A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle du commencement et de la direction, à la grandeur démesurée que représente Babel, ou plutôt les Babels que sont tous les textes écrits et attendant d’être traduits.

Son auteur, Guillaume Métayer, à la manière des taupes (très bonne ouïe, odorat développé), creuse douze galeries sous des idées conçues superficiellement, retourne entièrement le jardin et nous entraîne à examiner le contenu de chaque vers et motte de mots de très près pour en détecter les moindres mouvements. Sans oublier que son humour à tout casser fait trembler les étagères pleines d’obstinations, de principes et de parti-pris des traducteurs. Il est universitaire, et déplore et moque la détestation nourrie par certains poètes à l’égard de chercheurs comme lui, dont le travail de réflexion excavateur « prolonge le plaisir, l’approfondit, l’intensifie, le rend polygonal, abyssal » (p. 62). Toutefois, il avoue que la pratique, en pratique, quand on a les mains dans la pâte donc, dépasse la théorie car elle vient avant elle, du moins d’après ce que j’ai compris.

Personnellement, je travaille comme traductrice technique depuis mon année de Licence d’anglais (qui remonte à il y a un quart de siècle ou plus) et comme traductrice littéraire depuis quinze ans, ce qui est peu, en termes de livres publiés, c’est pourquoi je me permets de leur rajouter la vingtaine d’années durant laquelle je m’efforçais de traduire mes propres textes littéraires d’une langue à l’autre, pour les proposer à des revues littéraires des divers pays où j’ai vécu (même si j’ai toujours été très mauvaise à cet exercice, aimant sans doute trop mes vers pour bien les traduire, l’amour rendant aveugle, comme on le sait), et la décennie durant laquelle je traduisais des textes pour les étudiants de mes cours de langue et de littérature (et la grande joie que c’était que de commenter ensemble mes renditions imparfaites).




Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €.

Malgré cela, je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui concerne les « théories, approches et orientations » de la traduction littéraire, car à part les cours de thèse et version suivis pendant mes études universitaires, qui, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui, n’étaient pas mes cours préférés, je n’ai pas fait d’études de traductologie, ayant tout appris sur le tas, chemin faisant, les mains plongées dans le cambouis des mots et pas dans les livres de théorie. Pour cette raison, j’ai toujours décliné les invitations de m’exprimer sur un travail de traduction en cours, me sachant incapable de théoriser ma pratique : je pense savoir traduire, j’ignore comment enseigner l’art de la traduction, ou comment en parler, je ne sais pas quels termes donner aux choses que je fais.

Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €

Par exemple, A comme Babel m’a appris qu’il existe ce qu’on appelle la traduction « juxtalinéaire », et que moi j’appelle tout simplement premier jet ou première mouture, et qu’elle n’est jamais juxtalinéaire en fait, mais « toujours déjà une esquisse d’interprétation » (p. 36), la preuve étant que nous y revenons souvent, à cette première impression, « presque autant qu’au texte originel », nous dit Guillaume Métayer. Ainsi, je traduis depuis un certain temps mais je ne sais toujours pas parler de ce que je fais, heureusement, il y a des traducteurs comme Guillaume Métayer pour m’aider à mettre des mots sur ce merveilleux travail.

Podcast : A comme Babel. Episode 1, proposé par Guillaume Métayer Avec aujourd'hui : Jean-Baptiste Para.

En lisant A comme Babel, je me suis rendu compte que les descriptions pas à pas de Métayer, agrémentées de commentaires colorés et pleins de spontanéité, correspondaient à ce qui se passait dans ma tête pendant que je traduisais ; bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement, nous faisons le même travail et nous confrontons peu ou prou aux mêmes questions (sans compter les anecdotes qui parsèment nos journées). En effet, je me suis demandée, comme Métayer avant moi : dans quelle mesure la première mouture de ma traduction est-elle bonne ? Faut-il se méfier des adverbes en -ment ? Dois-je vraiment traduire la rime ou ai-je raison de la bouder ? Dois-je trouver le moyen d’expliquer, d’interpréter ce vers obscur en le traduisant ? Pourquoi suis-je en train de traduire un si mauvais poème et dois-je le restituer avec ses faiblesses ou succomber à la tentation de le fertiliser un peu ? « Bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat » (Métayer, p. 87). Que faire de strophes contenant des vers bien trop longs ou bien trop courts par rapport à ceux qui les entourent ? Est-ce que j’ai le droit de traduire comme une cleptomane en me servant dans des phrases connues de la littérature française ? Dois-je traduire l’intégralité des poèmes de ce livre ou seulement ceux que je pense être les meilleurs ?




Podcast : A comme Babel, Episode 2, proposé par Guillaume Métayer, avec Mireille Gansel.

Je suis traductrice parce que je doute, profondément. Traduire égale choisir.

« L’ignorance, le risque d’erreur, la crainte de ne pas comprendre, de ne pas savoir « rendre », c’est le quotidien. […] Plus je traduis, moins je sais ».

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre Allée, 2019 (p. 21 et 27).

Heureusement, Guillaume Métayer, avec A comme Babel, calme de façon momentanée mes hésitations, du moins en ce qui concerne l’ultime question, en disant qu’« intégral rime avec inégal » (p. 49), et quand il s’agit non plus de recueil mais des poèmes complets d’un auteur,

traduire l’intégrale […] permet d’observer au plus près l’incroyable évolution de l’écriture poétique […], ses hauts et ses bas, ses silences brutaux, ses prolixités soudaines, ses mille essais, tâtonnements, passages d’un genre, d’un ton à l’autre, d’être confronté à l’énergie inouïe d’un verbe poétique toujours en quête de lui-même. Et pour le traducteur, quelle aubaine ; c’est une occasion unique de sortir sa palette, ses pinceaux, ses fusains, de s’exercer sur tous ces styles contrastés. […] Quelles académies ! Quelle école ! »

Guillaume Métayer, A comme Babel, La rumeur libre, p. 50.

Je rejoins tout à fait Métayer dans cette dernière phrase, la traduction a toujours été pour moi une école, je n’ai de cesse de le répéter : elle est non seulement une école de traduction mais aussi d’écriture, et de vie. J’y ai appris à écrire avec ou sans contrainte, des vers libres et des vers rimés ; à décrire de façon précise et originale les êtres humains, les animaux, le ciel, la mer, les variations climatiques ; à vivre au sein de milieux, de cultures, de lieux et d’époques divers ; à braver les tempêtes, les tentacules de la détresse, de la dépression, du suicide et de la mort ; à jouer au flipper, à grimper dans les arbres, à nager avec des baleines, à piloter un avion, à conduire un camion, à bêcher un jardin, à construire une maison, à décortiquer un homard, à butiner une fleur, à chasser et même à tuer ; à danser et à chanter juste ou faux ; à aimer passionnément hommes, femmes et enfants pour ce qu’ils sont ; à écouter tout ce qui « fait son et sens à la fois » (Métayer a dit cela au sujet de la rime p. 55) ; à être folle et à être philosophe ; à parler d’autres langues ; à mieux lire Shakespeare – que je cite en exemple pour la simple raison que je tombe souvent sur lui quand je traduis des poèmes écrits en anglais – et à mieux lire tout court.




Podcast : A comme Babel, Episode 3, proposé par Guillaume Métayer, avec Marc De Launay.

Bref, traduire m’a appris à lire tous les signes du texte, qui sont aussi des signes de vie, de ce qui le rend vivant, et qui renvoient à la vie elle-même, et au monde en entier, car traduire ou écrire en oubliant de vivre c’est comme essayer de vivre sans respirer : on ne va pas très loin. Traduire m’a rendue curieuse de choses de la vie et du monde qui n’auraient, sans la traduction, jamais croisé mon chemin, et m’a souvent entraînée à aller chercher comment ça marche au-delà des dictionnaires et des encyclopédies, soit comment vivre un peu autrement, un peu en dehors de ce que je suis ou crois être. Traduire c’est lire les signes, du plus petit au plus grand, et « c’est un suprême bonheur ! » (p. 86), comme Guillaume Métayer le sait.

Il parle de « geste » (p. 67) pour désigner les opérations que l’on effectue en traduisant, rappelant ainsi que la traduction est physique autant qu’elle est intellectuelle, une danse ou un corps-à-corps avec le texte, en somme. Et Métayer, en plus d’affirmer poétiquement qu’« un vrai traducteur doit ouvrir le poème comme un fruit, mangue ou grenade, et offrir au lecteur une substantifique interprétation » (p. 68), s’est aussi représenté les résultats de ses choix traductifs dans un espace spatial, « comme un mobile de Calder » fixé au plafond, par exemple (p. 67), ce qui m’a laissée bouche bée d’admiration. Je n’avais jamais vu la traduction sous cet angle-là, même si j’aurais dû, sachant combien elle est indissociable de tout ce qui lui est externe, du monde des vivants et des morts, de la créativité, et du corps : « Traduire est un sport. Traduire, c’est l’écriture à deux », conclut Métayer dans le douzième et dernier chapitre  de son livre (p. 86).

Pour terminer ce petit éloge très (trop ?) subjectif de A comme Babel, un ouvrage à la fois érudit et drôle, convaincant parce qu’autobiographique, je dirai tout simplement que sa lecture m’a permis de comprendre que la théorie ne peut fonctionner sans l’apport d’exemples précis, qui lui sont vitaux, et qu’elle concerne davantage la description et l’illustration des problèmes rencontrés en traduisant que l’imposition et la prescription de certains systèmes ou règles à suivre, et que, tout comme l’universitaire et le théoricien n’ont pas à être pédants ou dogmatiques, la théorie ne l’est pas forcément non plus, selon comment elle est livrée et combien elle est ancrée dans la vie.

Guillaume Métayer, avec A comme Babel, nous a laissé entrer dans sa tête et quand il se la gratte, on fait pareil, quand il rit, on rit, quand il croit au miracle et au dieu de la traduction, on y croit également. La traduction, l’écriture et la lecture à deux, in fine.

Je vous laisse avec ses phrases si belles sur la rime, son amoureuse, sa « plus belle des maîtresses » :

Un vrai travail de métaphore. Et de cigale à la fois. Par ce simple accord elle nous donne à voir les abîmes de sens qui séparent les choses les plus proches à l’oreille, y jette des passerelles inattendues. Elle est un subtil anti-Cratyle (médicament non remboursé). Certes, il lui arrive aussi, tout au contraire, de mettre en lumière l’existence d’étonnantes convergences du son et du sens, et donc de renforcer l’illusion d’un lien naturel entre les noms et leur signification. Elle pointe ainsi ces moments où les mots d’une vieille langue finissent par se ressembler comme les vieux amants. Elle seule, à la manière géniale de tel cerveau d’autiste, sait aussi bien classer et faire ressortir ces connivences profondes.




Présentation de l’auteur




Mircea Dan Duta — Corporalités (extraits)

Polyglotte et polygraphe, Mircea Dan Duta est un poète, poète roumain d’expression tchèque, né le 27 mai 1967 à Bucarest. Il est aussi critique de film, et traducteur -  en tchèque et slovaque, et de français et d’anglais : parmi les auteurs qu’il a traduits, on peut citer Václav Havel, Arnošt Lustig ou Jáchym Topol.  Son œuvre personnelle a été traduite en plus de 20 langues, il est publié dans des anthologies aux  USA, au Royaume Uni, en France, Espagne, Mexique, Mongolie, Inde, Bangladesh, Roumanie,, Moldavie, Hongrie, Bulgarie, Serbie, Indonésie, Pérou etc. et bien-sûr en Slovaquie et en Tchéquie. Enfin organisateur et producteur de programmes culturels, j’ai pu le rencontrer de façon virtuelle durant la pandémie, où les échanges via zoom ont permis de maintenir le contact avec la création et le monde extérieur.

C’est de ce monde extérieur que nous parlent les poèmes de Corporalité dont nous publions un extrait – un monde extérieur observé avec la fantaisie d’un regard décalé, qui en fait une indéchiffrable énigme. Autant que la pomme qui ouvre et clôt la sélection – pomme du jardin perdu d’Eden devenue chère dans l’Enfer du monde, ou pomme trompeuse, fruit d’un rêve érotique – de l’une à l’autre le locuteur de ces poèmes arpente un monde désenchanté et fantastique, comme le sont les rêves : transformation, déplacements, condensation, le lecteur est confronté à toutes les fantaisies de cet univers, dont on attend que le poète nous permette d’en  visiter davantage. Avec une ironie subtile et l’autodérision qu’il applique à ses vers, il livre une l critique sociale ou religieuse sous laquelle pointe la légèreté mélancolique qui produit aussi le poème des « non-baisers », tentatives à jamais ratées, dont seul un poète oublié pourra se faire l’écho. (mb)

.

traduction Jana Boxberger

.

Citát z Adama Puslojiće

 

   Motto: Víš přece, jak mi chutnají jablka

Adam Puslojić *

 

Prý nás znovu vyhnali z nebes,

lásko moje.

Můj jmenovec Adam

to už dávno věděl.

Tehdy jsem mu to sice nevěřil,

ale dnes je to fakt.

Ovšem hada nech klidně spát

a žádná jablka už nekraď,

protože na této Zemi,

kam nás teď pošlou,

je jich dost,

a to jak hadů, tak jablek.

Jen abychom tam tentokrát

vydrželi trochu déle,

v pekle je totiž rozhřešení sice zdarma,

ale jablka stojí hrozně moc.

 

*Významný srbský básník (*1943)

Une citation d’Adam Puslojić

 

Motto: Tu sais bien combien j’aime les pommes

Adam Puslojić *

 

On dit, mon amour,

qu’on nous a encore chassés du ciel.

Adam, mon homonyme,

le savait depuis longtemps.

J’avoue qu’autrefois, je ne croyais pas ce qu’il

disait,

mais aujourd’hui, c’est incontestable.

Cependant, laisse le serpent dormir en paix

et ne vole plus les pommes,

car sur cette Terre,

où l’on va désormais nous envoyer,

on n’en manque pas,

ni de serpents, ni de pommes.

Espérons que cette fois-ci,

on nous y gardera un peu plus longtemps,

car, bien qu’en Enfer l’absolution soit gratuite,

les pommes y sont terriblement chères.

 

*Poète serbe de renom (*1943)

*

Dnes v Tesku

 

dnes v Tesku se všichni

lidé chovali zvláštně

dívali se na mě jako

kdybych obsazoval příliš moc

prostoru kolem sebe jako

kdybych dýchal příliš z jejich

kyslíku jako

kdybych odmítl zaplatit jejich

nákupy jako

kdybych mlčel jinak než

mluví oni

dnes v Tesku všichni

lidé nosí růžové džiny

baví se polsky a

kopou do koček

nakonec jsem si jednu

i koupil

stejně však to bylo

už zbytečné

Aujourd’hui au supermarché Tesco

 

aujourd'hui au Tesco tous les gens

se comportaient étrangement

ils me regardaient comme

si je prenais trop

d'espace autour de moi comme

si je respirais trop de leur

oxygène comme

si je refusais de leur payer

leurs courses comme

si je me taisais autrement

qu’ils ne parlaient

aujourd'hui au supermarché Tesco

tous les gens portaient des jeans roses

bavardaient en polonais et

donnaient des coup de pieds aux chats

j´ai fini par m´en

acheter un

pourtant c’était déjà

inutile

*

Citát k dopsání

 

Měním se,

ani nevím v co.

Rád bych tě vzal s sebou,

ani nevím kam.

Se srdcem na dlani

se mi třesou ruce.

Anebo že by to srdce ani nebylo moje?

Už dlouho (dávno) neočekávám,

aby se rozsvítilo, (že se rozsvítí, že se rozbřeskne)

slunce jsem zradil,

světlo prodal

za třicet střibrných a půl.

Drobné si nechám.

Une citation inachevée

 

Je me transforme,

sans savoir en quoi.

Je voudrais t’amener avec moi,

sans savoir où.

Avec le cœur offert sur la main tendue

qui tremble.

Mais si ce cœur n’était pas vraiment à moi ?

Il y a longtemps que je n’attends plus

que le jour se lève,

j’ai trahi le soleil,

vendu la lumière

pour trente deniers et demie.

Je garde la petite monnaie

*

Diktát č.43: Čínské výrobky – H

 

Byli nespokojení,

tak si stěžovali velkému bohu Yü-di

na příliš měkkou hlínu,

z níž je vytvořil.

Ten je poslechl,

pochopil, že jsou to zmetky,

a rozhodl se,

že z nich bude znovu hlína

dřív než z ostatních.

Dictée N° 43 : Produits chinois – H

 

Ils n’étaient pas contents,

alors ils se plaignirent au grand dieu Yü-di

de la glaise trop tendre

dont il les avait pétris.

Il les a écouta,

comprit que c’était des rebuts

et décida

d’en refaire de la glaise

avant les autres.

*

The Day Before You Came
(soap poetry - jedné dívce se zlatými vlasy)

 

Bylas tak krásná

bosá,

v dlouhých černých šatech

bez rukávů,

s dlouhými černými rovnými vlasy,

s bílou něžnou

až nebesky bledou tváří,

s dlouhýma štíhlýma nohama,

s tmavočervenými úzkými rty,

s jemnýma rukama

a tenkými pažemi,

s očima hořícíma 

vášní tvojí a bolestí mojí

a těžkým skřípajícím mlčením 

světa

ani mého, ani tvého.

Bylas tak krásná,

že jsem se bál 

na tebe i dívat,

jako kdyby mě tolik krásy

mohlo oslepit

jako v starých norských pohádkách.

Tys však přesně věděla,

kvůli čemu jsi přišla,

a tak nakonec jsme se vzali

a jeli vlakem na sever

jako v té staré písničce.

To nejdivnější je však,

že se mi černovlásky

nikdy nelíbily.

Tys mi však tehdy

v tu naši novomanželskou 

polární noc

rozluštila

i ten poslední 

zbytečný hlavolam:

'Já přece nejsem Agnetha.'

The Day Before You Came 
(soap poetry – pour une jeune fille aux cheveux d’or)

 

Tu étais si belle,

pieds nus,

dans une longue robe noire sans manches,

avec de longs cheveux noirs et lisses

et un visage blanc,

tendre et pâle comme sur une image sainte,

avec de longues jambes sveltes

et des fines lèvres rouge foncé,

avec des mains délicates

et des bras filiformes,

avec des yeux qui brûlaient

de ta passion et de ma douleur,

et du lourd silence grinçant

du monde

qui n’était ni le mien, ni le tien.

 

Tu étais si belle

que j’avais peur de te regarder,

comme si tant de beauté

pouvait me rendre aveugle,

comme dans de vieux contes de fées

norvégiens.

Mais tu savais très exactement

pourquoi tu étais venue,

alors nous finîmes par nous marier

et nous partîmes en train au Nord,

comme dans cette vieille chanson.

 

Ce qui est le plus étrange,

c’est que je n’ai jamais été attiré par les

brunes.

Mais au cours de notre première nuit de

noces polaires

tu trouvas la solution

même à la dernière énigme superflue,

en déclarant : « Mais je ne suis pas Agnethe,

voyons ! »

*

The Day After

 

Zdálo se mi,

že se miluju s fíkovníkem.

Líbal jsem jeho voňavé květy,

hladil jeho svěží poupata,

okouzlil mě svými

krásně tvarovanými nadzemními kořeny,

souložil jsem s jeho štíhlým kmenem.

Ale ráno, když jsems e probudil,

vedle mně jsi ležela ty,

kolem tebe had

a mezi námi jablko.

A teprvé tehdy jsem pochopil,

proč mi fíkovník v mém snu

nechtěl půjčit list.

The Day After

 

Je rêvais

que je faisais l’amour avec un figuier.

J’embrassais ses fleurs odorantes,

je caressais ses boutons frais,

j’étais subjugué par ses

élégantes racines aériennes,

je copulais avec son tronc svelte.

Mais le matin, à mon réveil,

c’est toi qui étais couchée à mes côtés

entourée d’un serpent,

et entre nous deux, une pomme.

Et ce n’est qu’à ce moment que j’ai compris

pourquoi le figuier dans mon rêve

ne voulait pas me prêter une feuille.

*

Les non-baisers

 

 Nous nous embrassons sans envie,

nous nous embrassons sans amour,

nous nous embrassons sans désir,

nous nous embrassons sans excitation,

nous nous embrassons sans nos langues,

nous nous embrassons sans nos lèvres,

nous nous embrassons sans nos bouches,

nous nous embrassons  sans nos yeux,

nous nous embrassons sans nos joues,

nous nous embrassons sans les formes,

nous nous embrassons sans les visages,

nous nous embrassons sans imagination,

nous nous embrassons sans fantaisie,

nous nous embrassons sans images,

nous nous embrassons sans la réalité,

nous nous embrassons sans Dichtung,

nous nous embrassons sans Warheit,

nous nous embrassons sans les baisers,

nous nous embrassons sans nous embrasser,

nous nous embrassons sans embrasser,

alors jamais personne ne s’aperçoit que l’on s’embrasse,

nulle part personne ne voit que l’on  s’embrasse,

personne ne l’entend

et ne le sent,

même pas nous,

et c’est pour ça

que jamais personne nulle part

ne décrira nos baisers,

sauf un poète oublié qui,

lui-même, n’a jamais nulle part embrassé

personne, donc, au moins,

il nous inventera, nous, un couple

qui essaie de s’embrasser

comme lui essaie d’écrire un poème

.

.

.

Mircea Dan Duta lit "Les Non-baisers" dans la version originale tchèque et en anglais au cours de International Poetry Festival, 6th edition, 2020, Rahovec, Kosovo




Constantin Cavafy (1903), Les Fenêtres, Joseph Brodsky (1963), Fenêtres

Introduction et traduction de Chantal Bizzini

LE POÈTE, LES FENÊTRES ET LE MONDE

Cavafy et Brodsky, étonnante alliance de deux poètes aux destins dissemblables, ayant vécu dans des pays éloignés, et écrit en des moments différents1.

Nous entrons, par leurs poèmes, dans un espace où le temps est arrêté. Un intérieur, une intériorité, éloignés du monde par l'absence d'ouvertures ou l'avancée de la boue, de la pluie et de la nuit. Les fenêtres de Cavafy lui demeurent introuvables, celles de Brodsky sont comme d'un camp retranché. La menace d'une tyrannie pèse. Celle de la lumière qui pénètre partout et met tout à jour, ou de la boue, alliée à la pluie et à l'obscurité, qui recouvrent tout dans leur lent glissement.

L'être de Cavafy erre dans l'obscurité à la recherche de fenêtres, dans l'espoir d'une consolation, d'une solution. Puis il renonce à se laisser aveugler par la lumière d'une révélation terrifiante, et accepte le destin d'un Dédale ou d'un Minotaure, enfermé dans son labyrinthe.

Les fenêtres de la maison de Brodsky ouvrent au dehors, sur des assaillants informes. À l'intérieur, les choses prennent vie dans l'obscurité qui vient. Ces choses s'apprêtent à livrer bataille contre la boue envahissante, contre la pluie et la nuit. L'homme n'y participera pas. Ce vieil homme, aveugle déjà, puisqu'il ferme les yeux, voit le monde, si loin qu'il n'est qu'un songe, se refléter sous ses paupières closes.

Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Cavafy et Brodsky créent un monde qui a ses lois propres et dont ils sont à la fois présents et absents. Où se cachent-ils et pourquoi ? Leur peine semble s'atténuer dans une confession proche d'un art poétique. Il s'agirait, peut-être, de transcender les souffrances de la pleine conscience de soi. Conscience qui, comme le dit Walter Pater, apparaît comme une forme de nécessaire incarcération. 

toute la portée de l'observation est rapetissée dans la chambre étroite de l'esprit individuel. L'expérience, déjà réduite à un groupe d'impressions, est encerclée pour chacun de nous de ce mur épais de personnalité, à travers lequel aucune voix réelle n'a percé pour se faire un chemin vers nous, ou nous mener vers ce dont nous ne pouvons que supposer être dénués. Chacune de ces impressions est l'impression que l'individu se fait dans son isolement, chaque esprit gardant comme en prisonnier solitaire son propre rêve d'un monde.

Pater, W., La Renaissance: études d'art et de poésie (1873).2

C'est en cherchant à surmonter l'aliénation décrite dans des poèmes comme "Les Fenêtres"3, que Cavafy s'attachera, par ses vers, à élever l'Alexandrie mythique des Ptolémées. Lorsqu'ainsi sa ville aura acquis une valeur esthétique, il pourra enfin la regarder, l'aimer4. La perte sera compensée alors par la recréation du passé. Nous touchons au tragique à la charnière du poème, lorsque l'espoir se mue en acceptation de la perte, due à la propre incapacité du personnage ou du poète.

Dans son élégie moderne ni subjective, ni autobiographique, Brodsky pose peut-être un post-scriptum à un désastre5. Ayant, lui aussi, perdu le monde, il le garde, comme un trésor de mémoire, et se résigne à un combat qu'il ne livrera pas.

Joseph Brodsky.

Ces deux poètes semblent s'être emmurés loin d'un monde d'après l'Apocalypse, loin d'une civilisation qui s'est détruite elle-même.

∗∗∗

Les Fenêtres, Constantin Cavafy (1903)

"Τα Παράθυρα", Κωνσταντίνος Καβάφης (1903)
(Από τα Ποιήματα 1897-1933)

Σ’ αυτές τες σκοτεινές κάμαρες, που περνώ
μέρες βαριές, επάνω κάτω τριγυρνώ
για νά ’βρω τα παράθυρα. — Όταν ανοίξει
ένα παράθυρο θα ’ναι παρηγορία. —
Μα τα παράθυρα δεν βρίσκονται, ή δεν μπορώ
να τά ’βρω. Και καλύτερα ίσως να μην τα βρω.
Ίσως το φως θα ’ναι μια νέα τυραννία.
Ποιος ξέρει τι καινούρια πράγματα θα δείξει.

"Les Fenêtres", Constantin Cavafy (1903)
(Tiré de Poèmes 1897-1933)

Dans ces pièces obscures, où je passe
des jours oppressants, j’erre sans trêve
pour trouver les fenêtres. – En ouvrir
une me serait consolation. –
Mais les fenêtres sont introuvables, ou bien je ne puis,
moi, les trouver. Et mieux vaut peut-être n’en pas trouver.
La lumière serait une tyrannie nouvelle.
Et qui sait ce qu’elle révélerait d’inconnu.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

Fenêtres, Joseph Brodsky (1963)

 

 

Joseph Brodsky à la fenêtre de son appartement de Leningrad, en 1963.6

"Окна", Иосиф Бродский (1963)

Дом на отшибе сдерживает грязь,
растущую в пространстве одиноком,
с которым он поддерживает связь
посредством дыма и посредством окон
Глядят шкафы на хлюпающий сад,
от страха створки мысленно сужают.
Три лампы настороженно висят.
Но стекла ничего не выражают.
Хоть, может быть, и это вещество
способно на сочувствие к предметам,
они совсем не зеркало того,
что чудится шкафам и табуретам.
И только с наступленьем темноты
они в какой-то мере сообщают
армаде наступающей воды,
что комнаты борьбы не прекращают;
что ей торжествовать причины нет,
хотя бы все крыльцо заняли лужи;
что здесь, в дому, еще сверкает свет,
 хотя темно, совсем темно снаружи...
- но не тогда, когда молчун, старик,
 во сне он видит при погасшем свете
 окрестный мир, который в этот миг
плывет в его опущенные веки.

"Fenêtres", Joseph Brodsky (1963)

La maison à l’écart, résiste à la boue,
estompée dans l’étendue solitaire,
à laquelle elle est liée
par sa fumée, et la vue de sa fenêtre.
Les armoires regardent le jardin détrempé,
de peur, leurs battants, en pensée, rétrécissent.
Les trois lampes suspendues sont sur leur garde.
Mais les vitres n’expriment rien.
Sinon, peut-être, en étant de matière
douée de sympathie pour ces objets,
dont elles ne sont nullement les miroirs,
et qui semblent des armoires, ou des tabourets.
Et ce n’est que lors de l’offensive de l’obscurité
que, pour ainsi dire, elles déclarent
à une armada d’eau en marche,
qu’elles n’abandonnent pas le combat de la chambre ;
qu’elle n’a nulle raison de chanter victoire,
bien que des flaques inondent le perron ;
et qu’ici, dans la maison, brille la lumière,
tandis qu’au dehors il fait sombre, très sombre…
mais s’il est silencieux, le vieil homme,
c’est qu’en songe, il voit, dans la pénombre,
le monde alentour, en cet instant,
flotter sous ses paupières baissées.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

ANNEXE

Ο ίδιος ο Καβάφης γράφει για τα Παράθυρα, τα εξής : Constantin Cafafy, lui-même, à propos des "Fenêtres", écrit ces mots7 :

«Αι δυσκολίαι της ζωής. Τα καημένα συμβεβηκότα κ’ αι συνήθεια σχηματίζουν ένα σκότος ηθικόν (τες σκοτεινές κάμαρες), το οποίον προσπαθούμε να φωτίσουμε αναζητούντες αίτια και αρχάς (τα παράθυρα). Κι αποτυγχάνομεν, διότι τα αίτια μένουν κρυμμένα ένεκα της παρελεύσεως πολλού χρόνου και της μεσολαβήσεως πολλών περιστάσεων, αι δε αρχαί, εφαρμοζόμεναι εις τα παρόντα πράγματα, εις τα παρελθόντα, κ’ εις τας υποσχέσεις τα οποίας τα παρόντα δημιουργούν δια το μέλλον, φαίνονται πότε αντιφατικαί και πότε ακατάλληλοι. Κάποτε δε δύναταί τις να υποθέση ότι είναι καλύτερο ότι η έρευνα, κυρίως η περί τα αίτια, μένει ανεπιτυχής, διότι επιτυγχάνουσα ήθελεν ίσως δείξει πλείστα σφάλματα και πλείστην, αναγκαστικήν, αλλ’ ανυπόφορον εν τω μεγάλω φωτί, ασχημίαν και απρέπειαν».

“Les difficultés de la vie. De mauvais compromis et de mauvaises habitudes forment une obscurité morale (les pièces obscures), le fait que nous essayions de faire la lumière sur les causes et les commencements (les fenêtres). Et nous échouons, parce que les causes nous restent cachées en raison du temps long qui s’est écoulé et de la nécessaire prise en compte de circonstances multiples, et celles qui sont anciennes, appliquées au présent, au passé et aux promesses du présent pour l'avenir, semblent tantôt contradictoires, tantôt inappropriées. Auparavant, vous ne pouviez supposer qu'il valait mieux que la recherche, et en particulier celle des causes, restât infructueuse, voulant parvenir à montrer d’une part vos erreurs, et, d’autre part, que vous aviez été forcés à les commettre, mais insupportables sont, dans la pleine lumière, la laideur et l'indécence."

Notes

[1] Constantin Cavafy, poète grec, est né le 29 avril 1863 à Alexandrie, en Égypte, et mort le 29 avril 1933, dans la même ville. Joseph Brodsky, poète russe, est né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996.

En 1977, Joseph Brodsky a écrit un texte sur Cavafy intitulé "Du côté de Cavafy". Эссе "On  Cavafy's Side" опубликовано в журнале "The New York  Review  of Books" (February 1977), в русском  переводе  Алексея Лосева -- в  парижском журнале "Эхо" (1978, N° 2).

[2] "the whole scope of observation is dwarfed into the narrow chamber of the individual mind. Experience, already reduced to a group of impressions, is ringed round for each one of us by that thick wall of personality through which no real voice has ever pierced on its way to us, or from us to that which we can only conjecture to be without. Every one of those impressions is the impression of the individual in his isolation, each mind keeping as a solitary prisoner its own dream of a world". (Pater, 1980: 187-188.) PATER, W. 1980. The Renaissance: Studies in Art and Poetry (1873). Berkeley : The University of California Press. Cité par S. D. Kapsalis, dans "Privileged Moments: Cavafy's Autobiographical Inventions", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983. Traduction personnelle.

[3] mais également les poèmes "Murailles", et "La Ville".

[4] Peter Bien. "Cavafy's Three-Phase Development Into Detachment", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983.

[5] L'automne 1963 et les premiers mois de 1964 furent très durs pour Brodsky. Sa relation avec Marina Basmanova approchait de sa fin. Et, en ce moment de vulnérabilité, il devenait la cible de plusieurs groupes aux intérêts différents : la police idéologique de Nikita Khrouchtchev, la police de Leningrad au zèle ambitieux, ainsi que les réactionnaires de l'Union des Écrivains. Voir Лев Владимирович Лосев. Иосиф Бродский. Опыт литературной биографии. — М.: Мол. гвардия, 2006./Lev Loseff. Joseph Brodsky - A Literary Life, Yale University Press (2011).

[6] Photo de son père A. I. Brodsky.

[7] Voir le document recto-verso : "Handwritten notes on the poem “The Windows” in ink, on both sides of a sheet of paper", ainsi que le manuscrit du poème sur le site : https://cavafy.onassis.org/

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sabatier (Robert)

Poète et romancier né à Paris en 1923, mort en 2012, connu principalement par le grand public pour la série des romans d’Olivier (Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe, Les Noisettes sauvages, Les Fillettes chantantes, David et Olivier, Olivier et ses amis, Olivier 1940, Les Trompettes guerrières). Apprenti dans l’imprimerie de son oncle puis employé aux Presses universitaires de France, fondateur d’une revue de poésie, directeur littéraire des éditions Albin Michel, il est élu à l’Académie Goncourt en 1971.

Lorsqu’on pense à Robert Sabatier, on pense d’abord aux Allumettes suédoises, à l’enfant de Montmartre et de Saugues, on pense à la rue Labat, lieu de sa naissance, à la rue Bachelet, à la place du Tertre, à ce livre autobiographique qui commence par ces mots : Éblouissante était ma rue. On pense à sa vie de Poulbot dévalant les pentes de Montmartre, aux boutiques et aux petits commerces des années 1930, à l’animation du quartier, aux odeurs, aux marchands ambulants, aux colporteurs, à la musique et aux couleurs. On pense aussi au décès de sa mère, la belle Virginie (Marie), qui tenait une mercerie rue Labat, découverte morte dans son lit au petit matin, alors que le jeune Olivier (Robert) n’avait pas douze ans et dont il évoquera le souvenir dans son roman David et Olivier.

L’enfant touché par l’aile de la mort
Ne parle plus. […]


À son côté, sa mère devient givre
Et lui, croyant à un simple sommeil
Veille sur elle1.

 

Interview de Robert SABATIER, 6 octobre 1971, qui après avoir été refusé au prix Goncourt, vient d'être élu académicien de ce même prix . Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel.

On pense à cet orphelin qui a perdu ses parents un 1er mai, à quatre ans d’intervalle, et qui ne cessera, par la suite, d’adopter le double regard de l’enfant et de l’adulte, de se voir comme s’il était son propre fils, regrettant presque que la mort n’ait pas voulu de lui plus tôt. Il pensa à son père, à sa mère. Ils étaient morts et lui vivait. Était-ce juste2L’enfant sera moitié et double à la fois, portant sa mère en son corps comme une part de lui-même. J’allais vivre alors qu’un être était mort en moi, que j’étais son cercueil de bois mort3. La série des Olivier a été entourée par nombre d’autres récits : Dessin sur un trottoir, Les Enfants de l’été, Les Années secrètes de la vie d’un homme, Le Cygne noir, Le Sourire aux lèvres, Le Cordonnier de la rue triste, etc. Le romancier à succès a écrasé le poète auquel on pense moins, et c’est regrettable. Pourtant, Robert Sabatier est venu à la littérature par la poésie. Il l’évoque d’ailleurs en ces termes : Ce balancement si frêle du poème / que je porte à la proue extrême de mon art4. Dans L’Oiseau de demain, il affirme même : La poésie est seule certitude. Né au 75, rue Labat, féru de lecture, il apprendra que Verlaine habitait jadis Montmartre, 14, rue Nicolet, juste derrière chez lui. Pour lui, la poésie est l’expression la plus haute de la pensée humaine. […] Le poème doit créer dans les premiers vers le silence dans lequel on l’entendra5.

Robert Sabatier, Le Cordonnier de la rue triste, Editions Albin Michel, 20 décembre 2012.

Dans son roman Les Enfants de l’été, il ira jusqu’à inventer un monde imaginaire où tout se paie avec des billets-poèmes. J’ai rencontré Robert Sabatier à trois reprises. La première fois en 1995, à la Fnac de Clermont-Ferrand où il présentait son dernier roman, puis lors d’un nouveau forum dans cette même ville en 1997. Robert Sabatier avait une prédilection pour Clermont-Ferrand, ayant effectué son service militaire à la caserne d’Assas, au 92e R.I. et fréquenté assidûment, à cette époque, la librairie Combes, rue Saint-Hérem. Il reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans cette librairie, dès qu’il sera connu du grand public. J’avais apporté l’un de ses recueils de poèmes que je souhaitais lui faire dédicacer. Lorsqu’il a vu se glisser devant lui sa poésie, il a levé lentement les yeux vers moi, légèrement interdit, mais ô combien rayonnant, et a murmuré plus qu’il n’a prononcé ces mots : « Mes poèmes !... » J’imagine qu’on lui demandait rarement de se déplacer pour dédicacer ses recueils poétiques. Tout au plus se trouvaient-ils, comme au Salon du livre de Brive où je le rencontrai une dernière fois en 2005, à côté de ses romans, légèrement en retrait, accompagnant des ouvrages à gros tirage. Et pourtant ! Si Robert Sabatier est incontestablement un grand romancier, n’occultons pas sa plume de versificateur. Il est en effet l’auteur, entre autres, de plus de dix recueils de poèmes, ajoutés à une formidable Histoire de la poésie française en neuf volumes, d’un État princier (essai sur le langage poétique), d’un Dictionnaire de la mort, d’un Livre de la déraison souriante (aphorismes), et d’un Diogène philosophique inclassable. Auteur enfin de mémoires posthumes, qui nous transportent dans son intimité et sa vie publique : Je vous quitte en vous embrasant bien fort, chez Albin Michel. Robert Sabatier à qui j’ai écrit à plusieurs reprises, et qui m’a répondu de son écriture fine, de celle qui interroge, qui m’a fait découvrir la poésie contemporaine, la poésie qui sort du corps, du cœur, la poésie réparatrice. Oui : Écrire moins pour laisser des traces que pour en retrouver6.

J’avoue m’être ennuyée à la lecture de romans tels que Le Cygne noir ou Le Sourire aux lèvres, alors que j’ai été captivée par ses ouvrages autobiographiques (toute la série des Olivier). J’aurai la même impression concernant les livres d’Amélie Nothomb, également éditée chez Albin Michel : on aime quand l’auteur se raconte, on apprécie moins quand il n’est pas véritablement présent dans ses mots. J’ai ainsi été littéralement subjuguée par ses poèmes, parcourus pour la première fois lorsque j’étais étudiante. Si ses romans sont vendus à des millions d’exemplaires et souvent portés à l’écran, ils ne possèdent pas, cependant, l’intensité de ses poèmes. Des décasyllabes en vers blancs, la plupart du temps, qui osent tout bouleverser, même la mort :

Je n’écris pas, je traduis mon silence
pour me trahir et pour me délivrer
de l’âpre mort qui n’est pas l’autre monde7.

Au nombre de ceux-ci : Les Fêtes solaires, Dédicace d’un navire, Les Poisons délectables, Les Châteaux de millions d’années, Icare, L’Oiseau de demain, Lecture, Écriture, Les Masques et le miroir. Plus de huit cents poèmes entièrement repris dans ses Œuvres poétiques complètes, toujours chez Albin Michel, recueil que j’emporterais avec moi si je ne devais sauvegarder que quelques ouvrages précieux de ma bibliothèque. Robert Sabatier n’affirme-t-il pas lui-même qu’ayant des dizaines de traductions de ses romans, celles de ses vers valent pour lui plus que toutes les autres ? Robert Sabatier, auteur à succès, dont les poèmes ont été couronnés par le Grand Prix de l’Académie française, le prix Antonin Artaud, le prix Guillaume Apollinaire et le prix international Guillevic, mais qui interroge pourtant :

Est-il un homme au monde
pour exister sans tous les mots de l’autre8 ?

Ces mots qui seuls le comprendront et à l’intérieur desquels il n’aura de cesse de trouver refuge :

Car je suis chair, et livre est la parure
Où je me cache. Et nul ne trouvera
Le seul secret que je cache en mes pages9.

Et qui affirme :

Depuis longtemps, pour retrouver mes traces,
j’écris, j’écris, je ne sais plus qu’écrire
et je me perds en me cherchant toujours.

Je suis issu de tant de pages blanches
qu’il faut noircir pour défier le Temps,
cet encrier des plumes fugitives10.

Robert Sabatier venu à l’écriture après avoir découvert la lecture auprès de son oncle et de sa tante : Comme les livres naguère, en un instant l’écriture m’appela11. Qui conçoit le mot comme une parturition : Lui qui m’enfante et dont je me crois père12. Qui donne le la dans le titre de son premier recueil, Les Fêtes solaires, paru en 1955 : l’ensemble de ses poèmes sera éternellement placé sous le signe du soleil, le soleil éclatant de l’enfance : Parler soleil. Je ne sais d’autre langue13. Lui-même n’est-il pas un bel enfant solaire ? Tous ses vers évoqueront l’enfance, les arbres et les oiseaux, des oiseaux qui, las de voler, deviennent ses propres paroles. Sa poésie célèbrera les fêtes du soleil. Elle chantera, enfantera d’une lucidité nostalgique. De figues et de grands bols de lait. Mais Robert Sabatier, blessé d’enfance, un oiseau dans les mains14, habitera toujours sa souffrance, une jeunesse meurtrie par la mort :

Mon cœur avait cessé de suivre le soleil
Et se cachait en moi peureux comme un oiseau […]


J’habitais ma blessure et dormais dans ses lèvres15.

Robert Sabatier dont la majeure partie des poèmes est à la première personne du singulier. Qui parle à sa vie, la tutoie, puis s’adresse à lui-même, regardant son reflet dans une psyché, affirmant se confier au miroir, mais n’étant pas Narcisse pour autant. Qui personnifie et dépersonnifie une solitude mélancolique dans laquelle on ne fait que retrouver l’enfant solaire qu’il a été.

Je traverse ma vie
Avec mon nom d’enfant16.

Robert Sabatier qui répète éternellement les mots soleil, écriture, arbres, escaliers, mère, mort, silence, orfèvre, paraphe, aède (Sois l’aède effaré du Pourquoi17), mais surtout le mot oiseau, un mot tellement puissant qu’il en fera même un verbe (Le verbe oiseau contient tant de voyelles18) et le titre de l’un de ses recueils : L’Oiseau de demain !

Robert Sabatier raconte son enfance à Montmartre, 25 avril 1986, INA Culture.

C’est l’oiseau symbole de liberté, les mésanges ou les martinets des Noisettes sauvages qu’il découvre à Saugues, dans le village de ses grands-parents paternels, les hirondelles de sa maison de Saint-Geniès, dans le Vaucluse, ex-Comtat Venaissin, les « oiseaux-fruits » des Enfants de l’été, les « oiseaux-paradoxes » semés un peu partout dans Dessin sur un trottoir, les pigeons ramiers de sa terrasse du 68, boulevard Exelmans, plus tard. Ce sont les oiseaux dans la mythologie, l’âme des disparus, l’oiseau compensation des infirmités. Ce sont des rêves récurrents où par un seul battement des mains devenues ailes, je m’élevais au-dessus de la terre19... Robert Sabatier a lu les auteurs grecs et latins : Ovide et ses Métamorphoses planent sur tous ses textes. Il divinise la nature, dans une sorte de panthéisme où il serait tous les éléments de la création, se métamorphosant, glissant du minéral à la faune et à la flore, étant lui et l’autre, dans un dualisme où la terre et les espèces animales se confondent, le tout dans une élégie fertile où le mot devient également arbre, animal, comme dans un bestiaire ou une fable. Sous sa plume, les animaux, les arbres, les fleurs prennent vie, adoptent des attitudes ou parlent comme s’ils étaient des êtres humains. C’est Léda et la métamorphose de Zeus en cygne. C’est aussi la métamorphose de sa peur de la mort. Si Robert Sabatier use ainsi de mille projections anthropomorphiques, il cherche un langage pour se traduire et rien ne semble jamais y suffire. Ses zoologies le fascinent : il s’imagine un corps à la fois faune et flore. Mais si le poème est psyché, il est surtout masque, celui que Robert (Alain dans Alain et le nègre, Olivier dans la série du roman d’Olivier, l’Escrivain dans Les Enfants de l’été, Julien dans Le Lit de la merveille) ne cesse de mettre puis d’enlever, celui qui se reflète dans son recueil Les Masques et le Miroir. Il est le masque qui cache l’enfant qu’il fut, celui qu’il n’est plus. Je compris que je devais me dédoubler, créer un personnage, l’aimer comme si j’étais son père20. L’enfant qui continue à porter l’adulte qui ne parvient pas à être, et qui lui prête sa plume : Nous sommes nés de la même écriture21. Qui marche sur ses propres traces, assidûment, voyageur des mots à la recherche de lui-même, du temps qui passe. Auprès duquel il trouve refuge. Robert Sabatier vu à travers une vitre : la vitrauphanie de l’enfance. Qui sonde : Existe-t-il en nous un gêne de l’enfance, celui qui nous préserverait à travers tous nos âges22 ? Qui souffre et interroge : Qu’attendez-vous d’un homme qui s’éveille / d’un jeune conte où des enfants sont morts23 ?

Que dira-t-il quand il me reverra,
lui toujours jeune – un mort ne vieillit pas —
et moi si vieux ? Il me prendra la main.
Nous marcherons dans une aube blafarde,
mon jeune père et son si vieil enfant24.

Celle de Marie, sa mère, décédée quatre ans plus tard, et qu’il ne cessera de rechercher (Ollie, la mère et Allen, l’enfant dans La Mort du figuier). Sa mère partout présente. 

Je fus sans mère. Il pleuvait de la boue.
La neige noire étouffait tous mes cris,
mais je rêvais d’aubes phénoménales.

J’ai transformé mon enfance en soleil,
mon écriture en nouvelle mémoire.
Je fus sans mère et j’en eus cent mille autres
par chaque mot qui la ressuscitait25.

Mais également les cicatrices d’une douloureuse séparation, celle de sa première femme et de son jeune fils, qui le conduisit au bord du suicide et dont il souffrira toute sa vie. Robert Sabatier qui essaie de se libérer d’une certaine fatalité :

Et je m’évade où je m’attends moi-même,
Portant les mots de l’enfant que je fus26.

Robert Sabatier est toujours en quête de l’absent. La recherche romancée d’un père disparu, dans Le Cygne noir, se termine par les retrouvailles avec sa mère. Dans Icare, il amorce une chute, celle de l’oiseau qui a trop volé et qui se brûle les ailes. Beaucoup de références mythologiques et de renvois à des philosophes de l’Antiquité : Thalès, Héraclite, Virgile… Comment ne pas penser à ce Diogène qui verra le jour, quelques années plus tard ? Icare, fils de l’architecte athénien Dédale, prisonnier du labyrinthe qu’a construit à l’origine son père pour enfermer le Minotaure, tentera de s’échapper au moyen des ailes en plumes et en cire fabriquées par son père. Ivre de liberté, tel un oiseau, il s’approchera trop du soleil qui fera fondre ses ailes. Icare périra précipité dans la mer. C’est la chute, celle de l’oiseau dont les ailes de cire ont fondu, celle de Babel, le langage de l’enfance qui s’effondre :

Éloigne-toi. L’oiseau n’a plus de sol.
Icare dit ses grâces au soleil27.

La mort de l’enfance lui a enlevé ses oiseaux (Dites, que sont les oiseaux devenus28 ?). Une mort autodestruction, violente, qui a fait tant de dégâts en lui qu’elle en arrive même à tuer ces beaux oiseaux qui le personnifient. Se remémore-t-il le pigeon qu’il avait blessé avec sa fronde, lorsqu’il était enfant, et dont il raconte l’histoire dans le premier chapitre d’Olivier et ses amis ? Il est fatigué de souffrir, de porter son enfance à bout de bras :

Je vous dirai le temps de l’agonie
Toute une enfance29.

Robert Sabatier chantait par la voix de l’oiseau, parlait en lui. Sans ses ailes, il devient infirme. Il n’a plus que la plume du poète pour voler, une plume exutoire : On écrit pour extraire de soi l’enterré vif qui appelle à l’aide30. Il voudrait un corps délivré de l’absence. Il se résigne à vivre sans ailes : Les nids détruits seront ma sépulture31. Le petit Olivier des Allumettes suédoises a perdu sa liberté. Après le décès de sa mère, il est adopté momentanément par son demi-frère, Édouard, de quatorze ans son aîné, puis par un oncle et une tante qui l’emmènent dans leur appartement cossu de Paris. Que Montmartre et la rue Labat lui semblent loin ! Perdues, ses ailes de titi parisien dévalant les pentes du Sacré-Cœur, perdue, cette chère liberté à laquelle il tenait tant ! Et tous ces amis qu’il ne reverra plus, auprès desquels il avait tant appris : Riri, Loulou, Capdeverre, Albertine, la belle Mado… Dans Trois sucettes à la menthe il va devoir réinventer toute son existence, se remettre continuellement en question. On voit ici l’oiseau, intermédiaire entre la terre et le ciel, l’oiseau élément de l’air, symbole céleste de liberté. C’est l’esprit du rêveur : la notion d’indépendance tronquée. Il est las d’être assailli de remords, de ne pas trouver la sortie de son labyrinthe. Il n’est qu’enchevêtrement de pensées inextricables qui ne lui apportent aucune sérénité. Le voici mains nues, mains vides, être écorché, portant son crucifix en son corps : Mon état est celui d’un convalescent. Je guéris de ma rue32. Mais Robert Sabatier, qui se dit alors sans cicatrices, toute plaie étant à jamais ouverte, est aussi le phénix qui renaît perpétuellement de ses cendres. Il apprend à ressortir vivant de ses abîmes, lui-même épargné par le feu qu’il déclenche involontairement dans un cagibi, lorsqu’il a douze ans, avec des allumettes suédoises. L’oiseau d’Icare n’est donc pas totalement mort :

L’oiseau de nuit, l’oiseau dont le plumage
Détruit le feu se glisse contre moi33.

Il peut, dès lors, selon ses propres phrases, lui le poète fait du sel de ses larmes, faire de sa souffrance un palais pour mieux nous recevoir. Oui, cette enfance, ces morts qu’il portait sont devenus colombes, et il ouvre grand la cage. L’oiseau lui a apporté les mots : des heures passées dans les bibliothèques ou dans son lit, lorsqu’il était petit, lisant à la lumière d’une lampe de poche. C’est l’heure d’autres métamorphoses.

L’oiseau : alchimie des métamorphoses de l’âme. Son double est encore présent, dont il ne parvient toujours pas à découvrir l’identité. Est-il frère siamois, ami, sosie ? Est-il fantôme, adversaire ? Robert ? Olivier ? Est-il la nymphe Écho, condamnée à ne répéter que les derniers mots entendus et qui meurt de chagrin après le décès de Narcisse ? Sont-ce des morts infiltrés dans sa vie, indésirables, mais aimés, qui exercent sur lui une sorte de fascination ? La difficulté est d’accoucher un monde vivant d’un monde mort, de l’arracher à la contagion du cadavre34. Il est épuisé : Enfant, dis-moi : ce jeu de cache-cache finira-t-il35 ? Il ne sait plus ce qu’il cherche, il sait seulement qu’il a appris à vivre avec cet autre lui, cet hôte inconnu, et ne veut donc pas qu’on coupe le fil qui les relie :

Je lui pardonne – il est si difficile
de vivre à deux dans un seul corps mortel36.

L’oiseau lui a offert la lecture, l’écriture, deux termes dont il fera les titres de nouveaux recueils. Dans Écriture, il s’interroge sur l’acte d’écrire : pourquoi écrit-il et quel message a-t-il réussi à transmettre ? Quel mot contient tous les autres ? Ne s’est-il pas contredit ? Je n’aimerais pas qu’un poète ne se contredît jamais. Il oublierait nécessairement d’exprimer une part de lui-même. Il resterait incomplet. Il serait à l’image d’un jour qui nierait sa nuit, d’une nuit qui nierait son jour. Sans contradictions, pas d’unification, pas de réconciliation de l’homme à l’homme. Les deux images qui se ressembleront le plus seront des images apparemment contradictoires37. Ne trouvant pas de réponses à ses questions, il demande qu’on l’efface. Les dés sont jetés : il a fait semblant de vivre. Dans Les Masques et le Miroir, paru en 1998, le temps a fui entre ses doigts, la vieillesse et la solitude se sont installées, la plupart de ses camarades ont disparu. On repense à toutes les personnes qui ont parsemé sa route, à commencer par Gaston Bachelard, croisé quand il travaillait aux PUF, puis Jacques Prévert, à la terrasse du Café de Flore. À ses amis Georges Conchon, Hervé Bazin, Maurice Fombeure, Charles Le Quintrec, Alain Bosquet, Supervielle, Luc Bérimont, Miguel-Angel Asturias, Antoine Blondin, Ionesco, Bernard Pivot, René Char. À Lorand Gaspar, ce poète que j’affectionne aussi tout particulièrement, et qu’il rencontra en 1988 à la terrasse du Café des Nattes, à Sidi Bou Saïd (Tunisie), alors qu’il terminait sa monumentale Histoire de la poésie française. Sa seconde épouse, la peintre et auteur Christiane Lesparre, est morte. Sa demeure de Saint-Geniès, dans le Comtat Venaissin, est vendue. Lui qui aimait tant s’installer aux terrasses des cafés, déjeuner dans des petits bistrots ou des brasseries parisiennes, se retrouve seul dans son appartement du boulevard Exelmans.

 

C’est le moment du doute. C’est l’ignorance de ce qui va arriver, de l’après. C’est l’heure du retour sur soi-même, du bilan : C’est lorsque l’on croit se fuir qu’on se précède38. Il avoue n’être jamais parvenu à guérir de son enfance :

Ne pas guérir, ne jamais guérir de son enfance est la seule guérison possible au mal de l’homme39.

C’est l’heure de la quête de Dieu, ce Dieu-là qu’on ne lui a pas appris, mais qu’il a néanmoins découvert dans la Bible ou lors de visites d’églises. L’idée de Dieu le troublait. Parce que son père ne l’avait pas voulu, il n’avait pas reçu l’éducation de l’Église40. Il revoit le chapelet de sa grand-mère, à Saugues, pense à la Vierge Marie, aux anges, à saint François d’Assise, à saint Jean de la Croix, à l’âme, au santonnier des Enfants de l’été : Pourtant je prie et ne sais qui je prie41. Il se nomme Un mécréant qui n’est pas assuré de l’être tout à fait42, se plaisant à raconter qu’il a été baptisé deux fois, la première fois par sa mère, en cachette de son père, la seconde pour son mariage, alors qu’il croyait ne jamais avoir été baptisé. Ce Dieu sur lequel il ne souhaite pas être interrogé, préférant répondre par un silence plutôt que par des explications dérisoires : Et si ma poésie, si peu religieuse, était une manière de prier43 ? Il pense alors à la poésie comme gage d’immortalité, sachant que seule le mort lui apportera la réponse qu’il n’a jamais obtenue :

Je trouverai mon visage, le vrai
au seul moment de la touche finale44.

Comment exprimer ce que les mots de Robert Sabatier ont accompli en moi ? Toute mon écriture a été transformée. Oui, il y a des rencontres, des fusions littéraires qui s’opèrent imperceptiblement, des bouleversements intellectuels et affectifs. Il y a ces vers, qui restent éternellement gravés en moi :

D’un être à l’autre il est long le chemin.
Déjà celui de parvenir à soi-même
Suppose un temps bien plus long que la vie45.

Ces interrogations, ces doutes, ces souffrances, et ces phrases blessées, qui ne sont jamais qu’introspection, besoin de se connaître pour arriver à l’autre.

Tout ce parcours, ces ères, ces conquêtes
pour revenir à son point de départ
dans un chaos de mots à la dérive46.

Robert Sabatier et son éternelle pipe au coin de la bouche, avenant, qui avoue aimer profondément les gens, qu’ils soient amis ou lecteurs. Qui interroge, toujours, qui se cherche dans une enfance brisée (Dis-moi qui tu fuis, je te dirai qui tu es47), dans la joie pourtant du gamin de Paris ou de celui de Saugues, travaillant aux côtés de son grand-père auvergnat. Robert Sabatier dont j’ai lu et relu les poèmes, inlassablement. Avec qui j’ai aimé parcourir les rues de Montmartre, avec le petit Olivier ou, plus tard, lorsqu’il hantait les bouquinistes et les librairies du Quartier Latin ! Dans ces mots qui se répètent, reviennent :

Je gravissais l’escalier de pierre
de livre en livre et je te rejoignais,
toi le plus pur, l’orfèvre de tes mots
sur ce sommet qui dominait le monde48.

Ces respirations :

Je regardais marcher solennelle ma prose
Et j’enviais ses pas, je me voulais lumière
Et plus encore : au moins soleil ou griffe ou glose49.

Robert Sabatier éternel, intemporel, né dans chacun de ses mots. Qui croit s’écrire et qui n’est qu’écriture. Robert Sabatier résilience. 

Des mots, des mots, voilà ce que je laisse.
Ils sont à vous, ils ne sont plus à moi50.

Notes 

[1] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[2] Robert SABATIER, Trois sucettes à la menthe, éditions ALBIN MICHEL, 1972.

[3] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[4] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[5] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[6] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[7] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[8] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[9] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[10] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[11] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[12] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[13] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[14] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[15] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[16] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[17] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[18] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[19] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[20] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[21] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[22] Robert SABATIER, Le Sourire aux lèvres, éditions ALBIN MICHEL, 2000.

[23] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[24] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[25] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[26] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[27] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[28] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[29] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[30] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[31] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[32] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[33] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[34] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[35] Robert SABATIER, 14 poèmes inédits, in Œuvres poétiques complètes, éditions ALBIN MICHEL, 2005.

[36] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[37] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[38] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[39] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[40] Robert SABATIER, Les Trompettes guerrières, éditions ALBIN MICHEL, 2007.

[41] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[42] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[43] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[44] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[45] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[46] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[47] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[48] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[49] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[50] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men, prix Paul-Verlaine

Le poète breton Yvon Le Men vient d’obtenir le Prix Paul-Verlaine, Prix de poésie de   l’Académie française, prix annuel constitué en 1994 par le regroupement des Fondations Valentine Petresco de Wolmar et Anthony Valabrègue.

Yvon Le Men est récompensé pour deux de ses livres publiés en 2021. Le premier est La baie vitrée publié chez Bruno Doucey, livre dans lequel il évoque son expérience personnelle du confinement et qui a été présenté dans Recours au poème le 6 septembre 2021. Le deuxième s’intitule « A perte de ciel » et a été publié chez Bayard. Il est consacré à l’admiration que voue le poète au Mont saint-Michel.

Yvon Le Men (né en 1953) avait obtenu en 2019 le prix Goncourt de la poésie. Auteur d’une œuvre importante (poèmes, récits, essais…), il dit sur scène ses poèmes dans des récitals qui l’ont fait connaître largement au-delà de la Bretagne. Aujourd’hui, de sa rencontre avec le musicien multi-instrumentiste Nicolas Repac est né un spectacle et un CD publié aux Edition Kerig, intitulé « Lampe Tempête »  où l’on retrouve des extraits de  La baie vitrée  et de  A perte de ciel ».

Version longue de la rencontre avec Yvon Le Men, qui a eu lieu le 6 mai 2009 à la librairie Dialogues à Brest, à l'occasion de la parution du livre Si tu me quittes, je m'en vais (éditions Flammarion).

∗∗∗

A perte de ciel

L’épopée du Mont Saint-Michel sous la plume d’un poète : la démarche ne manque pas d’originalité. Mais Yvon Le Men va, ici, bien au-delà de son propre émerveillement devant la Merveille. C’est à un véritable pèlerinage spirituel qu’il nous convie, dont il est le principal acteur.

On ne compte dans ce livre le nombre de portes d’entrée au Mont Saint-Michel. Yvon Le Men les multiplie à souhait nous invitant à la fois à méditer sur ce lieu exceptionnel et à parcourir, dans son sillage, divers épisodes de sa propre vie. Lui qui est passé de la « foi du charbonnier » (celle de son enfance trégoroise) aux interrogations d’ordre métaphysique qui sont les siennes aujourd’hui. « Il faudrait que chacun vide sa propre abbaye/pour la remplir de ses chants et de ses rêves d’abbaye », écrit-il.  « Il faudrait /que tout monte en nous/quand on monte vers le Mont ».

Yvon Le Men gagné par la foi ? Après les Exercices d’incroyance de Gérard Le Gouic (Gallimard) assisterait-on ici à une forme « d’Exercices de croyance » de la part du poète breton (publié pour l’occasion par un éditeur catholique) ? Ce n’est pas si simple, même si Yvon Le Men n’a jamais caché sa quête d’une forme de transcendance. On connaît notamment les liens qui l’attachaient au poète juif Claude Vigée (qu’il évoque d’ailleurs dans ce livre) ou encore à Xavier Grall, à propos duquel il écrit : « Ensemble nous cherchions/lui Dieu/moi eux/les hommes et les femmes filles et fils de Dieu ». N’a-t-il pas aussi parmi ses amis le poète Gilles Baudry, « frère en l’abbaye de Landévennec/où je me rends une fois par an » ?

Yvon Le Men tourne donc autour du Mont – au risque de le perdre, parfois, un peu de vue – pour revisiter ses propres croyances (au sens large du terme) et introduire dans son livre des textes venus d’éminentes personnalités de l’Eglise. Il en est ainsi des prières à l’archange saint Michel, reprises fidèlement, écrites par Saint Bonaventure, saint Louis de Gonzague, Léon XII et même le pape François.

Yvon Le Men, A perte de ciel, Bayard 2021, 196 pages, 16,90 euros.

L’occasion aussi d’évoquer les figures de saint Colomban ou de saint Yves que l’on célèbre à Tréguier dans son Trégor natal. Evoquant les moines copistes comme ceux qui vécurent au Mont, il écrit : « Si j’avais été moine (…) j’aurais recopié/cet hymne sur le paradis de saint Ephrem de Syrie : « Personne n’y travaille/car chacun n’y a faim/personne n’y vieillit/car personne n’y meurt ».

On le voit. Ce livre est un patchwork de confessions, de réminiscences, de tranches d’histoire personnelle. Le poète n’évoque-t-il pas, à nouveau, les doigts des cantonniers (comme l’était son père) ou les yeux des couturières (comme l’était sa mère) ? Le Mont, dans sa magnificence surplombe le récit poétique en miettes de sa propre existence et devient le lieu d’une quête inassouvie, d’un vrai pèlerinage ascensionnel.

Le Men parle d’une « possibilité d’éternité » à propos d’un lieu qui lui était apparu pour la première fois, quand il était gamin, sur le calendrier des Postes et qu’il revisite cette fois par l’imagination «parce que je pouvais plus m’y rendre en vrai, avec le corps, entouré qu’il était, comme nous tous, de la pandémie, de la maladie, de la mort peut-être ». Et s’il fallait « s’inventer une seconde demeure », le poète breton fait même cet aveu : « Elle est/elle serait le Mont-Saint-Michel/comme un escalier que je prendrais pour le ciel ».

∗∗∗

Yvon Le Men derrière sa baie vitrée1

Un poète dans le confinement. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie / comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs.

Ecriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là,  tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte / branches à fleurs ».

Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants se bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin / de quelqu’un / d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots / produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone.

Yvon Le Men, La baie vitrée, éditions Bruno Doucey,  153 pages, 16 euros.

Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte / hier // n’a pas vu la clochette / seule // parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui / hier // Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. »

Elargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abimée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier / invisible ».

Note

  1. Article de Pierre Tanguy publié sur Recours au poème en septembre 2021.

∗∗∗

 

Ma langue est poésie : Yvon Le Men, Massimo Dean, Chris Ames, Les Cafés littéraires : Festival Saint-Malo Étonnants Voyageurs 2022 Du 4 au 6 juin 2022, toute l'actualité littéraire des derniers mois. En compagnie de Maette Chantrel et de Pascal Jourdana.

Image de Une © Frank Loriou.




Regard sur la poésie Native American – John Rollin Ridge : un héritage lourd à porter ….

John Rollin Ridge (Yellow Bird, Cheesquatalawny)né le 19 mars 1827 à New Ecota, alors capitale du pays Cherokee, membre de la nation Cherokee, est le fils de John Ridge et petit-fils de Major Ridge, deux personnages de sinistre mémoire pour certains Cherokees puisqu’ils avaient signé en 1836, sans la présence de tous les leaders Cherokees, le traité de New Ecota .

Ce traité cédait au gouvernement américain le territoire Cherokee à l’est du Mississipi, et cela conduira à la déportation des Cherokees en Oklahoma, un épisode sombre de l’histoire connu sous le nom de « trail of tears », la piste des larmes. Son père avait bénéficié d’une éducation occidentale car Major Ridge avait voulu démontrer aux blancs qu’il était prêt à adopter leurs manières « civilisées », prouver que les Indiens étaient capables de faire aussi bien dans tous les domaines que n’importe quel occidental. Le père de John Rollin épousa donc la fille blanche du directeur de la Foreign Mission School où il avait brillamment fait ses études.

John Rollin à l’âge de douze ans, alors qu’il vivait désormais en Oklahoma sur la réserve allouée aux Cherokees, assista au meurtre de son père, meurtre organisé par le leader John Ross, un de ceux qui n’avait pas voulu signer le traité de New Ecota et qui considérait la famille Rigde comme traître à son peuple. Sa mère quitta la réserve avec son fils et partit pour Fayetteville en Arkansas pour se mettre à l’abri. John Rollin fit des études dans des établissements  pour « blancs », il étudia le droit et pendant ses études il commença à publier des poèmes, en parallèle il devint juriste. 

En 1849, John Rollin Ridge se trouva en présence de David Kell, un sympathisant de John Ross qu’il pensait être impliqué dans le meurtre de son père. Une querelle éclata et John Rollin tua David Kell. Bien que l’argument de l’auto-défense fût recevable, Ridge préféra s’enfuir dans l’état du Missouri pour éviter le procès. L’année suivante il partit en Californie rejoindre les mineurs attirés par la ruée vers l’or, mais la vie de mineur lui déplut, aussi il commença à écrire des poèmes publiés dans des magazines californiens, il rédigea également des essais pour le compte du parti démocrate. 

John Rollin Ridge, premier auteur amérindien publié.

Il plaidait contre le racisme et défendait la politique d’assimilation des Indiens d’Amérique ainsi que son père l’avait fait ; comme ignorant la réalité des traités non respectés, il semblait encore faire confiance au gouvernement américain malgré les violations des droits des Indiens. Plus tard ses prises de position seront critiquées, en effet John Rollin Ridge avait possédé des esclaves en Arkansas, et il exprimait son avis que les Indiens de Californie étaient inférieurs aux Indiens d’autres nations ou tribus. Ces contradictions n’empêchèrent pas à son livre The Life and Adventures of Joaquin Murieta de remporter un succès certain. Considéré comme le premier roman écrit par un Indien, ce livre fait le portrait d’un jeune mexicain courageux et travailleur venu tenter sa chance aux Etats Unis. À travers le récit le lecteur prend conscience du racisme régnant, et des lois discriminantes, comme la Foreign Miner’s Tax Law, qui, de fait décourageait les mexicains à devenir mineur, pour eux l’espoir de trouver de l’or ne rimait pas avec fortune. Et ces discriminations menaient certains à la violence, ils basculaient dans le banditisme ainsi que Joaquin, dépeint comme un gentil garçon très respectueux, y compris des femmes, le deviendra.

Cherokee Almanac : John Rollin Ridge.

Après la guerre civile, à la fin des années 1860, John Rollin Ridge ralliera le parti sudiste Cherokee et se rendra à Washington DC pour tenter de renégocier avec le gouvernement, la restitution des territoires Cherokees, car les confédérés avaient promis que les Indiens d’Amérique obtiendraient un état qui leur serait propre s’ils gagnaient la guerre… encore une promesse en l’air, jamais le peuple Cherokee, ni aucun autre peuple Indien, ne fut autorisé à créer un état indépendant. Par ailleurs, John Rollin Ridge blâmait les abolitionnistes d’avoir provoqué la guerre et il était opposé au président Lincoln.

Pendant des années il occupera le poste de rédacteur au journal Daily National en Californie. Il mourra le 5 octobre 1867, seulement âgé de quarante ans. Sa veuve fera publier ses derniers poèmes à titre posthume chez Henry Payot & Company.

La poésie de Ridge est qualifiée de romantique, elle laisse transparaître la difficulté de vivre avec une double identité, une double culture. Clamant son identité Cherokee, ne cherchant pas à l’effacer, il était pourtant favorable à la politique d’assimilation qui tuait cette culture et la langue Cherokee. Le conflit interne permanent est à la source même de son élan poétique. C’est un homme profondément divisé qui dans sa poésie nous fait part de ses espoirs d’unité, aussi bien individuelle qu’à l’échelle du pays : il croit en la promesse de l’expérience démocratique, là où des Indiens plus « clairvoyants » ou plus méfiants avaient compris que la société dominante était profondément raciste et que la « démocratie » telle que pratiquée était inégalitaire. C’est pourquoi le professeur de littérature Edward Whitley, spécialiste de la littérature du 19ième siècle et de Walt Whitman en particulier, a pu dire que John Rollin Ridge était un écrivain « white arboriginal », c’est à dire un Indien blanchi. Il ne fut pas un novateur, il suivit le courant romantique, cherchant à offrir une expérience mystique et transcendantale. Il évoque souvent les formes idéales de la femme, une muse, la mémoire irrévocablement perdue, mais dans le but de donner un sens politique à cette esthétique poétique.

John Rollin Ridge : lieu de sépulture.

“Mount Shasta”, ce poème de John R Ridge, fut publié à plusieurs reprises et dans des journaux qui n’étaient pas destinés à des Indiens d’Amérique. La dernière strophe du poème rend compte des étapes à dépasser pour que la Californie devienne prospère. Ce poème méditatif, lyrique, introduit des thèmes politiques là où un lecteur embarqué dans l’expérience romantique ne l’attendait pas. La figure de cette montagne californienne présentée avec les attributs habituels de majesté est cependant solitaire et glacée, comme indifférente au sort des humains, mais pourtant elle voit, elle a une conscience. Cette montagne deviendra plus loin dans le poème, l’esprit de la loi. Conscient des dérives dues à la ruée vers l’or, John R Ridge croyait en un système légal pur, transparent, impartial, implacable en ce qu’aucune émotion n’y a sa place, et qui élèverait le genre humain vers une vie morale avec des principes de vie héroïques, voire donquichottesque… Mais sachant son appartenance à la nation Cherokee et son implication dans l’assimilation des Indiens et autres cultures émigrées aux USA, il lui fallait cette croyance d’une contrepartie moderne à l’abandon de valeurs tribales, bien souvent pas moins morales ou éthiques, pas moins démocratiques, d’ailleurs !  

MOUNT SHASTA

Behold the dread Mt. Shasta, where it stands
Imperial midst the lesser heights, and, like
Some mighty unimpassioned mind, companionless
And cold. The storms of Heaven may beat in wrath
Against it, but it stands in unpolluted
Grandeur still; and from the rolling mists upheaves
Its tower of pride e’en purer than before.
The wintry showers and white-winged tempests leave
Their frozen tributes on its brow, and it
Doth make of them an everlasting crown.
Thus doth it, day by day and age by age,
Defy each stroke of time: still rising highest
Into Heaven!

     Aspiring to the eagle’s cloudless height,
No human foot has stained its snowy side;
No human breath has dimmed the icy mirror which
It holds unto the moon and stars and sov’reign sun.
We may not grow familiar with the secrets
Of its hoary top, whereon the Genius
Of that mountain builds his glorious throne!
Far lifted in the boundless blue, he doth
Encircle, with his gaze supreme, the broad
Dominions of the West, which lie beneath
His feet, in pictures of sublime repose
No artist ever drew. He sees the tall
Gigantic hills arise in silentness
And peace, and in the long review of distance
Range themselves in order grand. He sees the sunlight
Play upon the golden streams which through the valleys
Glide. He hears the music of the great and solemn sea,
And overlooks the huge old western wall
To view the birth-place of undying Melody!

     Itself all light, save when some loftiest cloud
Doth for a while embrace its cold forbidding
Form, that monarch mountain casts its mighty
Shadow down upon the crownless peaks below,
That, like inferior minds to some great
Spirit, stand in strong contrasted littleness!
All through the long and Summery months of our
Most tranquil year, it points its icy shaft
On high, to catch the dazzling beams that fall
In showers of splendor round that crystal cone,
And roll in floods of far magnificence
Away from that lone, vast Reflector in
The dome of Heaven.
Still watchful of the fertile
Vale and undulating plains below, the grass
Grows greener in its shade, and sweeter bloom
The flowers. Strong purifier! From its snowy
Side the breezes cool are wafted to the “peaceful
Homes of men,” who shelter at its feet, and love
To gaze upon its honored form, aye standing
There the guarantee of health and happiness.
Well might it win communities so blest
To loftier feelings and to nobler thoughts—
The great material symbol of eternal
Things! And well I ween, in after years, how
In the middle of his furrowed track the plowman
In some sultry hour will pause, and wiping
From his brow the dusty sweat, with reverence
Gaze upon that hoary peak. The herdsman
Oft will rein his charger in the plain, and drink
Into his inmost soul the calm sublimity;
And little children, playing on the green, shall
Cease their sport, and, turning to that mountain
Old, shall of their mother ask: “Who made it?”
And she shall answer,—“GOD!”

     And well this Golden State shall thrive, if like
Its own Mt. Shasta, Sovereign Law shall lift
Itself in purer atmosphere—so high
That human feeling, human passion at its base
Shall lie subdued; e’en pity’s tears shall on
Its summit freeze; to warm it e’en the sunlight
Of deep sympathy shall fail:
Its pure administration shall be like
The snow immaculate upon that mountain’s brow!

∗∗∗

Voyez le redoutable Mt Shasta, il se tient
Impérial au milieu de moins hauts sommets, solitaire et
Froid, comme quelque esprit non passionné.
Les tempêtes du ciel peuvent le frapper 
Furieusement, mais avec grandeur il se dresse immobile 
Vierge ; et depuis le roulis des brumes il élève
Sa fière tour encore plus pure qu’avant.
Les averses d’hiver et les tempêtes aux ailes blanches laissent
Leurs tributs gelés sur son front, et lui 
Font une couronne éternelle.
Donc jour après jour, âge après âge, faites-le
Défiez chaque coup du temps tout en vous élevant,
Le plus haut dans le ciel ! 

 Aspirant à l’altitude sans nuage de l’aigle
Aucun pied humain n’a souillé son flanc neigeux ;
Aucun souffle humain n’a embué le miroir glacé qu’il
Tend à la lune, aux étoiles et au soleil souverain.
Les secrets de son sommet chenu ne nous deviennent
Peut-être pas familiers, sommet sur lequel le Génie
De cette montagne construit son trône glorieux !
Loin soulevé dans le bleu infini, il
Encercle, de son regard suprême, les vastes
Territoires de l’ouest, qui s’étendent sous
Ses pieds, en des tableaux de sublime repos
Qu’aucun artiste n’a jamais dessiné il voit les collines
Gigantesques paisiblement se dresser
En silence, et qui dans la longue distance
Se rangent par ordre de grandeur. Il voit la lumière solaire
Jouer sur les torrents dorés glissant
Par les vallées. Il entend la musique de la grandiose mer solennelle
Et surplombe l’immense vieux mur occidental
Pour regarder le berceau de la Mélodie éternelle !

 Lui-même toute lumière, sauf quand un très auguste nuage
Étreint quelque temps l’interdiction qu’est sa forme
Froide, cette montagne monarque répand son ombre
Puissante sur les pics plus bas,
Qui, comme des intellects inférieurs à quelque grand
Esprit, par contraste se montrent dans leur petitesse !
Tout au long des mois estivaux de notre
Année la plus paisible, il pointe son axe glacé
En l’air, pour saisir les rayons étincelants qui tombent
En pluies de splendeur autour de ce cône en cristal,
Au loin elles roulent en flots de magnificence,
A l’écart de ce vaste Réflecteur solitaire dans
Le dôme du ciel
Immobile sentinelle surveillant le val
Fertile et les plaines ondoyantes en dessous, l’herbe
Se fait plus verte. Dans son ombre, douce éclosion
Les fleurs. Purifiants puissants ! Depuis ses flancs
Neigeux les brises froides sont dispersées vers les « foyers
Paisibles des hommes », qui abritent à ses pieds, et aiment 
Observer sa forme vénérée, oui là
Réside la garantie de la santé et du bonheur.
Puisse-elle gagner les communautés bénies 
À des sentiments et à des pensées plus nobles—
Le merveilleux matériel symbole des choses
Éternelles ! Et je devine bien comment, dans les années futures
Le laboureur à l’heure suffocante au milieu
Du sillon de son champs fera une pause, il essuiera
La poussière à son front, et avec révérence 
Il admirera ce pic vénérable. Le gardien de troupeau
Freinera sa monture dans la plaine, et abreuvera
Son âme la plus intime du calme sublime ;
Et les petits enfants, jouant sur la pelouse s’arrêteront
De pratiquer leur sport, et se tournant vers cette vieille
Montagne demanderont à leur mère : Qui l’a créée ?
Elle répondra — « Dieu ! »
Cet état doré prospèrera, si comme
Son mont Shasta, la loi souveraine se soulève
Dans une atmosphère plus pure—si haute
Que le sentiment humain, la passion humaine à sa racine
Reposeront domptés ; même des larmes de pitié sur
Ses sommets gèleront ; même le soleil de profonde
Sympathie échouera à le réchauffer :
Sa pure législation sera comme  
La neige immaculée sur le front de cette montagne !

Pour continuer dans le registre nostalgique et pour souligner le déchirement d’un être hybride, Indien mais cherchant à satisfaire les critères occidentaux pour se faire accepter dans une société hypocrite faisant semblant de promouvoir l’intégration alors qu’elle est fondamentalement raciste, voici cette « chanson » de la douce jeune-fille Indienne. Rêve romantique et refuge pour celui qui regrette certainement certaines valeurs et une qualité de la vie « à l’Indienne », tout en reconnaissant sa perte tant la vision du poète ne voit possible qu’une petite île pour sauver la part Indienne et de son être et de l’Amérique en entier.

SONG -- SWEET INDIAN MAID

Oh come with me, sweet Indian maid,
My light canoe is by the shore --
We'll ride the river's tide, my love,
And thou shalt charm the dripping oar.

Methinks thy hand could guide so well
The tiny vessel in its course;
The waves would smooth its crests to thee,
As I have done my spirit's force.

How calmly will we glide, my love,
Thro' moonlight drifting on the deep,
Or, loving yet the safer shore,
Beneath the fringing willows creep!

Again like some wild duck we'll skim,
And scarcely touch the water's face,
While silver gleams our way shall mark,
And circling lines of beauty trace.

And then the stars shall shine above
In harmony with those below,
And gazing up and looking down,
Give glance for glance, and glow for glow.

And all their light shall be our own,
Commingled with our souls, and sweet
As are those orbs of bliss shall be
Our hearts and lips that melting meet.

At last we'll reach you silent isle,
So calm and green amidst the waves, --
So peaceful, too, it does not spurn
The friendly tide its shore that laves.

We'll draw our vessel on the sand,
And seek the shadow of those trees,
Where all alone and undisturbed,
We'll talk and love as we may please.

And then thy voice will be so soft
'T will match the whisper of the leaves,
And then thy breast shall yield its sigh
So like the wavelet as it heaves!

And oh! That eye so dark and free,
So like a spirit in itself!
And then that hand so sweetly small
It would not shame the loveliest elf!

The world might perish all for me,
So that it left that little isle;
The human race might pass away,
If thou remainedst with thy smile.

Then haste, mine own dear Indian maid,
My boat is waiting on its oar;
We'll float upon the tide, my love,
And gaily reach that islet's shore.

∗∗∗

Oh viens avec moi, douce jeune-fille Indienne
Mon canoé léger est près de la rive —
Nous chevaucherons le courant de la rivière, mon amour,
Et tu charmeras la rame ruisselante.
 

Il me semble que ta main pourrait si bien guider
La course de ce petit vaisseau ;
Les vagues adouciraient leurs crêtes pour toi,
comme je l’ai fait pour la force de mon esprit.

Comme nous glisserons calmement, mon amour,
À la lueur de la lune dérivant sur l’eau profonde,
Ou, préférant la berge plus sûre,
Sous les saules rampants !

Comme des canards sauvages nous frôlerons,
Et rarement toucherons le visage de l’eau,
Alors que des rayons d’argent marqueront notre passage,
Et des lignes concentriques de beauté traceront.

Et puis les étoiles au-dessus brilleront
En harmonie avec celles dessous,
Regardant en haut et en bas,
Echangeront coup d’œil pour coup d’œil, brillance pour brillance.

Alors toute leur lumière sera la nôtre,
Emmêlée à nos âmes, et aussi doux
Que ces cercles bénis seront nos
Cœurs et lèvres qui fondant se rencontreront.

Enfin nous t’atteindrons île silencieuse,
Si calme et verte au milieu des vagues, —
Si paisible aussi, elle ne rejettera pas
Le courant qui lave amicalement ses berges.

Nous tirerons notre vaisseau sur le sable,
Chercheront l’ombre des arbres,
Là-où seuls et tranquilles
Nous parlerons et aimerons autant qu’il nous plaira.

Ensuite ta voix sera si basse
Qu’elle coïncidera avec le murmure des feuilles,
Ensuite ta poitrine rendra son soupir
Pareille à la vaguelette quand elle se soulève !

Oh ! Cet œil si sombre et libre,
Si pareil à un esprit !
Et puis cette main si douce et petite
Qu’elle ne ferait pas honte au plus adorable des elfes !

Le monde entier pourrait périr,
S’il ne me laissait que cette petite île ;
Le genre humain pourrait mourir,
Si tu restais arborant ton sourire.

Donc hâte-toi, ma chère jeune-fille Indienne,
Mon bateau et ses rames attendent ;
Nous flotteront sur le courant, mon amour,
Et gaiement atteindrons les rivages de l’île.

La poésie sans nul doute a joué un rôle thérapeutique dans la courte vie de John Rollin Ridge, capable de transformer l’historique et les traumas, personnels ou impersonnels, en une expérience de beauté et de vérité. Le premier vers du poème ci-dessous fait référence aux paroles de Moïse disant : « j’ai été un étranger en terre étrangère », mais cela est aussi la vérité inscrite, non sans une certaine amertume si l’on en croit certaines déclarations, dans la chair même du poète, qui à plusieurs reprise a dû déménager, a dû quitter le territoire Cherokee et se mêler à une société qui ne voulait pas de lui malgré ses efforts d’intégration et sa relative réussite sociale. D’où un mouvement de nostalgie parfois en pensant au temps de son enfance heureuse à New Ecota. Ridge rêvait d’un territoire Cherokee indépendant gouverné par des Cherokees qui auraient abandonné certaines de leurs coutumes pour adopter certaines mœurs occidentales considérées comme progressistes. Mais ainsi qu’il l’a écrit, en plus des politiques militaires impitoyables menées par le gouvernement, il y avait des conflits entre les Cherokees eux-mêmes : « to see the fire-brand of discord and contention hurled in their midst, to blast and whither their energies and almost effectually to cancel all the good which they had wrought themselves, was truly a painful contrast, and a heartrending sight. »(Constater les brandons de la discorde et de la tension précipités en leur sein, pour faire exploser et affaiblir leurs énergies, et suffisamment efficacement pour annuler tout le bon qu’ils avaient forgé eux-mêmes, contrastait douloureusement et ce fut véritablement une vision déchirante)

THE HARP OF BROKEN STRINGS

A STRANGER in a stranger land,
Too calm to weep, too sad to smile,
I take my harp of broken strings,
A weary moment to beguile;
And tho no hope its promise brings,
And present joy is not for me,
Still o'er that harp I love to bend,
And feel its broken melody
With all my shattered feelings blend.

I love to hear its funeral voice
Proclaim how sad my lot, how lone;
And when, my spirit wilder grows,
To list its deeper, darker tone.
And when my soul more madly glows
Above the wrecks that round it lie,
It fills me with a strange delight,
Past mortal bearing, proud and high,
To feel its music swell to might.

When beats my heart in doubt and awe,
And Reason pales upon her throne,
Ah, then, when no kind voice can cheer
The lot too desolate, too lone,
Its tones come sweet upon my car,
As twilight o'er some landscape fair
As light upon the wings of night
(The meteor flashes in the air,
The rising stars) its tones are bright.

And now by Sacramento's stream,
What mem'ries sweet its music brings --
The vows of love, its smiles and tears,
Hang o'er this harp of broken strings.
It speaks, and midst her blushing fears
The beauteous one before me stands!
Pure spirit in her downcast eyes,
And like twin doves her folded hands!

It breathes again -- and at my side
She kneels, with grace divinely rare --
Then showering kisses on my lips,
She hides our busses with her hair;
Then trembling with delight, she flings
Her beauteous self into my arms,
As if o'erpowered, she sought for wings
To hide her from her conscious charms.

It breathes once more, and bowed in grief,
The bloom has left her cheek forever,
While, like my broken harp-strings now,
Behold her form with feeling quiver!
She turns her face o'errun with tears,
To him that silent bends above her,
And, by the sweets of other years,
Entreats him still, oh, still to love her!

He loves her still -- but darkness falls
Upon his ruined fortunes now,
And 't is his exile doom to flee.
The dews, like death, are on his brow,
And cold the pang about his heart
Oh, cease -- to die is agony:
'T is more than death when loved ones part!

Well may this harp of broken strings
Seem sweet to me by this lonely shore.
When like a spirit it breaks forth,
And speaks of beauty evermore!
When like a spirit it evokes
The buried joys of early youth,
And clothes the shrines of early love,
With all the radiant light of truth!

∗∗∗

La harpe aux cordes cassées

ÉTRANGER en terre étrangère,
Trop calme pour sangloter, trop triste pour sourire,
Je prends ma harpe aux cordes cassées,
Un moment d’épuisement à envoûter ;
Et bien qu’aucun espoir sa promesse n’apporte,
Et que la joie ambiante ne soit pas pour moi,
Immobile au-dessus de cette harpe j’aime me pencher
Éprouver sa mélodie brisée
De tous mes sentiments éclatés mélangés.

J’aime entendre sa voix funèbre
Proclamer combien mon sort est triste, combien solitaire ;
Et quand mon esprit se fait plus sauvage,
J’aime référencer son ton plus sombre, plus profond.
Et quand mon âme plus follement luit
Au-dessus des épaves gisantes qui l’entourent,
Au-delà de la position mortelle, haute et fière,
Pour ressentir sa musique monter en puissance,
Je suis rempli d’un étrange plaisir.

Quand mon cœur bat de doute et de crainte,
Que la raison pâlit sur son trône,
Alors, quand aucune voix douce ne peut réconforter
Le bien trop désolé, trop seul,
Ces tonalités m’arrivent tendres sur ma voiture 
Comme le crépuscule sur un paysage clair,
Comme la lumière sur les ailes de la nuit
(Le météore étincelle en l’air,
Les étoiles s’élèvent) ces tonalités sont brillantes.

Et maintenant au bord du torrent de Sacramento,
Quels doux souvenirs sa musique procure —
Les vœux d’amour, ses sourires et ses larmes,
Sont suspendus au-dessus des cordes cassées de la harpe.
Elle parle, et au milieu de ses peurs, rougissante
La splendide se tient devant moi !
Pur esprit dans ses yeux découragés,
Et comme deux colombes ses mains pliées !

De nouveau elle respire—et à côté de moi
Elle s’agenouille, avec une rare grâce divine—
Puis une pluie de baisers sur mes lèvres, 
Elle cache nos bisous de ses cheveux ;
Ensuite tremblant de délice, elle jette
Son être splendide dans mes bras,
Comme si surpuissantes,  elle cherchait des ailes
Pour la cacher de ses charmes conscients.

Elle respire encore une fois, courbée par le deuil,
L’éclat a quitté ses joues définitivement,
Tandis que, ainsi que mes cordes de harpe cassées maintenant,
Il contemplait sa forme en frissonnant !
Elle tourne son visage inondé de larmes,
Vers lui afin que le silencieux se penche au-dessus d’elle,
Et au nom des douceurs d’autres années,
Elle le supplie encore, oh, de l’aimer encore !

Il l’aime encore—mais l’obscurité tombe
Sur ses chances à présent ruinées,
Et c’est son exil condamné à fuir.
Les rosées, comme la mort, déposées sur son front,
Et froide la sensation de son cœur
Oh, cesse—mourir est agonie :
C’est plus que la mort quand les bienaimés partent !
Alors puisse cette harpe aux cordes cassées
Me sembler douce sur cette rive désolée.
Quand tel un esprit elle point,
Et de plus en plus parle de beauté !
Quand tel un esprit elle évoque
Les joies enfouies de la prime jeunesse,
Et habille les autels d’un amour précoce
De toute l’éclatante lumière de la vérité !

Si la harpe aux cordes cassées représente le pays Cherokee désormais dépecé et distribué aux colons, si elle représente les différentes tendances conflictuelles au sein du peuple Cherokee, ou encore si elles représentent la culture Cherokee qui du fait de la déportation en Oklahoma n’a plus les moyens de prospérer et de faire entendre son chant unique, on peut parier que le « sacrifice » de John Rollin Ridge, le choix politique de son père et grand-père, ne lui ont pas apporté la paix souhaitée. Reste à louer une attitude qui ne cherche pas à se présenter comme victime mais qui essaie de chercher une solution pour l’avenir, bien que secrètement, regrettant le passé.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (48) : Gustave Roud

Les œuvres complètes de Gustave Roud paraissent enfin aux éditions Zoé, en 4 volumes réunissant les 10 livres d'oeuvres poétiques, les traductions, le journal et tous les textes de critique. Les français vont-ils enfin découvrir un de nos plus grands écrivains lyriques du XX ème siècle ?

Depuis longtemps, Gustave Roud est honoré à sa juste dimension dans son pays, la Suisse romande. Né en 1897, il est très vite devenu un acteur culturel helvétique majeur. Installé avec ses parents dans une ferme de Carrouge, il n'a jamais quitté sa maison, arpentant la contrée, participant aux travaux des champs, photographiant ses amis paysans. Dès 1915, ses premiers poèmes ont dit son incurable solitude. « Je serai celui qui va seul au crépuscule / seul -en pleurant, par les routes du crépuscule... » « Seul à tout jamais », dans la souffrance d'une homosexualité impossible à vivre pleinement.

Mais cette solitude, nous dit-il, lui « rendait le monde ». Adieu, le premier livre paru en 1927, célébrait avec une ferveur intense, les villages, les champs, les paysages du Haut Jorat, où chaque marche lui offrait de goûter une véritable communion. Les notes, consignées au fil des promenades et des saisons dans de petits carnets, recopiées dans le Journal (1916-1976), reprises souvent dans les livres achevés, regorgent de sursauts, de rencontres, d'admirations. Et c'est d'abord avec la terre et les plantes que se passe la communion :

Aux haltes, meilleure que l'herbe fraîche à nos pieds en sang, plus douce que l'ombre où l'on s'allonge, nous buvions la couleur des feuillages, comme iune gorgée d'eau ce vert profond (…) Communion, échange, mots insuffisants, c'est incorporation qu'il faudrait dire... (Feuillets)

Gustave Roud, Oeuvres complètes, Editions ZOE, 4 volumes, 5056 pages, 85 euros.

Les corps des jeunes paysans s'accordent au paysage contemplé. Le Journal abonde en désirs inassouvis et en tentations. Le désir est comme transcendé par « l'innocence sublime parce qu'éternelle » que Roud perçoit en chacun. Pour un moissonneur, en 1941, célèbre « les moissonneurs pris dans leur toile blanche comme de grands anges maladroits :

Tu ne disais rien, les lèvres seulement entrouvertes sous le dur crin d'or, une main dans la mienne, l'autre enroulée au manche de ta faux. 

Le poète est ainsi hanté par ces présences frôlées, ces témoins d'un « Paradis dispersé » selon la vision de Novalis, que Roud étudiait et traduisait. Ces présences devenues avec le temps de doux fantômes, dont la vie n'est pas moins proche et sensible :

                  Où es-tu ?

                   Est-ce que tu ne peux plus entendre ce cri ? Est-ce que tu ne peux me dire si tu respires encore, si ton cœur bat, si cette épaule où poser ma main, une seule fois encore, m'est refusée ?

                  Le jour où je n'en pourrai plus d'attendre, je retournerai vers l'oiseau et cette fois, je l'appellerai comme ce soir je t'appelle. Son cœur est plein de pitié (…) Il m'écoutera. Il écoute ce que les morts lui disent, toutes les paroles des voix sans lèvres. Il porte aux vivants les messages des morts. Il écoutera tout ce que je pourrai lui dire et il s'envolera vers toi. 

Ce sont des instants d'éternité que saisit Gustave Roud, il accède alors, par eux, à une « vie profonde et pure », grâce à l'intercession de ceux qu'il désire. Il les réunit tous en quelque sorte sous le nom d'Aimé, à la fois « homme de chair » et créature « d'une transparence de cristal. » Ils appartiennent à  un monde voué à la disparition, à une Campagne perdue, comme l'évoque le dernier livre paru en 1972, 4 ans avant la mort de Roud. C'était un monde de lenteur et de cadences paisibles, où le poète avait le sentiment de toucher là à la « vraie vie ».

Monde défunt, que le regard intérieur, aidé par la mémoire, retient dans ce qu'il a d'essentiel et d'éternel. Rien n'est perdu, quand la Poésie vient sauver l'éphémère, l'instant suprême qu'un certain état extrême de l'âme et du corps a pu connaître. C'est là toute la foi « terrestre » de Gustave Roud, qui nous confie dans Requiem, son livre le plus composé (1967), le plus émouvant sans doute :

Oui, j'ai été cet homme traversé. Les doigts noués au mince tronc d'un frêne adolescent (j'en sens encore la lisse fraîcheur à mes paumes), j'ai soutenu de tout mon corps l'irruption de l'éternel, j'ai subi l'assaut de l'ineffable, j'ai vu la vraie lumière, la même, baigner toutes ces choses périssables autour de moi, leur infuser une splendeur de symphonie. 

Présentation de l’auteur




Par-delà le noir — Pierre Soulages

Pierre Soulages, dont le seul nom est souvent confondu avec le verbe « soulager », vient du latin « sol agens » - soleil agissant. Belle étymologie qui inscrit la peinture de l’artiste dans une quête de la lumière. Le regard que nous portons sur la peinture de Pierre Soulages, s’attachant à illustrer la subjectivité de ces racines latines, se déploiera en trois points. Tout d’abord, la parfaite maîtrise d’un vocabulaire technique qui caractérise l’œuvre et la pensée du peintre. Ensuite, l’émergence d’une constante : le noir comme une obsession à laquelle Pierre Soulages demeure fidèle. Enfin, la création de l’outrenoir comme synthèse de sa démarche si poétique de capture de la lumière par la couleur qui pourrait sembler, de prime abord, sa négation. Ainsi, le « soleil agissant » aura fait jaillir son éclat des ténèbres mêmes.

Un vocabulaire technique

 

Peinture, gravure, bronzes, vitraux, Pierre Soulages aura déployé au fil de son œuvre un vocabulaire technique très étendu, sans jamais viser la prouesse, plaçant cette dernière au service de l’art, autrement dit de la forme adéquate à son but : capturer la lumière… Dès ses tout premiers textes pour présenter une exposition, en 1948, l’artiste ne prête pas d’intention, de sens indiqué à sa peinture définie plutôt comme une manifestation d « un ensemble de formes […] sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. »

Mais il n’oublie pas l’essentiel : « Dans ce qu’elle a d’essentiel la peinture est une humanisation du monde. » C’est qu’il ne perd pas de vue la dimension poétique de son travail, tant dans l’exposition de sa peinture que dans le regard qui la parcourt : « Dans cette manière de peindre, la liberté de l’artiste étant à chaque instant en jeu, le tableau lui-même est un engagement total, témoignage poétique du monde dont on abandonne la validité au spectateur. » (Réalisme et réalité, 1950).

Sa peinture, pour commencer par elle, se définit comme une recherche d’un espace en propre : « je pense qu’une peinture vraiment vécue, sans contrainte arbitraire, sans parti pris artificiel, tient compte de l’espace qui est le nôtre, précisément en créant le sien propre. » (L’espace, 1953). Et cette quête s’avère elle-même poétique du peintre qui découvre ce qu’il recherche dans l’acte même de peindre : « Je veux dire que j’apprends vraiment ce que je cherche qu’en peignant. L’espace est évidemment mêlé à cette expérience, mais cela d’une manière qui, parce qu’elle n’obéit pas à une théorie préétablie comme la perspective, m’est impossible à prévoir, trop liée qu’elle est à la poésie que je veux voir se faire jour sur ma toile et qui est fonction de tous les autres éléments de la peinture.

Cette démarche, cette expérience est pour moi une chose vivante et le vivant ne se laisse point disséquer. » (L’espace, 1953). Cette exigence passe par le dialogue entre ce qui apparaît sur la toile et les réactions du peintre : « Je ne travaille pas en état de transe ; je contrôle. Je contrôle et je laisse aller. » (La dynamique de l’acte créateur, 1973) Sa peinture se veut une défiance à l’égard de l’image et de ses significations parce qu’elle reconnaît les qualités propres à la peinture. Ainsi, évoquant un lavis de femme vêtue à demi couchée, il affirme : « Ce lavis a été pour moi la révélation que des formes venues d’un pinceau, d’une encre et d’un papier pouvaient créer un espace, une lumière, un rythme autonome. Vivant indépendamment de l’image, elles apportaient autre chose, elles ouvraient ainsi la peinture à d’autres voies. » (Image et signification, 1984).

Ce sont ces autres voies vers lesquelles se tourne la peinture de Pierre Soulages : « Très tôt j’ai pratiqué une peinture qui abandonnait l’image, et que je n’ai jamais considérée comme un langage (au sens où un langage transmet une signification). Ni image ni langage. » (Image et signification, 1984) Ce à quoi, il ajoute : « Dans cette voie, j’ai rencontré avec joie un écho dans un vieux texte du début du millénaire. C’est un poème de Guillaume d’Aquitaine, un des premiers troubadours, qui commence ainsi :

           Je ferai un poème sur le pur néant
           Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre
           Ni sur l’amour, ni sur la jeunesse
            …
           Ni sur rien d’autre
           Je l’ai fait en dormant sur un cheval

Le poème se développe et se termine par ce qui m’a paru important et que je trouve, en ce qui concerne la signification, d’une modernité bouleversante :

            Mon poème est fait, je ne sais sur quoi
            Je le transmettrai à celui
            Qui le transmettra par quelqu’un d’autre
            Là-bas vers l’Anjou
            Pour qu’il me transmette de son étui la contre-clé

(La contre-clé, c’est la deuxième clé qu’il faut pour ouvrir certains coffres, avec une seule, rien ne s’ouvre.)

C’est une façon voisine de comprendre l’œuvre d’art dont la vie est faite aussi par ceux qui la voient.

Il ne s’agit pas de sens caché, de sens secret (le secret est donné d’avance, est connu au moins par celui qui le cache, peut se déchiffrer). Ici, il s’agit du mystère.

J’ai la conviction que la peinture est ce qu’écrire était pour Mallarmé :

           Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur.
           Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. » (Image et signification, 1984)

Ce retranchement dans l’œuvre d’art ne s’accomplit pas uniquement avec des matériaux nobles. Ainsi le peintre recourt-il au matériau pauvre du brou de noix pour en dire la richesse : « Il y a des peintures dont une grande part de la force tient – plus qu’à la matière picturale proprement dite – au matériau employé : un matériau ayant une existence propre issue de sa qualité concrète, tels que toile de sac (Saccos, Burri), asphalte – mêlée ou non à des gravillons -, mortiers, sable…

On pourrait penser que le brou de noix – matériau pauvre – appartient à cette catégorie, mais ce n’est pas le cas puisque c’est pour ses qualités picturales qu’il est employé : relations entre la fluidité et la viscosité, la transparence et l’opacité, et aussi pour la qualité des contours de la forme peinte : nette, grumeleuse, floue, d’où naît en relation avec le fond, une lumière picturale, créée par le contraste ou par la réflexion de la lumière sur le tableau. » (« Brou de noix », 1999)

Explorateur de techniques nouvelles, Pierre Soulages se lança en 1951 dans la gravure avec un vrai sens de l’innovation : « Oui. Dès le début, j’ai cherché – enfin je n’ai pas vraiment cherché – parce qu’à partir du moment où l’on touche à des matériaux comme les vernis, les acides, le cuivre, la résine, le grain de résine, le sucre, enfin à toute cette « cuisine », on est conduit à quelque chose de propre à la gravure, on n’a pas à le chercher. On le rencontre dans le travail qui est celui du graveur à l’eau-forte.

Quand on part avec l’idée de quelque chose que l’on veut faire, où retrouver, ce quelque chose étant ce que l’on a fait en peinture… On se limite. Alors que, effectivement, dès mes débuts, pas tout à fait, mais presque, je me suis livré à des choix qui portaient sur les propositions venant des vernis, de l’acide, de la protection et de la corrosion, puisque la protection et la corrosion sont les deux termes d’un dialogue qui s’engage quand on grave à l’eau-forte. » (« Sur la gravure », 1974)

Le peintre maniera les bronzes mais en tant que peintre, non en tant que sculpteur, précise-t-il : « La troisième dimension fonde la sculpture en tant que telle et dans ce sens ces bronzes ne sont pas des sculptures. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont des plaques plutôt que des volumes. La raison en est que l’espace qui leur est propre naît de la lumière et non d’une troisième dimension. Travail de peintre plus que de sculpteur. La lumière y est en jeu, mais ici mobile et changeante sur les parties polies, éclats conjugués ou opposés au sombre toujours fixe des parties gravées. » (« La troisième dimension… »)

Toujours dans son désir de capturer la lumière, dans sa translucidité et sa qualité, lorsque l’artiste travailla sur les vitraux, son engagement impliqua la recherche d’un matériau verrier qui fût une véritable épopée guidé par un seul objectif : « Je voulais obtenir cette translucidité mais garder lisses les faces des verres pour avoir un faible indice de salissabilité. » Ainsi peinture, brou de noix, gravure, bronze, vitraux, toute la palette du vocabulaire technique de Pierre Soulages aura été maniée dans cette quête d’absolu, de lumière.

 

Une constante : le noir

 

À la simple question formulée par Charles Juliet dans son Entretien avec Pierre Soulages : « Connaissez-vous les raisons pour lesquelles vous aimez à ce point le noir ? », le peintre répond par l’absolu d’un « parce que… » : « Sûrement pas pour des raisons symboliques, mais je crois, pour des raisons picturales. Tout d’abord une remarque. En peinture, on ne peut parler du noir sans sa forme, sa dimension, sa matière, en l’isolant du tableau. Ou alors on s’engage dans les généralités, on parle d’une abstraction : le noir. (Une couleur agit sur nous par toutes ses qualités physiques : transparence, opacité, brillance, matité, texture, forme, dimension, etc.) Mais si on reste dans les généralités, on peut dire que le noir est une constante de mon expérience de la peinture depuis mes débuts, depuis quarante ans que j’expose.

Et alors, à la question : « Pourquoi j’aime à ce point le noir ? », la seule réponse – qui inclut sans doute autant les raisons tapies au plus obscur de moi-même que les pouvoirs picturaux de cette couleur – c’est : parce que… »

Poursuivons l’échange en compagnie de Charles Juliet et Pierre Soulages :

En n’utilisant que cette couleur, ne vous privez-vous pas de toutes celles que vous éliminez ?

Je n’ai rien éliminé, c’est le contraire : le noir, c’est une couleur violente, elle s’est imposée, elle a dominé, c’est la couleur d’origine.

Vous cantonner à une seule couleur, ce n’est donc pas vous restreindre ?

Sûrement pas. Pour moi, le noir, c’est un excès, une passion.

Le noir est associé aux ténèbres, aux gouffres, aux puissances de mort. Vous ne le vivez donc pas comme tel ?

Quand on écrit avec de l’encre noire, ce n’est pas forcément une lettre de condoléances.

Est-ce qu’il n’est pas d’une certaine manière paradoxal de vouloir faire sourdre la lumière à partir du noir, couleur qui est la plus éloignée de la lumière ?

Cela peut sembler paradoxal, mais je ne le vois pas ainsi.

On a l’habitude de penser le noir, ou comme une uniformité sombre, ou comme l’élément le plus efficace d’un contraste. Contraste mettant en évidence, intensifiant, des valeurs ou des couleurs plus claires.

Un jour, le noir avait recouvert presque toute la toile, il n’y avait plus de peinture en quelque sorte, plus de blancs ni de couleurs vivant du contraste, mais, dans cet excès, j’ai vu naître la négation du noir : les différences de matière, de texture, captant ou refusant la lumière, créaient des valeurs et des couleurs particulières, une qualité de lumière et d’espace qui excitait mon désir de peindre… Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles.

Il n’y a eu aucune volonté délibérée de faire sourdre la lumière du noir, cela s’est imposé pendant que je peignais.

Il y a deux ans, lors de mon exposition rétrospective à Tokyo, le professeur Akiyama vint me dire que ces toiles l’impressionnaient et touchaient profondément l’âme orientale. Il m’apprit qu’à l’époque Edo déjà, l’art de certaines laques, sur de petites dimensions, reposait sur la lumière naissant des sillons du pinceau. C’est ce qui, en japonais, se nomme « hakémè ». Ainsi une ancienne culture avait fondé un art sur le même principe. 

La toile est parcourue par des stries. Et ces stries ont des orientations différentes.

Ce sont elles qui dynamisent la surface. Et elles n’ont rien de commun avec la régularité mécanique du peigne cubiste.

Ici une large brosse creuse dans la pâte une multiplicité de fins sillons inégaux aux reflets de valeurs différentes. Sous le regard, par mélange optique, il se crée une qualité spécifique de gris colorés : ces gris n’imitent pas une lumière, ils sont cette lumière.

A ces stries, s’opposent parfois des surfaces lisses, des à-plats, des effacements, ruptures et silences : un rythme.

L’organisation de la toile dépend entre autres de l’orientation des stries, des inégalités de la matière. Selon la lumière reçue, le lieu d’où l’on regarde, certaines surfaces claires passent au sombre, et réciproquement, mais toujours dans un même ordre et un même désordre propre à chaque tableau. Les tensions, les équilibres, les dynamisations demeurent, la peinture naît sous le regard, au moment même du regard. »

Ainsi comme l’affirme plus haut Pierre Soulages, si la constante est le noir : « L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière » : « Ce sont des toiles peintes avec le même noir, oui, mais ce ne sont pas pour autant des monochromes noirs – ni pour celui qui regarde vraiment, ni pour moi – puisque, quand je les fais, je suis guidé par des valeurs différentes, celles-là mêmes qu’engendre la lumière réfléchie par la matière du noir. Je les vois apparaître en me déplaçant sans cesse devant la toile pendant que je peins, et de ces valeurs qui changent sous le regard, viennent les décisions à prendre. L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière. »

Une invitation à aller par-delà le noir, vers l’outrenoir.

 

L'outrenoir

 

Dans un texte daté de 2005, intitulé « Du noir à l’outrenoir », Pierre Soulages se fait d’abord l’historien du noir aux origines de l’humanité : « Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ?

Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d’origine de la peinture. »

Puis, en tant que peintre, l’artiste met en garde, par sa pratique, contre les abus de langage dans le recours à la couleur « noir » : « Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réellement. Il laisse ignorer l’éclat ou la matité, la transparence ou l’opacité, l’état de surface, lisse, striée, rugueux… Et aussi la forme, angulaire, arrondie… Il nous cache sa dimension, et sa quantité. Toutes choses qui en changent la qualité, « un kilo de vert est plus vert que 100 gr. du même vert », disait Gauguin, les peintres savent qu’il en est ainsi pour toutes les couleurs. Une peinture entièrement faite, par exemple, avec un même pot de noir, est un ensemble vaste et complexe. De cet ensemble, dimension, états de surface, direction des traces s’il y en a, opacités, transparences, matité, reflets de la couleur, et leurs relations avec ce qui les avoisine, etc. dépendent la lumière, le rythme, l’espace de la toile, et son action sur le regardeur. L’appeler noire c’est dissocier l’ensemble, l’amputer, le réduire, le détruire. C’est voir avec ce que l’on a dans la tête et pas avec les yeux. »

Pierre Soulages rappelle donc que ce sont ces qualités concrètes qui agissent dans l’art de la peinture : « D’elles proviennent nos relations sensuelles et mentales avec les couleurs, mêlées dans notre imaginaire au toucher, au goût, à l’odorat, à toute notre expérience du monde et des choses. » Or nous sommes enclins à faire du nom d’une couleur une abstraction, mais sur laquelle se font « les significations conventionnelles, parfois contradictoires. » : « Le noir est ici signe de deuil, de malheur, ailleurs c’est le blanc, mais il y a aussi chez nous des noirs de fête, de luxe tout autant que d’austérité monastique, de solennité officielle mais aussi de révolte et d’anarchie. » Mais le peintre précise : « L’art vit à l’écart de ce type de significations. Réduite à ce signe (qui parfois a été son prétexte), réduite à la communication, l’œuvre cesserait d’être de l’art. Ses pouvoirs artistiques naissent de sa singularité, de ce qu’elle est concrètement. Les sens venant se faire et se défaire sur elle dépendent à la fois de la chose qu’elle est, de son auteur et du regardeur. Sa réalité d’œuvre d’art réside dans ce triple rapport, elle est par conséquent mouvante, différente selon les regardeurs, les cultures, les époques. »

Enfin, l’artiste se livre sur le lien intime qu’il noue avec cette couleur : « J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre.

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. – J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation -. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles. »

De là vient la généalogie de l’Outrenoir : « Ces peintures ont d’abord été appelées Noir-Lumière désignant ainsi une lumière inséparable du noir qui la reflète.

Pour ne pas les limiter à un phénomène optique j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme Outre-Rhin et Outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir. » (Préface au Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, de Annie Mollard-Desfour, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 2005)

 

Saisir la lumière

 

Le vocabulaire technique déployé par Pierre Soulages ne contient cette constante : le noir poussée jusqu’à l’Outrenoir que dans le désir de capturer la lumière. Dès lors l’aventure des vitraux de Conques ne forme pas un épisode périphérique mais une réinvention de ce désir de saisir la lumière : « Oui, et j’ai souvent dit : c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche… L’œuvre dépend d’un projet et aussi de ce qu’il advient d’imprévu plus ou moins sciemment. Je cherchais à moduler la luminosité dans chaque surface. Un jour, à Conques, j’ai installé une fenêtre avec mes essais de verre incolore et d’une translucidité variée. Vues de l’intérieur, les parties où la lumière du jour passait plus librement paraissaient bleutées. Celles où la lumière passait moins prenaient un ton chaud, plutôt orangé (la complémentaire du bleu). Partant d’un verre totalement incolore je rencontrai le chromatisme.

Vues de l’extérieur, les parties bleutées, celles où la lumière passait, apparaissaient sombres. Et les autres, celles où il manquait le bleu à l’intérieur, étaient bleutées à l’extérieur puisqu’elles reflétaient la lumière naturelle. À ce moment-là, j’ai compris que j’allais faire des vitraux qui seraient vus aussi du dehors, ce qui était nouveau. Tout cela à partir d’un verre incolore ! Et comme c’était la même lumière que recevaient les pierres, cela ne pouvait qu’être dans l’harmonie, à tous moments. » Harmonie de la lumière, cet absolu, par-delà le noir…

France Culture, Hors-champs, 2011, Laure Adler, Entretien avec Pierre Soulages.

Image de une : © Fred Dugit / Maxppp.




Du Livre Pauvre au Livre d’Artiste : la poésie visuelle de Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est une artiste accomplie : elle est poète de l’image, et des mots, critique d’art et littéraire, et irremplaçable créatrice de Livres Pauvres, qu’elle réalise depuis des années avec des poètes dont le nom n’est pas inconnu, et qu'elle expose et promeut. Généreuse et active elle est l’auteure d’une œuvre protéiforme qui s’édifie autour de ce fil directeur : magnifier et enrichir la réalité, dont elle restitue la dimension archétypale, grâce à son travail autour de l'image, mis en œuvre dans sa création de collages. Autant dire que l’Art dans son acception la plus pure guide l’élaboration d’une œuvre qui n'est pas prête d'achever ses métamorphoses, car elle suit l'évanescence de nos représentations, et les mutations paradigmatiques et conceptuelles que ce support kaléidoscopique exprime parce que vecteur de polysémie. 

Ghislaine Lejard, Livre 8.

Le collage est par nature une superposition de strates référentielles. Il n’y a pas une image, mais des fragments d’images qui se superposent pour en former une autre. Ainsi à la sémantique offerte par cette composition faite d’éléments intrinsèquement signifiants s’ajoute celle de chacun de ces morceaux. Les collages de Ghislaine Lejard à partir desquels sont composés les textes qui dans cette rencontre texte et image font les Livres Pauvres sont élaborés de cette manière, en agençant des bribes de représentations et des plages de couleur.
La forme donnée aux parties assemblées convoque les éléments d’une mimésis dont la sémantique se renouvelle sans cesse parce qu’elle s’appuie sur l’implicite contenu dans ce dispositif même qu’est le collage, composition qui laisse apparaitre différents mouvements, lieux, visages, archétypes… Ces superpositions permettent de dépasser toute illusion référentielle dans le même temps qu’elles les convoquent simultanément, ouvrant comme des fenêtres sur d’infinies représentations évoquées par les couches additionnées de papier sur lequel se greffent différentes représentations. Métaphore, synecdoque, allégorie, tout opère comme dans la systémique d’interprétation des rêves, par condensation et déplacement, créant une multitude d’effeuillages possibles du sens, racontant les passages calendaires itératifs mais aussi l’immuabilité des éléments représentés par glissement ou superposition.
Autant d’images dans un déploiement kaléidoscopique qui participent de cette élaboration sédimentaire. Le collage est donc dans cette acception de démultiplication sémantique et de brouillage référentiel vecteur de sens inédits particulièrement propice à supporter l’écriture poétique. Cette dernière opère de manière similaire. En juxtaposant des mots de manière fortuite, qu’il s’agisse d’une mise en œuvre paradigmatique ou syntagmatique, elle ouvre le signe à d’autres acceptions que celles usuelles qu’opère son emploi pragmatique opéré dans la langue.

Ghislaine Lejard, Carnet de voyage.

Elle crée des images elle aussi, aptes, comme celles élaborées par les collages, à motiver l’imaginaire et à supporter la création de significations inédites, tout comme l’image formée d’images laisse apparaître des sens renouvelés, jamais similaires et ouverts à chaque fois à une réception différente. La production du poème suit la posture de l’artiste et rend compte de ces multiples étapes vectrices de polysémie, ainsi que de l’acte de création lui-même. Ouvert aux sens réitérés et mettant à jour  la dimension illocutoire de la représentation,  chacun rend compte  de cet acte intuitif et solidement ancré sur des savoirs faire qu’est le geste de l’artiste ou le travail du poète qui cisèle la langue.

Livre Pauvre réalisé avec Yves Baudry, collection L-3-V.

Livre Pauvre réalisé avec Jean-Joubert, collection Pierre Ecrite, Livres Pauvres, de Daniel Leuwers.

Les mouvements du texte suivent celui des images, pour non pas l’illustrer mais pour ouvrir à des lectures renouvelées de l’ensemble, tantôt le poème est vecteur de la démultiplication sémantique de l’image, tantôt les collages ouvrent à la réception du poème en venant motiver le surgissement d’images crées par le travail de la langue. En ce sens, dans cette multiplicité sémantique, le collage et le poème déstructurent l’univocité des représentations, et amènent à la création d’un sens inattendu autant qu’inédit, à chaque fois renouvelé.

Christian-Bulting, collection L3V.

Gregoire Devin, collection Medaillons de Daniel-Leuwers.

Le travail de la langue opéré par le poème donne lieu à la création de couches sémantiques infinies pour rendre compte de ce que fait le collage qui lui-même est une poésie de l’image.

Les œuvres réalisées par Ghislaine Lejard ouvrent vers des univers inédits, grâce à une mise en œuvre de cette poétique de l'image, opérée à travers  la  complémentarité qu'elle suscite par rapprochement ou confrontation, du poème, et du collage qui par nature exprime la polysémie d'une polysémie.

La Comédie humaine, Balzac, collage de Ghislaine Lejard.

Le vitrail de Matisse, Ghislaine Lejard.

Hommage à Chaissac, Ghislaine Lejard.




Stanley Kunitz, virtuose du langage

Présentation et traduction Alice-Catherine Carls

Stanley Kunitz (1905 - 2006) fut l’un des grands poètes américains du XXe siècle tant par sa longévité que par les honneurs qui reconnurent son talent. Entre sa première publication en 1930 et Passing Through: The Later Poems, New and Selected qui lui valut le  National Book Award for poetry à l’âge de 90 ans,  il fut nommé 22e poète consultant de la Library of Congress de 1974 à 1976 pour deux années consécutives, puis 10e poète lauréat des États-Unis en 2000. Ces deux honneurs suprêmes qui font des lauréats les ambassadeurs de la poésie, le virent toujours en activité à l’âge de 95 ans.

Son service comme poète-consultant et comme poète lauréat de la Bibliothèque du Congrès à un quart de siècle de distance, nous donnent la mesure de la personne qu’il fut, et de son influence sur la scène littéraire des États-Unis. Mais son influence de mentor et de modèle pour des centaines de jeunes poètes se fit également sentir à travers deux organisations de poètes-en-résidence qu’il fonda: en 1968, le Fine Arts Work Center de Provincetown, Massachussets, puis en 1976 le Poets’ House de New York. Ces deux institutions sont toujours aujourd’hui de florissantes pépinières de talent, dans la tradition du poète qui considérait la poésie comme “le témoignage le plus indélébile des aventures de l’esprit.”

Stanley Kunitz lit The layers, The Poetry Breaks.

Les nombreux honneurs qui vinrent couronner sa carrière ne peuvent effacer une trajectoire qui commença dans les difficultés. De mère lithuanienne et de père russe établis aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, Stanley Kunitz souffrit de l’antisémitisme qui lui ferma l’accès à un doctorat en lettres à Harvard. Solitaire dans ses premières années d’écriture poétique, voguant à contre-courant des modes, inspiré par le contenu métaphysique de John Donne et George Herbert, son premier appui lui fut offert par Yaddo à la fin des années 1920.

Ce programme de résidence pour les artistes fondé par un mécène en 1900 et dévoué aux expériences artistiques, d’inspiration égalitaire et internationaliste, supportant les artistes en situation de fragilité politique, aida Stanley Kunitz à publier son premier livre, Intellectual Things, en 1930. Objecteur de conscience et pacifiste, il servit pendant la Seconde guerre mondiale dans une unité non-combattante de 1943 à 1945, puis enseigna de collège en université pendant plusieurs années. Le succès vint en 1959, date à laquelle son troisième volume, Selected Poems 1928-1958 fut couronné par le Prix Pulitzer. En 1971, dans sa soixante-quatrième annéee, il publia The Testing-Tree où se trouvent plusieurs poèmes dédiés à son père, dont “Le portrait,” une référence au suicide de ce dernier. En 1985 il changeait de ton pour célébrer la nature, Next-to-Last Things: New Poems and Essays. Auteur de 10 volumes de poésie, une production jugée modeste, il ne publiait que les poèmes qu’il considérait achevés et jetait tous ses brouillons. Auteur de dix volumes, une collection modeste selon certains, Stanley Kunitz disait en 1979 non sans humour que la raison pour laquelle il avait toujours quelque chose à dire, est qu’il n’écrivait des poèmes que quand il en sentait le besoin urgent. De vivre en poésie était pour lui l’équivalent esthétique d’une prise de position politique. Autre prise de position esthétique, plusieurs de ses recueils rassemblaient des poèmes déjà publiés en y ajoutaient une poignée de nouveaux poèmes.

Ceci montre non l’absence d’inspiration, mais au contraire, la volonté pour le poète de souligner la continuité de sa ligne poétique, d’établir le rythme bâtisseur de ses transitions, imposant de lire son oeuvre poétique à travers toutes les périodes de sa longue carrière de 75 ans.

Dans une vie si pleine de nombreuses responsabilités poétiques d’activiste, d’enseignant, et d’administrateur, Stanley Kunitz trouva le temps de vivre et de faire ce qu’il aimait et ce en quoi il croyait. 

Stanley Kunitz, Touch me, Poetry Everywhere.

Traducteur de poésie russe (Ivan Drach, Andrei Voznesensky, Anna Akhmatova), éditeur de la collection poétique de Yale University Press, membre du jury de nombreux prix de poésie, il se vit décerner la Médaille nationale des Arts en 1993, et fut pendant de nombreuses années Chancelier de l’Académie des Poètes américains et membre de l’Académie Américaine des Arts et Lettres.

Toutes ces activités ne lui firent pas oublier sa vocation de jardinier, et il était aussi célèbre pour son jardin de bord de mer de Provincetown que pour ses poèmes. Parmi ses distinctions, il faut citer le prix Peace Abbey Courage of Conscience qui lui fut décerné en 1998 pour avoir contribué à la libération de l’esprit humain par sa poésie. Enfin, il faut citer son travail de soutien des librairies, tout d’abord comme éditeur de la Wilson Library Bulletin entre 1928 et 1943, par lequel il critiquait la censure pratiquée par les bibliothèques. Un de ses articles inspira une Charte des Droits qui sert toujours à l’Association américaine des bibliothécaires de document fondateur de la liberté intellectuelle des bibliothèques.

La poésie de Stanley Kunitz est tout d’abord un témoignage sur lui, car, comme toute bonne poésie, elle nous renvoie la sensibilité du poète à travers laquelle nous pouvons sentir ce qui le préoccupe et comment il voit le monde. Stanley Kunitz fut un chroniqueur de son temps, de son environnement, de sa propriété du Connecticut, et de New York. Très proche de la nature et de la mer, il les décrit avec une chaleur contagieuse. L’amour est aussi un thème qui lui est cher et qu’il salue plutôt dans l’absence, la nostalgie du désir. Il mêle souvent des références à la Bible, comme “cet autre jardin” qu’est le paradis, le comparant à son jardin lui aussi habité par des serpents. Enfin, il est sensible à l’univers sonore, que ce soit le chant des cigales, la poésie d’autres poètes, ou la musique. Ancrés dans la réalité, ses poèmes mènent vers un autre monde, celui de l’imaginaire, de la perte, et des grands espaces, mais aussi celui du passé, plus particulièrement celui de ses racines familiales. Enfant d’immigrants, il a un besoin pressant de trouver sa place dans le nouveau monde, ce qui lui donne la liberté de suivre en pensées les oies canadiennes migrant en automne vers les pays chauds. Son ancrage solide dans la réalité fait la force de ses jugements sur les courants poétiques du XXe siècle, qu’il lit et interprète de la même façon dont le toucher d’un serpent lui fait sentir “le tremblement de la création.” Nul mieux que lui ne connaissait la poésie du XXe siècle sur laquelle il  portait un regard libérateur.

Stanley Kunitz lit The portrait, The Poetry Breaks.

Au fil du temps, mais surtout après 1958, le style de Stanley Kunitz changea. D’intellectuels, ses vers devinrent plus libres, plus courts, plus directs, et son language acquit ce “caractère universel du message poétique qui révèle “l’attitude immédiate et non-problématique du poète envers le langage” dont parle Jacek Gutorow dans son essai “Lettres de Pologne : À propos de la traduction poétique.” (https://www.poetryinternationalonline.com/letter-from-poland-on-translating-poetry/) Cette spontanéité de l’expérience poétique est quelque chose de très rare en poésie; si le courant passe immédiatement, cela ne rend pas la poésie “facile” pour autant et et si la traduction est plus aisée, elle n’en demande pas moins de soins. Dans un de ses derniers entretiens avec Mark Wunderlich en 1997, Stanley Kunitz parlait de ses poèmes comme “plus intimes, plus conversationnels”. . . “naturels, lumineux, profonds, concis, austères.” C’est de ce dialogue entre le moi intérieur et le quotidien, entre la vie et la mort, de cette différence entre les strates et les déchets que naît la poésie, comme le dit le poète dans “Layers”. Dans un autre entretien avec Chris Busa en 1982, Stanley Kunitz cite la phrase de Paul Valéry selon laquelle la poésie est un langage dans le langage, un langage au-delà du langage, “un méta-médium, métabolique, métaphorique, métamorphique.” Pour lui, une oeuvre poétique totale montre les transformations du poète et de son univers d’anecdote en légende.

Les poèmes ci-dessous ont été choisis pour leur virtuosité linguistique. Ils proviennent du volume The Collected Poems (Norton, 2000, 285 p.) et sont reproduits dans l’ordre de leur composition, afin de mieux montrer la progression du style et des thèmes chers au poète. La pensée philosophique qui sous-tend l’instantané leur donne une incomparable fluidité qui est d’autant plus difficile à traduire que Stanley Kunitz emploie un langage simple mais capable d’évoquer de nombreuses associations. Cette danse entre les mots et la pensée requiert un travail d’orfèvre des mots, afin de donner en traduction la même souplesse et d’établir les mêmes associations tout en respectant l’économie des mots. Les associations faites par le poète sont toujours des références au monde concret, aux secrets de la nature et de la chimie. Cette virtuosité peut ne comprendre que deux vers, ou bien elle peut s’étendre sur une dizaine de vers très courts, leur césure indiquant la flexibilité de la pensée.

 

EAGLE 

The dwindling pole,
Tall perpendicular in air,
Attenuates to be a bird
Poised on a sphere.

No flag projects
This tensile grace, this needle-word,
Only, in rigid attitude,
The ball, the bird.

Metallic time
Has caught an eagle, trapped the beat
Of rushing wings, ensnared in bronze
His taloned feet.

Invader of
The thunder, never will you fly
Again to pluck the blazing heart.
Shall I ? Shall I ?

 

L’aigle

Le mât qui s’amenuise,
À la verticale, en hauteur,
S’atténue en un oiseau
Perché sur une sphère.

Ce n’est pas un drapeau qui projette
Cette grâce tendue, ce mot-aiguillon,
Mais, dans une pose rigide,
Une sphère, un oiseau.

Le temps du métal
A attrappé un aigle, piégé le battement
Des ailes frémissantes, coulé ses griffes
Dans le bronze.

Toi qui perces le
Tonnerre, jamais plus ne voleras-tu
Pour sauver le coeur en flamme.
Et moi ? Dois-je le faire ?

∗∗

SO INTRICATELY
IS THIS WORLD RESOLVED 

So intricately is this world resolved
Of substance arched on thrust of circumstance,
The earth’s organic meaning so involved
That none may break the pattern of his dance ;
Lest, deviating, he confound the line
Of reason with the destiny of race,
And, altering the perilous design,
Bring ruin like a rain on time and space.

Lover, it is good to lie in the sweet grass
With a dove-soft nimble girl. But O lover,
Lift no destroying hand ; let fortune pass
Unchallenged, beauty sleep ; dare not to cover
Her mouth with kisses by the garden wall,
Lest, cracking in bright air, a planet fall.

∗∗

Ce monde est agencé avec une telle finesse

Ce monde est agencé avec une telle finesse
De substance lancée sur l’arc des circonstances,
La signification organique de la terre est si imbriquée
Que nul ne peut briser le dessin de sa danse ;
Sauf si en déviant il confond la ligne
De la raison avec la destinée de sa race
Et, changeant le périlleux dessein
Tel une pluie ruine le temps et l’espace.

Amant, qu’il est doux de s’étendre dans l’herbe
Avec une fille leste et douce colombe. Mais ô amant,
Ne lève pas de main meurtrière ; ne défie pas le destin 
Qui passe, laisse dormir la beauté ;  retiens-toi de couvrir
Sa bouche de baisers sous le mur du jardin,
Sinon une planète tombera en craquant dans la lumière.

∗∗

ORGANIC BLOOM 

The brain constructs its systems to enclose
The steady paradox of thought and sense;
Momentously its tissued meaning grows
To solve and integrate experience.
But life escapes closed reason. We explain
Our chaos into cosmos, cell by cell,
Only to learn of some insidious pain
Beyond the limits of our charted hell,
A guilt not mentioned in our prayers, a sin
Conceived against the self. So, vast and vaster
The plasmic circles of gray discipline
Spread outward o include each new disaster.
Enormous floats the brain’s organic bloom
Till, bursting like a fruit, it scatters doom.

∗∗

Floraison organique

Le cerveau construit ses systèmes pour inclure
Les solides paradoxes de la pensée et des sens ;
Dont les significations tissées croissent phénoménalement
Pour résoudre et intégrer l’expérience.
Mais la vie échappe à la pure raison. Nous expliquons
Notre chaos en cosmos, cellule par cellule,
Mais nous ne découvrons qu’une insidieuse douleur
Au-delà des limites de notre enfer codifié,
Une culpabilité absente de nos prières, un péché
Contre nous-même. Ainsi, de plus en plus largement
Les cercles plasmiques de la discipline grise
S’étendent pour inclure chaque nouveau désastre.
L’énorme floraison organique du cerveau flotte
Avant d’éclater comme un fruit et de dissiper le désastre.

∗∗

THE APPROACH TO THEBES 

In the zero of the night, in the lipping hour,
Skin-time, knocking-time, when the heart is pearled
And the moon squanders its uranian gold,
She taunted me, who was all music’s tongue,
Philosophy’s and wilderness”s breed,
Of shifting shape, half jungle - cat, half-dancer,
Night’s woman-petaled, lion-scented rose,
To whom I gave, out of a hero’s need,
The dolor of my thrust, my riddling answer,
Whose force no lesser mortal knows. Dangerous ?
Yes, as nervous oracles foretold
Who could not guess the secret taste of her.
Impossible wine! I came into the world
To fill a fate; am punished by my youth
No more. What if dog-faced logic howls
Was it art or magic multiplied my joy?
Nature has reasons beyond true or false.
We played like metaphysic animals
Whose freedom made our knowledge bold
Before the tragic curtain of the day:
I can bear the dishonor now of growing old.

Blinded and old, exiled, diseased, and scorned—
The verdict’s bitten on the brazen gates,
For the gods grant each of us his lot, his term.
Hail to the King of Thebes!—my self, ordained
To satisfy the impulse of the worm,
Bemummied in those famous incestuous sheets,
The bloodiest flags of nations of the curse,
To be hung from the balcony outside the room
Where I encounter my most flagrant source.
Children, grandchildren, my long posterity,
To whom I bequeath the spiders of my dust,
Believe me, whatever sordid tales you hear,
Told by physicians or mendacious scribes,
Of beardless folly, consanguineous lust,
Fomenting pestilence, rebellion, war
I come prepared, unwanting what I see,
But tied to life. On the royal road to Thebes
I had my luck, I met a lovely monster,
And the story’s this: I made the monster me.

∗∗

En approchant de Thèbes

Dans le zéro de la nuit, à l’heure-jonction,
Temps-peau, temps-tambour, où le coeur est de nacre
Et la lune gaspille son or uranien,
Elle me hêla, elle qui était la langue de la musique,
La lignée de la philosophie et de la jungle,
De forme changeante, mi-féline, mi-danseuse,
Femme-pétale de la nuit, rose au parfum de lion,
À laquelle je donnai, par besoin héroïque,
La dolence de mon élan, ma réponse-devinette,
Dont aucun vil mortel ne connaît le pouvoir. Dangereuse ?
Oui, comme le prédisaient les nerveux oracles
Incapables de deviner son arôme secret.
Vin impossible! Je suis venu au monde
Pour remplir un destin; plus ne suis-je puni par mon jeune
Âge. Qu’importe qu’une logique au visage de chien hurle
Était-ce l’art ou la magie qui multipliaient ma joie?
La nature a des raisons au-delà du vrai et du faux.
Nous avons joué tels des animaux métaphysiques
Dont la liberté enhardissait la connaissance
Avant le tragique rideau du jour :
Je peux maintenant supporter le déshonneur de vieillir.

Privé de regard et vieux, exilé, malade, bafoué –
Le verdict est gravé sur les portes de feu,
Car les dieux donnent à chacun son lot, son terme.
Longue vie au Roi de Thèbes ! – mon moi consacré
Pour satisfaire la pulsion du vers de terre,
Momifié dans les célèbres draps incestueux,
Les drapeaux ensanglantés des nations de la malédiction
Devant être pendus au balcon de la chambre
Où je rencontre ma source la plus flagrante.
Enfants, petits-enfants, ma longue postérité,
À qui je lègue les araignées de ma poussière,
Ne croyez pas les sordides histoires
Racontées par les docteurs ou les scribes mensongers,
De folie imberbe, de désir consanguin,
Fomentant la pestilence, la révolte, la guerre,
Je viens préparé, sans désirer ce que je vois,
Mais lié à la vie. Sur la route royale de Thèbes
J’ai eu ma chance, j’ai rencontré un aimable monstre,
Et l’histoire est celle-ci : je suis devenu le monstre.

∗∗

THE PORTRAIT 

My mother never forgave my father
for killing himself,
especially at such an awkward time
and in a public park,
that spring
when I was waiting to be born.
She locked his name
in her deepest cabinet
and would not let him out,
though I could hear him thumping.
When I came down from the attic
with the pastel portrait in my hand
of a long-lipped stranger
with a brave moustache
and deep brown level eyes,
she ripped it into shreds
without a single word
and slapped me hard.
In my sixty-fourth year
I can feel my cheek
still burning.

∗∗

Le portrait

Ma mère ne pardonna jamais à mon père
d’avoir mis fin à ses jours,
en particulier à un moment si mal choisi
et dans un parc public
en ce printemps
où j’attendais de naître.
Elle enferma son nom
dans son placard le plus profond
et refusa de l’en laisser sortir,
bien que je puisse l’entendre taper.
Quand je descendis du grenier
en tenant le portrait au pastel
d’un étranger à la grande bouche
avec une brave moustache
et des yeux marron foncé égaux,
elle le déchira en mille morceaux
et me gifla.
Dans ma soixante-quatrième année
je sens toujours brûler
ma joue.

∗∗

INDIAN SUMMER AT LAND’S END 

The season stalls, unseasonably fair,
blue-fair, serene, a stack of golden discs,
each disc a day, and the addition slow.
I wish you were here with me to walk the flats,
toward dusk especially when the tide is out
and the bay turn opal, filled with rolling fire
that washes on the mouldering wreck offshore,
our mussel-vineyard, strung with bearded grapes.
Last night I reached for you and shaped you there
lying beside me as we drifted past
the farthest seamarks and the watchdog bells,
and round Long Point throbbing its frosty light,
until we streated into the open sea.
What did I know of voyaging till now?
Meanwhile I tend my flock, small golden puffs
impertinent as wrens, with snipped-off tails,
who bounce down from the trees. High overhead,
on the trackless roads, skywriting V and yet
another V, the southbound Canada express
hoots of horizons and distances. . .

∗∗

L’été indien au Finis-terre

La saison cale, belle hors-saison,
bleu-belle, sereine, pile de disques dorés,
un disque par jour, l’addition est lente.
Je te souhaite à mes côtés pour arpenter les plaines,
en particulier au crépuscule à marée basse
et quand la baie s’opalise, remplie d’un feu roulant
qui illumine l’épave pourrissante au large
et notre verger de moules décoré de grappes barbues.
Hier soir j’ai tendu la main vers toi et je t’ai formée là
étendue à mon côté alors que nous dépassions
les fanaux du large et les cloches gardiennes,
et contournions la Longue Pointe pulsant sa lumière givrée,
avant de voguer en haute mer.
Que savais-je des voyages jusqu’à présent ?
Entre temps, je m’occupe de mon troupeau, petites bouffées dorées
qui sautent des arbres impertinentes comme des moineaux
à la queue coupée. Haut dans le ciel,
sur des routes sans tracé, écrivant un V et encore
un autre V, l’express canadien tourné vers le sud
criaille, parlant d’horizons et de trajets. . .

∗∗

DANTE 

                    from Anna Akhmatova

Even after his death he did not return
to the city that nursed him.
Going away, this man did not look back.
To him I sing this song.
Torches, night, a last embrace,
outside in her streets the mob howling.
He sent her a curse from hell
and in heaven could not forget her.
But never, in a penitent’s shirt,
did he walk barefoot with lighted candle
through his beloved Florence,
perfidious, base, and irremediably home.

∗∗

Dante

            d’après Anna Akhmatova

Même après sa mort il ne revint pas
dans la ville qui l’avait vu grandir.
En partant, cet homme ne se retourna pas.
C’est pour lui que je chante ce chant.
Torches, nuit, une dernière accolade,
dehors, dans ses rues, la foule hurlante.
Il lui jeta un sort d’enfer
et au ciel ne put l’oublier.
Mais jamais, ne traversa-t-il
pénitent, pieds nus, avec un cierge allumé,
sa Florence bien-aimée,
perfide, basse, et irrémédiablement sa patrie.

∗∗

THE ARTIST 

His paintings grew darket every year.
They filled the walls, they filled the room;
eventually they filled his world—
all but the ravishment.
When voices faded, he would rush to hear
the scratched soul of Mozart
endlessly in gyre.
Back and forth, back and forth,
he paced the paint-smeared floor,
diminishing in size each time he turned,
trapped in his monumental void,
raving against his adversaries.
At last he took a knife in his hand
and slashed an exit for himself
between the frames of his tall scenery.
Through the holes of his tattered universe
the first innocence and the light
came pouring in

∗∗

L’artiste

Ses tableaux s’obscurcissaient d’année en année.
Ils remplissaient les murs, ils remplissaient la pièce ;
À la longue ils remplirent son univers —
tout sauf le ravissement.
Quand les voix faiblissaient, il écoutait avidement
l’âme égratignée de Mozart
tourbillonner sans fin.
Aller et retour, aller et retour,
il arpentait le plancher taché de peinture,
rapetissant à chaque tournant,
attrappé dans son vide monumental,
fulminant contre ses adversaires.
À la fin, il saisit un couteau
et se taillada une sortie
entre les cadres de ses hauts paysages.
Par les trous de son univers en lambeaux
s’engoufrèrent l’innocence première
et la lumière.

∗∗

FIRESTICKS 

Conjugations of the verb “to be”
asleep since Adam’s fall
wake from bad phosphor dreams
heavy with mineral desire.
Earthstruck they leave
their ferny prints of spines
in beds of stone
and carry private moons
down history’s long roads,
gaudy with flags.
The one they walk behind
who’s named “”I AM”
they chose with spurts of flame
to guide them
like the pillar of a cloud
into the mind’s white exile.

∗∗

Les tisons

Les conjugaisons du verbe “être”
qui dormaient depuis la chute d’Adam
s’éveillent de mauvais rêves phosphoreux
lourds de désir minéral.
Folles de la terre elles impriment
leurs échines dentelées
dans des lits de pierre
et portent des lunes privées
sur les longues routes de l’histoire
bariolées de drapeaux.
Celui derrière lequel elles marchent
et qui est nommé “JE SUIS”
elles l’ont choisi pour ses jets de feu
tel la colonne d’un nuage
il les guidera
jusque dans l’exil blanc de l’esprit.

∗∗

THE LAYERS 

I have walked through many lives,
some of them my own,
and I am not who I was,
though some principle of being
abides, from which I struggle
not to stray.
When I look behind,
as I am compelled to look
before I can gather strength
to proceed on my journey,
I see the milestones dwindling
toward the horizon
and the slow fires trailing
from the abandoned camp-sites,
over which scavenger angels
wheel on heavy wings.
Oh, I have made myself a tribe
out of my true affections,
and my tribe is scattered !
How shall the heart be reconciled
to its feast of losses ?
In a rising wind
the manic dust of my friends,
those who fell along the way,
bitterly stings my face.
Yet I turn, I turn,
exulting somewhat,
with my will intact to go
wherever I need to go,
and every stone on the road
precious to me.
In my darkest night,
when the moon was covered
and I roamed through wreckage,
a nimbus-clouded voice
directed me:
"Live in the layers,
not on the litter."
Though I lack the art
to decipher it,
no doubt the next chapter
in my book of transformations
is already written.
I am not done with my changes.

∗∗

Les strates

J’ai parcouru maintes vies,
certaines m’appartenaient,
et je ne suis pas qui j’étais
quoiqu’il reste quelque principe
d’existence que je m’efforce
de ne pas trahir.
Quand je me retourne,
car je suis forcé de regarder
avant de pouvoir reprendre mes forces
pour continuer mon voyage,
je vois les moments décisifs rapetisser
vers l’horizon
et des feux lents marquer
les campements abandonnés
sur lesquels les anges carnassiers
s’abattent d’une aile lourde.
Oh, je me suis fait une tribu
de mes vraies affections,
et ma tribu est éparpillée !
Comment le coeur acceptera-t-il
son festin de pertes ?
Le vent qui se lève
me pique amèrement le visage
de la poussière éperdue de mes amis
tombés en chemin.
Oui, je tourne, je tourne,
exultant quelque peu,
elle est intacte, ma volonté d’aller
où j’ai besoin d’aller,
et chaque caillou du chemin
m’est précieux.
Dans ma nuit la plus sombre,
quand la lune était cachée
et que j’errrais parmi les décombres,
une voix ouatée par les nimbus
m’enjoignit:
“Vis dans les strates,
pas sur les déchets.”
Bien que me manque l’art
de le déchiffrer,
sans aucun doute le prochain chapitre
de mon livre de transformations
est déjà écrit.
Je n’ai pas fini de me transformer.

∗∗

THE SNAKES OF SEPTEMBER 

All summer I heard them
rustling in the shubbery,
outracing me from tier
to tier in my garden,
a whisper among the viburnums,
a signal flashed from the hedgerow,
a shadow pulsing
in the barberry thicket.
Now that the nights are chill
and the annuals spent,
I should have thought them gone,
in a torpor of blood
slipped to the nether world
before the sickle frost.
Not so. In the deceptive balm
of noon, as if defiant of the curse
that spoiled another garden,
these two appear on show
through a narrow slit
in the dense green brocade
of a north-country spruce,
dangling head-down, entwined
in a brazen love-knot.
I put out my hand and stroke
the fine, dry grit of their skins.
After all,
we are partners in this land,
co-signers of a covenant.
At my touche the wild
braid of creation
trembles.

∗∗

Les serpents de septembre

Pendant tout l’été je les ai entendus
bruire dans les buissons,
me devançant de terrasse
en terrasse dans mon jardin,
un soupir dans les viornes
un signe-éclair depuis la haie,
une ombre pulsante
dans le buisson de berbéris.
Maintenant que les nuits sont fraîches
et les annuelles desséchées,
je les aurais cru partis,
ayant dans la torpeur du sang
glissé dans le monde souterrain
avant le gel tranchant.
Mais non. Dans la décevante tiédeur
de midi, comme défiant le mauvais sort
qui jadis ruina un autre jardin,
ces deux apparaissent en scène
par une étroite fente
dans la dense brocade verte
d’une épinette,
suspendus la tête en bas
dans un impudent noeud d’amour.
J’étends la main et caresse
le grain fin et sec de leurs peaux.
Après tout,
nous sommes partenaires sur cette terre,
co-signataires d’un pacte.
À mon toucher la tresse
sauvage de la création
tremble.

∗∗

TOUCH ME 

Summer is late, my heart.
Words plucked out of the air
some forty years ago
when I was wild with love
and torn almost in two
scatter like leaves this night
of whistling wind and rain.
It is my heart that’s late,
it is my song that’s flown.
Outdoors all afternoon
under a gunmetal sky
staking my garden down,
I kneeled to the crickets trilling
underfoot as if about
to burst from their crusty shells ;
and like a child again
marveled to hear so clear
and brave a music pour
from such a small machine.
What makes the engine go ?
Desire, desire, desire.
The longing for the dance
stirs in the buried life.
One season only,
                                 and it’s done.
So let the battered old willow
thrash against the windowpanes
and the house timbers creak.
Darling, do you remember
the man you married ? Touch me,
remind me who I am.

∗∗

Touche-moi

Tardif est l’été, mon coeur.
Ces mots attrappés de l’air
il y a quelque quarante ans
alors que j’étais sauvage d’amour
et presque déchiré en deux
s’éparpillent comme les feuilles en ce soir
de vent sifflant et de pluie.
C’est mon coeur qui est tardif,
c’est mon chant qui s’est envolé.
Dehors tout l’après-midi
sous un ciel gris métallique
à bêcher mon jardin,
penché sur les cigales qui chantaient
à mes pieds comme prêtes
à faire éclater leurs justaucorps,
avec un émerveillement d’enfant
j’entendis cette musique
si claire et si brave sortir
d’une si petite machine.
Qu’est-ce qui fait marcher le moteur ?
Le désir, le désir, le désir.
L’envie de danse qui
remue dans la vie souterraine.
Une seule saison,
                       et c’est fini.
Alors laissons le vieux saule battu
Frapper contre les vitres
Et la charpente de la maison craquer.
Chérie, te souvient-il de
l’homme que tu as épousé ? Touche-moi,
rappelle-moi qui je suis.

Présentation de l’auteur