Pour une étude de la poésie d’Etty Hillesum

Cette étude est publiée dans le dernier chapitre d'Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, paru aux éditions L'Enfance des arbres.

 

« La beauté séduit la chair pour obtenir
 la permission de passer jusqu’à l’âme »

 Simone Weil

Le journal d’Etty Hillesum n’était pas destiné à la postérité. Elle n’en a entrepris l’écriture que pour elle-même. La confirmation indirecte en est apportée par ce qu’elle confie le 21 novembre 1941 : « j’espère qu’un moment viendra dans ma vie où je serai seule avec moi-même et avec une feuille de papier. Mais je redoute aussi ce moment où je ne ferai rien d’autre qu’écrire. » D’où cette si douce impression d’intimité vraie à le lire.

Si nous pouvons désormais lire ce texte, c’est grâce à une chaîne d’événements où la volonté de quelques-uns tient certes une grande place mais d’où le hasard et la chance ne sont pas absents. Du reste, de la déportation de son auteure en 1943 jusqu’à la première publication de ses onze cahiers, près de quarante ans durent s’écouler. Ce journal fut rédigé par une âme éprise de vérité et à qui son psychologue avait conseillé cet exercice quotidien. La toute première phrase semble garder trace de ce moment, véritable passage de soi à soi grâce à l’élan transmis par un tiers. « Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

L’auteure de ces lignes ne prête pas attention à la forme comme un ou une qui écrirait ses mémoires ou même un journal et qui ne pourrait ignorer que son écrit sera probablement publié et donc lu, soit en raison de son intention clairement établie en l’instant de l’écriture de le proposer à l’édition, soit en raison d’une notoriété, voire d’une célébrité déjà acquise.

Olivier Risser, Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, L'Enfance des arbres, 2022, 17 €.

Aussi, la langue qu’on lit dans le journal d’Etty Hillesum peut être considérée comme sa langue naturelle et spontanée, sans calcul ni affectation, sans artifices ni petits arrangements. C’est du moins ma conviction. L’auteure ne cherche pas à faire joli ni à émouvoir un quelconque lectorat, elle écrit avec soin et cherche les mots, les phrases, les formules correspondant le mieux à la coloration que prend son cœur au gré des jours et de ses méditations. Elle emploie les mots avec grâce parce que c’est ainsi qu’elle pense et qu’elle aime.

Ce journal n’est pas d’abord écrit pour elle-même, il est écrit uniquement pour elle-même et si la jeune femme se livre pour elle-même comme objet d’étude, elle le fait sous la forme d’un dialogue à la fois doux et sans concession. Ce qui me frappe, c’est ce tout qui refuse à la fois la complaisance et la dureté, cette vérité de ton entre exigence et confiance, cette douceur qui accepte la remontrance. C’est le respect de soi sans le narcissisme, la quête de vérité sans l’enfermement sur ses propres vérités.

A force d’étudier le journal d’Etty Hillesum et ses lettres, je me suis adressé cette réflexion même si - je l’avoue - tout attentif au fond du propos, j’ai mis un temps certain pour m’en rendre conscient : « que c’est bien écrit ! ». Et c’est là ce que je voudrais partager dans ces notes sur la poésie d’Etty.1

Elle aurait souhaité écrire et donc être publiée non pas seulement pour elle mais avant tout pour les autres. Elle nourrissait un projet d’écriture dont le titre devait être La fille qui ne savait pas

s’agenouiller2 : « cette évolution en moi, l’évolution de la fille qui a appris à s’agenouiller, je voudrais lui donner forme dans toutes ses nuances »3 avec une idée très haute de l’écriture : « L’homme est décidément une créature étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part, au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde ». Pour elle, on ne pouvait écrire que si l’on avait vraiment quelque chose à dire et surtout à apporter aux autres. Lisons ce passage si éclairant : « Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour ». La transmission comme raison de l’écriture !4 Pour elle, on ne pouvait non plus écrire avant d’y être prêt. Elle notait avec humour : « Zut, mais enfin, pourquoi est-ce que je ne sais pas écrire ? » et d’ajouter cette espérance qui fend le cœur quand on connaît la suite des événements : « un jour, ‘‘quand je serai grande’’, je suis sûre que je saurai écrire »5. Apprendre à écrire devait passer, selon elle, par une véritable ascèse : « La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle (…) situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années .6 Consciente de son « talent » à « déchiffrer la vie », elle se sait des « obligations » et ne méconnaît pas le long et patient travail à entreprendre d’abord sur soi : « c’est toujours pareil : on voudrait d’emblée écrire des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer » et s’il est évidemment ici question de son journal, ce dernier ne sera qu’un matériau pour un récit à venir : « Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage dans mon récit », récit qui nécessitera « force » et « patience »7.

Au onzième et dernier cahier, Etty écrit encore : « Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie ». L’écriture n’est pas et ne saurait jamais être de divertissement, de loisir. Elle doit exprimer « ce qui importe vraiment » et si l’on a mille choses à écrire, « peut-être en laisser de côté 999 » avant de prendre la plume. L’écriture, enfin, doit engager toute la vie. Puisqu’Etty a tant lu et tant aimé Rilke, on peut noter à ce propos un conseil que cet auteur adresse au jeune poète qui peut être éclairant sur la manière dont elle-même pouvait concevoir l’acte d’écriture : « Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir »8.

Qu’elle possède et travaille ce talent à parler de la vie, à transmettre ce sentiment de vie, c’est évident. Il convient aussitôt d’ajouter qu’un véritable talent littéraire se montre à l’œuvre tout au long de son journal et dans sa correspondance. Les quelques lignes à suivre voudraient parvenir à le faire entrevoir.

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Avant de tenter cette amorce - ou plutôt proposition - d’étude de la poésie d’Etty dans laquelle nous nous intéresserons plus particulièrement à quelques figures de style qui me semblent revenir le plus souvent sous la plume de l’auteure, je propose que nous nous arrêtions un instant pour lire ou relire les définitions de celles que nous allons étudier.

La comparaison : elle met en miroir deux éléments (mots ou groupes de mots) et utilise le second pour représenter de façon plus concrète, plus explicite, plus sensible le premier.9

Dans une comparaison, on trouve donc un élément comparé et un élément comparant, tous deux reliés par ce qu’on nomme un outil de comparaison. Le sens réside bien entendu dans le choix du comparant.

Par exemple : ‘‘je nage comme un dauphin’’ n’a pas du tout le même sens que ‘‘je nage comme une pierre’’ et cette différence réside dans le choix du comparant.

René-Guy Cadou, dans sa Lettre à des amis perdus utilise une magnifique comparaison :

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains

La métaphore : elle rapproche un comparant et un comparé mais sans outil de comparaison.10 On a coutume de dire qu’il s’agit d’une image qui « consiste à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue »11.

Ainsi, je ne dirai pas « tes yeux sont bleus comme l’océan » (cela est une comparaison) mas je pourrai dire « tes yeux bleus sont un océan » ou je parlerai de « l’océan de tes yeux ».

Empruntons une métaphore aux deux derniers vers du même poème de Cadou :

Sous mon épaule il fait bien froid
Et j'ai des trous noirs dans les ailes

Le jeu sur les registres de langue : on a coutume de distinguer au moins trois registres de langue, nommés dans des grammaires plus anciennes des « niveaux de langue ». On trouve d’abord le registre familier (d’usage familier ou amical), le registre courant (celui de tous les jours) et enfin le registre soutenu. Passer sans transition d’un registre à un autre peut constituer un procédé littéraire remarquable.

La personnification : elle consiste à attribuer à des êtres non humains, des inanimés, ou même à des abstractions, des sentiments et des comportements humains12. Cela s’opère le plus souvent par l’emploi d’un adjectif ou d’un verbe.

Les derniers vers d’un poème de Hugo emploient un bien jolie personnification13 :

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

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*    *

« Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

Toute la langue poétique du journal est presque déjà contenue dans cette première phrase.

Tout d’abord, cette adresse à soi-même par cet impératif à la première personne du pluriel « allons-y ». Ensuite, ce registre de langue qui instaure une proximité par son emprunt à l’oral dès l’ouverture « Eh bien » et qui côtoie un langage plus élaboré, dès après. L’utilisation d’une double métaphore « livrer le fond de mon esprit » et enfin cette discrète personnification indiquant déjà un lien d’amitié, un lien de parenté : « candide ». On pourrait ajouter -mais le texte en néerlandais devrait le confirmer - que ce mot joue sur le double sens de « candide », à la fois « naïf » et « vierge » (blanc).

Le texte invite chaque jour ces figures de style, ces procédés d’écriture dont il est tout animé. La personnification me semble la figure de style majoritairement employée. Sous la plume d’Etty, tout prend forme et vie, tout vibre, tout bat, tout combat et c’est là aussi ce qui rend la lecture de son journal si enthousiasmante, si vivante, si vivifiante, si stimulante.

Voici un relevé très loin d’être exhaustif14 :

Lecture d'un extrait du Journal d'etty Hillesum, par Anne-Laure cabot.

Personnifications :

P 1 J. « Et qu’un petit rhume de rien du tout me fasse voir une fois de plus le monde en noir ».
P 2 J « Au milieu de mes problèmes d’éthique, de vérité et de rapport à Dieu, surgit tout à coup un problème de mangeaille ».
P 3 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter contre une fatigue naturelle ».
P 5 J. « Dans toute vision du monde défendue consciemment se glisse une part d’imposture ».
P 6 J. « Un déferlement d’amour et de pitié a emporté avec lui toutes mes petites irritations ».
P 7 J. « Quand on a une certitude nouvelle dans la vie, il faut lui trouver un abri ».
P 8 J. « Mon corps est le réceptacle de multiples douleurs : emmagasinées dans tous les recoins, elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « Un moment de désespoir avait étouffé toute lumière en moi ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers ».
P 11 J. « Bonne nuit, crocus fatigués, petites pommes de pin ».
P 12 J. « Bonjour, petit crocus, il a gelé à moins 2 ».
P 13 J. « Et dans sa cruche de terre brune, mon rameau de marronnier implore le ciel en levant une foule d’élégantes petites mains blanches ».
P 14 J. « La vie est un tissu d’anecdotes qui attendent d’être contées par moi ».
P 15 J. « La journée recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer de reprendre les rênes en main ».
P 16 J. « Toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse ».
P 17 J. « D’un large coup d’ailes, un petit morceau d’éternité vient me survoler ».
P 1 L. « Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois ».
P 2 L. « Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois ».
P 3 L. « les lignes suivantes ont coulé de mon stylo, dans mes pattes de mouche illisibles ».
P 4 L. « Je saute tout de suite sur une phrase qui m’envoie un clin d’œil séducteur ».

Métaphores :

M 1 J. « J’ai fait une véritable toilette morale ».
M 2 J. « Je puise régulièrement des forces aux sources les plus cachées et les plus sécrètes qui sont en moi ».
M 3 J. « « la source intérieure où je m’abreuve ».
M 4 J. « Il y a en moi un puits très profond ».
M 5 J. « Toute ma tendresse, l’intensité de mes émotions, la houle de ce lac, de cette mer, de cet océan de l’âme, je voudrais les déverser en cataracte dans un seul
poème ».
M 1 L. « Je me dis souvent que la seule chose qu’on puisse vraiment faire, c’est de laisser s’écouler de toutes parts le peu de bonté que l’on a en soi ».
M 2 L. « on doit aussi briser sa tristesse, sinon son niveau monte à chaque instant comme celui d’eaux en crue et elle finit par inonder les champs qu’on a eu tant de peine à cultiver ».

Comparaisons :

C 1 J. « j’avais le crâne pris comme dans un étau ».
C 2 J. « Fatiguée, découragée et usée comme une vieille fille ».
C 3 J. « Je me suis trouvée comme un ivrogne autour de la patinoire ».
C 4 J. « Je suis exactement comme un disque de phonographe ».
C 5 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».

Jeux sur les registres de langue :

R 1 J. « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis ».
R 2 J. « Je finirais neurasthénique professionnelle si je restais longtemps ici ».
R 3 J. « D’abord passage par la salle de bains pour repeindre la façade trop pâle ».
R 4 J. « Folle que tu es ! Cesse de te triturer les méninges. De t’étirer de tout ton long dans un mot ».
R 5 J. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! »
R 6 J. « Bonne nuit maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler ».

Une des faiblesses de ce relevé réside dans son manque de classement rigoureux. D’autre part, des morceaux de phrases auraient mérité de se trouver dans deux listes à la fois. Essayons toutefois, sans nous perdre dans les détails, de faire émerger quelques grandes lignes qui nous tiennent à cœur.

 Les personnifications octroient un statut aux émotions, aux choses, aux événements. Même s’il est bien banal d’écrire cela à propos de personnifications, il s’agit, pour Etty, de donner vie à tout un monde sans s’en faire le centre. Admettre que tout vit, que tout s’appelle à la vie. Ainsi de ce « petit rhume » qui arrive avec un air de rien du tout mais aux pouvoirs insoupçonnés parce que celle qui le reçoit n’est pas assez armée. Ainsi de cette « certitude » à qui il faut trouver « une place » de même qu’une voyageuse arrivée sans prévenir dans la maison qu’on devrait loger dans quelque pièce. Ainsi de ce petit morceau d’éternité emportant Etty tel un oiseau qui l’inviterait à le suivre et comment ici ne pas se plaire à citer le psaume 62 (H63) « je crie de joie à l’ombre de tes ailes » ?

Mais ces personnifications permettent aussi à leur auteure de mettre sa propre souffrance à distance. Ainsi du « stylo » ne possédant pas « assez d’accents graves » (jeu de mots si profond) ainsi et déjà du « rhume » qualifié de « petit » et affublé d’un « rien du tout ». Il arrive que les personnifications affirment au contraire cette détresse sans perdre la poésie des jours et de la vie. Ainsi de ces « douleurs » qui viennent « affleurer », ainsi de ce « moment de désespoir », voyageur cette fois importun.

Etty se sert aussi de ces personnifications pour mettre le monde en fête. Ainsi de ces « crocus » qu’on salue, ainsi de cette phrase qui « envoie un clin d’œil ». Ainsi de ce « tissu d’anecdotes » qui appelle les contes. Ainsi de « ces lignes » qui « coulent » et viennent s’intercaler « dans » des « pattes de mouche ». Ainsi et peut-être surtout d’une branche de marronnier, devenu « rameau » de vie, communauté priante qui tend les mains vers le ciel (P 13 J).

Enfin, et j’ai envie d’ajouter surtout, à bien prêter attention au champ lexical, on voit que pour Etty tout se présente comme un combat, une lutte, un jeu de forces et d’énergie15. Un rapide relevé suffira à nous en convaincre :

P 2 J. « Au milieu (…) surgit tout à coup un problème.
P3J. « assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter »
P 5 J. « se glisse une part d’imposture ».
P 8 J. « elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « avait étouffé ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers »
P 15 J. « recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer »
P 1 J. « traversent soudain mon humble cœur »
P 1 L. « fondent sur vous ».

A l’appui de cette idée, on peut citer ce passage du journal ( 8 décembre 1941) : « Se concentrer cependant, étudier et saisir la réalité la plus visible pour lui arracher la vraie réalité, qu’elle cache » et cet autre : « je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces » (2 décembre 1941) ou encore ce dernier : Mon Dieu, donne-moi la force, pas seulement la force spirituelle mais aussi la forcephysique.(…). Je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance… » (22 juillet 1942).

Les métaphores que j’ai choisies ont en commun l’élément liquide16 : « source », puits », « abreuve », et, en une sorte de gradation, « lac », « mer », « océan ». Dans des images qui font de cet élément une véritable énergie en réserve autant qu’en mouvement, Etty apporte aussi l’idée d’étendue, d’une étendue qui tend vers l’infini. Déjà, à sa façon, l’idée de toilette (M1J) amène celle de l’eau comme élément de purification.

De même, cette idée de laisser « s’écouler » la bonté comme s’écoule l’eau d’une source. La belle métaphore filée (M2L) nous montre que l’eau peut être associée à l’idée de submersion et de noyade et ainsi devenir cette force destructrice qui empêche à la vie de s’épanouir.

 

D’autres métaphores tentent de donner une coloration moins sinistre à Westerbork. On peut les trouver surtout dans certaines lettres car Etty a certainement à cœur de ‘‘ préserver’’ ses correspondants : « Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes » ou comme ici « essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique », et là : « je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire ». Toutefois, la souffrance qui se laisse deviner derrière l’humour nous fend le cœur : « je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis si triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué ». Le dernier mot de ce passage permet une transition aisée pour évoquer les jeux sur les registres de langue.

Les jeux sur les registres de langue - les comparaisons C 2 J ou C 3 J dans le choix du comparant aussi bien que l’expression « abattoir de première classe » - confirment qu’Etty se plaît souvent à instaurer une sorte de distance avec elle-même grâce au recours à l’autodérision, manière de se prendre pour objet (d’étude) comme plus haut par ce « quelque chose de détraqué »17 et cela même, voire surtout quand elle s’adresse à elle-même en utilisant le pronom « tu ». On peut voir dans une phrase toute simple telle que « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis » toute une poésie de la vie. Cette façon de s’admonester gentiment et de ne pas trop se prendre au sérieux (« ma fille » répétée : enfance) est rafraîchissante et quand Etty termine par une menace impossible à mettre à exécution, c’est encore plus amusant d’autant que le registre de langue et l’image empruntée pour n’avoir aucune prétention (« je t’aplatis ») n’en demeurent pas moins très visuels et riches d’évocations possibles.

Il en va de même en R 3 J avec l’image triviale de la « façade » pour parler de son propre « visage » où l’auteure montre qu’elle sait s’amuser de son apparence ou quand elle confie à son journal, le 7 juillet 1942 espérer que sa vessie soit « retapée » sans quoi elle sera « une rude gêneuse pour les entassements humains ». Parfois, le registre de langue prend un accent plus sérieusement attentif aux défauts moraux ou intellectuels : « cesse de t’étirer de tout ton long dans un mot » sonne comme un rappel à l’ordre contre la tentation nombriliste. Cette métaphore est également très visuelle. La formulation volontairement terre à terre permet de… revenir sur terre, de cesser de se perdre dans des méandres de pensées. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! » fournit un bel exemple d’humour à froid. La tête de linotte figure celle qui oublie tout. Ici, on peut supposer que la jeune femme a tout simplement oublié d’arrêter de se regarder dans la glace. Tout de suite après, le passage revient au « je » et semble confesser : « Il m’arrive de me trouver jolie » avant de montrer qu’elle n’est pas dupe tout de même « même si c’est dû à la lumière tamisée de la salle de bains ». Cette phrase, chef-d’œuvre, d’autodérision représente une véritable pépite d’humour.

Chemin de traverse, diffusée sur RCF radio, 2022.

Parfois, le mélange des registres de langue surprend et produit tout à la fois une véritable émotion parce qu’il nous montre qu’Etty vit un quotidien banal d’une jeune fille banale dans des conditions malheureusement peu banales. Ainsi, quand le 16 juillet 1942, elle écrit : « j’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous », elle emploie une très belle métaphore « ferment de paix » suivie d’une image à la formulation bien plus triviale « maison de fous ».

Au terme d’une notre esquisse d’étude à peine ébauchée, je précise à nouveau que cette dernière, loin d’épuiser le sujet de la poésie d’Etty, se contente tout juste de l’aborder. Elle n’a ni la prétention ni la légitimité de tirer des conclusions dernières sur l’emploi des métaphores ni même sur le champ lexical de la lutte.18 Du reste, ce qu’affirme Etty à propos de la vie, à savoir qu’ « on ne saurait [l’]enfermer (…) dans quelques formules », est sûrement vrai de grands écrits comme son journal. Une étude plus longue, plus poussée, plus sérieuse, plus systématique pourrait apporter des renseignements bien plus construits et bien plus utiles. Un travail d’une telle envergure constituerait un éclairage supplémentaire et intéressant quant au cheminement de cette jeune femme éprise de vérité et de la beauté du monde.

Notes

[1] Sylvie Germain propose une autre observation, très intéressante, à savoir que le rapport au langage d’Etty Hillesum « évolue au même rythme que sa relation aux autres, au monde extérieur autant qu’à son univers intérieur », Etty Hillesum.

[2] Journal, 21 novembre 1941.

[3] Journal, 22 novembre 1941.

[4] Cela vaut pareillement pour la lecture. Lire pour ‘’être transmis’’. Le 15 juillet 1941 : « Un fait que je veux retenir pour les moments difficiles et avoir toujours à ‘‘portée de main’’ : Dostoïevski a passé quatre ans au bagne en Sibérie avec la Bible pour toute lecture. On ne le laissait jamais seul et les conditions d’hygiène étaient des plus sommaires ».

[5] Journal, 11 décembre 1941.

[6] Lettre du 8 juillet 1943.

[7] Journal, 30 septembre 1941 et Journal, 13 avril 1942.

[8] Lettres à un jeune poète.

[9] Figures de style, Axelle Beth et Elsa Marpeau.

[10] Ibid.

[11] Dictionnaire de poétique, Michèle Aquien

[12] Ibid.

[13] Il s’agit ici plus précisément d’une prosopopée car le poète donne la parole à l’araignée, « la vilaine bête » et à l’ortie, « la mauvaise herbe ». Cf. Les Contemplations, Livre III, poème 27.

[14] P = personnifications ; M = métaphores ; C = comparaisons ; R = jeux de registres. J = journal (citations puisées dans le journal) et L = lettres (citations puisées dans les lettres).

[15] Spier avait bien raison de voir en sa toute nouvelle et jeune patiente une « énigme pour lui » quand il dut constater son énergie mentale.

[16]  Le journal contient aussi de belles métaphores empruntées au monde végétal et forestier dont celle-ci, profonde leçon de vie : "tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c'était une forêt" (27 juin 1942).

[17] On trouve également dans un autre passage du journal : « Pourtant, il y a quelque chose qui cloche chez moi », 23 novembre 1941

[18] Une autre faiblesse de cette esquisse est de ne puiser qu’à la traduction française sans pouvoir se nourrir du texte dans sa version originale.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie des « Native American » : Gwen Westerman, ou comment simplicité plus humilité mènent à une éclatante reconnaissance

Est-ce un effet de la nomination par Joe Biden de Deb Haaland (Laguna Pueblo) au ministère de l’intérieur ? Peut-être ! La nomination a été annoncée le 9 septembre 2021 au centre des humanités du Minnesota, à Saint-Paul la capitale de l’état, ville collée à Minneapolis, de l’autre côté de la rivière Minnesota (Mnisota Wakpa en langue Dakota) qui est un affluent du Mississipi.

Troisième à obtenir le titre mais première poète « Native American » à être nommée poète lauréat de l’état du Minnesota, Gwen Nell Westerman est Sioux Dakota, membre de la communauté des Sisseton Wahpeton, mais aussi citoyenne de la nation Cherokee par sa mère. Elle vit, ainsi que ses ancêtres Dakota (membres de la grande nation des Sioux), dans le sud de l’état du Minnesota (Mni=eau+sota) un mot qui signifie soit « turbid waters », eaux troubles ou marécageuses, soit
« sky-tinted waters », eaux reflétant la couleur du ciel). Elle vit donc dans les hautes herbes des prairies, l’une des villes emblématiques de cette région étant Mankato, lieu où furent pendus 36 guerriers Dakota le 26 décembre 18.., pour s’être révolté contre le vol des territoires et le non-respect des traités, à une époque où les Indiens mourraient littéralement de faim.
Elle parle et écrit en langue Dakota. En plus d’être poète, elle est une artiste plasticienne remarquée pour ses « quilts », un art textile traditionnel qu’elle expose régulièrement et qui font partie de collections permanentes de galeries et musées.

L'artiste et poétesse Ribbonwork Gwen Westerman partage ses expériences en tant qu'artiste en résidence amérindienne (NAAIR) à la Minnesota Historical Society. 

Avant d’enseigner dans le département d’Anglais de l’université de Mankato (littérature américaine et dans incluse dans cette catégorie la littérature amérindienne), elle a exercé des petits boulots tels que serveuse, relectrice, livreuse de sandwiches… Ayant obtenu un doctorat, elle a embrassé la carrière universitaire avec succès,  se voyant décerner le titre de professeur distinguée aussi bien pour son travail universitaire que pour ses activités artistiques. Elle a appris à coudre dès son plus jeune âge, était capable de se fabriquer ses habits à l’âge de 12 ans, mais elle n’a réellement commencé à réaliser des œuvres d’art dérivés de l’art du quilt (se traduit par courtepointe, un mélange d’assemblage façon patchwork et de composition traditionnelle, de broderie et de perlage) qu’à l’âge de 40 ans.  Pour Gwen c’est un autre moyen de raconter des histoires. Il s’agit de coudre et d’assembler des morceaux de tissus pour raconter des histoires de la même façon qu’écrire c’est assembler des mots pour créer des images qui raconteront des histoires, pour elle le procédé est très semblable.
Les poèmes de Gwen sont publiés dans de nombreuses revues et anthologies dont the Norton Anthology of Native Nations Poetry (2020); et  New Poets of Native Nations (Graywolf Press, 2018). Son recueil  Follow the Blackbirds (2013) est édité par Michigan State University Press. Par ailleurs Gwen a écrit des livres concernant l’histoire des Indiens Dakota et de leurs terres, par exemple le remarqué Mni Sota Makoce: The Land of the Dakota (Mni Sota Makoce : la terre des Dakotas qui a reçu le prix Minnesota Book Award en 2013 et le prix d’histoire Hognander en 2014). Elle a également écrit Dakota in Minnesota (2018, Minnesota Historical Society Press). Lors de la cérémonie de nomination, à St-Paul, l’adjointe du gouverneur Peggy Flanagan, membre de la tribu des Objiwa (famille de la grande nation des Indiens Anishinaabe, a déclaré avoir nommé Gwen Westerman dans cette mission « car les Indiens sont encore là, nous avons toujours été ici, nous y étions avant que l’état du Minnesota soit ce qu’il est devenu, et nous continuerons d’y être et de participer au futur de cet état.

Lors de la célébration virtuelle, An Evening Celebrating the Mississippi River : Our Healing River, le 30 septembre 2021, le Dr Gwen Westerman, poète officiel du Minnesota, a partagé ce poème.

Une grande part de ce qui fait qui nous sommes vient des arts, de nos paroles. C’est la poésie. C’est de raconter des histoires. C’est cela qui fait ce que nous sommes en profondeur. Je suis très heureuse que les citoyens du Minnesota aient la chance de faire connaissance avec Glen Westerman qui sera leur poète : une femme Dakota qui montrera le chemin». Quant à Gwen, elle a déclaré vouloir : “ as a Dakota woman, to be a presence for healing and understanding and sharing more knowledge and information about our people, all of our people, in the state of Minnesota because we all love this land.” (En tant que femme Dakota, être une présence de guérison et de compréhension, partager plus de connaissances et d’informations au sujet des habitants de notre état du Minnesota, tous nos habitants car nous aimons tous cette terre.) Lors d’une lecture en 2018, en l’honneur du fleuve Mississipi, elle a aussi déclaré : Je me tiens ici aujourd’hui en tant que femme Dakota, au 21ième siècle. Je ne devrais pas être ici. Nous avons survécu à la tempête, aux feux de prairie, aux guerres, aux déclarations d’Alexander Ramsey selon lesquelles nous devrions être tous exterminés ou conduits en dehors des frontières de cet état pour toujours. Mais je me tiens ici aujourd’hui devant vous en tant que femme Dakota. Ces propos illustrent parfaitement les thèmes chers aux auteurs Indiens d’Amérique : ils célèbrent la survie et veulent transmettre leur histoire, leurs cultures, aux générations qui suivront ainsi que leurs ancêtres l’ont fait, malgré les épreuves et les drames. C’est une force extraordinaire qui les anime et les rend résilients, qui les rend comme invincibles face aux politiques d’anéantissement qui continuent encore de les menacer, eux et leurs terres. Son rôle en tant que poète lauréat sera de sensibiliser à la poésie les jeunes, les populations défavorisées et marginalisées, leur offrir la possibilité d’apprécier la poésie, les inciter à la lecture, d’ouvrir des chemins intérieurs, d’y puiser des enseignements, de s’exprimer à leur tour, mais aussi de faire éclore des talents, de mettre en avant d’autres auteurs dans l’état du Minnesota.

Gwen dit qu’elle écrit depuis aussi longtemps qu’elle peut en avoir le souvenir, qu’elle est toujours en train d’observer ce qui se passe et ce qui l’entoure, qu’elle adore raconter des histoires et que c’est ce qu’elle fait fondamentalement, que la poésie est pour elle la façon la plus directe et la plus facile de le faire. Elle n’a pas de routine d’écriture, elle écrit quand quelque chose la frappe, des brouillons griffonnés sur des bouts de papier, des enveloppes trouvées dans son sac. Comme beaucoup d’autres auteurs Indiens Contemporains, elle manie l’humour et l’ironie afin de montrer et dénoncer les pratiques colonialistes, des dérives de la société américaine qui veut se donner bonne conscience mais n’en continue pas moins d’exploiter tout ce qui est exploitable pour en tirer profit, continue de méconnaître l’histoire et les droits des Nations Indiennes, continue d’être aveugle, inconsciente du mal et de l’agression constante qu’elle inflige aux populations « indigènes ». En voici un exemple, poème inclus dans l’anthologie New Poets of Native Nations, intitulé  Dakota Homecoming.

 

      Retour à mon pays Dakota

Nous sommes tellement honorés

          que tu sois ici, dirent-ils.

Nous savons que c’est

          ton pays, dirent-ils.

Le prix d’entrée

          est de cinq dollars, dirent-ils.

Voici ton badge

          pour l’évènement, dirent-ils.

Cela compte beaucoup pour nous que

          tu sois là, dirent-ils.

Nous voulons écrire

          une lettre d’excuse, dirent-ils.

Dis-nous ce qu’il faut dire.

 

Gwen pratique une poésie sans prétention, directe, adressée et désireuse de partager les valeurs de sa culture, les traditions, afin qu’elles soient comprises par les non-Indiens. Poésie engagée et sans détour, elle n’hésite pas à mêler anglais et Dakota, et le lecteur alors peut expérimenter ce que les Indiens savent : l’énergie, la vibration des mots en langue Dakota et toute différente, et cela apporte une autre dimension au poème, en plus d’affirmer que les langues Indiennes ne sont pas mortes et qu’il convient d’honorer la beauté de ses langues. Voici un poème intitulé « reliés », qui donne un aperçu du rapport au monde et aux autres qu’entretiennent les Indiens d’Amérique :

 

                                    

      Reliés

Voici mon give-away—
            non parce que je ne le veux
plus,
pas parce que c’est démodé
ou
cassé ou
inutile parce qu’ayant perdu
            son couvercle ou l’un de ses boutons,
pas parce que je ne comprends pas
             la « valeur » des choses,
ceci est mon give-away—
parce que j’ai suffisamment
       pour partager avec vous
parce que on m’a tellement
      offert
           santé amour bonheur
           douleur chagrin peur
à partager du fond du cœur
dans un monde où les mots peuvent être
sans signification quand ils viennent
seulement du mental.
Ceci est mon give-away —
pour toucher ce qui est  bon en toi
avec des mots que ton cœur peut entendre
comme des vaguelettes quand un caillou est
jeté dans l’eau
elles se dirigent vers l’extérieur grandissent
plus larges et en rejoignent d’autres.
Tu es fort.
Tu es gentil.
Tu es beau.
Ceci est mon give-away. 
     Wopida ye.   
          Wopida ye.
                Wopida ye1.

 

Une autre façon de penser et de visualiser l’interdépendance et les réseaux qui constituent les sociétés Indiennes, pour dire leur relation et leur connaissance étroite de leur environnement, et ce au-delà de leurs territoires ancestraux, nous est offerte dans le poème qui suit dont le titre original est De Wakpa Taŋka Odowaŋ / Song for the Mississippi River.

 

 

      De Wakpa Taŋka Odowaŋ / Chant pour le fleuve Mississipi
      20 Septembre 2018

Bien avant Femme Louisiane et Homme Mississipi.

Avant Vieil Homme Rivière.
            Avant Barbotte dans l’Eau.

Bien avant Schoolcraft2 et verItascaput3.
            Avant frère Hennepin et St. Anthony,
            Avant Misi Ziibi.
Bien avant Hernando de Soto.
Otakaheya
Au commencement,
Dakota Makoce
c’était un lieu Dakota
.
L’eau était pure.
L’eau était wakaŋ.
Sacrée.
mni
pejuta tokaheya heca.
L’eau était
L’eau est
notre premier remède.

L’eau faisait partie du territoire.
Et donc partie des gens.

Et à cet endroit,

Nous avons prospérer.

Depuis Bdote,
où le Mni Sota Wakpa se jette
dans le Wakpa Taŋka,
nous avons suivi les rivières,
les voies d’eau connectées,
les modes de vie connectés,
Itokaġa
au sud vers ḢeMniCaŋ et
Bde Iṡtamni, le “Lac des Larmes.”
Waziyata
Vers le nord la Grosse Rivière
nous emmenait à Owamniyomni
le tourbillon créé par ḢaḢa Wakpa
les eaux courbes des chutes. 
Nous connaissions l’élévation et la chute de la rivière,

les canaux et les gorges,
chaque méandre, chaque zone inondable,
depuis Bde Wakaŋ jusqu’à Mniti
Mille Lacs jusqu’au Lake of the Woods,
Rainy Lake jusqu’à Thunder Bay,
où nos tumulus funéraires demeurent.
Wiyoḣpeyata
vers l’ouest jusqu’au Saskatchewan
le début de la Churchill River,
au long de la Ballantyne River,
nommée Puatsipi par les Crees—
            rivière Dakota.
Vers Bdote, le commencement
du Mississippi du Nord
et du Little Minnesota.
Là se trouvaient nos voies d’eau
et nos modes de vie.
Notre médecine.
Et nous aussi, voulons chanter
un chant pour l’eau,
un chant pour wakpa taŋka
alors nous écoutons 
nous écoutons  
écoutons 
et puis  
sur le bord d’un rêve    
les chants arrivent.  
Condensés de brouillard   
comme des gouttes de rosée sur les roseaux,
ils se forment très clairement.
Murmurant au travers des feuilles,
des voix hautes s’élèvent,
dérivent au-delà de la nuit  
jusqu’à l’aube silencieuse,  
et chantent.
            Hekta ehaŋna ded uŋtipi.
            Heuŋ he ohiŋni uŋkiksuyapi kte.
            Aŋpetu dena ded uŋtipi.
            Heca ohiŋni uŋdowaŋpi kte.
            Mni

            Mni pejuta
            Mni wiconi
            Mni wakaŋ
Sur l’air immobile du matin,
ils arrivent, 
connectés reliés par  
les souvenirs 
connectés par
l’eau.

 

Dans son recueil Follow the Blackbirds  (Suis les étourneaux) Gwen construit, reconstruit avec des mots, un monde qui reflète le passé, le présent et le futur des Indiens Dakota.  Le langage employé est simple mais sensible, émouvant. L’auteure écrit depuis le monde Dakota, mêle son expérience personnelle, singulière, avec le sentiment collectif de nostalgie, d’attente, d’aspiration. Elle évoque les problèmes familiaux, d’environnement, la communauté Dakota et parfois elle se permet un humour tranchant afin de critiquer avec acuité et mordant, les travers de la société dominante. Elle n’évite pas de parler du passé douloureux, non plus que l’avenir qui sera ponctué de luttes et de combats pour conserver les territoires Dakota, ceux qui restent après colonisation, à la communauté, ainsi que leur culture. Ce livre fait la part belle à la notion de place dans le monde, au sentiment d’appartenance, à la relation entretenue avec une terre de naissance, elle célèbre les plaines, leurs hautes herbes, elle exprime, explique comment  la vue de celles-ci la connecte à quelque chose de puissant qui va au-delà de l’histoire et de la mémoire. Utilisant l’anglais comme le Dakota, elle montre combien la force du langage est un élément clé de la survie et elle chante la puissance des sons et des mots.

Comme dit en introduction, Gwen Westerman en plus d’être poète est une artiste plasticienne qui utilise les traditions du quilt pour réaliser de grandes pièces exposées dans des musées. Voici quelques poèmes accompagnant ses œuvres plastiques de tissu (broderie, tissage, perlage, couture) exposées au musée d’arts de l’université Gustaphe Adolphus en 2021. Cette exposition porte le titre de From This Hands  (Fait de ces mains).

La première pièce est intitulée Wiyohpeyata / To the West

 

Nous sommes
                        porteuses de rêves
nous portons les enfants
ces fardeaux portés
avec espoir
et recueillement
sous la gravité
de la responsabilité
histoire et
amour
pas culpabilité
amour
et espoir
pour ceux qui
rêverons
et partagerons
ces fardeaux nés
nous n’abandonnons pas
de bon gré
                  mais attirons et repoussons
équilibre et partage
plus forts
par ce lien
d’amour

 

Voici un deuxième poème, intitulé 38

 

38

Nous nous levons
ensemble
chantons
nos prières
à l’unisson
écoutez-nous

nous sommes
ici
debout
au centre
regardez-nous

nous faisons
ceci
aujourd’hui afin que
notre peuple
vive encore
demain

nous offrons nos
mains
d’êtres humains
souvenez-vous
de nous

 

Le troisième poème, Wicaŋhpi Heciya Taŋhan Unhipi / We Came From the Stars (Nous arrivions des étoiles) nous montre combien les Dakotas, et avec eux les Indiens d’Amérique, se sentent reliés au cosmos :

 

La nucléosynthèse stellaire
qui explique
d’où toute chose

dans notre univers

est venue selon les astrophysiciens qui

ne découvrirent que récemment la constante cosmologique permettant
l’explication
de notre univers
Notre histoire de la création nous dit que nous sommes venus des étoiles en cet endroit : Bdote4, où le Minnesota et le Mississipi convergent,
ce fut notre voyage le long de Wanagi Caŋku5,

dans notre univers,

que des astronomes plus tard appelèrent la voie lactée qui maintenant disparaît
dans la lueur excessive de millions et de millions de lumières urbaines.
Nous les premiers habitants de cet endroit

dans notre univers,

sommes les Wicaŋhpi Oyate, Peuple des Etoiles
et nous resterons ici aussi longtemps que
nous pourrons nous reconnaître

dans les étoiles

 

Voici un autre poème, faisant partie de cette exposition From his Hands, intitulé Hena uŋkiksuyapi (nous sommes le peuple des étoiles) et qui complète ce sentiment fort d’identité et d’appartenance à un ordre plus grand que le terrestre, à savoir le cosmique.

 

Nous sommes le peuple des étoiles, Wicaŋhpi Oyate heuŋtaŋhaŋpi
Notre héritage est aussi varié aussi présent, aussi absent, que
les étoiles au ciel. Dans la lumière vive du jour, nous ne
voyons qu’une étoile, notre soleil, mais les autres
ne sont pas parties. Au crépuscule, elles
réapparaissent. Les lumières de la ville
peuvent les obscurcir mais elles
ne sont pas parties.
Notre point de
référence
voile
ou
éclaircit
notre vision.
Pour créer de la beauté
à partir de la tragédie, guérir
du trauma n’est pas une lutte pour
la suprématie d’une histoire unique
mais un procédé de nouvelles compréhensions
qui évolue comme nous évoluons. Car où réside
« la vraie mémoire » ? Notre passé est enregistré dans
notre mode de vie, dans nos traditions et dans les cœurs
battants de notre peuple. Nos histoires brillent comme des étoiles

et nous nous en souvenons.

La poétesse Gwen Nell Westerman lit des extraits de son livre Follow the Blackbirds, We are Star People, au centre Wisdom Ways le 6 avril 2018.

Pour finir avec l’exposition, en regard d’une œuvre plastique intitulé Tree of life (arbre de vie) composée de mains dessinant une sorte de cactus ou d’arbuste, voici un poème intitulé Root Words (mots racines), poème qui fait partie du recueil Follow the Black Birds.

 

Mots racines

La prairies
les herbes
ont des
racines
deux fois
plus longues
qu’elles ne
sont hautes
profonds
ancrages
qui les stabilisent
contre les vents incessants
balayant les plaines. Leurs racines
s’enfoncent sous la terre
desséchée par         chaleur et froid
et se nourrissent        des restes d’une
vaste mer                intérieure
qui grouillait         des sons de
la vie il y a longtemps.
Notre                 langue
                 est comme les                herbes de la prairie        
survivant                          aux feux des
missionnaires                  et leurs dieux,
aux flots de                  mots anglais,
à la sécheresse,              grandissante
en des lieux               inattendus
comme si                    elle
      n’était                        jamais partie.
Makoce kiŋ                  etaŋha
uŋhipi                         ikce
       wicasta                  tehikapi
    Dakota                       iapi
       teuŋhiŋdapi

 

Voici à présent un poème récent que Gwen a lu lors d’un passage sur la chaîne de télévision Indian Coubtry Today à l’occasion de sa nomination de poète lauréat de l’état du Minnesota, elle était interviewée par Mark Trahant, le rédacteur en chef de Indian Country Today, d’origine Shoshone-Bannock :

 

Respire profondément et chante

Nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules
les oiseaux aquatiques et les locustelles
les coyotes aussi.

Nous respirons profondément
et nous chantons pour les moules.

Nous sommes les poumons du Mississipi
notre fleuve, pollué par les égouts
et les eaux usées,
asséché et endigué,
grêlé de zones mortes à cause de produits chimiques et teintures,
bordé par les rives de la destruction,

notre fleuve :
une voie de migration majeure,  
il coule jusqu’à nos cœurs,
les a traversés pendant des siècles et des siècles
bien au-delà de la mémoire
au travers de terres marécageuses et de bras morts
de communautés et d’économies
ravagées par des espèces invasives
des humains envahissants.
La dégradation de l’environnement
a coulé jusqu’à nos cœurs
notre fleuve
il vient à nous
il nous fait signe
nos rêves coulent et le suivent.

Donc nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules,
les oiseaux aquatiques et les locustelles,
les coyotes aussi.

Nous respirons profondément
et nous chantons pour les moules
qui sont les sentinelles silencieuses de notre fleuve,
elles retiennent nos histoires et la douleur
de notre fleuve
celles d’il y a quarante, soixante-dix, deux-cents ans
comme les arbres au-dessus d’elles sur les rives
de notre fleuve
les anneaux des coquilles de moules sont les
archives de notre environnement
et de notre fleuve
ils enregistrent la résilience et les luttes
la restauration des plaines inondables et
des fonds du fleuve
la restauration de la santé et des cœurs.
Comment guérir notre fleuve
sans nous guérir nous-mêmes ?
Notre fleuve
nous fait écho
nous soutient
nos rêves coulent et le suivent
ses eaux nous façonnent
nous étreignent
et sont notre principal remède.

Donc nous chantons pour les moules
nous les loutres et les castors,
les grenouilles et les libellules,
les oiseaux aquatiques et les locustelles,
les coyotes aussi.

Respire profondément et chante avec nous
pour les moules
et nous chanterons pour toi.

 

À la fin de cet exposé, vous aurez compris que Gwen Westerman incarne parfaitement les valeurs de sa communauté Sioux Dakota, comme celles plus largement des Indiens d’Amérique. Tout en restant humble et simple, sans artifices spectaculaires, sans arrogance, sans tapage médiatique, elle s’engage à faire du monde un endroit où vivre en harmonie, sans oublier ce qui nous lie à la terre et au cosmos, et pour cela qu’elle soit remerciée.  

Notes

  1. Give-away, (parfois aussi nommée cérémonie du Potlatch), est une cérémonie traditionnelle pratiquée dans les tribus Indiennes, cérémonie de remerciement parce que bénéficiant d’une relative abondance, cérémonie de redistribution puisqu’abondance non égale pour tous, symbole de solidarité et d’entre-aide, elle vise également à faire que les humains se détachent des biens matériels, se suffisent d’un minimum vital. Ce rituel à visée de croissance spirituelle, permet de faire grandir les personnes afin d’un jour mériter l’adjectif d’humain, conscient de son interdépendance avec la création entière. Wopida signifie merci en langue Dakota, le suffixe ye ponctue les phrases est employé quand c’est une femme qui parle. (N.d.T.).

2. Henry Rowe Schoolcraft, né en 1793 et mort en 1864, était un géographe, géologue et ethnologue américain qui étudia les Indiens d’Amérique et «        découvrit » la source du Mississipi à savoir le lac Itasca. L’épouse de Schoolcraft était férue de légendes amérindiennes et c’est grâce à ces légendes partagées avec son mari qu’est né le poème épique de Longfellow, The song of Hiawatha.  Misi Ziibi : nom donné à la partie supérieure (nord de l’état du Minnesota) par les Indiens Ojibwa.

3. verItascaput (latin) : True Head, terme qui désigne le début d’une rivière ou d’un fleuve, ici en l’occurrence le lac Itasca.  Mni = eau, Mni wiconi=l’eau c’est la vie      Mni Wakan=l’eau est sacrée  Mni pejuta=l’eau noire, le café.

4. Pour les Indiens Sioux Dakota, le mot Bdote signifie confluence, et par extension c’est l’endroit où rivières et humains sont venus ensemble depuis au moins dix mille ans. Bdote est une étendue, un paysage central pour l’identité des Dakotas et est considéré comme un lieu sacré. Cette zone appelée Bdote contient plusieurs endroits importants pour les Indiens Dakota tels que Wakan Tipi (Carver's Cave, la grotte Carver), Mni Owe Sni (Coldwater Spring, Source d’eau froide), and Oheyawahi (Pilot Knob, poignée de pilote).

5. Caŋku Wanaġi, “the spirit road,” c’est-à-dire en langue Dakota, (comme Lakota et Nakota), le chemin spirituel. Il est dit que les esprits des Indiens Dakotas descendirent de la Caŋku Wanaġi, qui fut créée à partir des étoiles de la voie lactée et quand ils arrivèrent sur terre, le créateur façonnant le premier humain avec l’argile de Maka Ina, la Terre Mère. Les humains alors formaient le Oceti Ṡakowiŋ, The People of the Seven Council Fires, le peuple des sept feux du conseil, une société organisée de façon à refléter son origine sacrée. Les Indiens Dakota pensent que l’embouchure de la rivière Minnesota est le centre de la terre et que les Dakotas occupent la porte qui ouvre sur le monde de l’ouest. (À l’échelle du continent nord-américain, ils n’ont pas tort !).

Présentation de l’auteur




Marcher entre les mots : Les territoires du blanc chez André du Bouchet et Kenneth White

L’œuvre importante du poète André du Bouchet (1924-2001) comme celle de Kenneth White poète né en écosse en 1936 relève de ce que l’on appelle les « écritures blanches » (« le monde blanc » selon l’expression de Kenneth White).  

Autrement dit, c’est dans les espaces blancs, les ponctuations elliptiques de toutes sortes que passent les pas des deux poètes marcheurs, c’est-à-dire par les vides, par ce qui excède le langage ou ne se dit que par l’intervalle et l’espacement entre les mots.

Afin de mettre en lumière l’émergence du caractère de cette poésie, et d’en éprouver la dimension poétique, Christine Durif-Bruckert interroge la disposition typographique des mots sur la page dans la poésie d’André du Bouchet, disposition à travers laquelle un langage tente de se constituer, dans son rapport complice autant qu’au travers de ses liens d’étrangeté au réel.  Marc-Henri Arfeux quant à lui explore la manière dont Kenneth White fait varier la notion de ponctuation, du signe grammatical le plus souvent absent ou raréfié, à l’art de signaler ou souligner musicalement voire silencieusement selon les cas, jusqu’au vide, qui là encore ouvre l’espace du poème entre et au-delà des mots.

Ces deux poètes, de façon tout à fait singulière, nous invitent à faire l’expérience de la re-création, voire de l’invention d’une langue inédite, autre langue dans notre propre langue, aux limites même de la langue française. Ils éclairent avec acuité la démarche poétique de ces écritures.æ

La poésie d’André du Bouchet : une marche à travers la langue

L’écriture poétique d’André du Bouchet n’en finit pas de moduler son cours, de faire varier les dispositions des mots, d’en chercher les emplacements sur la page blanche, de se heurter aux accidents et fractures qui en défigurent l’harmonie.

Par son errance, cette parole chaotique, énigmatique inquiète autant qu’elle bouleverse. Elle nous hante, semble vouloir nous happer, nous aspirer. La lecture, très visuelle, ne cesse d’en transformer les formes vertigineuses sans jamais les épuiser. Pourtant elle nous vivifie comme si elle nous donnait « l’air soudain », ou encore creusait « cette profondeur, cette surface dont un champ compose l’aile » (Dans la chaleur vacante, Gallimard, 1961, 2017). Comme si, encore, elle nous livrait les secrets d’un étrange parcours initiatique vers le poème.

Voilà ce qui fait l’allure (dans le double sens de la temporalité et de la forme) d’un poème de André du Bouchet : la présence massive des blancs, l’agencement aéré des espaces que l’on regarde comme autant d’éclats, de fragments, de blocs qui se réduisent à un simple groupe nominal. Ces séquences verbales semblent flotter, perdues, déliées d’elle-même.

Le lecteur y trouve peu de ponctuations, des points sans effets d’interruption, qui quelquefois même précèdent la phrase, quelques tirets incongrus, qui déstabilisent les attentes conventionnelles. On ressent profondément ce rythme très particulier de discontinuité, de dispersion et de coupures, horizontales, verticales ou encore obliques, où se brise et renait perpétuellement la géographie et l’unité du poème. L’absence de verbe, les contradictions audacieuses et les redites insistantes rajoutent un sentiment d’étrangeté, venant pulvériser, quelquefois jusqu’à la caricature, la notion même de phrases et les logiques de l’articulation et du déplacement syntaxique.

L’écriture est dépouillée, immédiatement inspirée des plateaux du Vexin ou des montagnes drômoises que le poète parcourait inlassablement. Elle suit le chemin de la marche tout en liant le langage à ce monde de l’élémentaire.

Fragment de l’inédit publié dans Ecritures contemporainesspécial André du Bouchet dans André Du Bouchet, la parole libre et son mouvement, article de Jean-Marie Corbusier dans Recours au poème.

Comme il marche physiquement à travers le monde et ses éléments les plus concrets André du Bouchet marche à travers la langue », dit Maldiney lors de l’émission radiophonique. Si vous êtes de mots..., (FC, 1998). Le mouvement du corps en marche et celui de la parole en écriture sont en reflet, noués par ce désir de contact intime (d’adhésion profonde) avec l’air1, le vent, la lumière et le feu, mais encore la pierre, la neige, le glacier et toute une matière première dont le poète éprouve les forces vitales et les abîmes : « Un chemin, comme un torrent sans souffle. Je prête mon souffle aux pierres. J’avance, avec de l’ombre sur les épaules. (« Le moteur blanc », Dans la chaleur vacante, 77).

Il avait toujours sur lui un carnet notant sur le vif ce qu’il voyait ou ce qui lui traversait l’esprit, « des perceptions très précises, souvent griffonnées, notées de façon illisible, ce qui donnait lieu à un précipité de mots, l’histoire se transformait en accident verbal « (entretien avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, FC, 11 mars 1984).).

Le poète dépose sur les pages de ses carnets ce qui vient du sol, de la terre, de dessous ses pas. « Rien n’est à inventer, il n’y a qu’à dire ce que l’on voit », disait-il. Puis, dans l’après-coup, il revient sur les notes de ses carnets pour les travailler et en redéployer la mise en page2, cherchant à saisir, à retrouver, le moment vif et incertain de leur surgissement et l’instant de leur « arrachement » au monde. 

Du bord de la faux, André Du Bouchet lu par Olivier Martinaud.

Mais face à l’immensité aride de cet insaisissable, les langues « bégaient » comme il le formule dans L’infini et l’inachevé (Postface de L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent, consacré à Victor Hugo, Seghers, 2001). Le poème bègue, « s’arrache à ses/lointains, le nouveau sol ajouré/Jusqu’à ce sol habité sous le pas, /qui tarit – sous le pas seulement (Ou le soleil, Gallimard, 1961, 2017, 124-125).Par l’acte même de la lecture, le lecteur marche avec le poète, marque tous les arrêts dans le mouvement indéterminé de l’interruption, de la brisure, quelquefois du hachage. Avec lui, il s’immerge dans les souffles du réel, « de l’air qui claque ». Il butte sur les mottes de terre, foule les « morceaux d’air », respire « les éclats de la poussière ». Les grands trous de lumière, les champs de neige glacée, d’un blanc illimité ou les éclairs d’orage dirigent l’occupation arythmique de l’espace, ralentissent, figent ou précipitent les mots, effilochent et redistribuent les moments d’éclaircie, et ainsi désserrent ou resserrent les blocs compacts de l’obstacle.  

 

LA NUIT, c’est....

...dire...entendre....      ce qui sur le pas brille,
Par instants crisse, espacé....

(« Poussière sculptée », l’ajour)

 

Ainsi dans l’irréductible « contact mot/monde » se dessinent les lignes d’écriture qui se perdent et se disloquent dans l’espace, comme « la membrure du feu/le feu/dont je vois/la tête/les membres blancs. ».  (« Le Moteur blanc », Dans la chaleur Vacante).

Liberté du vent, retour du vent ressourçant les multiples directions et dilutions du sens. Sensation éprouvée à l’instant du pas, du poids du corps et de ses empreintes sur le sol. Le poème s’est emparé de la totalité de la page blanche, entre son centre et les pourtours, jusqu’au mur de l’indicible. La blancheur entière est absorbée dans le poème, devient elle-même présence active, énergie et moteur : « Un glissement se produit aussitôt à l’intérieur de cette parole dont nous n’avions jusque-là pu prendre en charge que l’action intérimaire, et dans la patience – l’atonie même – qui en constitue aussi un soubassement. (« Image parvenue à son terme inquiet », Dans la chaleur Vacante, 114).

"Sang", André du Bouchet lu par l'auteur.

L’écriture de cette marche physique-existentielle s’apparente alors aux traces d'une fuite en avant, d’une déchirure qui s’ouvre et se résout inlassablement dans la gloire éphémère et le repli des mots. Ainsi se dévoile des lambeaux d’inconnu au point même de l’éclosion et du décrochement, de l’ascension et de la chute (semblable au mécanisme incertain du pied qui se lève, enjambe le vide et retombe).

Elle progresse dans la typographie du réel, se pose sur l’oubli, émerge de sa propre disparition (son blanchiment) sitôt qu’elle s’énonce : « j’oublie … la parole en déplacement/s’oublie »,

 

par cela même
qui,
au fur et à mesure
qu’elle s’énonce, lui
sera
soustrait …

(« Hercule Segers », L’Incohérence, Paris, P.O.L, 1979)

Étrange tension de la langue entre cette énergie bouleversante et ce qui l’immobilise, la suspend, et maintient son ouverture. « L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige. La nuit apparaît, J’écris aussi loin que possible de moi » écrit le poète (« Météore », Dans la chaleur vacante, p 38). Cette poésie en marche porte le poème toujours en avant. Un poème qui jamais ne conclue, nourrissant depuis une intime préoccupation de l’infini ce désir poétique à jamais assoiffé : « Rien ne désaltère mon pas » (« Cession », Dans la chaleur vacante, 106). « Si un mot est écrit, la terre suit », disait-il en 2011 lors de son entretien avec Alain Veinstein, « La terre est en marche, elle est appelée par le mot, qui est passé en avant de son sens », au-devant de soi.

Dans l’exigence même de cette marche poétique, les mots s’allègent, se déchargent de tout surplus, de toute information événementielle et biographique. Une poésie élaguée et intemporelle : « je reprends ce chemin qui commence avant moi/comme un feu en place dans l’air immobile, /l’air qui tournoie au-dessus du chemin. /Tout a disparu. La chaleur déjà ». (« Face de la chaleur », Dans la chaleur vacante, 87). Le poète est dans la recherche d’un commencement, d’un recommencement qui aurait vocation de retour vers la matrice des choses, « en pleine terre », « dans le corps de la terre », au point originaire et muet (blanc) du monde et de la langue.

 

                                                                                                                                                                                                                                       un pas, et
la route ira où j’ai été.

(l’Ajour, 137)

L’origine n’est-elle pas cette dimension perdue, cet autre versant des choses qui se réfléchit dans la masse du poème, et que spatialise et temporalise la composition des espaces et ponctuations :

 

                                   Cette contradiction chatoyante,
                                   Cette clef

                                               dans l’espace blanc                                              

 

                                               entrer, sortir 

                                   - c’est le même pas 

 (Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1956, Le bruit du Temps, 2011, 222)

Trou de l’abime, passage étroit du néant, pourtant ouvert et libre. La langue ne discourt pas. Elle est parole, au vif de l’écart, de la faille insurmontable, entre les choses et les mots : « ... parole – non : cela, la parole, elle seule, le dit, scindant... » (« Porteur d’un livre dans la montagne », Ou le soleil, 206). Une parole qui avance et n’aboutit pas, puisant éternellement et universellement aux éléments matriciels, aux premiers temps obscurs, sans doute les plus irréductibles. Elle ne s’alourdit d’aucun savoir, mais le reconquiert sensiblement, sensoriellement au cœur même de ce qui le fonde : son effondrement.

Poésie d’une beauté absolue, si émouvante de nous lier ainsi picturalement et métaphysiquement au monde, débordée de part en part, déportée d’un point à l’autre, sans bord ni bordures, qui broie littéralement les coques rigides ou mélodieuses du langage, et libère depuis la source désirante, les fluidités et limpidités de l’intarissable.

De battement en fracture, de liaisons en césure, elle respire (et aspire) les volumes d’air autant qu’elle en trace les contours en forme de paysage. Le blanc est alors la marque présente, la présence du mot qui encore vient de s’absenter, de s’échapper, et qui toujours fait retour :

"...et tel", André Du Bouchet lecture de Pierre Chappuis.

                                                                                                                                                                                                                                                            L’air –

sans atteindre au sol, seulement- sous la foulée,
revient »,

(Ou le Soleil, 127)

De page en page, les errances et glissements ponctuent le souffle du poète marcheur, du poète guetteur et chercheur de l’infini et de l’imprononçable dont les étreintes et séparations sont, dans son écriture, poussées à l’extrême. Parce que le point d’ancrage de toute sa poésie est le vide, « ce vide qui fait avancer, que l’on cherche à combler et que l’on ne peut pas combler » (Entretien avec Alain Veinstein).

La terre et sa ponctuation paradoxale chez Kenneth White

Comme nombre de poètes contemporains, Kenneth White n’use guère de la ponctuation traditionnelle composée de signes comme les virgules, les points, les points-virgules, etc., laissant librement flotter le poème et se multiplier éventuellement les jeux du sens qu’autorise une telle oscillation grammaticale. Mais, chez ce grand voyageur qui sait associer les divers rythmes du nomadisme aux pures stases contemplatives, l’absence de la ponctuation classique prend un sens très particulier, en ce qu’elle permet aux textes eux-mêmes de pérégriner, le plus souvent hors des routes communes, en retrouvant sur tous les continents des traces immémoriales, humaines, terrestres et maritimes et plus généralement cosmiques. A cette disposition s’ajoute un flottement second dû à la liberté des intervalles : les interlignes, d’ampleur parfois variable, laissent circuler une respiration qui semble à la fois une onde et une ouverture en perspective des paysages, comme dans Autrefois, à Novgorod : « Dans la nuit des temps/ je fus yukagir/ peut-être samoyède// plus tard je fus slave// ensuite scandinave/ murman de Mourmansk » (Les archives du littoral, p.75, Mercure de France, 2011). A cette irrégularité des vides correspond tout au long du poème celle des strophes, tantôt en tercets, tantôt en distiques, tantôt formée d’un seul vers isolé qui demeure en suspens dans le vide comme un flocon de neige. Ce dispositif aléatoire - on trouve aussi des quatrains et un quintil - établit une autre forme de ponctuation, qu’on pourrait dire seconde en ce qu’elle échappe aux signes grammaticaux qui nous sont familiers, faisant jouer la formulation poétique dans des espaces plus ou moins indéfinis qui ne sont pas sans évoquer la notion de monde flottant que l’auteur reprend d’ailleurs à son compte dans le titre de l’un de ses recueils, Scènes d’un monde flottant, (Grasset, 1983).

Dans Autrefois, à Novgorod, cette liberté verbale et grammaticale suggère admirablement l’errance à travers les siècles, les villes et les peuples et les identités qui en résultent, sans que la cohérence du dire soit compromise. Bien au contraire, elle nous tient d’autant plus en haleine, donnant un sentiment de puissante oralité, comme si un barde proférait le poème.

Ailleurs, dans le même recueil, l’absence de la ponctuation habituelle permet d’établir une forme de narrativité dont le but est, non seulement de faire circuler le texte selon les pas de l’auteur nomade, mais aussi d’embrasser l’objet du poème, en l’occurrence une île.

Ainsi, Le logos sur l’île de Lewis, tient à la fois de la tentative de description d’un paysage, de l’énumération scientifique à la Jules Verne et même en un certain sens du guide de voyage pour happy few en territoire d’exception : « Pour une idée générale/ du pays du gneiss/ ces finisterres de pierre/ on peut marcher, disons/ depuis le Gairloch jusqu’au cap de la Colère / via Scourie// mais pour se plonger/ dans le complexe lithologique lewisien/ le meilleur point de départ/ est Stornoway/ d’où l’on peut voyager vers le nord (…) dans les milieux scientifiques/ on parle de/ gneiss à pyroxène/ gneiss à hornblende/ gneiss à biotite// mais le mot final sur le gneiss est ceci/ c’est une roche ignée/ après une métamorphose » (Les archives du littoral, p.83). On aura remarqué l’inattendue virgule du quatrième vers, seule de son espèce et purement rhétorique qui souligne le ton oral et déclamatoire du poème, à mi-chemin de la prose descriptive et du lyrisme. La véritable ponctuation est d’ailleurs ici de renvoi, vers après vers, d’un texte qui pourrait être celui d’un conférencier si le travail musical, aussi sensible en traduction française que dans le texte originel, ne faisait onduler la formulation entre plusieurs fréquences poétiques.

Cette technique de déstabilisation du sol narratif au profit d’une tresse verbale en apesanteur peut aussi donner au texte une forme de puissance visionnaire dont témoigne ici le déroulement continu des éléments concrets que sont différents types de poissons formant une multitude captivante sur les étals d’un marché : « Coup d’œil sur le marché aux poissons : / le soleil rouge faut chatoyer/ les gros yeux, les brèmes, les raies/ les requins, les barracudas et les serpents de mer/ alors qu’une fumée bleue monte des bâtons d’encens » (Scènes d’un monde flottant, p.39, Bernard Grasset, 1983).

Ici encore n’apparaît qu’un seul signe de ponctuation dont la fonction essentielle semble celle d’une vanne libérant le flux de la parole dans un grouillement de noms qui sont chacun l’équivalent verbal de l’animal désigné, selon une forme de cratylisme fécond des listes vertigineuses. Le premier vers est comme un titre intérieur au poème que les deux points isolent et relient à la richesse élémentaire qui en jaillit. La ponctuation est ici moins grammaticale que purement rythmique et sonore, ce qui se sent davantage encore dans la version originelle du poème : « Fish market look see :/ the red sun glistens/ on big-eyes, bream, manta rays/ shark, barracuda, sea-snake/ while blue smoke rises from joss sticks » (id, p.38). L’absence de signes syntaxiques accentue l’impression enivrante de continuum d’ailleurs soulignée par la manière dont la fumée d’encens relaie celui-ci de sa propre spirale. On pourrait dire que la ponctuation n’est autre le poème lui-même tel qu’il se propage, entre en échos et reflets qui ne cessent de le relancer.

Ailleurs, cette absence des marqueurs conventionnels permet de donner à la parole poétique une pulsation incantatoire qui en fait l’équivalent d’un tambour, d’une psalmodie haletante et d’une transe : « J’ai revêtu une multitude d’aspects/ avant d’acquérir ma forme définitive/ il m’en souvient très clairement » (Celtie récits de voyages, chants druidiques, poèmes d’ermites, in Territoires chamaniques, p.29, Editions Héros-Limite, 2007).

Manuscrit de Kenneth White, La voie de l’Ermite, 27 juin 2018.

Après les trois vers liminaires qui sont l’équivalent de l’exposition d’un thème dans ses principes fondamentaux et incluent à ce titre la même ponctuation finale de deux points que tout à l’heure, le texte va pouvoir dérouler d’un seul élan halluciné son axe de scansion dont l’absence de toute ponctuation - à l’exception d’une unique virgule médiane dans le dixième vers dont l’exception lui donne précisément une valeur  de battement et de reprise du souffle - permet de libérer l’énergie au fur et à mesure des retours cyclique de « j’ai été ». C’est justement cette anaphore qui constitue la ponctuation, au sens purement rythmique du terme : « j’ai été une lance étroite et dorée/ j’ai été goutte de pluie dans les airs/ j’ai été la plus profonde des étoiles/ j’ai été le mot parmi les lettres/ j’ai été livre dans l’origine/ J’ai été lumière de la lampe/ pendant une année et demie/ j’ai été un immense pont jeté sur trois fjords/ j’ai été chemin, j’ai été l’aigle/ j’ai été bateau de pêcheur sur la mer/ j’ai été cordée d’une harpe/ j’ai été arbre au bois mystérieux/  j’ai été formé/ par les fleurs de l’ortie/ par l’eau du neuvième flot ». Le texte maintient ensuite sa pulsation en faisant légèrement varier la formule introductive de chaque vers jusqu’aux derniers mots où enfin un point final pourra clore le rituel chamanique du poème  : « j’ai joué dans la nuit/ j’ai dormi dans l’aurore/ (…) j’ai erré longtemps sur la terre/ avant d’être habile dans les sciences/ j’ai erré, j’ai marché/ j’ai dormi dans cent îles/ je me suis agité dans cent villes. » (p.29-30). Entretemps, l’auteur aura ménagé des intervalles réguliers entre des strophes de longueur irrégulière, ralentissant progressivement le rythme de la transe poétique qui s’achève précisément sur le passé composé : « je me suis agité », faisant penser à la formule conclusive de tout discours chez les amérindiens étatsuniens : « J’ai dit ! »  Ponctuer, une fois de plus, signifie créer un corps verbal dépouillé de signes inutiles pour mieux laisser monter et s’étendre sans limite l’énergie fondamentale que le poète, tel un sourcier ou un yogi est allé capter au plus profond de l’être.

Il arrive également que l’ébullition vitale du lieu et son immédiate portée métaphysique soient ponctuées de vides quasiment musicaux, lesquels induisent d’imprévisibles décalages à l’intérieur du poème. C’est le cas dans Lumière abrupte sur le cap breton (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.129, Poésie/Gallimard, 2007) :

bouillonnements blancs des vagues
                                    confusion des commencements
                        dissolution et amplitude
le vide est plénitude

et les goélands
                    font jaillir leurs cris spontanés 

A l’opposé, l’absence presque totale des signes de ponctuation peut installer le calme et les blancs de larges espaces. Ainsi au début de la partie de Territoires chamaniques intitulée Le monde blanc et dont la première séquence se nomme Celtie, les textes sont répartis comme de menus fragments de territoires ou des îlots à l’intérieur de vastes pages aux trois quarts vides, le format presque carré du livre (17 de largeur sur 19 cm de longueur) contribuant à cette impression spatiale, particulièrement quand on tient une double page bien ouverte devant soi, contre une table ou sur ses genoux.   Ainsi, pour les page 27-28, nous avons à gauche en haut de la page 27 le tercet suivant : « Quand vivaient Finn et les Fianna/ landes et rivages/ leurs étaient plus chers que l’église », tandis que la page 29 est occupée, en haut par un quatrain : « Aux calendes d’hiver/ maigres sont les cerfs/ jaunes sont les cimes des bouleaux/ déserte la maison d’été. »,  et presque dix lignes en-dessous, par un tercet : « Maintenant c’est l’hiver/ la mer est pâle/ le perchoir des goélands est en colère. », la moitié inférieure de la page demeurant vide. C’est encore une forme de ponctuation, mais cette fois par le silence et un vide très largement ouvert qui évoque même par cinesthésie, du fait du velouté de la page, une étendue de neige. Isolés les uns des autres, les trois poèmes viennent buter sur le menu piquet de leur point qui les arrime au coeur de ce grand vide.

Leur brièveté et cette répartition si particulière, dont on devine qu’elle ne doit rien à une simple commodité typographique et éditoriale, donnent l’impression qu’ils sont eux-mêmes des variations du silence, comme des chantonnements discrets, à la manière de comptines, de courts mantras ou des chants murmurés de Stimmung, pièce a capella pour voix d’homme composée par Karlheinz Stockhausen à la fin des années 1960. S’agit-il de trois poèmes distincts, de trois états d’un même poème réparti sur deux pages, de strophes nomades au sein d’un tout sans véritable bordure ? Tout cela à la fois, sans doute. Reste qu’ici, ce sont les textes qui ponctuent le champ ouvert de la blancheur, et non l’inverse comme c’était le cas tout à l’heure. N’oublions pas que la notion d’étendue blanche s’inscrit dans le patronyme du poète et que, parmi ses zones favorites de pérégrination, figurent justement nombre de pays orientés vers le nord mythique de la neige et des glaces, de sorte que les blancs inclus dans les poèmes sont aussi bien des territoires qu’une signature, une forme de blason par l’ellipse de tout signe.

 

Le chemin vers l’arbre. 6 pointes sèches imprimées à la suite sur deux feuilles d’Arches, l’ensemble 28,5 × 151 cm. 3 ex. accompagnés dans les marges supérieures d’un texte manuscrit de Kenneth White, 1993.

Ce principe de rareté peut aller encore plus loin, dans un poème qui atteste lui aussi de cette symbolique personnelle. Il s’agit de l’admirable Matin de neige à Montréal (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.59, op. cit.) :

Certains poèmes n’ont pas de titre
ce titre n’a pas de poème

tout est là, dehors. 

L’objet du poème échappe au langage, il l’excède de sa présence absence dans une outre langue uniquement tissée d’un silence de neige. Il se glisse entre les mots, sépare de sa béante plénitude le distique initial et le dernier vers isolé sur sa frontière avec l’extériorité. Le langage bascule d’un bloc : titre et poème, désolidarisés l’un de l’autre et de toute désignation, qu’elle soit simplement allusive ou descriptive selon les enlacements d’une tentative de mimesis verbale des êtres et des choses. Ici les mots ponctuent seulement leur effacement et si l’auteur introduit une virgule et un point dans le dernier vers, ce n’est pas pour recomposer une phrase grammaticalement complète et en cela satisfaisante aux yeux des règles. Le premier mot « tout » manque en effet du « T « majuscule qu’il devrait comporter. La virgule et le point ont donc une autre fonction : introduire eux aussi des vides significatifs dans la sobre formulation, comme des silences entre les paroles rares d’un maître zen qui désignerait du doigt l’extériorité simultanément pleine et vide, et se tairait ensuite, sans la moindre emphase, parce que tout a été dit, que tout est là, sous nos yeux, dans l’ici du monde ouvert. Telle est la dernière ponctuation évidente et mystérieuse du poème, qui fait glisser le shôji du silence sur la parfaite blancheur à l’infini.

Conclusion

Tous deux marcheurs, l’un arpentant sans cesse les mêmes fragments de territoires avec inépuisable obstination, l’autre allant et venant sur les cinq continents, en véritable nomade planétaire qui n’a pas moins, lui aussi, ses tropismes fondateurs en quelques zones privilégiées du globe, André du Bouchet et Kenneth White témoignent du monde par une certaine façon d’altérer le langage. Si le premier cherche à saisir la terre dans un dépôt verbal le plus épuré possible, libéré des logiques rhétoriques de la langue, le second obtient ce contact essentiel par une forme de lâcher prise qui n’exclut pas nécessairement la densité du flux lyrique, afin d’atteindre l’énergie pure de l’être au lieu de la domestiquer et la guider dans les canaux conventionnels de l’expression. Toutefois, son écriture emprunte aussi très souvent les moyens de l’ellipse et de la mise à distance, lui permettant d’isoler et faire vibrer les constellations de sens dans de grands espaces blancs à la démesure des horizons dont il s’enivre. Ainsi, là où André du Bouchet cherche à exprimer la terre, physique et métaphysique, par des creusements, et des pulvérisations donnant au blanc valeur d’attente, d’affirmation du sol et d’ajustement du langage à sa nature élémentaire, Kenneth White déploie ce qu’il nomme une « géopoétique » où les formulations jouent le rôle de capteurs et de miroirs de ce qui par nature excède inévitablement tout langage et le provoque. Dans les deux cas, la poésie consiste dans la mise en œuvre d’une certaine impossibilité méthodologique infiniment plus créatrice que le serait l’excessive confiance d’un discours impérial toujours certain de rendre compte de la réalité et la figeant dans un ensemble de paramètre linguistiques pour cette raison précise qu’il la réduit à l’état de sujet d’étude quantifiable et rationnel. L’approche du vide, du blanc et du silence au centre des mots libérés des a priori de la syntaxe permet au contraire de transcender la parole poétique au profit d’une vérité mobile, toujours naissante, flexible, jamais définitive et cependant constamment proche du poète qui la cherche, à portée d’attention contemplative, tantôt grâce au tâtonnement des pas qui se risquent à épouser le sol, tantôt par le rayonnement pur de l’évidence en apesanteur au cœur même du mouvement. En ce sens, André du Bouchet et Kenneth White sont poètes des ponctuations sobres, raréfiées comme les touffes d’herbe sur une terre primordiale essentiellement tissée de vide et de silence où les mots ne sont plus que des poussières rassemblées, des envoûtements et les soudains dévoilements blancs de l’être à fleur de monde.

Notes

[1] Son premier recueil s’intitule air (1951).

[2] Les poèmes eux-mêmes tout comme ses recueils se sont transformés, décomposés/recomposés, tout au long des reprises de leurs diverses écritures et publications, voir le très beau livre de Michel Collot, André du Bouchet, une poésie en marche, l’Atelier contemporain, 2021.

[3] Notons ce point essentiel : André du Bouchet, dès sa plus jeune enfance entend, dans sa famille, parler le français, l’allemand et le russe. Notons également, en écho à une écriture de la rupture, l’exil de sa famille aux EU en 1941 qui s’inscrit dans la grande Rupture de l’Histoire.

Présentation de l’auteur

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9 poèmes de Patrick Lane

Le poète Patrick Lane (http://www.patricklane.ca/), l’un des écrivains canadiens les plus renommés, est né à Nelson, en Colombie-Britannique le 26 mars 1939 et décédé le 7 mars 2019. Il  vivait avec sa compagne, la poétesse Lorna Crozier, près de Victoria. Lane, qui a grandi dans une famille ouvrière de cinq garçons et une fille, a commencé à publier ses premiers textes dans les années soixante, alors qu’il travaillait dans les camps de bûcherons, les petites villes et les mines du nord de la Colombie-Britannique (autodidacte, il a exercé mille métiers).

Pour lui, c’est alors une époque de nomadisme. Durant cette époque, il est marqué par de rudes épreuves et des traumatismes profonds (la mort en 1964 de son frère, le poète Red Lane, d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de vingt-huit ans, ainsi que le meurtre par balle de son père en 1968). Il s’installe à Vancouver en 1965 où il se joint à d’autres artistes et écrivains pour donner naissance à une poésie canadienne qui ne répond pas aux diktats du monde universitaire. En 1966, dans cet état d’esprit, il crée la maison d’édition Very Stone House avec Bill Bissett et Seymour Mayne. En 1968, il dirige le recueil des œuvres de son frère, Collected Poems of Red Lane. Durant cette décennie, il publie aussi Letters from the Savage Mind (1966) et Separations (1969). En 1971, il décide de se dévouer entièrement à l’écriture et part pour l’Amérique du Sud où il vit durant deux ans. À son retour, il s’installe sur la côte ouest du Canada dans le petit village de pêcheurs de Pender Harbour. En 1978, il travaille à l’Université du Manitoba dans le cadre d’une résidence d’écriture, puis c’est la consécration avec Poems New and Selected, qui remporte le prix du Gouverneur général la même année. Il sera ensuite écrivain en résidence et professeur dans différentes universités canadiennes.
On lui doit de nombreux recueils de poésie : Poems, New & Selected (1978) ; The Measure (1981) ; Old Mother (1982) ; A Linen Crow, A Caftan Magpie (1984)  ; Selected Poems (1987) ; Milford & Me (1989), a collection of children’s poems; Winter (1990) ; Mortal Remains (1991) ; Too Spare, Too Fierce (1995) ; Selected Poems 1977-1997 (1997) ; The Bare Plum of Winter Rain (2000) ; Go Leaving Strange (2004) ; Witness: Selected Poems 1962–2010  (2010) et Washita (2014). Son récit biographique consacré à la méditation, à l’art et à la poésie, There is a Season: A Memoir in a Garden a paru en 2004 et ses deux romans, Red Dog Red Dog et Deep River Night, ont paru respectivement en 2009 et 2018. Il a également co-édité (avec Lorna Crozier) Breathing Fire (1995) et Breathing Fire II (2004), deux anthologies de poèmes écrits par de nouveaux poètes canadiens et Addicted: Notes From the Belly of the Beast (2001), une anthologie d’essais personnels consacrés à la dépendance à la drogue et à l’alcool. En 2011, Harbour Publishing, l’éditeur de poésie de longue date de Lane, publie l’énorme volume de 540 pages The Collected Poems of Patrick Lane, ouvrage qui figure parmi la demi-douzaine de livres de poésie canadienne les plus importants publiés au cours du dernier quart de siècle.

Patrick Lane est le récipiendaire de nombreux prix et a voyagé dans de nombreux pays pour présenter son œuvre : Angleterre, France, Tchécoslovaquie, Italie, Chine, Japon, Chili, Colombie, Yougoslavie, Pays-Bas, Afrique du Sud et Russie. Il a été nommé officier de l’Ordre du Canada en 2014 « pour ses réalisations en tant que voix influente de la poésie canadienne et pour avoir servi de mentor à la prochaine génération de poètes canadiens » (Le Devoir, 9 mars 2019).

Dans son récit biographique de 2004, There Is a Season, Lane confesse que c’est la poésie qui l’a aidé à survivre : « Je pense que c’est la poésie qui m’a empêché de me tuer ou de tuer les autres. » Un autre élément rédempteur dans sa vie est très certainement sa relation avec Lorna Crozier, sa compagne (après deux divorces dans ses jeunes années) et sa première lectrice. « J’ai toujours su que je vivais avec un poète », explique-t-elle. « Nous avons modelé nos vies autour de cette chose folle qui était le centre de notre existence et que vraiment peu de gens comprennent ou valorisent.1 »

 

Lorna Crozier, poète et lauréate du Prix du Gouverneur général, et Patrick Lane, lauréat du Prix de poésie Dorothy Livesay et du Prix du Gouverneur général reçoivent des doctorats honorifiques (Docteur en lettres) le 1er juin 2015 à l'Université McGill à Montréal.

La poésie de Lane se caractérise par un style imagé, direct et descriptif et traite de la rudesse des rapports de l’homme avec son environnement et ses semblables. Comme le déclare le romancier et écrivain de la Saskatchewan Guy Vanderhaeghe : « Bien qu’on se souvienne probablement mieux d’un homme qui a façonné certains des poèmes les plus magnifiques jamais écrits dans ce pays, [Lane] était également un brillant mémorialiste et romancier qui a exploré des terres inconnues, les endroits sombres du cœur humain, dans une prose parfaite. » Et Howard White, l’éditeur de Patrick Lane, d’ajouter : « Les gens parlent toujours des poèmes violents et des poèmes brutaux. [Mais] il a écrit certains des plus beaux poèmes d’amour de la poésie canadienne. Et il a également écrit une énorme quantité de poésie contemplative, en particulier dans ses dernières années, la seconde moitié de sa carrière.2 » Steven W. Beattie évoque aussi une facette de Patrick Lane qui résume parfaitement l’écrivain :

Vanderhaeghe se souvient d’une après-midi de 1982, lorsque Lane et Crozier lui rendirent visite peu après la publication de son premier livre. « Ce dont je me souviens le plus, c’est que Patrick a parlé des livres qui avaient compté pour lui. Au début, c’est son érudition qui m’a étonné, à quel point il avait lu et avec quelle profondeur. Mais peu à peu, j'ai eu l’impression qu’il essayait de me dire quelque chose d’important, que doucement, obliquement et généreusement, Patrick me faisait remarquer, jeune écrivain que j’étais, que ce dont je devais me souvenir, c’était que le poète sert le poème de manière désintéressée et que le romancier sert le roman avec altruisme3.

Patrick Lane est une voix importante de la poésie canadienne, comme l’écrit Steven W. Beattie : « C’est l’une des figures permanentes de la poésie canadienne, affirme l’éditeur de Harbour, Howard White. Il se tient aux côtés d'Al Purdy et Earle Birney et Margaret Atwood et P.K. Page. » Comme le dit Patrick Lane lui-même : « Mon pays n’existait pas dans les livres. J’ai dû l’imaginer.4 » Il suscite d’ailleurs toujours un très grand intérêt : des poèmes posthumes ont paru dans le volume 43.3 du magazine littéraire Exile (2020). On lira aussi le récit bouleversant de Lorna Crozier, Through the Garden, A Love Story (with cats), dans lequel elle raconte la vie qu’elle a eue avec Patrick Lane. De nombreuses traductions de textes de Patrick Lane (réalisées et présentées par Jean-Marcel Morlat) ont paru dans différentes revues au Québec, en Belgique et en France :

  • Histoire naturelle, Les Écrits (de l’Académie des lettres du Québec), no 154, Hiver 2019, pp. 27-33.
  • « Octobre », « Montagne blanche », «La prison de Calgary », « Le peu qu’il reste », Beauté (2000)), Europe, no 1103, « Jean Genet-Cédric Demangeot », mars 2020, pp. 273-275.
  • « Hiver de caribou », « Les enfants de Bogotá », « Montagne », « Conversation avec un poète de Huang-Chou », Les Cahiers de poésie (Collection dirigée par Joseph Ouaknine & Laurent Fels), Éditions Joseph Ouaknine, no 65 (mars 2021), pp. 77-86.
  • « L’artiste », « Chinook », « Langue des signes », « Au-dessus des lentes rivières », « L’enseignement de la poésie », Traversée, no 101, automne 2021.
  • « Le cri de la scierie », Le Sabord, no 119, septembre 2021.

∗∗∗

Des lettres

 

Je suis assis dans la solitude des lettres.
Les mots ne ralentissent pas le soleil.
Le ciel est dégagé à l’ouest.
Les nuages sont passés au-dessus de moi.
Leur soie filée pend
sur les os des montagnes Monashee.
Une pie vole dans le soleil.
Sa longue queue écrit trop vite
pour que je puisse interpréter. Sur mon bureau
une guêpe que j’ai tuée la semaine dernière
après qu’elle m’a piqué. Qui
rédigera son poème ?
J’avance vers ma quarantième année.
Les lettres restent sans réponses.
Le soleil glisse vers l’ouest
et à l’est les nuages s’effondrent
drapant de cristal
les bras ouverts des arbres. 

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 122.

 

Of Letters

 

I sit in the solitude of letters.
Words do not slow the sun.
The sky is clear in the west.
Clouds have passed over me.
Their spun silk hangs
on the bones of the Monashee.
His long tail writes too swiftly
for me to interpret. On my desk
a wasp I killed last week
after it stung me. Who
will write its poem?
I move toward my fortieth year.
Letters remain unanswered.
The sun slides into the west
and in the east clouds collapse
draping with crystal
the waiting arms of the trees.

 Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 122. 

 

Gare du Canadien-Pacifique — Winnipeg

 

Tu es assis et tes mains sont croisées
sur toi. Le café est triste, noir. Cette
catacombe est éclairée par la pâle mort
C’est une vieille chanson. Ce pays.
Ce pays était encore un espoir. 
C’est la gare du Canadien-Pacifique de Winnipeg,
11 h 30 et personne ne repart.
Les trains sont en retard. Les passagers attendent
que les marchandises de la nation passent.
Les gens se sont transformés en pierre, ne peuvent être
déplacés. Le café est noir. La nuit est loin
au-dessus de nous. L’acier défile dans le grondement
que l’on nomme destinations. Les barrières sont sombres.
Personne ne peut passer ici.
Il n’y a nul désir de passer. Quelqu’un
avec une lanterne hésite et poursuit son chemin.
La rivière de marbre blanc tourbillonne froide
au-dessous de nous. Elle est usée, usée par les pieds
d’une nation. Tes mains lourdes. Tes
doigts sont énormes, enflés par le 
fret des années. Ce pays
t’a traversé. L’homme à la
lanterne est assis à l’autre bout, attendant.
Si tu pouvais lever la tête je pourrais
sortir dans la nuit avec grâce. Diantre,
tu es vieux. L’hiver est au-dessus de nous. Roues
d’acier. Si tu pouvais lever la tête.
Triste noir. Marbre blanc.
Et les trains, les trains défilent.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 157-158.

 

CPR Station — Winnipeg

 

You sit and your hands are folded in
upon you. The coffee is bleak, black. This
catacomb is lighted with the pale death
our fathers called marble in their pride.
This is an old song. This country.
This country was still a hope.
It is the CPR station in Winnipeg,
11:30 and no one is leaving again.
The trains are late. The passengers wait
For the passing freight of the nation.
The people have turned to stone, cannot be
moved. The coffee is black. The night is far
above us. Steel passes over in the rumbling
called destinations. The gates are dark.
There is no passing here.
There is no desire to pass. Someone with
a lantern hesitates and moves on.
The river of white marble swirls cold
beneath us. It is worn, worn by the feet
of a nation. Your heavy hands. Your
fingers are huge, swollen with the
freight of years. This country has
travelled through you. The man with the
lantern sits in the far corner, waiting.
If you could lift your head I could go
out into the night with grace. O hell,
you are old. Winter is above us. Steel
wheels. If you could lift your head.
Bleak black. White marble.
And the trains, the trains pass over.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 157-158.

 

Nuit

 

Dans la pièce lumineuse où l’adagio d’Albiboni
joue ses infinies variations, mes amis,
les quelques personnes qui savent ce qu’est le silence
et connaissent la musique ressentie par
Alden Nowlan5 tandis que celui-ci avançait vers la mort
en trébuchant
seul, racontant des énormités contre les murs, je garde
le netsuke en ivoire et le fragment de carreau
bleu des thermes de Caracalla.
Lorsque je leur parle du musc de la fleur
qui a éclos durant une courte nuit estivale
ils comprennent. Le cactus chante pour moi.
J’ai ces choses à partager. L’éphémère
se meut parmi nous, aussi délicat que l’expression de Cavafy :
comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.
Je pense à cette expression dans mon bureau, comment
elle se déplace parmi les choses qui m’appartiennent :
le lion de jade balafré que j’ai acheté pour rien à Xi’an,
la photographie silencieuse de mon père, celle prise en 1943
lorsqu’il était jeune,
et mes poèmes morcelés, ceux que l’on ne verra
jamais. Ceux-là, je les garde pour moi. Ils sont
l’autre silence, celui qui chante pour moi
lorsque mes amis sont partis et que la nuit
se déplace avec une extrême lenteur dans mes mains.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 265-266.

 

Night

 

In the bright room where Albiboni’s adagio
plays its endless variations, my friends,
the few who know what silence is
and know this music is the pain
Alden Nowlan felt as he stumbled toward death
alone, blundering against the walls, I keep
the ivory netsuke and the fragment of blue
tile from the baths of Caracalla.
When I tell them of the musk of the flower
that bloomed for one short night in summer
they understand. The cactus sings to me.
I have these things to share. The ephemeral
moves among us, delicate as Cavafy’s phrase:
like music that extinguished far-off night.
I think of that phrase in my study, how
it moves among the things that are mine:
the scarred jade lion I bought for nothing in Xian,
the photograph of my father, the quiet one taken
when he was young in 1943,
and my poems, the broken ones that will never
be seen. These I keep for myself. They are
the other silence, the one that sings to me
when my friends are gone and the night
moves with great slowness in my hands.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 265-266.

Le rêve dans le pavillon rouge6

 

Je ne puis trouver le symbole de la grue sur les boîtes d’encre
argentées. Ternies par la poussière elles gisent parmi
les chauve-souris de jade abimées et les lions éparpillés.
Aux murs pendent des robes des Qing.
Leurs coutures révèlent la danse
ternie des chrysanthèmes. Je cherche l’ancien
dans le fatras des dynasties. Une vieille femme
marche avec lenteur parmi les bibelots.
Elle a les pieds bandés. C’est la dernière illusion
d’un monde qui ne croit plus qu’une telle douleur est
belle. Ce que je veux rapporter de Chine
ne se trouve que dans mon rêve de la chambre rouge.
Honteux, je marche au milieu des foules dans la rue
où les jeunes femmes, aussi gaies que des oiseaux,
courent en riant parmi les arbres wutong.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 235.

 

The Dream of the Red Chamber

 

I cannot find the symbol of the crane on the silver
ink boxes. Tarnished with dust they lie among
the scarred jade bats and scattered lions.
On the walls hang dresses from the Ch’ing.
Their stitching reveals the faded
dance of chrysanthemums. I search for the ancient
in the clutter of dynasties. An old woman
walks with slowness among the curios.
Her feet are bound. They are the last illusion
in a world that no longer believes such pain is
beautiful. What I want to take back from China
is found only in my dream of the red chamber.
Ashamed, I walk into the crowds on the street
where young women, bright as birds,
run laughing among the wu t’ung trees.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 235.

 

Fragilité

 

Elle venait de Normandie, l’un de ces
villages de la basse Seine
où ils fabriquent le bon Calvados, de la sorte
que l’on trouve seulement là-bas. Elle était très petite.
Il se rappelle cela, les os de ses pieds
fragiles dans ses mains. Ils se sont rencontrés à Cuzco, la cité en pierre taillée,
et se sont quittés à la Carthagène avant 
l’arrivée des touristes, là où,
si on fermait les yeux et qu’on la humait
on pouvait se souvenir de Drake et de ses pillages,
de sa reine et de sa gloire. Elle avait les cheveux roux
et cette peau claire et pâle à travers laquelle on pouvait voir
la nuit dans la dernière des chandelles.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 305.

 

Fragility

 

She came from Normandy, one of those
villages on the Lower Seine
where they make the good Calvados, the kind
you can only find there. She was very small.
He remembers that, the bones of her feet
fragile in his hands. They met in Cuzco, the city of cut stone,
and parted in the Cartagena before
the tourists came, the one where,
if you closed your eyes and smelled it
you could remember Drake and his plundering,
his queen and glory. She had red hair
and that fair clear skin you can see through
at night in the last of the candles.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 305.

 

La boîte blanche

 

Dans la boîte blanche
que tu dissimules
une salamandre blanche
attend avec une flamme
dans ses menottes
Que le feu est brillant !
Que de temps son souffle
l’a entretenu !
Mais la boîte est fermée.
Pourquoi la gardes-tu fermée ?

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 329.

 

The White Box

 

In the white box
you keep hidden away
a white salamander
waits with a flame
in his small hands
How bright the fire!
How long his breath
has kept it alive!
But the box is closed.
Why do you keep it closed ?

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 329

  

La première fois

 

La première fois
que j’ai vu un poulet
courir sans tête
dans le jardin
j’ai voulu
le faire moi aussi
je désirais
tuer une chose
d’une manière si parfaite
qu’elle puisse vivre

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 337

 

The First Time

 

The first time
I saw a chicken
Run headless
across the yard
I wanted
to do it too
I wanted
to kill something
so perfectly
it would live

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 337

Le chant des macaronis

 

Je me souviens des macaronis
de la fin du mois
de la dernière semaine
lorsqu’il y avait si peu
J’ai inventé
Un chant pour les enfants
Le chant des macaronis !
Nous tournions
autour de la table,
riant et chantant.
Macaronis, Macaronis !
Maintenant je n’arrive pas
à faire fonctionner ce chant sur la page,
souvenez-vous juste
que nous riions tant.
Ma femme se tenait debout
au-dessus du métal gris
là où bouillaient les macaronis.
Elle ne chantait jamais ce chant.
Il était six heures du soir.
Les enfants criaient :
Chante-nous le chant des macaronis !
Et je chantais.
Un soir
j’ai chapardé trois tomates
dans le jardin de Monsieur Sagetti
et les ai laissé tomber
dans les volutes d’eau.
Ma femme.
Elle m’aimait.
Nous travaillions si dur
pour nous faire une vie.
Trois tomates.
J’en rêve toujours.
Nous étions, ce que l’on
appellerait maintenant, pauvres.
Mais lorsque nous dansions
autour de table,
mes fils et ma fille
unique dans mes mains
et que nous chantions le chant
des macaronis, mon Dieu, durant ce moment,
que nous étions heureux.
Et ma femme à la cuisinière grise
à l’aide de la cuillère déposait les boucles pâles et nues
dans chaque assiette
et ce soir-là
les fins fils
des trois tomates.
j’en rêve toujours,
Monsieur Sagetti, mort,
où que vous soyez,
je veux vous dire
que ce poème est pour vous.
Je suis désolé d’avoir chipé
vos tomates.
J’étais pauvre et je
désirais, pour mes enfants,
un peu plus.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 357-359.

 

The Macaroni song

 

I remember macaroni
the end of the month
the last week
when there was so little
I made up
a song for the children
The Macaroni Song!
Around the table
we would go,
laughing and singing.
Macaroni, Macaroni!
I can’t make the song
work now on the page,
just remember we
laughed so hard.
My wife stood
over the grey metal
where the macaroni boiled.
She never sang the song.
It was always six o’clock.
The children would cry:
Sing the Macaroni Song !
And I would sing.
One night
I stole three tomatoes
from Mister Sagetti’s garden
and dropped them
in the curl of water.
My wife.
She loved me.
We worked so hard
to make a life.
Three tomatoes.
I still dream of them.
We were, what you
would call now, poor.
But when we danced
around the table,
my sons and my one
daughter in my hands
and sang the Macaroni
Song, God, in that moment,
we were happy.
And my wife at the grey stove
spooned the pale bare curls
onto each plate
and that one night
the thin threads
of three tomatoes.
I still dream of them,
Mister Sagetti, dead,
wherever you are,
I want to say
this poem is for you.
I’m sorry I stole
your tomatoes.
I was poor and I
wanted, for my children,
a little more.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, pp. 357-359.

 

Le scellage

 

Ceci n’est que pour tes yeux. J’ai plié
le papier avec précision, un tiers et puis un autre,
et placé le parchemin dans son enveloppe. Ici
j’appose mon sceau. Je chauffe la cire mielleuse et la regarde,
goutte à goutte, jusqu’à ce qu’une mare liquide se forme sur le sceau,
puis je prends ma main pour en faire un poing
et, debout, appuie de tout mon corps
jusqu’à ce que ma maison se forme, mon sceau, mon insigne,
ma signature, ma marque de fabrique. Ce sont mes mots.
Tu es la seule pour laquelle je les
ai composés, dans le silence de ma chambre,
en pleine nuit, un mot et puis un autre,
et maintenant nulle autre que toi ne peut la décacheter.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 401.

 

The Sealing

 

This is for your eyes alone. I have folded
the paper precisely, one third and then another,
and placed the parchment in its envelope. Here
I place my seal. I heat the honeyed wax and watch it
drip by drip until it forms a liquid pool on the seal
and then I take my hand and make it into a fist
and, standing, press my whole body down
until my house is made here, my seal, my insignia,
my mark, my making. These are my words.
You are the one I have made
them for, in the quiet of my room,
in the dead of night, one word and then another,
and now no one can break it but you.

Patrick Lane, The Collected Poems of Patrick Lane, 2011, Harbour Publishing, p. 401.

 

 

 

 

[1]Poète canadien (1933-1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gouverneur général.

[2]Le titre de ce poème est une allusion au roman du XVIIIe siècle, Le Rêve dans le pavillon rouge, de Cao Xueqin, l’un des chefs d’œuvre de la littérature chinoise. Son cinquième chapitre raconte le rêve du narrateur d’un pavillon rouge où est révélé le destin de nombre des personnages. Le symbole de la grue est associé à des traits positifs : bonheur, succès, chance, etc. La dynastie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – connu en Amérique du nord comme Le Parasol chinois – est d’une beauté délicate et est associé à la chance et à la bénédiction. Le Rêve dans le pavillon rougedans une traduction de Jacqueline Alézaïs et Li Tche-houa (révisée par André Hormon) a été publiée dans la Pléiade (no 294), Gallimard, 1981.

Notes

[1] Steven W. Beattie, 2019, « “I think it was poetry that saved me from killing myself or killing others”: remembering Patrick Lane, 1939–2019 », Quill & Quire, 11 mars 2010. Récupéré sur https://quillandquire.com/omni/i-think-it-was-poetry-that-saved-me-from-killing-myself-or-killing-others-remembering-patrick-lane/

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] « Patrick Lane, Canadian Literature: A Quarterly of Criticism and Review. Récupéré sur https://canlit.ca/canlit_authors/patrick-lane/

[5] Poète canadien (1933-1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gouverneur général.

[6] Le titre de ce poème est une allusion au roman du XVIIIe siècle, Le Rêve dans le pavillon rouge, de Cao Xueqin, l’un des chefs d’œuvre de la littérature chinoise. Son cinquième chapitre raconte le rêve du narrateur d’un pavillon rouge où est révélé le destin de nombre des personnages. Le symbole de la grue est associé à des traits positifs : bonheur, succès, chance, etc. La dynastie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – connu en Amérique du nord comme Le Parasol chinois – est d’une beauté délicate et est associé à la chance et à la bénédiction. Le Rêve dans le pavillon rouge dans une traduction de Jacqueline Alézaïs et Li Tche-houa (révisée par André Hormon) a été publiée dans la Pléiade (no 294), Gallimard, 1981.




Dans la lignée de Wisława Szymborska ? Une nouvelle voix de la poésie polonaise

Jeune poétesse polonaise, Krystyna Dąbrowska (née en 1979) a déjà publié cinq volumes de poésie et reçu trois prix prestigieux, le Prix Kościelski et le premier Prix Szymborska en 2013, puis le Prix littéraire de la ville de Varsovie en 2019. Photographe, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle traduit de l’anglais vers le polonais, notamment la poésie de Louise Glück et de Nuala ni Dhomhnaill. Depuis son début poétique en 2006, elle a été publiée dans de nombreuses revues et traduite en vingt langues. Cette année a vu la parution de son cinquième volume en polonais, Miasto z indu [La ville en indium], et son premier volume en anglais, Tideline [Bord de mer] qui contient des poèmes de ses quatre premiers volumes: Biuro podróży [L’Agence de voyage]; Białe krzesła [Les Chaises blanches]; Czas i przesłona [Temps et ouverture]; et Ścieżki dźwiękowe [Les Bandes sonores].

Plutôt que de suivre une école ou un style, Krystyna Dąbrowska aborde la poésie d’une façon tout à fait naturelle. Une image s’impose à elle, puis le poème apparaît de lui-même, au cours d’une promenade, en nageant. Nouveau-né, il a sa personnalité, sa forme et son rythme surprennent la poétesse. Né de l’observation des objets et des êtres qui nous entourent, il transforme les détails du quotidien, s’éloignant de la poésie concrète ou intime. Cette longue gestation entre distanciation et cordon ombilical sous-tend toute la démarche poétique de Krystyna Dąbrowska. Partant d’une expérience ponctuelle, le discours poétique s’applique à des questions existentielles telles la solitude, l’identité, et la survivance, s’étoffe de souvenirs vécus (personnellement ou indirectement à travers les lectures, les récits familiaux, et en général, l’acquis culturel) et devient une grande fresque collective, temporelle, et spatiale.

photo © Krzysztof Dubiel.

En tissant ce réseau physique, émotionnel, et métaphysique, Krystyna Dąbrowska fixe l’instantané en permanence poétique. Mais elle ne s’arrête pas là : l’on retrouve dans sa vision l’étonnemment émerveillé et malicieux d’un Erik Satie, et cette façon discrète dont Wisława Szymborska met le monde à l’envers. Ainsi nous apprenons à repenser les choses et les êtres par une poésie qui nous transforme en profondeur, et ajuste notre perspective presque à notre insu.

Ce contrepoint entre soi et l’autre pose la question de la relation à l’Autre. Le cordon ombilical invisible qui nous relie au monde extérieur, tel celui qui empêche un chien libre de toute entrave de s’éloigner du bord de la mer, exerce sur nous une attirance inévitable et mystérieuse. Fétus de paille, nous voyageons entre notre solitude et celle de l’Autre, entre le froid et le chaud, entre la lune et le soleil, voyage qui parfois nous accorde un parfait équilibre d’équinoxe.

Ni hermétiques ni anecdotiques, les poèmes de Krystyna Dąbrowska sont structurés comme des scènes de film ; ils nous imprègnent tout à la fois de l’image et du message. Qu’il s’agisse de vendre aux morts des billets de voyage vers les rêves des personnes aimées, de répondre aux « questions d’insécurité » des sites internet, ou d’appréhender la ville du Caire à travers sa population de chèvres, la poétesse recherche la simplicité qui caractérise les œuvres des grands artistes. Ses « scripts » conduisent à une multitude de corridors souterrains, palimpsestes et rhizomes.

Krystyna Dąbrowska, 'Spowiedź'.

À part « Bandes sonores » traduit par Isabelle Macor dans Po&sie (No. 170, 2019), cette présentation et les cinq traductions qui suivent sont les premières à présenter au public francophone l’œuvre de Krystyna Dąbrowska, que nous remercions ici pour sa gracieuse permission et collaboration.

∗∗∗

 

Textes traduits par Alice Catherine Carls

Les chaises blanches

 

Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
en plastique blanc devant le mur des Lamentations.
C’est sur elles, non dans de somptueux fauteuils,
que prient les vieux rabbins
en touchant du front les pierres du mur.
D’ordinaires chaises en plastique  --
femmes et hommes s’y hissent pour
se voir au-dessus de la clôture qui les sépare.
Et la mère du jeune qui célèbre sa bar-mitzvah
monte sur une chaise et arrose de bonbons
son fils qui quitte l’enfance.
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
qui disparaissent pour faire place
au cercle de la danse le soir du Shabbat.

 

∗∗

Frère et soeur

 

Une vieille femme danse le flamenco.
Ses mouvements recèlent une ancienne légèreté.
Grande, maigre comme un héron bossu,
elle a une jupe à volants et des joues creuses.
La vieille femme exécute la danse d’une jeune fille
qui a été tuée pendant la guerre. Son numéro fini,
elle se démaquille, enlève sa perruque
et sa robe, enfile un pantalon, une veste
et devient celui qu’elle est hors scène:
un homme, le frère de la morte.
Le vieil homme rentre chez lui.
Des bribes du passé il s’est fait un cocon,
photos, affiches, coupures de journaux.
Tout autour, les robes qu’il coud:
oiseaux multicolores, exotiques.
Et le portrait de sa soeur – il y dépose des fleurs.
Célèbre couple de danseurs, adolescents
ils sillonnaient l’Europe avant la guerre.
Puis ce fut le ghetto, la fuite, la séparation.
Il s’était juré de survivre uniquement
pour l’incarner par la danse.
Le vieux danseur se fait du thé. Silence.
C’est l’heure où s’éteignent les lumières.
Il ira dormir dans un moment, mais tel qu’il est,
ni costume ni fard, il tape du pied devant la cuisine
au rythme du bruit sec des castagnettes.

 

∗∗

 

D’où regarder pour te voir?
De près ou de loin? Et depuis quelle époque?
Quand je recule en essayant de te saisir
de la tête aux pieds comme un tableau sur son chevalet,
je sens que c’est toi qui me toise,
me change, ajoute ou enlève la couleur.
Tantôt je te regarde dans les yeux, tantôt je regarde par tes yeux,
quand tu dors ou que je rêve à toi
je cherche de nouveau un détail – objet, geste, mot,
en attendant son éclosion-explosion qui sera toi.
Tant de points de vue, et moi au point mort,
entortillée dans le fil par lequel je voulais les lier.
Et je ne sais pas si tu es le fil                                
ou l’éclair du ciseau qui le coupe.

 

∗∗

Sculpture pour aveugles

 

Au musée d’art où règne le regard,
se trouvent des statues pour aveugles.
Les mêmes dont les visiteurs
ne peuvent s’approcher de trop près:
qu’un pied dépasse la ligne rouge,
qu’un nez s’avance vers le vide
du nez antique – et c’est l’alarme.               
Tu n’as que le droit de regarder jusqu’à devenir
les globes oculaires de pierre sur antennes
que l’on sort de la tête grecque marmoréenne
et que les aveugles regardent avec leurs doigts.
Ils touchent des cicatrices
sur le ventre de la jeune cycladienne,
un combat de dragons sur l’envers
d’un miroir coréen.
Ils reconstruisent ce qui est apparu mille ans
avant notre ère en disant: cruche, gobelet,
et en versant le vin.
Sorties des vitrines, enfilées sur des cordons,
des billes font tinter dans leurs mains
profits, pertes et transactions louches.
Un heurtoir leur prête son poids
et se souvient de la porte.

Essaie donc de l’ouvrir les yeux bandés –

 

∗∗

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer,
un jeune chien noir que son élan entraînait dans l’eau
qu’il mordait et labourait puis dont il sortait furieusement
pour trotter au bord de l’eau, s’arrêter, avancer, toucher du nez
l’ourlet d’une vague, en humer prudemment le creux,
avançant une patte, jouant avec la mer et l’agaçant
comme s’il voulait provoquer un mastodonte.
Mets-lui sa laisse.
Pas nécessaire, la mer lui sert de laisse.
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer:
il essayait de mordre la ligne argentée de l’eau,
revenait vers les dunes-décharges, galopait sur le parking.
Il avait à peine rattrappé un gobelet en papier sur la jetée
et déniché quelque chose de noir dans le sable –
que la mer l’attirait avec une secousse,
et le chien revenait en un clin d’oeil vers les vagues,
secouant les gouttes métalliques de son collier.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (46) : Paul de Roux

Il faut lire et relire Paul de Roux. « Je n'écris pas pour m'apporter des réponses mais pour être un peu moins mort par les questions que je me pose. », écrit-il en 1991 dans un de ses carnets.

Oui, ce sont des questions sans cesse reprises que les 5 volumes de carnets, les livres de poèmes, nous font entendre sur le ton inimitable d'une âme inquiète, sensible aux moindres variations de temps, aux froissements des feuillages, aux effleurements de la lumière. « Que cherchez-vous, ô mes inquiets  / battements de cœur ? » La réponse n'est qu'une nouvelle question, discrète, « entre deux mots » :

Tous les pas dans la rue
 pour les battements de cœur que l'on n'entend pas
-peut-être les aveugles entendent-ils avec les pas
de surprenantes expressions de ces passants inconnus
que nous non plus nous ne voyons pas
-assis à nos tables, buvant du thé, du vin
et de temps à autre, sur l'asphalte, un pas
fait reposer la tasse, le verre plus doucement peut-être
avec un silence entre deux mots.

 

 

Nul doute : Paul de Roux est le poète de l'impondérable, d'une solitude fragile, sensible à la voix presque inaudible de la terre, des heures de crépuscule, avec cette « lumière mouillée » qui semble les sertir miraculeusement, les rapprocher des peintures tant aimées du poète. Paul de Roux est un contemplatif toujours en alerte, « un homme perclus d'hésitations ». Mais ces hésitations se traduisent, et peut-être se conjurent, en des poèmes d'un long murmure, souvent d'une phrase unique.

Paul de Roux, Les Pas, Le Silence qui roule, 16 euros.

 

 Et leur chant s'insinue en nous, avec le sentiment que le tragique de cette vie bouge doucement sous la surface, parfois grise et dure, des saisons et des heures.

Ce nuage qui passait, il n'attendait pas
que tu sortes du bureau pour que tu lui accordes
un regard attentif, et les mains de cet homme
qui frémissaient sur la table bientôt seraient rigides
-tu ne pourrais les saisir qu'en vain, ces mains
qui n'avaient pas peut-être besoin d'être serrées
mais de s'ouvrir pour te remettre un gage
-le nuage n'avait pas besoin de toi, mais toi
tu aurais eu besoin de retrouver la ville
avec des yeux rafraîchis par un nuage.

Une toile impressionniste, peut-être, continuellement tissée, sans couture, allant des notes de journal intime aux poèmes composés avec un sens de la pure harmonie... Il faut tout lire, autant dire aller à la rencontre d'un poète qui se retrancha peu à peu, par la maladie, de notre monde, avant de le quitter tout à fait en 2016. Il faut saluer la réédition de ce livre par Le Silence qui roule. Et partir à la découverte de tous les autres livres ! Le poème se pose sur la page comme un pétale de rose, délicat, translucide, prêt à s'échapper, « au milieu de la journée », et c'est merveille.

 

Soudain, au milieu de la journée
la lumière baisse, et jusqu'au point où indistincts
et fantasmagoriques les objets se confondent
et cette lumière si basse est jaune, comme soufrée
bien que venue d'un ciel où les nuages, du gris au bleuté
ne laissent à leur lisière qu'une roseur infime
-elle semble plus livide ainsi que le serait toute blancheur
et tout ce ciel sur la ville forme une grande rose :
la rose de l'orage qui ne veut pas distendre ses pétales
puis insensiblement l'ardoise des toits se raie :
il pleut et aucune goutte n'est perceptible encore.




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin est dedans le poème même

"charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant, charles pennequin ses mots ne prennent pas de hauteur, charles pennequin n'a pas de mots d'ailleurs, c'est toute une gestualité charles pennequin est une danse sonore parmi les phrases, charles pennequin gesticule dans son téléphone, son dictaphone et dans son mégaphone, charles pennequin aime chanter, gesticuler, écrire par terre et engueuler les gens, charles pennequin mange ses propres livres."1

Telle est la présentation que Charles Pennequin, fait de sa chaine YouTube. Il y poste des videoperformances. Mais sa pratique dépasse très largement le cadre du genre qu'il interroge, qu'il parodie, qu'il détourne, pour créer une poésie du vivant, qu'il s'agit de rendre agissante dans l'espace numérique et dans la vie.

Nouveau cadre éditorial qui redéfinit l'espace livresque, YouTube ou Vimeo mènent au constat que le livre représente dans cette perspective un état temporaire pour le poème. L’utilisation du web et des réseaux sociaux est un moyen de dépasser ou de contourner l'édition traditionnelle, parce que grâce à la diffusion de la poésie hors de ce vecteur l'accès au poème est facilité et touche un public plus large. L’auto-publication sur le Web, dans le flux de l'espace numérique, remet en question la nature de l'écriture. 

Cette pratique peut être perçue comme une continuité possible de la Poésie Action. Grâce aux moyens technologiques, elle permet une mise en circulation immédiate de la poésie vers le public, grâce à  l’utilisation des nouveaux médias.  Les mises en œuvre de Charles Pennequin, son utilisation de ces nouveaux vecteurs,  dépassent largement les objectifs de la poésie sonore ou de la performance. Il utilise les outils proposés par les nouvelles technologies et les médias comme des outils d’écriture. 

Charles Pennequin  joue avec les codes de ce cadre éditorial, les parodie, les détourne. Il les fait participer à l'élaboration poétique. Le poème et  l'acte performatif apparaissent à travers une multiplicité des vecteurs mis en place pour redoubler, dédoubler, contourner, détourner ou parodier leurs potentialités sémantiques, et en créer d'autres, indéfinies autant qu'infinies. 

Dans  "Causer n’est pas poser"  le texte écrit sous la vidéo n'a rien à voir avec elle. Il n'est ni descriptif, ni présentatif. Il s'agit d'un texte poétique à part entière, qui n'est pas en lien avec  celui énoncé dans la vidéo. Une dichotomie s’opère entre les deux, entre ce qui est écrit et ce qui est dit, filmé comme une performance. La globalité fait sens, devient poème, ou devient performance, ou devient l'espace d'une re-création infinie.

il ne faut pas essayer, il faut percher, il faut rester percher, c'est-à-dire qu'il faut pas se dire je vais essayer, je vais essayer la vie, je vais vivre mais je vais d'abord essayer, je vais me percher dans le vivant non, il faut vivre, il faut pas dire j'aurais bien envie de me taper une petite existence non, il faut exister, il faut pas se dire j'essaierais bien de me taper une bonne vie, me faire une petite existence et rester un bon moment percher dedans non, il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j'ai ma petite perche, c'est-à-dire j'ai ma chance après tout, après tout j'ai mon petit lopin de chance qui m'attend au tournant, mais non, rien qui t'attend, te tend une perche non, ce qui t'attend au tournant c'est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans2

Dans  "Marre" le poème est placé sous la video, qui comporte aussi des sous-titres où s'inscrit un poème encore différent.

 

Marre (Charles Pennequin) (il y a des sous titres).

Sous titres qui accompagnent la video Marre de Charles Pennequin.

"On est dans la merde. On est dans la merde et on fait dans son pot. On fait dans son pot et on attend de sortir. Ça n’est pas la première fois qu’on est dans la merde et qu’on se sort du pot. Mais là le pot on va devoir se le sortir autrement. Pas au grand jour non. Car au grand jour on est dans la merde et pour se sortir le pot c’est plus la même musique. Ou c’est une chanson. C’est l’air de On est dans la merde et on voudrait le composer autrement. Comment faut-il composer autrement avec les autres. Déjà avec soi il paraît qu’il faut composer autrement à partir de maintenant. On attend qu’on nous le dise comment il est autrement composé pour nous sortir avec le pot. Car ce n’est pas le pot d’un autre à fortiori. A fortiori c’est le nôtre et on nous on a toujours affirmé qu’on n’avait pas de pot. On n’a jamais eu de pot c’est à fortiori ce qu’on a toujours dit. Et comment faire pour sortir sans son pot à partir d’aujourd’hui. Si on est dans la merde comme ils nous le disent. Et comment je ferai pour me sortir mieux la prochaine fois. C’est-à-dire avec un pot en bonne et due forme. Un pot valable. Un petit pot qui a sa petite histoire. Il paraît qu’on est dans la merde et qu’on ne fait pas d’histoire. On voudrait faire des histoires qu’on ne s’y prendrait pas mieux cependant. On est dans la merde et l’histoire se fait toute seule sans nous apparemment. Et sans notre pot. Alors on reste dedans. On reste dans notre histoire comme dans notre pot sans même savoir qu’il s’agit de nous. On n’a pas voulu faire d’histoire mais elle s’est entêtée à venir et nous on n’a pas résisté. On n’a pas résisté au fait d’être pleinement dedans. Dans son pot. C’est souvent arrivé dans l’histoire. L’histoire de pas pouvoir résister et donc de rester dans son pot. On est resté sourd comme lui. Comme deux larrons. On est resté comme une histoire qui a foirée mais cela s’entend. On pensera toujours ce qu’on veut. On pensera comme on veut en dehors de l’histoire qui fait de nous des larrons en foire. On est dans la merde. C’est ça la nouvelle histoire. On a foiré notre nouvelle histoire mais on se rattrapera bien en pensant à tout ce qui se trame dehors. Par la lucarne. On est dans la merde tout autant dehors mais ceci n’est plus notre histoire. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Une histoire d’un autre calibre et qu’on a foiré tout autant. C’est une histoire foirée par tous. C’est tout un chacun qui a foiré son histoire de dehors et ça se retrouve chemin faisant. A moins que ça ne soit que des foiritudes internes qui se retrouvent par devers nous comme on dit. Ça se retrouve dehors mais ça n’était que foiritudes personnelles au fond. Au fond c’est des choses foirée en dedans par le tout un chacun de nous-mêmes en l’autre. C’est de toute façon toujours de l’autre en nous-mêmes que vient la foiritude du tout un chacun généralisée. C’est ça qui peut nous intriguer. Et c’est pour ça qu’on regarde au dehors. Par la lucarne. C’est un passage qui instruit. C’est bien humain. L’instruction. Ça nous perturbe de savoir où ils peuvent aller au diable. On ne prendrait peut-être pas le même chemin. On serait même disposé à en prendre bien d’autres. Déjà pour les faire bisquer. On prendrait une petite route pour les faire tous bisquer moi et mon pot. On ferait la sourde oreille à leurs indications. Ce ne sont pas des indications. C’est plutôt des consignes. Mais nous on fait la sourde oreille. Moi et mon pot. Mais quelque part c’est eux. C’est eux qui sont sourds et pas nous. Nous on entend ce qu’on veut. C’est déjà pas pareil. Ils voudraient qu’on soit tous à se ressembler. Et qu’on soit tous ébaudis pareil. Qu’on soit tous au même moment frappés de stupeur. Eberlués au point de bégayer. Au même moment et au même endroit. Voilà ce qu’on serait. Nous et notre pot. Ça serait le pot commun. Qu’on soit tous communément dans le même pot. Une histoire de pot qui nous rassemble. Que l’histoire du pot nous rassemble plus qu’elle nous ressemble. Que plus aucun de nos pots nous ressemble. Et qu’on se fasse la p’tite guéguerre. La p’tite guéguerre du pot pour s’y taire. Qu’on se terre tous dans le même pot et qu’on ne dise plus un mot."3

 

Charles Pennequin  investit les espaces éditoriaux et élabore des  dispositifs poétiques inédits. La vidéoperformance fait partie d'une globalité qui fait sens, constituée d'images, de texte(s) et d'un jeu avec les  codes et les espaces éditoriaux. Dès lors on peut percevoir la performance comme participant à l'écriture du poème, et le poème comme complémentaire à l'élaboration sémantique de la videoperformance. Qu'il s'agisse d'improvisations, d'enregistrements vocaux ou de films enregistrés avec un téléphone ou une camera embarquée, il utilise les vecteurs numériques pour produire une poésie qui s'inscrit dans l'immédiateté en même temps qu'elle se prolonge dans le renouvellement infini de ses potentialités sémantiques. Ecrire est alors le produit de la rencontre de l'image ou du son, avec le texte qui n'en est pas le support écrit mais qui souvent intervient de manière autonome et combinatoire avec l'ensemble. Moments de vie qui croisent des moments de vie, mots qui s'ajoutent aux mots, Charles Pennequin est dedans le poème, et le poème est dedans la vie. Celle de nous tous. 

∗∗∗

perf-bosons

 

on n'est pas des bosons de higgs dans la perf

 

on a affaire à des masses

 

à des reculs

 

à des résistances

 

le public est comme inerte et nous-mêmes avons à soulever le couvercle

 

avec en-dessous la parole

 

la parole libre

 

le chant

 

l'air

 

le quelque chose qui continue

 

hors d'haleine

 

et dans un vrai déséquilibre

 

à tournoyer

 

creuser

 

s'enfoncer

 

prendre tout ce qu'on trouve et s'il n'y a rien

 

prendre le rien

 

l'empêchement de parler

 

le bafouillement

 

le blocage

 

l'incapacité

 

la grimace

 

la foulure

 

la crampe instantanée

 

prendre tout ça et le retourner en courage

 

courage à montrer la peur

 

la faiblesse

 

le trou

 

la faillite de soi

 

 

 

tout ça le théâtre n'en veut pas

 

 

 

le théâtre et l'art et la mort n'en veulent pas

 

 

 

bosons et neutrinos

 

trucs qui passent à travers tout

 

éléments du Qi et souffle pneûma

 

tout ça est vrai et pourtant contredit par

 

une table

 

un verre d'eau

 

des estrades

 

la lumière

 

et la diplomatie des lieux

 

Charles Pennequin (in : les Exozomes, POL, 2016)

Présentation de l’auteur




La science de l’imagination : poésie mystique et théorie quantique

Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)

La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain.

La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.

Ibn ʿArabi : "Je crois en la religion de l'amour", © France Culture.

La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analo- gique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques.

À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu. »6 D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.

Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. [...] Le schéma « Esprit- Energie-Matière », base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. 

David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, Editions du Rocher, 1990, 261 pages, 34 €.

D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur... Exalté soit le Tout-Puissant. »10 En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.

Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu. »13 En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues. »15

À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18

Ibn Arabi (1165-1240) poète, soufi, métaphysicien et philosophe. Il développe une doctrine de l'Être absolu (Wahdat al-wujud), une philosophie panthéiste, traitée dans ses ouvrages: - Les Illuminations de la Mecque (Al-Futūḥāt al-Makkiyya)

Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. [...] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions.»20 Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.

Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. « The symbols he hath formed shall sound his praise, / And leade him on thought unimagined ways / The conquests new, in words not set created »21.

Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : « unembodied spirits of direction »22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouve- ment fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déd auit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.

Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (« a spirit of melody »), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (« To the air of Lorelei ») que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour enten- dre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (« harmony holy »), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : « Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain »26.

Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (« musical flow ») et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.

Lecture d'un extrait d'un poème du physicien mathématicien victorien James Clerk Maxwell intitulé "Recollections of a Dreamland". 

Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté, »31 caracté- ristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes. »32 Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.

En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchi- rante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33

Ibn 'Arabi, Ecoute, ô bien-aimé, musique : Lisa Gerrard.

J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble 35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu'il le pêche, le poisson s'actualise (« réduction du paquet d'ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire. »36

En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase. »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. »40 Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.

Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde- possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans- le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionnalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.

Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu'Ibn 'Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l'on peut observer dans les songes ou les visions. «  Le propre de cette imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45

Henry Corbin dans sa bibliothèque en 1973.

réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45 La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une  hymma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au plus nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme terme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l'acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c'est à dire avoir présent dans  le Θυμος, qui est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir ».47

Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière [...]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction»50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.

Notes 

 

  1. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 110.
  2. Je reprends ici le titre d’un ouvrage de Jacqueline Bousquet (docteur en endocrino- logie, biophysique et immunologie, chercheur au CNRS et décédée en 2013) cité dans la suite de l’article.
  3. À ce sujet, on pourra par exemple lire le numéro 6, « Tombeaux de la littérature », publié dans la revue en ligne de Fabula, LHT.
  4. Cité par Jacqueline Bousquet, Au cœur du vivant, version livre électronique, consultable sur arsitra.org., 2009, p. 27.
  5. Ibid., p. 68.
  6. Ibn ‘Arabî, De la mort à la résurrection, trad. Maurice Gloton, Albouraq, 2009, p. 139. Dans cet ouvrage, Maurice Gloton propose une traduction des chapitres 61 à 65 de l’une des œuvres majeures d’Ibn ‘Arabî : Les Conquêtes spirituelles mekkoises ou Al-Futûhât al-Makkiyya. Le terme arabe al-khayâl est traduit ici par « Imaginal », il peut aussi se traduire par imaginaire.
  7. Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction», Vox Pœtica, vox- pœtica.org/t/articles/schaeffer.html., consulté le 30 avril 2013.
  8. Jacqueline Bousquet, , p. 60.
  9. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, trad. M. Gloton, Paris, Actes Sud, 1999, p. 51-52.
  10. L’expression est fort bien décrite et expliquée dans l’ouvrage de David Bohm et David Peat, La Conscience et l’univers, Monaco, Éditions Alphée, 2007, p. 104-216. Il faut toutefois préciser que cette terminologie scientifique est récente et qu’au XVIIe siècle, Kepler écrit L’Harmonie du monde en contemplateur plus qu’en observateur. Dans son introduction, il note : « J’ai consacré aux contemplations Astronomiques la meilleure partie de la vie, [...] par Dieu le Meilleur, le plus Grand, qui avait inspiré la pensée, qui avait excité un immense désir ayant prolongé la vie et les forces de l’esprit » (L’Harmonie du monde, trad. Jean Peyroux, Bordeaux, impr. Bergeret, 1979).
  11. David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, , p. 250.
  12. David Bohm et F. David Peat, , p. 67.
  13. Lire à ce sujet l’analyse stimulante de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
  14. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 144.
  15. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, , p. 94.
  16. Ibn Arabi, , p. 94.
  17. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 147.
  18. En physique, un quanta est une quantité minimale d’énergie pouvant être émise, propagée ou absorbée.
  19. Jacqueline Bousquet, , p. 34.
  20. James Clerk Maxwell, « To the Committee of the Cayley Portrait Fund », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Les symboles auxquels il a donné forme apparaîtront comme des éloges / Et, par des chemins inimaginables, l’amèneront / À conquérir de nouveaux mondes, non encore créés ».
  21. James Clerk Maxwell, Littéralement : incarnés ».
  22. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  23. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  24. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  25. James Clerk Maxwell, « To the Air of Lorelei », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Leurs voix sont à jamais une musique, / Et participent au chant mystique ».
  26. Rupert Sheldrake, A new science of life : the hypothesis of morphic resonance, Toronto, Park Street Press, 1981.
  27. Ibn ‘Arabi, “Accueillant jardin”, L’Interprète des désirs, , p. 342.
  28. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 1986, p. 27.
  29. Maurice Gloton, “Introduction”, L’Interprète des désirs, , p. 34.
  30. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, , 1986, p. 62.
  31. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, ibid, p. 12.
  32. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 111.
  33. Gérard Genette, Métalepse, Paris, Le Seuil, 2004. Pour conclure, Genette cite Borges qui cite Carlyle, page 132 : « En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit ». De la même manière, cette conclusion suppose que le livre sacré est une potentialité infinie de livres.
  34. Patrick Trousson, Le recours de la science au mythe : pour une nouvelle rationalité, préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1995. Lire notamment la page 83 pour la description de cette expérience imaginaire.
  35. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 35.
  36. Principe énoncé par Werner Heisenberg en 1927 : l’état des systèmes quantiques ne peut pas être décrit avec exactitude, parce que l’observation de la position modifie l’impulsion du système et inversement. C’est donc l’idée que l’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule.
  37. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  38. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  39. Étienne Klein, « Le monde selon Étienne Klein », « Le vide quantique et les paradis fiscaux », diffusée le 11.04.2013 sur France Culture, http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein-vide-quantique-et- paradis-fiscaux-2013-04-11, consulté le 24 mai 2013.
  40. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, préface de G. Durand, Paris, Éditions Médicis-Entrelacs, 2006, p. 229.
  41. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  42. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 230. Henri Corbin, ibid., p. 232.
  43. Henri Corbin, , p. 232.
  44. Henri Corbin, , p. 232.
  45. Henri Corbin, , p. 236.
  46. Henri Corbin, , p. 235.
  47. Henri Corbin, , p. 229.
  48. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 150.
  49. Jacqueline Bousquet, , p. 122.
  50. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 245.

 

 

 

 

 

 

Un article publié dans TrOPICS, en 2013.




La maison Tarkovski, l’âme du corps à corps

 

 

À François de Boisseuil

          La poésie d'Arseni Tarkovski reste peu connue dans le monde francophone. C'est pourquoi Matthieu Baumier a eu raison de signaler aux lecteurs de Recours au poème l'anthologie bilingue éditée par Christian Mouze chez fario.[i]

            Ces traductions devraient permettre de rendre justice à un poète qui a su rester fidèle au "culte des mots" par quoi il a affronté les inquiétudes et les souffrances de sa vie, les sublimant par le feu de ses poèmes. Chez Arseni Tarkovski, en effet, la blancheur ne vaut que pour son "âpreté", biblique dans "Théophane le Grec", ou encore "inquiétude / Des pins noirs qui parlent" sur fond de "marasme neigeux" dans "Neige de mars". Jusqu'au bout - Christian Mouze nous en avertit dans sa Présentation - le poème est une tentative de cicatrisation : il faut toujours recommencer, reprendre un même texte parfois des années durant ; l'écriture est une lutte, un mouvement qui n'est jamais uniforme, jamais unidimensionnel. Arseni Tarkovski a découvert qu'au cœur des rigueurs et frimas de la matière émerge "l'âme", "le ciel" ; que le temps, par conséquent, est traversé par la possibilité de l'immortalité, une forme d'infini.

            "J'ai assez d'immortalité

            Pour que mon sang coule d'un siècle l'autre ;

            Et un bon coin de bonne chaleur,

            Je le paierais volontiers de ma vie,

            Pourvu que mon aiguille ailée

            Ne me conduise comme un fil

            Par le monde."

Parole de loup des steppes, grand galop du guerrier.[ii] Mais il ne nous apporte pas la mort, le poète, de toute sa fougue il s'écrie : "Vie, Vie !"

            On le pressent, ne lire Arseni Tarkovski qu'en le subordonnant à la cinématographie de son fils Andrei serait dommageable. Trop souvent, dès qu'il est question de ces deux-là, le célèbre adage Le fils est le secret du père nous hypnotise, nous empêchant de penser véritablement la portée et la profondeur du lien qui peut les unir. Tout regard croisé sur les films de l'un et les poèmes de l'autre doit pourtant s'en tenir à ce fait : ni le cinéaste ni le poète n'ont eu la faiblesse d'hybrider leur art avec celui de l'autre. Andrei Tarkovski est on ne peut plus clair : il a toujours considéré que le matériau du cinéaste était le temps concrétisé, factuel, des objets, autrement dit les objets comme véhicules d'une pression ou d'un flux temporels s'écoulant dans le plan[iii]. Pour sa part, le poète à l'œuvre se frotte aux mots. Célébrant la peinture de Van Gogh[iv], Arseni Tarkovski réaffirme son engagement à porter le "fardeau" du "verbe". Dans le superbe "Daghestan", il questionne certes son audace, ou son rêve, ou sa lubie, ou encore sa naïveté d'alchimiste du mot[v] ; jamais pourtant il ne reniera sa voie car sa folie offre un extraordinaire champ de batailles à explorer. De sorte qu'Arseni apparaît plutôt comme le père bavard dont la parole est radicalement remise en cause par Petit Garçon, son fils, dans l'ultime plan du Sacrifice.

            Si Andrei Tarkovski accorde la part belle aux poèmes de son père dans ses films, ce n'est donc ni par admiration béate ni pour faire éclater une sorte de continuité entre les mots du poème et les objets du plan. Les deux artistes se mesurent, ils se confrontent : preuve encore que si un rapprochement doit être fait entre les deux œuvres, c'est dans le secret d'un antagonisme où chacune, résistant à la force de l'autre, veut affirmer sa souveraineté sur elle-même.

°

            Quelle est la valeur, quelle est la vertu du mot chez Arseni Tarkovski ?

         Le lecteur de "Papillon dans un jardin d'hôpital" retrouve cette intuition première que le verbe, pour abstrait qu'il soit en comparaison du fait enregistré par la caméra, n'est pas détaché de la perception corporelle. Il la prolonge, la modalise sans la modéliser. "Sorti de l'ombre et à travers la lumière", le nom conserve l'effet magique du papillon qui passe, poudre restée sur le bout non pas des doigts, mais de la langue. Alors que le poète soldat vient d'être amputé, alors qu'il broie du noir dans la blancheur de l'hôpital, le papillon surgit et repart, fugitif, pour la lointaine Cathay. Demeure "babochka"[vi] : les couleurs émanent des voyelles, comme du clignement des yeux, et avec elles un sentiment où se mêlent la "paix", mais aussi le désir et la crainte. Bien plus, le papillon aperçu est insaisissable en tant qu'objet :

            "Il vole, fait la révérence."

Sans ce mouvement point de poème car c'est en lui que le papillon et "babochka" viennent confluer : la prosodie ciselée d'Arseni Tarkovski est devenue volètement. Réciproquement, sans la versification par quoi le mot se met à papilloter, pas de relation avec ce que le corps aperçoit. C'est bien tout d'abord par cette puissance d'animation que certains mots trouvent la faveur du poète, à commencer par certains noms propres : "Elabouga", "Marina", "Anna Akhmatova" (et ses "A glacés"), "Ivan" (et son saule au miroitement fascinant, "Ivanova iva")...

            Mais lire Arseni Tarkovski, c'est approfondir le sens de cette animation : mise en mouvement, mais aussi découverte de l'âme immortelle des choses.

        Une telle écriture doit en fait toute son énergie spirituelle à la violence d'un choc, d'un ébranlement. On trouvera difficilement un texte qui ne soit qu'une méditation calme sur fond de ciel monochrome. La relation fondatrice du poème au monde repose sur la perturbation. Lorsque le chant se laisse trop aller, explique "L'Avenir seul", lorsque la puissance lyrique s'abandonne aux "aises" d'un "travail peu compliqué", quelque chose menace de se figer[vii]. Il faut l'irruption intempestive d'un autre "locataire" pour que prolifère une foule intérieure, pour que s'ouvre un chantier colossal scarifiant "la peau tubéreuse de la terre". En sa catastrophe, le poème se fait louange de la pointe de lance :

            "L'aigle de la steppe y nettoie ses vieilles plumes".

Paraphrasant un autre vers, nous dirions volontiers que c'est la voix du "vieil honneur guerrier qui parle".[viii]

            Martiale, elle file fermement, sans mollesse, tendue par la menace effective de la mort. Le cavalier ne cesse d'être heurté par "la plume d'Azraël" :

            "Les ronces fumaient, le grillon faisait des siennes,

            Et grattant de ses moustaches les fers de mon cheval,

            Il prophétisait

            Et me menaçait de mort comme un moine."[ix]

Mais le poète n'a pas peur, en tout cas il s'offre à l'agôn, à la joute[x]. Face à la mort, il ne se soumet pas à quelque crainte religieuse, il rend coup pour coup. C'est pourquoi l'élan poétique de "Vie, Vie" débute avec cette audace aux accents iconoclastes :

            "Je ne crois pas aux augures

            Et je n'ai pas peur des signes."

Ce qu'Arseni Tarkovski livre ici à ses lecteurs (au premier rang desquels figure son fils Andrei), c'est l'intuition qu'au commencement n'était pas le verbe, mais la vivacité, la vitalité d'une action périlleuse, pour tout dire un culot, celui-là même qu'aura le jeune fondeur de cloches qui n'avait jamais fondu de cloches. Et s'il devait y avoir un mot, alors, oui, ce serait le célèbre "Davaïe", ce cri d'allant qui accompagne tout soulèvement, toute surrection de la matière.[xi] Il faudrait retraduire la formule de Jean, faire comprendre qu'à l'initiative, il n'y a rien que le tranchant de la décision ; que si silence il peut y avoir dans la parole poétique, c'est à l'initiale crue de toute décision. Et que l'intensité du combat perpétuel entre le guerrier et la mort oblige à appréhender le temps comme un infini sans commencement (ni fin).

           A cet égard, le poème intitulé "Le Timbre" donne l'un des résumés les plus vigoureux de la vision du poète-combattant. C'est un coup de tonnerre illuminant l'extra-lucidité de sa propre conscience. Le soldat "téléphoniste" est à l'agonie : comment pourrait-il survivre à la pluie de balles ou d'obus qui s'abat sur lui ? Déjà la "terre" retournée et pulvérisée du cataclysme l'ensevelit. Mais toujours mû par son instinct de vie acharné, il a suffisamment de force pour lancer :

            "Je suis immortel tant que je ne suis pas mort."

Ici, au bord de l'entaille, enfouie dans les entrailles du "corps mitraillé" mêlé aux éléments et juste sur le point de devenir charpie, l'âme se dresse. C'est sous le coup d'une déflagration qu'elle peut filer à travers les séparations du temps ; le téléphoniste détient le secret, protégé "contre son ceinturon" : les "câbles", les "racines" où "grandit" l'onde puissante qui souffle les murs érigés entre le passé (mort) et l'avenir ("Tous ceux qui ne sont pas encore nés"). En devenant agônistique, le présent "déchire" l'espace-temps, qui s'ouvre infiniment. Et pour faire vibrer le timbre de la terre, faire retentir bien haut la "lyre" de son cœur "électronique"[xii], les mots du poème doivent exprimer "l'âpreté" des batailles. C'est à ce prix que l'âme pourra circuler librement dans le temps, unissant les morts aux vivants, les existants aux non-existants. Ce n'est donc pas une sagesse confortablement tranquille qui conduit à cette Révélation selon laquelle, dans "Vie, Vie",

            "Il n'y a que le réel et la lumière".

Elle naît au contraire d'un combat intérieur titanesque et dangereux, d'un parcours dans les chaos de l'Être :

            "J'ai mesuré le temps avec la chaîne d'arpentage

            Et je l'ai traversé comme on traverse l'Oural".

L'immortalité est arrachée, mais au péril de la vie. Tel est le grand paradoxe que soutient la poésie d'Arseni Tarkovski.

            Le pouvoir de ses mots tient à la fois à l'unité qu'ils entretiennent avec la terre, dans le mouvement qu'ils ont en partage, et à la fois au combat vigoureux avec elle - cette nature brutale dont ils sont la graine et le fruit. Le poète ne s'abandonne pas à la terre, il s'offre à elle pour l'empoignade ardente, pour amorcer l'explosion, la fission d'où émerge une âme. Arseni Tarkovski joute avec l'arme des mots non pas pour nier la mort, mais pour lui faire face. Nulle complaisance au malheur ni à la souffrance : trop fier, trop farouche, le cavalier bande l'arc de son poème, y fait surgir la vie immortelle, le temps infini au cœur de la matière.

°

            Cette façon de vivre l'écriture n'est pas compatible avec une transposition facile à la cinématographie. La puissance artistique qu'elle recèle impose d'éviter quelques erreurs. Et en premier lieu de se tenir à bonne distance du "complexe de la momie"[xiii]. Un film comme Le Testament d'Orphée permet de comprendre tout ce qui éloigne un Cocteau, par exemple, des  deux Tarkovski. Le personnage de Cocteau ne lutte pas : de manière somme toute assez agressive (et légère ), il se fait volontairement donner la mort. Mais c'est parce qu'au fond, à ce qu'il pense, "les poètes ne meurent jamais". Au contraire, la poésie d'Arseni Tarkovski est  pleine de poètes bel et bien morts et enterrés.

            "Sans aucune immortalité, triviale

            Et nue se tenait la mort, la seule mort"

constate-t-il au début du tombeau de N. A. Zabolotski.[xiv] Si l'adversaire n'existe pas, pas d'agôn. Pour Cocteau, qui est conséquent, s'ensuit une errance dans une "zone" indépendante des lois de notre espace-temps. Il n'est pas vraiment vivant, pas plus qu'il n'est vraiment mort : il porte les grands yeux de papier de la momie, enveloppé sans doute dans les bandelettes de celluloïd du film qui, à jamais, lui sert de véhicule. Ontologie mortifère en ce qu'elle valorise l'illusion, la fiction divertissante (éloignant des rives de la vie et de la mort) et mise, quoi qu'elle en dise, sur la culture du spectaculaire et de la spéculation, dont il est au moins légitime de se demander aujourd'hui si elle favorise les forces spirituelles de la terre[xv]...

            Andrei Tarkovski ne s'y trompe pas. Lecteur admiratif de son père, certes, mais fidèle à son amour des "faits", des "objets", il a su en  filmer la transparence primordiale, à travers laquelle nous pouvoir voir couler le temps. Mais ce n'est pas à nous d'imposer ici notre regard sur son cinéma. Vous aurez la liberté et le plaisir, lecteurs, de reconnaître comment le fils, à partir de sa révolte radicale contre le fardeau du Verbe[xvi], parvient à sculpter les images finies où se glisse l'infini qui hante tout homme, toute femme qui fait un effort authentique pour se plonger dans les profondeurs de l'existence. Disons simplement qu'à la question presque enfantine de savoir si les objets ont une âme, les films d'Andrei Tarkovski répondent oui. Et que les âmes qui débouchent la bouteille extra-lucide du temps en la traversant sont là, sensibles à l'œil de la caméra. Quoique invisibles le plus souvent, elles peuplent le vide des pièces que nous habitons[xvii], peut-être même sont-elles déjà en nous, devenues nous. Et, à n'en plus douter, le facteur Otto est véridique : écoutez ses histoires et voyez... Il a vraiment été bousculé par un fantôme...

            "Quand je vis le bruit sourd incarné

            Même les ailes crayeuses s'animaient,

            Cela me fut révélé : j'enjambais ma vie

            Mais mon exploit n'était encore qu'un passage".[xviii]


[ii] Arseni Tarkovski, L'Avenir seul, p. 115 (sans autre précision, toutes les paginations renvoient à l'édition Fario)

[iii] Andrei Tarkovski, " Fixer le temps" in Le Temps scellé (Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma)

[iv] P. 72-73

[v] P. 59

[vi] Les quelques transcriptions du russe données ici ne sont pas savantes.

[vii] P. 86-87

[viii] Cf "Le Timbre", p. 103

[ix] Cf "Vie, Vie", p. 115

[x] Nietzche fait allusion à l'agôn de la Grèce antique dans un opuscule de 1872, "La Joute chez Homère", repris dans La Philosophie à l'époque tragique des Grecs (Gallimard, folio essais, p.196 sq.). Le texte étant l'ébauche d'une "préface à un livre qui n'a jamais été écrit", la notion reste disponible et laïque, contrairement à celles de djihâd ou tapas

[xi] La séquence à laquelle il est fait allusion se trouve dans Andrei Tarkovski, Andrei Roublev (1966)

[xii] P. 139

[xiii] L'expression vient d'André Bazin, "Ontologie de l'image photographique" dans Qu'est-ce que le cinéma ? (Édition cerf/corlet)

[xiv] Cf "Le Tombeau du poète" (p. 76-77)

[xv] L'image d'eux-mêmes vendue par les écrivains médiatiques, son rôle et la prévalence du personnage sur la puissance lyrique doivent devenir un objet de la plus rigoureuse critique. 

[xvi] Cf la séquence d'ouverture du Miroir (1974), où l'adolescent bègue se bat pour parler. Ce sera par le cinéma...

[xvii] Cf Le Sacrifice (1986). Andrei Tarkovski filme tous les souffles qui circulent dans la maison.

[xviii] Cf "Théophane le Grec" p. 142-143