Charles Baudelaire, banal contemporain

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, 
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !  

(« Au Lecteur »,  

poème liminaire des Fleurs du Mal 

 

On a tout dit, en 200 ans, des paradoxes du personnage, de la modernité de sa poésie... 

On a tout dit, ou presque, puisque deux siècles après sa naissance,  son œuvre suscite toujours les mêmes réactions d'empathie, d'admiration, ou de rejet. Il suffit d'un projet comme celui mené pour le Jeudi des Mots, porté à la connaissance de poètes internationaux, pour qu'affluent les lectures et les témoignages sur l'importance cardinale de Charles Baudelaire, pour la poésie mondiale, et pour l'intime expérience poétique de chacun.

Je recueille des vidéo-lectures et des projets d'illustration démontrant la modernité de l'oeuvre, et je reçois par exemple, à l'instant où j'écris ceci, ces mots de Nedeljko Terzić, écrivain de Serbie:  

 To read Baudelaire means to live a life called Poetry. My respect for the great Poet. His verses are wisdom, sorrow and admonition. 

(c) Ange Pieraggi illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Deux cents ans, et une présence toujours vive, entre les représentations du « poète maudit » (tel que me le présentèrent les auteurs du manuel Lagarde et Michard de ma jeunesse) et la récupération en tant que « grand classique » scolaire, dont on ne lit, au fond, que quelques textes parmi Les Fleurs du Mal, livre « scandaleux » qui fit son succès – et la seule raison de sa notoriété de son vivant. Même s'il était estimé dans le milieu littéraire et artistique (critique d'art, il fréquentait les artistes et les salons dont il rendait compte),  le critique Sainte-Beuve, admiré par Baudelaire, et autorité qui faisait les réputations littéraires,  ne le cite pas et ne s'intéresse à lui qu'au moment du procès, ainsi que l'écrit Marcel Proust dans son  Contre Sainte-Beuve : 

 il n’a jamais répondu aux prières réitérées de Baudelaire de faire même un seul article sur lui. Le plus grand poète du XIXe siècle, et qui en plus était son ami, ne figure pas dans les Lundis où tant de comtes Daru, de d’Alton Shée et d’autres ont le leur. Du moins, il n’y figure qu’accessoirement.  

Le grand public, quant à lui, ne connut que le dandy débauché, vedette qu'on dirait aujourd'hui « médiatique » du procès fait aux Fleurs du Mal, livre défiguré par la censure qui, en supprimant des pièces jugées outrageantes pour la morale, déséquilibra un ouvrage soigneusement construit, pour y faire résonner des échos, interroger les mots et les mythes. Et sa notoriété ne se développe pas avant le premier quart du XXème siècle, avec les surréalistes, adeptes de la beauté convulsive,  qui admirent la noirceur et l'éclat surprenant de ses images. 

Aujourd'hui, qui n'a pas entendu évoquer à propos du poète sa haine du progrès, ce « mal nécessaire » lié à la civilisation – son mépris de la presse, pour laquelle il écrit ses critiques de peinture en journaliste consciencieux et génial – sa méfiance envers les nouvelles technologies, dont la photo, considérée comme ennemie de la peinture et de l'imagination, grâce à laquelle pourtant nous possédons nombre de portraits de lui, témoignant à tout le moins d'une fascination qui n'est pas sans évoquer, avec un peu d'anachronisme, la passion des selfies qui dévore nos contemporains...  

(c) Jacques Cauda proposition de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Qui ne s'est pas interrogé sur son antipathie pour la ville, pourtant décrite avec une acuité visionnaire, une empathie extrême pour les plus misérables de ses habitants (ce qui amena Charles Péguy à voir en lui un grand poète chrétien, tandis que Walter Benjamin en saluait le marxisme – l'un des nombreux paradoxes de la réception de son œuvre). On  pourra aussi parler de sa haine du bourgeois, membre d'une classe au pouvoir à laquelle le rattachent ses origines (fils d'un prêtre défroqué devenu fonctionnaire et d'une fille de militaire, remariée au général Aupick, beau-père autoritaire et détesté) – il appartient à cette bourgeoisie  conspuée pour son immoralité et son hypocrisie, qui le pousse à se revendiquer des mouvements contemporains de jeunes révoltés comme lui, fièrement arborant le nom de « satanistes » - et à crier sa haine pour Aupick du haut des barricades de 1848...  

Ce dandy pétri de contradictions (jusqu'à sa situation financière, le poussant, sous tutelle pour préserver son patrimoine, à vivre dans l'indigence) a vécu une époque charnière : né pendant les années troubles qui suivent 1815 – terme de la période « postrévolutionnaire »,  la destitution et l'exil de Napoléon, la seconde restauration, la succession de trois rois en quelques années qui virent se succéder Louis XVIII, Charles X puis Louis-Philippe, « porté » par la révolution de 1820, et sa « monarchie de juillet »  qui sombre avec cette révolution de 1848 à laquelle Baudelaire participa... même si sa conscience politique ne sembla pas durer davantage que cette seconde république, écrasée à peine après par l'instauration du second Empire, et le développement du capitalisme, de l'industrie, du commerce, des transports, la radicale transformation des villes et des modes de vie... 

(c) Christine Ellessebée, "Métamorphose du vampire", pour jeudidesmots.com

J'ai tendance à  le considérer en quelque sorte, comme un « dernier des Mohicans » : l'un des derniers romantiques, post révolutionnaires, sentimental plus qu'engagé, affecté d'un romantisme noir et désespéré, qui le fait frère des contemporains artistes « maudits » de ma jeunesse - un David Bowie, un Lou Reed du Velvet Underground... J'imagine qu'aujourd'hui, ce dandy écrirait un rock gothique bien gore et s'amuserait de la pruderie renaissante dans notre époque trouble de profonds changements, où la plus grande licence côtoie les anathèmes moraux, et les envolées technologiques permettent et suscitent les « retours à la terre »...  

C'est d'abord en cela, selon moi,  que Baudelaire – l'homme Baudelaire - est encore vivant à notre époque : son attitude, face aux changements, à bien des égards croise celle des générations actuelles – tellement urbaines, et empêtrées dans ces réseaux numériques dont elles ne peuvent se passer, mais aspirant à un état de simplicité et nature rénové, face aux dégradations que lui a imposée la folle course en avant du « progrès » - Qui ne rêve aujourd'hui d'une « nature temple » au sein de laquelle recréer un monde antérieur et protecteur ? Qui n'est pas nostalgique d'époques rêvées plus douces, de ces « là-bas » où « vivre ensemble », loin de la société individualiste, fragmentée qui est la nôtre – davantage encore en cette période de pandémie, contraignant à des mesures d'hygiène sociale rompant encore un peu plus les liens déjà fragilisés entre les individus ? 

 Mais Baudelaire est aussi notre contemporain  en tant que poète . On le considère - justement - comme le père de la modernité, par son choix de thèmes triviaux – la charogne, la misère, la prostitution – et par sa recherche stylistique, privilégiant au fil des ans la prose non rythmée et non rimée à la versification traditionnelle. (même s'il n'est pas le créateur de cette forme, qui a été utilisée par Aloysus Bertrand, dont le livre Gaspard de la Nuit (1835) influença lepoète qui  en fit un usage conceptuel).

(c) Jaume Saïs, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

(c) Lino Canizzaro, "A une passante" pour jeudidesmots.com

 Avec lui, c'est la forme mouvante adaptée à la modernité, sa permanente capacité de changements, l'incertitude, la croissance constante (je ne peux m'empêcher de penser à un titre du poète belge (1855-1916) Emile Verhaeren – Les Villes tentaculaires - en parlant de la recherche de Baudelaire d'une forme d'expression «tentaculaire» de la modernité). Cette recherche d'une forme le rapproche et l'éloigne de ses contemporains du Parnasse, adeptes de la « Beauté » immobile «comme un rêve de pierre », qu'il cherche plutôt à retrouver dans le fugace, le singulier – à l'origine même de la sensation, même la plus banale. C'est peut-être  un poème comme « A une passante » qui donne la clé de cette esthétique, nourrie de classicisme « revisité » par la modernité du mouvement, cette silhouette fugace d'une « fugitive beauté », « avec sa jambe de statue (…) » 

S'il dénonce ailleurs en effet la banalité en peinture, ce n'est pas tant le thème que son emploi systématique, comme des « poncifs », qu'il réprouve. On n'échappe pas au banal, qui correspond à ce qu'on mémorise, au familier qui  ne surprend plus parce qu'il se répète – et qui est bien utile au peintre qui  doit avoir un regard vif pour saisir une scène, la noter en quelques traits, avec un sens de la « notation » qui n'est pas sans rappeler la vitesse de la sténographie, développée à cette époque). Le poncif, lui, est cette méthode de reproduction par report de charbon à travers un calque pointillé de trous permettant de multiplier un dessin – dont la reproduction mécanique produit des œuvres dégradées, sosies grossiers de l'image princeps - d'où l'emploi du mot technique pour désigner en littérature aussi les stéréotypes,  banalités et clichés. 

(c) Hans Geiger, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Ce calque initial évoque bien ce que Baudelaire reproche à une certaine pratique picturale, et ce qu'il attend de l'art : non pas un calque de la réalité, formaté par l'usage, mais sa saisie au vif du réel, du « banal » vrai, dirais-je – de ce qui se présente à nous dans la nudité, la simplicité sans attrait du quotidien -  l'élément que la mémoire de l'artiste va transcender, transformer en œuvre.  

Le banal baudelairien se nourrit de la surprise recréée pour le lecteur par la perspective proposée, qui renouvelle ou permet la rencontre avec une réalité souvent ignorée par trop de présence. Bousculant le réel, la langue poétique et sa réception, il fait que tout poète aujourd'hui lui est redevable, qu'il le sache ou non, de cet affranchissement des formes et des lieux communs de la poésie.  Des surréalistes, aux poètes «accros» de la prose que sont Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, ou Francis Ponge et ses «proèmes» du XXe siècle, jusqu'au vaste champ de ce nouveau siècle, aux mille ramifications pour l'écriture et la poésie. 

Ce bicentenaire de sa naissance est une belle occasion aussi de rendre hommage au Baudelaire traducteur auquel nous devons les magnifiques versions des œuvres d'Edgar Poe, duquel il se sentait si proche qu'il en avait « absorbé » la substance, les intégrant  son œuvre par sa présence indiscutable. Sans compter des traductions de Henry Longfellow et Thomas de Quincey, Il  publiera, sur une quinzaine d'années, une magistrale version française des trois volumes de contes, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, et l'essai Euréka de l'américain dont il écrivait, dans une lettre à Théophile Thoré de 1864 :

(c) Alma Saporito, collage pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

 La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. 

C'est vers  Jean-Michel Maulpoix (dans un article de 1999  " La poésie française depuis 1950") que je me tournerai pour souligner cette filiation dans l'échec aussi des poètes français depuis Baudelaire, devenu aphasique, « Mallarmé que son art même étrangle » : 

 La poésie moderne n'a cessé de s'initier ; depuis 1850 au moins, à la conscience de sa propre impossibilité(...) Elle est cet espace d'écriture inquiète, perplexe et chercheuse (Philippe Beck reprend  volontiers à Baudelaire le mot de « chercherie ») où l'homme se met le plus directement aux prises avec son propre langage. Le lieu de l'invention et de la conscience tout à la fois. 

(c) Sophie Brassart, projet de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

La traduction – la translation – sont au cœur de l'activité poétique contemporaine - ainsi que nous avions tenté de le démontrer dans le dossier sur la traduction du numéro 207 de Recours au Poème.

C'est vrai en particulier à notre époque de "globalisation" où se multiplient les échanges d'une façon exponentielle  - et la crise de la pandémie a accéléré ce phénomène de communication, contraignant chacun d'entre nous à explorer d'autres modes de rencontres, rendus possibles par les technologies informatiques, qui offrent via nos écrans la présence virtuelle de poètes du bout du monde accueillis dans l'intimité de nos demeures. C'est vrai parce que nous sommes héritiers de la littérature du monde entier, dans l'épaisseur du temps et dans l'étendue de l'espace - et que nous abordons un futur qui s'annonce tout à fait différent de ce que nous connûmes.

Tout comme elle le fut pour l'oeuvre et la vie de Baudelaire - ainsi qu'on le comprend en lisant le poème « Correspondances », ou  ses articles sur la peinture démontrant que tout art est traduction du réel, par le biais du « dictionnaire » personnel de l'artiste, qui sublime ce qu'il voit ou qu'il touche ainsi la traduction qui est à la fois rapt et don, mais aussi outil d'exploration de nous-mêmes et du monde -  cet acte  nous est consubstanciel: nous traduisons, adaptons, interprétons sans cesse... En témoignent les nombreux poètes du monde entier qui ont répondu à des initiatives organisées pour le 9 avril, date de sa naissance, et plus largement au cours de ce mois, par le biais des Jeudis des Mots, l'initiative soutenue par Recours au Poème, et qui recueille des vidéo-lectures de poètes, disant Baudelaire dans leur langue maternelle, ainsi que des propositions neuves d'illustrations pour Les Fleurs du Mal dont certaines illustrent cet article((l'ensemble des contributions, vidéo-lectures, illustrations et propositions de couverture, seront regroupées dans une vidéo qui sera diffusée sur la chaîne YouTube de Jeudi des Mots.)) 




Autour de Baudelaire (1). Je suis la plaie et le couteau. Usage de la douleur

 

La douleur est partout agissante et présente dans LHéautontimorouménos. Douleur infligée, douleur subie, douleur infligée par soi-même à soi-même, ce poème a pour puissance singulière de ne rien vouloir dire d’autre. De surcroît sa dédicataire, cette J. G. F. , mal connue, que le narrateur voudrait pouvoir assommer sans colère, aurait eu le tort, si l’on en croit quelques notes de Baudelaire de s’être comportée en maîtresse ni assez cruelle, ni assez perverse pour infliger la douleur qu’il attendait d’elle.[i] Mythe et premier paradoxe qui renchérissent d’avance sur les vers à venir. C’est en effet qu’il n’y va pas seulement de la douleur, mais du choix de la douleur. De la douleur quelle qu’elle soit : Je te frapperai sans colère, mais aussi : Je suis la plaie et le couteau ou encore : Je suis le vampire de mon coeur.  D’où le titre, cardinal, du poème.

Nous voici du même coup dans l’ordre du mal. Car l’exaspération baudelairienne joue de l’amphibologie de ce dernier mot. Celui-ci est en effet d’autant plus inquiétant qu’il s’entend de façon soit passive soit active. C’est avoir mal ou faire mal. Mais faire mal, lorsque la volonté s’en mêle, devient faire le mal, et Baudelaire, subtilement, d’établir un lien plus inattendu entre les deux versants de l’expérience en choisissant d’avoir mal de faire le mal. Voilà qui ressemble déjà à une ascèse, et une ascèse qu’il ne faut peut-être pas trop se hâter de penser comme une ascèse à rebours. Voilà encore pour le couteau et pour la plaie.

 Pourtant, c’est moins la qualité de cette douleur qui se trouvera interrogée ici que ce que le poète en fait. Il s’en trouve, comme il va de soi, que l’examen que je propose, examen, somme toute, esthétique, ne pourra se situer qu’en dehors des catégories de la psychologie, de la psychologie pathologique et par conséquent du sadisme et du masochisme qui laisseraient entendre de tout autres bénéfices. Ce qui me tient à coeur tient au détour – peut-être à la rouerie – d’un artiste qui pressent intuitivement, intuitivement plutôt qu’inconsciemment, qu’une vision peut naître de sa douleur. De la même façon, je voudrais me situer hors de tout jugement moralisateur sur le poète, qu’il se soit ou non aventuré à faire le mal, ou qu’il se soit seulement persuadé de l’avoir commis. Un mot de Charles Mauron me tiendra quitte de cette réserve : Baudelaire aurait non seulement peu commis le mal, mais il aurait été janséniste dans sa vie et moliniste dans son œuvre[ii]1, La formule en est même d’autant plus précieuse pour ce propos qu’elle a le mérite de désigner le départ entre le réel et l’œuvre  et qu’elle permet par là de penser de nouveaux raccords entre éthique et esthétique. Autant dire qu’il s’agit bien ici du bon usage poétique de la douleur. Ainsi parlait-on au XVIIe siècle de prières pour le bon usage de la maladie. Non le mal donc. Mais sa fleur. Ou plutôt le mal pris pour terreau de la fleur à venir.

Le tout premier bénéfice poétique de la négociation baudelairienne avec la douleur est de lucidité. La connaissance de la douleur se retourne en connaissance par la douleur. Voici donc la douleur devenue prisme. Berdiaev a pu écrire que l’homme pouvait se connaître lui-même soit à travers son élément divin, soit à travers son élément souterrain inconscient et démoniaque, autrement dit à travers ce qu’il a de ténébreux[iii]. C’est  le pari du poète, qui a cru plus ou moins consciemment percevoir dans la douleur une alliée de son génie.

  Avoir mal : l’expérience est en effet d’emblée rapportée à l’œuvre. On le mesure dès le début des Fleurs du mal, où le statut du malheur se trouve interrogé de façon emblématique et terriblement intelligente. Depuis le titre du premier poème, Bénédiction, qui définit par antiphrase la malédiction maternelle, jusqu’à sa récusation des tentatives de récupération de la souffrance, les dénonciations se succèdent. Le poncif, mi-religieux mi-romantique, de cette récupération (Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance (…) Je sais que la douleur est la noblesse unique) y est clairement dénoncé par les deux dernières strophes, si bien qu’en est brouillé le beau motif consolateur, d’une façon qui pourrait faire penser à certains des accents de Simone Weil sur le malheur.  A ceci près cependant que le motif en est différent, car il est ici que la mystique ne suffit pas à la poésie.

Dans L’Héautontimoroumenos, l’origine de la douleur change de camp. Plus besoin de médiations divine, maternelle, ni conjugale pour souffrir. Le poète y pourvoit bien tout seul. C’est passer de la douleur reçue en héritage au parti pris d’aller à sa rencontre. Il semble même que tous les moyens soient bons qui assurent la souffrance et l’ironie s’en mêle, que Baudelaire désigne ailleurs comme une maladie incurable. Elle a du moins pour effet d’introduire un principe d’inadéquation généralisée dans le poème. Autant dire, un véritable interdit de l’accord. Autant dire encore, une culture conséquente du discord. Mais pourtant une culture du discord qui  n’empêche pas de laisser intact le reste du monde :

              Ne suis-je pas un faux accord
              Dans la divine symphonie 

Derrière les mots, c’est-à-dire dans la vision qu’ils proposent, Baudelaire vient d’inventer la posture qui lui permettra de dire une chose et son contraire, le mal dans le bien, la dissonance dans la symphonie, le péché dans l’harmonie divine. Désir, déni, démenti, dénigrement, l’ironie au bout du compte n’atteint que soi, - comme s’il ne fallait jamais perdre de vue, autre souffrance, semblable à celle de Tantale, qu’on est séparé de la  symphonie. Géniale invention aussi, car  elle rend la douleur poétiquement féconde : toute l’œuvre va en venir à se déployer selon les deux volets où cette contradiction essentielle se fonde. Le faste et son désaveu, l’harmonie et la dissonance. Il en arrivera que le souci de toutes choses belles, sensuelles, glorieuses ou bonnes se trouvera aussitôt que dit assorti du déni symétrique. Toute qualité désirable, tout plaisir sont aussitôt répudiés, l’objet de convoitise vilipendé. Les corps aimés ou aimants avoisinent la mort :

L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

Quant à l’idéal, quant à la beauté, il leur arrive d’être conspués, car ce déni est un déni de confiance tant à l’endroit de l’objet que du désir lui-même. La corrosion est imparable. Baudelaire refuse même de ne pas souffrir jusqu’à vivre parfois la souffrance de façon prémonitoire, - ainsi quand il accole d’avance un imaginaire du tombeau ou de la charogne à celui de la chair.  Il se trouve même que dans les sonnets que la mémoire retient comme les plus lyriques ou les plus extatiques, les bonheurs exhibés se laissent entacher par des passés, (La Vie antérieure), par des futurs hypothétiques, quand ce ne sont pas des conditionnels plus hypothétiques encore, qui les ôtent à la consistance du présent et finalement les invalident. D’où une sorte d’enivrement dans la désillusion. Enivrement attesté par un goût marqué de l’oxymore et de la dissonance, qui en viennent à constituer pour une part la modernité de cette œuvre et, à coup sûr, sa réflexivité. D’où encore, autre gain, stylistique celui-là, ce que j’appellerai volontiers la vitesse de ces poèmes, leur instabilité foncière et finalement leur extraordinaire capacité de voltes, qui sont ici créatrices parce qu’elle sont dénonciatrices. L’intelligence est devenue toute critique. La gloire court au ravage. 

La poésie, alors, touche au mythe, ce qui est rare. Elle est dotée de la même faculté d’appréhender l’objet du désir tout en prononçant presque simultanément la catastrophe inhérente au désir lui-même. Elle y gagne du moins son étendue, son empan, selon un mot de Claudel, qui s’y entendait. Et en effet, le poète, comme le dit « Alchimie de la douleur », change l’or en fer / Et le paradis en enfer, à moins que ce ne soit l’inverse : J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or !  Mais qu’importe le sens de ces allées et venues. De toute manière, meilleur ou pire, le poème gagne aux deux parts.

Demeure le second versant annoncé de la douleur, le choix de faire le mal et celui, pour autant, d’avoir mal de faire le mal. Selon Charles Mauron, Baudelaire aurait affecté d’être en tort. Finalement, il aurait rêvé le mal.  Mais rêve ou réalité, et, cette fois encore, il n’entre pas dans mon propos d’en juger, cette éventualité d’une affectation du poète postule une nouvelle attitude et une nouvelle culture, qui n’est plus seulement celle du discord, mais celle du remords. Une sorte de culture de la culpabilité, celle-ci reposant en somme sur l’effort - nouvelle ascèse, poétique et peut-être éthique – d’attiser le sentiment de sa propre défaillance. C’est en effet un point sur lequel Baudelaire n’aura jamais de cesse.

Il se trouve cependant qu’entre le mal, accompli ou rêvé, et le poème, le poète, qu’il est, se dote encore d’un nouvel instrument, d’un nouveau moyen d’ordre poétique,  et celui-ce n’est autre que celui de la fable. Mieux, il conjoindra deux fables, dont l’une est éthique et l’autre mythologique et dont la mise en œuvre, pour puissante qu’elle soit, reste relativement assez simple : il y aura suffi d’élire une règle impraticable et de se focaliser sur les manquements à cette règle. Or Baudelaire choisit de s’en tenir aux rigueurs de la morale chrétienne, voire de la morale chrétienne traditionnelle, singulièrement en matière de mœurs. Je n’insisterai cependant guère plus sur son appartenance au catholicisme que sur sa vie morale ou sur sa psychologie, sauf  pour noter qu’il en reprend les catégories avec exactitude. Or, relativement à elles, il ne peut, ou ne veut, se penser que comme un réprouvé et  un paria.

Ses poèmes, ses textes critiques, ses écrits intimes ne cessent de faire part d’une discrimination constante entre bien et mal, entre travail, prière et sainteté d’une part et, de l’autre, turpitudes, vraies ou fausses, avec parfois entre ces pôles, l’énoncé de quelques préceptes dérisoires et tragiques, tels que se lever tôt ou faire sa toilette. Mais n’est pas sain, ni saint, qui veut. Non plus sans doute que libertin ou esprit fort.   Baudelaire préconise un ordre dont il sait qu’il lui est intenable et dont il ne peut être que déchu. Voilà pour la fable éthique qui en  devient fable du défaut et fable de la faute. L’éthique devient marqueur de déchéance. Elle se constitue en système organisateur de la culpabilité. Il en advient même que la vertu paraît restrictive au poète, parce qu’il ne veut pas en endurer l’acquit, non plus du reste que ce qu’on appelle assez bizarrement et de façon aussi peu baudelairienne que possible l’acquit de conscience. Mais pense-t-on assez clairement que Baudelaire aurait pu tout aussi bien se tenir hors de ces dilemmes ? Imagine-t-on même un Maupassant, qui laissait la chose à son valet, tourmenté par l’examen moralisateur de vie amoureuse ? Et surtout, car ceci explique cela, mesure-t-on assez la prodigieuse matrice poétique qui résulte de semblable  attitude ?

Car le remords permet à soi seul d’allier le point de fuite de l’idéal moral et l’abîme de la faute. Que l’on songe à Gide, à Jouve, ou, plus près de nous, à Herberto Helder ! Dire le péché permet de toucher aux deux bords, enfer et paradis. C’est un moyen de se tenir entre deux vertiges. Peut-être entre deux prestiges. C’est que la culpabilité a cette spécificité de poser simultanément le bien et le mal et, du moins sur le plan de l’expression, de tenir la balance égale entre les deux. Le remords de Baudelaire, comme précédemment ses dénégations, sert la magnificence du poème. Cela revient à poser que sa posture éthique et sa posture esthétique  sont une.

Mais il y a plus. Selon un nouveau raffinement, cette mise en fable de la culpabilité se double d’une autre fable, théologique celle-là, dont la figure emblématique est évidemment le diable. Non pas n’importe quel diable cependant,  et assurément pas celui du romantisme, mais celui-là même de la théologie chrétienne la plus orthodoxe. C’est celui de la séparation, de la division et du désespoir qui prêtera son mythe au divorce intime déjà évoqué. Ce diable-là habite les cœurs tout autant que l’enfer et il vient y introduire la dualité qui est à soi seule connaissance du mal. De là provient  la fréquence de ces adjectifs baudelairiens à préfixes inquiétants, non seulement irréparable ou irrémédiable, - ce dernier rimant d’ailleurs richement avec diable -, mais aussi irrémissible, sans compter que le poème intitulé « ’Irrémédiable » proclame, sous son apparent paradoxe, un véritable axiome du désespoir :

                         Car le diable fait toujours bien ce qu’il fait.

Premier paradoxe. Non le seul du poème pourtant, car ni le mythe, ni la théologie, ni le poème lui-même ne s’arrêtent à semblable trouvaille, - peut-être à semblable boutade. Le tout dernier vers, rebondissant après cette première chute, oblige encore à passer de la représentation de l’enfer à son principe. Et  plus encore  à adhérer à celui-ci. Il ne s’agit finalement que de rejoindre le mal. D’où le dernier sursaut, rythmique et significatif du poème. D’où, malgré l’enfer, et malgré le diable, à moins que ce ne soit à cause de l’un et de l’autre, son cri, un véritable cri de triomphe et, à tout le moins, un cri d’orgueil, où se parachève l’œuvre diabolique :

- La conscience dans le mal !

Jean Starobinski a été sensible à la mélancolie et aux images de chute inscrites dans ce poème. Je ne peux, pour ma part, voir dans ce vers qu’un extraordinaire redressement, un terrible redressement. Cette fois encore, comme en droite théologie, le péché et le châtiment ne font qu’un. Comme en droite théologie encore, ils sont rigoureusement contemporains l’un de l’autre. Une intériorité se voudrait déchue qui se regarderait déchoir. Voici le coeur devenu plus divisé que l’enfer même. Voici aussi cette conscience dans le mal devenue, si c’est possible, plus virulente que le mythe qui la représentait. Au reste cependant, le mythe lui-même n’en aura pas seulement été rapporté, mais actualisé, c’est-à-dire revécu. Il s’en trouve que le pouvoir de corrosion de l’œuvre tient à la fois à une expérience intérieure et à une analyse. Plus grave encore : cette conscience dans le mal est désormais prise  pour conscience de l’être.

Elle en devient pensée et matériau de poème. Telle est la victoire du poème et du poète. La fable théologique a épousé la fable de la culpabilité et l’une et l’autre charrient des abîmes. Mais Baudelaire ne l’ignorait pas, qui s’abandonne parfois à dire  que c’est le génie qui l’emporte. Le vingt-troisième poème  de l’édition de 1857 en livre la clef : la femme impure et rouée, le mal, en somme, selon le vocabulaire de ce propos, y est un instrument. Elle n’est en effet rien moins que le catalyseur du génie.

                       La grandeur de ce mal où tu te crois servante
                       Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante

                       Quand la nature, grande en ses desseins cachés
                       De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,

                                              -       De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ?
                                                      Ô fangeuse grandeur ! Sublime ignominie !

A l’inverse, à l’opposé de cette grandeur et du sublime, le dernier vers de La Mort des artistes, qui est le tout dernier de la première édition des Fleurs du mal, semble stigmatiser ceux qui n’auront pas osé courir semblables risques. A ceux qui n’auront jamais connu leur Idole, qu’elle soit ou non morne caricature, ne restera que l’espoir que la mort fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau. A tout prendre, les fleurs du mal valent mieux et je n’ai cité  ce vers  que pour marquer la continuité de ce souci de faire œuvre, que ce soit malgré la douleur de la faute ou grâce à elle .

L’œuvre se connaît cependant d’autres bonheurs, dont la trace peut parfois se laisser relever  dans l’argumentation, spécieuse, des différentes préfaces aux Fleurs du mal. Il faut pourtant ici s’accorder non seulement de lire entre les lignes, mais de déchiffrer leurs non-dits, si ce n’est d’en retourner comme doigts de gants le propos. Bien que l’aventure en soit de toute évidence risquée, je me suis autorisée à me demander  si l’omniprésence de la douleur,  si souvent déclinée comme elle l’est en termes de culpabilité, (Toute littérature dérive du péché, dit une lettre à Poulet-Malassis), ne témoignerait pas en faveur de son contraire.

C’est qu’à l’inverse d’un Pessoa, qui affiche l’hésitation ou la non-reconnaissance de son propre désir, Baudelaire nomme, avant que d’en être déçu, ce qui pourrait être son objet de jouissance. A l’inverse des mystiques, qui inventent souvent des scories narratives pour figurer l’extase par le trajet qui y mène, lui n’a pas besoin d’élaboration secondaire pour vaincre la difficulté d’évoquer son meilleur, puisqu’il en a d’emblée exhibé le ratage. Peut-être cependant ne faut-il pas en rester à cette culture du déficit, quand ce ne serait qu’il n’est peut-être pas d’expérience poétique absolument coupée de l’espérance. Il apparaîtrait ainsi, contre toute attente, que tant de voies si lucidement renoncées, tant de désirs avoués et l’expression du désespoir même finiraient par se retourner pour proposer en filigrane un imaginaire contraire à cela même qui s’en trouve énoncé. Dans un jeu d’anamorphoses,  ou par antiphrases, la parole dite en appellerait alors à la parole tue.

On parle de théologie négative. On parle de pensée apophatique. Mais non pas de poésie apophatique. Or ces poèmes disent – ou disent aussi – ce qu’ils ne disent pas.  Cette parole sur la douleur témoignerait ainsi en faveur de son contraire, - non sans un gain stylistique important, qui serait de le poser, sans avoir à l’exposer. C’est une autre question, et je me suis exprimée ailleurs à ce propos, que de déterminer pourquoi le plus difficile à dire pour la littérature se situe du côté du contraire du mal, et donc de ce qu’on appelle le bien. Disons, d’un mot, qu’il y va de la représentation du désir, parce que ce dernier, plus flagrant, quand il est séparé de son objet, est plus facile à saisir et donc à représenter. La littérature en vient ainsi à chérir la représentation de désir et des bonheurs en souffrance, du mal-être donc et de la difficulté et Baudelaire le savait, qui avait abandonné l’idée de son premier titre, Limbes, qui eût pu faire de ses poèmes autant de pièces à situer hors du jugement, pour en faire précisément des fleurs du mal.

D’où la prodigieuse polysémie de cette œuvre. D’où, peut-être, la véracité de sa terrifiante moralité. D’où peut-être même la relative bonne foi de certaines des arguties de ses préfaces.  A ceci près cependant que c’est moins ce qui se dit que la polarité induite par le contraire qui y font sens. Ni Satan ni Dieu donc, ni même, malgré ce que le poète en a dit, la double postulation à l’endroit de l’un et de l’autre, mais une tentative de saisie de l’un par l’autre. Mais, plus encore, le souci d’appréhender leurs abîmes l’un par l’autre. Baudelaire aurait alors choisi la douleur et s’en serait remis au diable, afin d’avoir chance de laisser vierge ou à tout le moins intact la postulation opposée. Il y a dans cette économie  esthétique quelque chose de dostoïevskien. Comme le romancier ne désignait son espérance que par le truchement du meurtre et du pire, le poète arrime sa vision au manquement. A même le mal fleurirait donc aussi ce que le mal n’est pas. Ce qui s’exprime se trouve ainsi lié à une conscience aiguë du possible et des impossibles de la parole, de l’ordre de son efficace et de ses limites.  L’on voit bien par là que la théologie chrétienne et sa mythologie prêtent à Baudelaire des figures pour les extrêmes qui l’intéressent. Ce dernier aurait donc eu recours à la douleur non seulement pour organiser sa vision, ce qui en soi, n’est pas dénué d’importance, mais aussi pour en désigner l’excédent, voire l’excédent bénéfique ou le surcroît, qui, si souvent, à être plus directement appréhendés, font chanceler la poésie.

A même le mal fleurirait donc discrètement ce que le mal n’est pas. D’où la chance éventuelle d’une lecture supplémentaire de ces Fleurs du mal. D’où surtout un nouvel exercice de tension, qui n’est plus seulement du désir et de l’éthique, mais du langage, singulièrement lorsque lui est demandé d’exprimer plus qu’il ne peut supporter. 



1 – Cf. Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, pp. 1534-35.
2 – Cf. Charles Mauron, Le dernier Baudelaire, José Corti,1986, pp. 108-109.
3 – Cf. Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Desclée de Brouwer,  1990, p. 27-28.

 




Le haïku francophone contemporain

Ces textes ont été diffusés en 2019-2020 dans l’émission « La pierre à encre », animée par Christophe Jubien, sur Radio Grand Ciel.

 

Le genre haïku a l’avantage d’ouvrir un espace littéraire au sein duquel le monde, l’être humain et la langue se retrouvent dans un rapport équilibré, chacun ne prenant que sa place, furtive, limitée.

Le genre a traversé les frontières du Japon, où il était né, au début du 20° siècle pour occuper le vaste espace interculturel de la planète. C’est sa modernité, il se partage et réunit. Il aiguise l’attention. N’allez pas croire que sa forme fixe minimale : 5-7-5 syllabes, un mot de saison, une césure, soit d’un autre temps et mène à la facilité, au contraire. Elle est un défi et un force.

Dans ces lignes, vous trouverez quelques éléments qui colorent la pratique francophone du genre, arrivé en France vers 1903, dans toute son activité aujourd’hui.

1. Retour au haïku, France, années 80

Trois poètes s’engagent dans l’écriture du haïku au cours des années 1980.

Patrick Blanche, né en 1950, s’approche du haïku en lisant « Journal des yeux », de Gary Snider, poète de la beat generation à San Francisco. Blanche publie ses premiers haïkus en 1980, dans la revue P.A.F, réalisée par Maurice Coyaud. En voici quelques uns :

 

Une fois de plus l’hiver

me trouve sans compagne

mais la montagne a des vallées profondes

 

 

Sur la route enneigée

Les pattes des moineaux semblent

encore sautiller

 

Après la pluie,

Le chant des oiseaux

Semble plus clair

 

 

Blanche vit dans la Drôme, a travaillé comme saisonnier ; sa figure semble proche du poète ermite. À une époque, il a fondé avec deux collègues drômois une école : « La voix.e du crapaud ». Il est intervenu à l’université, il a traduit des haïkus japonais avec Makoto Kemmoku. Et il a publié, entre autres, un livre de poèmes bilingues, au Japon : « Si léger le saule », dont voici un extrait :

Des années d’errance

ne demeure pas grand-chose

Le goût de la pluie

Premières cerises

On les vole au bord des routes

comme des gamins

 

Simple fait d’hiver

Couché sur des vieux cartons

un clochard : mort

 

Comme tous les midi

la nana au tatouage

s’en vient boire son coup

Alain Kervern, brestois, est né au Vietnam en 1945. Il a étudié et enseigné le japonais et affirme que les non-japonais ne peuvent comprendre et écrire des haïkus. Mais, il se trouvera emporté par cette vague du haïku dans les pays occidentaux et publie lui aussi des poèmes courts. Dans « Les portes du monde », aux éditions Folle avoine (1992) :

Les lampadaires s’allument

A voix basse

La marée monte

Il monte il monte

L’orage

Par les cages d’escaliers

Volée d’étoiles

Longuement vibre

L’horizon

Baiser

De la première abeille

Douleur au ralenti

Il désherbe une mémoire

                    ∗

A la pointe du ciel

L’estafilade

D’une mouette

Il désherbe une mémoire

Plus longue que sa vie

Le buveur de silence

 

                    ∗

Rendre au vent

Sa jeunesse

La fureur des chardons

Dialogues, 5 questions à Alain Kerven, 2009. 

Kervern a traduit aux éditions Folle avoine un almanach de saison, saïjiki en japonais.

Jean Antonini, moi-même chers amis, né en 1946, découvre le haïku japonais dans l’anthologie de Maurice Coyaud : Fourmis sans ombre, éditions Phébus (1978). Je publie un premier recueil aux éditions Aube, région lyonnaise, en 1982 : Riens des villes et des champs.

Premier fauchage

la rouille de l’année

disparaît dans l’herbe

           ∗

Petit géranium rouge

mon tremplin matinal

en ce monde

L’univers est un grand mystère

dit-il en regardant

un carré de poireaux

                   ∗

C’est l’automne

les balayeurs

ont du travail

Ce goût pour le haïku m’amènera à voyager et rencontrer de nombreux poètes, dont l’un, Max Verhart, hollandais, m’a publié le recueil « Hé ! géranium blanc », en trois langues.

Le géranium blanc

juste cinq pétales éclos

sur la fenêtre

                    ∗

Trois tiges vertes, les yeux

glissent, montent, se posent, s’éparpillent

sur les pétales blancs

                    ∗

Je cale les pétales

des taches blanches sur le ciel bleu

J’enfile mes deux yeux

La fleur blanche

elle en silence, je bégaye

la fleur blanche

                     ∗

Et si la fleur meurt

vais-je mourir aussi, moi ?

Ensemble sous la terre

                    ∗

N’oublie pas fleur    nous

le monde s’évapore fleur   nous

rester bien serrés

                  ∗

Remplir sa vie   whoops

des brassées de géranium

de la terre au ciel

2. L’intérêt pour une esthétique autre

 

Au tournant des années 2000, avec le développement des réseaux numériques et des messageries, la pratique du haïku va soudain rencontrer des amateur.es très divers. Touché.es par la forme courte qui s’échange facilement, ou par la puissante brièveté du poème japonais, ou encore par son exotisme et son esthétique singulière, chacun, chacune va se lancer dans l’écriture du haïku en développant des motivations différentes.

Allons d’abord au plus simple : le goût pour l’esthétique japonaise telle qu’on peut la lire dans les recueils de Philippe Bréham.

Silence de l’aube

Et de la neige qui tombe

Sur la neige

(Ce poème obtint le 1° prix d’un concours de haïku organisé par un quotidien japonais)

 

                    ∗

Au-dessus des pins

Flotte une lune brumeuse

Thé dans la véranda

Dans le repos du soir

Je n’entendis plus rien

Excepté la montagne

 

 

                     ∗

Devant le Fuji

Un photographe en extase

dépose l’appareil

L’auteur écrit en préface de Pins et Cyprès sous la lune, éd. Spiritualité Art Nature : « L’acte poétique, c’est tendre vers l’expression d’une réalité transcendée... c’est aussi aller au-delà de son ego vers l’intériorité profonde de chaque être. » Bréham recherche, à travers le haïku, une nouvelle forme de spiritualité.

Il en va tout autrement de Robert Davezies (1923-2007), prêtre, militant du combat anticolonial, membre du réseau Jeanson durant la guerre d’Algérie. Le haïku l’amène à décrire des scènes campagnardes avec empathie.

Cris des martinets

qui font des entailles

dans un matin de juillet.

                    ∗

Petits pois coulant

de la vieille main

de Marie au fond d’un bol.

                    ∗

Cheminant au bord du ciel

sur sa bicyclette

le facteur rural.

Vous ne cueillerez

jamais que des figues

sur votre figuier.

                    ∗

Elle flotte, immaculée,

la culotte de gendarme

au ciel étendue

                    ∗

Il neige. Au jardin

le vieil arbre mort

se couvre de fleurs.

Il tonne. Un navet

dans la main, une servante

fait le signe de croix.

Dans ces poèmes (tirés de L’eau & le vin, éd. Maspero), nul exotisme si ce n’est celui d’une vie campagnarde française.

Marcel Peltier, lui, fut professeur de mathématiques durant 38 ans en Belgique. Il commence à écrire des poèmes autour de l’année 2000. Par la suite, il cherche une formule poétique plus resserrée que le 5-7-5 : un poème de 7 mots maximum.

 

Crépuscule

Les choses se cachent

sans un bruit.

                    ∗

Conversation prolongée

fond de bouteille

                    ∗

Les éoliennes

voilées par la brume

 

Tremblements,

ses lèvres rêvent.

                    ∗

Le jardin

recueille leurs voix,

Passereaux

                    ∗

Près de la banque

des pissenlits.

La concision des poèmes de Marcel Peltier, tirés de Au creux du silence, éd. du Cygne, veut laisser le champ libre à l’imagination du lecteur.

Avec Pierre Courtaud (1951-2011), l’écriture du haïku rejoint celle de la poésie française contemporaine, dans ses aspects fragmentaire, instantané, effacé.

Faux marbre et cuir or

c’est écrire

sur un petit carnet made in Shangaï

                   ∗

Sur le vent déjà ―

plus rien à dire

 

 

                    ∗

Les haillons de la langue

et tout ce qui s’y cache

Aile non plus que feuille

Quel vent

les pousse à se ressembler ?

                    ∗

L’instant de l’éveil

dans son désordre

lumineux

 

                    ∗

Et blanche brume plutôt que fleur

là-bas-au-fond-du-champ-près-des-toits

bouclier se lève

Ces poèmes sont tirés de 33 Haïkaï des sites et autres modèles, éd. La main courante.

 

3. Le goût de la fondation

 

Dans l’histoire du haïku francophone depuis 1903, il y a eu des regroupements de poètes pour écrire (kukaï), des numéros de revue, des articles, des livres, mais la première association (type loi 1901) date d’octobre 2003. Elle est fondée par les D : Dominique Chipot et Danyel Py (« Les D sont jetés » est le titre de l’éditorial du numéro 1 de la revue GONG). Henri Chevignard participe à cette fondation, plus particulièrement semble-t-il, par sa collaboration à la revue de la nouvelle association : revue francophone de haïku. Les deux D se réjouissent que 50 personnes aient répondu à leur appel associatif, des belges, des canadiens et des français. C’est un moment historique, rendu possible par la structure même du haïku : une forme poétique fixe que chacun, chacune partage et qui rassemble donc ses pratiquant.es.

Parlons des fondateurs. Dominique Chipot, qui va remplir la fonction de président de l’AFH pendant 3 ans, puis fonder une autre association de haïku et contribuer à la traduction en français de haïkus japonais essentiels (l’intégrale des hokkus de Bashô, notamment) est sans nul doute le ferment actif de cette fondation. Il a découvert le haïku dans le roman « Oreilles d’herbe », de Soseki, et « il a choisi d’être dans ses haïkus un ‘passeur de sens’ en évoquant le banal sans être banal », écrit-il sur son site « Le temps d’un instant ». Voici quelques poèmes tirés de L’ignorance du merle (2011) et La boussole dans son vol garde le nord (2016) :

le merle recueille

des pétales de glycine ―

je peins le salon

                    ∗

matin de printemps

et pourtant mon cœur me dit

que l’automne est là

Revue Gong numéro 26.

 

lui serrant la main

je comprends que son travail

n’était pas facile

                     ∗

dans ce vol de corbeaux

matinal

je lis l’aventure

 

certains ont des avenues

lui

c’est une impasse

                    ∗

n’écris pas de poèmes

laisse la lumière dessiner

ton carnet de voyage

 

                    ∗

Passant

dans la rue des grands hommes

passés

 

Daniel Py indique dans GONG n° 1 qu’il a découvert le haïku au hasard de ses lectures sur les philosophies orientales, à l’adolescence. En 2002, il organise HCSC – Haïku-Concours-Senryu-Concours -, un groupe de discussion sur Internet qui permet, dit-il, de nouer des contacts chaleureux. Par la suite, il sera, durant plusieurs années, l’animateur du Kukaï de Paris et publiera plusieurs traductions de l’anglais de textes critiques sur le haïku, tendance plutôt zen.

Voici quelques haïkus tirés de  « HAIKU » (2001) et « Galets sur la langue » (2004).

Une goutte de pluie

rebondit et pose 8 pattes

sur la table

                    ∗

Nuit d’août ―

partageant la moiteur

avec les moustiques assoiffés

Association francophone de Haïku.

                  ∗

Les arbres laissent

tomber à leur pied

leur robe de feuilles

                    ∗

sur l’emplacement

du WTC, l’ombre

de tours voisines

 

le miroir

ne fait pas un pli ―

visage ridé

                    ∗

elle regarde un livre

je lis dans son décolleté

l’unique ligne

                    ∗

mouettes

portant l’histoire du vent

dans leurs ailes...

 

On peut lire Daniel Py sur son blog : http://haicourtoujours.wordpress.com/

Henri Chevignard écrivait dans le numéro 1 de GONG : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. Mais on saura aussi y déceler une image fugitive, imprimée sur la rétine ; un cri, que prolonge un écho ; une passante en allée, n’offrant plus que son parfum ; une cicatrice, témoignant d’une ancienne blessure... »

À ma connaissance, il n’a pas publié de recueil de haïkus, mais on peut lire ses tercets dans la revue GONG et dans les anthologies « Dix vues du haïku » et « Zestes d’orange » :

À l’aube

la profondeur des labours

Un reste de rêve

                    ∗

Bol de thé

posé sur le parquet

Sentir ses cheveux

                   ∗

Cohue du métro ―

sur ce manteau bleu marine

un cheveu blanc

Mon calepin vert

remplacé par un bleu

Premier gel

                  ∗

Hall de gare

les trajectoires des voyageurs

autour du mendiant

                    ∗

Un ciel d’encre

redessine la colline

Les champs labourés

                    ∗

Train d’hiver

pénétrant dans un tunnel

odeur de mandarine

4. Le goût de la transmission - ateliers

 

La forme courte du haïku en a fait une forme poétique propre à être échangée et transmise. Ces échanges et ces transmissions ont pris deux formes : les ateliers d’écriture et les kukaïs. Abordons d’abord les ateliers d’écriture et trois poètes de haïku qui se sont illustrés depuis plus d’une dizaine d’années dans l’animation d’ateliers, souvent en direction des jeunes gens, dans les écoles ou les médiathèques.

Parlons d’abord de Jeanne Painchaud, poète canadienne qui vit à Montréal et qui a publié en 2015 le livre « Découper le silence – Regard amoureux sur le haïku ». Elle écrit que, « pour partager son enthousiasme pour le poème, elle a commencé à animer des ateliers d’initiation en 1997 ». « Quand je franchis la porte d’un atelier, mon objectif est toujours le même, dit-elle : mettre le feu à la classe ». Et elle cite le haïku d’un jeune garçon de 13 ans assez turbulent :

 

printemps

les plus belles fleurs

portent des mini-jupes

 

Voici quelques haïkus de Jeanne Painchaud, tirés de « Le ciel si pâle », éditions de La Lune bleue.

le ciel si pâle ce matin

douter même

de l’existence des étoiles

                     ∗

lune pleine

poches vides

des soirs comme ça

                    ∗

ces branches d’érables nues

autant de mains

tendues vers le ciel

                    ∗

il veut passer la nuit

avec moi

le papillon de nuit

Jeanne Painchaud, Découper le silence, regard amoureux sur le Haïku, éditions Somme toute, 2015.

                    ∗

regarder les nuages

les sentir glisser profondément

en soi

 

dans le tourbillon du soir

zigzaguent deux moustiques

premier baiser

 

Jeanne Painchaud a également médiatisé le haïku dans des dispositifs artistiques : pochoirs sur les trottoirs ou lanternes japonaises en médiathèque.

Isabel Asúnsolo, quant à elle, a commencé l’animation d’ateliers d’écriture de haïku comme éditrice de la maison qu’elle a fondée, avec Eric Hellal : les éditions L’iroli. Elle a publié plusieurs anthologies thématiques de haïku et des guides pour l’écriture, comme « Le haïku en herbe » (L’iroli, 2012), et aux éditions leduc : « Mes premiers haïkus pour bien grandir » et « La magie du haïku à partager avec vos parents ». Au cours de ses animations, Isabel Asúnsolo insiste particulièrement sur le fait d’observer les choses autour de soi durant des promenades d’écriture (ginko) et sur le fait de choisir le mot juste : un oiseau ? quel oiseau ? une pie, une alouette, un épervier, un moineau ? Elle habite à Beauvais et transmets l’écriture du haïku aux jeunes scolaires de la région des Hauts de France et d’ailleurs. Quelques uns de ses poèmes (Les carnets qui rêvent n°6) :

je mets une fleur

d’amandier dans sa paume

elle ouvre la bouche

                    ∗

novembre

le couteau heurte le vide

de la meringue

                    ∗

 

Isabel Asunsolo, Le haïku en herbe, L'Iroli éditions, 2012, 160 pages, 15€.

après son départ

je mets à griller au four

deux beaux poivrons rouges

                    ∗

nuit de neige

au réveil mon dernier fils

me dépasse !

 

alerte orange

le rouge-gorge finit

mon Paris-Brest

                 ∗

dimanche de Rameaux

la chatte Geisha mâchonne

le petit buis

 

Dans l’animation d’ateliers, Thierry Cazals est un maître planteur. « Il suffit parfois d’une graine plantée dans le silence pour que le monde se remette à sourire. » dit-il. Et son expérience d’animation, il la partage dans un livre qui vient de paraître à la maison cotcotcot éditions : « Des haïkus plein les poches ». « Ne cherchez pas de vagues idées dans votre tête, dit-il, partez de sensations vécues précisément. Un haïku est une invitation à sortir de notre bulle et reprendre contact avec la vie en direct. » Il cite ce poème :

 

Je marche

sur des feuilles rouges

un danger agréable

                   de Cédric, Collège, Clamart

 

Thierry Cazals incite les jeunes aspirants à prendre un nom de plume, comme ceux des poètes japonais : Bashô, c’est bananier ; Buson, Village de navets ; Issa, Une tasse de thé ; Ransetsu, Tempête de neige ; Chigetsu, Lune sage.  Une façon de s’écarter de sa vie, de soi-même, pour mieux regarder.

Voici quelques poèmes de Thierry Cazals, tirés de «La volière vide », aux éditions L’iroli :

 

je ne sonne pas, ne frappe pas

cette porte

c’est elle que je suis venu voir

                ∗

les arbres parmi les maisons
et soudain
les maisons parmi les arbres

                    ∗

le long de la voie ferrée

ignorant les horaires

les cerisiers fleurissent

                    ∗

nuit d’insomnie

un à un les bourgeons

se défroissent

 

un homme

happé par le brouillard

rarement l’inverse

 

 

                    ∗

cherchant à quatre pattes

une aiguille sous l’armoire

long jour d’été

                    ∗

long hiver

je taille mon crayon pour mieux

ne rien écrire

                    ∗

après le passage de la fanfare

je relis mes haïkus

avec suspicion

5. Le goût de la rencontre : kukaï

 

C’est en 2006, au Festival de haïku organisé à Paris par l’AFH, que le poète Seegan Mabesoone nous a expliqué comment se transmettait la pratique du haïku au Japon dans les rencontres (kukaï) de poètes sous la direction d’un poète expérimenté. Par la suite s’est créé le kukaï de Paris, avec Daniel Py, et le kukaï de Lyon, avec moi-même.

Dans une rencontre classique, chacun apporte 3 poèmes, les poèmes sont copiés sur différents papiers pour devenir anonymes et chacun lit l’ensemble des poèmes et retient les trois qui lui plaisent le plus. Au cours des lectures, on échange sur le poème, son intérêt, ses images,  etc. Et l’auteur est appelé à se dévoiler et à évoquer l’écriture du texte. Puis, on relit les haïkus choisis et le nombre de voix obtenus. Le kukaï peut aussi se rapprocher de l’atelier d’écriture et on travaille le mot de saison ou la césure, ou autre chose. C’est un moment très convivial.

Aujourd’hui, il existe plusieurs dizaines de kukaïs en France, en Belgique, au Canada francophone, qui se réunissent régulièrement et font connaître leurs activités sur des sites ou des blogs. Parlons du kukaï de la ville de Québec, au Québec, puis de celui de Lyon, que je connais bien.

Le 5 septembre 2017, nous raconte Geneviève Rey dans la revue GONG n°61, pour la rentrée du Kukaï de Québec, le groupe a réalisé un ginko (balade-haïku) au cimetière-jardin de Mount Hermon avec un groupe de dessinateurs. Voici quelques uns des haïkus écrits, un par participant.es.

sur la pierre

un trait entre deux nombres

le temps d’une vie

                    Bernard Duchesne

                    ∗

sous l’orme géant

devant la croix de granit

une jeune femme

                  André Vézina

                    ∗

bruissement de feuilles

les arbres centenaires

défient la mort

                    Solange Bouin

                    ∗

soldat de 18

à côté d’Anne de 39

amour éternel

                    Donna McEwen

                    ∗

sous le grand pin

un ange de pierre

veille une stèle vierge

                    René Moisan

trois croix

côte à côte

la blancheur des lettres

                    Diane Prévost

                      ∗

les grands pins

témoins stoïques

de tous ces chagrins.

                   Marianne Kugler

                    ∗

une simple pierre

dans le gazon

elle avait vingt-sept ans

                    Geneviève Rey

                    ∗

sur le banc

bouquet de fleurs fraîches

merci à la vie

                    Jean Deronzier

 

Et maintenant, une séance classique du Kukaï de Lyon, le 9 mai 2019, animée par Patrick Chomier :  Le thème - « Pour sortir de la fascination de la vue, nous choisissons d’écrire deux haïkus non visuels. »

les bras tendus

à petits pas chercher la porte

dans la nuit

                    Christian Lherbier (4 voix)

                    ∗

craquements d’os

au pied de mon lit

souris ou oiseaux ?

                  Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                     ∗

Tintement

de la petite cuillère

sur le bol

                    Jacques Beccaria (2 voix)

                   ∗

Mois de mai

l’odeur du gazon coupé

Solitude

                    Jacques Beccaria (1 voix)

froissée dans ma main

une feuille de menthe

odeur de vacances

                    Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                      ∗

dans l’ombre chaude

dort le gros chat paisible

parfum de roses

                    Martine Mari (2 voix)

                    ∗

A cinq heures

l’alarme incendie

Riz cramé

                    Danyel Borner (2 voix)

                    ∗

elle m’annonce

la mort de son père

les cris du bébé

                    Patrick Chomier (1 voix)

 6. Regards de femmes

 

Les quatre poètes considérés comme des maîtres de haïku au Japon sont quatre hommes : Bashô, Buson, Issa et Shiki. Pas une femme poète dans cette hiérarchie établie au pays du soleil levant. Et pourtant, dès le début du 18° siècle, une femme poète, Chiyo-ni, a réalisé une belle œuvre de haïkaï. Ses poèmes ont été traduits en français chez Moundaren et chez Pippa. Dans leur présentation de la poète, Grace Keiko et Monique Leroux Serres écrivent : « Chiyo-ni écrit sans chercher à copier les hommes et assume sa part féminine. » Cela aurait pu être un motif pour lui faire une place parmi les maîtres de haïku japonais. Mais la place sociale laissée aux femmes japonaises, encore aujourd’hui, ne le permet peut-être pas. Citons un de ses hokkus traduit par Keiko et Leroux Serres :

otoko nara   hito yo nete min   hana no yama

si j’étais un homme

dans la montagne en fleurs

je passerai la nuit

Dans l’espace francophone, par contre, les anthologies de haïkus écrits par des femmes n’ont pas manqué depuis les années 2000. Commençons par mentionner « Du rouge aux lèvres », une anthologie de haïjins japonaises réalisée par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, aux éditions La table ronde, en 2008. On y lira une quarantaine de poètes japonaises, depuis l’époque de Bashô jusqu’à aujourd’hui.

Mais les anthologies de poètes francophones ont pris leur part. La première est réalisée par l’auteure québécoise Janick Belleau, publiée par l’Association francophone de haïku et les éditions Adage en 2009 : « Regards de femmes ». En préface, Belleau évoque le mot « gynku » pour un haïku de femme. Et, elle décrit les thèmes abordés : la nature, bien sûr, le Je, l’amitié et l’amour, les relations mère-fille, le quotidien, le corps à soi, l’humour, la société, l’environnement. Elle se pose la question d’une écriture androgyne.

ma vieille amie

des étincelles dans les yeux

malgré les rides

                    Louise Vachon

                    ∗

au chevet de ma mère

je retrouve mes gestes

de maman inquiète

                    Amel Hamdi Smaoui

                   ∗

retour du marché

les bras pleins de légumes

et de pensées pour l’hiver

                    Nicole Olivier

la gastro de la petite

toute la famille y passe ―

lune de février

                    dorothy howard

                    ∗

cinquante et un ans

il photographie toujours

ma nudité

                    Dominique Champollion

 

 

Un an plus tard, 2010, c’est l’éditrice isabel Asúnsolo qui publie aux éditions L’iroli « La lune dans les cheveux », 88 femmes plus un. Chaque auteure est présentée par un poème avec sa traduction en espagnol.

ton cœur

j’en ressens les secousses

sur mon ventre rond

                     Céline Larouche

 

elle berce sa poupée

sur sa poitrine naissante

la petite fille

                    Hélène Bouchard

dans le musée

elle admire les statuettes

aux seins pendants

                   Micheline Beaudr

 

En 2018, Danièle Duteil reprend le flambeau avec 127 femmes sous le titre « Secrets de femmes », aux éditions pippa. Duteil écrit en préface : « ... les femmes brûlent d’exister aussi en dehors de la vie domestique, si exquis leur foyer soit-il. »

Kobayashi Issa (Le goût des Hïakus).

lueur du jour
rêvant de maternité
je nourris les poules

Geneviève Fillion

photos de famille
sur le visage des femmes
le même sourire

Sophie Copinne

 

Retour de la neige
Mes règles à jamais
disparues

Monique Leroux Serres

 

 

Il faut encore citer « Sens dessus dessous », en 2018, où Choupie Moysan, Chantal Couliou et Régine Bobée publient le désir et les fantasmes féminins (assez proches des masculins) dans la collection Envolume dirigée par Igor Quézel-Perron.

Pouce levé
robe collée à la peau
l’auto s’arrête

 

Balade à vélo
seule dans le bois touffu
― rêver du loup

Nacre de ses dents
sa bouche entrouverte
Ah... ! m’y faufiler
A la prochaine fois.

 

7. Les revues francophones

La plus ancienne, parmi les contemporaines, est la revue papier GONG. Son premier numéro (couverture jaune, 32 pages, parution trimestrielle) fut lancé en octobre 2003 par Dominique chipot (directeur d la publication jusqu’en 2006), Daniel Py et Henri Chevignard. C’était le début de l’association française, puis francophone de haïku. « Les dés sont jetés. L’aventure commence. » écrivaient les deux D. Et Henri Chevignard, page 9 : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. » Le son, qui se propage plus lentement que la lumière dans l’air était privilégié dans le titre de la revue. Aujourd’hui, la revue en est à son numéro 67 (couverture orange, 72 pages), j’en suis le rédacteur en chef depuis 2007, avec le comité de rédaction : isabel Asunsolo, Danyel Borner, Geneviève Fillion, Sabrina Lesueur, Eléonore Nickolay et Klaus-Dieter Wirth. Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Voici quelques haïkus du n°1 et du n° 67 :

 

soleil matinal ―
quelques corbeaux se partagent
les champs moissonnés

Henri Chevignard

 

l’étudiant en flûte
de ses volutes repeint
chaque matin les murs

Daniel Py

 

Crépuscule
Odeur enivrante
Du seringat par la fenêtre

Leslie Riard

 

 

déclin de l’été
les fourmis sur la glycine
soignent les pucerons

Dominique Chipot

 

blancs et légers
j’irais bien nager
dans les nuages

Béatrice Aupetit-Vavin

 

mars éteint
et rallume la lumière
― giboulées

Mireille Péret

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de GONG sur www.association-francophone-de-haiku.com.

En 2007, la revue numérique 5-7-5, revue francophone de haïku, est créée par Serge Tomé, sur son site web dédié au haïku depuis 1999 : TempsLibres. Cette revue, qui surgit à la fin de la revue papier canadienne Haïkaï, paraîtra trimestriellement de l’hiver 2007 à la fin 2010. Serge Tomé indique que chaque numéro sera coloré par un poète particulier. Meriem Fresson tiendra une rubrique haïbun régulière jusqu’à la fin ; et Daniel Py, une rubrique « zen contemporain et haïku urbain » épisodique. Damien Gabriels dirige le n°2, de nombreux intervenants se sont mobilisés. Cette aventure prometteuse durera peu de temps. Meriem Fresson y fera un travail important pour le haïbun francophone, qui se poursuivra dans « L’écho de l’étroit chemin », la revue de l’Association Francophone des Auteurs de Haïbun, créée et dirigée par Danièle Duteil, fondatrice toujours active de l’AFAH. Les numéros de 5-7-5 peuvent être consultés sur 575.tempslibres.org. Quelques haïkus du numéro 2 :

 

après l’averse
odeur de tisane
sous les tilleuls

Monika Thomas-Petit

 

 

dans le brouillard
même ma voix
disparaît

Philippe Quinta

 

 

la fourmi
emportée par la goutte d’eau
fin de l’été

Micheline Beaudry

 

 

Ploc ! la revue du haïku est ouverte par Dominique Chipot en 2008. C’est la revue numérique de l’association pour la promotion du haïku, APH. Chaque numéro est réalisé par un poète différent : Olivier Walter, Francis Tugayé, Sam Cannarozzi, Christian Faure, Damien Gabriels, Hélène Phung. La parution, de 8 à 10 numéros par an au début, est à présent de 2 numéros par an. On peut y lire des haïkus et senryûs, des articles, des haïbuns, des notes de lecture. Voici quelques haïkus du n° 78, février 2020, réalisé par Hélène Phung :

 

soirée sans nuages
le bruissement des feuilles mortes
portées par le vent

Maria Tirenescu

 

 

sur la neige fraîche
chut !
l’ombre d’un nuage

Annie Chassing

 

 

eaux transparentes
entre les herbes la grenouille
somnole

Abderrahim Bensaïd-Sidi Kacem

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de cette revue sur www.100pour100haiku.fr

Signalons, pour terminer, la revue numérique dédiée au haïbun que l’on peut lire à association-francophone-haibun.com.

Buson (Le goût des haïkus).

8. Recherches universitaires

 

Dans les dix dernières années, les chercheurs universitaires s’intéressent au haïku : un premier colloque, « Le haïku en France, poésie et musique », est organisé à Lyon 3, en 2011, par Jérôme Thélot et Lionel Verdier. Il montre que la forme poétique japonaise traverse le domaine de la création en France, particulièrement en poésie et en musique.

« Le haïku fut pour beaucoup des poètes de l’après-guerre la chance inespérée d’un réinvention de la poésie française, la rencontre de cet ailleurs du discours,dans le congédiement de la pensée rhétorique et de la pensée logique, grâce à quoi parler poétiquement fut de nouveau possible, après tout.... Nul doute que s’il y a eu dans la langue française depuis cent vingt ans une découverte capitale, c’est bien celle-ci, - la découverte que les poètes ont faite du haïku. » écrit Jérôme Thélot. On perçoit la détermination de ce chercheur pour expliciter l’intérêt des poètes français pour le haïku japonais. Mais, dans ce travail, n’est abordé que ce rapport extérieur au genre poétique, un rapport critique, un rapport de confrontation, limité par l’existence de cultures différentes, marquées par la nationalité développée dans chaque pays.

 C’est le cas emblématique de Yves Bonnefoy, qui écrit : « ...quelques poètes des XIX° et XX° siècle ont cru possible de recommencer, en français notamment, une pratique analogue à celle du haïku, et même ont estimé y avoir assez réussi pour s’approprier le mot. Ils regardent une fleur, disons une rose, comme ils imaginent que le poète japonais contemple la fleur de cerisier.

Mais quelle différence pourtant ! Dans le haïku, rien n’est isolable de rien, s’arrêter à quoi que ce soit serait séparer cet objet de l’attention, chose ou vie, du reste de ce qui est, dénouer la continuité de l’environnement naturel, et pour qui le ferait ce serait se couper lui aussi du tout, perdre ce bien, ce seul bien, par illusion que l’on peut exister par soi. La fleur du cerisier, si tôt défaite, c’est l’offre de méditer l’immédiat éparpillement, qui se doit d’être heureux, de l’être illusoire de la personne. »

Murakami Kijo (Le goût des haïkus).

 

Quand d’autres, comme Jean-Jacques Origas, rappellent la « vulgate du haïku » proposée par Akimoto Fujio (1901-1977) :

  1. Le haïku est un art mineur. Donc, si on ne réussit pas à faire de bons haïkus, c’est sans conséquence.
  2. C’est un poème bref. Donc, il ne faut pas faire un effort trop long.
  3. C’est un poème à forme fixe. Il y a toujours un cadre. Étant donné que nous avons dans l’esprit certaines impressions, certains mots, il faudra bien arriver à les mettre dans le cadre 5-7-5.
  4. Il faut toujours tenir compte du rythme des quatre saisons.
  5. C’est également le poème de l’aïsatsu, c’est-à-dire de la « salutation ».
    Bref, ce sont des définitions tout à fait banales. Pourtant acceptons-les, ajoute Origas. Ces définitions constituent un rappel. À partir d’elles, réfléchissons.

The Haiku poems of Chiyo ni looked at in a new way, Une autre lecture des haïkus de Chiyo Ni.

 

Un deuxième colloque s’est tenu à Paris 3, en 2019, sous la direction de Muriel Détrie et Dominique Chipot : « Fécondité du haïku dans la création contemporaine. » Le premier colloque soulignait la partition entre « haïku » (genre poétique japonais) et « France ». Celui-ci entre directement dans l’exploitation de la forme poétique d’origine japonaise, acclimatée par des écrivains ou artistes francophones pour des raisons qui leur sont propres.

Muriel Détrie, maître de conférences en littérature comparée, souligne en ouverture la « forme simple » du haïku : « Comme toute ‘forme simple’, le haïku au sens où on l’entend aujourd’hui n’est pas une forme littéraire bien définie comme l’est le haïku japonais qui comporte des règles rythmiques (17 mores en 5-7-5), structurelles (deux partie distinguées par un kireji ou mot-césure), thématiques (emploi d’un kigo ou mot de saison) et esthétiques (voir les principes sabi, karumi, fueki et ryûkô, etc. utilisés par Bashô), mais il est d’abord et essentiellement défini par sa brièveté. La brièveté est ce qui a d’emblée frappé les premiers commentateurs occidentaux (de Paul-Louis Couchoud à Roland Barthes) et ce qui est resté comme la caractéristique fondamentale du haïku.... Dans tous les cas, c’est l’idée de brièveté extrême, de limite du langage, qui est perçue comme constitutive du haïku... »

Roykan, (Le gout des haïkus).

 

A partir de cette forme à la brièveté extrême, chaque intervenant étudie l’usage que chaque artiste ou écrivain fait du haïku. Par exemple, Magali Bossi, doctorante à l’université de Genève, étudie les « Haïkus de prison » publiés par Lutz Basmann, un des hétéronymes de l’écrivain Antoine Volodine. Dans ce livre, une succession de haïkus écrits par un prisonnier a pour tâche de rendre compte d’une guerre.

Le premier qui monde dans le wagon
a l’impression fugitive
qu’il est maître de son destin

 

Le deuxième à entrer
s’installe le plus loin possible
du trou à pisse

 

Le dernier qui monte là-dedans
regarde toujours on ne sait pourquoi
derrière son épaule

 

 

Ici, on voit bien que les haïkus sont devenus des éléments de narration, des fragments, qui n’ont plus grand chose à voir avec le haïku japonais, si ce n’est leur brièveté. D’ailleurs, on peut lire des poèmes tels que :

Le Japonais parle des cerisiers
pourtant dehors
la neige tombe.

 

 

Et malgré tout, un tel travail montre que la forme poétique du haïku peut intéresser bien des écrivains occidentaux, pour diverses raisons, peut-être ici en particulier parce que le haïku se situe à la croisée du narratif et du poétique.

∗∗∗

Voici donc un aperçu, non exhaustif bien sûr car le domaine est très dynamique, du monde du haïku francophone. C’est la petite taille du haïku, son équilibre entre l’humain, le monde et le langage, et son humour qui ont fait le succès de ce genre. Il constitue un véritable ferment poétique qui rassemble les gens et qui envahit l’espace.

Sur le site de l’Association francophone de haïku vous pouvez trouver beaucoup de liens pour prendre des contacts et beaucoup d’éléments pédagogiques pour se lancer dans la pratique de ce genre si souple, si proche de la nature et si propre à créer des rassemblements de poètes.




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).




William Blake traduit par Jacques Darras

La longue préface de Jacques Darras permet de situer William Blake dans son époque, de prendre conscience du fait que sa poésie est singulière. Alors que la plupart des poètes pré-romantiques fuient la ville, lui reste à Londres. Jacques Darras souligne l’influence de Jacob Böhme, une filiation mystique visible dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer justement.
William Blake épie les merveilles visibles et invisibles : le silencieux refuge des nids, la lune qui sourit, les anges. On croise de nombreux enfants. Des adultes malheureux aussi : ramoneurs et soldats éreintés, prostituées malades. Les opposés attirent le poète. Ne parler que d’un pôle serait mentir.

This Angel, who is now become a Devil, is my particular friend : we often read the Bible together in its infernal or diabolical sense, which the world shall have if they behave well.
I have also : The Bible of Hell, which the world shall have whether they will or no.

Cet Ange, aujourd’hui devenu Démon, est mon ami favori, nous lisons très souvent la Bible ensemble dans son interprétation diabolique ou infernale, à laquelle le monde pourra accéder un jour s’il se conduit bien.
Je possède également une Bible de l’Enfer, que le monde aura, qu’il le souhaite ou non.

Le texte intitulé Prémisses d’innocence, écrit dix-sept ans après Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, s’est élevé sur les mêmes fondations.

To see a World in a Grain of Sand
And a Heaven in a Wild Flower :
Hold Infinity in the palm of your hand
And Eternity in an hour.[…] A Horse misusd upon the Road
Calls to Heaven for Human blood.
Each outcry of the hunted Hare
A fibre from the Brain does tear.[…] It is right it should be so :
Man was made for Joy § Woe,
And when this we rightly know
Thro the World we safely go.[…] Every Morn § every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight,
Some are Born to Endless Night.

Découvrir l’Univers dans un Grain de Sable
Voir un Paradis dans la Fleur des Champs :
Contenir dans sa paume l’Infinissable
Lire l’Éternité dans une heure au cadran.[…] Cheval sur les routes qu’on maltraite
Exige que du sang d’homme il y ait dette.
Le moindre cri dans la gorge du Lièvre traqué
C’est fibre au Cerveau de l’Homme arrachée.[…] C’est bien normal qu’il en soit ainsi :
Qu’il y ait Joie § Pleurs dans la vie,
Et si une fois pour toutes tu le sais,
Au monde tu peux tranquillement aller.[…] Toutes les nuits § tous les matins
Naissent au plaisir les autres les uns.
Naissent au plaisir les autres les uns
Et d’autres à la nuit sans fin.

On trouvera dans ce recueil des aphorismes au travers desquels William Blake s’éloigne de la poésie et entre en dialogue avec les philosophes, des sortes de fables aussi.
Un petit lexique, à la fin de l’ouvrage, aide le lecteur à ne pas se perdre en chemin. Car William Blake a créé une véritable mythologie puis écrit de longs poèmes épiques : Le livre d’Urizen par exemple, l’envers de la Bible, l’histoire de la Chute. En voici un court passage, dans lequel il est question d’Enitharmon, déesse égoïste.

Coild within Enitharmon’s womb
The serpent grew, casting its scales ;
With sharp pangs the hissings began
To change to a grating cry.
Many sorrows and dismal throes
Many forms of fish, bird § beast,
Brought forth an Infant form
Where was a worm before.

Lové dans le ventre d’Enitharmon
Le serpent grandit, ses écailles muent ;
Ses sifflements affreusement aigus
Se changent en cris âpres.
Mille chagrins et convulsions horribles
Mille formes de poissons, bêtes § oiseaux
Façonnent, font naître une forme d’Enfant
Là où il n’y avait qu’un ver.

Cet enfant s’appelle Orc. Ce personnage sera le héros révolutionnaire de William Blake. En 1795, la problématique de la Révolution Française est très présente sur le sol de l’Angleterre monarchiste.

Si William Blake a longtemps été considéré comme pré-romantique, son œuvre est finalement assez indéfinissable, si ce n’est justement par sa nature changeante. En outre, William Blake a plusieurs cordes à son arc : il n’a pas écrit seulement mais dessiné, peint, et a aussi été graveur. Il avait quinze ans lorsqu’il a travaillé la première fois chez un graveur. Sept ans plus tard, il a été admis à l’Ecole de l’Académie royale. Et parallèlement à cette formation, il n’a cessé d’écrire et d’illustrer ses textes.




Les Bonnes feuilles de PO&PSY : Federico GARCIA LORCA, “Polisseur d’étoiles”

Douze poèmes extraits de l'anthologie  Polisseur d'étoiles. Œuvre poétique complète, Traduite de l'espagnol par Danièle Faugeras, PO&PSY in extenso,  2016

 

MONDE

 

Angle éternel,
la terre et le ciel.

Avec bissectrice de vent.

Angle immense,
le chemin droit.
Avec bissectrice de désir.

Les parallèles se rencontrent
dans le baiser.
Ô cœur
sans écho !
En toi commence et finit
l’univers.

de "Autres poèmes du livre de "Suites""

 

***

 

 

PAYS

 

Jets d’eau des rêves
sans eaux

et sans fontaines !

On les voit du coin
de l’œil, jamais face
à face.

Comme toutes les choses
idéales, ils balancent
sur les marges pures
de la Mort.

 

                      de "Suites"

***

 

 

SPHÈRE

 

Fleuve et jet d'eau
c'est tout comme.

Tous deux
vont aux étoiles.

Pic et ravin
c'est tout comme.
Tous deux,
l’ombre les couvre.

 

poème écarté de "Suites"

 

 

***

 

 

MEMENTO

 

Quand nous mourrons
nous emporterons

une série de vues
du ciel.

(Ciels d’aube
et ciels nocturnes.)

Bien qu’on m’ait dit
que mort
on n’a
d'autre souvenir
que celui d’un ciel d’été,
un ciel noir
ébranlé
par le vent.

                         de "Suites"

 

 

***

 

 

CLAIR D'HORLOGE

 

Je m'assis
dans une clairière du temps.

C’était un havre
de silence,
d’un blanc
silence,
formidable arène
où les étoiles
affrontaient les douze chiffres noirs
flottants.

 

de "Premières chansons"

 

 

***

 

 

LA GRANDE TRISTESSE

 

Tu ne peux te contempler
dans la mer.

Tes regards se brisent
comme des tiges de lumière.
Nuit de la terre.

 

                  de "Suites"

 

 

***

 

 

ADIEUX

 

Je me dirai adieu
au carrefour

pour m'engager sur le chemin
de mon âme.

Réveillant souvenirs
et mauvais moments
j’arriverai au petit verger
de ma chanson blanche
et me mettrai à trembler comme
l’étoile du matin

 

de "Suites"

 

 

***

 

 

SOMMET

 

Quand j'atteindrai le sommet…

(Ô cœur désolé,
Saint Sébastien en Cupidon.)

Quand j’atteindrai le sommet…

Laissez-moi chanter !
Parce que tant que je chanterai
je ne verrai pas les sombres tertres
ni les troupeaux
qui dans les profondeurs vont
sans pâtres.

Tant que je chanterai,
je verrai l’unique étoile
qui n’existe pas.

Quand j’atteindrai le sommet…
en chantant.

 

                           de "Suites"

 

 

***

 

 

ET ENSUITE

 

Les labyrinthes
que crée le temps

se dissipent.

(Il ne reste que
le désert.)

Le cœur,
source du désir,
se dissipe.

(Il ne reste que
le désert.)

L’illusion de l’aurore
et des baisers
se dissipent.

Il ne reste que
le désert.
Un onduleux
désert.

 

de "Poèmes du Cante Jondo"

 

 

***

 

 

ELEGIE DU SILENCE

 

Juillet 1920

 

Silence, où mènes-tu
Ton cristal tout embué

De rires, de paroles
Et des sanglots de l’arbre ?
Comment laves-tu, silence,
La rosée des chansons
Et les taches sonores
Que les mers lointaines
Laissent sur la blancheur
Sereine de ta cape ?
Qui ferme tes blessures
Quand au-dessus des champs
Quelque vieille noria
Plante son dard indolent
Dans ton cristal immense ?
Où vas-tu si te blessent
Les cloches au couchant
Et troublent ton eau dormante
Les volées de couplets
Et le grand bruit doré
Qui tombe en sanglotant
Sur les monts azurés ?
L’air coupant de l’hiver
Met ton azur en pièces,
Et tes haies vives se brisent
Sous la plainte retenue
D’une froide fontaine.
Où que tu poses tes mains,
Tu trouves l’épine du rire
Ou bien le brûlant coup
De corne de la passion.
Si tu vas vers les astres,
Le bourdon solennel
Des oiseaux de l’azur
Rompt le bel équilibre
De ton crâne caché.
Et toi qui fuis le son
Tu es le son lui-même,
Fantôme d’harmonie,
Fumée de cri et chant.
Tu t’en viens pour nous dire
Par les nuits obscures
La parole infinie
Sans souffle et sans lèvres.
Tout perforé d’étoiles
Et mûri de musique,
Où mènes-tu, silence,
Ta douleur surhumaine
Douleur d’être captif
De la toile mélodique,
Aveugle à jamais, dès
Lors, ta source sacrée ?
Aujourd’hui tes ondes,
Troubles de pensée, emportent
La cendre sonore et
La douleur de jadis.
Les échos de ces cris
À jamais en allés.
Le vacarme lointain
De la mer, momifié.
Si Jehovah s’endort,
Monte sur son trône brillant,
Casse-lui sur la tête
Une étoile éteinte,
Et finis-en avec
L’éternelle musique,
L’harmonie sonore
De la lumière, et puis
Reviens à la source
Où dans la nuit pérenne
D’avant Dieu et le Temps
Calme tu jaillissais.

 

                       de "Livre de poèmes"

 

 

***

 

 

UN CRI VERS ROME

 

Depuis la tour du Chrysler Building

 

Des pommes légèrement blessées
par de fines épées d’argent,

des nuages déchirés par une main de corail
qui porte sur le dos une amande de feu,
des poissons d’arsenic ainsi que des requins,
des requins comme des larmes pour aveugler une foule,
des roses qui blessent
et des aiguilles placées dans les canaux du sang,
des mondes ennemis et des amours couverts de vers
tomberont sur toi. Tomberont sur la grande coupole
qu’enduisent d’huile les langues militaires,
où un homme compisse une éblouissante colombe
en crachant du charbon concassé
entouré de milliers de clochettes.
Parce qu’il n’est plus personne pour partager pain et vin,
plus personne pour cultiver des herbes dans la bouche du mort,
plus personne pour ouvrir les draps du repos,
plus personne pour déplorer les blessures des éléphants.
Il n’y a plus qu’un million de forgerons
à forger des chaînes pour les enfants à venir.
Il n’y a plus qu’un million de menuisiers
qui fabriquent des cercueils sans croix.
Il n’y a plus qu’une foule gémissante
qui s’ouvre la chemise dans l’attente de la balle.
L’homme qui méprise la colombe devait parler,
devait crier tout nu au milieu des colonnes
et se faire une piqûre pour attraper la lèpre,
et verser des larmes assez terribles
pour dissoudre ses anneaux et ses téléphones de diamant.
Mais l’homme vêtu de blanc
ignore le mystère de l’épi,
ignore le gémissement de la parturiente,
ignore que le Christ peut encore donner de l’eau,
ignore que l’argent brûle le prodige du baiser
et donne le sang de l’agneau au bec idiot du faisan.
Les maîtres montrent aux enfants
une lumière merveilleuse qui vient de la montagne ;
mais à l’arrivée ce n’est que ramas de cloaques
où vocifèrent les nymphes obscures du choléra.
Les maîtres indiquent avec dévotion les énormes coupoles embaumées,
mais dessous les statues il n’y a pas d’amour,
il n’y a pas d’amour sous les yeux de cristal immuable.
L’amour est dans les chairs crevassées par la soif,
dans la hutte minuscule qui lutte contre l’inondation ;
l’amour est dans les fosses où luttent les serpents de la faim,
dans la triste mer qui berce les cadavres des mouettes
et dans le très obscur baiser lancinant sous les oreillers.
Mais le vieillard aux mains diaphanes
dira : amour, amour, amour,
acclamé par des millions de moribonds.
Dira : amour, amour, amour,
dans son drap d’or frémissant de tendresse ;
dira : paix, paix, paix,
parmi cliquetis de lames et mèches de dynamite.
Dira : amour, amour, amour,
jusqu’à ce que ses lèvres deviennent d’argent.
Pendant ce temps, pendant ce temps, ah ! pendant ce temps,
les nègres qui vident les crachoirs,
les enfants qui tremblent sous la terreur blème des directeurs,
les femmes noyées dans les huiles minérales,
la foule au marteau, au violon ou au nuage,
doit crier même si on lui éclate la cervelle sur le mur,
doit crier devant les coupoles,
doit crier folle de feu,
doit crier folle de neige,
doit crier, la tête pleine d’excréments,
doit crier comme toutes les nuits réunies,
doit crier avec sa voix si déchirée
jusqu’à ce que les villes tremblent comme des fillettes
et que s’ouvrent les prisons de l’huile et de la musique.
Parce que nous voulons notre pain quotidien,
fleur d’alisier et pérenne tendresse égrenée,
parce que nous voulons que s’accomplisse la volonté de la Terre
qui accorde à tous ses fruits.

de "Poète à New York"

 

 

***

 

THAMAR ET AMNON

 

La lune tourne dans le ciel
au-dessus des terres sans eau

cependant que l’été sème
ses rumeurs de tigre et flamme.
Par-dessus les toitures
des nerfs de métal tintaient.
Un friselis d’air venait
avec les bêlements de laine.
La terre s’offre couverte
de blessures cicatrisées,
ou frémissante d’aigus
cautères de lumières blanches.

 

                     *

Thamar était à rêver
d’oiseaux dedans sa gorge,

au son de frais tambourins,
et de cithares lunées.
Son corps nu comme en suspens,
acéré nord de palmier,
veut des flocons pour son ventre,
et du grésil pour son dos.
Thamar était à chanter,
dévêtue sur la terrasse.
Ses pieds étaient entourés
de cinq colombes glacées.
Amnon, au physique délié,
de la tour la regardait,
l’aine baignée d’écume,
et la barbe oscillante.
Son corps nu illuminé
s’étendait sur la terrasse,
avec entre les dents le bruit
d’une flèche tout juste fichée.
Amnon tout à regarder
la lune ronde et basse,
vit en la lune les seins
fermes à souhait de sa sœur.

 

                      *

Amnon à trois heures et demie
s’étendit dessus son lit.

La chambre tout entière souffrait
avec ses yeux remplis d’ailes.
La lumière massive enfouit
les bourgs dans le sable fauve,
ou découvre un éphémère
corail de roses et dahlias.
L’eau de puits entravée
sourd en silence dans les jarres.
Parmi la mousse des troncs
dressé le cobra chante.
Amnon gémit sur la toile
très fraîche de sa couche.
Et le lierre du frisson
couvre sa chair embrasée.
Thamar entra silencieuse
dans la chambre qui fit silence,
couleur de veine et Danube,
trouble de traces lointaines.
Thamar, efface-moi les yeux
avec ton aube étale.
Les filaments de mon sang
font sur ta jupe des volants.
Laisse-moi tranquille, mon frère.
Tes baisers sur mon dos sont
comme un double essaim flûté
de guêpes et de brises légères.
Thamar, sur tes seins dressés
il y a deux poissons qui m’appellent,
et au bout de tes doigts bruit
une rumeur de rose recluse.

 

                   *

Les cent chevaux du roi
dans la cour hennissaient.

Soleil pluriel résistait
la minceur de la treille.
Il lui saisit les cheveux,
il lui déchire la chemise.
De tièdes coraux dessinent
des rus sur la blonde carte.

 

                    *

Oh ! quels cris on entendait
au-dessus des maisons !

Quelle profusion de poignards
et de tuniques lacérées.
Par les escaliers tristes
des esclaves montent et descendent.
Pistons et cuisses jouent
sous les nuages arrêtés.
Tout à l’entour de Thamar
crient des vierges gitanes
et d’autres recueillent les gouttes
de sa fleur martyrisée.
Des linges blancs s’empourprent
dans les chambres fermées.
Pampres et poissons échangent
des rumeurs de tiède aurore.

 

                  *

Violeur rempli de fureur,
Amnon fuit sur son cheval.

Du haut des murs et des tours
des Noirs lui décochent des flèches.
Et quand les quatre sabots
ne furent plus que quatre échos,
David avec des ciseaux
coupa les cordes de sa harpe.

                       de "Romancero gitan"

 

 

***




John Donne : Lettres, Être et amour

Lettres d’amour, amour des lettres, amour de l’Être, l’Être et l’amour

S’il est un âge qui s’est ingénié à conjuguer cette formule à tous les modes, c’est bien, pour ce qui est de l’Angleterre, celui qui chevauche le XVIe finissant et le XVIIe naissant. Sous les règnes d’Elisabeth et de James, premiers du nom. 

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

Si Shakespeare (1564-1616) a dominé cette période aux yeux des siècles suivants, il a fallu attendre 1931 pour que T. S. Eliot rafraîchisse les mémoires, et rappelle qu’avait existé un certain John Donne (1572-1633) longtemps relégué dans la catégorie des Métaphysiques (à cause de leur non-conformisme en matière de conventions littéraires et morales, de rythme et d’images) par Samuel Johnson, pape littéraire de la grande époque classique qui suivit, et qui les accusait, entre autres, de produire des vers au lieu d’écrire de la poésie. Donne pousse l’audace jusqu’à faire preuve d’humour, ce que Legouis et Cazamian, en 1924, jugeaient « vulgaire, surprenant, ridicule ». L’Université a nourri des générations d’étudiants de ces préjugés conformistes. John Donne avait trois siècles et demi d’avance. Le célèbre Guibillon, manuel de textes choisis à l’usage des classes préparatoires et études de licence, paru, lui aussi, en 1931, l’ignora jusqu’à sa 17e édition.

Augmentée d’un chapitre sur la littérature du 20e siècle, la référence à T.S Eliot s’y voit agrémentée d’une note de cinq lignes concernant Donne :

His poetry is of a high order, though he is prodigal of conceits (thoughts and expressions intended to be striking, but rather far-fetched).   

L’amende est à peine honorable. Cazamian ne fera guère mieux en publiant (avec traduction) cinq poèmes dans une anthologie en 1946.

  Donne, comme tout élève doué de son temps, passe par Oxford (à 12 ans, en école préparatoire) et par Cambridge (1588-89 ?) pour y faire ses humanités puis son droit. Il ne peut s’acheminer vers le clergé (il est de famille catholique) et, de plus, cette voie n’est pas la sienne. Il prend ses distances et le large en se portant notamment volontaire pour une expédition navale menée par Essex contre les Espagnols, grands rivaux de l’époque (1596 ?). En 1597, il devient secrétaire du Lord Keeper (Gardien du Sceau Privé, cinquième personnage du Royaume).

  En 1601, à trente-six ans donc, élu Membre du Parlement, il séduit et épouse en secret la nièce (âgée de dix-sept ans) de ce haut personnage, ce qui lui vaut emprisonnement et années de galère, au figuré, bien sûr. Elle portera douze enfants avant de décéder en 1617. Il n’écrira plus jamais de poèmes d’amour. Mais vivre vaut bien une messe : il se rapproche de l’Église, cette fois-ci anglicane et la seule possible. Il accède à la prêtrise en 1615, devient Doyen de Saint-Paul en 1621. Ses sermons lui vaudront la célébrité.

  Ses poèmes, dont les premiers remontent à 1593, ne seront publiés que deux ans après sa mort (en 1635). Ils sont de deux ordres : les profanes et les religieux. Les poèmes d’amour ici traduits peuvent être lus, dans cet ordre (notre choix), comme autant de lettres :

  • Lettre d’invitation à l’exercice d’amour, adressée à sa maîtresse allant au lit : «To his Mistress Going to Bed », in Elegies.
  • Lettre d’admonestation au soleil, qui vient éveiller et dénicher les amants : « The Sun Rising », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à Saint Valentin, patron des amoureux  (qu’il substitue à Cupidon), et au jeune couple tout à ses ardeurs renaissantes (qu’il assimile au Phénix) : «An Epithalamion, or Marriage Song on the Lady Elizabeth and Count Palatine being Married on St Valentine’s Day » in Epithalamions.
  • Lettre au sage, c’est-à-dire à lui-même, en interrogation sur la femme et l’amour :  « Song (Go and Catch a Falling Star) », in Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’Amour, enfin fait chair : « Air and Angels », Songs and Sonnets.
  • Lettre à l’aimée, à la vie, à la mort : « The Anniversary », Song and Sonnets.
  • Lettre au monde, indifférent ou hostile aux amants, à l’amour :  « The Canonization », Songs and Sonnets.

Poèmes de John Donne traduits par Jean Migrenne

À sa maîtresse allant au lit

Belle amie, mon ardeur du repos a fait foin,
Le manque de besogne m’a mis en besoin.
Face à face, les jouteurs bien souvent se lassent,
Par trop longtemps braqués sans que rien ne se passe.
Ôte ta ceinture au zodiaque pareille,
Bouclée sur des orbes de plus grande merveille.
Défais ce plastron qui te pare de brillants,
Que tous les guette-au-trou en aient pour leur argent.
Dégrafe ta breloque, fais que son harmonie
M’annonce qu’est venue l’heure où tu vas au lit.
Ôte ce corset bandé qui me rend jaloux,
Toujours reste tendu, pourtant si près de tout.
Ta robe glisse sur des trésors magnifiques,
Comme descend le jour sur un pré de colchiques.
Ôte ce bandeau, tout de fils entrelacé,
Montre tes cheveux en diadème tressés.
Ôte ces chaussures pour, de pied ferme, entrer
Dans ce lit moelleux, temple à l’amour consacré.
C’est drapés de blanc que les messagers divins
Descendaient visiter le monde des humains.
Ange tu es là, beauté digne des houris
Au ciel de Mahomet ; blanc le linceul aussi
Du spectre malin qui nous hérisse le poil,
Mais nous savons bien ce que redressent tes voiles.
     Autorise mes mains à courir tout leur saoul
Devant et derrière, entre, et dessus et dessous.
Tu es mon nouveau monde, Ô toi mon Amérique
Où mon amour est roi et mon pouvoir n’abdique,
Ma mine précieuse et aussi mon empire.
Mon bonheur est sans nom d’ainsi te découvrir.
Je ne suis que plus libre, prisonnier de toi,
Là où ma main se pose je scelle mon droit.
    Nudité absolue, source de toute joie !
Si l’âme est sans corps, le corps d’être nu se doit,
Pour goûter à ces joies. Atalante a ses pommes,
La femme les gemmes jetées aux yeux des hommes,
Afin que ceux du fol lui fassent perdre l’âme,
Attaché au clinquant et aveugle à la femme.
Ainsi toutes les femmes sont enluminures,
Contes pour le commun sous de gaies couvertures.
Mystères elles sont : la faveur n’est donnée
De les lire, par leur grâce prédestinée,
Qu’à nous seuls leurs élus. Et puisqu’il m’est permis,
Ouvre-toi généreusement tout comme si
J’étais sage-femme ; ôte un voile d’innocence,
Superflu plus encor que serait pénitence.
    Que t’instruise ma nudité ; alors, en somme,
N’aie d’autre couverture que celle d’un homme.
 

 

Le soleil se lève

          Vieux guette-au-trou, pourquoi, fichu soleil,
           Venir ainsi nous dénicher ?
Fenêtre ou bien rideau ne pouvant nous cacher,
Faut-il qu'à tes saisons nos amours s'appareillent ?
           Va-t’en morigéner, cuistre imbécile,
           L'apprenti grincheux, l'écolier lambin ;
       Va dire à la cour que le Roi chasse au matin ;
       Mène aux moissons les insectes serviles ;
Il n'est de saisons pour l'amour constant :
Heures, jours et mois lui sont guenilles du temps.

           Ta force vénérable, ton orgueil
           La mettrait-elle en tes rayons,
J'irais la réduire, pour elle, en lumignon !
Mais je n'entends la priver du moindre clin d'œil.
           Si ses yeux n'ont pas aveuglé les tiens,
           Pars, et reviens me dire demain soir
       Si, plutôt qu'aux Indes où tu crus les y voir,
       L'or, les épices, ne sont à ma main.
Et si d'hier tu recherchais les rois,
On t'enverrait les trouver, tous, au lit, chez moi.

           Si je suis tous princes, elle tous royaumes,
           Rien ne saurait exister d'autre.
Les princes ne font que nous singer : face aux nôtres,
Richesses font oripeau et honneur fantôme.
           Toi, vieux soleil, tu n'as qu'un seul bonheur
           Dans l'univers sur nous deux concentré :
       Ménage ta vieillesse et veuille administrer
       Ta chaleur au monde en chauffant nos cœurs.
Briller pour nous, c'est briller pour la terre :
Notre couche est ton centre et nos murs sont ta sphère.

 

 

Épithalame

Poème composé à l’occasion de l’union de la fille de Jacques I à l’Électeur Palatin, célébrée le jour de la Saint-Valentin((14 février 1613. Le traducteur a apposé sa dernière touche quatre siècles après  (par calendrier grégorien interposé), le 14 février 2013)).

Salut à toi, Valentin, saint Évêque célébré,
              Dont le diocèse est l’air tout entier
              Où chante le concert de tes ouailles,
Oiseaux tout autant que volailles,
              Qui chaque année conjoins
La lyrique alouette, la grave tourterelle,
Le moineau qui périt pour la bagatelle,
L’ami du foyer à jabot de carmin,
              Qui du merle tout autant fais le bonheur
Que du chardonneret ou du martin-pêcheur ;
Le coq hardi dans la basse-cour se redresse
Et vole dans les plumes de sa maîtresse.
Ce jour brille d’un feu qui pourrait, oh combien,
Raviver ton brandon, mon vieux Valentin.
 
Jusqu’alors tu enflammais d’amours multipliées
              Alouettes, fauvettes, tourterelles appariées,
              Mais de tout cela rien n’a de prix
Car en ce jour deux phénix tu maries,
              Tu fais que la chandelle voie
Ce que jamais soleil ne vit, ce que jamais l’Arche
(De toute gent à ailes ou pattes cage et parc,)
N’abrita : sur leur couche réunis, grâce à toi,
              Deux phénix, poitrine contre sein,
Nid l’un pour l’autre chacun,
Où brûle un tel feu qu’en naîtront
Jeunes phénix et qu’en parents ils survivront,
Dont l’amour et l’ardeur exempts de tout déclin
Ta fête toute l’année célèbreront, Ô Valentin.
 
Lève-toi Phénix, éclipse le soleil, belle Épousée
              Par ton propre amour attisée,
              Que ton œil rayonne d’une chaleur
Source pour tout volatile de belle humeur.
              Lève-toi, belle Épousée, rappelle
De ses cassettes diverses ton firmament,
Pare-toi de tes rubis, perles et diamants,
Que ces étoiles qui te constellent
              Fassent connaître à tous que si succombe
Une grande Princesse, ce n’est pas pour la tombe ;
Comète nouvelle, présage pour nous de merveille,
Tu trouveras en telle révélation ta pareille.
Puisque aujourd’hui tu brilles en ton nouvel écrin,
Que des hommes le premier jour soit ta fête, Valentin.
 
Approche-toi, viens : gloire qui s’assemble
              À flamme sœur lui ressemble ;
              Forme avec ton Frederick
L’unité double inséparable et magnifique.
              Pas plus ne saurait dualité
Diviser la grandeur de l’infini,
Que partir ce qui est uni.
Telle en sa grandeur, inséparable est votre unité ;
              Va-t’en où se tient l’Évêque maintenant,
Qui vous unira d’une façon, mais seulement
D’une ; et lorsque vous ne ferez, mariés,
Qu’une seule chair, mains et cœurs liés,
Un seul nœud désormais sera votre lien,
Après celui de Monseigneur, ou de l’Évêque Valentin.
 
Mais qu’a donc le soleil pour suspendre son cours,
              Aujourd’hui plus que d’autres jours ?
              Serait-ce pour accaparer leur lumière,
Si profuse ici qu’il en reste en arrière ?
              Et pourquoi, vous deux, aller si lentement,
Montrer si peu de hâte à disparaître ?
N’auriez-vous souci que paraître,
Vous offrir aux regards si solennellement ?
              Le festin, truffé de gloutonnes lenteurs,
Se consomme, on en vante les saveurs,
La féerie tarde, m’est avis, et ne se terminera
Qu’à l’aube, quand le coq la dispersera.
Hélas, si l’on en croit le rite ancien,
Une nuit et un jour te sont consacrés, Ô Valentin ?
 
Tout dure encore malgré la nuit venue ; l’obstacle
              Est l’étiquette qui te donne en spectacle.
              Tant de dames d’atour te manipulent
Comme si elles démontaient leur pendule,
              Affairées qu’elles sont tout autour de toi ;
L’Épousée doit sortir pour entrer dans le lit,
De sa parure nuptiale avant le bonsoir dit
Telle d’un corps une âme que personne ne voit,
               La voici couchée, mais à quoi bon ?
Le protocole encore… mais où est-il donc ?
Le voici qui plonge de sphère en sphère,
De draps en bras, jusqu’au cœur du mystère,
Afin que ta fête soit célébrée jusqu’au matin ;
Le jour n’en était que la veille, Ô Valentin.

Elle illumine, ici couchée en soleil,
              L’astre qu’il est d’un éclat sans pareil,
              Mais lune elle est autant que lui soleil, et l’un
Restitue autant que l’autre abandonne, chacun
              Pourtant reconnaît sa dette,
Mais ils ont tant d’or, et bon argent, qu’à cœur-joie
Ils les dépensent sans compter ; nul ne doit
Rien à l’autre, nul n’épargne et rien ne les arrête ;
              Traite sans retenue est honorée, sans quittance,
Leur dette est livre de mutuelle reconnaissance ;
Payer, donner, prêter, rien jamais chez eux
Ne fait obstacle à l’échange généreux.
Tous tes moineaux et tourterelles ne sont rien,
Tant ardeur et amour brillent en ces deux-là, Valentin.
 Ce que ce couple de phénix vient d’accomplir
              Permets à la Nature de se rétablir,
              Car ne faisant plus qu’un à eux deux,
Ils ont ravivé l’unique phénix dans leurs jeux.
              Reposez-vous enfin, et tant que le soleil dormira,
Les satyres que nous sommes veilleront,
La clarté naîtra de vos yeux quand ils s’ouvriront,
Seule tolérée car votre visage elle éclairera ;
              D’aucuns près de vous, à mots couverts,
Parieront par quelle main le rideau sera ouvert,
Le gagnant sera celui qui aura deviné
De quel côté du lit le jour sera né ;
Résultat : passé neuf heures demain matin
Jusque-là, c’est toujours la Saint-Valentin.
 

 

Chanson

Pars, va-t’en à la pêche au météore,
  Faire un enfant à une mandragore ;
Dis-moi où trouver les neiges d’antan,
  Qui a mis sabot de bouc à Satan ;
Donne-moi d’ouïr le chant des sirènes,
  Garde-moi des jalousies qui nous viennent,
              Fais que j’apprenne
              Quel est ce vent
Qui mène un homme de bien à bon port.
 
   Si de l’étrange il t’est donné la trame,
  Si l’invisible s’ouvre à ton sésame,
Pars pour dix mille nuits, dix mille jours,
  Et viens me dire, à l’heure du retour,
Sage vieillard à la tête chenue,
  Les mystères que, là-bas, tu connus,
              Jurer que femme,
             Belle toujours
Et fidèle autant, est non avenue.
 
Mais s’il en est une, parle-moi vrai :
   Au pays du tendre je partirai ;
Ou plutôt non, je renonce au voyage,
  Ne serait-ce qu’en proche voisinage,
Car si tu la savais alors fidèle,
  Si ta lettre aujourd’hui la trouvait telle,
              Je sais bien qu’elle
              En tromperait
Deux, trois, le temps de mon pèlerinage.
 
 

 

Entre air et ange

 Par deux, par trois fois tu avais été
Celle que j’aimais sans nom ni visage ;
Simple voix ou vague flamme, les Anges
Souvent sont aimés, qui nous ont hantés ;
    Mais vint ce jour où, dans tes parages,
J’ai vu, en gloire, idéal et beauté.
    Et puisque de mon âme faite chair,
Fors toute autre action, l’amour peut naître,
    L’enfant, ni plus éthéré que sa mère,
Ni moins charnel encor ne saurait être.
    L’amour se doit de me faire connaître
     Tout de toi ; fort maintenant de savoir
Qu’il prend forme en ton corps, je veux croire
Qu’en lèvre, en œil et front je peux l’y voir.
 
Tandis qu’ainsi je lestais mon amour,
Pour n’en voguer que plus certainement,
De trésors qui défient l’entendement,
Mon choix s’est avéré beaucoup trop lourd.
     Vouloir que chaque cheveu mêmement
Soit aimé n’est pas bon gage d’amour ;
     Pas plus dans l’idéal que dans l’extrême,
Ou dans mille feux, l’amour ne prospère ;
     Et si ton amour est pur, ou vaut même
Visage et ailes d’ange, presque d’air,
      Alors, de mon amour, il sera sphère ;
      Ce qui toujours restera en balance
Entre air et ange n’est que différence,
Entre homme et femme, et d’amour la nuance.
 

 

 L’anniversaire

 Tous les souverains, tous leurs favoris,
     Toute gloire d’honneur, beauté, esprit,
Tout passe, même le maître des temps,
Notre soleil, plus jeune d’un an
Quand toi et moi avions fait connaissance :
Le lot de toute chose est décadence,
     À une exception près : notre amour
Que nul hier, nul lendemain n’entourent,
À nous adonné qui lui donnons libre cours,
Attaché à vivre comme au tout premier jour.
 
     Deux tombes devront séparer nos corps :
     Une seule nous conjoindrait encore.
Tels d’autres princes nous devrons quitter
(Car princes l’un pour l’autre aurons été)
Au trépas ces yeux de doux pleurs souvent
Salés, ces oreilles nourries de serments.
     Lors les âmes où l’amour est à vie
(Le reste à terme) en auront usufruit,
Ou alors d’un amour bien supérieur à lui
Quand l’âme désertera sa tombe périe.
 
     Lors notre bonheur absolu sera,
     Mais égal aux autres il restera.
Rois sur terre nous sommes et seulement
Nous, de rois mêmes sujets nullement.
Nul trône n’est plus sûr, car trahison
Ne pourrait naître qu’en notre union.
     Faisons fi des vrais et des faux effrois,
À noble amour et vie donnons trois fois
Vingt années, vivons les toutes mois après mois
Nous qui depuis deux ans sommes rois.

 

 

La canonisation

Accordez-moi, de grâce, licence d’aimer :
    Gaussez-vous de ma goutte, raillez ma tremblote,
Riez de mes poils gris, de ma déconfiture ;
    Courez vous cultiver, allez vous remplumer,
       Soyez bien en cour, léchez bien les bottes,
       Auprès des grands faites bonne figure ;
Admirez le Roi sur vos écus, face à face,
    Tout à votre soûl, et grand bien vous fasse,
    Autant m’accordez licence d’aimer.
 
Qui, par malheur, ai-je jamais lésé d’aimer ?
    Combien de galions sombrent sous mes soupirs ?
Dites-moi quels domaines mes larmes inondent ?
    Quel hâtif printemps ai-je empêché de germer ?
       Quand mes veines m’ardent à en périr
       Ce feu tue-t-il d’autres gens dans le monde ?
Les procès sont légion, autant que les guerres,
    Plaideurs et soldats sont à leur affaire,
    Et nous à la nôtre, qui est d’aimer.
 
Vôtre est l’art de nommer quand le nôtre est d’aimer ;
    Dites-moi chandelle et baptisez-la bombyx,
L’un pour l’autre brûlant, la mort est notre vœu ;
     Aigle et tourterelle nous aimons nous nommer,
       Et pour corser l’énigme du phénix.
       L’unique en double renaît de nos feux,
Des deux, masculin, féminin, neutre unité.
    Canonisés : morts puis ressuscités,
    Tant profond est le mystère d’aimer.
 
Vivre d’amour, à défaut de mourir d’aimer,
    Nous prive d’épitaphe, mais notre légende
De poèmes aussi bien deviendra sujet ;
    Nous ferons du sonnet notre chambre à rimer
       Si d’histoire nous ne sommes provende ;
       Le plus beau vase cinéraire sied
Autant qu’un monument aux restes des plus grands
     Dans ces cantiques nous reconnaissant
     Saints parmi les saints à force d’aimer,
 
Tous nous invoqueront : Saints qui fîtes d’aimer
    Un art pieux de vivre en ermites tranquilles ;
Corps hier en paix, mais aujourd’hui glorieux,
    Vous en qui l’âme du monde s’est abîmée,
       Qui êtes la cornue où se distillent
       (Comme en un miroir ou comme en vos yeux,
Où se concentrent tout incendiées en vous)
    Cours, villes et contrées, priez pour nous,
Que de là-haut nous vienne l’art d’aimer.

 

 




Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

Maçon à Lamacha - Barroso.

Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

 

Découpe des jambons à Negrões.

En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

 

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Textes de Thierry Metz

 

 

 

Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                    "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                    - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                     Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

Cordonnier à Sendim.

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Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

Quelque chose a été atteint 
non pour le dépasser
mais pour l'atteindre encore - 
simple petite rose
du regard.
Où nous sommes 
où la rose est dite
et avec elle tout est toujours à convoquer
ce qui veut aussi nous atteindre
continue de se rapprocher
pointé seulement pointé
avec ce mot.

Il y a ce va-et-vient de petites choses
personne ne sait ce qui est étrange
personne ne sait ce qui est familier 
parce que là où une parole pourrait dire
il demeure toujours ce qu'elle prédit.

 

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La poésie se passe d'études
qu'elles soient hautes ou de marché
Elle peut se passer de mots
mais jamais
c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
de son métier

Gitans à Boticas.

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Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille - 
Lumière brutale soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.

 Je suis l'élagueur.

 

Paveur à Mirandella.

Tissage traditionnel à Sendim.

Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

Présentation de l’auteur




Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression

Les mythes fondateurs habitent notre inconscient. Ils œuvrent en nous dans des processus d’émergence qui peuvent nous révéler à nous-mêmes au moment où nous en prenons conscience. Selon les cultures, ils prennent différentes formulations et colorations mais souvent, amour, mort et renaissance y forment une trilogie fondatrice.

Trois siècles avant notre ère, Evhémère soutenait que les dieux grecs étaient des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Peut-être arrive-t-il que le mythe se forme à partir d’une légende, elle-même ancrée dans le passé sur un élément historique, un personnage réel, une aventure vécue ? Quoi qu’il en soit, le mythe est d’une certaine façon le fruit du temps, et ne peut s’y réduire : la poésie ou la seule ferveur, qu’avivent un besoin d’absolu, le hissent sur un plan symbolique, voire sacré. Et la légende devient mythe lorsqu’elle rencontre (obtient ?) sa dimension d’éternité. Pour Claude Lévi-Strauss : « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » (Anthropologie structurale, 1958). Les mythes apparaissent dans le déroulement du temps des humains, tout en restant intemporels. Ils sont actuels dès qu’ils sont revivifiés. Les figures des dieux et divinités y sont des présences cosmogoniques opérantes, leurs actes ayant fonction de modèle.

La promesse d'Eurydice. ©Anny Pelouze

Des mythes actifs, c’est le point de vue que je souhaite partager ici, déjà remarquablement traduit par le poète Octavio Paz : « Pour que les symboles soient réellement eux-mêmes, il est indispensable qu’ils cessent de symboliser, qu’ils deviennent sensibles, c’est-à-dire des créatures vivantes et non des emblèmes de musée » (essai introductif aux Fragments d’un voyage immobile de Fernando Pessoa, Payot 1990).

Pour aborder un mythe, il me semble qu’il nous faut d’abord passer par l’allégorie de la caverne de Platon (La République, VII). C’est renforcer l’idée qu’un mythe ne se dévoile pas avant qu’un niveau de conscience suffisant soit atteint. Pour rappeler rapidement cette allégorie : dans la caverne, des prisonniers sont enchaînés près d’un mur. Ce qu’ils voient et assimilent à la ‘réalité’ extérieure ne sont en fait que les mouvements des ombres projetées sur ce mur à travers les flammes d’un feu situé à l’entrée de la caverne. Pour ces prisonniers, attachés et rivés à ce qu’ils perçoivent, la réalité est celle de ces ombres en mouvement. Distinct d’eux par son niveau de conscience, le philosophe pressent, comprend, que le vrai monde n’est pas le monde sensible, occulté par celui de l’apparence et du reflet imparfait, mais celui des Idées. Il ne se satisfait pas de ces simulacres, saisit la nécessité de sortir de l’illusion, se libère des liens qui le maintiennent en erreur, se retourne et part en quête de la réalité. Il est celui qui a contacté la liberté intérieure qui est sienne, dont il sait qu’elle est la plus puissante et l’essentielle liberté. Platon dit aussi que si on libérait un prisonnier non préparé pour le retourner vers la lumière, il ne pourrait pas la supporter, trop ébloui et déstabilisé.

Pour avancer intérieurement, pour s’approcher du réel, étape après étape, accepter de tout remettre en question, il faut se ‘dé-chaîner’, ôter soi-même les chaînes qui nous entravent, se ‘dé-voiler’, se dépouiller des fausses identités accolées par nous-mêmes, par les autres ou la société, se ‘dés-encombrer’ de fausses mémoires, de faux devoirs. Cela pour retrouver le chemin de qui je suis dans mon entièreté, pour naître à soi-même. Demander de l’aide chaque fois que nécessaire, avec discernement, sans perdre sa liberté, afin d’engager ce retournement, cette metanoïade l’être, pour accueillir en nous quelque chose d’encore plus grand que ce que nous connaissions de nous. Ne pas oublier que nous ressemblons à ces prisonniers et qu’une part de nous appelle cette libération…

Un mythe transcende le temps habituel, profane : il se place dans un temps sacralisé par le sens que nous lui permettons de porter. La perception du sacré ne procède pas de la rationalité mais bien d’une mise en vibration de la sensibilité, d’un accord de fréquence pour qui ouvre le champ de résonance. Le mythe s’enrichit d’un regard neuf, vivifié par chaque nouvelle création ; ses interprétations sont autant de facettes qui présentent, suggèrent ou provoquent. Sa capacité apparaît protéiforme, perceptible depuis de nombreux angles de vision, de compréhension. Ce lieu privilégié de l’imaginaire, collectif autant que personnel, se dévoile dans des conditions spécifiques, telles les initiations sur le chemin de celles et ceux en quête de sens, dans des climats propices que sont des événements majeurs de vie : une rencontre fondatrice, un songe, un voyage, un deuil marquant... Les étapes, les degrés du cheminement intérieur, qui se doublent souvent d’un déplacement extérieur, procèdent déjà de l’initiation dont la fonction est de relier les passages personnels au collectif, générant un rôle spécifique (passager ou durable), une tâche ou mission particulière à y accomplir au sein du cosmos.

Avec ce Printemps des poètes de Solliès-Pont, issu de l’enthousiasme du poète Georges de Rivas, nous sommes dans l’orientation spécifique du mythe d’Eurydice et Orphée. Dans leur fertile, nous pouvons nous situer comme des ‘questeurs’ d’immortalité et de beauté, en nous approchant sincèrement (étymologiquement ‘ sans cire’, en écoute libérée) de leur alliance qui fascine et inspire les artistes.

 

Eurydice et Orphée : un mythe sans cesse revivifié

Le mythe d’Eurydice et d’Orphée nous est transmis de façon détaillée par les récits poétiques de Virgile puis d’Ovide. Leurs versions passent les siècles en influençant un grand nombre de créateurs.Cependant, dès le VIesiècle avant notre ère, et donc bien avant d’être rédigée par Virgile à l’aube de notre premier millénaire, existe la légende d’un Orphée musicien et Argonaute, qui charme par sa lyre-cithare les arbres, les humains, les rochers eux-mêmes. C’est cet Orphée archaïque que l’on retrouve peint, gravé ou fresqué, célébrant la naissance du monde. Les poètes antiques à la source de ces œuvres y privilégient l’humain dans son rapport au sacré, orientant le mythe d’Orphée vers une connexion cosmique au monde des dieux. Son chant est hymne cosmogonique et des courants religieux, s’enrichissant de cette beauté qui les rassemble, deviennent ‘orphiques’. A la suite de Dionysos, Orphée subjugue ces mouvements encore mal unifiés et les fait entrer dans le monde d’Eleusis et ses mystères.

Jacques Heurgon, dans son Orphée et Eurydice avant Virgile (1932), considère cette période et développe l’argument d’un Orphée primordial solitaire : « c'est le mage inspiré que Polygnote avait peint, dès 450 [av. JC], sur les murs de la Leschè de Delphes, dans le bocage de Perséphone. Il est là, vêtu à la grecque, assis sur un tertre, touchant de la main gauche les cordes de sa cithare et de la droite les branches du saule contre lequel il est appuyé. Autour de lui, Patrocle, Ajax, Méléagre, et Marsyas, et Charon : point d'Eurydice. »Et ailleurs : « Il n'est pas impossible de montrer, par l'examen chronologique des documents, qu'il a existé, et sans doute dès le début, au moins deux versions distinctes du mythe d'Orphée et d'Eurydice, et qu'elles ont cheminé parallèlement, avec plus ou moins d'éclat, jusqu'à ce que l'autorité de Virgile ait imposé celle de son choix à la postérité. »

L'Oracle Orphee ©Anny Pelouze

Au IIIesiècle avant notre ère, ‘la femme d’Orphée’ reçoit une première identité : Hermésianax de Colophon la nomme Argiopè, ‘à la voix claire’. Et c’est au Iersiècle avant notre ère que le Pseudo-Moschos la dénomme Eurydice, ‘qui rend la justice au loin’. Bien que ce second prénom reste assez générique (depuis plus de trois siècles il est porté par de multiples autres femmes-épouses de la mythologie grecque : celles de Nestor, Enée, Créon…), Eurydice commence, en tant que telle, à participer au mythe d’Orphée.  

Lorsque Diodore de Sicile compile les fables et les mythes antiques (vers – 30), il y reprend la légende d’Orphée, chantre au pouvoir magique, et sa descente au royaume d’Hadès pour y chercher son épouse : « Pour l'amour de sa femme il eut l'incroyable audace de descendre chez Hadès et, ayant séduit par ses chants Perséphone, il la persuada de seconder ses desseins et de le laisser emmener sa femme morte ». Une fois encore, cette épouse reste anonyme et sa seconde mort n’est pas mentionnée.

C’est Virgile qui, dans ses Géorgiques (vers – 30), tire définitivement Eurydice de l’anonymat et rassemble les différents aspects d’Orphée autour de son amour unique pour elle. Sur le thème de leur aventure tragique, renforçant l’aspect dramatique par une seconde mort d’Eurydice, il apporte au mythe un nouvel élément majeur. Dans les Bucoliques, quelques années auparavant, Virgile citait déjà Orphée en tant que poète divin, mais c’est dans ce traité d’apiculture (Géorgiques IV, 450-557) qu’il développe, sous le discours de Protée, le drame du poète-musicien et de son épouse Eurydice. Réel et surnaturel se mêlent – mais toute démarcation n’est-elle pas illusoire ? Par deux fois la mort tragique de la jeune nymphe puis celle, suppliciale, d’Orphée, scellent la vengeance des dieux pour les transgressions qu’il a commises envers leurs lois.« Jusqu’à Virgile, Orphée triomphe. Depuis Virgile, il échoue […] C’est Virgile qui, pour des raisons littéraires qu’on pourrait facilement imaginer, a substitué de sa pleine autorité, à la tradition du succès, la tradition de l’échec. Or, Virgile n’invente pas. Son art poétique se résume en deux mots : agôn [joute oratoire] et contamination. Comme tout vrai classique, il dédaigne ce que nous appelons l’originalité. Seulement il aime rajeunir les traditions banales en les recoupant avec des fables plus obscures. Son travail propre, en fait, consiste à réconcilier et harmoniser des mythes ennemis. » (Jacques Heurgon, Orphée et Eurydice avant Virgile).

Puis, à l’orée de notre premier millénaire, Ovide dans les Métamorphoses humanise Orphée, resté chez Virgile un demi-dieu habitué à être satisfait dans ses désirs. Il le situe dans un temps antérieur à la guerre de Troie, vivant en Thrace dans les collines du Rhodope. Surtout, il le dépeint moins subversif : si le chantre apaise Hadès et Perséphone, c’est autant par la compassion qu’il éveille en eux que par ses chants magnifiques et magiques. Il reconnait être soumis à la mort et c’est en amant éploré qu’il demande un sursis de vie avec sa jeune femme : « Après que le chantre du Rhodope l’eut suffisamment pleurée dans les airs supérieurs, pour ne pas rester sans tenter de gagner aussi les ombres, il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx » (MétamorphosesX, 11 à 49).

Rives. ©Anny Pelouze

Orphée et Ovide semblent partager un même souffle poétique. Le récit épique de la genèse du monde et des mythes fondateurs fait alliance avec le style élégiaque des souffrances d’Orphée et d’Eurydice. L’harmonie cosmique que le chantre divin a tant servie résonne avec la jonction ovidienne de deux discours poétiques, épique et élégiaque, qui pourraient pourtant se contrarier.

Après Virgile (Iersiècle avant notre ère), Ovide (début Iersiècle), viennent Sénèque (milieu Iersiècle), le Pseudo-Apollodore (IIesiècle)… Tous reprennent fidèlement la trame virgilienne. C’est ainsi que le mythe se revivifie dans le temps : il continue d’être revisité, très longtemps après l’Orphée archaïque et probablement solitaire, bien encore après l’alchimie Eurydice-Orphée célébrée par Virgile. Les siècles passent et le mythe y puise prodigieusement une jouvence renouvelée, par ses multiples déclinaisons, réinventions, réécritures. Il demeure symbole, en quelque sorte réénergisé, de ces deux parts d’un même Etre divino-humain autant que symbole de l’extraordinaire puissance de la Poésie.

Au Moyen Age, Virgile et Ovide deviennent des auteurs majeurs dans la culture occidentale : considérés comme des prophètes, leur œuvre est soumise à exégèse au même degré que la Bible ; ainsi Virgile est-il désigné comme flor de clergie. A la Renaissance, les découvertes archéologiques inspirent les artistes, qui relisent les textes antiques : Orphée, chantre apollonien, devient l’archétype très représenté de l’artiste idéal, à la fois poète, musicien, philosophe. Au XVIesiècle (cf. Emilie Bleschet : Les représentations du mythe d’Orphée du XVIe au XIXesiècle, Univ. Lyon 2, 2016), du Bellay voit en lui un ‘poète divin’, l’inspiré connaissant la désespérance, doté d’une extrême sensibilité artistique et affective. De même pour Ronsard, Orphée représente la puissance de la poésie et de l’intermédiaire par lequel s’expriment les muses et donc la voix d’Apollon. Au XVIesiècle encore, Jean de Montlyard voit en Orphée un sage ‘convoiteur de justice’, inventeur de la civilisation, des cités et des lois, son Eurydice figurant l’équité, comme l’une des traductions de son nom l’indique.

Au XIXe siècle, les Romantiques, refusant le classicisme autant que le rationalisme, privilégient Orphée : artiste en marge, chantre inspiré et refusant l’ordre divin, médiateur entre les humains et les dieux. Théâtre, musique, poésie, danse, prennent souffle dans le mythe, pour de nombreuses interprétations de plus en plus libérées des textes antiques. Paul Valéry a vingt ans lorsqu’il écrit : « Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! – Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée – se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! »

L’Orphée du XXesiècle est essentiellement l’archétype du poète. Son amour pour Eurydice et sa catabase sont transposés allégoriquement : un poète est avant tout amoureux de la Poésie. De grandes œuvres, qui nécessiteraient d’être chacune évoquée, forgent l’imaginaire de nos générations avec notamment une filmographie particulièrement riche, mais aussi le manga japonais…

L'experience imprévue. ©Anny Pelouze

Orphée, une nouvelle orientation de la quête héroïque

Amour, mort, renaissance, cette trilogie fondatrice déjà soulignée est caractéristique d’Eurydice et Orphée. Et ici, comme souvent, au centre du triangle se trouve la beauté. Eurydice et Orphée est, par essence, l’un des mythes les plus directement reliés à la culture poétique universelle. Précisons que le ‘beau’ n’est pas forcément l’esthétique, aujourd’hui controversée par ceux qui n’associent plus nécessairement à l’art les valeurs platoniciennes du beau, du vrai, du bien. N’étant ni celle du ‘joli’ ni de ‘l’agréable’, fréquemment synonymes de banalité, l’expérience du beau fait souvent irruption : imprévue, elle apporte avec elle un sentiment d’étrangeté exaltante qui nous fait voir, entendre ou ressentir ‘autrement’. « Le beau est toujours bizarre… », écrit Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques.

Orphée est issu d’une lignée prestigieuse : fils d’Œagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie héroïque et de l’éloquence, il est par ailleurs fils spirituel d’Apollon, dieu de la lumière, dieu des arts et conducteur des muses qui y président, consulté pour ses pouvoirs de guérison, par l’intermédiaire de la Pythie, dans son sanctuaire de Delphes.

Ainsi Orphée reçoit-il tous les dons par sa seule naissance. Parmi eux la kithara, lyre-cithare à sept cordes qu’Apollon a précédemment troquée avec Hermès contre un caducée. Les sept cordes représentent symboliquement les sept planètes ; la lyre d’Apollon figure l’harmonie cosmique, célèbre le cosmos en tant que l’Un primordial, source où tout s’origine et où tout retourne. Orphée en enrichit subtilement les sons, en lui ajoutant deux autres cordes en hommage aux neuf muses, dont la plus éminente : sa mère Calliope. Et cette lyre à nulle autre pareille, catastérisée à la mort d’Orphée, sera identifiée par Ptolémée à l’une de ses 48 constellations... Lorsqu’Orphée en joue en accompagnant son chant, le Cosmos entier s’incline devant lui, les arbres se déplacent et se rapprochent. Les animaux féroces eux-mêmes viennent l’écouter, captivés par l’enchantement – au sens du chant/charme magique qui est le sien – par lequel il séduit, conduit vers lui. Rien ne lui résiste, rien ne saurait donc lui résister ?

Il est acteur de l’harmonie. Pour Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère) et les Grecs anciens, Cosmos est harmonie, qui limite et oriente la béance de l’initial Chaos. Après Chaos apparaissent Gaïa la féconde, Tartare le ténébreux, Eros force de mouvement et d’engendrement. Il y a personnification, déification de ces entités antagonistes. Cet équilibre cosmos/chaos est lui-même un medium essentiel, garant de la vie. C’est cet équilibre qu’entretient Orphée en tant que poète. Les personnages des épopées, je pense notamment à Gilgamesh, dans une autre culture et civilisation, illustrent eux aussi et presqu’invariablement cette balance, cette oscillation, cette lutte souvent, destinées au réajustement permanent entre deux orientations, deux pôles. Ces pôles en tension sont reliés par un point central, une frontière non visible où l’énergie, commune aux deux, s’inverse.

Cependant, bien que hautement mythique, Orphée ne se comporte pas comme un héros au sens classique du personnage au cœur de l’épopée.

Il ne combat pas avec armes ni force corporelle, ne conquiert aucune terre, aucun peuple. Tout au long de son chant, c’est l’amour qui mobilise. C’est l’amour qui appelle Orphée dans l’union, la catabase au risque de la mort. C’est l’amour qu’il invoque pour convaincre le couple puissant formé par Perséphone et Hadès : « Si le récit d’un rapt ancien n’est pas une fable mensongère, vous aussi, l’Amour vous a unis » (Métamorphoses, X 25-39). De la descente dans les Enfers d’Eurydice puis d’Orphée, je retiens un élément symbolique central : l’Amour entre dans le lieu des ombres et des châtiments, il en franchit le seuil avec détermination et, avec lui, la lumière qui l’accompagne. A partir de cette entrée dépouillée de toute peur, pleinement décidée, les Enfers ne seront plus les mêmes ; ils auront été visités – en partie transfigurés ? – par un amour plus fort que la mort. La mort, la ré-animation, puis la seconde mort d’Eurydice, perçues sur ce plan de compréhension prennent alors un éclairage qui enrichit encore la résonance de ce mythe : l’aventure d’Eurydice-Orphée est celle de la victoire de l’harmonie sur le chaos. Preuve ontologique de la puissance de notre intériorité. Le récit lui-même est pacificateur, inversant les caractères habituels du peuple des Enfers : les dieux y connaissent sensibilité et émotion, les supplices des condamnés qu’Orphée y croise s’interrompent.

Orphée échoue, aussi. Lui, habitué à unifier les mondes, découvre l’échec en perdant son Eurydice juste à la frontière des mondes, celle qui sépare les vivants et les morts. Et sa tête finira par échouer... sur un rivage de Lesbos.

Il en devient presque un anti-héros, qui ne cherche pas à prouver sa capacité, dont la quête mène au contraire à la rencontre de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et magnifique. Il part d’un plan céleste et descend dans les aventures et mésaventures de l’incarnation. Sa recherche quitte la projection habituelle dont les humains parent leurs dieux et demi-dieux. J’oserais volontiers dire que sa royauté et son royaume ne sont pas de ce monde… La nature vient à lui, les Enfers lui accordent un passage libre sans qu’il ait à réaliser une quelconque mise à l’épreuve. Sa mission est de témoigner de la Beauté, qu’il chante et joue sur sa lyre. Orphée, anti-héros car véritable musicien, anti-héros car poète d’exception, anti-héros car capable d’amour si sensible qu’il touche les humains. Alors ces humains s’y reconnaissent et peuvent projeter sur lui leurs propres égarements, leur refus de la mort en tant que fin, leur quête d’amour absolu, éternel, et aussi leur courage de continuer, continuer encore lorsque l’aventure devient aride, risquée, effrayante. Car, malgré ce qu’en dit Platon, Orphée n’est pas un lâche : il n’accepte pas aveuglément le destin lorsque celui-ci le frappe d’une épreuve implacable par la mort d’Eurydice. En provoquant les dieux, c’est au Destin lui-même qu’il s’oppose. Orphée ne se résigne jamais ! Il ose, transgresse sans violence, avec élégance, et le tribut sera à la mesure du courage accompli. Mais invoquer l’amour plutôt que le courage pouvait paraître étrange dans la Grèce antique...

Et puis cette terrifiante initiation par la descente vers les Enfers, lorsqu’il outrepasse l’absolue interdiction faite à tous d’y pénétrer. Il désobéit pour venir y supplier les dieux chtoniens de lui rendre sa bien-aimée. Il accepte de tout quitter pour aller demander à Perséphone et Hadès l’autorisation de la ramener vers le monde des vivants. Pour montrer sa motivation profonde, il prend soin de préciser que ce n’est pas le désir de voir le sombre Tartare qui le fait descendre dans ce lieu.

En cette étape qui est probablement la plus décisive pour lui, Orphée n’est déjà plus le même lorsque sa prière devient supplication ; il implore le couple divin de façon si prégnante que Perséphone et Hadès, réputés impitoyables, finissent par lui accorder sa demande. Cette catabase marquera notre imaginaire et notre sensibilité affective. A ce moment, le nouvel Orphée commence à apparaître. Lui qui contemplait les cieux, accomplit sa metanoïa et, par elle, sa complétude : « Il n’existe pas de lumière sans ombre » (C. G. Jung, L’âme et la vie, 1963).

Genèse. ©Anny Pelouze

Eurydice, féminin de lumière

L’artiste en Orphée, lorsqu’il rencontre Eurydice, est captivé par sa beauté. Cependant sa subtilité, ses dons, sa propre beauté ne sauraient le placer sous le joug d’une simple beauté plastique. Il sait, ressent qu’elle est une nymphe particulière. Et dès l’instant où il en devient amoureux, son art de chantre divin se relie à elle, dans les prémices d’un amour neuf, absolu.

Loin d’être née d’une royale lignée, Eurydice est une Dryade, une nymphe des arbres. Bien que secondaire, elle est une divinité mais la différence d’origine entre eux est grande. D’elle, on ne connaît aucune ascendance car, Dryade, elle n’a pas de filiation. Elle se différenciera de quelques autres nymphes, comme les Néréides de la mer ou les Oréades des montagnes, en entrant à jamais dans le mythe d’Orphée.

Le ‘destin’ des nymphes, si souvent simple récréation des dieux, n’entre pas dans la mémoire des légendes. Elles sont là pour la joliesse, comme le sont les fleurs dans un paysage, et pour divertir les dieux. Beaucoup d’entre elles, pour leur échapper, doivent choisir de se transformer et demeurer dans une autre apparence que la leur. Ceci explique (sans que jamais les Grecs anciens ne pensent à le justifier ! ) qu’Aristée, un demi-dieu fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène et dont le nom signifie pourtant ‘le meilleur’, poursuive Eurydice en ne suivant que son désir ; quoi de plus naturel pour lui ? Et quand, plus tard il pleure, alors que par sa brutalité il a conduit involontairement Eurydice vers la Mort, ce n’est nullement par culpabilité ou remords mais sur lui-même et la mort de ses abeilles car, comme le lui révèle le devin Tirésias, « les Nymphes avec qui Eurydice menait des chœurs au fond des bois sacrés ont lancé la mort sur tes abeilles » (Géorgiques IV). Aristée trouve son sort bien injuste : comment lui,demi-dieu, n’a-t-il été protégé d’un tel fléau ? Le récit de Tirésias révèle le drame advenu : « Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds – l’infortunée qui en devait mourir ! – une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit » (Virgile, Géorgiques IV). Et le devin somme Aristée d’honorer les mânes d’Eurydice et Orphée par des sacrifices, qui lui vaudront de retrouver de nouveaux essaims.

Aristée, Orphée, tous deux reliés à Apollon en tant que fils charnel et fils spirituel. Pourtant Aristée fait ici œuvre dionysiaque : pulsion des sens, instrument de déstabilisation de l’harmonie d’une noce apollinienne, créateur de chaos menant Orphée à descendre dans les Enfers pour y rechercher la lumineuse Eurydice. Cet événement dont l’aspect tragique va croître est un rappel qu’à défaut de complémentarité, une alternance est nécessaire à l’équilibre entre ombre et lumière, désordre et harmonie, sensualité et spiritualité.

Si l’on envisage l’aventure dramatique d’Eurydice en tant que ‘personne’, Aristée n’est pas l’unique responsable car une question se pose d’évidence : pourquoi donc est-elle, le jour de ses noces, à errer ainsi seule dans la campagne ? Mais où est donc Orphée ?

Eurydice, anima d’Orphée

Dans L’homme et ses symboles (1964), Jung parle de « cet élément féminin dans chaque homme que j’ai appelé l’anima ». Pour lui, cette représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.

Une vision symbolique permet de reconnaître Eurydice et Orphée comme les deux parts d’un même symbole et non pas des entités distinctes. Symbole, celui du sumbolon grec, en cela qu’ils sont Un, que le destin agi par les dieux brise à dessein, en cela que leur séparation n’est qu’apparente et que chaque partie reprend place dans leur Unité originelle au jour venu des véritables noces.

Subtilité, douceur, harmonie… Orphée porte en lui cette dimension spirituelle que la rencontre avec Eurydice va permettre d’accomplir. Devenant l’unique amour d’Orphée, elle le complète et le rassemble : « Symbole du désir d’harmonisation et de concentration créatrice, Eurydice se trouve ainsi opposée à la multiplication dionysiaque des désirs, aux Ménades et, sur le plan concret, à la multitude des femmes secrètement désirées » (Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966).

En tant qu’anima d’Orphée, Eurydice ne peut que s’effacer progressivement, à chaque étape de son évolution intérieure, jusqu’à n’être plus qu’un souffle qui se libère de son corps pour rejoindre le monde invisible. Orphée a accompli avec Eurydice, par elle et en elle, la part de ce féminin intérieur qui les élève. Eurydice, chantée par les poètes, initiatrice à l’amour-don, réanimée de sa première mort par l’amour d’Orphée, ne disparaît qu’après avoir accompli ‘ce pour quoi’ elle a pris forme en une incarnation. Leurs noces spirituelles vont ouvrir une porte de lumière, un plan hors espace et temps, une vibration haute dont les sons de la lyre sont les annonciateurs.

Orphée préfigure, dans l’imaginaire de la légende devenue mythe, l’attente d’un verbe céleste qu’un Enseigneur, lumineux et humble de cœur, apportera à l’humanité. Il ouvre le possible de l’impossible.

Eurydice, silence et acceptation

Comme le souligne Marilyne Bertoncini, Eurydice représente le silence. Si elle prononce peu de paroles, c’est qu’elle est désencombrée d’un mental qui envisagerait toutes sortes de projets pour échapper à son destin. Eurydice est don, écoute, non-jugement. Dans le texte d’Ovide, elle reste muette même lorsque, provoquant sa deuxième mort, Orphée, son bien-aimé qui la guide vers la sortie des Enfers en marchant devant elle, se retourne. Alors, saisie de surprise et certainement d’effroi car elle connaît la sentence impitoyable, « elle ne proféra aucune plainte contre son époux ». Et Ovide d’ajouter : « de quoi se plaindrait-elle en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? » (Métamorphoses, X). C’est dire que l’Eurydice d’Ovide est habitée d’une confiance sans faille.

Virgile, dans son Chant IV des Géorgiques, ouvre la parole d’Eurydice pour cet instant ultime : « Elle alors : Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends des paumes sans force, moi, hélas, qui ne suis plus tienne. » A cet instant du retournement d’Orphée, Eurydice initiatrice, accomplie en tant que part d’Orphée, se révèle avant de s’effacer.

Silences et sons ont besoin d’alternance, l’écoute relaie la parole et le chant. Contrepoint de l’aède divin possédant le don de tous les sons, Eurydice est la part d’écoute d’Orphée, tout comme sa lyre est sa part sonore. Eurydice ‘est’ silence, Orphée ‘est’ son et lyre que la présence d’Eurydice magnifie. Ainsi vibrant d’amour pour elle, il acquiert la capacité surnaturelle de pénétrer dans les Enfers.

Silence… et acceptation. Cette approche d’Eurydice peut nous faire envisager que, dès le départ, elle accepte son destin. Le jour même des noces, nous dit Ovide, il n’y a pas eu de bons augures ni de vraie célébration car les paroles consacrées n’ont pas été prononcées par Hyménée.

Dans les récits fondateurs du mythe, à aucun moment elle ne se rebelle : ni dans sa première mort, ni même à l’instant de sa seconde mort où définitivement, cette fois, elle est reprise par l’hadès. Elle s’estompe, s’évanouit... mais ne se révolte pas. Nous le constatons même dans la parole que Virgile lui a donnée brièvement : la protestation est si faible qu’elle en devient question sans réponse. Elle « tend des paumes sans force ».

Un texte contemporain de Virgile (Culex de l’Appendix Vergiliana, vers – 40) dit aussi l’obéissance silencieuse d’Eurydice et dénonce l’impatience d’Orphée : « Elle qui n’avait que trop éprouvé la sévérité des Mânes, suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. Mais c’est toi, plus cruel, ô cruel Orphée, qui cherchant à l’embrasser, violas les ordres divins. »

Eurydice l’acceptante, féminin du silence intérieur, du don total. Tout donner, tout aimer, vivre sa mort, sa descente, en espérer la remontée sous la guidance d’Orphée, lâcher cet espoir et vivre sa seconde mort en sachant qu’elle est définitive. Véritablement ‘vivre sa mort’ car elle entre, pleinement consciente, dans le processus qui la fait disparaître aux yeux d’Orphée et du monde ; présence au présent, adhésion à l’instant. Elle est accomplie en tant qu’animad’Orphée, d’Orphée qui accomplit lui aussi son destin, sa légende, pour devenir un mythe d’une puissance toujours opérante.

Si nous la rencontrons aujourd’hui avec autant d’intérêt, voire de passion, chez les artistes qui la célèbrent, c’est qu’elle-même, par son âme, son être subtil, a accompli une véritable ascension au sens où elle est céleste à jamais. Présente, elle l’est quand Virgile ou Ovide témoignent d’elle, présente elle demeure.

Initiation

J’ai donné à cette intervention le titre « initiation et transgression » : une initiation est le processus selon lequel on transmet et selon lequel on reçoit. Elle procède d’un accompagnement plutôt que d’un enseignement, car elle n’est possible que lorsque la personne initiée est prête à laisser émerger quelque chose de nouveau en elle. Cet accompagnement est aussi, souvent, l’inscription dans une reliance à un groupe partageant une même orientation de pensée, un certain savoir et, surtout, une pratique commune. Ici, ‘pratique’ est à entendre au sens d’expérimentation complémentaire à la pensée. Très souvent, un rituel acte cette étape essentielle et transformatrice. L’initiation est inséparable de la notion de ‘passage’. En référence à elle, existe un avant et un après, non seulement pour l’initié(e) mais également pour le groupe qui l’accueille, en son compagnonnage par exemple. Elle est une étape de vie et peut être précédée ou suivie d’autres initiations. Avec chacune d’elles, s’inscrit plus profondément une sorte d’adieu au vieux monde en soi pour aller vers la suite du chemin, accomplir un destin, une individuation selon le terme psychanalytique désignant, chez Carl Gustav Jung, un processus de prise de conscience de l'individualité profonde.

Des initiations, Orphée en a reçu de multiples, déjà par sa naissance extraordinaire en tant que fils d’un roi et d’une muse. L’initiation au monde divin s’est faite dès sa naissance par la filiation spirituelle reçue d’Apollon.Voyageur, il est initié aux mystères de Samothrace et à ceux d’Osiris en Egypte. Lui-même est initiateur : sur la nef Argo, construite avec les chênes des bois de Dodone qu’il a en-chantés, il donne aux rameurs la juste cadence, calme les flots, apaise ses compagnons, les protège des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.

Par sa capacité exceptionnelle à faire mouvoir le Cosmos par sa voix et sa lyre, il est naturellement initié aux mystères de l’Harmonie qui le régit. C’est donc qu’il ‘est mouvement’ pour pouvoir entrer en relation subtile avec l’univers. Quand les oiseaux et les animaux sauvages viennent à lui, ce n’est pas par captation, mais par harmonisation. Participant à l’accord, tout est ensemble, ajusté, en écoute, tout est en paix.

L’initiation suivante est celle de son amour pour Eurydice. En elle, il rencontre son ‘face’ à ‘face’, sa résonance à la fois distincte et de même fréquence. Un face-à-face qui rapidement va être interrompu par la mort d’Eurydice. Orphée, demi-dieu et donc promis à la félicité, habitué à générer l’harmonie, célébrer la vie et la beauté, ne peut accepter que la Mort lui ravisse celle qui est devenue l’autre part révélée de lui-même, son vivant et inconditionnel miroir, acquis, aimant. Il y a quelque chose de Narcisse et Écho dans ce ‘visage-à-visage’ de créatures qui ne sont pas, ou pas seulement, humaines.

Transgression

La flamme divine d’Orphée lui permet de recevoir plusieurs initiations et, par là même, lui donne de pouvoir les transgresser : il enfreint déjà la coutume en étant absent lorsqu’Eurydice est poursuivie par Aristée et meurt, le jour même de leurs noces. A sa mort il rompt aussi la règle des demi-dieux en ne rejoignant pas, sans elle, les îles élyséennes où ils séjournent après leur trépas.

Transgression surtout, lorsqu’en entrant dans les Enfers, il outrepasse un interdit absolu. Dans la mythologie grecque, très peu de héros y ont pénétré, aucun de son plein gré : Héraclès, quand, couvert de la peau du lion de Némée et pour le dernier de ses travaux (forcés, puisqu’il y a été condamné par la Pythie et mis au service d’Eurysthée), il descend maîtriser et capturer Cerbère, effrayant le passeur Charon et libérant Thésée au passage ; Psyché à laquelle Artémis, par jalousie et sous le prétexte d’entretenir sa beauté, enjoint d’aller aux Enfers chercher un flacon ; Perséphone elle-même, qu’Hadès a enlevée pour l’épouser, enjeu d’un contrat entre lui et Déméter, et qui passe une moitié de chaque année dans les abîmes. Un autre héros, Ulysse, ne se rend pas dans les lieux infernaux mais en convoque les âmes du devin Tirésias et d’Achille, grâce à la magie de Circé.

Parmi les héros transgresseurs auxquels il s’apparente, Orphée est de ceux qui ignorent la séparation entre le monde des morts et celui des vivants et le seul à le faire pour sa bien-aimée. Il est aussi celui qui ne parvient pas à respecter sa promesse. Nous l’avons dit, il se place dans une posture plutôt originale, celle d’un héros anti-classique, un héros d’un genre nouveau qui révèle un archétype masculin autre, et dont l’empreinte traversera les siècles.

Potentiellement, transgresser est créer une ouverture, pour le meilleur ou le pire. Qu’il gagne ou qu’il perde, Orphée ouvre, franchit seuils et limites! En cela, le mythe d’Orphée est l’une des plus proches représentations symboliques de l’artiste. L’artiste authentique est celle-celui qui peut tout remettre en question, passant de moments de grande inspiration, où tout est donné, à d’autres où tout est retiré, comme dans une partie perdue. Grandes oscillations, rythmes du Vivant. L’artiste affirme et doute, descend dans ses enfers, voit autrement l’art, lui-même et le monde, remonte en secousses brutales... L’intranquillité est son état intérieur.

Et Orphée se retourne…

Lorsque, grâce à l’accord obtenu des dieux chthoniens, Orphée remonte des Enfers pour guider Eurydice vers sa libération, que se passe-t-il en lui, qui le fasse se retourner et la perdre définitivement ?

Ce retournement peut-il être une véritable erreur, malgré le si crucial enjeu que représentent la vie d’Eurydice et l’unité qu’elle forme avec lui ? Virgile (Géorgiques, IV) présente l’acte d’Orphée comme un accès de folie : « Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s’empara de l’imprudent amant ». Amoureuse impatience : une sorte de démence particulière aux yeux des sages, la passion, le ferait-t-elle se retourner pour voir si Eurydice est bien là à le suivre pour être ramenée vers la lumière ? Peut-être.

Ovide (Métamorphoses, X) y voit plutôt de la peur : « Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entrainé par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » Laisserait-t-il le doute s’immiscer en lui ? Doute de la parole de Perséphone qui pourrait avoir rusé pour garder celle qu’il est venu réclamer comme son bien ? Peut-être. Ou s’agit-il d’un acte manqué ? Comme l’écrit encore Paul Diel: « Seul un amour vrai et profond aurait pu inspirer à Orphée la maîtrise de soi, la force de ressusciter Eurydice ». Craindrait-il de se lier à jamais en ressuscitant Eurydice ?

Autre possibilité pour ce regard en arrière, où il nous faut revenir à l’interdit de Perséphone : pour Ovide, « Orphée du Rhodope la reçoit [Eurydice] mais avec elle aussi l’interdiction de porter ses regards derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon le présent sera vain. » (Métamorphoses X, 50). L’inexorable loi d’Hadès concerne à la fois Eurydice et Orphée ; et si nous relisons l’extrait précédent du Culex, elle est double : garder le silence, et garder le regard droit vers la lumière extérieure :« Elle […] suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. » Ou, dans une autre traduction :« Eurydice y consent : de l'enfer redouté, prévoyant les arrêts et la sévérité, suivant un tendre époux sous l'infernale voûte, d'un pas obéissant elle observe sa route. Elle se garde bien de détourner les yeux, de corrompre d'un mot un bienfait précieux : toi seul, cruel Orphée ! oui, toi seul qu'elle adore, si l'arrêt est barbare, es plus barbare encore ! Hélas ! pour un baiser tu violes ta foi, et trahis de Pluton l'inexorable loi ! Noble amour, qui devais trouver des dieux sensibles, et fléchir les enfers, s'ils n'étaient inflexibles». L’interdit ne porte pas sur le fait de se regarder l’un l’autre, mais de se retourner, de tourner le regard vers l’intérieur des Enfers qu’ils s’apprêtent à quitter et qu’ils n’auraient jamais dû voir. Ne pas regarder en arrière, ne pas voir ce que l’on ne doit pas voir du monde divin, se voiler la face… ces lois reviennent dans tous les récits où le secret, le non-dévoilement est récurrent. En se retournant, Orphée accomplit son destin mythique : humain et divin, il dépasse l’interdit et dévoile les mystères. Si cette dernière transgression est peut-être l’effet de son amoureuse impatience, elle acte un impressionnant et irréversible dévoilement pour l’humanité.

Orphée se retourne. Si l’on y songe, que serait devenue l’histoire d’Eurydice et Orphée sortis des Enfers, célébrant joyeusement leurs noces, vivant comblés et ayant ensuite beaucoup d’enfants ? L’adage dit que les gens heureux… n’ont point de légende !

Ce n’est pas le bonheur tranquille que cherche Orphée, habitué à l’exception depuis sa naissance. Ce n’est probablement pas cela non plus que cherche Eurydice, nymphe pour laquelle les projets humains ne sont probablement pas si motivants.

Mort et accomplissement d’Orphée

La seconde mort d’Eurydice signe définitivement la fin de la vie enchantée et radieuse d’Orphée. Avec elle, c’est une part de beauté pure, entière, qui est détruite, niée. Amoureux et veuf, inconsolablement, Orphée continue sa vie. « Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant » (Virgile, Les Géorgiques, IV 500). Sa vie après la perte d’Eurydice, certains auteurs la disent définitivement chaste, quand pour d’autres il devient l’un des instaurateurs de la pédérastie, acceptant le désir mais refusant la souffrance liée à la perte d’une femme aimée. « Orphée s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète, beaucoup souffrirent d’être repoussées. Et ce fut lui aussi dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons » (Métamorphoses,X 80).

C’est par ce rejet des femmes que Virgile comme Ovide expliquent la mort d’Orphée sous le courroux des Ménades : « Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre œagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice ! " » (Géorgiques, IV 520).

Et, chez Ovide : « L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger : "Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise !", dit-elle » (Métamorphoses, XI 7). Longtemps, elles mènent le combat d’une cacophonie furieuse contre l’euphonie de la musique orphique. Longtemps, le chant du poète apollinien affaiblit leurs traits, l'accord de la voix et de la lyre domine les pierres et tient envoûtées les forces dionysiaques de la nature. Mais les hurlements des Bacchantes finissent par couvrir les sons harmonieux : « alors à la fin les pierres ont pris la couleur rouge du sang du chantre qu’elles n’entendaient plus. » (XI, 18-19). « Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Jupiter, par cette bouche écoutée des rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent » (XI, 39-43).

Les membres du corps d’Orphée « gisent dispersés ». Sa tête tombée dans l’Hèbre est ainsi portée jusqu’à la Mer Egée. Sa lyre, emportée elle aussi, tant ils sont inséparables, et glissant au milieu du fleuve, fait entendre des plaintes auxquelles les rives répondent par les leurs. La tête d’Orphée, échouée sur un rivage de la Mer Egée, continue à dire, inlassablement, le nom d’Eurydice. Pour Ovide, le chant, la poésie d’Orphée survivent par sa lyre et sa tête échouées à Lesbos, haut lieu de poésie. La poésie est immortelle.

Aristée puis Orphée sont responsables des deux morts d’Eurydice : le masculin la tue deux fois. A l’inverse, le féminin tue Orphée lorsque la furie de femmes, Ménades grecques ou Bacchantes romaines, accomplit le diasparagmos des fêtes dionysiaques. Mort suppliciale à partir de laquelle la vie légendaire du chantre divin, accompagné en guidance inversée par l’âme d’Eurydice, fonde le mythe. Musique céleste contre discorde du bruit. Dans cette joute sans fin répétée entre Cosmos et Chaos on peut lire aussi ce terrible combat intérieur, l’affrontement symbolique de deux polarités : notre conscience apollinienne de l’individualité et notre sentiment dionysiaque de la reliance à l’ensemble. Le psychanalyste Giorgio Giaccardi (Cahiers jungiens de psychanalyse, 127, 2008) présente ainsi ces modes d’irruption du numineux : « Les êtres vivants saisis par Dionysos ne sont plus des individus et peuvent ainsi participer d’une énergie primordiale […] qui, parce qu’elle est inépuisable, peut aller jusqu’à sacrifier ses meilleurs éléments». Et la numinosité apollinienne est « vécue comme venant d’en haut, tant par le respect mêlé de peur qu’elle inspire que par ses aspects terrifiants. La créativité apollinienne exerce une fascination sur les humains par son caractère olympien et spirituel et elle surgit d’en haut et de loin quand elle frappe ceux qui la rejettent. » Il présente également plusieurs écueils : pour le premier, « en libérant temporairement les individus de leur moi, l’expérience dionysiaque satisfait aussi la tendance humaine à rejeter leurs responsabilités ». Le comportement d’Aristée en est une illustration. Et pour l’autre mode, « ce qui peut être fatal, ce n’est pas seulement de ne pas reconnaître Apollon mais c’est aussi le fait de s’y identifier de façon unilatérale ».

Cette version ancienne de la mort d’Orphée est la plus retenue par les poètes de l’Antiquité. Des versions alternatives content son suicide, causé par l’échec de sa remontée des Enfers. D’autres le disent foudroyé par Zeus : le citharède a révélé aux hommes les Mystères, passant outre l’interdiction des dieux de divulguer les vérités cachées aux humains, aux non-initiés. Il est châtié pour cette impardonnable révélation.

Par sa vision du mythe, Ovide permet ensuite à Orphée de retrouver Eurydice aux Enfers : dans son récit, alors qu’un serpent s’apprête à mordre la tête échouée du bien-aimé d’Eurydice, « Apollon paraît, et prévient cet outrage »,changeant le serpent en pierre : « ses mâchoires figées se durcissent, telles qu’elles étaient largement écartées. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; les lieux qu’il avait vus auparavant, il les reconnait tous ; il parcourt, en quête d’Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » (Métamorphoses, XI 61-65). La descente à la rencontre de sa propre ombre, parachève dans le monde des mânes la réunification des deux parties du symbole qu’elle et lui recomposent à jamais.

Le supplice d’Orphée en fait un martyr (étymologiquement : témoin) de l’amour unificateur, par la beauté et la noblesse de la relation avec Eurydice dans la vie et la mort, en une quête absolue. Cocteau, commentant son Orphée, porte ce sacrifice à un niveau ontologique : « La Mort d'un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel… »

 A la fois Orphée et Eurydice, à la fois épopée et élégie

Orphée-dieu devenu homme rencontre cruellement la limite de son extraordinaire pouvoir de charme et d’harmonisation : dès que les sons de sa lyre et de son chant sont couverts par la cacophonie féroce des Bacchantes, dès qu’il n’est plus ‘audible’, il perd ce pouvoir. Alors, il rencontre la fragilité de l’humain, la difficulté à se faire entendre, lui dont le rôle est d’être pacificateur, harmonisateur. C’est dire l’actualité toujours vive de son mythe…

Il n’a pas vaincu la mort et n’a jamais cherché à le faire, mais seulement à différer celle d’Eurydice, pour que son épouse ne soit pas qu’une promesse de vie mais vie pleine et accomplie, ‘vie bonne’ comme disent les anciens grecs. Lui qui témoigne de l’Un, de la reliance cosmique, est paradoxalement bidimensionnel : en tant qu’incarné, il aime, chante la beauté, jubile, puis souffre l’inhumaine séparation par la mort d’Eurydice, ose tout pour la retrouver en bravant les dangers, risque tout, y compris les privilèges liés à son ascendance demi-divine et sa filiation apollinienne. S’il franchit les portes de l’Hadès, c’est avec la conviction profonde qu’en toute justice Eurydice doit être délivrée et rendue à la lumière, cette lumière dans laquelle il est habitué à être libre. L’amour pour son épouse lui apprend, dans une traversée d’intense souffrance, ce qu’est l’échec, ce qu’est l’expérience crucifiante de tout perdre. Déchu de sa confiance en lui, il meurt à son tour, harcelé par la fureur et mutilé, sacrifié par le chaos qu’il a repoussé tant de fois. Rien ne lui est épargné, à l’image d’Eurydice dont la jeune vie est cueillie par deux fois. Impitoyable sanction pour, peut-être, un regard d’impatience amoureuse… mais l’éternité leur est acquise par la seule force de leur rencontre.

Orphée-dieu, compagnon d’épopée des héros voyageurs, qui enchante et harmonise la nature. Orphée et Eurydice amoureux, qui descendent et apportent la lumière jusque dans les ténèbres. Orphée devenu homme, figure de la douleur dont la souffrance sera partout chantée.

Et, incessamment, Orphée poète.

Souffrance et gloire, élégie et épopée, la dualité d’Orphée est encore à lire comme une réflexion sur la poésie.

Orphée a au moins trois visages : l’amoureux, le poète, le prophète. Il est aussi chantre, magicien, aventurier, pacificateur, législateur, civilisateur, inventeur, médiateur, fondateur de culte, comme le présentent A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz et F. Toulze dans Les visages d’Orphée (1998). Et si nousconcevons Eurydice en tant que sa part de silence et d’écoute, émergent alors les deux reflets d’un même être, androgyne, complet. La seconde mort d’Eurydice signe l’entrée d’Orphée dans l’accomplissement de son Etre. Le miroir disparait. C’est probablement de ce moment crucial qu’émerge la création de l’orphisme. Car Orphée ressort transformé, unifié, des Enfers. Subtilement, l’initiatrice Eurydice, depuis leur rencontre et jusqu’au bout de leur aventure mythique, l’aidant à s’orienter, le guidant vers lui-même, vers son accomplissement et ce qu’il transmet aux humains, notamment à travers l’approche mystique à laquelle adhèrent les orphistes. Mais de cela je parlerai une autre fois…

La Poésie dont Virgile nous dit allégoriquement l’immortalité, a besoin de la voix, de l’écriture, du trait, des formes, des images et des notes des artistes que les mythes inspirent et auxquels ils rendent un souffle vivifié. L’être ré-unifié ‘Eurydice-Orphée’, ambassade de la Poésie, infiniment !

Si ce mythe traverse deux millénaires par ses résurgences, artistiques essentiellement, c’est que son message porté aux humains est hautement opérant. Eurydice et Orphée, deux parts d’un même être dans sa complétude, rejoints par leur rencontre dans la toute lumière qu’ils emportent dans leur descente aux Enfers, au profond de l’ombre, et qui œuvrent en initiés au chemin d’éternité. Lequel, laquelle des deux messagers de l’amour absolu serait l’âme de l’autre ? S’il est toutefois une réponse, elle est intérieure et silencieuse à qui s’approche au plus près d’eux. Témoin de leur ascension, la lyre stellaire du musicien-poète que la nymphe inspire scintille pour longtemps encore…




Regard sur la poésie des « Native American » : Carlos Montezuma, un destin singulier

Porter le nom de Wassaja au minimum vous incite, ou plus, détermine en vous la volonté de jouer le rôle du lanceur d’alerte, puisque wassaja, ce mot en langue Apache, signifie celui qui invite, qui fait signe. Cet Apache Yavapai est probablement né en 1866, et mourut en 1923.

Intellectuel et militant, il cofonda la société des Indiens d’Amérique, et se fit l’avocat des droits civiques pour les citoyens de seconde zone qu’étaient alors et que sont encore dans une certaine mesure, les Indiens aux États Unis. L’histoire de cet auteur n’est pas banale, vous en conviendrez : il fut kidnappé, avec d’autres enfants Apaches,  par des Indiens Pima (beaucoup avaient fait alliance avec les Mexicains et s’étaient tristement illustrés lors du massacre d’un campement d’Apaches, constitué surtout de femmes, d’enfants et d’ hommes âgés, le 30 avril 1871, dans le canyon d’Aravaipa en Arizona, alors territoire mexicain). Les enfants capturés furent échangés  contre des prisonniers ou bien vendus. Quelques années auparavant et dans d’autres régions d’Amérique, ils auraient été tués, et leurs scalps gardés comme preuve afin que les tueurs à gage en reçoivent 5 dollars chaque (un homme en valait 15, une femme 10).  Wassaja fut acheté par un photographe italien, Carlo Gentile, pour trente dollars. Cet homme, qui avait commencé un travail photographique et ethnographique au sujet des Indiens, adopta le jeune Apache, l’éleva comme son propre fils.  Il le renomma Carlos Montezuma, afin de lui léguer son prénom de père adoptif, tout en rendant hommage à l’héritage Indien de cet enfant né près des ruines de Montezuma au Mexique. Wassaja suivit donc son « père » et participa à ses expéditions en Arizona, au Nouveau Mexique et dans le Colorado. Il fut même embauché quelques mois dans la troupe théâtrale de Ned Buntline et Buffalo Bill (the Wild West show) afin d’y jouer Azteka, un fils imaginaire de Cochise (le célèbre chef des Apaches Chiricahua avait eu deux fils : Taza et Naïché, ce dernier combattit aux côté de Geronimo). Wassaja alla ainsi de St-Louis à Cincinatti, de Louisville à Chicago en passant par Cleveland et Pittsburg.
Cultivé, nourri des idées des Lumières, Carlo Gentile s’occupa consciencieusement de l’enfant qui montrait de réelles dispositions pour les études, il lui fit donné une solide éducation, de telle sorte que Wassaja, enfant précoce, à l’âge de 14 ans, fut le premier étudiant Indien jamais inscrit à l’université (University of Illinois d’abord, puis la Northwestern University à Chicago). Il y obtint un diplôme de médecin.  Pendant ces études, en 1883, il fit deux discours remarqués au sujet de la bravoure des Indiens. En 1887 il entama une correspondance avec Richard Henry Pratt, le fondateur du Carlisle Indian Scholl en Pennsylvanie. Pour Pratt, Carlos Montezuma était le parfait exemple de l’assimilation possible et souhaitée des Indiens d’Amérique dans la société blanche. En 1889 Wassaja commença à exercer la médecine et grâce à ses échanges avec Pratt qui avait des connaissances,  il fut embauché par le bureau des affaires indiennes en tant que médecin. Il travailla donc sur plusieurs réserves, mais quitta ces emplois, déçu par la politique des réserves. Il fut alors appelé par Pratt afin qu’il vienne travailler au Carlisle institute, qu’il quitta en 1896. En 1900 il devint le médecin de l’équipe de football Indienne formée à Carlisle, et c’est à l’occasion d’un déplacement de l’équipe qu’il retourna en Arizona où il put retrouver des membres de sa famille, perdus de vue à cause de son kidnapping. 

À cette époque il revit  Zitkala-ša, une Indienne Dakota enregistrée dans les documents officiels sous le nom de Gertrude Simons, qui avait enseigné la musique au pensionnat pour Indiens de Pratt à Carlisle (voir l’article paru dans Recours au poème : https://www.recoursaupoeme.fr/zitkala-sa/). Ayant eu elle aussi l’expérience des pensionnats pour Indiens, elle pouvait partager bien des points de vue avec Wassaja. Une amitié naquit qui semblait pouvoir déboucher sur un mariage puisqu’il y eut fiançailles en 1901, mais en août de cette même année, Zitkala-ša rompit sa promesse et l’année suivante elle épousait un Sioux du nom de Raymond Bonnin. Wassaja en éprouva de l’amertume mais l’amitié perdura et ils luttèrent ensemble en faveur de la cause Indienne. Il décida ensuite de lutter avec les Yavapai pour que fut créée la réserve Yavapai, encore dite Mohave-Apache, de Fort McDowell. 

Carlos Moctezuma, A Boy Named Beckoning, David Baiz.

Il était alors régulièrement en conflit avec le bureau des affaires Indiennes qui ne voulaient pas dépenser d’argent pour l’amélioration des conditions de vie et des infrastructures sur la réserve. En 1904, Wassaja créa à Chicago la Indian Fellowship League, la première organisation urbaine pour aider les Indiens quittant les réserves pour les villes, où ils avaient bien du mal à s’adapter tant les repères étaient perdus, tant le racisme les discriminaient, tant le tissu social à l’Indienne leur manquait. En 1905, Wassaja-Carlos Montezuma était devenu célèbre et reconnu comme un leader politique de la cause Indienne. Il devint le porte-parole des opposants au système des réserves et dénonça les conditions de vie imposées aux Indiens. En 1911, il créa la première organisation Indienne pour défendre les droits des Indiens. En 1916, il lança un mensuel nommé Wassaja, ce magazine devint l’organe de lutte et de diffusion des luttes pour les droits civiques et l’obtention de la citoyenneté pour les Indiens. Il avait d’ailleurs esquissé et proposé un texte de loi à ce sujet, qui ne fut voté et adopté qu’en 1924. Atteint de tuberculose, Wassaja décida en 1922 de retourner vivre sur la terre de ses ancêtres. Il mit en ordre ses papiers, écrits, correspondances, notamment courriers échangés avec son épouse Mary Keller Montezuma-Moore et avec un juriste, son avocat du nom de Joseph W Latimer. Il mourut le 31 janvier 1923 et est enterré au cimetière de Fort McDowell. Ses écrits furent oubliés jusqu’en 1970, lorsque des historiens se penchèrent à nouveau dessus.   

Voici un poème publié dans le dixième numéro du journal The Indian Helper (l’aide, l’assistant Indien) en octobre 1887, à l’intention des élèves pensionnaires au Carlisle institute, un établissement parmi d’autres qui recevaient les enfants Indiens arrachés à leurs familles afin de les « civiliser ». Outre le fait que parler leurs langues maternelles y était interdit sous peine de punition, il se trouve que désormais les scandales ont éclaté, et l’on sait officiellement combien ces enfants y étaient maltraités, abusés, affamés… beaucoup y sont morts, tous en sont sortis avec des traumatismes qui les ont handicapés, eux et les générations après eux. Wassaja ne refusait pas l’assimilation en tant que telle, mais il déplorait la maltraitance, les moyens qui étaient censés parvenir à intégrer les Indiens à la nation américaine, mais qui ne les préparaient qu’à des rôles subalternes de valets, de domestiques pour les « blancs », qui les humiliaient et leur inculquaient la haine de soi, la honte d’être Indiens. Le poème chante l’entraide, car sans parents pour les consoler, sans affection aucune prodiguée par les adultes autour eux, les enfants ne pouvaient que compter sur leurs valeurs tribales, ou bien encore celles chrétiennes qui leur étaient inculquées (bien souvent sans être respectées), pour supporter cette situation carcérale.

A SERMON IN RHYME

If you have a friend worth loving,
   Love him, yes, and let him know
That you love him, ere life’s evening
   Tinge his brow with sunset glow.
Why should good words ne’er be said
   Of a friend till he is dead ?

 

If you hear a prayer that moves you
   By its humble pleading tone,
Join it. Do not let the seeker
   Bow before his God alone.
Why should not your brother share
   The strength of « two or three » in Prayer ?

 

If you see the hot tears falling
   From a sorrowing brother’s eyes
Share them. And by sharing,
   Own your kinship to the skies.
Why should one be glad
   When a brother’s heart is sad ?

 

 

If your work is made more easy
   By a friendly helping hand,
Say so. Speak out brave and truly
   Ere the darkness veils the land.
Should a brother workman dear
   Falter for a word of cheer ? 

 

 

Scatter thus your seeds of kindness,
   All enriching as you go,
Leave them. Trust the harvest giver,
   He will make each seed to grow ;
So untill its happy end,
   Your life shall never lack a friend. 

 

 

Un sermon rimé

Si tu as, digne d’être aimé un ami
   Aime-le, et fais lui savoir, oui, 
Que tu l’aimes, avant que le soir de la vie
   Teinte son front de la luisance vespérale.
Pourquoi ne jamais prononcer de belles paroles
   Avant la mort d’un ami ?

 

 

Si tu entends une prière dont le ton 
   Humble et implorant t’émeut
Participe s’y. Ne laisse pas le suppliant
   Se courber seul devant son Dieu.
Pourquoi empêcher ton frère de partager
   La force de la prière à « deux ou trois » ?*

 

 

Si tu vois de chaudes larmes rouler
   Des yeux d’un frère chagriné
Partage-les. Et par le partage,
   Possède ta parenté avec le ciel.
Pourquoi être enchanté
   Quand le cœur d’un frère est affligé ?

 

 

Si ton travail est rendu plus facile
   Grâce à l’aide d’une main amicale,
Dis-le. Exprime-toi avec courage et franchise
   Avant que l’obscurité ne voile la terre.
Un frère de travail qui t’est cher 
devrait-il chanceler faute d’une parole de réconfort?

 

 

Donc disperse tes semences de gentillesse,
   En même temps que tu vas, toutes s’enrichissent,
Abandonne-les. Fais confiance au Donneur de récolte,
   Il fera croître chaque graine ;
Ainsi, jusqu’à l’heureux dénouement,
   Ta vie n’aura jamais manqué d’un ami. 

 

* Matthieu 18 :20 : For where two or three are gathered in my name, there am I among them.” (Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux.)

∗∗∗

Voici un deuxième poème écrit par Wassaja, intitulé Changing is not vanishing : Changer n’est pas disparaître

Qui dit que la race Indienne disparaît ?
Les Indiens ne disparaîtront pas.
Les plumes, peinture et mocassin disparaîtront, mais les Indiens : jamais !
Aussi longtemps qu’il y aura une goutte de sang humain en Amérique, les Indiens ne 
     disparaîtront pas.
Son esprit est partout ; l’Indien d’Amérique ne disparaîtra pas.
Il a changé extérieurement  mais il n’a pas disparu.
Il est industriel, commerçant, participant au monde ; il n’a pas
     disparu.
Où que vous voyez un Indien défendre le standard de sa race, vous voyez
     l’Indien—il n’a pas disparu. 
L’homme, qui est en l’Indien, est ici, là-bas et partout.
La race Indienne disparaît ? Non, jamais ! La race vivra et prospérera éternellement. 

Who says the Indian race is vanishing ?
The Indians will not vanish.
The feathers, paint and moccasin will vanish, but the Indians,—never !
Just as long as there is a drop of human blood in America, the Indians will not
       vanish.
His spirit is everywhere; the American Indian will not vanish.
He has changed externally but he has not vanished.
He is an industrial and commercial man, competing with the world ; he has not
       vanished.
Wherever you see an Indian upholding the standard of his race, there you see
       the Indian man — he has not vanished.
The man part of the Indian is here, there and everywhere.
The Indian race vanishing ? No, never ! The race will live on and prosper forever.

 

 

C’est sur cette espérance, cette profession de foi que se termine cette présentation d’un auteur  redécouvert il y a peu, dont la vie est digne d’un roman, et qui symbolise toutes les vies rudes et bousculées d’Indiens d’Amérique qui ont réussi, à la fois dans le monde occidental et dans leur monde tribal. Wassaja fait donc figure d’exemple, et de modèle à bien des égards.

Carlos Montezuma, Changer n'est pas en train de disparaitre,