’en est allé, lui aussi, découvrir le monde. Les enfants n’ont droit à rien –
surtout que nous avons déjà quelque chose de prévu
pour ce soir. Tant pis, il avait une lecture
plus que sélective des lois de l’église.
Elle regrette toujours le garçon à qui elle s’était habituée.
La nuit, quand il ouvrait une canette de sprite,
ça crissait comme des grillons.

okno pogodowe

Wbrew obiegowej opinii
kupiła szalik i wyjechała,
rezygnując z dziecięcych roszczeń i pragnień.
Bo ile razy można dawać drugą szansę,
wciągając dziecko, robiąc z niego stronę?
Słońce – wykarmione i odchowane –
też ruszyło w świat. Nic dla dzieci –
zwłaszcza jeżeli mamy już jakieś plany
na wieczór. Trudno, miał zbyt selektywny
stosunek do przykazań kościoła.
Ale żal jej chłopca, do którego zdążyła przywyknąć.
Kiedy nocą otwierał sprite’a,
to brzmiało jak świerszcze.

 

Principe de Mach

Une femme parle russe au téléphone
dans une ville, celle d’un vieux film avec des aviatrices.
Une lune physiologique revient sans cesse
comme une chose oubliée, non dite ou non faite.
– Je crois qu’au fond les rêves sont emprunts
d’un bout d’Indonésie. En l’occurrence, je crois que celui-ci
est emprunt de ma douleur dans le dos, de mes cigarettes consumées,
et de mon permis de conduire à repasser
jusqu'à ma mort. Les rêves sont soumis au principe de Mach :
l’enfant qui virevolte sur un manège
est attiré par des étoiles qui ne sont pas de ce monde.

Zasada Macha

Kobieta mówiąca po rosyjsku przez telefon
w mieście ze starego filmu o pilotkach:
Fizjologiczny księżyc wracający bez przerwy
jak coś, co zapomniało się powiedzieć albo zrobić.
– Sny są jednak zrobione z jakiejś Indonezji,
tak myślę. Ten jest zrobiony z mojego bólu
kręgosłupa i z moich papierosów wypalonych
oraz z mojego nigdy już do śmierci niezrobionego
prawa jazdy, tak myślę. Snami rządzi zasada Macha:
dziecko wirujące na karuzeli
jest przyciągane przez gwiazdy nie stąd.

(extraits de : Agnieszka-Wolny Hamkało, Występy gościnne (fr. Invitée spéciale), éditions Igloo, Wroclaw 2014).

La trame de Lichtenstein, d'Agnieszka Wolny-Hamkało, interprétée par Michał Zborowski. Réalisé et édité par Piotr Bartos.

Note

  1. cette citation et suivantes dans ce paragraphe : Susan Sontag, Le style camp, traduction Guy Durand, éditions Christian Bourgois 2022.

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