Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Mari Kashiwagi : Papillon (extrait)

Le manuscrit de Mari Kashiwagi m’est arrivé par la traductrice italienne de la poète, qui avait travaillé en lien étroit avec elle à partir de la version anglaise, établie par Mari et son traducteur, Takato Lento, et incluse dans la publication originale.

J’ai suivi d’abord la leçon de la version anglaise, puis me suis confrontée à celle de Lucilla Trapazzo, avec qui j’ai échangé en cours de travail – Mari Kashiwagi laissant carte blanche pour cette traduction, qui est une adaptation d’une langue que je ne parle pas. Les poèmes choisis pour son livre l’ont été parmi plusieurs centaines – l’autrice est passionnée de nature et de papillons en particulier. Le recueil retrace le cycle de la vie éphémère du lépidoptère, avec légéreté, « mine de rien » et cette touche « métaphysique » qui caractérise la poésie japonaise telle qu’on la connaît en Europe à travers les haïkus et ces poèmes aimés de Claudel, qu’on peignait sur les éventails – objet aérien lui aussi. Ici, ce sont de très brefs poèmes également, aux teintes délicates et fragiles comme les ailes transparentes de ces êtres aériens qui sont un pont entre la matière et le ciel…

Marilyne Bertoncini

un papillon

 

aube

prête à glisser hors de la nuit

Beauté impondérable

un papillon

Quand un papillon

donne au matin

son équilibre

ses ailes

débordent

Ce matin-là

Papillon fut simplement

offerte

à ce qui n’est pas papillon

surgissement

Ailes

 

s’ouvrant à l’aurore

 

 

l’air libre est

musique

Papillon

comme la musique

il faut encore

découvrir

ce qui

suivra

La joie de Papillon

l’accompagne

 

palpitante

Drapée de ses ailes

pour la première fois

elle rêve

en papillon

Epanouie

saisie de sa délicatesse

 

Papillon est




Trois poètes et leurs territoires : 1 — Christophe Sanchez

Ce n’est pas le territoire qui t’appartient,
c’est toi qui appartiens au territoire »
Joséphine Bacon

Dans notre monde en crise, où la géopolitique, l’émiettement des empires, la conquête de territoires semblent se substituer durablement à la géopoétique, cette « dynamique de cohérence générale que Kenneth White appelle « un monde », le thème du Printemps des poètes de 2023, Frontières retient particulièrement l’attention, et soulève me semble-t-il, la nécessité, de se pencher sur  la complexité de la notion de territoire– et ses interactions avec la création poétique, en ce qui concerne Recours au poème.

On peut définir le territoire comme un espace informé par les activités humaines qui le façonnent, et que marque une communauté de traces paysagères, langagières, culturelles – ce que Claude Raffestin nomme la « sémiosphère » dans Espaces, jeux et enjeux (1986) . Les frontières bornent les états, le territoire, lui, appelle aux déplacements, aux réseaux, aux franchissements et aux échanges – et au fond, peut-être, à la déterritorialisation étudiée dans Mille Plateaux (1980) par Gilles Deleuze et Félix Guattari – la rupture du lien entre une société et son territoire – la mondialisation capitaliste telle qu’on nous l’impose.

Or, le territoire semble essentiel – consubstantiel à la vie - comme le langage – et Il est des poètes qui plus que d’autres lient leur pratique d’écriture à l’exploration de leur territoire – et qu’importe la dimension : les personnages de Becket eux-mêmes, dans les poubelles de Fin de Partie (1957) ou ensevelis dans un monticule de sable, comme Winnie (Oh, les beaux jours, 1962) se font un territoire – un espace chargé de sens et d’échanges. J’ai choisi de demander à trois poètes contemporains de nous expliciter le lien qu’ils ont avec le territoire que leur pratique nous fait découvrir : Christophe Sanchez, explorateur d’un territoire minuscule, tel Xavier de Maistre dans Voyage autour de ma chambre (1795), Marien Guillé, « poète de proximité » partageant « grolles aux pieds » sa poésie « de plein air », et Serge Prioul, dont l’écriture se nourrit du dépaysement procuré par  l’exterritorialité de ses séjours au Portugal.

Trois poètes, trois parcours, trois portraits/entretiens pour abolir les frontières.

1 – Christophe Sanchez, explorateur de l'infime

Merci, Christophe, d'accepter de répondre à mes questions : tu  explores un territoire certes minuscule, mais comme au microscope. Le premier texte que j'ai lu de toi parlait vraiment de ce qu'on voit du cadre de ta fenêtre, c'était fascinant comme une vue photographique - tu n'as cessé de me surprendre avec une attention toujours renouvelée pour ce microcosme qui t'entoure – ce dont témoignent aussi tes notes sur facebook, et tes vidéos explorant ton quartier - comment et pourquoi t'es-tu intéressé à ce champ d'exploration particulier?  Ton projet est presque philosophique, phénoménologique cette attention au minuscule, à l'éphémère - est-ce présent quand tu écris? 
En parlant de territoire, on ne peut s'empêcher d'évoquer Kenneth White et sa géopétique - est-ce que cette démarche a un lien avec ce que tu fais?
Le territoire : la fenêtre. C’est parce que tu me l’as fait remarquer que j’ai repensé à cette fenêtre. Même si elle est omniprésente depuis plusieurs années, je crois que ça date de « Morning à la fenêtre » écrit en 2015 et paru chez Tarmac en 2016, ou peut-être que c’est plus ancien que cela, que ça a toujours existé dans mon écriture et même avant que j’écrive.
Il y a dans ce « territoire de la fenêtre » une dualité : le dedans et le dehors, qu’on entende ces deux idées du point de vue géographique ou de celui plus intimiste, de la difficulté de vivre, « le métier de vivre » comme dit Pavese, c’est la même chose pour moi. 
La fenêtre est le poste d’observation pour voir le dehors sans s’y risquer vraiment, sorte de camp retranché depuis lequel j’appréhende le monde extérieur avec ses failles et ses mystères. Même si elle est souvent présente, la fenêtre n’est finalement qu’un biais pour parler d’autre chose, pour parler d’autres paysages intérieurs, oniriques, métaphysiques ou alors complètement absurdes. Enfin, en tout cas, à défaut d’y parvenir, c’est dans ce sens que j’explore.
Quand tu écris, as-tu en vue un destinataire précis? Prends-tu des notes que tu retravailles ?comment s'organise ton exploration - y a-t-il un plan initial, des moments que tu privilégies ... ?
Observer, saisir, écrire. Pas de préparation ni de plan. Je vois, je regarde, j’ai l’idée, je prends mon téléphone et je note, ça forme un poème ou pas.
Dans « L’instant à côté » (éditions du Cygne, 2018), on retrouve le même schéma, le dehors, avec l’effet au microscope dont tu parles. Tu cites Kenneth White comme inspiration; sûrement, même si je préfère me référer à l’infraordinaire de Perec : l’instant caché, furtif, une posture, un sourire, ce qui se cache sous l’immédiatement visible… Mais nombreux sont les auteurs à malaxer cette matière qui n’est autre que le vivant sous toutes ses formes.

 

Tu es donc toujours à l’affût ?
Oui en quelque sorte mais je n’y pense plus en ces termes. Ça peut survenir à tout moment, j’ai pris pour habitude de penser : « ça ferait pas un texte, ça ? » puis ça part…  ou pas. Après, il y a tout de même des moments de prédilection : le matin, souvent tôt, c’est là que je me sens le plus prolixe, les idées « bien propres » et le soir aussi avec quelque chose à décharger à ce moment-là. Si on reprend notre thème du territoire, il réside peut-être ici aussi, sorte de territoire temporel avec deux lieux privilégiés, le matin, le soir - non pas d’observation dans ce sens, mais de « digestion » des évènements de la nuit ou de la journée.
« Territoire minuscule » oui, ça me parle dans le sens de l'infraordinaire perecquien, ce qu’il y a au-dessous des choses, des évènements, cet insignifiant de prime abord m’intéresse parce qu’il est souvent révélateur de sens, de poésie. 

Extraits, poèmes et vidéos

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1 – 10 minutes :

 

Série texte + vidéo, écrire en 10 minutes la ville, le lieu, la rue, la place, l’avenue… Ce qui surgit ou se cache.
L’ensemble des textes écrits à date avec leurs vidéos sont disponibles sur Facebook ici il faut cliquer ensuite sur “vue fil” à gauche pour voir les publications) ou sur Instagram ici 

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3 textes en extraits :

 

10 minutes, avec les oiseaux.

 

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont des idiots.

Je le vois

à leurs yeux fins

qui ne pensent à rien.

Des yeux d’irréfléchis.

Des yeux si petits

que sous les plumes

on ne les voit pas.

Mais moi je les vois

« irréfléchir »

ils s’électrisent par les pattes,

se dopent aux megawatts.

Ça leur démantibule les muscles,

leur grille le cervelet.

Les oiseaux

sur les fils électriques

ne savent plus qu’ils sont

des oiseaux

sur des fils électriques.

Je le vois

à leurs mouvements

battement d’ailes

asynchrones, version megastone.

Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,

je vole n’importe comment,

je vais je viens

pour me reposer au même endroit.

Puis je pars sans savoir

pourquoi je suis venu.

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont beaux

mais totalement cons.

 

***

 

10 minutes, dans le canal

Je file dans la ville, le ronronnement du tram sous les paupières

Station Les Aubes comme si le nom devait me réveiller

Je descends du tram puis dans le canal du Verdanson

Maigre cours d’eau qui charrie vases et petite eau noire

Je descends dans la couleur des artistes de rue ; ici dans le canal

À l’abri des gesticulations urbaines, les bruits de la ville

Deviennent sourds, tombent dans la fosse bigarrée

Je suis leur cortège de lumières légères qui battent froid le gris du ciel

Je songe à la mer plus loin vers laquelle le Verdanson court

Le froid pique ma peau, l’endroit pourrait effrayer mais je suis bien

 

***

 

10 minutes, dans un parc

 

Un petit parc dans la ville ressemble souvent à n’importe quel petit parc. Je ne suis pas expert, ni physio de parcs mais le parc Clemenceau, que je traverse comme une pensée, je le vois depuis toujours et partout.

Une sorte d’image d’Épinal avec ses feuilles mortes serrées le long d’allées circulaires qui donnent le tournis, ses mêmes arbres dont je ne sais jamais le nom et m’intéresse que moyen de le savoir,

des personnes dedans à la diversité toute relative, des arbres des pelouses des aires des clôtures des sièges des fontaines des toilettes, tous ces aménagements qui sont répliques d’autres vus dans les parcs qui peuplent mon imaginaire,

si tant est que j’aie un jour imaginé l’allure d’un parc, que ce soit dans mon sommeil ou dans quelque rêve éveillé.

Bref, et alors ?

Rien.

Arbres, petits et grands,

Allées et venues, rondes et bancs,

promeneurs promenant,

poussettes poussées,

boîte à livres (à unique livre),

tables clouées au sol

sur lesquelles les pique-niques formatent une couche de souvenirs

que l’on verra plus tard ressurgir sous un tas feuilles,

bâillements quand le soir vient,

soupirs d’aise quand le soleil embrasse,

gens cahotant chahutant passant,

les éphémères comme les permanents,

les pressés comme les ralentis du bulbe,

je dois bien l’avouer : j’aime les parcs.

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2 – Autour de la fenêtre

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3 extraits sur mes “paysages fenêtre” :

 

Le jour est dans le carreau

Juste à la place où il faut

Forcer un peu

Y mettre un sourire avec les yeux

Pour ce que ça coûte

D’être léger quand tout pèse

Plus que son poids

 

***

 

Il y a des soirs où le calme ne vient pas

Le jour fait ses affaires avec les habitudes

La lumière tombe sensible aux choses

Le monde descend sans rechigner

Mais un bouillon secoue les ombres

Oh rien ne passe qui vaille une histoire

Le visible reste lisible, le commun à sa place

Mais le calme ne vient pas avec le soir

(Celui-ci a fait l’objet d’une vidéo )

 

***

 

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; mes idées dans le coton de la nuit, je tourne autour, du point et des idées.

Ma main tremble, hésite, recule. Je n’écrirai rien, ce matin. Sur la table, le café brulant n’ose pas fumer. Les livres habituellement si loquaces se taisent.

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; il se pourrait que ce point soit une fin.

 

 

Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface du mur paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle

 

Tu la vois
La petite horloge
Comme un œil
Dans le mur ?




Trois poètes et leurs territoires : 2 — Marien Guillé, poète de proximité

Voici comment se présente la prochaine action poétique de Marien Guillé, poète itinérant, empruntant à pied des itinéraires de proximité géographique (ou affective) que nous vous invitons à accompagner dans les lignes qui suivent   :

« Le 2 mai prochain, grolles aux pieds, sac sur le dos, poèmes au bord des lèvres, ce sera le départ de « La Provence à Pied - deuxième édition - marche poétique de village en village ». Comme il y a trois ans, le poète de proximité repart sur les routes de la région pour une tournée pédestre !

Chaque jour, marcher d’un village à un autre, aller à la rencontre de ceux qui vivent dans les lieux traversés, réaliser des actes poétiques au fil du chemin, faire une halte dans un village différent chaque soir, proposer une Veillée Vagabonde, ouverte à la participation de chacun, avec les habitants, les curieux, les passants, les voisins, les amis…pour échanger autour de la marche, de l’itinérance, du voyage, de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

Bref, être là, vivant, ensemble, chez l’habitant, dans un jardin, une librairie, un café, un parc, une grange, en plein air, sur une place au bord de la fontaine… un moment suspendu pour se rencontrer, se découvrir, se donner des nouvelles de la vie. »

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Marien , peux-tu expliquer la façon dont tu procèdes, les  liens qui s'établissent entre les déplacements et l'écrire - comment ça s'organise, comment tu prends note, comment tu projettes... : 
L'écriture vient pas à pas. Les mots avancent en même temps que moi. Un pied après l'autre. Un pied devant l'autre. Un pied avec l'autre.
Des épines de pin tombent au gré des vents sur les chemins, pareillement les mots tombent sur la feuille. Je m'arrête souvent pour écrire. Ou parfois j'écris avec ma bouche. Je dis à voix haute. Je parle aux arbres et à la terre. Aux oiseaux. J'écris pour eux dans l'air des mots invisibles. Parfois je retiens par coeur ce que je dis, parfois je l'enregistre pour le recopier le soir. Parfois je sors le carnet et j'écris en regardant autour, en regardant ce qui bouge et ce qui reste sans mouvement. Le furtif et l'immobile.
Chaque jour, les notes s'accumulent et forment comme un long poème qui file comme un TGV à travers ses journées lentes. La lecture de ces notes additionnées est chaque jour plus conséquente et tente de rendre compte de la traversée en extra-rapide en s'arrêtant sur des sensations longues comme sur des détails ponctuels. Dire aussi les paysages, nommer les lieux, parfois les renommer ou les baptiser, parler des rencontres, des personnes retrouvées sur le chemin et qui accueillent le marcheur. Prendre le temps d'aller à pied vers quelqu'un provoque nécessairement une rencontre particulière, un espace-temps unique où des temporalités différentes se frôlent, se tricotent.
Dire un peu de leur vie, de leur nid, de leur quotidien. C'est comme si on marchait deux fois : sur le chemin le jour et aussi le soir par la parole partagée et sur le papier qui saisit des instants du chemin, le prolonge avec le stylo.
C'est faire corps avec la présence/le retrait que demande la marche et la présence/le surgissement qu'implique la rencontre
Comment t’est venu la nécessité de marcher ?
Mon rêve de marche a commencé quand j'ai appris que j'avais un père qui venait de loin.
Une manière de rejoindre le lointain et l'invisible. D'aller ailleurs comme au fond de moi.
Deux phrases importantes pour moi : Bobin dit "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles" et Segalen (à peu près) : "ces voyages au bout du monde qui ne sont que des voyages au fond de soi"
Ma partie indienne, je l’ai découverte véritablement en 2015 mais Mon père restera toujours un silence dans ma vie. Un silence tellement criant que j’en ai fait un spectacle, ça s’appelle IMPORT EXPORT :
J’ai 13 ans. Je regarde la télé. Ma mère est à côté, elle est en train de repasser le linge. C’était sûrement l’été, il faisait chaud.
A un moment, ma mère pose le fer à repasser, elle s’approche de moi, elle me serre contre elle et elle me dit :  Marien, j’ai fait des recherches sur internet pour retrouver ton papa, en Inde. Ça fait 9 ans que ton papa est décédé, Marien, il est mort. Mais sa famille, elle vit encore à Jaipur, et ils seraient très heureux de te rencontrer si tu voulais aller les voir. Sur le coup, je n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit, ni de la tristesse, ni de la joie. J’ai 13 ans. Je suis un ado tout ce qu’il y a de plus insensible et banal. Je ne réponds rien à ma mère. Mon quotidien, à cette période, bascule progressivement des jeux vidéo vers l’écriture et le théâtre, c’est un moment charnière. Je laisse tomber Tintin, j’éteins la télévision, je vais dans ma chambre, je pense à tout ça et je me dis : « un jour, j’irai en Inde rencontrer ma famille et ce sera mon pèlerinage intime, et comme tout pèlerinage, je le ferai à pied ». Ouais, Je savais qu’un jour j’irai en inde, mais je pensais que j’irai à pied ! Je me voyais partir de Provence, j’aurais longé la Côte d’Azur, Nice, Monaco, Menton, hop, traverser l’Italie vers le nord-est, la Slovénie, un bout de Croatie au nord de Zagreb, la Hongrie, paf l’Ukraine, tout du long, un bout de la Russie entre la mer noire et la mer caspienne, Kazasthan –l’Ouzbékistan Samarkand, la ville mythique, et puis l’Afghanistan (bon, là, j’avais promis à ma maman de prendre un bus au cas où, ou un avion, plutôt, je ne sais plus ce qui l’a rassuré), le Tadjikistan là ça grimpe, y’a les montagnes du Pamir et corridor de Wakhan, et arriver au Cachemire, mais c’est la guerre aussi là-bas alors…bref, ma foi le pakistan, dont venait la famille avant la partition de l’inde en 1947, passer la frontière à travers le désert du Thar, en dromadaire si c’était trop dur, arriver en inde directement dans le Rajasthan, ou par le Panjab, et enfin, Bîkaner, Ajmer, Jaipur…Jaipur ville de mon père, ça paraissait simple, facile à organiser, limpide. Durant des années, j’ai rêvé d’y aller à pied car c’est quand je marche que je suis capable de voir vraiment les choses comme elles sont. Leur véritable chair. Je vois avec mes pieds, pas avec mes yeux. Mes yeux sont infirmes. Mes pieds sont clairvoyants. Je ne savais pas encore que la marche allait devenir si importante dans ma vie et devenir quelque chose d’initiatique. 
Partir à pied, c’était une manière de prendre le temps de me préparer intérieurement, une manière d’avancer lentement vers le but afin de ressentir au fur et à mesure les changements de cultures et d’état d’esprit, une manière de vivre pas à pas le chemin à la seule force de mon corps, et de ralentir le choc temporel des voyages en avion. Les avions, ça nous fait pas voyager. Ça nous déplace. Mais notre corps ne bouge pas lui, on lui demande même de rester sur son siège, de l’attacher, de remonter la tablette et de savoir activer le masque à oxygène. J’aurais voulu atteindre ma destination par un voyage où mon corps n’aurait pas été seulement déplacé, mais serait resté son propre moteur,
C’est marrant ça, c’est comme si apprendre la mort de mon père, ça m’avait donné envie de marcher, alors qu’avant, la marche, c’était plutôt la punition, la balade qui prolongeait le repas de famille du dimanche, qui retardait toujours le moment de rentrer à la maison.
Bon, Gougeul Mapsss estimait le trajet à environ… 1595 heures de route, 67 jours, sans les pauses, 7842 kilomètres. Ce n’était pas un voyage à faire tout de suite. Je ne pouvais pas à 13 ans partir en Inde à pied, alors au lieu de ça, je suis allé à pied partout où je devais aller. Comme si tous les pas que je ne pouvais pas faire jusqu’en Inde, j’allais les additionner. J’allais faire tous ces kilomètres impossibles à l’intérieur de moi. 
Et je suis devenu complètement drogué de la marche, du fait d’aller quelque part à pied ! A 16 ans, j’aurais pu commencer à apprendre à conduire, j’aurais pu passer le permis, mais non, je voulais continuer à marcher, du moins à faire de chaque déplacement, même de quelques kilomètres, un vrai voyage, à pied, en train, en bus… écrire des poèmes en regardant les paysages, me perdre, trouver une manière chaque fois nouvelle d’atteindre l’endroit où je devais me rendre, pour faire de chaque déplacement,! c’était comme un jeu

restitution publique d'un carnet de voyage à La Ciotat (dessin de Lysey)

Tu tiens lors de ces itinérances, des carnets de voyage dont la lecture  publique est un geste artistique en lui-même – tel que j’avais pu en profiter dans le jardin de Béatrice Machet, où nous étions rencontrés au retour d’une de tes errances…
Pas de meilleure réponse qu'un extrait d'un carnet de voyage : 
Bientôt plus qu'une semaine avant le retour à Marseille !
La pluie continue à me poursuivre, les pas à s'additionner, les visages, les villages, les paysages, tout semble sourire, malgré tout, dans le tumulte climatique de ce mois de mai. La terre accueille la pluie comme une promesse tardivement exaucée, une caresse méritée après tant de mois sans eau. Les sentiers ont l'odeur du temps qui renaît, du printemps qui éclate, du jour qui se tient debout dans la ferveur d'un été proche. Mes chaussures sont pleines de boue et de brindilles, elles se colorent des kilomètres abattus et se nettoient chaque matin dans la rosée fraîche qui éclabousse entre les lacets.
Le passage du Lubéron a été formidable, puis la montée jusqu'à Banon, plus haut point du parcours, avant de redescendre encore deux jours à Reillanne profiter des rencontres et des douceurs d'un village vif et généreux. Manosque avec Mathieu, journée formidable à trouver son chemin dans la garrigue, entre les ruisseaux ensoleillés et les cerises prêtes à mûrir. Le plateau de Valensole et son horizontalité étendue à l'infini. Ce renard dans un champ de coquelicots. Les poèmes qui s'écrivent en chemin. La pluie, encore. Le vert éclatant des éclaircies. Les amis qui viennent passer la pentecôte en chemin. L'arrivée dans le Verdon en petite troupe joyeuse. Artignosc, sa fête du pain, son auberge, son lac glacé qui accueille nos corps harassés. Rafa, Myriam, Marion, Mike, Thelma, Patrick, Cathy, Carole, Dorothée, Boris, Hiram, Amália, Laurent, Annabelle, Mathieu... paroles et gestes fraternels partagés dans l'inestimable présence d'un weekend entre nous, que personne ne pourra dérober, coquelicots sur les oreilles, on a le coeur à chanter dans les buissons !
Puis repartir, sous le pluie encore, marcher, marcher. La Provence Verte, désormais, ces océans de vigne et ces bâtisses de pierre qui offrent le repos. Ces poèmes partagés dans la chaleur d'un foyer. L'accueil. L'accueil de ce qui vit, de ce qui va, de ce qui vient. De ce qui tombe de l'arbre, du ciel, du cœur. De la tête au pied. Les journées s'inventent au fil des pas, s'effondrent joyeusement et renaissent sans crier gare. "Attention, chute de joie sur 170 kilomètres. Restez sur votre voie". Les voisins vigilants n'ont qu'à bien se tenir : s'ils ne prêtent pas suffisamment attention, un poème risque de leur tomber dessus, sans prévenir. Espérons qu'ils auront la main ouverte et le cœur vaillant.
Ce matin, le silence était sans pareil. Les mots sont comme les cerises. Mûrir demande du temps, de l'eau et de la lumière. S'abreuver est une histoire sans fin, nos lèvres ont soif. J'étais assis sur le chemin et j'attendais bientôt que mon corps passe devant moi. En joignant nos pas, le soir avait la couleur de nos yeux. Plonger dedans réclame encore son lot d'ignorance.
Marcher, ça remet les idées en place, ça réveille un corps endormi, ça traque la petite bête qui grignote le temps et nos audaces. Mettre un pied devant l'autre. Et rien de plus.
Est-ce que je suis heureux de marcher, d'être là ? Je ne me le demande pas... la réponse est déjà là, avant la question.
Ce n'est pas d'avancer qui est difficile, c'est de s'arrêter.




Trois poètes et leurs territoires : 3 — Serge Prioul et l’appel de l’ailleurs

C’est à travers tes Carnets du Barroso, paru en 2014 aux éditions Vagamundo. avec un avant-propos de Sylvie Durbec que j’ai découvert ton attachement à ce territoire particulier  qui t’inspire de beaux textes et pour lequel tu utilises de magnifiques photos.
Comment as-tu rencontré ce Pays d’au-delà des monts (que mon clavier insiste à écrire « au-delà des mots » !) qu’est-ce qui t’y attire – depuis combien de temps est-il source de création pour toi ?
Impossible pour moi d'évoquer le Portugal sans associer à cela ma femme Régine, et même la notion de famille, tant le Beau-Pays, comme l'appelle mon ami le photographe Gérard Fourel, découvert en 1995, a finalement pris de place dans notre histoire.
Depuis cette date, presque chaque année, grâce à un camping-car, attirés et retenus par une certaine notion de liberté qu'il nous proposait, nous avons sillonné ce pays, à la découverte des lieux, des gens, et des coutumes.
Fils de tailleur de pierre Breton, pratiquant quelque peu moi-même, ces montagnes et ces villages de granit m'émerveillaient au possible.
En 2011, dans le village de Negrões, presqu'île au bord d'un grand Lac (je tiens à la majuscule) nous avons acheté une vieille maison qu'il faut toujours restaurer. Pied à terre pour continuer à battre les chemins du Trás-os-Montes, ce pays d'au-delà-des monts.
Depuis longtemps, amoureux de l'écriture, comme remède à bien des maux passés, c'est dans cette maison et ces voyages - parfois autour de la chambre - que j'ai vraiment satisfait ma passion pour les mots. Trouvé l'inspiration, et j'oserais dire la respiration, puisque c'est d'un dépaysement calme dont j'ai vraiment besoin, chaque matin, pour écouter ma plume.
Sous la chandelle - puisque l'électricité n'était pas encore de l'aventure - c'est dans cette maison que pendant l'hiver 2013 j'ai écrit mon premier recueil Carnets du Barroso, une histoire simple autour de nos rencontres dans cette région isolée des montagnes du nord.
Comment cela se passe-t-il : est-ce que tu prends des notes –des photos – est-ce que tu écris dans le paysage, ou bien plus tard, en rentrant en France ? Pour qui écris-tu ces textes ou dans quel but ? Quel lien essentiel se tisse entre ce territoire et toi ?
Chaque matin, principalement dans le camping-car, j'écris donc, l'aventure de la veille, au style de l'heure - si j'ose dire. Ici ou là, hasards de la route, sans trop de concessions à la modernité : pas d'Internet ni d'ordinateur, jamais de campings, juste bivouacs au bord des villages. L'été comme en plus.
J'aime beaucoup prendre des photos, des pierres certes, mais aussi des gens parmi les gestes et les pierres justement. Photos avec l'appareil, évidemment, mais aussi au-travers du poème. Brouillons de textes, dirons-nous, mais en sachant bien qu'un poème n'est jamais vraiment fini. Les carnets de l'été s'emplissent et s'entassent J'y reviens seulement au calme des retours et de la table d'écriture. En Bretagne. Autre pays de granit. D'une vieille maison à une autre. Lieu où poser la pensée et chercher le mot juste.
Pourtant mon credo n'est pas d'écrire mais de vivre. Pleinement. L'écriture venant après. Il est même rare que je prenne une note sur le terrain. Seule exception, il y a quelques temps, avec des poèmes ébauchés, autour du mur, pour un recueil ayant trait au travail manuel, avec la présence d'un certain Thierry Metz dont le parcours est si proche du mien - et pourtant si différent.
Ainsi j'écris en écho à d'autres poètes - j'aime prolonger le poème, ai-je coutume de dire. Miguel Torga sur mes chemins Portugais, Thierry Metz dans la poussière, François Villon dans la joie de la langue. Et tant d'autres, évidemment. Anciens et modernes.
Ma femme, comme sur notre chemin, est omniprésente dans mes poèmes. Elle dort là, tout près, tandis que j'écris, et n'est-ce pas l'essentiel pour tenir calmement la plume en regardant la lampe !
Alors, j'essaie d'écrire, au plus près de mon ressenti. Dans l'épurement d'une langue découverte principalement dans les livres et bien peu sur les bancs des écoles.  Allé s’en est, et je demeure, /Povre de sens et de savoir… Le Portugal, ses gens, ses scènes… comme compagnons. Régine, ma femme. Ma vie, qu'il faut dire, mais pas trop - j'ai beau avoir du ventre, j'ai horreur des nombrils !
Ecrire encore sur les routes de France. Devant la Loire, devant la mer, la montagne, dans la lumière d'une terrasse de café aussi.
Regarder. Voilà bien ce qu'il faut. Les mots sont quelque part entre les choses et soi.  
Le Portugal donc, pays connu et aimé, comme tout lieu au regard de l'écrivain voyageur mais aussi un prétexte à l'essentiel : vivre et l'écrire.

 

 

3 extraits des Carnets du Barroso, et des inédits

 

photos de l'auteur

 

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Cet œil noir et mouvant de la chandelle

Où on ne peut plus lire

Plus écrire

Trop près dans l’ombre d’elle-même

J’ai failli écrire chapelle

Chapelle chandelle

Lieux d’ombre et de lumière

 

Tirer un trait comme finit le poème

Cette illusion de croire qu’on passe à autre chose

Intérieur extérieur

La chandelle

Le Lac

Soirs et matins

 

Les villages du Barroso

 

Une jeune femme entrevue hier dimanche

Qui gardait ses chèvres

 

Ces trois hommes

Commis de ferme

Comment dit-on dans le Trás os Montes 

Pas sortis d’un Moyen-Âge

Dans l’euphorie alcoolique du dimanche

Celui-là lorgnait la femme qui passait

L’autre aux rastas parlait à un chien libre qui lui répondait

Dans les nuages de décembre

A Peirezes sur les pavés du village puis la route qui continue vers Montalegre

 

Nous allons marcher jusqu’à Vilarinho de Negrões 

Dit la jolie femme de Morgade que nous connaissons

Elle travaille à la douane

Le dimanche elle se promène

Dans la montagne ou sur les bords du Lac
Sa vie est dans notre poème

Et lui passe

Comme l’ombre d’un grand aigle

Sur la Serra de Larouco

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

 

 

 

Ne jamais rien faire comme les autres en art 

en morale faire comme tout le monde 

Dit Jules Renard avec son cynisme habituel

Mais l’écrire Monsieur Jules c’est déjà ne plus être tout le monde

Jules Renard aligné sur la morale

Tant que sa femme brûlera son journal 

Je prends une photo de ma table de travail 

Qu’éclaire donc cette chandelle 

Un livre ouvert

Deux carnets un de notes un de poèmes

Et puis les bols du petit déjeuner

Le lait le miel du Barroso

Rien de plus sur mon envie d'écriture

Que cette femme qui dort

Si présente dans tout ce que je lis

Comme la Marinette de Jules

Si toujours là dans tout ce que je vis

Nous vivons deux

Nous poursuivons cette vie

Vie d’aventure

Et le mot est au singulier

L’aventure d’une table d’écriture

Et d’un vieil amour

Dans le Trás os Montes

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo – 2014

 

Deuxième jour de l’an

Est-ce que se lever aux aurores voudrait aussi dire qu’on est neuf 

Allumer les chandelles de la chambre

Les murs ont été montés avec les granits des champs

Et presque tous les champs sont devenus le Lac

Le Lac est-il devenu notre Lac 

On ne s’approprie rien

Mais les choses nous viennent

Pourvu qu’on les aime

Nous aimons le Lac

Les granits

Les murs des maisons

Les sources nous traversent 

Un ruisseau rapide longe la maison

Tout d’un coup

Surtout l’été

Il s’arrête de couler 

Les villageois de Negrões retiennent l’eau dans la montagne

Nous ne savons pas trop où

C’est le monde de la montagne

Les mystères de pauvres du Trás os Montes

Heureux déjà que nous accueillent à boire

L’eau des fontaines

Les loups du Barroso

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

Comme si c'était un jeu

de retrouver des pas laissés

sur le sable mouillé

en revenant sur soi

à partir du poids

très léger de la vie*

 

Être là

En être là

Les traces d'hier pour aujourd'hui

Traces à mener

A demain mener

Moveros est un village frontalier

Le dernier de l'Espagne avant le Beau Pays

Les gens dehors nous regardent passer

Un soir de juin un gros camping-car

Dessinés les chevaux galopant du voyage

Il faut bien cela pour commencer

Celui de cette année

Pour qui sommes-nous

D'un soir les chevaux sauvages ?

Ici on vend des poteries colorées

Des personnages peints

Des animaux de toute sorte

Des vaches de race rigolote

Portant des amphores des temps anciens

Imaginaire au pas

Où était le bonheur

A peine encore dans la trace d'un soir

Pour nous harnachés

Les petits ânes

Retrouvés

 

* Tout cela  - François de Cornière

 

Vila Chã da Ribiera - 23 juin 2022 (inédit)

 

 

Hier soir Izilda râlait

Après les chiens de José Abilio

Qui toute la nuit ont hurlé

José argumentait qu'ils n'avaient pas commencé

Juste répondu

A celui du village qui traînait dans la nuit

Et qu'il n'y pouvait rien

Puis elle continuait

- à cela l'aidait un peu le vin du Douro -

Après ces fichus coqs de Darida

Qui à cinq heures ont pris le relais

En forme oui et en cœur

Treize insistait-elle treize

Et Darida dans l'été et la retenue d'un sourire

Rectifiait

Onze

     onze coqs

                            j'ai seulement onze coqs

 

                            Vila Chã da Ribiera - 26 juillet 2022 (inédit)

 

Des Portugais se sont arrêtés tout à l'heure

Etonnés de me voir là

Tailler le granit

Massette et ciseau en main

Comme autrefois

J'ai dit j'étais maçon et tailleur de pierre

                                                    ajouté plus bas

                                                                            poète

Ils ont parlé du calme du village

Et du silence matinal

J'entends moi le chant des coqs

Le carillon régulier des vaches

Les cris clairs des arrosages de six heures

Et surtout le soir

     ai-je ajouté

                la voix du grand Lac

En regardant vers l'église

Les gens ont continué sans tout comprendre

De cette histoire de cloches et de Lac qui parle

Les outils posés

La pierre scellée

Les mains caressant le sable arraché lavées au ruisseau

Des mots entendus

C'était l'heure

                            Sont venus

                            22 juillet 2014 - 25 avril 2020 (inédit)

 

 

Retour à Negrões

Le Lac est partout

La chandelle est bleue

La poule de l'enfant trempe son granit dans l’eau

J’avais oublié que la maison avait cette odeur

C’est celle de notre hiver

L’odeur des Carnets du Barroso

Je viens de poser le manuscrit sur la table

C’est un retour

Il y a cette joie dans les retours

Comme celle

pas plus

de l’aube

C’est vrai

     Maintenant

Nous avions laissé là

     Du bonheur

Retrouver les riens dans les corbeilles de terre

Ranger les fruits comme la rondeur du plaisir

Ah l’odeur encore

Des mouches d’été aussi visitent

Entrez la porte est toute ouverte

Et l’air du Lac

Le bleu du Lac

Entre qui veut

Je veux tout

 

Negrões - 2 juillet 2013 (inédit)

 




Reha Yünlüel, à travers les images…

Reha Yünlüel réalise. Il donne vie, il capture sans emprisonner, des visages, dans la série de vidéos de poètes filmés pour son Anthologie audiovisuelle des poètes vivants accessible sur sa chaîne YouTube, et des paroles, puisqu’il recueille aussi des mots avec lesquels il écrit de la poésie. Son dernier recueil, Rehaïkus , est paru en août aux éditions du petit Véhicule.

Diplomé de la faculté de droit de l'Université d'Istanbul et avocat, il a travaillé en tant que chargé de cours à l'Université de Marmara. Puis il est venu vivre en France, à Strasbourg, où il devient tour à tour et simultanément éditeur adjoint de la revue littéraire et culturelle Imece, fondateur du groupe de discussion sur la poésie şiirpostasi avec Ergin Şehirli, poète (son premier recueil, L'Oiseau tombant de la cathédrale est publié chez Virtuel yayinlari à Istanbul en 2000), fondateur  et éditeur de la revue d’art et de langue bachibouzouck.com,  et artiste car il à plusieurs expositions de photographies et réalise des documentaires et des court-métrages. Reha Yünlüel façonne le monde, s’en empare, le regarde et le transmets.

Il a accepté de répondre à nos questions au festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée cet été, en 2022.

 

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Photo des Une  © Yakup Naziff Yünlüel.




CHEVEUX AU VENT… un projet poético-humanitaire et participatif d’Antje Stehn

Capelli al vento – cheveux au vent,  n'est pas seulement le titre de l'installation d'Antje Stehn, c'est aussi la performance poétique artistique participative en soutien aux femmes d’Iran (lire l’appel à textes ci-dessous) qu’elle propose de créer tous ensemble réunis, femmes et hommes. C’est à ce projet que Recours au poème, comme Jeudidesmots.com s’associent et vous présentent sur leurs sites respectifs, en attendant une présentation conjointe de l'oeuvre d'Antje Stehn lors du marché de la poésie à Paris, en juin 2023.

Artiste visive et poète allemande, née à Fribourg, elle a étudié à l’Accademia di Belle Arti Brera a Milano, avec les professeurs Ferrara et Esposito. Installée en Italie, elle vit et travaille à Naggio, sur le lac de Côme, et à  Milan. En tant que poète, elle fait partie du Réalismo terminale , un mouvement de poètes, artistes, et autres, qui s’inspire du manifeste homonyme publié par Guido Oldani en 2010. Ce mouvement s’ouvre toujours plus largement à toutes formes d’expression les plus variées, réunissant des architectes, des musiciens, des gens de théâtre et du spectacle… Du manifeste de la peinture terminale émerge l’idée disruptive de la “perspective renversée? Antje anime aussi le collectif poétique international Poetry is my passion, qui promeut la diversité linguistique culturelle et le multilinguisme dans le contexte des communautés internationales vivant à Milan. C’est ainsi qu’elle gère la rubrique  « Milan, une cité multilingue » sur le magazine TAMTAMBUMBUM. En tant qu’artiste, elle crée des installations et des performances à partir de matériaux naturels, dont les derniers sont Rucksack (sac à dos) et Capelli al vento.

L’artiste-poète-plasticienne ces deux oeuvres, Capelli al vento et Rucksack, a Global Poetry Patchwork comme dérivant l’une de l’autre. Cette dernière a fait l’objet d’une installation artistique  qui a été présentée au Piccolo Museo della Poesia Chiesa di San Cristoforo, à Piacenza, Italie et qui se compose de deux macro-œuvres : une installation comportant un grand sac, le Sac à dos, fait de sachets de thé séchés et une exposition de courts poèmes. Une installation en boucle audio permet au public d’écouter les voix de poètes récitant dans leur langue maternelle. L’œuvre rassemble un grand nombre de personnes, de lieux, de visions, de langages, soulignant la valeur de la proximité, si significative en ce moment historique marqué par la distance et l’enfermement, par la précarité aiguë du réseau humain.

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Rucksack – Le thé et la poésie : 

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Voici comment l’artiste explique cette première œuvre : 
Les sachets de thé ont une longue histoire qui remonte au XVIIIe siècle, lorsque les chinois ont commencé à coudre des petits sachets carrés pour mieux préserver l’arôme des différents thés. Les sachets de thé continuent d’être l’un des plus petits contenants que nous utilisons et trouvons dans chaque maison. Les sacs de transport ont été parmi les premiers outils utilisés par les femmes et les hommes pour transporter des objets et des souvenirs.

Nos ancêtres étaient des chasseurs-cueilleurs, mais en réalité les cueilleurs étaient prédominants, étant donné que 80% de leur nourriture provenait de la cueillette de graines, racines, fruits dans des filets, des sacs et dans tout type de récipient léger. Les sacs étaient des outils importants pour le transport des marchandises, hier comme aujourd’hui, car on peut voir des sacs utilisés comme conteneurs de courses dans les supermarchés. C’est pourquoi nous avons décidé de placer le sachet de thé au centre de l’attention, comme cœur d’une rencontre culturelle, et le Sac à dos comme trace de notre lien avec la nature et la migration.

Cependant, on ne peut que se demander pourquoi la représentation de grandes scènes de chasse prédomine sur les parois des grottes plutôt que des personnes occupées à récolter et à transporter des sacs pour collecter de la nourriture ? Cette question s’est également posée à Ursula K. Le Guin, une écrivaine de science-fiction qui a écrit la soi-disant théorie de la fiction du sac de transport, basée sur la théorie du sac de transport de l’évolution humaine par l’anthropologue Elizabeth Fisher. Le Guin a noté qu’il est difficile de raconter une histoire sur la façon dont les graines sont extraites de la peau, jour après jour de la même manière. La chasse, en revanche, est une véritable aventure, pleine de dangers et de surprises, son apothéose finale étant la mise à mort, lorsqu’un énorme mammouth, par exemple, tombe à terre. C’est un matériau pour une histoire d’action et c’est ce que nos ancêtres se sont probablement dit assis autour du feu. Mais aussi tragiquement, elle marque le début de la normalisation de la violence et d’un récit centré sur elle.

L’acte de rassembler, en revanche, avait peu de potentiel narratif ; au mieux, il convenait à une poésie traitant du monde en marge, dont peu se soucient. Pourtant, à y regarder de plus près, la poésie nous parle d’un autre regard sur le monde, d’une alternative au monopole généré par une seule histoire.

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Cheveux au vent, un projet féministe intégratif

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Antje, créatrice de ce premier voyage passionnant, lance un appel pour un nouveau projet, plastique et poétique, et livre les deux premiers poèmes qui l’ont amenée à lancer une nouvelle œuvre : voici le premier,

Cheveux au vent

 

Chaque jour avec courage une femme

lâche ses cheveux au vent, brûle son voile

défier les matraques et les balles

pour la liberté de toutes

chaque jour une dictature étouffe dans le sang

celle qui prend la parole pour réclamer une vie digne

dénoncer l'apartheid de genre

chaque jour remontent à la surface les cadavres d'une histoire déjà vécue

et l’une d’entre elles hurle "je suis une femme, je suis une mère, je suis chrétienne,

Je suis le premier ministre, nous sommes les frères d’Italie"

(traduction Marilyne Bertoncini)

La première femme au pouvoir

compare l'avortement au féminicide

et d'autres femmes applaudissent

 

Comment nouer les lambeaux de sens

dans cet enchevêtrement feutré

peut-on devenir encore une plante grimpante?

penser de façon tentaculaire

serpenter

vers le prochain, vers le village

vers l'humanité ?

Ce jardin qui est le nôtre était ici avant nous

avant la semaison

avant de disposer les semis en rangées

avant de séparer les malades et les saines

maintenant toutes poussent dans toutes les directions

elles rivalisent au lieu de fusionner

elles appellent à la paix chacune dans son coin

être un individu n’est pas un privilège

ni penser au singulier

le jardin fut créé

pour l'ensemble

Le second poème d'Antje Stehn,  Femminicidio, a été lu à Milan, à l'auditorium Magnete, le 25 novembre lors de la journée contre les violences faites aux femmes ; vous pouvez l'entendre dit par Antje sur le lien ci-contre :

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C’est enfin un poème d’ELHAM HAMEDI, traduit par Antje Stehn et Mari, qui lance le projet. (Cette poète iranienne, artiste multimédia, conservatrice internationale et membre permanent de l'Association scientifique iranienne des arts visuels, diplômée en recherche artistique de l'Université de Yazd, a eu plusieurs expositions individuelles et collectives en Iran et à l'étranger.)

CESSEZ-LE-FEU

 

Ne tirez pas sur moi !!

Je voulais juste laisser tomber mes cheveux sur les épaules d'un jardin

L'oiseau tombe des fissures de la fenêtre

et le cœur du mur s'écroule dans le pesant battement l de l'anxiété

‏quand ton coup de feu gémit dans mon coeur ‏

 

Ne tirez pas sur moi !!

Ma peau voulait juste sentir un peu de soleil

mes cellules fatiguées voulaient s’abriter à l'ombre d'une fleur

elles voulaient juste embrasser les lèvres de l'eau

 

Ne tirez pas sur moi !!

Le renversement peut devenir une nouvelle création

Une balle en plomb peut être comme la balle d’un enfant

qui joue dans mon coeur

Et ce rêve à l'envers peut être notre rêve éternel,

qui désormais trouve refuge dans les ruelles de l'enfance

à travers les rues de sang.

 

ne  tirez pas sur moi !!

Mes cheveux malades sont morts depuis longtemps

Enterrez les balles de plomb auprès de mes cheveux

peut-être nourriront-ils la terre

et un jour des balles en plastique pousseront-elles

elles savent la technique du jeu des souvenirs

dans les cheveux des poupée.

 

Traduction Marilyne Bertoncini  à partir de la version en anglais Antje Stehn et Mari

 

Appel à contributions : 

Notre « appel aux arts » rassemble tant d'adhésions !

Chers amis du sac à dos de Global Poetry Patchwork,

nous vous invitons à envoyer vos poèmes pour un nouveau projet de performance artistico-poétique qui se déroulera autour de l'oeuvre intitulée

                                                   CHEVEUX AU VENT /CAPELLI AL VENTO, devient une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des hommes et des femmes iraniens et à leur lutte dramatique.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

il commence maintenant, à l'occasion de la Journée internationale contre la violence à l'égard des femmes, et se terminera le 8 mars avec la première représentation, le parcours créatif de CAPELLI AL VENTO, une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des femmes iraniennes et à leur se battre.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

Biologiquement, les cheveux n'ont qu'un rôle de "régulateur thermique", sur le plan social, ils jouent au contraire une fonction d'importance fondamentale dans le langage corporel, ils sont un symbole de force et de sensualité, et ont également la capacité d'exprimer un nombre infini de significations dans la sphère culturelle, religieuse, sociologique et anthropologique. L'histoire du voile et des cheveux cachés est très imbriquée au fil des siècles : même dans la culture et la tradition des peuples méditerranéens, la tête des femmes a souvent été cachée par le voile.

Le titre de l'oeuvre, "Cheveux au vent", nous renvoie à un topos récurrent de la poésie allemande. Il a été inventé au début du XIXe siècle par la première poétesse allemande, Annette von Droste-Hülshoff, dans le poème Am Turme, où l'auteur libère ses cheveux et, comme une ménade, les lâche au vent. Un acte jugé rebelle, inacceptable en son temps. Ce topos a été repris par Ingeborg Bachmann (https://www.recoursaupoeme.fr/ingeborg-bachmann-toute-personne-qui-tombe-a-des-ailes/    )  dans Le Chant d'une île (in Toute personne qui tombe à des ailes, Poésie/Gallimard, p.330 et suivantes), et par plusieurs autres poètes.

L'Appel aux arts !

Nous appelons les poètes et poétesses à participer au WIND HATS PROJECT en envoyant leurs écrits, ou vidéos, qui seront exposés avec l'œuvre d'Antje Stehn et en feront partie intégrante.

Tous les participants sont également invités à lire leurs poèmes lors des différentes représentations programmées ; pour ceux qui vivent loin ou à l'étranger, les lectures seront projetées sur un écran vidéo.

 

La première représentation aura lieu le 8 MARS, JOURNÉE DE LA FEMME, à Milan, dans l'espace théâtral QUARTAPARETE, à la gare Porta Vittoria.

 

En mai, l'installation fera partie d'expositions collectives à Milan et Plaisance. D'autres répliques sont prévues pour des dates et des lieux à définir

COMMENT PARTICIPER ?

Envoyez un e-mail avant le 1.2.2023 avec :

  1. un court poème (max 10-15 lignes) sur le sujet, dans votre langue maternelle et, si possible, une traduction en anglais ou en italien par un locuteur natif.
  2. une courte biographie de 3 lignes de vous.
  3. une vidéo réalisée avec un téléphone mobile (horizontalement) où vous lisez le poème avec un son clair. Les vidéos créatives sont les bienvenues.

 

Adressez le mail à :

canoe@inwind.it (ceux qui souhaitent envoyer un manuscrit contactent Antje Stehn par e-mail pour demander l'adresse postale)

Abonnez-vous à la chaîne Rucksack sur YouTube pour avoir une idée de ce qu'ont fait les autres poètes du projet Rucksack.




Une maison pour la Poésie 1 : Annie Estèves — Maison de poésie Jean Joubert de Montpellier -

Annie Estèves, fonde à Montpellier avec le poète Jean Joubert et la libraire Fanette Debernard la « Maison de la poésie » en 2005. En 2010, La Maison de la poésie, devenue « Maison de la poésie Jean Joubert », dispose d’un lieu dédié et est soutenue par l’ensemble des collectivités. . Directrice artistique, Annie Estèves organise la programmation de cette entité essentielle au sein de l'agglomération montpelliéraine à laquelle elle offre des  rencontres avec les poètes et les éditeurs, des lectures, des performances, des spectacles, des ateliers et des expositions. A ce travail conséquent mené depuis des années pour défendre et porter la poésie,  Elle est responsable de la  programmation de la manifestation « Le Printemps des poètes » à Montpellier. Elle a accepté de répondre à nos questions, pour inaugurer cette nouvelle rubrique dans laquelle Recours au poème donnera la parole aux Maison de la poésie, qui, dans des agglomérations de diverses importances, sont ce lieu indispensable où la parole poétique vivante et incarnée s'offre à un public de plus en plus important.

Qu’est-ce qu’une Maison de la Poésie ?
Le mot « maison » a bien entendu de nombreuses connotations, nous retenons celles qui sont positives. Une maison pour la poésie est une reconnaissance de la place qu’elle peut occuper dans la cité. Ce n’est pas un lieu d’enfermement, mais un lieu de rayonnement. Un point de ralliement pour tous les amoureux de cet art qui ont envie d’œuvrer à sa diffusion.
Rappelons-nous que ce sont Pierre Seghers et Pierre Emmanuel qui sont à l’origine de cette idée, et qui ont implanté la première à Paris en 1983 sur la terrasse du forum des halles avant qu’elle n’intègre ce lieu merveilleux qu’est le théâtre Molière. Elle avait pour vocation de « promouvoir l’expression de la création poétique sans exclusion de genres, de formes esthétiques ou de pays ».
Auparavant, en 1975, au Centre Culturel de Rencontre de la Chartreuse à Villeneuve-lès-Avignon, Gil Jouanard et Marie Jouannic avaient créé une structure qui préfigurait les maisons de poésie, « La Maison du livre et des mots ».

Jean Joubert et Annie Estèves, association Maison de la poésie.

Celle que nous avons créée à Montpellier est un lieu dédié au partage et à la diffusion de la poésie, ouvert à tous, accessible et gratuit, doté d’une importante bibliothèque qui s’enrichit en permanence. Un haut lieu de l’écoute de la poésie, multilingue.
S’y retrouvent les poètes, les lecteurs de poésie, les éditeurs et revuistes, les amateurs de littérature, pour partager leur passion et la faire partager.
C’est aussi une structure culturelle, un organisme vivant, qui travaille avec de nombreux partenaires : médiathèques, musées, théâtres, galeries d’art, librairies, centres culturels.
Le rayonnement de la poésie et sa conjugaison avec les autres arts font partie intrinsèque du projet.
Tu diriges la Maison de la Poésie Jean Joubert à Montpellier. Peux-tu évoquer sa création, le lieu, et sa mission ?
C’est au cœur de l’Ecole, et au milieu d’adolescents, que la maison de la poésie a été rêvée.
Enseignante, passionnée de poésie, j’avais créé dans l’établissement où j’exerçais, un « atelier de pratique artistique poésie », qui marchait très fort, et j’invitais régulièrement dans mes classes des poètes, des comédiens, des artistes… J’ai fait venir Jean Joubert, poète que je rencontrais souvent dans une librairie du centre- ville de Montpellier, tenue par deux libraires merveilleux, Jean et Fanette Debernard, qui organisaient de fameuses rencontres avec les écrivains : Frédéric Jacques Temple, Jean Joubert, Max Rouquette, Jean Rouaud, Régine Detambel, Christine Angot, Camille Laurens, Marie Rouanet, Yves Rouquette,entre autres, fréquentaient le lieu.

Maison de la Poésie Jean Joubert.

Jean Joubert, qui se rendait dans quantité d’établissements scolaires, a été frappé par la connaissance et le goût de la poésie contemporaine chez mes élèves. Devenu parrain de l’atelier, il a entretenu avec ses membres une correspondance assidue et nous rendait visite fréquemment, par amitié. Hélas en 2003, Jean Debernard nous a quittés, la librairie Molière a fermé. Toute une époque disparaissait. C’est ainsi, au cours de nos discussions, avec Fanette Debernard, Jean Joubert, Frédéric Jacques Temple, que j’ai lancé l’idée de fonder, à Montpellier, un lieu dédié à la poésie. C’était un peu comme reprendre le flambeau des fameuses rencontres de la librairie Molière, et le prolongement du travail qui s’accomplissait dans les classes, où nous avions l’ambition de former des lecteurs.
Jean Joubert s’est laissé facilement convaincre, car il avait la passion de la transmission, et l’énergie d’un militant.
Jean, Fanette et moi, avec l’aide attentive de Frédéric Jacques Temple, avons construit le projet de créer un lieu dans lequel la poésie,  à cette  époque accusée d’élitisme, vivrait en permanence.
Une autre personne a joué un rôle très important : Jean-Pierre Siméon. Alors directeur artistique du Printemps des Poètes, il m’a invitée à venir le voir pour lui présenter le projet. Sans hésiter, il m’a accordé sa confiance et a tout fait pour que notre projet réussisse, notamment en constituant et en présidant un comité de parrainage pour convaincre les institutions et les collectivités.
Avoir eu l’estime, l’amitié et le soutien de ces personnes-là m’a donné la force pour entreprendre cette aventure.
Jean a mis sa notoriété, le respect, l’admiration et la bienveillance qu’il  inspirait partout et à tous, au service de cette cause. Les collectivités nous ont fait confiance, en nous accordant des subventions pour démarrer nos activités en 2006 : la ville de Montpellier, la Région, le département de l’Hérault, simultanément, nous ont aidés. Nous avons d’abord été nomades, mais accueillis chaleureusement dans les théâtres, notamment le Théâtre Jean Vilar, alors dirigé par Luc Braemer,  le conservatoire d’art dramatique, les médiathèques, les maisons de la culture, les musées.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes 2021. Nul chemin dans la peau que saignante étreinte. Concert littéraire Jean D'Amérique et Lucas Prêleur Partie 3 : pour Alep et d'autres ruines.

La première soirée que nous avons organisée, lors du Printemps des poètes 2006, a été un coup de maître qui nous a fait connaître tout de suite : « Lectures de Frédéric Jacques Temple par Denis Lavant », au conservatoire d’art dramatique dirigé alors par Ariel Garcia Valdès. Dans la salle – comble-  se côtoyaient le jeune public enthousiaste des étudiants comédiens et le public, plus âgé, amateur de soirées littéraires. Quel beau mélange !
Puis, en 2010, grâce à Jean Joubert et à la volonté de Michaël Delafosse, alors adjoint à la Culture, aujourd’hui maire de Montpellier et Président de la Métropole, la Ville de Montpellier a mis un lieu à la disposition de notre structure. Un événement, un geste très fort, car rares sont les communes qui disposent d’un tel lieu. Jean Joubert a été très fier de voir ainsi la poésie prendre place durablement au cœur de la cité dans un lieu dédié.
Ce lieu, Le moulin de l’Evêque, situé en entrée de ville, appartient au patrimoine historique de la ville. Il a une capacité d’accueil de public de 50 personnes, un parking voitures à proximité, est desservi par 2 lignes de tramway, est tout proche de la médiathèque centrale Emile- Zola. C’est un très bel outil. Nous y développons notre programmation annuelle, et organisons des activités régulières : atelier d’écriture, permanences poésie, bibliothèque, activités d’encouragement à la création…
En 2012, lorsque le label « Ville en poésie » a été créé par le Printemps des Poètes, Montpellier a été la première ville à l’obtenir, pour avoir créé ce lieu, pour l’intérêt et le soutien que la Ville manifeste pour la poésie, et qui prend en compte la longue histoire d’amour entre Montpellier et les poètes : Valéry Larbaud, Paul Valéry, Francis Ponge, Max Rouquette, Frédéric Jacques Temple, entre autres, en ont fait « la ville des poètes », et cela continue aujourd’hui, car de grands poètes y vivent, et Montpellier foisonne d’associations et de lieux ouverts à la poésie.
Une ville qui accorde une place à la poésie, qui la reconnaît comme une composante à part entière du paysage culturel, c’est une chance.
Jean Joubert a été le président charismatique de notre structure, pendant dix ans. Il est décédé en 2015. Nous avons perdu un grand poète, un ami proche, un allié. Il reste notre figure tutélaire. La Ville a décidé, pour lui rendre hommage, de donner au lieu le nom de Jean Joubert, et notre association a alors pris le même titre.

Printemps des Poètes 2021. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier - Partie 4 : Le monde contemporain - Laurence Vielle, JMG Le Clézio Philippe Jaccottet.

Les missions que nous nous sommes données sont multiples. Elles sont énoncées dans l’objet de notre association, rappelé dans notre bulletin d’adhésion : « Avec la volonté de diversifier et de mêler les publics, par un travail notamment en direction des jeunes, l’association propose, avec une ferme exigence de qualité, d’accueillir tous les mouvements, toutes les tendances et toutes les formes de poésie, pour « élargir le cercle du partage » et atteindre une vaste audience intergénérationnelle. Poètes connus du grand public ou découverts par les éditeurs et les revues seront bienvenus. Rencontres, lectures, mises en espace, spectacles, interventions, auront un point commun : la qualité des intervenants, pour que chaque moment de poésie soit exceptionnel. »
Nous avons une devise : « Exigence et diversité ». L’exigence, c’est le respect, pour tous ceux qui aiment la poésie ; la diversité, c’est l’ouverture au monde, aux langues, aux pratiques.
Comment fais-tu pour que ce lieu vive ? Est-ce que la Région ou la commune aident à sa pérennité ?
Les collectivités soutiennent unanimement nos actions, depuis le début.
Partenaires d’Occitanie livre & lecture, l’agence régionale pour le livre, et soutenus par le Centre national du livre, nous avons signé la charte des auteurs. Nous faisons venir des auteurs et nous les rémunérons ; pour cela, et pour la bonne marche du lieu, nous sollicitons les collectivités.
La Ville de Montpellier est notre soutien principal, puisque outre le lieu mis à notre disposition, nous sommes liés par des conventions de partenariat, pour la programmation annuelle, et pour celle du Printemps des poètes, avec les subventions afférentes. La Métropole intervient pour nos projets avec certains partenaires, comme le musée Fabre, ou le réseau des médiathèques. La Région Occitanie nous aide pour notre fonctionnement annuel et l’ensemble de nos actions. Le Département de l’Hérault intervient ponctuellement. Le  Centre National du Livre nous apporte une aide importante pour le Printemps des Poètes.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes 2021, En mémoire de Frédéric Jacques Temple, lectures par ses amis poètes. James sacré lit "A celui qui marchait dans le soleil, à Taos" de James Sacré et "Westbound" suite extraite de Foghorn, de Frédéric Jacques Temple (Anthologie personnelle, Actes Sud)

C’est toute une équipe qui fait vivre le lieu !
Le fonctionnement de la structure est basé sur le bénévolat : nous n’avons pas de personne salariée, toutes les tâches sont accomplies par l’équipe de seize personnes qui composent le C.A. de l’association. Une équipe de passionnés et passionnées, en grande majorité des poètes, qui fait en sorte que la machine tourne à un niveau professionnel.
Chacun s’engage et s’implique : direction artistique,  gestion, atelier d’écriture, permanences poésie, catalogage et mise en valeur de la bibliothèque…Tout cela avec dévouement et humilité. Nous avons créé en 2017 un dispositif d’encouragement à la création, qui marche très fort, intitulé « Nouvelles Voix d’ici », piloté par un comité de lecture qui comprend 6 poètes. Des auteurs non encore publiés soumettent leurs écrits à ce comité. A chaque session, 4 sont sélectionnés et nous leur offrons la possibilité d’une lecture publique à la Maison de la Poésie, la chance de rencontrer un public, et peut –être, un lectorat.
Il existe aujourd’hui un collectif de Maisons de la poésie. Pourquoi a-t-il été créé ? Par qui ? A quelle nécessité répond cette entité ?
La Fédération européenne des Maisons de poésie, devenue Fédération des Maisons de poésie/ MAIPO/ réseau international,  a été créée en 2006
Elle réunit des structures françaises et francophones associatives ou professionnelles.

Printemps des Poètes 2021, En mémoire de Frédéric Jacques Temple, Jean-Baptiste Para lit le poème "Sud-Express" ( "Sud, Foghorn", Anthologie personnelle Actes Sud et La chasse infinie et autres poèmes, Poésie/ Gallimard).

Elle a pour mission « d’assurer l’existence, la préservation, le développement et le rayonnement culturel des maisons de poésie, par la mutualisation des informations, l’échange, l’aide à la diffusion, l’organisation de manifestations et toutes initiatives favorisant la promotion et la diffusion de la poésie dans tous les pays, en privilégiant les écritures contemporaines. Elle favorise l’émergence de nouvelles structures. »
Les structures membres, une vingtaine actuellement, se retrouvent, chaque année, au Marché de la Poésie à Paris. Nous pouvons faire le point, échanger, mettre en place des projets communs. C’est une tâche difficile car les situations sont très disparates, mais nous sommes animés par l’amitié et par le même désir de faire avancer les choses, c'est-à-dire, contribuer à changer l’image de la poésie aux yeux du grand public, la faire exister dans les médias, convaincre les institutions de la nécessité et de l’intérêt de créer des lieux dédiés.
Des réunions sont organisées au sein des structures membres, et nous avons été structure invitante pour des journées de travail  en 2013. C’est très important d’échanger, c’est le maître-mot de notre fédération. Un événement comme « Les poètes n’hibernent pas », basé sur une invitation réciproque entre une ou plusieurs maisons de poésie, est par exemple très fédérateur, et très inspirant.
La « rentrée littéraire en poésie » permet aussi un éclairage sur les productions éditoriales dans chaque région, et une meilleure visibilité de la création, et  de l‘action des éditeurs.

Maison de la Poésie Jean Joubert Printemps des poètes 2021, Aimantation de la voie de Jean-Marie de Crozals et Sylvie Fabre G. (éditions les Lieux dits) Lecture musicale avec Claire Menguy, violoncelle - Partie 2 : Passante dans la montagne, Sylvie Fabre G. Claire Menguy.

Quel genre de public accueilles-tu ? Est-ce que les plus jeunes viennent écouter de la poésie ?
Comme je l’ai dit, nous tenons beaucoup à la présence des jeunes, puisque le travail de formation des lecteurs a été à l’origine de l’idée d’une maison de poésie. Le public s’est diversifié au fil du temps, avec l’explosion de la poésie scénique et la forte présence des femmes poètes. Les générations se rencontrent, il y a un public jeune, connaisseur et novateur, emmené par les poètes de sa génération. Le travail mené en direction du jeune public : rencontres dans les établissements scolaires, accueil de classes au sein de la Maison de la poésie, porte ses fruits. Nous travaillons également avec l’Université Paul Valéry et la présence des étudiants est précieuse.
Et, fait très important, nous avons construit un partenariat avec le Cours Florent à Montpellier. De jeunes comédiens en formation viennent donner des lectures publiques et participer à des rencontres. C’est un apport considérable. Le travail de la lecture de poésie est un aspect particulièrement rare et difficile du travail de comédien et c’est encourageant d’en voir certains se passionner pour cela.
La Maison de la Poésie  a une longue histoire avec d’exceptionnels interprètes de la poésie avec lesquels nous avons travaillé dès le début et travaillons régulièrement : Denis Lavant, Robin Renucci, Jacques Bonnaffé…Ce sont d’immenses lecteurs et de fortes personnalités : quel bonheur d’entendre Denis Lavant dire Frédéric Jacques Temple, ou Jacques Bonnaffé partager la lecture avec James Sacré ou Valérie Rouzeau, Arthur H. construire une lecture avec James Noël, Robin Renucci lire Rilke devant des lycéens. Quelle générosité de leur part d’accepter de soutenir notre projet. Car la notoriété de ces artistes, forcément, amène un public à découvrir la poésie et à se débarrasser de ses préjugés.
Est-ce que les Maisons de la poésie contribuent à faire connaître des poètes, à diffuser et à faire lire de la poésie ?
C’est un de leurs objectifs ! Nous travaillons avec les libraires et les éditeurs. Le livre est toujours présent, toujours proposé lors des rencontres que nous organisons. Ecouter un poète, et pouvoir, tout de suite, se procurer son livre, cela fait partie du jeu, de la satisfaction immédiate d’une curiosité ou d’un intérêt ; la poésie circule, elle est vivante, il faut montrer la production. C’est aussi pour cela que nous avons créé l’événement « Rentrée littéraire en poésie », partagé maintenant par la MAIPO. Nous invitons fréquemment des éditeurs à venir présenter leur maison d’édition, entourés de plusieurs de « leurs » poètes.

Il faut dire aussi que nous sommes ouverts à toutes les formes. La lecture - rencontre reste la base, mais nous accueillons des performances, des lectures- concert, des lectures dansées, des spectacles, des formes qui proposent d’aborder la poésie autrement. Favoriser l’émergence de nouveaux auteurs est un acte important.
Nous invitons de jeunes auteurs pour lesquels nous avons un « coup de cœur », et que nous contribuons à faire connaître. Le dispositif « Nouvelles voix d’ici » a le même sens : c’est une opportunité offerte à de nouvelles plumes sélectionnées. Certaines font leur chemin, sont éditées.
En plus des lectures que tu organises, des poètes que tu invites, tu proposes des contenus audiovisuels. Peux-tu évoquer ces dispositifs particuliers ?
C’est une des rares conséquences positives de la période des confinements et de la fermeture des lieux culturels pendant la période des restrictions de la pandémie. Nous avons continué d’accueillir des poètes, « sans public présent ».
Nous avons fait appel à un cinéaste professionnel, Gérard Corporon, qui a réalisé de petits films, - on ne peut pas simplement parler de « captation » - dans de très bonnes conditions techniques. Jean D’Amérique avec Lucas Prêleur, James Sacré avec l’artiste Raphaël Segura, Sylvie Fabre et Jean-Marie de Crozals avec Claire Menguy, Estelle Fenzy et Alain Andreucci avec Claire Menguy également, le spectacle « Delta (s) » de Pierre et Fabrice Soletti, figurent ainsi sur ces vidéos.

Printemps des Poètes 2021. Lectures de poèmes de l'anthologie-manifeste habiter poétiquement le monde par la comédienne Maud Curassier, à la Maison de la Poésie jean Joubert - Partie 2 : Le monde post-romantique, Henry David Thoreau, Nerval, Emilie Dickinson.

Avec le musée Fabre, nous avons travaillé de la même manière, en réalisant les lectures concerts en video au sein du musée sans public, « Pour saluer Frédéric Bazille » par exemple, ou des podcasts « Saison contemporaine : Bloch, Bordarier, Arnal.
A quelle nécessité répond cette diffusion des événements que tu organises ?
Cela nous permet de constituer de précieuses archives. Nous avons reçu au fil des ans quantité de poètes merveilleux.
Hélas nous n’avons pas d’enregistrement, ni visuel ni sonore, des rencontres avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Franck Venaille, Yves Rouquette, Bernard Noël, Luis Mizon…Quel dommage.
Alors que la création de notre chaîne YouTube nous permet de voir et revoir les poètes que nous avons reçus, « sans public », lorsque les lieux culturels étaient fermés au public, pendant la période de confinement.
C’est vrai que le caractère unique et éphèmère de nos rencontres, s’il les rend précieuses, est également frustrant. C’est pourquoi la publication de textes sur notre blog, lors de l’hommage à Frédéric Jacques Temple au  Printemps des poètes 2021, qui a abouti à une publication en volume par les éditions Domens et Méridianes,  nous a également fait réfléchir à ce besoin de laisser des traces ou de donner un caractère pérenne à nos actions.

Et demain, la Maison de poésie Jean Joubert ? Que sera 2023 ?
Continuer, évoluer, innover !
Il y a des axes que nous allons garder, qui structurent la programmation annuelle, par exemple les grands événements littéraires : Les Nuits de la lecture, le Printemps des Poètes, la Comédie du Livre/ 10 jours en mai, ceux que nous avons créés avec la MAIPO : La rentrée littéraire en poésie, Les poètes n’hibernent pas. Egalement notre soutien et notre participation aux festivals de poésie : Voix vives de la méditerranée à Sète, festival de poésie sauvage à la Salvetat sur Agoût, festival Sources poétiques en Lozère. Il y a une présence permanente de nos actions dans le paysage culturel.

Printemps des Poètes 2021. Maison de la Poésie Jean Joubert. Lecture musicale de "Aimantation de la voie", de Jean-Marie de Crozals et Sylvie Fabre G. (éditions les Lieux dits) - 1ère partie : L'huis nu Jean-Marie de Crozals Claire Menguy, violoncelle.

Le partenariat que nous avons construit avec les musées, notamment le musée Fabre, et intitulé « La poésie au cœur des arts », est également très important : lectures concerts, déambulations poétiques au sein des expositions temporaires ou des collections permanentes. Ces formes rencontrent beaucoup de succès, et c’est un autre aspect de notre travail de sensibilisation à la poésie.
Nous allons reprendre le partenariat avec le musée Paul Valéry à Sète.
Construire des passerelles entre les arts, peinture, musique, arts visuels, est passionnant. Nous accueillons souvent des expositions sur nos cimaises.
Nous aurons également une présence forte dans le réseau des médiathèques de la métropole.
Nous sommes engagés dans le soutien à la candidature« Montpellier capitale de la culture 2028 » et cela donne de la force à notre dynamique.
Un grand projet qui nous tient à cœur se met en place, « les poètes traduisent les poètes ». Il irriguera l’ensemble de notre programmation 2023. Nous avons la chance d’avoir pour parrain de ce projet Jean-Baptiste Para, et de grands rendez-vous sont prévus. Nous mesurons l’importance de nos « alliés substantiels », et c’est exaltant.
Le mot « projet » fait partie de notre vie et de cet élan renouvelé qui nous anime.
La poésie est en perpétuelle transformation, les jeunes s’en emparent, et c’est formidable d’être au cœur de ces évolutions tout en garantissant l’héritage.
« Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié ».
René Char est toujours là pour y veiller.

L’équipe de la Maison de la Poésie Jean Joubert

Bureau :
Annie Estèves (présidente), Jacques Guigou, François Szabo,  Jean-Louis Kéranguéven, Pierre Manuel.

Responsables des activités :
Permanences poésie : François Szabo.
Atelier d’écriture : Patricio Sanchez.
Bibliothèque : Chantal Enocq, Anne-Marie Jeanjean,  Marie-Agnès Salehzada.
Nouvelles Voix d’Ici : James Sacré, Marie-Agnès Salehzada, Jacques Guigou, Christian Malaplate, Jean-Louis Kéranguéven, Olga Pinilla-Burguière.

Autres membres du C.A.
Caizergues Pierre, Debernard Fanette, Glück Michaël, Helme Danielle, Musiol Claire, Parra-Senault Manuelle.

JEAN JOUBERT

Poète, romancier, auteur de nouvelles, auteur de littérature jeunesse, cofondateur et Président pendant 11 ans de la Maison de la Poésie à Montpellier, Jean Joubert est  né à Chalette-sur-Loing (Loiret), en 1928 et décédé en 2015 à Montpellier. Son quatrième roman, L’Homme de sable (Grasset), fiction inspirée par la construction de la Ville de La Grande Motte, a obtenu le prix Renaudot en 1975.

Jean Joubert a reçu le Prix Antonin-Artaud pour Les lignes de la main (Seghers, 1955), le Prix Mallarmé en 1978 pour Les poèmes 1955-1975 (Grasset), le Prix Kowalski de la Ville de Lyon  pour L’Alphabet des ombres(Editions Bruno Doucey 2014). Son roman Les enfants de Noé (L’école des loisirs), a obtenu le Prix de la Fondation de France du  meilleur roman pour la jeunesse en 1978. Un recueil posthume, Longtemps j’ai courtisé la nuit, a été publié par les éditions Bruno Doucey en 2016. Cet ouvrage réunit le premier recueil publié par Jean Joubert en 1955 chez Seghers, Les lignes de la main, et un ensemble de textes épars envoyés à ses amis au fil des jours.

Jean Joubert.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (7)

Au-delà des murs, évasions proposées par le Castor Astral...
De Sing Sing de Franck Balandier à Johnny Cash s'est évadé de Jacques Colin !

L'ouvrage consacré aux Musiques rebelles sous les verrous de Franck Balandier s'avère une somme imposante, en signature d'un travail remarquable, mené au fil d'une expérience de plus de quarante années au sein de l'administration pénitentiaire par son auteur, qui a créé et animé avec un groupe de détenus la première radio diffusée en milieu carcéral, et a été également à l'initiative d'un concert mémorable du groupe Trust à Fleury-Mérogis...

Recouvrant toute une palette de notes en révolte, du blues des champs de coton au rock’n’roll de l'émancipation, sans omettre le no future punk et le rap des banlieues, ce livre dresse les portraits, en faisant le récit de tant de générations de musiciens dont les excès, les colères et les dérives ont conduit nombre d'entre eux jusqu'à la prison, en prenant soin de reconstituer les conditions de leurs gardes à vue ou de leurs détentions ! Il dénonce avec virulence en conséquence le retournement pervers en usage de morceaux de rock et de rap comme un moyen de torture et d'interrogatoire en vigueur dans certains pays et certaines prisons, à Guantánamo ou ailleurs ! Il raconte aussi avec précision l’engagement de plusieurs artistes au sein de tels carcans afin de considérer la musique comme un moyen de réinsertion possible...

...Y plane l'ombre tutélaire de Johnny Cash, ayant donné deux concerts au pénitencier de Folsom, en Californie, le 13 janvier 1968, date reprise dans la formidable enquête sur le cheminement artistique, spirituel et tout simplement humain, de cette grande voix de l'Amérique, née en 1932, en Arkansas, à l'influence de tant de traditions musicales, entre gospel, rock, folk et blues, non loin du crossroads de Clarkdale où, selon la mythologie associée à ce dernier chant, Robert Johnson aurait pactisé avec le diable...

Jacques Colin, Johnny Cash s’est évadé, Le Castor Astral, 256 pages, 15, 90 euros.

La vie de Johnny Cash a été la matière de nombre de biographies ou de biopics mettant en scène une histoire de démons personnels et de rédemption, chère à une vision assez édulcorée de cette même Amérique chrétienne, et si la foi de Johnny Cash, en dépit de ses excès et de ses accoutumances, demeure, le salut ne survient pas uniquement par l'amour généreux de Jane Curter ou par l'art de la mélodie portée à ces cimes, comme l'entonne l'entêtant « I Walk the Line » ! Toute sa vie, Johnny Cash lutta, seul ou accompagné, contre sa part maudite, ce qui le rendit attentif, à l'écoute, des damnés d'un système carcéral dont son continent se prévaut, et lui souffla l'idée souveraine de cette série de concerts dans l'espace étroit de ces lieux clos pour en repousser les murs...

Johnny Cash, "San Quentin" from Live at San Quentin 1969.

La prison de Folsom sera alors le théâtre d’une rencontre libératrice que Jacques Colin relate dès le premier chapitre sobrement intitulé « Folsom, Californie / La grande évasion » de la partie de son récit d’investigation consacré à Johnny Cash, tel « L’homme du Sud » : « La chanson qui clôt le live à Folsom, Cash n’en connaissait pas l’existence la veille de son concert. Elle a été écrite par un des prisonniers, Glen Sherley, incarcéré pour vol à main armée. C’est Floyd Gressett, un prêtre aumônier ami de Cash qui, au soir du 12 janvier, est venu lui remettre une bande que Sherley lui avait confiée, où il interprète un gospel intitulé « Greystone Chapel » - d’après le nom de la chapelle de la prison de Folsom. « Je l’ai écoutée, raconte Cash, et j’ai pensé : il faut que j’inclue ça dans mon concert de demain. Alors, je suis resté éveillé, malgré la fatigue, je l’ai apprise. »

Johnny cash, The Man Comes Around.

À la fin du second set, Cash s’adresse au public. « La prochaine chanson, annonce-t-il, la voix cassée, a été écrite par un homme qui est enfermé ici. Je l’ai chantée pour la toute première fois hier soir. Elle a été écrite par notre ami Glen Sherley. [Il se tourne vers le prisonnier, assis au premier rang] Heu, j’espère que je ne vais pas trahir ta chanson, Glen, on va essayer de faire au mieux. » Cash serre la main de Sherley et il entonne : « Mon corps est peut-être prisonnier de ces murs, mais le Seigneur a libéré mon âme. » Face au succès du premier album de prison de l’artiste, comme le retrace à son tour Franck Balandier dans la partie consacrée aux concerts en prison, dans celui livré le 24 février 1969 au pénitencier de San Quentin : Johnny entame « San Quentin », une chanson spécialement écrite pour l’occasion et qui, en termes très crus et violents, dénigre ouvertement non seulement la prison de San Quentin, mais aussi le système pénitentiaire américain tout entier. Les cent gardiens présents dans la salle commencent à s’agiter et à se montrer nerveux.

Johnny Cash, In The Jailhouse Now.

« San Quentin, que penses-tu faire de bien ? / Penses-tu que je serai différent quand tu seras détruite ? / Tu as plié mon cœur, mon esprit et peut-être mon âme, / Et tes murs de pierre ont refroidi mon sang / San Quentin, puisses-tu pourrir et brûler en enfer. / Que tes murs tombent et que je puisse encore raconter. / Que le monde entier ne t’oublie jamais. / Que le monde entier regrette que tu n’as jamais rien fait de bon. » » Une photographie prise au cours de la chanson reste célèbre et crée la légende : on y voit Johnny Cash faisant un doigt d’honneur, le visage grimaçant de haine. Qui était le véritable destinataire du geste et du rictus ? Comme le résume la formule de l’auteur : « Peu importe, le symbole demeure. Fuck off, la prison. »

Johnny Cash et Joe Strummer, Redenption song, copyright owner : UMG.




Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Auteur de deux romans et de nouvelles, Guillaume Richez publie un livre de poésie qui s’ouvre sur une citation manifeste présente également en ouverture de son blog littéraire généraliste (Les Imposteurs) : « Je veux écrire je veux que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide. Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » (Kathy Acker, Don Quichotte, traduit par Laurence Viallet – Éditions Laurence Viallet, 2010).

Guillaume Richez a accepté de répondre à quelques questions sur ce livre glaçant et brûlant, Géométrie du cri, et sur son expérience de l’écriture.

Isabelle Lévesque : Après deux romans et une imposante activité de critique, Géométrie du cri constitue ton premier livre en poésie. L’as-tu conçu comme un manifeste ?
Guillaume Richez : J’aime cette idée que Géométrie du cri puisse être lu comme un manifeste. Mais de quoi serait-il le manifeste exactement ? Cette impression de lecture est peut-être produite par les formes relativement brutes du poème. Je veux dire que j’ai, — et cela sans doute volontairement —, cherché à rendre visible l’expérience d’écriture elle-même, comme une horloge ou une montre dont le mécanisme est visible par transparence. Le poème est écrit dans cet effet de transparence. Voir le langage est devenu pour moi une obsession. Barthes parlait de maladie à ce propos mais il n’y a pourtant là rien de pathologique me semble-t-il.

Guillaume Richez, Géométrie du cri, Lanskine, 2022 – 106 pages, 15 €.

Je n’ai donc pas pensé Géométrie du cri comme un manifeste quand je travaillais sur ce texte. Pour tout dire, ce livre n’est même pas né d’une intention d’écrire. Je ne me suis jamais assis à ma table en me disant que j’allais écrire un livre de poésie. Tu mentionnes mes deux romans, le premier était une œuvre de commande, le second une sorte de défi que je m’étais lancé à moi-même. Aucun de ces deux livres n’était personnel, — et je ne dis pas cela du point de vue biographique —, mais dans leur écriture même. J’étais alors dans quelque chose qui relevait de l’imitation. Quand j’ai pris conscience de la vacuité du procédé, je me suis alors fixé pour règle de ne plus écrire si ce que j’écrivais pouvait être produit par n’importe qui d’autre. Il s’est donc écoulé une période assez longue durant laquelle je n’ai plus écrit, plus rien à part mes critiques publiées dans mon blog Les Imposteurs.
Néanmoins, j’avais un petit cahier rouge inutilisé dans un tiroir de mon bureau. J’ai toujours écrit mes textes au stylo. J’éprouve un plaisir très concret à remplir des pages vierges. C’est un plaisir simple, aussi simple que le plaisir que l’on prend à nager. Je veux dire que cela vient du corps. Que l’écriture vient du corps. Et parfois aussi d’éléments matériels tels que le stylo que l’on utilise et le papier sur lequel on écrit. Le format de la feuille, du cahier ou du carnet a une incidence directe sur la forme du texte sur lequel on travaille, un peu comme la qualité du bois que travaille un ébéniste. Nous travaillons avec des outils. C’est aussi simple que cela. Et nous aimons pouvoir toucher l’objet produit. Je crois me souvenir que c’est dans Les Mots que Sartre parle du plaisir de pouvoir toucher son livre dans une librairie. Johan Grzelczyk (qui a publié deux excellents ouvrages, Données du réel et Données complémentaires, aux éditions Ni fait ni à faire) m’a écrit pour me dire que Géométrie du cri était un livre qui venait du corps. On ne pouvait pas me faire plus plaisir.
Pour en revenir à l’origine de Géométrie du cri et à ce cahier rouge, j’ai d’abord commencé à travailler un récit. J’écrivais sans me donner de contraintes, et sans la discipline à laquelle j’avais dû m’astreindre lorsque j’écrivais mes deux romans. Je ne savais pas où cela me conduirait mais je savais ce que je ne voulais plus, à savoir, notamment, effectuer des recherches documentaires. Je voulais que tout vienne de moi, sans pour autant me situer dans l’autofiction, car il s’agissait alors d’une fiction. Après quelques mois je me suis rendu compte que plusieurs passages du texte se démarquaient nettement du reste. Ces fragments, qui n’avaient aucun lien apparent avec la partie strictement narrative, étaient bien plus intéressants que le récit lui-même. Je les ai donc extraits du cahier rouge pour les reproduire dans un carnet 13 x 21 cm (j’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi).
J’avais très peu de matériau au départ mais j’ai commencé à écrire en suivant cet axe de travail. Je dis axe même si le terme est impropre car rien n’était véritablement organisé à ce moment-là. J’écrivais quand cela venait dans l’un des carnets 11 x 17 cm qui m’accompagnent toujours lorsque je lis et dans lequel je prends des notes sur les livres en cours de lecture. Quand j’avais assez de matière, je retranscrivais les nouveaux fragments dans le carnet de plus grand format. J’ai ainsi rempli trois carnets de 80 pages chacun.

« J’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi. »

J’ai commencé à travailler le texte sur mon ordinateur lorsque le premier carnet était rempli. Un travail important a été effectué durant cette nouvelle phase d’écriture puisque je passais de fragments bruts à ce qui allait devenir poème. De nombreux fragments n’ont pas été retranscrits et sont restés en l’état dans les carnets. De même que beaucoup de textes du tapuscrit (il y a en fait plusieurs tapuscrits préparatoires qui suivent la chronologie des carnets 1, 2 et 3) ne se retrouvent pas dans le livre tel qu’il existe aujourd’hui.
I.L. :  Tu as placé en épigraphe un extrait du Don Quichotte de Kathy Acker qui prévient : « [L]e langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » As-tu toi-même pratiqué ces techniques utilisées par la romancière américaine : citations, pastiches, cut-ups, emprunts divers ? T’es-tu fixé des contraintes pour ton écriture ?
G.R. :  C’est une citation qui s’est imposée à la fin du dernier cycle de relecture, lorsque je relisais l’ultime version du texte. Je l’ai également reproduite sur la page d’accueil des Imposteurs. Je l’aime beaucoup parce qu’il y a quelque chose de délicieusement provocant dans cette citation. J’avais envie d’en faire une sorte de bannière. C’est important ce par quoi l’on entre dans un livre. C’est presque un avertissement adressé aux lectrices et aux lecteurs. C’est réfléchi. De même que le choix de l’œuvre photographique d’Aurélie Scouarnec en couverture : un chemin qui se perd dans l’obscurité. Il faut accepter de suivre ce sentier pour entrer dans le livre. La photographie d’Aurélie est saisissante.

Pour être tout à fait exact, je ne suis pas certain que la citation soit extraite du Don Quichotte de Kathy Acker. Elle provient plus probablement d’une adaptation pour la scène de son livre. Je l’ai trouvée dans le livre d’Anna Kawala, Les Aventures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros, paru chez Série discrète. Je l’ai recherchée dans Don Quichotte, que j’avais lu quelques années auparavant, mais sans la retrouver.
Pour répondre à tes questions, non je n’ai pas utilisé ces différentes techniques (citation, pastiche, cut-up) ni ne me suis fixé de contraintes. La règle était justement qu’il ne devait pas y avoir de règles ni de discipline d’écriture. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais ce livre s’est vraiment écrit tout seul, pendant plusieurs mois, dans un état de bien-être profond. Je n’ai jamais rien forcé.
Il y a cependant eu deux étapes importantes dans le processus d’écriture. La première lorsque, à mi-parcours, j’ai décidé que si je devais (pouvais) aller jusqu’au bout, je voulais que ce soit un livre de poésie et non un recueil de poèmes. La différence m’importe beaucoup. La deuxième étape, c’est quand j’ai eu le titre. Je ne sais plus comment il m’est venu mais il s’est immédiatement imposé à moi. L’écriture du livre s’est structurée à partir de ces deux axes.
Je dis que ce livre a été écrit dans un état de bien-être absolu, et c’est le souvenir (très vif) que j’en ai gardé, sans doute parce qu’il venait après des années d’écriture avec contraintes. Mais bien-être ne veut pas dire que cette période, comprise entre janvier 2020 et août 2021, n’a pas été exempte de doutes. Écrire un livre de poésie représentait pour moi un objectif ambitieux qui me semblait parfois inatteignable. J’ai donc douté, évidemment. C’est là que Laure Gauthier a joué un rôle essentiel dans le processus. J’ai mené avec elle pour Les Imposteurs un très long entretien commencé en mars 2020 et qui s’est terminé en juin de la même année. Durant l’été 2020, je lui ai envoyé quelques poèmes extraits du texte en cours d’écriture. J’avais toute confiance en son jugement. Laure est également publiée chez LansKine et je pensais déjà adresser mon manuscrit à Catherine Tourné. Laure m’a encouragé à poursuivre. Ses encouragements ont été déterminants pour la suite.   
I.L. :  Certaines phrases, ou certains membres de phrases comme : « la pensée de viande crue de toi si morte la simultanéité du calibre et de la bouche » ou « criblé du silence minéral des parkings souterrains » viennent-ils de thrillers comme ceux que tu as écrits, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017) ? Ou as-tu simplement installé une ambiance froide et violente dans le poème ?
G.R. :  Non, il ne s’agit pas de citations qui proviendraient de ces deux romans (dont je n’ai pas gardé un très bon souvenir). Néanmoins, tu n’es pas la première personne à me parler de violence pour ce livre. Il y a très certainement quelque chose qui est à l’œuvre quand j’écris, quelque chose qui attire l’écriture comme une aimant, vers un pôle inconscient. Il est assez évident que l’écriture est pour moi liée à la mort. Mais je ne dis pas cela comme j’ai pu l’entendre de la part de certains écrivains qui se complaisent dans des sentences assez grandiloquentes qui relèvent du poncif (L’Écrivain et la Mort. Avec majuscules, évidemment). Quand je parle du lien avec la mort, je parle de l’impulsion première qui m’a poussée à écrire mon premier texte il y a plus de vingt ans. C’est à la suite d’un drame personnel, dont je ne souhaite pas parler, que j’ai commencé à écrire. Mes premiers textes sont inédits et n’ont d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt, pas plus que les deux romans que tu évoques. Mais l’impulsion première était là. Et cela laisse sans doute des traces indélébiles.
I.L. :  Des personnages, un décor, des morts violentes… Peut-on parler de récit-poème, ou de poème-récit à propos de Géométrie du cri ?
G.R. :  Ton intuition est juste. Je dirais plutôt « récit par poèmes ». C’est une expression que je reprends (en la modifiant) à la poétesse québécoise Vanessa Bell qui me parlait, à propos d’un livre de Michaël Trahan, de « roman par poèmes ». La trame de Géométrie du cri est ténue mais il y a bien un fil narratif, tu as raison. Une histoire s’y déploie, poème après poème. Étrangement, si j’ai complètement abandonné le récit qui était à l’origine de l’écriture de ce livre, voilà que je suis revenu presque malgré moi à une forme narrative. Cependant, la narration est bien plus intéressante dans cette version car le lieu du drame est le langage lui-même. Tout ce qui se passe dans Géométrie du cri se passe dans le langage.

Guillaume Richez en Normandie (photo : Elias Richez)

I.L. :  La marque du temps est très spéciale dans Géométrie du cri : entre la première partie, « 18h31 (fig. A) », et la seconde, « 18h32 (fig. B) », il s’est écoulé une minute. Le terme « fig. » indique un état figé dans un dessin. Comme s’il s’agissait de présenter une situation avant l’événement (une mort ? un meurtre ?), puis après. Quelle est donc la place du temps dans ton poème ?
G.R. :  Ce que tu évoques fait partie de ce qui pour moi fait livre. J’ai précisé plus haut que je ne voulais pas que Géométrie du cri soit un recueil de poèmes, c’est-à-dire un ouvrage qui rassemble des textes écrits à une même période ou d’une même teneur formelle, mais bien un livre. Il m’a fallu plusieurs mois pour trouver dans quel ordre les différents poèmes qui forment le livre devaient se succéder. À chaque relecture je déplaçais les textes, plaçant celui-ci avant tel autre, etc. J’ai aussi supprimé des poèmes qui ne trouvaient plus leur place dans l’ensemble ainsi constitué.
La bipartition du texte s’est imposée après l’un des nombreux cycles de relecture et a donné cette structure solide que je recherchais dans mon propre texte. Car la structure était déjà là, enfouie sous plusieurs strates. Je n’avais plus qu’à la trouver. À partir de là, la répartition des poèmes entre la première et la seconde partie est devenue évidente. J’épinglais les poèmes les uns après les autres comme du matériel que l’on extrait d’un chantier de fouilles archéologiques. Je faisais une classification en fonction de la chronologie ainsi reconstituée. Il y avait ce nœud dramatique originel, cet instant, cette minute. C’est une conception du temps presque cinématographique.
I.L. :  Les lecteurs seront peut-être surpris de voir que les références faites à deux figures A et B, qui semblent renvoyer à deux schémas technologiques représentant l’état d’un même système mécanique à une minute d’intervalle ne renvoient à aucun dessin dans le livre. Pourquoi cette absence ?
G.R. :  L’idée de la figure provient, tu l’auras compris, de la géométrie. Mais le livre, ainsi que tu le fais remarquer, ne comporte aucune figure, aucun schéma additionnel, aucune planche d’illustrations, seulement la mention des figures A et B qui ne renvoient donc à rien de visible dans le livre, ce qui ne veut cependant pas dire qu’A et B ne représentent rien dans l’absolu du langage. Il y a donc un effet de disparition. Or la disparition, et le manque qui peut en résulter, sont au cœur du livre.
I.L. :  
« ce sont deux (1 + 1)
qui attendent
deux (1 + 1) qui
attendent »
L’addition « (1+1) » revient régulièrement. Mais on dirait qu’elle doit rester sans somme. Cela révèle-t-il l’impossibilité de faire couple durablement, au moins pour les deux personnages ?
G.R. :  Plutôt que de personnages, je préfère parler de voix. Géométrie du cri est un récit choral, un texte traversé par différentes voix, des flux de conscience. Je ne souhaitais pas créer des personnages comme j’avais pu le faire dans mes romans. C’est un élément de fiction que je trouve pénible parce que bien souvent les commentaires des lectrices et des lecteurs se concentrent sur cet aspect superficiel des livres alors que les personnages et l’histoire ne devraient être rien de plus que des prétextes à l’écriture. C’est du moins ce qu’en dit Echenoz. Et il a raison. Quand on peut se passer de ces prétextes, on peut aller vers une forme d’abstraction, se concentrer sur l’écriture elle-même.
Les lectrices et les lecteurs liront dans Géométrie du cri des additions, des soustractions, des multiplications de choses (« le soir + la pluie + l’arbre (fig. b) ») ou d’êtres (« je suis moi + moi ») qui ne sont pas censés s’additionner, se soustraire ni se multiplier. Et pourtant les calculs fonctionnent. Ils fonctionnent parce que tout se passe ici dans le langage.
Une dernière chose : je me suis aperçu lors de lectures publiques de Géométrie du cri que j’aimais beaucoup lire à voix haute mon texte et notamment cet extrait que tu cites. Cela ne fonctionne pas seulement sur le papier, en lecture « silencieuse », mais, — et peut-être encore mieux —, une fois projeté dans l’espace par une voix. Spatialisé. C’est comme si le son n’était plus que l’articulation d’un rythme.
I.L. :
« sur ta photographie
tous mes sentiments
sont à droite
l’inaudible nous tient lieu de regard
il était 18h32 après nous
qui avons manqué de regards
de voix noire
quel nom aura ton visage
après ma mort »
Si les fragments narratifs sont généralement à la troisième personne, la première intervient également. Cela peut d’ailleurs se complexifier avec une division du je : « (moi + moi) ». Jusqu’à quel point le je du poète peut-il être présent dans le poème ? Quelles sont donc les différentes valeurs de ce je ?

G.R. :  La réponse est dans le livre : « (Le je est une forme abstraite de la géométrie.) » Dans le poème, le « je » ne me représente pas plus que le « il » ou le « elle ». Quand je dis que Géométrie du cri est mon livre le plus personnel, il ne faut pas l’entendre en termes de biographie. Le poème est un autoportrait non-figuratif. C’est ainsi que je prononce mon visage.

 

I.L. :  Certains poèmes sont accompagnés d’une sorte de commentaire entre parenthèses. On lit, par exemple : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Tu parles aussi de « la violence mathématique ». Le poète se présente  lui-même comme « un géomètre de parking souterrain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ». Y a-t-il lutte ou concurrence entre les mathématiques (géométrie et algèbre) et la langue ?
G.R. :  Il y a plusieurs choses dans cette question. La syntaxe, en premier lieu. J’ai écrit « ils parlent avec de la syntaxe et des gants en latex ». C’est un vers important du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très fragmentaires de deux à huit vers, rarement plus. Le travail d’écriture s’est véritablement fait lorsque j’ai composé les poèmes sur mon ordinateur. Car il s’agit bien d’un travail de composition, de combinaisons, de montage. Je composais et recomposais les textes jusqu’à ce que cela fonctionne. Je veux dire comme un mathématicien en viendrait à conclure que ses calculs fonctionnent. Y a-t-il un modèle préexistant dont nous cherchons à nous approcher ? Un mystère à percer ? Pourquoi le modèle créé s’applique-t-il si parfaitement au réel ? Je pense ici aux modèles mathématiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de poissons, notamment le modèle de Vicsek.
Quand je parle du poète comme « un géomètre de parking souterrain », il s’agit là d’une allusion toute personnelle à ce que j’éprouve à l’égard de certaines constructions urbaines récentes. Je suis fasciné par certains lieux et bâtiments contemporains que je trouve beaux et majestueux. Il y a notamment, à Marseille, à quelques kilomètres de chez moi, une immense usine qui produit de l’acide amino undécanoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigantesques néons éclairent les éléments qui composent la structure des différents bâtiments de cet imposant site industriel. Ce sont des milliers de tuyaux, de proportions incroyables, qui se croisent ou se superposent. L’ensemble est monumental. On peut imaginer que celles et ceux qui ont conçus ces bâtiments ne les ont pas pensés comme une œuvre d’art architecturale. Pourtant la monstrueuse beauté de l’ensemble est bien plus saisissante que certaines œuvres architecturales prétentieuses. 
Il y a quelques années, j’ai noté cette citation merveilleuse de J.G. Ballard : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », publié dans la revue Science Fiction en 1984 et traduit par Jean Bonnefoy. Ballard est notamment l’auteur de Crash !, adapté au cinéma par David Cronemberg. Ce roman, très controversé, a pour sujet le corps des personnes victimes d’accident de voiture. Or, le drame au centre de Géométrie du cri est un accident de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :  
« cette fraction de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouches hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impossible de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son journal : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
As-tu pensé à ce tableau (avec les parallèles de la rambarde qui se rejoignent à l’horizon, la verticale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ?
G.R. :  Ce cri, il est à la fois poussé et entendu. Géométrie du cri un récit choral, n’oublie pas, — donc le cri fait partie intégrante de la partition. Il est même très exactement central. Il est à la fois ce qui dissone et ce qui structure. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri. 
Et non, je n’ai pas pensé au tableau de Munch. C’est difficile de regarder Le cri. C’est une œuvre tellement vue et dupliquée que plus personne ne sait la regarder (y compris moi !). Si ta question porte sur les œuvres qui ont pu me nourrir, pour ce livre en particulier, je ne mentionnerais aucune œuvre picturale, uniquement des livres de poésie. J’ai été nourri par plusieurs textes pendant la première phase d’écriture, celle des fragments. Je suis allé vers des écritures qui déplaçaient des choses en moi. Beaucoup d’œuvres de poétesses et de poètes du Québec, des livres publiés chez Le Quartanier et Poètes de Brousse notamment. J’ai cherché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expérimenté l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait complétement vidé moi-même), mais dans le but de repousser le plus loin possible ce que j’étais capable d’écrire.
I.L. :  Guillevic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Euclidiennes (Gallimard, 1967), dans lequel chaque poème accompagne une figure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, figures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de simplifier le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?

Soirée de lancement du livre - Librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris) - octobre 2022 (photo D.R.).

G.R. :  La simplification géométrique (« simplifier le monde ») me fait penser au minimalisme, et je pense surtout en disant cela au courant de musique correspondant et à ses figures majeures que sont Steve Reich, Philip Glass, et Arvo Pärt, ainsi qu’au compositeur post-minimaliste Max Richter. J’évoque cela parce que la musique me nourrit beaucoup, cependant, ce que j’ai cherché à faire avec Géométrie du cri ne va pas dans le sens de la simplification et n’a pas de rapport non plus, — ou pas consciemment du moins —, avec l’esthétique minimaliste ou post-minimaliste.
Géométrie du cri est le fruit d’expérimentations personnelles, non théoriques. Je ne suis pas un théoricien. J’adorerais l’être, cela dit. Publier des textes de théorie sur l’esthétique poétique, cela me plairait beaucoup mais ce serait bien prétentieux de ma part ! Je préfère les tâtonnements, les hésitations, les doutes, les coups de dés, les échecs. Toutefois, je dois reconnaître que mon activité critique, bien que réduite ces derniers temps, m’est néanmoins essentielle, car ce que j’écris dans mon blog Les Imposteurs est très étroitement lié à mon activité de poète, activité certes beaucoup plus limitée dans le temps (je ne suis poète que le temps que je consacre à l’écriture poétique).
Et je crois plus à l’abstraction qu’à la simplification. Mais en disant cela je ne voudrais pas pour autant que celles et ceux qui lisent cet entretien croient que j’ai cherché à produire un texte abscons. Je vais à nouveau citer Vanessa Bell qui explique très justement que cela n’a aucune importance si nous ne comprenons même pas la moitié d’un poème. Ce qui importe véritablement dans le poème ce n’est pas sa compréhension mais ce qui se passe quand nous le lisons, ce qu’il fait se mouvoir en nous, les mécanismes qui se mettent en mouvement, le fonctionnement de la langue dans un dispositif. Son fictionnement.
I.L. :
« j’ai oublié le mot qui a brûlé ma main
les doigts encore dans la froideur du poème
 mesurons la quantité exacte de finitude »
Feu et glace brûlent-ils de la même façon dans le poème ? Peut-on tout mesurer ? Le poème est-il aussi ironique que le sort ? Quelle sorte de jeu est la poésie ?
G.R. :  Le froid est l’un des principaux leitmotive dans le poème, la température exacte du poème. C’est parfois le froid du cadavre (la « bouche [qui] ne prononce pas son froid ») ou celui de la morgue. Sans oublier « les longues phrases qui refroidissent dans l’obscurité ».
Dans Géométrie du cri tout peut être mesuré (y compris le cri « bien mesurable ») : « mesure seulement le bleu et sa distance », « mesure la distance entre chaque mot », peut-on y lire. On retrouve dans ces deux vers l’impératif propre aux énoncés des exercices des manuels scolaires de mathématiques. J’aime leur concision parfaite. Ce genre de textes s’avère intéressant car leur fonction conative est a priori très éloignée de la fonction poétique du langage. Et pourtant, cette objectivité glaciale est fascinante. Il suffit d’effectuer un travail d’écriture par recomposition pour donner à ce matériau linguistiquement neutre une portée poétique.
La poésie peut-être un jeu, mais ce n’est pas ce qui est à l’œuvre dans Géométrie du cri. Pour moi la poésie est avant tout action dans le langage. Raison pour laquelle elle est intrinsèquement subversive. Les poétesses et poètes qui comptent le plus en ce moment à mes yeux sont celles et ceux qui sont de véritables activistes du langage.

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