Les livres d’artistes des éditions Transignum : du manuscrit au palimpseste

Transignum est une maison d’édition à propos de laquelle on peut affirmer que chaque livre est l’équivalent d’un livre manuscrit, et rapprocher chacune des productions de Wanda Mihuleac de ce concept. Pour cette éditrice plasticienne la littérature est un art né de la manipulation de cette matière qu’est le texte, qu’il s’agit de modeler, d’orienter, de dés-orienter.

Les trans-formations, trans-mutations, les trans-figurations et transitions trans-culturelles subies par le texte sont remarquables. C’est donc bien plus qu’un travail éditorial. Le manuscrit est le point de départ et d’arrivée de cette mise en œuvre spécifique, toute particulière à cette maison d’édition, qui publie des livres objets : une architecture de pages, des textes travaillés comme un mille-feuilles une à une juxtaposées, édifiées, et échelonnées savamment pour un dévoilement infini de sens. Ce que disent les mains, ce qu’elles font, toujours à l’œuvre dans l’élaboration du livre, de l’objet, de ce centre hors de toute autre circonférence que celle d’une vaste étendue de liberté sémantique.

Si l’univocité échappe lorsqu’il y a poésie, les dispositifs qui encerclent les poèmes publiés par Wanda Mihuleac ouvrent sur des territoires inexplorés, où le langage mis en scène ne commente plus, ne raconte plus, mais révèle, ouvre ses potentialités et dévoile non pas les images, ni les formes, mais l’entre deux, l’espace entre la couleur et la matière, l’image et la lettre, entre le silence et la trace. 

Ce que disent peut-être les mains, poème de YVES NAMUR traduit en italien par Davide Napoli et en roumain par Linda Maria Baros, dessins de Wanda Mihuleac, 7 éditions de tête dans un coffret - un CD avec la musique de Barbara Bicanic Perincic et une œuvre originale de Wanda Mihuleac.

Les dessins, les matériaux employés pour réaliser le livre, livre/objet, objet/livre, place les réalisations de l’éditrice entre ces deux concepts opérant un effacement de ces deux polarités et de facto la révélation du contenant et du contenu, l’invention de ce que peut être le livre révélé par cette altérité à lui-même et le texte alors perceptible comme palimpseste, car il dévoile de multiples couches sémantiques motivées par le contexte et la mise en situation. C’est dire si Wanda Mihuleac interroge le signe, le caractère aléatoire de toute interprétation, jusqu’à la remise en question d’une capacité à porter un schème intrinsèque préexistant à son actualisation. 

                 L'Embrasure, poème de Gabrielle Althen.

Ce dialogisme est démultiplié par les nombreuses versions en langues étrangères qui accompagnent la plupart du temps les textes des poètes français ou internationaux publiés par Transignum.   Les traductions sont autant de remises en cause de l’univocité opératoire dans le langage. Une polysémie décuplée est à l’œuvre qui secoue et réédifie, qui polarise la réception sur les potentialités du texte, dévoilées par les instances itératives à chaque fois différentes.

Dans certains livres l’idéogramme pousse jusqu’à un point ultime cette hybridation du sens, et ces signes, qui jouxtent d’autres signes, qu’ils soient picturaux ou linguistiques, peuvent alors être reçus comme appartenant à ces deux vecteurs, le langage ouvrant sur une iconographie mentale, et l’image édifiant le sens actualisé dans et par le langage. Un croisement de territoires sémantiques riche et fertile.

Histoire de famillepoème de Ming Di, gravures de Wanda Mihuleac.

Les idéogrammes sont ce point ultime, central, milieu du gué entre l’image et la lettre. Signes parmi les signes, ils sont avant d’être des mots une preuve patente que dans le tracé de la lettre il y a l’image, que dans l’image il y a le mot, que dans les potentialités du signe tout est mouvement recommencé à travers la réception qui est à chaque fois une actualisation de l’interprétation.

Effacements itératifs, itérations gommées par le ressac des occurrences renouvelées, le Livre ardoise est à cet égard emblématique de cette volonté de libérer les potentialités du texte. Comme s’il était tracé à la craie, le texte est le lieu d’une réécriture permanente.

Chaque livre réalisé par Wanda Mihuleac occupe l’espace, et l’espace de tous les possibles investit le livre. Manuscrits chacun, en ce sens que la matière est façonnée, à commencer par le texte, matériau premier et objet poli effacé et retranscrit mille fois par les mises en œuvres éditoriales...

Ecri-vain, poème de Salah Stétié, gravures de Dominique Neyrod.

Dans ces multiples mises en scène, le texte dévoile alors d’infinies couches sémantiques, car il est soumis à de multiples étapes de perception, qui concourent toutes à sa re-création, grâce à des lectures infiniment renouvelables… Il s’agit de combinatoires aptes à mettre en jeu le signe, à le contextualiser autrement, à l’actualiser de multiples manières, afin d’ouvrir à une polyphonie significative.

Qu'est-ce que la poésie ?, texte de J. Derrida, eaux-fortes de Wanda Mihuleac.

Il n’est alors pas interdit de dire que ces combinatoires qui mettent en scène le texte de manière inédite motive la production d’interprétations aléatoires, anecdotiques, qui sont aptes à rendre perceptible l’éventail des possibles d’un même texte. Si la mise en œuvre de tout texte, de toute parole, est un acte, sa déconstruction ou sa disparition en est un aussi. L’effacement loin d’être une aporie est donc un acte d’écriture qui offre aux signes la possibilité de déployer le vide constitutif du langage dès lors qu’il n’est pas actualisé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des potentialités du sens.

En cela, chaque livre-objet produit par les éditions Transignum est à chaque fois un manuscrit, puisqu’il se réécrit sur ce vide fertile qu’est l’imaginaire.




Chronique du veilleur (47) : Jean-François Mathé

« Les mots, souvent, sont des yeux fermés / qui regardent la nuit en eux », écrivait Jean-François Mathé dans son très beau petit livre : Vu, vécu, approuvé, paru en 2019 aux éditions Le Silence qui roule. C'est dans cette nuit que le poète s'aventure, en appréhendant la nuit du dernier soir, celle qui clôt les paupières pour toujours.

Ainsi va est écrit dans la même tonalité. Le regret traverse les jours qui restent, avec le consentement que le titre même évoque. Ce sont, dit le poète, « les jours de rien », « de rien sans l’amour qui naguère ouvrait au matin fenêtres, volets, paupières, pour que puisse entrer plus d’amour encore. »

Mais le poète ne reste pas refermé sur lui-même. Il embrasse cette humanité qui l’entoure et qui vit, comme lui, comme nous, la soif de l’inconnu ou de l’invisible. A l’intersection « de tous les chemins », se tient l’auberge du poète et sa table ouverte, « rendez-vous des vagabonds, des égarés, des errants. »

Agrandissement des détails (extraits), recueil de poèmes de Jean-François Mathé publié aux éditions Rougerie (2007). Textes lus par Guy Allix.

Ils disent que tout est du vent, tout est changeant, qu’après les ruelles vient la plaine où l’on peut marcher en dormant avec les rêves de la nuit d’avant, qu’on est plus rêvé que vivant et qu’un jour, tout un chacun s’efface de la vitre où une main lasse esquisse un adieu sans émoi.

Mais il y a des « miettes de mystères et d’évidences », titre de l’avant-dernière partie, à recueillir encore. Jean-François Mathé aime cette heure où la nuit n’est  pas encore tout à fait noire, ce « gué » où il faut se risquer chaque soir. Sa poésie suggère une atmosphère d’attente et d’imminence avec les mots les plus simples, une retenue qui  frôle des présences sans pouvoir les cerner vraiment.

                 Chaque soir est un gué entre une berge abandonnée
                 une autre qui attend.
                 Au milieu du gué  on rassemble les ombres
                 en un seul vêtement dont il faut s’habiller
                 pour épouser la nuit,

                  puis on avance
                  comme si c’était soi qu’on allait quitter.

« Le seuil, on y est seul », dit un émouvant poème du début du livre. C’est la solitude devenue chant secret, parfois presque étouffé, que nous entendons dans cette voix. Elle résonne gravement, mais elle a cette chaleur, cette ardeur contenue, qui sont le signe du poète frère de tous.

Attendez, dit-on sur le seuil. Mais on voit que ce n’est qu’au soleil qu’on a parlé, à lui qui a fermé à clé sa porte sur les départs puis la rouvre sur les absences. Le seuil, on y est moins seul.

La poésie crépusculaire de Jean-François Mathé nous  accueille sur ce beau seuil et accomplit le miracle dont seul le véritable poète est capable : nous faire entrer dans le partage, souvent poignant, du plus libre et du plus lumineux, malgré la nuit.

                                                              

                 Jean-François Mathé, Ainsi va, 
                 Rougerie, 2022, 13 euros.

Présentation de l’auteur




Aurel Pantea, une voix à part de la poésie roumaine

Aurel Pantea est maître de conférence à l’Université d’Alba Iulia, en Roumanie. Il est né le 10 mars 1952 à Chețani, le département de Mureș. Pendant ses études à l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca,  il a fait partie du comité de rédaction de la revue « Echinox ». La critique littéraire roumaine considère sa poésie comme représentative de celle de la génération littéraire des années 80, qui comprend des écrivains affirmés de cette période du siècle passé. Il a publié 11 recueils de poésie. Il écrit et publie aussi des articles de critique littéraire et des essais.

Sa poésie a été couronnée de nombreux prix dont le plus important, le Prix  « Mihai Eminescu » (2018). L’esprit critique a découvert dans sa poésie œuvre des traits neo-expressionnistes. L’unité de sa poésie tient dans l'exploration du côté sombre, caché,  des êtres et du réel. Il est aussi rédacteur en chef de la revue culturelle Discobolul qui paraît à Alba Iulia.

Extrait du livre d'Aurel Pantea Œuvres poétiques (Maison d'édition parallèle 45), auteur et voix : Aurel Pantea (C) ; compositeur musique & guitare : Silvan Stâncel www.silvanstancel.ro (C) ; studio : Moving Records - Production musicale et autres Movingrecords.

Poèmes extraits du recueil Le destructeur, Limes, 2012.

Traduction de Sonia Elvireanu

Pour Katia

                                               

Les gens dans la rue, comme tu les sens, comme une pâte,

secrétés par une impulsion sans niveau, éloignés et terriblement inhumains,

avec des voix sortant d’un état

déplorable de l’imagination, ils sont la fin, le jour mort, la réalité sans appels,

faite de choses de dehors,

tu les trouves parmi les morts, tu les regardes avec de vieilles envies, ils apparaissent

dans le flux ophidien des sens, dans les contorsions, les apparitions embuées,

comme les sens longtemps non-exercés,

il vient un moment où tu as honte de ton propre corps, quand tu ne supportes plus

la lumière sur ta peau, quand de tes bras glisse

une bête qui abandonne,

le monde en nous, si on pouvait le soulever avec nos veines,

si on pouvait, dans l’impudeur, ressentir des clapotis et des tons

en résorption,

on regarderait avec notre peau,

on revient à la matière pure, sans lèvres,

avec de la terre et des propositions dans la bouche,

on devient un avec le mot de passe noir,

au début d’un jour qui ne peut plus naître,

après des transactions défigurantes les visages produisent

une lumière illicite, comme le milieu du jour des morts, là,

une terre ondulée comme l’émotion

nous dit notre vrai nom

   

***

 

Biographies éjaculées,

des voix sorties d’une bouche éfondrée, je reste dans mon propre âge

comme dans une corde,  mes veines et mes propositions sont des cordes,

un soleil coule dans les fins des langages.

Les instincts fument, des chœurs de femmes,

la mort passe et s’oublie.

Regarder au cœur du mal, là

il n’y a pas de cœur, seule une sérénité sulfureuse,

elle mange mon poème

                                                                  ***

 

 

Un vieil homme s’installe en moi, il occupe peu à peu tous les coins,

pour l’instant on vit ensemble, on a les mêmes vices, on aime les mêmes femmes,

mais il grandit des choses auxquelles je renonce, à certains moments,

quand le langage même a une ombre, j’entends des souffles fatigués

et alors je dis :

Mon Dieu me digère, mon Dieu a faim,

mon Dieu se drogue, mon Dieu insulte, il ne fait pas de raisonnements,

c’est un type direct, il te crache au visage, souffre,  ses langages immédiats sont

le mépris, l’amour, la vengeance,

il ne fait pas de politique, il la supporte et la défie, mon Dieu reste avec tous les

putains,

il reste avec les poissons et il les aime tous, et il dit que tous ressusciteront, et tous

auront un peu moins peur quand ils mourront, mon Dieu fait tous les jours

des exercices de mort et de ressuscitation sur ma peau, et je l’aime follement,

encore faut-il aimer, n’est-ce pas,

de mon Dieu la plupart parle avec supériorité, c’est un

Dieu plus difficilement à supporter, parce que, parfois, il pue,

et en plus, il a beaucoup de morts sur Sa grande conscience, et tous ne sont pas réconciliés,

mon Dieu me ressemble, il peut être laid et agressif, il est vraiment violent

et vicieux, en parlant de lui je le fais comme moi, ce serait un péché, mais

c’est ainsi que je le sens plus près, il naît dans mes faiblesses, d’habitude,

le rien y habite ou quelque chose si désintéressée de signification,

que ça ressemble à rien, mais il aime mon rien,

ça m’a toujours ébahi, il sait que mon rien

est la semance du destructeur qui veut me connaître muet

***

 

                                             À Cis et au berger Ioan Moldovan

Le grain de la conscience de la mort tombe profondément en nous,

toi et moi, nous sommes très loin et nous regardons

les champs de blé et les moissonneurs,

dans la grande mort la débauche augmente

la fleur prédatrice

***

                                                                   

Aujourd’hui, j’ai vu mon cœur, il battait très loin,

il me semblait que ce n’était pas mon cœur, à côté, près d’un appareil sofistiqué,

la femme médecin  aux yeux bleus m’a laissé écouter un instant

ses rythmes, j’ai entendu de gros torrents et un sifflement,

le temps se tourmentait en grandes fleuves, ce serait vrai,

a dit la femme médecin, si on était au milieu,

si on revenait dans son cœur, on verrait les souterrains

d’où vient le destructeur

 

 

 

Récital au Gala de la poésie roumaine contemporaine Alba Iulia en 2016.




Alberto Manzoli, le mythe au coeur de la poésie

traduction et présentation de Marilyne Bertoncini

 

Réduite à deux lignes, accompagnant sa photo,  sur le site des éditons Tapirulan qui publient le poète, la biographie de ce dernier annonce :

 Né n'importe où en 1962, Alberto Manzoli vit et travaille à Parme. Méfiant et Scorpion, il préfère lire lui-même ses vers en public. En ce moment, il vous regarde avec méfiance. »

Sa poésie, primée à diverses reprises,  est publiée en revue et dans des anthologies, il participe au jury d’un concours littéraire, il est aussi l’auteur de préfaces, d’essais (sur le Futurisme en particulier, de monologues et textes dramatiques, et d’adaptations d’auteurs anglophones (Philip Larkin,  Sam Shepard, Derek Walcott).

Mais lui ne livrera pas plus que les deux lignes de sa biographie officielle :  c’est une personne secrète, présente mais discrète – car  contrairement à bien des poètes aspirant à la notoriété, notamment à travers les réseaux sociaux, Alberto Manzoni est réticent à se montrer, conscient que l’œuvre est ce qui importe. Il  l’a fait pourtant  auprès de Lucia de Ioana, sur La Repubblica (je lui dois les citations d’Alberto Manzoli), où il parle à cœur ouvert de son travail d’écriture, de l’importance dans sa vie de la poésie découverte dans l’enfance, devenue essentielle avec son premier achat, Les Fleurs du Mal : « Baudelaire a été pour moi, comme je crois qu'il l'a été pour beaucoup, mon guide vers la poésie. Dès lors, les choses ont simplement commencé à se produire ». Baudelaire, un modèle « dont il faut vite s'éloigner, dit-il – lui préférant «  Dante, la poésie épique nordique et les Gilgamesh, les modernes : Sandro Penna, pour sa grâce foudroyante, Anna Achmatova, pour le don de la tragédie, Fernando Pessoa, pour le don de l'agitation, le calme roi des labyrinthes, Jorge Luis Borges, et l'imagiste Pound. Si je crois que peut-être, pour se limiter au 20e siècle, le poète parfait est Federico Garcia Lorca, qui a réussi à combiner le maximum de popularité avec le maximum de magistère poétique. »  .

C’est tardivement qu’Alberto Manzoli, grand lecteur de poésie « entre en écriture « parce que « la poésie est le seul moyen que je connaisse pour lever la tête de la mangeoire. Regarder par-dessus le bord de l'assiette, voir ce qu'il y a au-delà la haie. Ou du moins, s'imaginer qu'il y a quelque chose ».

S’il publie, c’est  de façon sélective – et lente – d’où une production rare – soutenue par la présence d’un vieux téléphone sur la table de chevet, en guise de carnet sur lequel il note les pensées des franges du sommeil – des « illuminations » suivies de beaucoup de travail : « J'envie les génies qui écrivent un chef-d'œuvre en cinq minutes. Je ne suis pas un génie, et je dois travailler dur ». Quand j’écris, confie-t-il à Lucia de Ioanna, « toute l'œuvre, toute la fabrication, pour reprendre une expression du Caravage, toute la valeur réside dans la traduction de la prise de vue photographique, du regard, de la vue en une vision centrifuge, d'éloignement de le sujet, pas différent de celui de Paul Gauguin. Le poème part d'un point connu et défini (“toujours me fut chère cette colline solitaire” écrit Giacomo Leopardi) (sempre caro mi fu quest'ermo colle et aborde à un rivage totalement inconnu, à l’océan qu’on découvre en écrivant".

De cette traversée de la Mare Incognita de l’écriture surgisse des textes surprenants de modernité et de classicisme dont témoignent les 6 poèmes inédits qu’il nous a confiés, choisissant de les inscrire sous l’égide de L’homme de Lisbonne, pour nous emmener dans un voyage à travers temps et mythe, aux origines de la poésie, dans la Mésopotamie de l'épopée de Gilgamesh, qu'il rend infiniment présente, qu'il fait vibrer comme des instants de vie quotidienne transcendés par la mémoire.

L'uomo di Lisbona

                              (a Mário de Sá-Carneiro)

 

Severo è il sogno, la realtà mediocre,

coltivo l'arte di dimenticare.

Il mondo esterno era inutile e strano,

così ho fatto di me un intero mondo,

e ora senza occhi contemplo le strade e

i passanti, tempo privo di suono,

statua di un falso dio erosa al vento.

Sono qualcosa tra me stesso e il nulla,

un mare basso bugiardo di schiuma,

un sogno immenso risvegliato in nebbia,

e nel mio labirinto mi son perso,

e poco importa se oggi o da sempre,

tutto si spegne in silenzi di piume.

Severo è il sogno, e la realtà si spezza:

ricordo, credo, una famiglia a pranzo

nell'oro di domeniche dissolte,

pallida pace assorta, e la finestra

che passa l'aria tenera di giugno.

Da casa a volte si sentiva il treno.

L'homme de Lisbonne

(à Mario de Sá-Carneiro)

 

Exigeant est le rêve, médiocre la réalité,

Je cultive l'art d’oublier.

Le monde extérieur était bizarre et inutile,

alors je me suis fait tout un monde de moi-même,

et maintenant sans yeux je contemple les rues et

les passants, temps  dépourvu de son,

statue d'un faux dieu érodée par le vent.

Je suis quelque chose entre moi et le rien,

une mer basse à l’écume menteuse,

un rêve immense réveillé dans le brouillard,

et je me suis perdu dedans mon labyrinthe,

et peu importe si ce jour ou depuis toujours,

tout s'éteint dans des silences de plumes.

Exigeant est le rêve, et la réalité se brise :

Je me souviens, je crois, d'une famille au déjeuner

dans l'or de dimanches dissous,

pâle paix absorbée, et la fenêtre

qui offre l'air tendre de juin.

Parfois, de la maison, on entendait le train.

Australopithecus sapiens sapiens

 

Mi muovo qui, in assenza di tempo,

scostando i rami per cogliere i frutti,

e uova e nidi e poi di tanto in tanto

scimmie minori, quando ci riusciamo,

da spartire con le femmine a terra.

Non prendo mai più di quanto mi serve.

Ogni tanto, poi, mi fermo su un ramo,

e il mio sguardo sereno si distende

sopra l’immensa cupola smeraldo

fresca e pulita di recente pioggia,

e al richiamo gioioso degli uccelli,

a questo soffio gentile di dentro,

io mi domando se esiste davvero,

se ciò che alcuni chiamano la morte

non abbia regno che sull’apparenza,

e non sia solo un mutare di forme,

dal minerale al vegetale e oltre

poi, tutto daccapo, e tutto di nuovo,

col cuore in gola, affannato e felice,

questo scendere e salire dal ramo

che non si spezza e che non avvizzisce,

la mammella sempre verde di latte

che non distingue tra figli e figliastri.

 

Ignoro tutto, a parte la foresta.

Così mi pare di sapere tutto

quello che esiste da sapere al mondo,

soltanto gli alberi, i ruscelli, i sassi,

tutta la vita che ci nuota dentro,

che vola, striscia o canta nel mattino,

e che non chiede null’altro che vita.

Questo io so che è la cosa giusta

Se esiste un altro mondo, è sbagliato.

Australopithèque sapiens sapiens

 

Je me déplace ici, en absence de temps,

écartant les branches pour récolter les fruits,

et des œufs et des nids, et puis de temps en temps

de plus petits singes, quand on y parvient,

à partager avec les femelles au sol.

Je ne prends jamais plus que ce dont j'ai besoin.

De temps en temps, je m'arrête sur une branche,

et mon regard serein s’éloigne

par-delà l'immense dôme d'émeraude

frais et propre de la pluie récente,

et au chant joyeux des oiseaux,

à ce doux souffle de l'intérieur,

Je me demande si tout cela existe vraiment,

si ce que certains appellent la mort

ne règne que sur l'apparence,

et ne soit rien de plus qu’un changement de formes,

du minéral au végétal et au-delà

encore, de nouveau tout et toujours,

le cœur dans la gorge, à bout de souffle, heureux,

ce descendre et monter de la branche

qui ne se brise pas et qui ne se dessèche,

le sein toujours vert de lait

qui ne distingue pas entre fils et bâtards.

 

J'ignore tout, sauf la forêt.

Ainsi j'ai l'impression de tout savoir

De ce qu'il y a à savoir dans le monde,

juste les arbres, les ruisseaux, les pierres,

toute la vie qui nage en nous,

qui vole, rampe ou chante le matin,

et ne demande rien de plus que la vie.

Je sais que c'est la chose juste.

S'il existe un autre monde, il est faux.

La dea bianca

 

L’arancia è un frutto d’acqua, e nell’arancia

ogni spicchio trova la sua ragione,

il posto esatto del suo stare al mondo,

sotto il materno velo che lo nutre.

Così è la melagrana, il fico verde

di cui mi adorno e che di me ragiona,

ed ogni mite frutto di stagione

racconta la pienezza senza sfregio

del mio silenzio, del mio dire chiaro,

la neve che non si converte in acqua,

quando sui colli scivola il disgelo.

Sono misura che sorpassa il segno,

e in me non c’è mai stata la frattura,

mai l’esplosione verso il mondo esterno;

intatta io racchiudo l’universo,

e custodisco il mondo e a te lo dono,

a te che innocente mi hai raggiunto.

Nelle tue mani calde, goffe e buone

affido l’uovo che non si è mai schiuso.

Come spiegarti, caro, come dirti

che dal mio grembo deserto di figli

nascono insieme i giorni e le comete,

e boschi e laghi su cui passa il vento,

e prati di rugiada, e in fondo al piano

città che si risvegliano al mattino,

col primo carro che esce nella nebbia.

Tu dormi e non sai nulla, il tuo dormire

ha il soffio dell’agnello che ha lattato.

Riposa ancora, caro, non ti tocco.

Sono pronta, sono nuda, e ti aspetto.

La déesse blanche

 

L'orange est un fruit d’eau, et dans l'orange

chaque quartier trouve sa justification,

la place exacte de son être au monde,

sous le voile maternel qui le nourrit.

Ainsi est la grenade, la figue verte

dont je me pare et qui parle de moi,

et tous les doux fruits de saison

racontent la plénitude sans cicatrices

de mon silence, de mes paroles claires,

la neige qui ne devient pas eau,

quand le dégel glisse sur les collines.

Je suis la mesure qui dépasse le signe,

et en moi jamais il n’y eut de fracture,

jamais l'explosion vers le monde extérieur ;

intacte c’est moi qui contiens l'univers,

et je garde le monde et à toi je le donne,

à toi qui innocent m’a rejointe.

Entre tes mains chaudes, maladroites et bonnes

Je confie l'œuf qui n'a jamais éclos.

Comment t’expliquer, mon cher, comment te dire

que de mon ventre aride d'enfants

naissent en même temps les jours et les comètes,

et des bois et des lacs sur lesquels le vent passe,

et des prairies de rosée, et au fond de la plaine

des villes qui le matin s’éveillent,

avec le premier char qui sort dans le brouillard.

Tu dors et ne sais rien, ton sommeil

a l'haleine de l'agneau qui vient d’allaiter.

Repose-toi, mon cher, je ne te touche pas.

Je suis prête, je suis nue et je t'attends.

Monologo di Tammuz il pastore

 

Quanto è distante il cielo dalla terra?

Non molto forse, se io qui, supino,

disteso in mezzo all’erba appena nata,

la testa volta indietro alla collina,

guardo le greggi pendere dal prato,

nette contro l’azzurro che si stampa,

come le nubi quando cambia il tempo.

E in questo volo basso e rovesciato

sta forse tutto il trucco delle cose,

che sembrano banali, e sono sacre:

il letto, le scodelle, l’acqua, il fuoco,

l’erba e l’agnello che consuma l’erba,

e il ferro che alla fine chiude entrambi.

E tutti quei silenzi e spazi vuoti

in cui mi formo come la giuncata

che metto ad asciugare nei cestini

e sgoccia a notte, lenta, sulla paglia,

e la fatica ancora, e il pane duro

che riconforta la mia quiete all’ombra,

quando il Leone infuria e insieme al gregge

mastico adagio, gli occhi fissi al mare.

È il mio mondo, evidente e segreto,

vasto quanto la ronda del mio abbraccio.

Lo tengo insieme con sangue e sudore e

nessun filosofo, nessun poeta

è il benvenuto qui. Basta la vita,

la sola vita è già preghiera e canto.

E il canto si fa più dolce e disteso

quando alla sera, assieme ai pochi amici

ci raccontiamo la nostra giornata,

beviamo in pace un bicchiere di vino,

e in pace ognuno torna alla sua casa.

Qui il rito si ripete: a mani giunte

sorreggo la scodella con la zuppa,

poi vado al lavatoio e spengo il lume.

E un po’ più tardi, dopo il primo sonno,

la rapazzola sotto la finestra

si schiara al primo raggio della luna

che va sorgendo quieta tra i cipressi.

In breve la mia attesa avrà il suo scopo,

il gatto si spaventa e fa la gobba,

sotto la tela sento le tue forme

lievitare come soffice pane.

Domani devi dare l’acqua ai porri,

zappare le patate e dargli il verde.

So che sai questo, e molto altro ancora,

di cose che non potrò mai capire,

e non mi dirai mai, e non mi offendo;

e so che non ti offendi, se un pastore

a notte alta dorme ancora un poco.

Monologue de Tammuz le berger

 

Combien y a-t-il du ciel à la terre ?

pas grand-chose peut-être si, allongé ici,

le dos au milieu de l'herbe à peine née,

la tête tournée vers la colline là derrière,

Je regarde les troupeaux suspendus dans le pré,

précis contre l’azur qui s’imprime,

comme les nuages lorsque change le temps.

Et dans ce vol bas et inversé

Se trouve peut-être toute la magie des choses,

qui semblent anodines, et sont sacrées :

le lit, les bols, l'eau, le feu,

l'herbe et l'agneau qui mange l'herbe,

et le fer à la fin qui interrompt les deux.

Et tous ces silences et ces espaces vides

dans lequel je me forme comme la jonchée

que je mets à sécher dans les paniers

et qui s'égoutte lentement sur la paille la nuit,

et la fatigue encore, et le pain dur

qui réconforte mon calme à l'ombre,

quand le Lion fait rage et qu’avec le troupeau

Je mâche lentement, les yeux fixés sur la mer.

C'est mon monde, évident et secret,

vaste comme l’ étreinte de mon bras.

Je le maintiens avec sang et sueur et

aucun philosophe, aucun poète

n’est bienvenu ici. La vie suffit,

la vie seule est déjà prière et chant.

Et le chant devient plus doux et détendu

quand le soir, avec quelques amis

on se raconte notre journée,

buvons un verre de vin en paix,

et en paix chacun rentre chez soi.

Ici le rituel se répète : mains jointes

Je tiens le bol avec la soupe,

puis je vais au lavoir et j'éteins la lumière.

Et un peu plus tard, après le premier sommeil,

la paillasse sous la fenêtre

s'éclaircit au premier rayon de lune

qui s'élève tranquillement parmi les cyprès.

Sous peu mon attente atteindra son but,

le chat a peur et arque l’échine,

sous la toile je sens tes formes

lever comme un pain moelleux.

Demain il faut arroser les poireaux,

biner les pommes de terre et leur donner du vert.

Je sais que tu sais cela, et plus encore,

des choses que jamais je ne comprendrai,

et jamais tu ne me les diras, et je ne m’offense pas;

et je sais que tu n'es pas offensée, si un berger

au cœur de la nuit dort encore un peu.

Lamento di Enkidu

 

Gilgamesh ordinò al cacciatore:

“Va’, e porta la prostituta Shamhat con te.

Quando gli animali selvaggi si recheranno all’abbeverata,

falla spogliare, fa’ che mostri il suo sesso.

Enkidu la vedrà, le si avvicinerà,

e allora i suoi stessi animali, quelli con cui è cresciuto,

non lo riconosceranno più.”.

 

 

La lepre. Il toro. L’ape e il leone:

le grandi anime sono capaci

di grandi silenzi e grandi segreti.

Sarà per questo forse che al ricordo

dei giorni andati, quando ero divino,

quando scorreva senza distinzione

la vita tra me e ciò che non ero,

il cuore mi si stringe come un pugno;

e allora grido, e il grido cade in nulla,

la mandria fugge ancora e mi abbandona.

Io, Enkidu, ero uno di loro:

e nei tramonti e nei mattini immensi

ero silenzio e sogno e alba certa,

avevo i loro occhi e la visione,

e in dono un mondo di pascoli e rivi.

Adesso non sono più nulla: gemo,

ridotto a forma umana senza scampo,

ad un pensiero conforme e banale;

e al passo di un inverno che si guasta

contemplo l’acqua pura del disgelo,

e il folto dei comignoli sul tetto

a sfidare la luce che si allunga

verso frontiere franche, mentre insieme

quieti alla nostra fine scivoliamo.

E in questo scarto tra rumore e suono,

seduto sul gradino presso all’uscio,

mondando le insalate per la cena,

ricordo il fuoco della mia potenza,

quando correvo assieme al vento caldo

piegando a terra le erbe con l’amore

più crudo e nel mio corpo trionfante

era la mia certezza e il mio destino.

 

Poi, nel bagliore di un giorno assetato,

senza che avessi sospetto o sentore,

venne la bella. Sapeva di rose.

Complainte d'Enkidou

 

Gilgamesh ordonna au chasseur :

"Va, et emmène la prostituée Shamhat avec toi.

Quand les animaux sauvages viendront à l’abreuvoir,

fais-la se déshabiller, laisse-la montrer son sexe.

Enkidu la verra, il s'approchera d'elle,

alors ses propres animaux, ceux avec qui il a grandi,

ne le reconnaîtront plus. ».

 

 

Le lièvre. Le taureau. L'abeille et le lion :

les grandes âmes sont capables

de grands silences et de grands secrets.

C'est peut-être pour cela que la mémoire

des jours passés, quand j'étais divin,

quand coulait sans distinction

la vie entre moi et ce que je n'étais pas,

mon cœur se serre comme un poing ;

alors je pleure, et le cri tombe dans le néant,

le troupeau à nouveau s'enfuit à et m'abandonne.

Moi, Enkidu, j'étais l'un d'entre eux :

et dans les couchants et les matins immenses

J'étais silence et rêve et aube certaine,

J'avais leurs yeux et leur vision,

et le don d’un monde de pâtures et de rivières.

Maintenant je ne suis plus rien : je gémis,

réduit à une forme humaine sans issue,

à une pensée conformiste et banale ;

et au passage d'un hiver qui se gâte

Je contemple l'eau pure du dégel,

et la forêt de cheminées sur le toit

défiant la lumière qui s'étire

vers des frontières ouvertes, tandis qu'ensemble

calmes vers notre fin nous sombrons.

Et dans cet écart entre le bruit et le son,

assis sur le pas de la porte,

nettoyant les salades pour le repas du soir,

Je me souviens du feu de ma puissance,

quand je courais avec le vent chaud

pliant les herbes au sol de l’amour

le plus cru et que dans mon corps triomphant

étaient ma certitude et mon destin.

 

Puis, dans la lueur d'un jour assoiffé,

sans que je m'en doute ou que je m'en aperçoive,

vint la belle. Et un parfum de rose.

Lamento di Gilgamesh

 

Di colui che vide ogni cosa  voglio narrare al mondo;

di colui che apprese e che fu esperto in tutte le cose. (…).

Vide ciò che era segreto, scoprì ciò che era celato,

e riportò indietro storie di prima del diluvio.

Percorse vie lontane finché, stremato, trovò la pace.

Sin–leqe–unninni, prologo del Racconto di Gilgamesh

 

Non c’è partenza che non mi assomigli,

nel vuoto delle stanze abbandonate.

Ho visto l’alba sopra le montagne

nelle foreste odorose di cedri,

e poi il giorno diventare vecchio,

e non rispondere alla mia domanda.

Conosco l’arte occulta del serpente,

ma come lui non so cambiare pelle,

quando a ponente si affaccia il mattino.

E tutta questa scienza a che mi serve?

L’innocenza è lontana e mi deride,

così come lontana è la pienezza

che mi credevo di acciuffare in corsa,

come la lepre il cane. Insomma, niente,

c’è più verità in un mazzo di fiori

che in tutti i libri di filosofia,

il mondo parla semplice e pulito,

e noi non lo ascoltiamo, questo è il punto.

In un paese al di là del vento

riposa l’ombra della mia speranza,

e tra noi due sta, tenera e paziente,

la quotidiana anomalia dei giorni.

Così mi siedo e aspetto, sulla torre

il fiato soffocante del deserto

mi porta a tratti il richiamo di un cane,

mi dice quanto è solido il silenzio,

quanto profondo il buio sulle case.

Io sono il re di un regno che ho lasciato,

non resta che il mio corpo solamente e

non c’è viandante, non c’è mietitore

che non invidi perché non è me.

Ad uno ad uno vedo nel vallone

spegnersi i fuochi nei campi e sulle aie.

Anche stanotte, placida e serena,

sui mari quieti, sopra le pianure,

la luna aggira il mondo e voi dormite.

Complainte de Gilgamesh

 

De celui qui a tout vu, je veux parler au monde ;

de celui qui apprit et fut expert en toute chose.(…).

Il vit ce qui était secret, trouva ce qui était caché,

et ramena des histoires d'avant le déluge.

Il parcourut des routes lointaines jusqu'à ce que, épuisé, il trouve enfin la paix.

Sin – leqe – unninni, prologue du Conte de Gilgamesh

 

Il n'y a départ qui ne me ressemble,

dans le vide des chambres abandonnées.

J'ai vu l’aube sur les montagnes

dans les odorantes forêts de cèdres,

et puis j’ai vu vieillir le jour,

sans réponse à ma question.

Je connais l'art occulte du serpent,

mais je ne sais comme lui changer de peau,

quand au ponent  se montre le matin.

Et toute cette science à quoi me sert-elle ?

L'innocence est loin et se moque de moi,

De même que la plénitude

que je croyais saisir dans ma course

comme le lièvre le chien. Bref, rien,

il y a plus de vérité dans un bouquet de fleurs

que dans tous les livres de philosophie,

le monde parle simple et net,

et nous ne l'écoutons pas, c'est le problème.

Dans un pays d’au-delà du vent

repose l'ombre de mon espoir,

et entre nous deux se tient, tendre et patiente,

l'anomalie quotidienne des jours.

Ainsi je m'assois et j'attends, sur la tour

le souffle étouffant du désert

m’apporte parfois l'appel d'un chien,

me dit à quel point le silence est solide,

combien profonde la nuit sur les maisons.

Je suis le roi d'un royaume que j'ai quitté,

Il ne me reste rien que mon corps et

il n'y a voyageur, il n'y a moissonneur

que tu n'envies car il n’est pas moi.

Un par un je vois dans la vallée

S’éteindre les feux des champs et sur les aires de battage.

Même ce soir, placide et sereine,

sur les mers tranquilles, sur les plaines,

la lune fait le tour du monde et vous dormez.




Le bruit des mots : entretien avec Marie Étienne et Jacques Darras

Cette série d'entretien dont voici la première édition est organisé par Anne de Commines, Carole Mesrobian, Éric Sivry et Patrice Cazelles, en partenariat avec Recours au poème. Marie Étienne et Jacques Darras étaient venus tout spécialement pour évoquer respectivement Sommeil de l'ange et Le Cœur maritime de la Maye, face au public de l'Atelier Matreselva le 24 juin 2022. Ils ont répondu à quelques questions, entrecoupées de lectures, et, surtout, ce qui constitue la particularité de ces rencontres, ont dialogué avec le public auquel une grand place est réservée puisque ce qui importe c'est ce lien et ces échanges tissés grâce à  l'espace laissé autant par la topographie (ils étaient entourés par les auditeurs) que dans les échanges possibles auxquels une grande place est dédiée. 




Pierre Dhainaut : QUESTIONS À ISABELLE LÉVESQUE

Pierre Dhainaut s'entretient avec Isabelle Lévesque à propos de Je souffle, et rien. paru cette année aux éditions L'Herbe qui tremble.

Pierre Dhainaut : Ne devrions-nous pas découvrir sans intermédiaire les livres de poèmes ? Les tiens, sur la quatrième de couverture, ne proposent qu’un extrait. En revanche, des épigraphes les introduisent, que tu empruntes à des auteurs qui te sont chers puisqu’ils reviennent souvent, Apollinaire, par exemple, Thierry Metz et dans Je souffle, et rien. Éric Sautou : quelle importance leur accordes-tu ? Est-ce que tu explicites avec elles l’appartenance à une lignée ?

Isabelle Lévesque : Extraire un ou plusieurs vers d’un poème, c’est lui accorder l’autonomie et revendiquer l’éclat pour une partie seule d’un tout dont on prive ce fragment. Or j’aime les fragments, l’idée que quelque chose de séparé existe, continue, autrement. La séparation, souvent éprouvée comme erreur ou arrachement, devient chance. Ce retournement fait sens. Je veux louer tout ce qui change, évolue, se transforme. L’extraction exprime cette chance sans empêcher de courir vers le tout, pour le reconstituer – avec cette idée chère : rien n’est perdu.
Les extraits que je choisis pour les épigraphes révèlent une double appartenance : je ne cite que les poètes que je lis assidûment (depuis longtemps le plus souvent et pour toujours). Et puis l’extrait devenu essentiel se révèle dans une existence propre : il est pour nos yeux avant que le livre débute, seuil ou guide. Aussi bien il s’efface – le lecteur choisit de le faire sien pour lire ou pas. Une fois les poèmes devenus livre, je ne maîtrise plus rien. Le lecteur décide de tout.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. peintures de Fabrice Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, éditions L'Herbe qui tremble, 152 pages, 2022.

Je choisis les épigraphes après la composition du livre, en lien étroit avec lui et avec le premier poème en particulier. C’est l’une des portes – elles sont multiples. Sur le seuil de deux livres, j’ai ainsi cité Caroline Sagot Duvauroux : « avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la grâce / des herbes au bord des précipices »
Ces vers me semblaient dépasser le cadre d’un seul livre : toute une poétique.
Je ne me sens pas appartenir à une lignée de poètes, d’ailleurs j’aime des textes très différents et je peux aussi ressentir le besoin d’aller plutôt vers certains textes ou d’autres suivant ce que je vis, suivant les publications aussi. Stéphane Mirambeau, republiant Terre de Thierry Metz aux éditions Pierre Mainard, m’a conduit de nouveau vers ce livre de Thierry Metz. Il y a plus de dix ans, j’étais restée des mois dans son œuvre pour publier, avec Daniel Martinez dans Diérèse, des inédits du poète (deux numéros spéciaux de la revue en fait). Rien n’épuise la lecture de ce livre et, le relisant, je constatais que je pourrais simplement, pour chacun de mes livres, choisir un extrait de celui-là. Chaque lecture intense emporte mon adhésion, ma ferveur. Les épigraphes restent aussi l’expression d’une reconnaissance – comme peut l’être l’écriture d’un article.
Nous pourrions tout aussi bien découvrir les livres sans épigraphe : le lien n’est pas de dépendance, il est affectif et propose une piste sémantique. Il vient en plus, de surcroît. Pour mes livres, en tout cas, je ne ressens aucune des épigraphes comme consubstantielle mais j’aime adresser ces signes sur leur seuil.
Pierre Dhainaut : La plupart de tes livres viennent d’une fracture, d’une absence : Chemin des centaurées (2019) et En découdre (2021) s’adressaient à l’être aimé qui n’est plus là, voici Je souffle, et rien. où tu dialogues avec ton père, nous t’y suivons à partir d’un 9 septembre, date de sa mort, jusqu’au printemps de l’année suivante. Il a, pour reprendre une expression de Roland Barthes, l’apparence d’un « journal de deuil », au temps présent, mais quand l’as-tu écrit, immédiatement ou beaucoup plus tard, pour lutter contre l’oubli, je cite encore Barthes, en érigeant un « monument » ? (Le tombeau était jadis un genre poétique.) Voulais-tu, selon la formule consacrée, faire ton deuil ?
Isabelle Lévesque : Je suis née, je crois, avec la certitude que quelque chose manque. Cela, je ne le déplore pas (j’écris). Je ne cherche pas à combler ce manque, je l’exprime. Il n’est pas vain – ni dans la vie ni dans les poèmes. Toutes sortes de choses me relient à ce manque, ce sont des sources inépuisables : plonger dans un champ de coquelicots, l’ivresse qui en résulte et me dit de recommencer… Écrire des poèmes occupe la même place : unique, cruciale. Et cela me semble lié à la porosité. Tout m’atteint, me fait écrire. Cela sans borne, sans limite. Avec la langue, c’est un combat, une immersion, un bonheur. Je suis comme je vis en écrivant, sans les barrières que je m’impose dans la vie courante.
Sans protection mais avec le poème comme flambeau. On peut déborder en écrivant. Sur ce terrain, tout se joue, peut commencer et recommencer. En se déplaçant légèrement, en éprouvant toujours, que le poème exprime une quête inextinguible et le partage qui en résulte, avec ceux qui aiment la poésie et nous sont proches, apaise ou enthousiasme, les deux, ensemble, sûrement.
Ta rive incertaine promise, tout ce qui
nous retient en un point de nuit, je l’invente.
Tu signes chaque page au lieu vivant du poème.
 Je l’écris pour toi, il existe. S’il se perd,
il reste ton sillage insoumis, la barque pleine
de naufragés. Tu l’occupes. 
Je suis avec les vivants comme avec les morts : chacun a sa place et l’espace du texte est suffisamment poreux lui aussi pour laisser entrer qui se manifeste. Mon père y entre souvent, c’est un espace réservé en quelque sorte comme certains de nos lieux d’enfance que je parcourais avec lui et où je le retrouve encore. Je m’adresse souvent à lui mais tu as raison, c’est la première fois qu’un livre lui est consacré. Avec lui, d’autres personnes aimées entrent dans Je souffle, et rien. Mes enfants et ma mère en particulier. La famille y est présente dans le lieu fondateur, Les Andelys (son fleuve, sa craie, un espace réel qui peut devenir symbolique). Fabrice Rebeyrolle s’y est consacré dans ce livre en travaillant des lignes et des matières qui incarnent simultanément lieux et êtres chers. Je ne crois pas  cependant qu’il faille explorer les aspects autobiographiques des poèmes. Seule compte l’appropriation du texte par le lecteur. Tout l’espace du poème lui est donné dans l’espoir qu’il fasse siens les vers. L’écriture de Je souffle, et rien. est bien loin de l’événement selon le calendrier. Ce n’est pas un tombeau avec ce que cela comporte de définitif. Ici, maintenant, rien n’est clos. Il existe une frontière sur laquelle les vivants et les morts se touchent. D’ailleurs le Journal de deuil de Roland Barthes est inachevé, tout comme le Tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé.
Pierre Dhainaut : Tes livres sont inséparables de certains lieux qu’ils évoquent, qu’ils ne nomment pas forcément, Je souffle, et rien. se déroule aux Andelys. Dans une note à la fin d’Ossature du silence (2012) déjà dédiée à tes parents et illustrée par des encres de Claude Lévesque, tu avais dit : « L’écriture naît aux Andelys. » Le fleuve, la falaise, le château, certaines rues et certains quartiers de la ville, tout est précisé, pourquoi ? Un mot revient en permanence, « ici », quelle valeur a-t-il ?
Isabelle Lévesque : Il est vrai que j’utilise peu de noms de lieux, mais que ce soit pour Les Andelys, ou pour la Bretagne parfois, un nom s’impose. Ainsi, Meurdrac, nom de la rue où nous habitions avec ma famille. Peut-être les noms de lieu reviennent-ils plus souvent lorsque l’enfance entre dans le poème. Les Andelys, c’est cela, un territoire précis qui a laissé des traces de calcaire et d’eau douce mêlées. Ce sont des promenades et des passerelles entre des lieux différents, la ville, le bord de Seine et les bois alentour. Et certains noms cognent avec leurs sonorités : « Meurdrac », un tel nom, si on le décompose, force la mélancolie et la rêverie pour s’extraire de périphéries restreintes, douloureuses ou autobiographiques. Comment brise-t-on le cadre d’un nom terrible - d’un lieu ou du temps ? Comment ne pas écrire ?
Dans ma main, un trait de craie effacé
sur le bitume de Meurdrac. La pluie
lave le passé. Tu le prends,
c’est une fleur de centaurée. Je m’éloigne,
c’est toi qui restes. 
« Ici », cet adverbe que tu aimes aussi, est au cœur de ce processus. Il est très ouvert (j’avais donné ce titre « Ici aux Andelys » à l’une des parties du livre que nous avons publié ensemble à L’herbe qui tremble, La grande année). Cet adverbe transcende les références précises à un lieu, il est franchissement de l’impossible, exhortation à la conquête, une conquête humble, dirai-je, celle d’un affranchissement. Écrire, c’est être libre, déjà. Et on ne peut réduire ce mot à ces deux syllabes – sans cesse il recommence, à rebours parfois, se redéfinit. Naître est son principe.
Pierre Dhainaut : Écrire, aller vont ensemble avec toi, mais marcher ne te suffit pas, tu cours, tu apparais à travers Je souffle, et rien. sans cesse en mouvement. Mais ce qui me frappe, ce n’est pas tant l’intensité du livre, voire sa violence, elle s’impose, que dans l’épilogue une tonalité difficile à définir, renoncement ? apaisement ? Au terme de la si longue descente dans les ténèbres surgit, comme dans les contes initiatiques, la fleur sublime qui est présente en chacun de tes livres, je relis le distique qui occupe à lui seul la page ultime : « Alors fière je lève ce verre vide : // le coquelicot joindra sa parure au vent. » De quoi es-tu « fière » ? :
Isabelle Lévesque : Je ne suis pas si fière en réalité, simplement debout, face aux falaises – tu sais qu’il faut si peu au coquelicot pour paraître, dans une faille parfois.
Aller, courir permet de rester au plus près de ce qui manque – ce manque ontologique que j’ai évoqué. Il s’agissait pour moi, avec ce livre peut-être, d’accepter d’être séparée car cette séparation insurmontable pose les retrouvailles. J’écris pour renouer l’impossible à la réalité. Le perdu, une fois vécu comme tel, n’est pas sans perspective – le principe de transformation lui donne une place nouvelle. Accepter le point final du titre après ce « rien » qui est défini par le livre, c’est retrouver. Le lien par le poème, dans le poème ne peut être dissous. L’écriture et l’éternité sont vouées l’une à l’autre – je l’éprouve en écrivant comme en lisant les poètes.
L’écriture tend un fil entre des choses qui apparemment s’excluent, c’est sa manière de vivre les frontières. On peut se souvenir de Beckett dans L’innommable qui affirme : « [I]l faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] » On peut lire la fin du poème comme un défi même si le verre est vide. Place alors pour le coquelicot fragile qui déploie cette fragilité (l’assume).
Pierre Dhainaut : La phrase qui sert de titre au livre a un caractère implacable que nous ne pouvons oublier (elle figurera encore deux fois dans le texte) puisqu’elle associe phonétiquement le souffle de la vie et de la poésie à la souffrance, et comme si l’évidence du « rien » ne suffisait pas tu ajoutes au titre même, à la manière des imprimeurs d’autrefois, le point décidément final, fatal. Comment concilies-tu la phrase qui désigne ton livre et celle par laquelle il ne veut pas se fermer ?
Isabelle Lévesque : Il faut dire que faisant rimer « final » et « fatal », tu rencontres une part vive encore en moi de fureur et de feu. Si tout brûle, que cela soit total et définitif car alors tout est pur. Recommencer devient nécessaire et possible. J’aime cet absolu. Je souffle, et rien. sonne ainsi. Père envolé, disparu. Il est entré dans le poème. Dans l’essor du poème, il devient, il n’est pas enfermé puisque tout bouge : le lecteur fera le chemin jusqu’au cœur du poème. Chacun insufflera sa vie. Le défi modeste de la fin, c’est bien sûr le poème. Cela ne me console pas, je ne le souhaite pas. Et cela rejoint aussi ce que j’exprime à ce propos dans les questions qui précèdent. « Rien », c’est quelque chose – défini par le livre.
Pierre Dhainaut : Un livre d’une telle ampleur a dû être élaboré ou pour mieux dire porté au cours de nombreuses années. Tu n’indiques jamais les dates d’écriture, mais tu as publié en revues plusieurs extraits, certains depuis longtemps. As-tu procédé par à-coups ou de façon continue ? As-tu multiplié les fragments avant de les reprendre ? Tes livres sont bien des livres, non de simples recueils, comment travailles-tu ?
Isabelle Lévesque : J’écris les poèmes en continu, sans d’abord penser à un livre à venir. Cela est vrai pour chacun des livres publiés jusqu’à aujourd’hui. Quand je décide d’en constituer un, je le fais en prélevant dans un ensemble de textes écrits sur une même période le plus souvent. Alors je construis. Les poèmes ou fragments d’abord placés dans l’ordre chronologique d’écriture pourront être déplacés, coupés, transformés. C’est un travail complexe et délicat. Les textes ne sont pas datés parce qu’ils doivent constituer un continuum, un seul poème. C’est un flux ininterrompu, comme dans un roman. Peu importe que certains textes qui se jouxtent n’aient pas été écrits en même temps, ce qui compte, c’est le fil suivi par le livre.

Pierre Dhainaut : De plus en plus tu collabores avec tes amis peintres soit pour des livres ou des manuscrits d’artiste, soit pour des éditions courantes, Jean-Gilles Badaire, Christian Gardair, Marie Alloy, Caroline François-Rubino... De nouveau Fabrice Rebeyrolle t’accompagne, il t’a donné neuf magnifiques vues de la falaise au gré des heures et des saisons. Quel rôle désirais-tu qu’il joue à tes côtés ? Quand tu écris, penses-tu à des images peintes ?
Isabelle Lévesque : Je ne pense à des images peintes que lorsque je me laisse inspirer par elles pour certains projets dans lesquels les œuvres existent avant mon écriture comme, récemment, des chemins de Caroline François-Rubino ou des femmes voilées de Fabrice Rebeyrolle.
J’aime ces rencontres avec les peintres et, quand j’ai commencé à publier mes poèmes, j’y aspirais. Je rêvais, par exemple, d’un livre avec Christian Gardair dont j’avais découvert les œuvres sur internet (sur le site de Jean-Michel Maulpoix). La rencontre s’est faite et s’est concrétisée avec Nous le temps l’oubli et une exposition dans une galerie parisienne. De même, pour Fabrice Rebeyrolle, j’ai aimé ses œuvres et l’ai contacté en lui adressant des poèmes. Nous travaillons sur un projet lié aux fleurs pour une exposition prévue en 2022. Ce sont des projets enthousiasmants et j’aime porter un livre avec un artiste qui fait une lecture particulière (jamais littérale) des poèmes. Je connaissais un petit peu Marie Alloy lorsque je lui ai proposé de travailler sur Le fil de givre, publié par Alain Gorius (Al Manar) et nous avons continué à travailler ensemble pour un livre d’hommage au poète Jean-Philippe Salabreuil, Ni loin ni plus jamais, publié par Le silence qui roule. J’ai aussi eu la chance de participer avec ces artistes à plusieurs livres originaux publiés à très peu d’exemplaires, un exemplaire unique parfois avec Fabrice Rebeyrolle.
Pierre Dhainaut : J’entends tes poèmes, ce sont des compositions musicales. Tu choisis les mots en fonction de leurs pouvoirs sonores, les vers s’imposent par leur rythme, élans, ruptures et reprises, tu bâtis des ensembles puissants et précaires, mobiles, et le silence importe. Je le sais pour t’avoir écoutée, tu aimes lire à haute voix. Or, à ma connaissance, tu ne te réfères jamais aux musiciens. Y en a-t-il qui te sont nécessaires au point de t’inspirer ?
Isabelle Lévesque : La portée sonore du poème est essentielle. Les mots surgissent, je crois, au gré de leur portée onirique et de leur capacité rythmique. Je dis, j’articule les mots à voix haute lorsque je compose un livre et je les entends lorsque j’écris. Le poème est une partition : on peut chanter, cesser de le faire, entendre le heurt des consonnes et les silences en écrivant. J’y suis sensible pour écrire et pour lire.
Je change je chante j’emporte
les mots vivants qui tremblent
à la surface du poème
inventé par le fleuve, toujours même. 
Mais je ne puis dire que certains musiciens m’inspirent pour écrire – ce qui est le cas pour les peintres. Cela va ensemble, la musique et le poème. Dans mes poèmes, je ne me réfère effectivement pas à des musiciens, ni même à des poètes (en dehors des épigraphes, je n’utilise pas de citations).
Dans la vie, j’aime les ritournelles, les refrains des chansons populaires : je chante souvent en marchant, en conduisant et je crois que ce fond sonore avec lequel je vis n’est pas indissociable du poème.
Pour la musique classique ou le jazz, j’en écoute parfois aussi, en particulier quand j’écris un article sur un livre dans lequel l’auteur évoque un morceau. J’ai ainsi écouté par exemple le Winterreise de Schubert avec Véronique Wauthier (Traverso – L’herbe qui tremble, 2019), les Leçons de ténèbres de Guillaume de Machaut avec Véronique Daine (Extraction de la peur – L’herbe qui tremble, 2016), des œuvres de Giacinto Scelsi avec Pierre Chappuis (Dans la lumière sourde de ce jardin – Corti, 2016) ou  encore des chansons de Billie Holiday avec Emmanuel Laugier (ltmw – Nous, 2013). Tu vois, c’est varié et parfois surprenant pour moi. Tu m’as aussi toi-même récemment incitée à écouter les Concerts brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach.
Si ton instrument préféré est la flûte, pour moi c’est le violoncelle, si proche de la voix humaine. J’aime d’ailleurs beaucoup les suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. J’ai entendu Fabrice Rebeyrolle en jouer une, c’est un excellent musicien.
Pierre Dhainaut : Toi qui as préparé tant d’entretiens avec des poètes et des peintres, acceptes-tu volontiers de répondre à des questions ? Il doit bien y en avoir une que tu aurais souhaité que je te pose, que j’ai oubliée ?
Isabelle Lévesque : Je l’ai fait volontiers, plusieurs fois déjà, en répondant aux questions de Sabine Dewulf ou Guillaume Richez. Avec plaisir à chaque fois. J’ai toujours envie que l’on m’interroge sur les poèmes des autres, que cette part ne soit pas oubliée. Il me plaît d’hésiter entre Thierry Metz, Eric Sautou et Caroline Sagot Duvauroux. J’aime lire les poèmes, tu le sais, et je garde un souvenir très vif de la lecture à voix haute à Bordeaux, Toulouse ou Charleville-Mézières. Lire les poèmes de Thierry Metz dans les années 2010 m’a donné le goût de lire mes propres poèmes.

Présentation de l’auteur




Daniel D. Marin

Daniel D. Marin est un « poète voyageur ». Roumain vivant en Italie après avoir séjourné et/ou vécu aux USA, à Rome, à Timisoara, à Valence (Espagne) et en Sardaigne, il vit depuis un an entre Padoue et Venise et écrit en roumain mais aussi en italien. Il est l’auteur de cinq recueils de poèmes et d’un journal de voyage.

Les textes qui suivent, à l’exception du dernier, font partie de son dernier livre, I corpi che non ci calzano mai a pennello (Des corps mal ajustés qui ne nous vont jamais) Interno Libri Edizioni, 2022, édité en Italie et en langue italienne, du recueil bilingue roumain/anglais paru en 2021 en Roumanie aux éditions Limes1. Un livre d’une bouleversante étrangeté. Daniel Marin nous fait pénétrer dans un monde à la fois réel et imaginaire qui pourrait nous rappeler Maupassant mais aussi Nerval : un univers surréaliste dans lequel est convié « l’innaturel dans le naturel », où le gris a la couleur des roses, une poésie « d'utopies minimalistes mais subversives » comme l'écrit Rodika Draghincescu dans sa note d'introduction. Les textes versifiés tiennent autant de la poésie, de la micronouvelle que du conte fantastique. Si le poète apparaît en tant que sujet dans quelques-uns d’entre eux, le plus souvent il se fond dans ses nombreux personnages, des êtres ordinaires auxquels il fait vivre des histoires extraordinaires, hommes et femmes solitaires et énigmatiques, au destin tragique, tributaires de « corps mal ajustés qui ne leur vont jamais », ne pouvant trouver leur place dans une société qui au pire, les méprise, au mieux les ignore.

Soirée poétique organisée par Biagio Vinella au Caffè Letterario Primo Piano, à Brescia, le 8.11.2012. Poèmes de Daniel D. Marin. Traduction du roumain par Anita Natascia Bernacchia.

Daniel D.Marin écrit sur son blog : « Qui rencontre les corps de mes personnages me rencontre moi-même ». Le poète pourrait bien être cet « homme sans visage » qui « invente des gens qu’il n’a jamais connus » …

Nous lirons également un passage de son journal sarde/américain, din România sunt doar eu, (de Roumanie il n’y a que moi), éditions Paralela 45, 2018.

 

L’uomo senza Volto

L’uomo senza Volto sta imparando come scrivere le sue memorie,
lui vaga sulla metro, sull’autobus, sul treno
portando volumi giganti di memorie, sfogliandoli,
accarezza le loro pagine e le legge
con una sorta di religiosità e poi costruisce
false memorie che in un breve momento
butterà giù sul foglio bianco quasi senza sforzo,
inventa persone che non ha mai
conosciuto, delle quali scrive
con profusione di dettagli nelle sue memorie,
inventa Paesi, città, quartieri
che ha attraversato o in cui ha abitato
e incontrato quelle persone incredibilmente interessanti
dai nomi esotici e dalle strane abitudini,
le fa interagire, inventa conflitti, situazioni senza via d’uscita,
a volte persino omicidi, descrive tutto
così dettagliatamente e senza sforzo.

L’homme sans visage

L’homme sans Visage apprend à écrire ses mémoires,
il erre dans le métro, le bus, le train
portant d’immenses livres de mémoires, les feuilletant,
il caresse leurs pages et les lit
avec une sorte de religiosité, puis il construit
de faux souvenirs qu’en un instant
il jettera sur la feuille blanche quasi sans effort,
il invente des gens qu’il n’a jamais
connus, sur lesquels il écrit
avec force détails dans ses mémoires,
il invente des Pays, des villes, des quartiers
qu’il a traversés ou dans lesquels il a habité
et rencontré des gens incroyablement intéressants
aux noms exotiques, aux habitudes étranges,
il les fait interagir, il invente des conflits, des situations sans issue,
parfois même des meurtres, il décrit tout
avec force détails et sans effort.

piccola creatura

 

questa piccola creatura che ti guarda con i suoi grandi occhi scuri,
che tu accarezzi con disperazione più che con l'amore
ed essa sta tranquilla con il muso appena socchiuso,
con la lingua rosa tra i canini bianchi, respirando a scatti

essa ti porta molto sollievo, tu le porti ancor maggiore sollievo,
una simbiosi efficace, lei vive per te,
tu vuoi solo scordarti e scordi tante cose quando l’accarezzi,
essa non ti chiede nulla anche se sembrerebbe sapere che qualcosa non va,
di sicuro ti chiederebbe, ma è meglio credere
nella sua discrezione e nella sua obbedienza di geisha

questa creatura con pelliccia e zanne
stavi per annegarla anni fa, eri solo un fanciullo confuso,
l’avevi messa in un sacchetto di plastica, a malapena respirava ancora,
e spinto da una curiosità morbosa
hai voluto vedere se non si era soffocata in qualcun modo,
poi hai cambiato idea così, senza saper bene perché

adesso stai bene o più o meno bene, comunque hai già dimenticato quasi tutto,
solo il giorno in cui un vortice pazzo ti aveva preso nello stesso fiume
ed essa era risalita dopo di te non lo scordi nemmeno nel sogno,
quando ti sogni bambino e creature mostruose
si beffano, chiedendoti minacciose “ma che Dio sarebbe questo gomitolo
solo pelliccia ed occhi” e se è buono da mangiare
e tu sorridi tranquillo in sogno rispondendo senza traccia di paura:
questa è la piccola creatura e adesso vi mangerà tutti quanti!

petite créature

cette petite créature qui te regarde avec ses grands yeux sombres,
que tu caresses plus par désespoir que par amour
et se tient tranquille, les narines à peine entrouvertes,
sa langue rose entre les canines blanches, la respiration saccadée

elle t’apporte un grand soulagement, toi tu lui en apporte encore plus
une symbiose efficace, elle vit pour toi,
tu veux juste t’oublier et tu oublies tant de choses quand tu la caresses,
elle ne te demande rien même si elle semble savoir que quelque chose ne va pas,
c’est sûr elle pourrait te le demander, mais mieux vaut croire
en sa discrétion et son obéissance de geisha

cette créature avec de la fourrure et des crocs,
tu allais la noyer, il y a longtemps, tu n’étais qu’un enfant désemparé,
tu l’avais mise dans un sac plastique, elle respirait encore, à peine,
et, poussé par une curiosité morbide,
tu as voulu voir en quelque sorte si elle ne s’était pas étouffée,
puis tu as changé d’avis, sans bien savoir pourquoi

maintenant tu vas bien ou plus ou moins bien, de toute façon tu as déjà presque tout oublié,
sauf le jour où un tourbillon fou t’avais emporté dans les mêmes flots
et elle était remontée après toi, tu ne l’oublies même pas en rêve,
quand tu te revois enfant et que des créatures monstrueuses
se moquent de toi, te demandant en te menaçant "mon Dieu c’est quoi cette pelote
juste de la fourrure et des yeux" et si elle est bonne à manger
et tu souris paisiblement dans ton rêve en répondant sans trace de peur :
c’est la petite créature et maintenant elle va tous vous dévorer !

 

tutta la sera

 

prima gli legarono le mani dietro la schiena
con una corda, lui rideva come un demente,
gli sputava sangue negli occhi e loro avevano paura,
così lo infilarono in un grosso sacco di plastica
che richiusero per bene, poi lo gettarono in fretta
in cantina. pregarono tre notti senza sosta per
la sua anima.

una sera, capitò che si ritrovassero
tutti quanti all’osteria. ridevano e l’alcool ne attenuò
l’intimo sgomento. allora portarono
i tavoli fuori, li collocarono uno accanto all’altro
come a un funerale e se la spassarono a quel modo
tutta la sera.

la mattina, le loro ombre penetravano
l’asfalto freddo e loro si guardavano l’uno
dall’altro, come se in qualche modo sapessero
che anche lui era stato lì
insieme a loro e aveva bevuto e se l’era spassata
al loro tavolo tutta la sera.

tout le soir

tout d’abord ils lui lièrent les mains dans le dos
avec une corde, lui riait comme un fou,
ses yeux étaient injectés de sang et ils avaient peur,
alors ils l’ont mis dans un grand sac en plastique
qu’ils refermèrent au mieux, puis le jetèrent à la hâte
dans la cave. ils prièrent trois nuits de suite pour 
son âme.

un soir, ils se retrouvèrent
tous ensemble au bistrot. Ils riaient et l’alcool émoussa
leur profond désarroi. alors ils transportèrent
les tables dehors, les placèrent les unes à côté des autres
comme pour des funérailles et prirent ainsi du bon temps
tout le soir.

le matin, leurs ombres pénétraient
l’asphalte froid et ils se regardaient les uns
les autres, comme si d’une certaine façon ils savaient
qu’il avait été là lui aussi
avec eux et qu’il avait bu et avait passé du bon temps
à leur table toute la nuit.

 

Tracagnotto 

 

in questo mattino assolato potrei forse incontrare
qualcuno d’importante se esco subito a passeggiare,
non sarebbe affatto una cattiva idea indossare il mio vestito migliore,
borbottò Tracagnotto, che era abbastanza tracagnotto
da meritarsi quel nomignolo

con un dito grassoccio raddrizzò gli occhiali che scivolavano sul naso,
si sistemò la giacca per coprire il panzone venerabile
e come se qualcuno gli avesse dato una gomitata
si ritrovò solo e sperduto in mezzo alla strada

e quanta gente gli passava accanto di fretta,
e come lo spingevano e neppure lo salutavano,
che orrore, proprio lui che proprio uno qualsiasi non è,
e come si affliggeva Tracagnotto, borbottando offeso imprecazioni
arrabbiato con tutti, persino con il mattino assolato

invano gli sorrideva divertita qualche fanciulla civettuola,
invano i raggi del sole gli accarezzavano soavi le guanciotte,
questa mattina mi va tutto per il verso storto,
decise Tracagnotto che capì di essere tanto tracagnotto
da risultare invisibile alla gente,
proprio io che proprio uno qualsiasi non sono,
abbassò lo sguardo in terra Tracagnotto e due grandi lacrime
gli scivolarono impudenti sulle guanciotte calde

e prese a correre tra la gente, ma avanzava a mala pena,
i suoi passi erano molto più minuti, solo che qualcuno, non si sa chi,
gli diede una spinta e Tracagnotto si ritrovò proprio sul ponte
a guardare l’acqua torbida come ipnotizzato,
mi butterò, nessuno mi rispetta, me, proprio me,
che proprio uno qualsiasi non sono, pensò Tracagnotto
e, fatti tre rapidi passi indietro, prese la rincorsa e saltò.

Tracagnotto3

en ce matin ensoleillé il se pourrait que je rencontre
quelqu’un d’important si je vais me promener tout de suite
en effet ce ne serait pas une mauvaise idée de porter mon plus bel habit,
marmonna Tracagnotto, qui était assez courtaud
pour mériter ce surnom

d’un doigt grassouillet il réajusta ses lunettes qui glissaient sur son nez,
arrangea sa veste pour recouvrir sa vénérable bedaine
et comme si quelqu’un l’avait poussé d’un coup de coude
il se retrouva seul et perdu au milieu de la route

et nombreux étaient les gens qui passaient à côté de lui à la hâte,
et le poussaient sans même le saluer,
quelle horreur, précisément lui qui justement n’était pas n’importe qui
et Tracagnotto s’affligeait, marmonnant des imprécations injurieuses
en colère contre tout le monde, même contre le matin ensoleillé

en vain quelque jeune fille coquette lui adressait un sourire, l’air amusé,
en vain les rayons du soleil lui caressaient délicieusement les joues,
ce matin, tout va de travers,
admis Tracagnotto se rendant compte qu’il était si petit
qu’il était devenu invisible pour les gens,
justement même moi, qui ne suis vraiment pas n’importe qui,
je baissait mon regard vers Tracagnotto à terre, et deux grandes larmes
glissèrent avec impudence sur ses joues chaudes

et il se mit à courir au milieu des gens, mais il avançait à grand peine,
ses pas étaient beaucoup plus menus, seulement voilà que quelqu’un, on ne sait pas qui,
le poussa et Tracagnotto se retrouva sur le pont
à regarder l’eau trouble, comme hypnotisé,
je vais sauter, personne ne me respecte, moi, précisément moi,
qui justement ne suis pas n’importe qui, pensa Tracagnotto
et, après trois pas en arrière, il s’élança et sauta.

 

il sacco

 

lo vedevo tutti i giorni dalla mattina alla tarda sera
con indosso vestiti prestati sporchi, rattoppati
che puzzavano da una posta di alcol scadente e urina,
portava sempre in spalla un sacco altrettanto rattoppato e sporco
in cui teneva forse i vestiti di ricambio e le vivande

dormiva sui sedili degli autobus che circolavano di notte
o direttamente sui marciapiedi se faceva bel tempo,
teneva il sacco sul petto mentre dormiva, era tutto quel che aveva,
non lasciava che nessuno toccasse il suo sacco
e anche se qualcuno lo toccava per sbaglio diventava matto,
diceva male parole, bestemmiava, sputava, si agitava

e alla fine glielo hanno rubato lo stesso, dopo una bella sbornia,
si è addormentato e al risveglio non sapeva più dov’era,
ha cercato il sacco ma nessuna traccia del sacco, “dove,
diavolo, è il mio sacco”, ha urlato alzandosi come una montagna,
nessuno gli ha risposto, la gente lo evitava e si faceva
i fatti suoi, “dove, diavolo, è il mio sacco”, ha urlato di nuovo

ma ha cercato invano il suo sacco un giorno intero e il giorno dopo
e tutti i giorni da allora in poi cerca il suo sacco
farfugliando “dove, diavolo, è il mio sacco”,
la sua voce si sente appena e dietro la schiena gli è cresciuta
un’enorme gobba coperta dalla giacca sporca e rattoppata,
una gobba che si accarezza la notte nel sonno farfugliando
“il mio sacco, ho trovato il mio sacco, andatevene al diavolo, ladri !”

le sac

Je le voyais tous les jours du matin au soir
portant des vêtements prêtés, sales et rapiécés
qui puaient l’alcool et l’urine à dix lieux à la ronde,
il portait toujours sur son épaule un sac également rapiécé et sale
où sans doute il mettait ses vêtements de rechange et de quoi se nourrir

il dormait sur les sièges des bus qui circulaient la nuit
ou directement sur les trottoirs quand il faisait beau,
il serrait le sac sur sa poitrine pendant qu’il dormait, c’était tout ce qu’il avait,
il ne laissait personne toucher à son sac
et si quelqu’un le touchait par erreur, il devenait fou,
il disait des mots grossiers, blasphémait, crachait, s’agitait

et en fin de compte on le lui a volé quand même, après une bonne gueule de bois,
il s’est endormi et à son réveil, il ne savait plus où il était,
il a cherché le sac mais aucune trace du sac, "où,
diable est mon sac", a-t-il hurlé en se dressant, énorme comme une montagne,
personne ne lui a répondu, les gens l’évitaient et se mêlaient
de leurs affaires, "où diable est mon sac", a-t-il crié de nouveau

mais en vain il a cherché son sac pendant un jour entier et aussi le lendemain
et tous les jours qui ont suivi, et depuis il cherche encore son sac  :
en bredouillant "Où diable est mon sac"
sa voix se fait à peine entendre et dans son dos a poussé
une énorme bosse sous la veste sale et rapiécée,
une bosse qu’il caresse la nuit dans son sommeil en bredouillant
"mon sac, j’ai retrouvé mon sac, allez au diable, voleurs !"

l'incisione

 

ho detto che io non ho il cuore
ma un cassetto pieno di vecchie mie foto

ho preso il bisturi dal tavolo
e con la mano ferma mi sono inciso il petto

loro si sono avvicinati al mio petto
hanno guardato dentro attraverso l'incisione perfetta
hanno guardato con curiosità ogni foto,
l'hanno voltata da una parte e dall’altra,
mi hanno domandato quando e dove l'avevo fatta,
ho dato a loro con gioia tutti i dettagli,
scuotevano con ammirazione le teste
frugando per ore con le dita febbrili
le mie foto fino a quando si sono annoiati
e sono andati via.

l’incision

j’ai dit que je n’avais pas de cœur
mais un tiroir rempli de vieilles photos 

j’ai pris le scalpel sur la table
et d’une main ferme je me suis incisé la poitrine

ils se sont approchés de ma poitrine
ont regardé à l’intérieur à travers l’incision parfaite

ils ont regardé avec curiosité chaque photo,
les ont retournées d’un côté et de l’autre,
m’ont demandé quand et où je les avais faites,
je leur ai donné avec joie tous les détails,
ils hochaient la tête avec admiration 
fouillant pendant des heures de leurs doigts fébriles
mes photos jusqu’à ce qu’ils finissent par s’ennuyer

et ils sont partis.

Journal sarde/américain

De Roumanie il n’y a que moi, éditions Paralela 45, 2018

Extrait traduit par Irène Duboeuf

Vai e non tornare più! Dopo la tua partenza, tutto cambierà, le persone saranno diverse, le persone saranno altre, se ritornerai nessuna ti riconoscerà. Tutti si faranno la stessa domanda: chi è quella persona che visita la nostra città? E' tutto vero in "Nuovo Cinema Paradiso"! Sono andato a vedere questo film all’Università. Alla fine, ho chiesto a Stefania e alla professoressa Zedda dove hanno girato le riprese. Konstantia (l'unica persona che ho riconosciuto quando sono entrato; gli altri erano qui da poco) è sparita, non l’ho più rivista all'uscita. Ho camminato da solo nella pioggia che cadeva adagio. Non ho aperto l'ombrello, anche se ce l'avevo nello zaino. Ho camminato piano per via Roma fino a piazza Italia, poi fino a piazza Castello, dove mi sono fermato prima di entrare in casa. Mi sono fermato per guardare dove abito in questo momento. Oggi.

Pars et ne reviens plus ! Après ton départ, tout changera, les gens seront différents, les gens seront autres, si tu reviens, personne ne te reconnaîtra. Tout le monde se posera la même question : qui est cette personne qui visite notre ville ? Tout est vrai dans " Cinema Paradiso" ! Je suis allé voir le film à l’Université. À la fin, j’ai demandé à Stefania et à la professeur Zedda où ils avaient réalisé le tournage. Konstantia (la seule personne que j’ai reconnue quand je suis entré; les autres étaient ici depuis peu) a disparu, je ne l’ai plus revue à la sortie. J’ai marché seul sous la pluie qui tombait lentement. Je n’ai pas ouvert mon parapluie, même si je l’avais dans mon sac à dos. J’ai marché lentement le long de la Via Roma jusqu’à Piazza Italia, puis jusqu’à Piazza Castello, où je me suis arrêté avant d’entrer dans la maison. Je me suis arrêté pour regarder où j’habite en ce moment. Aujourd’hui.

Notes

[1] Plusieurs poèmes de ce livre ont été lus dans le cadre du Festival artistique international (Poésie et arts visuels) de Venise en 2017. Par ailleurs, la première version de ce livre – un recueil de trente poèmes en anglais et italien – a été finaliste du prix « Bologne en lettres 2021 », section recueils inédits. 

Présentation de l’auteur




Anthologie de la poésie belge — 3

Ce dossier ne concerne que les poètes de langue française. Il est peu de poètes francophones qui ont des contacts avec l'autre langue et ses représentants.

Quelques initiatives toutefois sont à signaler : la création d'un POETE NATIONAL, décerné alternativement à un Néerlandophone et à un poète francophone ; la Maison de poésie d'Amay a édité ainsi plusieurs volumes bilingues.

Les poètes choisis ci-dessous ne revendiquent nullement leur langue comme outil linguistique de défense de sa propre langue mais comme l'expression d'une création langagière et d'un univers poétique.

Les thèmes, partageables avec tous les poètes d'aujourd'hui, ceux de France, de Suisse, d'Afrique ou du Québec, traversent les jalons de l'intimité, des liens sociaux, des valeurs humaines, du péril de la nature et des changements de société.

 

Mustafa Kör, le nouveau Poète National de Belgique, du 23 mars 2022 à la Journée Mondiale de la Poésie 2024. 

Yves Namur ainsi confie :

Je ne crois pas aux tiroirs géographiques, linguistiques ni même à cette fameuse belgitude dont on a tant parlé. Conséquence de cela, je ne sais où me situer en Belgique. Mes maîtres ont écrit en espagnol, allemand et français. Mes amitiés poétiques et mes échanges épistolaires me portent encore au Portugal, en Espagne, en Israël, etc.

La poésie (et je ne parle pas spécifiquement de la mienne) me semble inscrite au cœur du monde entier plutôt qu’enracinée dans quelques arpents de terre wallonnes. 

D'autres, comme Besschops, revendiquent des influences littéraires multiples :

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christophe Bruneel.

Jean-Louis Massot relate ses premières découvertes :

Quand est venu l’envie d’écrire de la poésie, j’ai plongé dans Prévert, G.L Godeau, De Cornière, Follain, Carver, Brautigan et bien d’autres, des moins « anciens » aussi comme Lahu, Fano, Palumbo, Gellé, Josse, Emaz, Sautou, Izoard… C’est avec eux que j’ai compris que sujet, verbe, complément étaient suffisants pour écrire de la poésie. Si je devais préciser ma place dans la poésie belge ou la poésie tout court. Sans doute au fond de la classe près d’une fenêtre pour regarder la vie, le décor, le ciel, les gens et en parler le plus humblement possible »

Parlons-en  de ces influences, parfois massives. Y défilent les Char, Ponge, Michaux, Prévert, Celan, Pessoa, Ungaretti, Chavée, combien d'autres.

C'est toute la poésie du XXe qui serait à citer pour ces poètes grands lecteurs de leurs contemporains.

Dans le troisième volet  de ce dossier, qui paraît en ces pages sous forme de feuilleton, vous propose de découvrir la poésie de Martine Rouhart, Claude Donnay, David Besschops, Isabelle Bielecki, Timoteo Sergoï.

 

∗∗∗

DAVID BESSCHOPS

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christoph Bruneel…

Quant à cette écriture que l’on dit mienne, si je devais me livrer à l’exercice quasi comminatoire qui consiste à la prendre au filet d’une formule, je dirais qu’elle m’est avant tout l’acte d’arracher quelque chose à rien. Autrement dit, une lutte quasiment quotidienne contre l’insignifiance de la (ou de ma) vie.

SURSIS D’HYMENS

je me suis glissé dans le couloir de mes beaux-parents comme une lame dans son fourreau

ils m’avaient ouvert la porte oui je pénétrais le saint des saints

j’étais invité pour discuter du calibre de mon chibre et de la superficie de l’hymen à percer

une conversation entre adultes m’avaient-ils dits au téléphone

rapplique sans arme et sans peur nous t’accueillons chez nous

la compréhension est de notre côté depuis que notre fille est dans ton cœur

j’étais pas naïf mais l’incarcération pour détournement de mineure s’avérait être la face B du moment

y avait pas à zézayer

j’y suis allé la queue bien repassée mais tout de même à portée de réflexe

ému aux larmes ça n’a pas tenu longtemps

une fois franchi le seuil du séjour un poing m’explosait la bouche

les incisives plus tard dans le noir on ne les retrouverait plus

on appelle ça le trou noir dans la caboche

(celui dans la mâchoire, c’est une vue de l’esprit)

boum j’étais au sol percuté un coup de pied peut-être en sus dans les côtes flottantes je n’en sais rien

plus tard je l’assénerais à ma femme pour compenser

(c’est une autre histoire)

à ce moment-là j’étais allongé sur le tapis mon beau-père aboyant à sa femme d’aller chercher la carabine elle qui s’affaire farfouille dans leur gourbi

heureusement leur fille panique le décor était mal planté

elle saisi un téléphone

sa mère dare-dare tente de l’intercepter lui reprendre au lieu d’aller chercher la dite carabine

agrippe la prunelle de ses yeux par sa crinière rousse

et le téléphone s’envole

il chute et atteint une table en verre

la pulvérise

le fracas fait diversion

ma belle-doche lâche les cheveux de sa môme qui se précipite dehors

cavalcade à perdre haleine dans la rue

avec – détail cocasse – ses poches pleines de pièces de monnaie

essaimant du fric derrière elle

et sa mère qui tout en la poursuivant se penche pour le ramasser l’amasser se faire dans l’adversité un bas de laine

(aujourd’hui encore la tirelire qui le contient trône sur un bahut)

en désespoir de cause et revenue bredouille ma belle-mère enjoint à son mâle de me relâcher

ils me tueraient plus tard se résigneraient à faire avec moi

en attendant une vie absurde

toute à compter les jours qui précèdent le coup de fusil

j’ai deux tempes qui semblent faites pour ça

à croire que la vie m’a paré de deux voiles pour filtrer la haine

deux hymens en sursis

∗∗∗

CLAUDE DONNAY

Claude Donnay est poète – une quinzaine de recueils principalement à L’arbre à paroles et au Coudrier – romancier (4 romans chez M.E.O. dont le dernier en 2021, L’heure des olives) et éditeur de poésie (Bleu d’Encre Editions & Revue). Il vit dans la vallée de la Meuse.

tu retrouves la ville 
cette impatience d’avenues 
de ruelles où se perdent tes pas 
tu voyages 
dans un corps que tes mains 
racontent aux arbres des boulevards
tu te disperses et te réunis 

écrivant dans le blanc d’une robe 
le temps qui vacille 
au carrefour de la nuit 
tu es l’oiseau relié
à tous les bruits du monde
par le silence assourdissant 
de son chant 

 

le voyage n’a pas de terme 
pas de port ni de gare terminus 
la traversée entre les seuils des portes 
n’a pas de nom 
elle te disperse au-delà de toi-même 
dans les retranchements 
où tu courbes l’échine
pour éviter les pierres et les cris 

tu pars ou tu rentres sans aiguille ni aimant
appliqué à vivre entre les blessures  
les éclaboussures les mots tachés d’ombre 
et cette clarté qui te nourrit de ce peu  
pendu à ta manche comme l’espérance  
d’un commencement 

un enfant à naître
qui aurait ton regard 
quand le soleil se détache du ciel 
pour s’ajouter au chemin 

le fleuve coule en aveugle sous le ciel 
qui ne le quitte pas des yeux 
lui seul sait dans quel océan
se perdent tes larmes 

debout nez collé à la vitre froide    lisse 
à peine embuée par l’impatience dans ta bouche 

tu n’ouvres pas la fenêtre
mais la lumière du monde te prend à la gorge  
sans que tu en respires le parfum 

tu sais sa transparence
tu la touches du nez     de la langue 
tu voudrais boire le ciel 
pour en garder mémoire 
le jour où tes paupières tomberont 

et pour étancher  
cette soif qui te mord le ventre 
à chaque émerveillement       tu attends 
que la vie transpire du verre
pour éclairer l’éphémère où tu chemines 

tu retrouves la ville 
cette impatience d’avenues 
de ruelles où se perdent tes pas 
tu voyages 
dans un corps que tes mains
racontent aux arbres des boulevards
tu te disperses et te réunis 

écrivant dans le blanc d’une robe
le temps qui vacille 
au carrefour de la nuit 
tu es l’oiseau relié 
à tous les bruits du monde
par le silence assourdissant
de son chant 

∗∗∗

ISABELLE BIELECKI

Poète, romancière et dramaturge, Isabelle Bielecki est d’origine russo-polonaise. Sa famille s’installe en Belgique en 1948. Traductrice de formation elle a travaillé dans diverses entreprises internationales. Elle a publié une trilogie romanesque basée sur son histoire, plusieurs pièces de théâtre, huit recueils de poésie et créé un nouveau genre de poésie brève le stichou, avec lequel elle organise des ateliers d’écriture. Elle est membre de plusieurs cercles littéraires.

 

Je cherche mes mots

Des mots douceur de pluie, des mots couleur temps immobile

Je cherche les timides, les égarés dans quelque recoin du passé

Ceux qui me voulaient du bien et n’ont jamais su le dire

Je les cherche dans les livres des autres, sautant les pages,

Me glissant entre les lignes, me perdant et me noyant

Dans cette déferlante qui m’entraîne loin de ma quête

Certains me prennent par la main, je leur résiste ou je suis

D’autres me font trébucher, mordre la poussière

Quand tous dévalent sur moi, me piétinent en hordes sauvages

Avec armures, drapeaux et fanions, lances et flèches,

Fiers de leur puissance la gloire dans le regard posé sur l’horizon

Et moi, visage contre terre, je trouve le mien, là, je crois,

Sur la courbe brisée d’un brin d’herbe qui l’écrit dans le vent

-------

Donnez-moi un mot pour partir

Entre les gouttes

J’abandonne cahier, Bic et feutre

Sur la table du matin

Ils n’ont qu’à attendre mon retour

Depuis trop longtemps ils se taisent

-------------

Il est certains mots que j’aime d’amour

Comme « coquelicots », surtout en décembre

Quand ils hibernent entre les pages

Des livres pour enfant ou les encyclopédies

∗∗∗

SERGOÏ TIMOTEO

Charpentier des averses de Belgique, corps sans profession précise en partie constitué de viande pour chats, enfant de cinquante ans et demi, gâteau à la barbe de crème, Timotéo Sergoï se prend pour un médicament et tient son rire comme un drapeau dans la bataille. Partie infime de l'humanité grouillante, le voilà qui se prend pour un poète. Parfois. 

Plus tard, je serai un enfant avec de grands yeux noirs.

Plus tard, quand je serai grand, je serai un enfant avec de longs doigts très fins

pour m'accrocher aux arbres

Plus tard, je serai un enfant aussi sur une branche très haut, très haut, très haut

Plus tard, quand je serai enfant, je chanterai un air à chaque fois nouveau comme ça

Lalalalalèèèèère toute la terre Lalala foutue en l'air

Et j'aurai un petit bec

Avec des ailes beaucoup trop larges pour moi

Et puis des plumes, des tas de plumes, des centaines de plumes rouges

Pour écrire sur le ciel

Plus tard, je serai un enfant qui pourra s'envoler,

atterrir sur ton doigt,

et t'attendre trois jours.

Pas plus. Après, je devrai voyager.

Tu comprends?

Printemps 2020

Il y a un grand secret aux lunettes que je porte :

Tout signifie Ravage.

Le temps grignote à nos fenêtres,

et les odeurs ne font plus qu'une.

L'amour déjà perd ses pétales

Les enfants fument pour mourir

et tous nos cendriers sont pleins.

Tout signifie Patience

Le temps chuchote à nos horloges,

et les odeurs ne font plus qu'une

La rose claire de nos doigts

se consume et fait fumée blanche

Mais tous nos cendriers sont pleins.

Tout signifie Jouissance

Le temps est horloger hilare

et les odeurs ne font plus qu'une

Tous les linceuls sont de chez Dior

Et tous nos cœurs brûleront vite

Or, tous nos cendriers sont pleins.

Juillet 20, Wasseiges

- Je suis la pluie, dit-elle et il me faut un arbre. Il me faut un toit et il me faut ton pas.
Tu comprends ?

- Je serai celui-là, répond-il. Je serai donc un arbre. Il me faut un oiseau. Il me faudra
ton chant et tes griffes sur moi.Tu comprends ?

- Je serai celui-là, oui, je serai un oiseau. Il me faut un noyau.
J'ai besoin de son goût, j'ai besoin de sa pierre. Tu comprends ?

- Je serai celui-là. Je serai un noyau. Et il me faut un fruit. J'ai besoin de la chair, la
colère et la joie, tu comprends ?

-          Je serai celui-là.

∗∗∗

 MARTINE ROUHART

Née à Mons, en Belgique, Martine Rouhart a mené une carrière de juriste. Elle est Vice-Présidente de l’Association des Ecrivains Belges de langue française. Elle publie des poèmes et des chroniques de lecture dans des revues littéraires. Romancière (les deux derniers romans édités chez Murmure des Soirs en 2017 et 2020), elle publie aussi de la poésie (Le Coudrier, Bleu d’Encre, …

*

Il est déjà bien tard

et je ne sais pas prier

sinon

dans mes forêts

de silence

où je compte mes pas

convoque la lumière

et les ombres

amies

*

Le poème

refuge improvisé de nos matins battus de pluie

cabane au bord de l’eau qui éloigne la tristesse

surtout

ne perds pas

la clé

en chemin




Giovanna Iorio : l’effacement des distances

Préface d’ Elio Grasso - traduction de Marilyne Bertoncini

On pourrait parler des éventuelles différences entre exotisme et ésotérisme, c’est possible, sans affoler nos esprits déjà mis à rude épreuve, ou du moins irrités, dans notre ère unidimensionnelle. Des décrets absurdes nous y ont amenés Mais la poésie devrait se tenir à l’écart, tout au plus se contenter de traverser les siècles voire les millénaires, se contenter des pyramides égyptiennes et aztèques ou, par exemple, de la traduction de l'Odyssée par Emilio Villa. Et à ce point, j’ajouterais l’introduction de Giorgio Manganelli aux poèmes de Giulia Niccolai dans le lointain, mais pas très lointain, 1981.

Le lointain ou le proche sont perçus différemment selon les générations. Attention, j'appartiens à la génération à laquelle peut plaire l’odeur de la poudre et même générer des étincelles de bonne qualité. Certains diraient « procédons dans l'ordre », mais là ce n'est pas possible, il ne s'agit évidemment pas de lectures désordonnées c'est clair, tout au plus de lectures quotidiennes vaguement improvisées comme quand on promène un chien, et ce qu'on appelle hasard prend l'initiative. Les allusions à certains écrivains, cependant, ne sont pas accidentelles, ni l'attaque de cette note. En se promenant, on peut goûter à différents types de sols, surtout si on habite à la campagne, où certaines formations rocheuses sont vraiment dépaysantes. Elles inspirent des pensées clairement ésotériques, orientées vers quelque chose de spirituel. Des formes extérieures exotiques, car nous y portent des lectures d’enfance, quand un père posait Cristal Pensant de Sturgeon, La Cité, de Simak et les Chroniques martiennesde Bradbury sur la table de chevet. Quel est le rapport de tout ceci avec la poésie, avec la lecture des fragments (je ne sais comment les appeler autrement) de Giovanna Iorio ? La diffusion des pensées à un certain âge permet de voyager dans le temps, de voir des choses qui ne se sont pas encore produites ou de retrouver ce qui semblait perdu dans un passé lointain. Et on  tombe follement amoureux des scènes bien faites, de pages qui se laissent feuilleter comme des papillons au bord de l’eau, tant que le temps nous portera vers des époques futures où tout est prêt, et réuni, pour l'aventure. Voilà un excellent point de départ pour cultiver la pertinence visuelle et concrète des noms cités et de l'auteur du livret ici présent. Désormais le futur est devenu contemporain, plus adulte peut-être (probablement pas), et il nous permet donc de faire des allers-retours sans nous soucier de technique, pour apprécier les merveilles jadis prophétiques qui,  aujourd'hui indiquent autant de  cartes, de feuillets volants,  doté d’une réelle vivacité. Incidents domestiques et du quartier, discours de voyage qui s'écrivent avant même d'être écrits. L'invisible en dessous de moi est la façon dont Giovanna indique ce qui semble ne pas s’être passé, comme si le monde était inépuisable. Cette façon de feindre que rien ne se passe fait ressurgir des lieux et des univers fantastiques dans lesquels on pourrait vivre. Une sorte d'hommage à petites touches en peu de pages, mais suffisantes pour maintenir vivants les  jeux d'enfance et de la mâturité avec toujours la crainte que le refuge ne soit débusqué et détruit. Le livret que vous lisez pourrait-il être sentimental ? 

Ou la subtile introduction à une méditation vespérale,  en robe de chambre, en attendant une nuit propédeutique ? Questions posthumes. L'autrice a sans doute pris grand soin de ne pas les poser, tandis que les délicats rouages ​​de son esprit tournaient délicatement sur eux-mêmes. Dans chaque élément,  un secret, rien à quoi s’attacher, juste un vague soupçon de détachement curatif, la simple indication de géographies rares et de dates calendaires tenues cachées mais perceptibles encore. Car,  tant que l'univers continue de s'étendre, quelque chose qui a eu lieu continue de propager son propre rayonnement. Mais à quel point une tasse de café dont le liquide ressemble au ciel est-elle ésotérique ? L'interrogation reste figée dans le fragment, enrichie par le regard peut-être un peu inquiet, mais claire comme le flanc d'un navire sous les tropiques.

La Grande Bellezza/La grande beauté, installation sonore dans les bois de Giovanna Iorio.

Ce sont elles, les ailes parfumées de la femme-papillon quand elle se posent sur le papier sans jamais se demander combien de temps elles vivront au soleil avant de racornir. Il y aura tout au plus un rayon de poussière chaque fois que nous sentirons la solitude affamée nous mordre, et que les voitures traverseront la desolation row qui évoque Dylan. Des poussières toujours, voyez-vous, puisque ceux de mon âge sont émus devant de belles nouvelles générations comme s'il n'y avait pas de Docteur Bloodmoney et autres dystopies qui ne font pas rire. Qui sait si les jeunes savent ce que signifie Bikini, en plus du fameux maillot de bain. Pendant ce temps, la femme papillon ferme les yeux et sent la mer.

Tout se tient quand on lit l'article en question. La lumière change les contours des pensées. A bien y réfléchir, c'est justement la lumière qui transforme les 26 fragments en mémoire, une lumière qui éloigne les poisons de l'espèce, au prix même de quelques éclairs nostalgiques, et on imagine toutes les inventions dont j'ai parlé plus haut : reprise de récits d'enfance quand surgit le nouveau avec de petites touches et quelques coups de coude. Nous ne résolvons pas le mystère, tout comme ce fin livret (fin dans tous les sens) : cela n'aurait aucun sens pas plus que de décrypter l'horaire des trains. L'horaire et les 26 fragments sont utiles, chacune à sa manière. Il me semble y voir une série de cas délibérement posés là, car il est vrai qu'on ne jette jamais rien, et il est vrai aussi que la poésie se trouve dans les coins des livres et des maisons, dans les bibliothèques paternelles et les auteurs qu’on ne cessera jamais d’aimer.

Giovanna Iorio, Poeti senza parole, Poésie sans parole, traduction et voix de Marilyne Bertoncini.

Alors amusez-vous à trouver vos plaisirs dans le livret de Giovanna, même parmi les astérisques placés entre un fragment et le suivant. Il est probable que se trouvent là les mouvements d'ailes les plus intéressants de la femme papillon. Parce qu'ils sont là pour unir toutes les distances.

maybe it wanted to end that tortuous thought a path as far as the house of smooth stones where the sound of things is softer

peut-être cette pensée tortueuse voulait-elle finir chemin s’éloignant vers la maison de pierres lisses où le bruit des choses est plus doux

*

if I close my eyes I’m not in this room anymore I listen to the house’s bones suddenly I’m white made smooth in the light it flows over things and over my voice if I close my eyes

si je ferme les yeux je ne suis plus dans cette pièce j'écoute les os de la maison je blanchis lissée par la lumière elle coule sur les choses et sur ma voix si je ferme les yeux

*

my heart is tired the sound of a drop in a gutter it could do better than this little nail that scratches on the glass it asks to go out it asks to come in

mon coeur est fatigué le bruit d'une goutte d’eau dans une gouttière il pourrait mieux faire que ce petit ongle qui gratte à la vitre demandant à sortir demandant à entrer

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a light blue coffee cup on the table might be the sky I push my lips out over the precipice I remain suspended on the sounds

sur la table une fine tasse bleue pourrait être le ciel je pose mes lèvres sur le précipice et reste suspendue au-dessus des sons

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I’ve come to wait in a church the only house that is open apart from a bar and I’m not hungry outside there’s the noise of cars that flow who knows where if I close my eyes maybe you hear the sea the light comes in through ogival windows and shines it changes the contours of thoughts the face of the saints brightens now

Je suis venu attendre dans une église la seule maison ouverte à part un bar et je n'ai pas faim dehors il y a le bruit des voitures qui roulent qui sait où si je ferme les yeux peut-être qu’on entend la mer la lumière rayonne à travers des vitraux en ogive et change le contour des  pensées, le visage des saints maintenant s’illumine

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today I’m driving slowly and looking at things they flow alongside me fast and there’s a slowness in me in my heart a laziness maybe this is how the body heals a vessel anchored to the gaze I remain entangled to things a falcon follows me I see its shadow on the asphalt I drive slowly

aujourd'hui je roule lentement et regarde les choses s’écoulent rapides à côté de moi et en moi il y a une lenteur dans le coeur une paresse peut-être ainsi le corps guérit-il un vaisseau à l'ancre du regard, je reste mêlée aux choses un faucon me suit je vois son ombre sur l'asphalte je roule lentement

*

idle and white a rose ignores the imminent storm I’d gone out so much sleep in your bent neck I need to get free from these images something hurries from the very heart of things I am a child who plays the flute because every earthly instant is a crossroads oh saint of the scorched restored hands teach me to recite the lines of Yves Bonnefoy at random

oisive et blanche une rose ignore l'orage imminent j'étais sorti tant de sommeil dans ton cou penché je dois me libérer de ces images quelque chose accourt du fond même des choses je suis un enfant qui joue de la flûte parce que chaque instant terrestre est un carrefour ô sainte aux mains brûlées ravivées apprends-moi à réciter au hasard les vers d'Yves Bonnefoy

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the delicate scent of butterfly wings on my fingers I confess to not believing in time magic carpet hidden figures two different parts of the design and that visitors stumble over anyway the greatest joy of the absence of time is when I find rare butterflies and plants and the ecstasy another thing that’s hard to explain being one with sun and stone and the wind that leafs through Nabokov

le parfum subtil des ailes de papillon sur mes doigts j'avoue ne pas croire au temps signes cachés de tapis magique deux parties différentes du dessin et qu’ils trébuchent  les visiteurs de toute façon la plus grande joie de l'absence de temps est de trouver papillons et plantes rares et l’extase autre chose encore difficile à expliquer ne faire qu’un avec le soleil et la pierre et le vent qui feuillette Nabokov

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we have a second memory the thread of which runs through the drunken hours a pair of trousers and a torn shirt as along an incandescent chain wine is the symbol of blood theLumbarda grapevines put down roots in sandy earth the dust had parched our throats the satyr has a preference for scenes like this there are situations in which the profound sense of the most familiar words suddenly becomes clear cistern we’re not at all amazed by the wonderful they’re still alive the Heroes’ mother islands they flower again each year

nous avons une seconde mémoire dont le fil court le long des heures d'ivresse une paire de pantalon et une chemise déchirée comme le long d'une chaîne incandescente le vin est le symbole du sang les vignes de  Lumbarda  s’enracinent dans la terre sablonneuse la poussière nous avait desséché la gorge le satyre préfère des scènes comme celle-ci il y a des situations dans lesquelles le sens profond des mots les plus familiers devient soudain manifeste contient le merveilleux ne suscite en nous nulle surprise elles sont toujours vivantes les îles mères des Héros elles refleurissent chaque année

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you realise from the sound of these words that time is cracked in front of the sky a glimpse of another unbroken sky nothing is left but removing layers to the motionless air sound after sound revealing the mute expanse of providential sense the echo of a thunder arrives

tu t’aperçois au son de ces mots que le temps est fêlé devant le ciel s’entrevoit un autre ciel intact il ne reste qu’à retirer des couches à l'air immobile son après son révéler la muette étendue du sens providentiel arrive l'écho d'un tonnerre

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the thin sound of the grass the sigh of a gate the pensiveness of a fence the gentle eyes of a herd suddenly the race of time stumbles on hares’ black holes

le bruit ténu de l'herbe le soupir d'un portail la rêverie d'une clôture les yeux doux d'un troupeau soudain la course du temps trébuche sur les trous noirs des lièvres

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an angel fell in the middle of nothing the sky evaporated the fish were left at the bottom of a glass the eyes of whoever watches the flightless wings unarmed are salty a man dressed in black picks up white rain in a hat he offers feathers to passersby he writes on walls

un ange est tombé au milieu de rien le ciel s'est évaporé sont restés les poissons au fond d'un verre salés les yeux de  qui désarmé regarde les ailes sans vol un homme vêtu de noir recueille une pluie blanche dans un chapeau il offre des plumes aux passants il écrit sur les murs

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a fox is asleep in the dark of fragile bones the silence is bristly it has the red fur of a wild animal

un renard dort dans l'obscurité des os fragiles le silence est hirsute il a la fourrure rousse d'un animal sauvage

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do not deceive time you have to show it the way the road that goes ahead you must not let it turn back again it has followed me and now it plays outside with the last light of the day it loosens the sun’s rays among the old houses like a braid

ne trompe pas le temps tu dois lui montrer le chemin la route qui avance tu ne dois pas le laisser revenir en arrière  il m'a suivi et maintenant il joue dehors avec la dernière lueur du jour il dénoue les rayons du soleil entre les vieilles maisons comme une tresse

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listen to the night closed inside of a walnut it sounds like a shell that falls in the nothingness

écoute la nuit enfermée dans une noix elle sonne comme une coquille qui tombe dans le vide

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my grandma would call it the sick sun a nearly extinguished will-o’-the-

wisp in the mirror of a lake I feel like towelling it dry and sticking it back in the sky the recovered sun of light dissolves on my shadow life is this stain on the wall witness our vanishing

ma grand-mère l'appelait le soleil malade un feu-follet presqu’éteint dans le miroir d'un lac j'ai envie de le sécher avec un chiffon et de le replacer dans le ciel soleil guéri. La lumière se dissout sur mon ombre la vie est cette tache sur le mur témoin de notre disparition

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the colour of time is white each one of you did well emptiness is to be hoped for thoughts no longer have weight and nothing happens the night’s experiment does not need gravity I am the feather accompanying

blanche est la couleur du temps vous avez bien fait le vide est désirable les pensées n'ont plus de poids et rien ne se passe l'expérience de la nuit n'a pas besoin de gravité je suis la plume qui accompagne la pierre tombant ensemble cherchant le fond du jour

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the dark colour of roses warns us the winter has thorns the day drags in the rose garden with its crown poor christ

A la couleur sombre des roses on comprend que l'hiver a des épines le jour rampe dans la roseraie avec sa couronne pauvre christ

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if I had not had breasts I would have fed you on dew have placed a leaf’s green upon your lips but milk is white for a reason we’re unaware of we entrust to its whiteness the cry in the cradle

si je n'avais pas eu de seins je t'aurais nourri de rosée aurais mis le vert d’une feuille sur tes lèvres mais le lait est blanc pour une raison que l’on ignore à sa candeur on confie le cri dans le berceau

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and if the world ceased to exist tomorrow but only the sky and the swallows I’d be the rocking thread from one nothingness to the other I unite distances

et si demain le monde cessait d'exister sauf le ciel et les hirondelles je serais le fil qui balance d'un néant à l'autre je joins les distances

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now I can unite the invisible underneath me the breath of a fish that brushes the rocks an ancient bone and a crab is scuttling backwards it shows me a fragile mechanism memory to close one’s eyes to pray in reverse

maintenant je peux unir l’invisible sous moi le souffle d'un poisson qui effleure les rochers un vieil os et un crabe recule et me montre un fragile mécanisme le souvenir fermer les yeux prier à l'envers

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and if I lived amidst these yellow flowers and if I breathed to the rhythm of the bushes I deceived a butterfly the most ingenuous of all it brushed my shoulder

et si je vivais parmi ces fleurs jaunes et si je respirais au rythme des buissons j’ai trompé un papillon le plus ingénu de tous m’a effleuré l'épaule

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there’s a party of crickets along the path and the world goes quiet the stones are warm do not disturb its song let’s cross it in silence

il y a une fête de grillons le long du chemin et le monde se tait les pierres sont chaudes n’en dérangez pas le chant traversons le en silence

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it freezes the voice the last winter

se fige la voix au dernier hiver

Présentation de l’auteur




Pour une étude de la poésie d’Etty Hillesum

Cette étude est publiée dans le dernier chapitre d'Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, paru aux éditions L'Enfance des arbres.

 

« La beauté séduit la chair pour obtenir
 la permission de passer jusqu’à l’âme »

 Simone Weil

Le journal d’Etty Hillesum n’était pas destiné à la postérité. Elle n’en a entrepris l’écriture que pour elle-même. La confirmation indirecte en est apportée par ce qu’elle confie le 21 novembre 1941 : « j’espère qu’un moment viendra dans ma vie où je serai seule avec moi-même et avec une feuille de papier. Mais je redoute aussi ce moment où je ne ferai rien d’autre qu’écrire. » D’où cette si douce impression d’intimité vraie à le lire.

Si nous pouvons désormais lire ce texte, c’est grâce à une chaîne d’événements où la volonté de quelques-uns tient certes une grande place mais d’où le hasard et la chance ne sont pas absents. Du reste, de la déportation de son auteure en 1943 jusqu’à la première publication de ses onze cahiers, près de quarante ans durent s’écouler. Ce journal fut rédigé par une âme éprise de vérité et à qui son psychologue avait conseillé cet exercice quotidien. La toute première phrase semble garder trace de ce moment, véritable passage de soi à soi grâce à l’élan transmis par un tiers. « Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

L’auteure de ces lignes ne prête pas attention à la forme comme un ou une qui écrirait ses mémoires ou même un journal et qui ne pourrait ignorer que son écrit sera probablement publié et donc lu, soit en raison de son intention clairement établie en l’instant de l’écriture de le proposer à l’édition, soit en raison d’une notoriété, voire d’une célébrité déjà acquise.

Olivier Risser, Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, L'Enfance des arbres, 2022, 17 €.

Aussi, la langue qu’on lit dans le journal d’Etty Hillesum peut être considérée comme sa langue naturelle et spontanée, sans calcul ni affectation, sans artifices ni petits arrangements. C’est du moins ma conviction. L’auteure ne cherche pas à faire joli ni à émouvoir un quelconque lectorat, elle écrit avec soin et cherche les mots, les phrases, les formules correspondant le mieux à la coloration que prend son cœur au gré des jours et de ses méditations. Elle emploie les mots avec grâce parce que c’est ainsi qu’elle pense et qu’elle aime.

Ce journal n’est pas d’abord écrit pour elle-même, il est écrit uniquement pour elle-même et si la jeune femme se livre pour elle-même comme objet d’étude, elle le fait sous la forme d’un dialogue à la fois doux et sans concession. Ce qui me frappe, c’est ce tout qui refuse à la fois la complaisance et la dureté, cette vérité de ton entre exigence et confiance, cette douceur qui accepte la remontrance. C’est le respect de soi sans le narcissisme, la quête de vérité sans l’enfermement sur ses propres vérités.

A force d’étudier le journal d’Etty Hillesum et ses lettres, je me suis adressé cette réflexion même si - je l’avoue - tout attentif au fond du propos, j’ai mis un temps certain pour m’en rendre conscient : « que c’est bien écrit ! ». Et c’est là ce que je voudrais partager dans ces notes sur la poésie d’Etty.1

Elle aurait souhaité écrire et donc être publiée non pas seulement pour elle mais avant tout pour les autres. Elle nourrissait un projet d’écriture dont le titre devait être La fille qui ne savait pas

s’agenouiller2 : « cette évolution en moi, l’évolution de la fille qui a appris à s’agenouiller, je voudrais lui donner forme dans toutes ses nuances »3 avec une idée très haute de l’écriture : « L’homme est décidément une créature étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part, au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde ». Pour elle, on ne pouvait écrire que si l’on avait vraiment quelque chose à dire et surtout à apporter aux autres. Lisons ce passage si éclairant : « Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour ». La transmission comme raison de l’écriture !4 Pour elle, on ne pouvait non plus écrire avant d’y être prêt. Elle notait avec humour : « Zut, mais enfin, pourquoi est-ce que je ne sais pas écrire ? » et d’ajouter cette espérance qui fend le cœur quand on connaît la suite des événements : « un jour, ‘‘quand je serai grande’’, je suis sûre que je saurai écrire »5. Apprendre à écrire devait passer, selon elle, par une véritable ascèse : « La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle (…) situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années .6 Consciente de son « talent » à « déchiffrer la vie », elle se sait des « obligations » et ne méconnaît pas le long et patient travail à entreprendre d’abord sur soi : « c’est toujours pareil : on voudrait d’emblée écrire des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer » et s’il est évidemment ici question de son journal, ce dernier ne sera qu’un matériau pour un récit à venir : « Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage dans mon récit », récit qui nécessitera « force » et « patience »7.

Au onzième et dernier cahier, Etty écrit encore : « Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie ». L’écriture n’est pas et ne saurait jamais être de divertissement, de loisir. Elle doit exprimer « ce qui importe vraiment » et si l’on a mille choses à écrire, « peut-être en laisser de côté 999 » avant de prendre la plume. L’écriture, enfin, doit engager toute la vie. Puisqu’Etty a tant lu et tant aimé Rilke, on peut noter à ce propos un conseil que cet auteur adresse au jeune poète qui peut être éclairant sur la manière dont elle-même pouvait concevoir l’acte d’écriture : « Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir »8.

Qu’elle possède et travaille ce talent à parler de la vie, à transmettre ce sentiment de vie, c’est évident. Il convient aussitôt d’ajouter qu’un véritable talent littéraire se montre à l’œuvre tout au long de son journal et dans sa correspondance. Les quelques lignes à suivre voudraient parvenir à le faire entrevoir.

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Avant de tenter cette amorce - ou plutôt proposition - d’étude de la poésie d’Etty dans laquelle nous nous intéresserons plus particulièrement à quelques figures de style qui me semblent revenir le plus souvent sous la plume de l’auteure, je propose que nous nous arrêtions un instant pour lire ou relire les définitions de celles que nous allons étudier.

La comparaison : elle met en miroir deux éléments (mots ou groupes de mots) et utilise le second pour représenter de façon plus concrète, plus explicite, plus sensible le premier.9

Dans une comparaison, on trouve donc un élément comparé et un élément comparant, tous deux reliés par ce qu’on nomme un outil de comparaison. Le sens réside bien entendu dans le choix du comparant.

Par exemple : ‘‘je nage comme un dauphin’’ n’a pas du tout le même sens que ‘‘je nage comme une pierre’’ et cette différence réside dans le choix du comparant.

René-Guy Cadou, dans sa Lettre à des amis perdus utilise une magnifique comparaison :

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains

La métaphore : elle rapproche un comparant et un comparé mais sans outil de comparaison.10 On a coutume de dire qu’il s’agit d’une image qui « consiste à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue »11.

Ainsi, je ne dirai pas « tes yeux sont bleus comme l’océan » (cela est une comparaison) mas je pourrai dire « tes yeux bleus sont un océan » ou je parlerai de « l’océan de tes yeux ».

Empruntons une métaphore aux deux derniers vers du même poème de Cadou :

Sous mon épaule il fait bien froid
Et j'ai des trous noirs dans les ailes

Le jeu sur les registres de langue : on a coutume de distinguer au moins trois registres de langue, nommés dans des grammaires plus anciennes des « niveaux de langue ». On trouve d’abord le registre familier (d’usage familier ou amical), le registre courant (celui de tous les jours) et enfin le registre soutenu. Passer sans transition d’un registre à un autre peut constituer un procédé littéraire remarquable.

La personnification : elle consiste à attribuer à des êtres non humains, des inanimés, ou même à des abstractions, des sentiments et des comportements humains12. Cela s’opère le plus souvent par l’emploi d’un adjectif ou d’un verbe.

Les derniers vers d’un poème de Hugo emploient un bien jolie personnification13 :

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

*
*    *

« Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

Toute la langue poétique du journal est presque déjà contenue dans cette première phrase.

Tout d’abord, cette adresse à soi-même par cet impératif à la première personne du pluriel « allons-y ». Ensuite, ce registre de langue qui instaure une proximité par son emprunt à l’oral dès l’ouverture « Eh bien » et qui côtoie un langage plus élaboré, dès après. L’utilisation d’une double métaphore « livrer le fond de mon esprit » et enfin cette discrète personnification indiquant déjà un lien d’amitié, un lien de parenté : « candide ». On pourrait ajouter -mais le texte en néerlandais devrait le confirmer - que ce mot joue sur le double sens de « candide », à la fois « naïf » et « vierge » (blanc).

Le texte invite chaque jour ces figures de style, ces procédés d’écriture dont il est tout animé. La personnification me semble la figure de style majoritairement employée. Sous la plume d’Etty, tout prend forme et vie, tout vibre, tout bat, tout combat et c’est là aussi ce qui rend la lecture de son journal si enthousiasmante, si vivante, si vivifiante, si stimulante.

Voici un relevé très loin d’être exhaustif14 :

Lecture d'un extrait du Journal d'etty Hillesum, par Anne-Laure cabot.

Personnifications :

P 1 J. « Et qu’un petit rhume de rien du tout me fasse voir une fois de plus le monde en noir ».
P 2 J « Au milieu de mes problèmes d’éthique, de vérité et de rapport à Dieu, surgit tout à coup un problème de mangeaille ».
P 3 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter contre une fatigue naturelle ».
P 5 J. « Dans toute vision du monde défendue consciemment se glisse une part d’imposture ».
P 6 J. « Un déferlement d’amour et de pitié a emporté avec lui toutes mes petites irritations ».
P 7 J. « Quand on a une certitude nouvelle dans la vie, il faut lui trouver un abri ».
P 8 J. « Mon corps est le réceptacle de multiples douleurs : emmagasinées dans tous les recoins, elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « Un moment de désespoir avait étouffé toute lumière en moi ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers ».
P 11 J. « Bonne nuit, crocus fatigués, petites pommes de pin ».
P 12 J. « Bonjour, petit crocus, il a gelé à moins 2 ».
P 13 J. « Et dans sa cruche de terre brune, mon rameau de marronnier implore le ciel en levant une foule d’élégantes petites mains blanches ».
P 14 J. « La vie est un tissu d’anecdotes qui attendent d’être contées par moi ».
P 15 J. « La journée recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer de reprendre les rênes en main ».
P 16 J. « Toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse ».
P 17 J. « D’un large coup d’ailes, un petit morceau d’éternité vient me survoler ».
P 1 L. « Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois ».
P 2 L. « Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois ».
P 3 L. « les lignes suivantes ont coulé de mon stylo, dans mes pattes de mouche illisibles ».
P 4 L. « Je saute tout de suite sur une phrase qui m’envoie un clin d’œil séducteur ».

Métaphores :

M 1 J. « J’ai fait une véritable toilette morale ».
M 2 J. « Je puise régulièrement des forces aux sources les plus cachées et les plus sécrètes qui sont en moi ».
M 3 J. « « la source intérieure où je m’abreuve ».
M 4 J. « Il y a en moi un puits très profond ».
M 5 J. « Toute ma tendresse, l’intensité de mes émotions, la houle de ce lac, de cette mer, de cet océan de l’âme, je voudrais les déverser en cataracte dans un seul
poème ».
M 1 L. « Je me dis souvent que la seule chose qu’on puisse vraiment faire, c’est de laisser s’écouler de toutes parts le peu de bonté que l’on a en soi ».
M 2 L. « on doit aussi briser sa tristesse, sinon son niveau monte à chaque instant comme celui d’eaux en crue et elle finit par inonder les champs qu’on a eu tant de peine à cultiver ».

Comparaisons :

C 1 J. « j’avais le crâne pris comme dans un étau ».
C 2 J. « Fatiguée, découragée et usée comme une vieille fille ».
C 3 J. « Je me suis trouvée comme un ivrogne autour de la patinoire ».
C 4 J. « Je suis exactement comme un disque de phonographe ».
C 5 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».

Jeux sur les registres de langue :

R 1 J. « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis ».
R 2 J. « Je finirais neurasthénique professionnelle si je restais longtemps ici ».
R 3 J. « D’abord passage par la salle de bains pour repeindre la façade trop pâle ».
R 4 J. « Folle que tu es ! Cesse de te triturer les méninges. De t’étirer de tout ton long dans un mot ».
R 5 J. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! »
R 6 J. « Bonne nuit maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler ».

Une des faiblesses de ce relevé réside dans son manque de classement rigoureux. D’autre part, des morceaux de phrases auraient mérité de se trouver dans deux listes à la fois. Essayons toutefois, sans nous perdre dans les détails, de faire émerger quelques grandes lignes qui nous tiennent à cœur.

 Les personnifications octroient un statut aux émotions, aux choses, aux événements. Même s’il est bien banal d’écrire cela à propos de personnifications, il s’agit, pour Etty, de donner vie à tout un monde sans s’en faire le centre. Admettre que tout vit, que tout s’appelle à la vie. Ainsi de ce « petit rhume » qui arrive avec un air de rien du tout mais aux pouvoirs insoupçonnés parce que celle qui le reçoit n’est pas assez armée. Ainsi de cette « certitude » à qui il faut trouver « une place » de même qu’une voyageuse arrivée sans prévenir dans la maison qu’on devrait loger dans quelque pièce. Ainsi de ce petit morceau d’éternité emportant Etty tel un oiseau qui l’inviterait à le suivre et comment ici ne pas se plaire à citer le psaume 62 (H63) « je crie de joie à l’ombre de tes ailes » ?

Mais ces personnifications permettent aussi à leur auteure de mettre sa propre souffrance à distance. Ainsi du « stylo » ne possédant pas « assez d’accents graves » (jeu de mots si profond) ainsi et déjà du « rhume » qualifié de « petit » et affublé d’un « rien du tout ». Il arrive que les personnifications affirment au contraire cette détresse sans perdre la poésie des jours et de la vie. Ainsi de ces « douleurs » qui viennent « affleurer », ainsi de ce « moment de désespoir », voyageur cette fois importun.

Etty se sert aussi de ces personnifications pour mettre le monde en fête. Ainsi de ces « crocus » qu’on salue, ainsi de cette phrase qui « envoie un clin d’œil ». Ainsi de ce « tissu d’anecdotes » qui appelle les contes. Ainsi de « ces lignes » qui « coulent » et viennent s’intercaler « dans » des « pattes de mouche ». Ainsi et peut-être surtout d’une branche de marronnier, devenu « rameau » de vie, communauté priante qui tend les mains vers le ciel (P 13 J).

Enfin, et j’ai envie d’ajouter surtout, à bien prêter attention au champ lexical, on voit que pour Etty tout se présente comme un combat, une lutte, un jeu de forces et d’énergie15. Un rapide relevé suffira à nous en convaincre :

P 2 J. « Au milieu (…) surgit tout à coup un problème.
P3J. « assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter »
P 5 J. « se glisse une part d’imposture ».
P 8 J. « elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « avait étouffé ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers »
P 15 J. « recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer »
P 1 J. « traversent soudain mon humble cœur »
P 1 L. « fondent sur vous ».

A l’appui de cette idée, on peut citer ce passage du journal ( 8 décembre 1941) : « Se concentrer cependant, étudier et saisir la réalité la plus visible pour lui arracher la vraie réalité, qu’elle cache » et cet autre : « je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces » (2 décembre 1941) ou encore ce dernier : Mon Dieu, donne-moi la force, pas seulement la force spirituelle mais aussi la forcephysique.(…). Je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance… » (22 juillet 1942).

Les métaphores que j’ai choisies ont en commun l’élément liquide16 : « source », puits », « abreuve », et, en une sorte de gradation, « lac », « mer », « océan ». Dans des images qui font de cet élément une véritable énergie en réserve autant qu’en mouvement, Etty apporte aussi l’idée d’étendue, d’une étendue qui tend vers l’infini. Déjà, à sa façon, l’idée de toilette (M1J) amène celle de l’eau comme élément de purification.

De même, cette idée de laisser « s’écouler » la bonté comme s’écoule l’eau d’une source. La belle métaphore filée (M2L) nous montre que l’eau peut être associée à l’idée de submersion et de noyade et ainsi devenir cette force destructrice qui empêche à la vie de s’épanouir.

 

D’autres métaphores tentent de donner une coloration moins sinistre à Westerbork. On peut les trouver surtout dans certaines lettres car Etty a certainement à cœur de ‘‘ préserver’’ ses correspondants : « Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes » ou comme ici « essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique », et là : « je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire ». Toutefois, la souffrance qui se laisse deviner derrière l’humour nous fend le cœur : « je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis si triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué ». Le dernier mot de ce passage permet une transition aisée pour évoquer les jeux sur les registres de langue.

Les jeux sur les registres de langue - les comparaisons C 2 J ou C 3 J dans le choix du comparant aussi bien que l’expression « abattoir de première classe » - confirment qu’Etty se plaît souvent à instaurer une sorte de distance avec elle-même grâce au recours à l’autodérision, manière de se prendre pour objet (d’étude) comme plus haut par ce « quelque chose de détraqué »17 et cela même, voire surtout quand elle s’adresse à elle-même en utilisant le pronom « tu ». On peut voir dans une phrase toute simple telle que « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis » toute une poésie de la vie. Cette façon de s’admonester gentiment et de ne pas trop se prendre au sérieux (« ma fille » répétée : enfance) est rafraîchissante et quand Etty termine par une menace impossible à mettre à exécution, c’est encore plus amusant d’autant que le registre de langue et l’image empruntée pour n’avoir aucune prétention (« je t’aplatis ») n’en demeurent pas moins très visuels et riches d’évocations possibles.

Il en va de même en R 3 J avec l’image triviale de la « façade » pour parler de son propre « visage » où l’auteure montre qu’elle sait s’amuser de son apparence ou quand elle confie à son journal, le 7 juillet 1942 espérer que sa vessie soit « retapée » sans quoi elle sera « une rude gêneuse pour les entassements humains ». Parfois, le registre de langue prend un accent plus sérieusement attentif aux défauts moraux ou intellectuels : « cesse de t’étirer de tout ton long dans un mot » sonne comme un rappel à l’ordre contre la tentation nombriliste. Cette métaphore est également très visuelle. La formulation volontairement terre à terre permet de… revenir sur terre, de cesser de se perdre dans des méandres de pensées. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! » fournit un bel exemple d’humour à froid. La tête de linotte figure celle qui oublie tout. Ici, on peut supposer que la jeune femme a tout simplement oublié d’arrêter de se regarder dans la glace. Tout de suite après, le passage revient au « je » et semble confesser : « Il m’arrive de me trouver jolie » avant de montrer qu’elle n’est pas dupe tout de même « même si c’est dû à la lumière tamisée de la salle de bains ». Cette phrase, chef-d’œuvre, d’autodérision représente une véritable pépite d’humour.

Chemin de traverse, diffusée sur RCF radio, 2022.

Parfois, le mélange des registres de langue surprend et produit tout à la fois une véritable émotion parce qu’il nous montre qu’Etty vit un quotidien banal d’une jeune fille banale dans des conditions malheureusement peu banales. Ainsi, quand le 16 juillet 1942, elle écrit : « j’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous », elle emploie une très belle métaphore « ferment de paix » suivie d’une image à la formulation bien plus triviale « maison de fous ».

Au terme d’une notre esquisse d’étude à peine ébauchée, je précise à nouveau que cette dernière, loin d’épuiser le sujet de la poésie d’Etty, se contente tout juste de l’aborder. Elle n’a ni la prétention ni la légitimité de tirer des conclusions dernières sur l’emploi des métaphores ni même sur le champ lexical de la lutte.18 Du reste, ce qu’affirme Etty à propos de la vie, à savoir qu’ « on ne saurait [l’]enfermer (…) dans quelques formules », est sûrement vrai de grands écrits comme son journal. Une étude plus longue, plus poussée, plus sérieuse, plus systématique pourrait apporter des renseignements bien plus construits et bien plus utiles. Un travail d’une telle envergure constituerait un éclairage supplémentaire et intéressant quant au cheminement de cette jeune femme éprise de vérité et de la beauté du monde.

Notes

[1] Sylvie Germain propose une autre observation, très intéressante, à savoir que le rapport au langage d’Etty Hillesum « évolue au même rythme que sa relation aux autres, au monde extérieur autant qu’à son univers intérieur », Etty Hillesum.

[2] Journal, 21 novembre 1941.

[3] Journal, 22 novembre 1941.

[4] Cela vaut pareillement pour la lecture. Lire pour ‘’être transmis’’. Le 15 juillet 1941 : « Un fait que je veux retenir pour les moments difficiles et avoir toujours à ‘‘portée de main’’ : Dostoïevski a passé quatre ans au bagne en Sibérie avec la Bible pour toute lecture. On ne le laissait jamais seul et les conditions d’hygiène étaient des plus sommaires ».

[5] Journal, 11 décembre 1941.

[6] Lettre du 8 juillet 1943.

[7] Journal, 30 septembre 1941 et Journal, 13 avril 1942.

[8] Lettres à un jeune poète.

[9] Figures de style, Axelle Beth et Elsa Marpeau.

[10] Ibid.

[11] Dictionnaire de poétique, Michèle Aquien

[12] Ibid.

[13] Il s’agit ici plus précisément d’une prosopopée car le poète donne la parole à l’araignée, « la vilaine bête » et à l’ortie, « la mauvaise herbe ». Cf. Les Contemplations, Livre III, poème 27.

[14] P = personnifications ; M = métaphores ; C = comparaisons ; R = jeux de registres. J = journal (citations puisées dans le journal) et L = lettres (citations puisées dans les lettres).

[15] Spier avait bien raison de voir en sa toute nouvelle et jeune patiente une « énigme pour lui » quand il dut constater son énergie mentale.

[16]  Le journal contient aussi de belles métaphores empruntées au monde végétal et forestier dont celle-ci, profonde leçon de vie : "tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c'était une forêt" (27 juin 1942).

[17] On trouve également dans un autre passage du journal : « Pourtant, il y a quelque chose qui cloche chez moi », 23 novembre 1941

[18] Une autre faiblesse de cette esquisse est de ne puiser qu’à la traduction française sans pouvoir se nourrir du texte dans sa version originale.

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