Anthologie de la poésie belge — 2

∗∗∗

JACQUELINE DE CLERCQ

Bruxelloise, Jacqueline De Clercq publie son premier opus de poésie, La Demeure des Aulnes, en 1991, aux éditions In’hui ; l’ouvrage reçoit le prix M. Van de Wiele décerné par l’Association Charles Plisnier. Paraissent ensuite, La Comptine du temps, Le Cormier, 1994, Courts circuits, haute tension , L’Arbre à Paroles, 1996, Le Dit d’Ariane, Orizons, 2008, Achaba & L’un parle de binche, l’autre du mandé, (recueil collectif) E.M.E. 2010 et nombre de contributions dans des revues de poésie françaises et belges. Les conférences présentées lors de colloques internationaux de littérature sont publiées dans les actes de ceux-ci : chez Ponts/Ponti, Milan, 2012, Orizons, Paris, 2008, Karthala, Paris, 2003 & 2016.

 

ÉPHÉMÉRIDES

« Le végétal nous dévoile »

Ghérasim Luca

il a plu cette nuit

à une feuille sans vie

de glisser sous

ma porte

il pleut sur les tombes

Fête des Défunts

le jour & les ombres

s’effacent

il pleuvra comme

sans fin. Infiniment me

plaira, Sol Invictus,

ton retour

∗∗

AUTOMNE

FIGU(R)ES D’AUTOMNE

elles

ont la forme

de petites couilles,

sont

dures et

vertes et

pendouillent

aux

rameaux défeuillés du figuier

  • leur manière de faire la figue à l’hiver !

∗∗

AUTOMNE

SCÈNE DE CHASSE À L’ENVERS

agglutinés derrière la clôture

du jardin, des chasseurs et

leurs chiens donnent

de la voix

en face

perchés sur le portique

des agrès, six couples

de faisans,

parfaitement alignés

les hommes gueulent,

les cadors aboient

pas une plume des

volailles ne tressaille

l’air s’emplit de menaces

Allez ouste !... Cassez-vous !...

Foutez l’camp, emplumés de malheur !...

cris, hurlements

glapissements rageurs

le calme campagnard trépasse

les volatiles demeurent

résolument immobiles

de guerre lasse,

les niguedouilles repartent,

bredouilles

LE TIR AU PERCHÉ EST INTERDIT SUR UNE PROPRIÉTÉ PRIVÉE

bien informés,

les gallinacés.

 

∗∗∗

RONY DEMAESENEER

Né en 1973 à Bruxelles. Bibliothécaire-documentaliste, chargé de cours en Histoire et technique du livre, anciennement libraire de livres anciens et d’occasions, Rony Demaeseneer est également auteur et collabore à plusieurs revues de critique littéraire. Chroniqueur, il anime régulièrement des rencontres littéraires dans le cadre de festivals et salons du livre. Il a collaboré au Dictionnaire Rimbaud (2014) aux éditions Robert Laffont dans la collection Bouquins. Depuis 2015, il anime les Dîners littéraires bruxellois à la Maison de la Francité. Il a publié en 2019 un récit poétique et familial entre Bruxelles et Prague, L’habitude (presque) rassurante des départs aux éditions Eléments de langage.

 

EXTRAITS DE « A MAINS BASSES »

…ils s’aimèrent en contrebande…

…ils s’aimèrent par les mains, sur des banquettes de bistrot, dans les arrière-salles, à l’abri des regards délibérément indiscrets des habitués qui ricanent à l’ombre des mousses brunes, sur les accoudoirs de trams aux destinations inconnues qui pourtant traversent leur ville, dans l’échancrure de chambres louées à l’heure, en plein midi pour échapper à celles qui, inévitablement, vous bousculent, vous hèlent, vous touchent, ils s’aimèrent en contrebande, sur les bancs paresseux de parcs désertés où n’urinent plus que les délaissés, transpirant sous le soleil quand il y en a, mouillant leurs cols de salive et de l’odeur de leurs mains dégraissées par l’envie de palper l’autre, d’en dévoiler la complicité pour peu qu’elle ne soit pas trop voyante, enfin donc ils s’aimèrent sur les autels d’églises désacralisées…

-

…une bière fraîche qui pétillera de toi…

…où serai-je quand tu auras disparu, dans un parc, assis peut-être sur un banc au soleil, sur une digue peu fréquentée tenant la main et le cerf-volant d’Arthur, sur une plage balayée par un vent léger sous un ciel gris, que ferai-je quand tu n’y seras plus, boire au comptoir d’un bistrot, sous une tonnelle devant une bière fraîche qui pétillera de toi, sous l’auvent de notre cour fleurie où tu es venue pour ta dernière sortie, dans les bras de celle qui sera enfin ma femme, dans les bras d’une autre, dans ceux de mon fils qui pleurera sans comprendre vraiment, qui rira pour un rien, dans un hoquet d’innocence, qui serai-je quand je me rendrai compte de ton absence, un seigneur, une ordure, un fumiste comme tant d’autres, un renégat, un trompeur, un trompé, une rumeur effacée…

-

désespérant de mettre la main sur…

…cherchant sur les rayonnages de ma bibliothèque un livre qui pourrait te rappeler à moi mais n’en trouvant aucun, désespérant de mettre la main sur celui qui me donnerait le goût de te ressusciter, de relever le son d’une voix qui ne fit que hurler, que je n’ai jamais entendue chuchoter le moindre mot d’amour, un seul encouragement aurait suffi peut-être à briser le vacarme d’une gorge avide de cris, de beuglements qu’aucun livre décidément ne pourrait faire taire

 

∗∗∗

PIERRE WARRANT

Né en 1963, Pierre Warrant vit et travaille à Bruxelles. Poète, photographe et voyageur par passion, il publie dans diverses revues littéraires et de poésie depuis 2005 (Recours au poème, Bleu d’encre, L’Arbre à Paroles, Terre à ciel). Il a contribué aux Anthologies « A claires voix » (Editions de l'Arbre à Paroles) en 2013, « La poésie française de Belgique / une lecture parmi d’autres » (Editions Recours au Poème) en 2015 et «Tétras Lire 1988-2018: l'Anthologie» (Editions Tétras Lyre) en 2018. Il est membre de l’Association des Écrivains belges de langue française et a collaboré à la revue du Journal des Poètes dont il fut membre du Comité de Rédaction jusqu'en 2018. Son premier recueil « Altitudes » a été publié en 2013 aux éditions Tétras Lyre. Il a reçu le prix triennal de poésie Nicole Houssa 2015 de l'Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique. Son deuxième recueil « Confidences de l’eau » a été publié en 2016 aux éditions L'Arbre à Paroles. Il a reçu le prix biennal de poésie Maurice Carême 2017. Son troisième recueil « Le temps de l'arbre » a été publié en 2020 aux éditions du Cygne.

 

Poèmes – Septembre 2021

1.

t’ont-ils confié ce qu’ils disaient entre eux

ils parlaient de choses

que tu ne pouvais comprendre

de chemins indécis

de clairières trop lointaines

ils recueillaient des signes sur la table

pour préserver l'aurore et le silence

en s'arrêtant sur une feuille

et tant de nuits penchées à la fenêtre

tu les voyais border le ciel de flammes et de pétales

ce n’était pas une parenthèse

rien de tout cela ne leur appartenait

leur travail était ici et faisait d’eux des hommes

sinon leurs yeux et leurs poitrines

que garderas-tu de tous ces noms

la cendre de la pluie ?

le poids d’une rose qui les vit naître ?

les mots d’une femme tombés de leur visage ?

une trouée une brûlure

le bruit des choses inquiètes

qui s’accomplissent et se prolongent ?

peut-être la mélancolie du vent

quand ils s’en vont un peu plus loin

blessés par la lumière

courbés en toi chassés d’eux-mêmes ?

2.

à l’autre bout de ton silence

je me mêlerai à l’eau de ton visage

au rire de ta présence

j’accrocherai des confidences

aux pierres posées sur ta patience

à tes joues fraîches comme l’enfance

j’écouterai la femme et le ruisseau

la bouche de nos aurores

l’ombre féconde de nos fatigues

ensemble

nous laverons nos mains dans la lumière

le vent léger dans les cheveux

l’ivresse ouverte à l’invisible

notre maison avec les fleurs

sera offerte aux heures passées

aux rêves d’éternité

aux jours à venir sous le feuillage

je t’écrirai un seul poème

pour approcher ce qu’il dira de toi

et les mots au repos

tomberont plus loin

entre chacun de nos espaces

 

 

∗∗∗

PASCAL FEYAERTS

Pascal Feyaerts vit dans le Hainaut où il exerce le métier de bibliothécaire et a écrit à ce jour six recueils de poésie (Acanthe et Coudrier) et un recueil de nouvelles (Chloé des Lys).  L’année 2010 le voit finaliser un spectacle musico-poétique avec la violoniste et compositrice Marielle Vancamp : Sur un nuage. Pour lui, le poète se doit de créer de la transcendance.

Baudelairien dans l’âme, soucieux du bel écrit et respectueux de l’histoire littéraire plus proche de nous il cite comme référence :  Karel Logist, Francis Dannemark, Marie-Clotilde Roose, Mimy Kinet, Phillipe Leuckx, Carl Norac, Eric Allard, Claude Donnay ou encore le français Christian Bobin pour n’en citer que peu.

Pascal Feyaerts est membre de l’Association des Écrivains belges de langue française, et expose parfois ses dessins essentiellement au fusain.

 

On ne sait plus

On était parole
Et on devient vent
On était Éole
Mais que faire du sang

Un épiderme
Nous rappelle
Que se vêtir de pierres
Se lester de sa présence
Donne naissance aux maisons
Mais ne dit rien
Sur l’origine des visages

*

Un visage on peut y entrer
Par effraction
Comme ça
Sans prévenir
Sans la moindre clé
Et s’y installer
Pour passer l’hiver
Entre deux rides

*

Tu sais écrire c'est écrire
des histoires que l'on met
à l'endroit ou à l'envers
on évite le silence pour
mieux y poser le verbe
mais le verbe dénonce nos errances
et on se retrouve réduit à l’absence

 

∗∗∗

FRANCOISE HOUDART

Françoise Houdart.  Poète et romancière belge, née à Boussu en Hainaut. Enseignante retraitée de l’enseignement supérieur. Anime des rencontres en classes, bibliothèques et autres cercles culturels autour de la lecture et l’écriture. Une œuvre poétique et romanesque couronnée de nombreux prix dont, en poésie,  le Gauchez Philippot, le prix Charles Plisnier pour Les profonds chemins, une nomination au prix Rossel pour Oublier Emma, le prix Louis Piérart pour, notamment, Tu signais Ernst K. et …Née Pélagie D.  et  le Prix de Littérature de la Province de Hainaut pour l’ensemble de son œuvre.  Tous ses romans ont été publiés par les Editions Luce Wilquin, aujourd’hui disparues.  Les  Editions Audace ont pris le relais en publiant son 20ème roman, Niokobok, écrit en soutien d’un projet humanitaire au Sénégal. Son dernier roman paru en avril 2021 a été publié par les Editions MEO.  

 

 

 

EXTRAITS DE « LE POURPRE DU JOUR »

J'ai pleins paniers de feuilles éteintes

petites vies chues en mes mains

petites morts ocres

familières

petits riens

L’automne à ta bouche

à le goût des noisettes

Je me sens écureuil

II

J’offre ma dernière enfance à l’investiture

du poème ainsi faut-il se déprendre

d’une présomption d’innocence

que la mémoire du jadis gardera intacte

et fervente

à la périphérie de la parole

III

Quand

nous seront rendues les ailes

Quand

au septième matin se dressera le jour

devant nos yeux fermés

comme montagne de clarté

Quand

nos ombres étourdies voleront si haut

qu’à toucher l’ultime octave du vertige

se consumeront avant que d’être les mots trop étroits

pour tant d’immensité

Quand

tout ce que nous aurons cru posséder sous le regard

et plus loin que la frontière du visible

tout nous aura été repris

et que nous seront rendues les ailes

alors

le temps sera venu de dénouer les pages

que retiennent les livres

et de les contempler

grands oiseaux

envolés des cimaises de nos mémoires

grands oiseaux

et nous

pierres immobiles soudées au même feu

nous

captifs à l’ancre du désir

nous

d’un battement d’ailes franchissant

la montagne

IV

Je convoque le monde

à témoigner de nous à l’échéance de nos souffles

lors qu’il suffit d’un seul oiseau

pour que la terre se souvienne

de l’arbre

et qu’ainsi ne cesse de s’accomplir le miracle

des saisons

Je convoque le monde

à l’humble repas de celui qui s’assied

sous l’arbre

et

partage son pain avec

l’oiseau

 

 

 

 

 

 

 




Les Journées Poët Poët, la poésie dans tous ses états d’art

Ce festival original, qui s'est emparé du thème du Printemps des poètes pour le décliner sous la forme de "L'éphémère infini",  s’est déroulé du 19 mars 2022 au 27 mars 2022, dans les Alpes-Maritimes, bousculant les villes et villages impliqués dans les actions éphémères et performatives proposées à Nice, Aiglun, La Gaude, Clans, Saorge .

Maintenu  durant les confinements, (avec 2 éditions en 2020 et 2021) le festival, qui avait en 2019 invité Charles Pennequin, ou Pierre Guéry en 202o, et Sapho pour les 15 ans de l'événement en 2021, a repris cette année, pour une seizième édition, avec Jean-Pierre Siméon (prochain invité de L’Ire du Dire de Carole Mesrobian, le 25 mai sur  RFPP 106.3 ), et Laurence Vielle comme parrain et marraine.

Né d’un pari fou entre copains amateurs de poésie il y a 16 ans, le festival, mené par Sabine Venaruzzo et le Poëtbrurö , doit son nom à un poëme de Léon Paul Fargue « L’air du poète », mis en musique par Erik Satie. Les initiateurs, devenus habitants de la Pouasie , déclarent « une envie certaine de transmettre notre passion, de bousculer avec tendresse le quotidien, et de combattre l’image poussiéreuse de la poésie auprès d’un plus large public avec audace, fantaisie et beauté ! »

C’est ainsi que chaque année, les Journées Poët-Poët proposent  un programme éclectique avec chaque fois  une nouvelle donne : de nouveaux lieux, de nouveaux espaces, de nouvelles idées. Tout se réinvente à chaque fois, rien n’est figé. « Depuis 13 ans nous relevons avec succès le défi de tisser le lien entre les poëtes (vivants), les artistes, les lieux et les publics (scolaires, amateurs et découvreurs) et le désir d’expérimenter les dimensions livre/hors du livre, les actions in situ/ex situ, maintenir l’approche transdisciplinaire, développer les publics, affirmer la place du poète au cœur de la cité, occuper poétiquement les espaces d’un territoire hétérogène »

Ce programme nourri d’actions inédites et éphémères proposait cette année des installations d’écoute poétique sur le littoral (le plan d’eau de la Coulée Verte) et dans les vallées, avec le dispositif d’écoute « La voix est libre », offrant aux passants des voix de poètes lisant leurs textes mais aussi les d'enfants et de retraités, afin que toutes les générations entrent en écho.

Une lecture musicale au lever du soleil de printemps sur la plage du centenaire à Nice, a permis d’écouter La Noyée d’Onagawa, de Marilyne Bertoncini, dont les mots, accompagnés au violon par Sophie Allain,  prenaient le large et rejoignaient l’infini.

Une Petite Maison de Poësie itinérante, dressée dans le jardin de la Coulée Verte, accueillait un poète-locataire – cette année Tristan Blumel - qui y exposait ses textes et des objets totems, tandis que le public, qui assistait aux performances du poète et de Magali Revest, performeuse et danseuse (Cie Pieds nus) sur le petit « parvis » de l’installation, pouvait aussi, avec les craies de couleurs du bonheur, écrire ses propres mots, et bousculer ceux des autres.

On citera aussi un bal éphémère dans la ville de La Gaude, qui accueillait l’exposition et la performance de Chiara Mulas, plasticienne et performeuse (voir ici l’entretien réalisé par Marilyne Bertoncini), une sieste poétique à 700 mètres d’altitude dans le nid d’aigle d’Aiglun, “une table ronde qui tourne comme la terre” où dialoguent poètes et médecins… des lectures et performances, avec chaque fois la rencontre de textes, d’auteurs, d’artistes outre ceux déjà cités, Dimitri Porcu, poète et musicien (voir l’entretien accordé à Christine Durif-Bruckert),  Mikael Saint Honoré, poète et éditeur, les éditions de l'Aigrette, maison d'édition de poésie Patrick Quillier, poète Pascal Giovannetti, poète, Laurie Camous, artiste protéiforme Emilie Pirdas, comédienne et clown OK Chorale Laure Nilius, artiste sonore et visuelle…

Et l'on n'oubliera pas, parmi les actions offertes à la créativité du public, des ateliers d’écriture menés par Pascal Giovanetti, et  par Gabriel  Grossi, (présent aussi pour des "écoutes intimes" de poésie sur la Coulée Verte par le truchement du tuyau "poëtons ensemble"), qui est intervenu à l’EHPAD du CHU de Cimiez, pour une séance dont les poèmes ont été diffusés dans l’installation sonore.

« en raison de leur grand âge, nous dit Gabriel Grossi, à qui je cède la parole, les résidents n'étaient guère en mesure de lire et d'écrire. Le choix d'un enregistrement audio se justifiait ainsi parfaitement : Après un temps d'explication du projet, les participants ont été invités à évoquer le thème de l'éphémère (thème du Printemps des Poètes 2022). La lecture de plusieurs poèmes existants (haïkus, poèmes contemporains…) a permis de les mettre en confiance, avant qu'ils ne prennent eux-mêmes la parole, en évoquant les petites joies précaires de leur quotidien : coucher de soleil, promenade dans le parc, coup de téléphone de l'arrière-petite-fille… J'écrivais sous leur dictée sur un paper-board, de façon à fixer le poème qu'il s'agirait ensuite d'enregistrer, avec les voix des participants… »

Parmi les textes produits, ces exemples :

« Je me réveille et je vois où je suis

C'est dur, au début

S'asseoir sous un arbre dans la mi-ombre

Le matin, tout commence. »

 

« Faire quelques pas

Voir les couleurs des arbres

(Jamais la même couleur)

Le coucher de soleil sur la colline d'en-face

À vous laisser ébahie, pensive

Se remonter le moral




Dimitri Porcu, Tous solo, voix mêlées, aux Journées Poët Poët 2022

Poètes, plasticiens, musiciens, performeurs... le festival Poët-Poët, dont Recours au poème est partenaire, porte haut la mission poétique et transversale autant que marginale que ses concepteurs ont adoptée. Après deux ans de confinement, et d'actions virtuelles dont nous avons parlé dans un précédent numéro,  la 16ème édition tient ses promesses, en invitant des noms prestigieux et internationaux (après Sapho, marraine de la précédente édition, Jean-Pierre Siméon (avec qui Carole Mesrobian s'entretient sur sa radio L'Ire du Dire), Laurence Vielle), Chiara Mullas (dont l'entretien avec Marilyne Bertoncini est publié dans ce numéro) - des artistes  et acteurs culturels "locaux", animant ateliers, rencontres, festivals... dans Nice et alentour (La Gaude, Clans, Aiglun...)  et musiciens et poètes de tous horizons.

Dimitri Porcu, poète et musicien lyonnais d'origine italienne, est invité ainsi que l'éditeur des éditions de l'Aigrette, maison indépendante à Marseille, dirigé par Mikaël Saint-Honoré. et créée en  2015 avec pour ambition de "proposer des livres qui ne laissent pas indifférent, dans le fond et la forme, privilégiant le cheminement d'auteurs qui bousculent un peu, beaucoup, tout en gardant une cohérence et une qualité d'écriture". Ils sont tous deux présents du 21 au 24 mars pour le festival créé par Sabine Venaruzzo, comédienne et chanteuse lyrique.

Tôt passionné par  le jazz, le free-jazz, les musiques improvisées, mais aussi pour la poésie et le lien entre paroles et musique, Dimitri Porcu a joué et fait de nombreuses lectures en France et à l’étranger. C'est à son retour du Festival Poët Poët, où il était invité pour la présentation de son dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, que Christine Durif-Bruckert a eu avec cet interprète et improvisateur, depuis toujours tourné vers le poème, un  moment de dialogue particulièrement vivant : 

 Dimitri, tu reviens  des Journées Poët Poët, où tu étais invité pour la présentation de ton dernier livre Tous-Solo qui vient de sortir aux éditions de l’Aigrette, . Peux-tu nous parler de cette expérience?
Sabine Venaruzzo, rencontrée à Sète l’an dernier où elle participait au festival des Voix Vives, avait lu mon texte sur l’éphémère dans l’anthologie des éditions de Doucey. Elle m’a invité aussi en tant que musicien, car le principe du festival Poët Poët, c’est de créer des performances et des rencontres d’artistes.
Ces journées ont débuté dans un petit théâtre associatif, l’Entre-Pont, par une lecture performance en duo avec Laurie Camous, artiste plasticienne, qui projetait ses dessins en direct sur écran, au fur et à mesure de la lecture de mes textes. Je jouais et je lisais mes propres poèmes sur les dessins. C’était de l’impro totale, comme le surlendemain, , avec Laurence Vielle, poétesse et comédienne belge, marraine des Journées de cette année. Notre performance s’est orientée très vite en une suite de lectures croisées :, des textes  engagés choisis en écho, sur les thèmes de la  nature, l’écologie, l’immigration etc.

 

 

Dimitri porcu, Tous-solo, éditions de L'Aigrette, Marseilles, 2022.

A Cagnes-sur-mer, au collège Jules Vernes, j'ai été accueilli avec des affiches, des pancartes, par des élèves de 3ème qui avaient travaillé mon manuscrit en amont.  Je m’attendais à vrai dire à un atelier d’écriture, à une rencontre « habituelle » avec une classe. Mais c’était bien plus que ça, un truc de fou. Ils avaient fait des dessins, une bande dessinée autour de mes textes, affichés dans tout le collège. Notamment, pour le poème Les mots oiseaux, ils avaient dessiné un vol d’oiseaux avec des mots du poème écrits dessus. Suivra  à la librairie Masséna, une rencontre lecture dédicace en présence là aussi de l’éditeur. C’est vraiment un très beau festival, bien organisé, avec une très bonne équipe, des jeunes bénévoles très dynamiques.

Le titrede mon livre,  Tous-Solo, c’est pour dire que l’on est chacun seul en soi, avec ce que l’on ne peut pas partager. Ce livre, c’est un peu la suite de mon double deuil, celui de mon père, suivi 3 ans après de celui de ma mère. Il y a deux poèmes pour eux dans ce livre. Le recueil précédent, Les mots au centre (éditions Gros Texte) faisaient déjà  écho à la mort de mon père en 2017. Mais à l’époque ma mère était encore là.
Seul aujourd’hui
A bord d’un canot de sauvetage d’infortune
Je m’apprête à travers les mers
Qui me restent encore inexplorées
Vos visages comme pavillon
Vos âmes à la proue
Tous-Solo à l’horizon (p 46)
Lecture Laurie Camous, Dimitri Porcu, Festival Poët Poët, 2022.
Bien que mes parents soient en filigrane dans chacun de mes mots, je  parle aussi des gens, de mes amis-poètes et musiciens, Thierry Renard, Lionel Martin, Stefano Giaccone. Pour écrire de la poésie, de toute façon il faut lire les autres. On s’inspire mutuellement. Ce qui est essentiel, c’est de voir, à partir de ce que l’on vit, comment on peut rejoindre les autres, ceux avec lesquels on retrouve nos routes/Nos révoltes/Nos envies de croire encore/ (Tous-Solo, p 36)
Seuls les solitaires
Ne sont jamais seuls
Seuls les solitaires se dopent à l’altruisme
Seuls les solitaires sont dépourvus d’égo
Seuls les solitaires
Construisent l’avenir commun
                        Tous-Solo dans l’inutilité (p 42)
Tous-Solo dans l’inutilité, c’est le texte central, le premier des Tous-Solo. Après les autres ont suivi. C’est à partir de celui-ci que j’ai écrit le recueil. Il a entraîné tout le chant. Oui, c’est un peu comme un long morceau de musique, un long chant, tous les poèmes se terminent par Tous-Solo... en insomnie, au quartier, en plein vol, face au poème, dans la continuité du rêve ... Finalement ce sont tous les solos que j’entends au fond de moi, même si les textes ne sont pas tous en rapport les uns avec les autres, ce refrain fait une continuité et construit l’unité du livre.
Et il y a la mer, toujours, la Méditerranée, qui pour moi représente le voyage, la navigation, le coté marin et pirate. Elle représente une traversée avec les mots, toutes les formes de migrations et l’exil en général.  C’est lié à mon histoire personnelle, l’immigration de mes grands-parents, de mon père. Je suis sarde par mon père et grec  par ma mère, de  Grèce d’Asie mineure, la Turquie aujourd’hui. Avec Laurence Viel on a lu l’amer du sud, le livre  écrit avec T. Renard, totalement bilingue français-italien, dans lequel des textes font référence à certain de nos mentors : Pasolini, et Antonio Gramsci..
Tu es régulièrement amené à travailler sur la langue, la musique lors d’ateliers auprès de différents publics, scolaires, étudiants, adultes et de personnes plus en difficultés.
Oui, j’interviens souvent pour des ateliers d’écriture poétique en collège, lycée, structures d’accueil, hôpitaux etc...auprès de ceux qui sont le plus souvent éloignés de l’écriture ou en difficultés sociales, de vies.. Dans les ateliers d’écriture je propose un travail sur la langue. Et dans ces contextes, nous échangeons beaucoup sur la poésie comme nous l’avons fait avec les jeunes du collège Jules Verne  à Cagnes-sur-mer. J’explique qu’en poésie un mot suffit, on peut associer des mots que l’on ne va pas associer dans la vie de tous les jours (bien que la poésie fasse partie de la vie de tous les jours), parce qu’on crée des images, des imaginaires. Pour moi c’est le mot qui compte, le son, le rythme et l’image qu’on veut créer, ce qu’on veut dire.
C’est une vraie ouverture pour ces publics, surtout pour les élèves en difficultés scolaires. En quelque sorte on déconstruit les cours de français et le schéma sujet/verbe/complément. Ça leur donne des échappées, ça les sort de l’impasse, parce qu’ils s’aperçoivent qu’avec deux mots ils peuvent exprimer quelque chose. Et en retour, ils adoptent un autre rapport à la langue, à l’écriture dans le cadre des cours.
Je veux leur montrer qu’avec la poésie on peut lever toutes les barrières. Un mot est un monde, et deux mots c’est deux mondes qui se rencontrent
 Je leur ai expliqué également que tout le monde peut être poète, que la poésie est, parmi les expressions artistiques, le lieu d’une liberté absolue. Tout le monde peut pratiquer une activité artistique, musique, danse, théâtre, cinéma etc, de façon autodidacte ou en amateur, Mais il y a des écoles, des conservatoires, des diplômes et des métiers qui existent, qui sont reconnus pour toutes ces formes artistiques. Pas en poésie. Il n’y a pas d’école de poésie, de diplôme à passer. On peut être pêcheur, ingénieur, chômeur, tout ce que l’on veut, et poète. Il y a des courants, mais pas d’école. Ils ont été très sensibles à ça.
Tu joues de la clarinette et du saxo. Je t’ai également entendu utiliser d’autres instruments comme la guimbarde lors des animations avec les enfants, notamment à Saint Claude dans le spectacle Une tortue dans ma tête que vous avez joué avec Mohammed El Amraoui, dans le cadre de la Semaine de la Langue française et de la Francophonie 2022. La musique est une dimension essentielle de ta vision poétique.
J’écoute de la poésie depuis que je suis petit. J’étais tout le temps avec mon père, le poète et traducteur d’italien, Marc Porcu. J’allais partout avec lui, aux soirées poésies, dans les festivals, en France, à l’étranger. Comme mon père s’occupait de l’association Poésie Rencontre, je suis devenu musicien des poètes.  J’ai commencé à 15/16 ans à accompagner les poètes de la région lyonnaise et tous ceux qu’invitait  l’association, Chantal Ravel, Thierry Renard, Mohamed El'amraoui, Martin Laquet, Stéphane Juranics, Samira Negrouche, Lance Henson, Jean-Pierre Siméon, Jean-Pierre Spilmont etc.., puis petit à petit et jusqu’à aujourd’hui, (j’ai 44 ans), bien d’autres en France et à l’étranger.
J’ai découvert la musique, le jazz, par le clarinettiste Louis Sclavis qui est un ami très proche de mon père, depuis leurs jeunesse lycéenne, et qui était mon idole, avant même de découvrir John Coltrane, Charlie Parker et les grands noms de jazz. Je disais toujours enfant, « J’ai la chance de connaître mon idole, de le voir chez moi ». De même, j’ai découvert les poètes vivants avant de connaître Rimbaud, Verlaine et Compagnie. C’était les poètes que je voyais à la maison, et que je voyais lors de  lectures, qui m’ont fait aimer la poésie.
D’ailleurs, aujourd’hui, je ne dis pas que j’accompagne les poètes, je dis "je joue avec les poètes", comme je jouerai avec d’autres musiciens. On joue ensemble. J’écoute le texte, le mot, je me mets au service du poème, de la façon dont chacun le lit, j’écoute ce qui se dit. Ce n’est pas de l’illustration non plus. C’est plutôt la création d'une ambiance. C’est toujours en impro, car ça marche mieux,  on est plus libre. Selon moi, c’est mieux aussi pour le public qui ressent une vraie écoute, une vraie harmonie entre mots et notes, voix et sons. En improvisant on est obligé de s’écouter vraiment. Quand on prépare, on se met des barrières, on se dit "là il faut absolument que je joue cette note-là", on se met des contraintes, on attend le moment, alors qu en écoutant vraiment la lecture du texte, la note arrive d’elle-même.
....et elle rencontre le mot, tu écris p 41 de Tous-Solo « j’ai aimé entendre claquer sa langue sous mes doigts  « clarinettés ».  C’est ce qui donne à la poésie la valeur de sa sonorité et de son rythme.
Pour moi la poésie c’est le free de la littérature, c’est la liberté dans la littérature. Maintenant je ne dis plus que je joue du free jazz, mais je dis "je joue de la musique improvisée", ça peut être du tango, de la musique orientale, classique. Si tu lis une partition, tu suis ce qu’il y a d’écrit, certes tu peux mettre de l’intention, mais tu n’as pas besoin de réfléchir plus que ça. Tu lis ta partition, tu joues et tu sais qu’à tel moment, c’est telle note, telle tonalité, tel accord, style etc..
Je pense que lorsque les musiciens ne sont pas improvisateurs, c’est plus compliqué avec la poésie. Ils arrivent avec des accords tout prêts, des morceaux, des grilles en tête, ils vont vouloir les suivre et quelquefois, c’est en décalage total avec le texte avec la voix du lecteur ou de la lectrice, et ça fait école de musique. C’est plaqué, le poète dit son texte, le musicien fait son petit morceau, quelquefois comme un intermède. Après ça peut fonctionner aussi, mais t’es pas dans la création, on ne joue pas ensemble et pour moi l’essentiel c’est que l’on joue ensemble. Il y a des poètes qui ont des morceaux en tête, je leur dis non, si le public connaît ce morceau-là, il va l’avoir en tête, et il n’écoute ni le texte ni la musique, surtout s’il s’agit de morceaux que tout le monde connaît.
Dans l’improvisation, ça fonctionne comme une langue commune. Quand je joue avec des poètes, je sais que ce n’est pas comme en concert, comme avec d’autres musiciens, c’est pas Dimitri solo clarinette, ce qui ne m’empêche pas qu’entre deux vers quand je le sens, quand le texte s’y prête, que je puisse prendre un peu plus la place, mais après hop je redescends au service du texte. Toujours au service du texte, avec le texte. Et l’instrument se chauffe avec la voix de l’autre, des autres. Tu y es.

 

 

Présentation de l’auteur




Đặng Thân, une voix poétique vietnamienne remarquable

Đặng Thân est un poète vietnamien important. Le magazine  Poets & Writers Magazine écrit « Dang est admiré pour sa prose caractéristique et son style rebelle ». Alors que le WORD Magazine déclare, “Đặng Thân est l’un des auteurs de la nouvelle école vietnamienne les plus acclamés. En écrivant tout, des “hetero-novels” aux poèmes allitératifs calligraphiés sur rouleau, il a réussi à rester sur le devant du débat sur la littérature post-Doi Moi.”

Ses travaux publiés dans des genres variés « ont créé le tournant le plus important dans le style écrit de la littérature vietnamienne. » (Prof. Dr. Critic La Khac Hoa).

Đặng Thân est le pionnier des allitérations en vietnamien et d’un nouveau style poétique et idéologique appelé “phạc-nhiên”. « Đặng Thân utilise avec succès un langage de connotation et d’humour noir pour traiter de vrais problèmes. Il a créé son propre style poétique, le “phạc-nhiên” et a capturé toute une musicalité dans un langage naturel qui démontre un talent insurpassable » (Xiang Yang, géant de la littérature taiwanaise).

En 2020, il a obtenu 3 prix littéraires prestigieux : Naji Naaman Literary Prize, Premio Il Meleto di Guido Gozzano 2020, and Panorama Global Award 2020. 

Son recueil bilingue de poèmes OM [Other Moments] – en français AUM [Autres Moments] – sorti en septembre 2019 aux Etats-Unis, est à ce titre remarquable. Cet ouvrage qui a déjà été traduit en plusieurs langues dont l’allemand, le bengali, le chinois, l’espagnol, le grec et l’italien. Une traduction française de qualité a récemment été effectuée.

Avec OM, Dang est devenu le premier auteur vietnamien dont les poèmes ont été exposés et conservés au World Museum of Poetry (Piccolo Museo della Poesia) – Piacenza, Italy, seul musée de la poésie au monde.

∗∗∗

Extraits de la version française de AUM

AUM, OM (sanskrit; en devanagari: ॐ) est une syllabe sanskrite que l'on retrouve dans plusieurs religions: l'hindouisme et ses yogas, le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme, et le brahmanisme. On la nomme aussi udgitha ou pranava mantra (« mantra primordial », le mot prāṇa signifiant également « vibration vitale »). D’un point de vue hindouiste, cette syllabe représente le son originel, primordial, à partir duquel l'Univers se serait structuré.

AUM est composé de Moments du matin et de Moments du soir.

 

∗∗∗

Maman

Maman, mes larmes coulent
A chaque fois que du côté du ciel ton ombre apparaît
Je me rappelle la sueur qui de ton corps perlait
Sous le soleil, sous la pluie, jusqu’à ce que mon cœur s’écroule
Solitaire et harassante, alourdie d’enfants, endettée d’un mari
Laborieuse, fière et provocante, d’une beauté insaisissable
Et qui s’est écoulée toujours, fleuve rouge, fleuve bleu, à l’infini.
L’eau est trouble, la maison pauvre mais tout est paisible
Les heures sont limpides alors, aucune n’adhère à la toile.
Quand bien même mes larmes s’écouleraient sans fin, inaudibles
Elles ne sauraient être comparées à cette sueur quotidienne !
La sueur abondante de ma mère, qui comme un voile
Incessamment s’écoule et coule encore… à l’aube de ta cinquantaine.

1989

 

Choc des racines

Rappelez-vous
le temps où
les poils
des jambes
étaient
de chaume
Comment se fait-il
qu’ils soient maintenant
buissons ?
Pourquoi poussent-ils
encore
après  avoir été
épilés
Ouïlle !

Oh, notez ! 
Assis, un gourou oriental réfléchissait
Aux racines de l’univers.
La réponse lui vint lorsque, involontairement,
Il arracha un poil de sa jambe.
Alors son chant s’éleva, puis il partagea ce vers :
Le Tout sort du Rien
Composant un couple éternel.

 

A qui sont ces yeux ?

Je n’osais tenter tes yeux

Mais ne pouvais en détacher les miens

Quand les tiens ont étincelé j’ai tremblé

Devant moi

Une rose céleste.

Mon cœur émit un râle assourdi

Tout comme ceux aujourd’hui… clos à jamais !1

Comptine de bain

La poussière s’élève le sable s’envole
Qui donc resterait alors immaculé
Et qui saurait m’interdire
D’exhaler mon odeur
Alors que déjà lavé
Je sors, enfin propre…
De grâce ne vous vantez
Avec vos ailes non souillées
Alors que vos crânes glougloutent
D’un trop plein de pus de boutons
De grâce ne faites point l’arrogant
Et ne me jugez ici trop malin
Moi qui, ma vie durant, ai manqué de bain

 

 

Transe multidimensionnelle

Comme en une transe hypnotique ma conscience

disparaît. Je suis calme, détendu, et ouvert aux suggestions. Sans opium ni héroïne. Mais le

stress de la vie moderne me vide l’esprit. Trop

de tout n’est jamais bon pour tous. Oh non, il

se trouve que les effets néfastes me font du

bien. Je vois ma vie antérieure comme celle d’un

prince arabe entouré d’esclaves. C’est bien ainsi

que je suis devenu l’esclave immense de cette

saleté de monde entier, dans une chaîne sans fin

de cause à effet. Oh cette chaîne, qu’elle soit d’or

ou de fer nous devons à tout prix la briser. Mais comment ? "Vous devriez vous servir de la chaîne

en or pour vous délivrer de l’autre", murmure un 
Esprit sorti de nulle part. Ah oui, l’or. Quand

j’étais Prince, j’avais tout, mais à présent me

voilà encore enchaîné. Bon Dieu ! J’ai découvert

que la Vérité n’émerge que si l’on demeure

le Soi le plus véritable.

 

Venez heureux, allez heureux2

Venez à moi
Mes compagnons du monde

Partagez la paix tandis que croît sa valeur éternelle

Dividendes
Venez dans la joie
Surmontez ce qui peut l’être
Surmontez à votre façon
Difficulté, pauvreté, discrimination, ou violences
Comme si elles avaient toujours existé
Montrez vos mains et nous pourrons nous embrasser
Nous embrasser pour chasser les souillures
De l’injustice, des guerres et de l’hypocrisie
Nous embrasser pour réchauffer tous les cœurs qui aspirent à battre en liberté
Une étreinte pour partager votre pouvoir d’aimer
Pour montrer notre nature la plus véritable
Le monde est trop vaste, notre monde pacifique est exigu

Venez ensemble
Renforcez notre force spirituelle
Raffermissez notre juste cause
Rencontrez le mal
Encagez les démons
Encouragez les sans-privilèges
Engagez-vous pour la justice
Pour toi et moi
Sans cela la vie n’est pas la vie

Venez avec moi
Nous sommes humains
Et ce n’est que lorsque nous nous saurons humains

que nous pourrons aller, heureux

 

Saison du Têt au Vietnam

le premier mois lunaire arrive

avec le marché Vieng aux outils de métal

les palanches se balançant sur le chemin des pagodes

se souhaitant une récolte fructueuse

jouant des coudes pour entrer dans les temples

rêvant de tonnerre d’applaudissement

allumant des baguettes d’encens

le printemps arrive

comme il était prévu

lanternes allumées

les cœurs

se laissant porter par la joie

comme enivrés

dans les airs

le drapeau de la fête poétique

appelant à des vacances d’un mois

de bétel sur le plateau et de vin dans la jarre

dans un ciel-et-terre immense et obscur

oh moi

pourquoi, au milieu de tout ceci,

effrayé

par le tambour,

ébranlé

par la cymbale en forme de lune

brillante pour montrer son amour tranquillement lumineux

vive comme une flèche

Une robe de moine volète

tandis que la fumée

se propage

des offrandes de papier votif

pour exaucer un vœu

un rêve évadé de nulle part

waouh, un trio

un orchestre d’hommes du ciel et de la terre

sourit toujours

composant un bouquet de fleurs fraîches et de fruits d’une profonde douceur

le temps galope par la fenêtre

en toute hâte Apollon peint des rayons de soleil

un bateau d’amour prend la mer

on entend un chant d’amour

venu de loin

au sein de l’infini

 

La première vague de la nouvelle année

Je vois la première goutte de rosée
Perler au creux de la feuille
Que forme ta paupière, l’œil embué en deuil
Des victimes du tsunami que le créateur
Dans un moment d’inattention a engendré

J’ai entendu la première chanson née des profondeurs
De ton cœur qui est venue mourir à la pointe de ta langue
Elle résonne et repousse le pouvoir de
L’obscurité à la veille de cette nouvelle année

Je ressens le combat ahurissant, qui change chacune
De mes cellules et qui au plus profond se répercute dans
Le premier vol que j’ai choisi
Et qui me mène vers une authentique vie

1/1/2005

 

Constipé pendant 7 jours 
Une trille de 7 notes

"Sans silence, il n'y aurait pas de musique."
- ADAM ZAGAJEWSKI

Dès l'aube, il commence les cours et reste
7 heures à l’école. 
Les mots d'or de la noble bouche résonnent Loin de trois mille mondes. Oh, la nature humaine est 
Intrinsèquement bonne. 
Donnez-moi un levier assez long 
Et un point d'appui sur lequel 
le placer, et je déplacerai le 
Monde. 7 couleurs de l'arc-en-ciel 
sont frivoles. Naturel
N’est plus à présent qu'un mot dépassé.
Moderne est interminable-

ment fou. Liberté é-
galité fraternité.
Et puis quoi ? La ré-
volution transgenre dans des terres embrumées.
La bienveillance a été brutalement tirée 
En avant par des maîtres/gourous.
Les esclaves/disciples ont dit, c'est 
La lutte finale. Des milliers
D’années de sang ont empoisonné
L'Histoire. Quelle odeur de 
Vivants. Grands. Immortels. 
La vie reste la même. Les 7 
Sages ont encore du fun–ds. Le G-
7 prend la main
En raison d'une violation. 
Tai-chi imperturbable
 Oh merci à toi musique rituelle. Comme
Toujours 7 notes de haut  
Et de bas ont encore besoin d'un silence.

A son retour, il est frappé de co-
lique. Son ventre gémit de 
douleur. Il n'a pas senti 
de musique dans son ventre 
Depuis 7 jours. Il rêve que 
ses intestins se transforment en
rivières empaillées, tueuses

de constipation.

Il se dirige vers un 
WC. Une heure. Puis une
Autre. Il se sent écrasé 
De souffrance toute la nuit alors même 
Qu'il est en bonne forme. Sou-
dain, le frein est desserré. 
La musique abdominale 
S'écoule abruptement. Une douleur

comme s’il était opéré. 
7 notes s'emboîtent en une longue 
Rangée d'une centaine d'écoles de 
Pensée. Mais ne trouve pas longtemps

le silence espéré. La voix

abdominale semble haletante,
à bout de souffle, en vol stationnaire 
Au-dessus de sa tête. Silence, je t’ai

Longtemps attendu.
Pour te conférer le titre de "Seigneur 
Des sons".

  

Des décennies de temps difficiles

"Boum boum" était le bruit des milliers de bombes à l'époque de ma naissance

"Criiiiiii criiiiii" était la berceuse des fusées qui m’emprisonnaient

Rumeur sourde des cadavres en marche 

soufflés par le spectre de la guerre

On a vu ces médailles glorifiées sur l’herbe fanée des uniformes dans une cadence sans vie

Ces suites de vers spontanées viennent d'être composées entre deux pôles :

le Vietnam et l'Amérique

L'entre-deux était trempé de sang encore taché

               sur les arbres

                               rizières

                                              et même les rêves

Sur les bateaux chargés de réfugiés fuyant leur patrie dans une profonde, profonde douleur

Une blessure persistante qui fait souffrir la moitié du globe

                               et une partie orageuse du siècle

Forme des nappes de sang sur le Pacifique les jours d'El Niño

               et dans le tsunami de l'Océan Indien

Laissant en arrière âmes stupides, ressentiment et méchanceté envieuse

Tandis que le smog de l'Agent orange se mêle à la fumée azurée émanant des cuisines en fin d'après-midi

Les chiffres de Giao Chỉ3, moitié Việt Cộng4 et moitié Việt Kiều5, risquent leur vie

               en marchant sur

                               les ponts historiques putrides

Les semis de riz poussent encore sur des chaumes décomposés

On nourrit encore des fantômes qui chantent

Et nous-mêmes mourons chaque jour pour vivre

 

                              30 avril 20056

 

 

Đặng Thân : Où est la modernité ?

Notes 

  1. Note de l'auteur : J’ai composé le poème "A qui sont ces yeux ?" après de longues nuits de détresse insomniaque, tourmenté par la beauté, le magnétisme et la fragilité de l’amour et des êtres aimés déjà aux cieux; le personnage que je tutoie les incarne dans leur totalité.
  2. Inspiré par le salut islandais : "Viens heureux" pour « bonjour », « Va heureux » pour « au revoir ».
  3. Giao Chi : l’un des noms anciens du Vietnam.
  4. Viêt Cong : les communistes vietnamiens.
  5. Viêt Kiêu : les Vietnamiens d’outre-mer.
  6. Rappel du 30 avril 1975, jour où la guerre du Vietnam a pris fin.

Présentation de l’auteur




Gabor G Gyukics, un poète du monde

Gabor G Gyukics est un poète, jazzman et traducteur littéraire né à Budapest. Ses œuvres poétiques et ses traductions ont été publiées dans plus de 200 magazines et anthologies en anglais, en hongrois et dans d'autres langues dans le monde entier. En 2018, il a publié son premier CD de poésie jazz en anglais intitulé Vibration of Words avec trois étonnants musiciens de jazz hongrois et a créé la première série de lectures Open Mike and Jazz Poetry en Hongrie en 2000. La poésie de G. Gyukics nous touche car elle exprime la densité du monde en révélant les liens étroits qui existent entre le proche et le lointain. On a pu la comparer à la poésie hermétique, à celle des Indiens d’Amérique et de l’Extrême-Orient. 

 

Traduction de Christophe Martin

en attendant l'apparition des peaux de pastèques                               

je regarde le fleuve
si lent
c'est à peine
si je vois
son courant

des heures durant je l'observe
avant
de tourner le dos à l'eau

pendant ce temps
ils ont construit un mur derrière moi

je me retourne vers le fleuve
dedans

toutes ces peaux de pastèques
que mordent les poissons.

 

a felbukkanó dinnyehéjra várva

nézem a folyót
lassú
figyelnem kell
hogy lássam
merre halad

órákig bámulom
mielőtt
hátat fordítok a víznek

amíg néztem
falat húztak mögém

visszafordulok a folyóhoz
benne
rengeteg dinnyehéj
harapdálják a halak

 

jeu d'enfant

de sa main il marque l'eau
entre ses doigts il serre les gouttes

sur sa paume il élève les mots
son oreille attrappe les sons

son pied disperse les cailloux
le vent plisse ses yeux

devant toute cette lumière il cherche l'ombre
lui seul parle cette langue.

 

gyerekjáték

kezével markolja a vizet
ujjai közt préseli a cseppet

tenyerére emeli a szavakat
fülével hangokat kap el

lábával kavicsot perget
a szélnek szemet huny

a fény elől árnyékába lép
egyedül beszéli ezt a nyelvet

 

Poésie de Gyukics Gabor avec Dora Attila & Bori Viktor. Filmé à Budapest, le 16 janvier 2017 par Human Error Publishing, au GodorKlubban à Jazzkolteszeti.

Porte bonheur

près de l’armoire
sur le plancher
de la véranda à la cuisine sur le tapis
il a vidé ses poches

il a cherché une dernière fois
las
il sait
que c’est en vain
des années qu’il ne trouve rien

de tant de villes pourtant il a inspecté
les recoins
il ne se rappelle plus
où il l’a perdu.

 

Hét krajcár                                                              

a szekrény mellett
a hajópadlón
a verandától-konyháig szőnyegre
ürítette zsebeit

a keresés utolsó fázisa
elfáradt
tudja
hiába
évek óta nem találja

átnézte pedig sok város
zegzugát
nem emlékszik
hol hagyta el               

 

 

Longue promenade

Sur son téléphone à force d'appeler,
Les numéros se sont usés.
Il a fait froid dehors,
Il a enfilé des chaussettes, un pantalon,
Il a mis une chemise, un pullover, des chaussures, un manteau,
Une écharpe autour de son cou,
Un chapeau sur sa tête.
Il s'en va voir tous les gens qu'il connaît.

 

Hosszú séta

Telefonján a sok tárcsázástól
Elkoptak a számok.
Hideg volt odakint,
Zoknit húzott, nadrágot,
Inget vett fel, pulóvert, cipôt, kabátot,
Sálat nyaka köré,
Kalapot fejére.
Meglátogatja összes ismerősét.

 

A l’aéroport

Tu ne pleurais pas
Un demi-sourire collé sur ton visage
Tu t’occupais à ceci à cela
Tu as regardé ma valise
Quand tes doigts ne trouvèrent plus rien
Autour de toi
Rien que moi

Ce manteau jaune te va bien
Dis-je
Au lieu de: je reviendrai

Tu l’as enlevé
Puis tu l’as mis dans ton sac.

                                                              

Repülőtéren

Nem sírtál
Félmosolyt ragasztottál arcodra
Elfoglaltad magad evvel avval
Bőröndömet bámultad
Amikor már semmi érinteni valót
Nem találtál magad körül
Csak engem

Jól áll rajtad ez a sárga raglán
Mondtam
Visszajövök helyett

Levetetted
És a táskádba raktad

 

 

Gabor G. Gyukics lit sa propre poésie et celle d'Attila József en anglais.

         Christophe Martin (biographie)

Né en 1969 dans l’Ouest de la France, passe son enfance en Bourgogne. Etudes d’allemand à Dijon, Mayence, Vienne et Paris. Nombreux séjours en Europe centrale, notamment en Hongrie, dont il apprend la langue. Il séjourne aussi deux ans au Mali. Professeur agrégé d’allemand, enseigne aujourd’hui dans l’académie de Lille. A publié des traductions philosophiques, des nouvelles et des poèmes, ainsi qu’un essai consacré à l’écrivain suisse Paul Nizon (voir ci-dessous pour plus de détails).

                                      __________________

Publications

 Hors jeu, roman, Editions Saint Martin (Roubaix, 2006).
Le nez de Rocheteau, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2011).
Le long de la voie ferrée, nouvelles, Editions Saint Martin (Roubaix, 2013).
Peintures, nouvelles, Editions Saint-Martin (Roubaix, 2015).
Parisiana, article de critique littéraire (Revue Germanica n°57, décembre 2015).
L'aventure du je – essai sur Paul Nizon, Editions Saint Martin (Roubaix – 2016).
Scènes, poèmes, Editions Saint Martin (Roubaix – 2020). 

Traductions :

La notion de significativité et la transformation de l’herméneutique, traduction de la contribution de Gunter Scholtz au colloque ‘Les instruments de la compréhension – Enquête sur les concepts d’herméneutique’, organisé par Christian Berner et Denis Thouard, publiée dans Sens et interprétation - pour une introduction à l’herméneutique (Presses Universitaires du Septentrion, octobre 2008). Traduction reprise dans L'Interprétation, dictionnaire philosophique (Vrin, 2015).

La structure phénoménologique de la poésie de Rilke, Käte Hamburger (Po&sie n°127 juin 2009).

De la maison de l’Être à la colonie pénitentiaire – Ingeborg Bachmann et Martin Heidegger, Barbara Agnese (Po&sie n°130, avril 2010).

Présentation de l’auteur




La Main Millénaire, une aventure poétique

La Main Millénaire,
une aventure poétique de l’automne 2011 au printemps 2020,
à l’instigation de Jean-Pierre Védrines

 

« Cet homme qui ressemble à la terre, / peau d’écorce, chair d’aubier, / jambes de racines torses, / oint du musc des troupeaux, / qui marche toujours sur les sentes / où mugit la conscience perdue / dans la rumination des siècles / c’est moi. » : ainsi se présentait Frédéric Jacques Temple dans La Chasse infinie, main tendue au temps qui passe, main millénaire de la poésie portée par ce corps qui traversa « la rumination des siècles », formule qui scella l’amitié entre Jean-Pierre Védrines qui lui emprunta l’association des deux mots pour lancer l’aventure éditoriale d’une revue respirant le sud, la camaraderie, la création et cet « homme de silence » auquel ce dernier rendit par ailleurs un hommage repris dans l’ouvrage des éditions Domens / Méridianes : Dans le soleil de tes mots, En mémoire de Frédéric Jacques Temple dans lequel l’image des mains ouvertes aux possibles revient sous sa plume : « L’homme était debout en lui. L’existence entre ses mains paraissait simple et belle. Que ce soit le frémissement des peupliers ou l’ocre du ciel, tout portait la trace de son cœur. Frédéric Jacques Temple était un homme de silence qui cheminait à la crête du vent, un coureur de routes, « un arbre voyageur ». »  

Dans la sobriété élégante d’un format poche, avec une couverture au frontispice artistique sous lequel les yeux peuvent parcourir à loisir toute une constellation d’auteurs embarqués dans l’équipage du numéro édité ainsi qu’une quatrième de couverture reproduisant la couverture le plus souvent d’un ouvrage à paraître, le dernier numéro 22, du printemps 2020, porté sans doute par l’intuition de la disparition de la figure emblématique proposant ainsi celle de la quintessence de l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, intitulée encore La Chasse infinie et autres poèmes dans la collection Poésie / Gallimard. Mais également derrière la figure de proue d’un navire nommé littérature méditerranéenne, pour lequel « L’écrire n’est qu’une des nombreuses formes du vivre. », à son instar, l’éditorialiste avait ciselé son aphorisme qu’il plaçait avant son appel tant à l’abonnement qu’à la créativité : « La poésie est l’une des meilleures façons d’être au monde. » Plus qu’un modus vivendi, Jean-Pierre Védrines se fit porte-voix d’une pluralité d’expérimentations esthétiques et d’engagements éthiques, dont la diversité des textes en lumière laissait tant la place aux aînés glorieux qu’aux débutants enthousiastes, dans une authentique politique d’auteurs, des régions du sud ou d’ailleurs, largement ouverte à la création sous toutes ses formes, et ce dès le premier numéro, dont le poème du maître d’œuvre, La naissance du monde, semble nous parler toujours de la richesse de ces mondes divers contenus dans notre univers commun, tous réunis par cette quête aussi personnelle qu’indivisible du mot juste, du mot précis, Le dernier mot cependant

C’est fort de l’universalité dans l’acte d’écrire que Jean-Pierre Védrines rédige la philosophie de l’éditorial de son deuxième numéro, hiver printemps 2012, placé sous le signe d’un tel regain, d’intérêt, de curiosité et d’énergie, qu’il ne peut envisager que collectivement : « Notre modeste revue se veut au service de la poésie et des poètes, au service des écritures de la vie. Poésie de ceux qui écrivent aujourd’hui, poésie de l’événement, poésie du fragment…

La Main Millénaire n°1 (automne 2011), « Revue de promotion littéraire et artistique » annuelle, Lunel (126, rue du Canneau, 34400). Association La Main Millénaire dirigée par  Jean-Pierre Védrines / Comité de réd. : Julien Fortier, Ida Jaroschek, Vincent Tricarico, Catherine Bergerot-Jones, Renaud Vignal-Ranz, Quine Chevalier, André Morel, Marthe Barris, Françoise et Jean-Pierre Védrines

Ce deuxième numéro nous apporte des poèmes et des textes qui révèlent la passion des poètes pour les mots, affirmant par là-même que le langage est essentiel dans l’approche de l’être humain. Habiter en poésie, c’est habiter l’être humain dans ses tempêtes, c’est le hisser à la hauteur de la dimension cosmique de l’être. » : véritable invitation à habiter poétiquement le monde qui trouve sa percée énigmatique dans l’humilité de l’éditorial du vingt-deuxième numéro, printemps 2020, Le cri du dormeur dévisse, aveu d’insomnie vigilante sur ce foyer des mots qui couve dans l’ultime exemplaire de la revue : « Pour conclure, je complète ma fiche par ces quelques mots : s’il y a des blancs dans cette vie, comme le dit Modiano, ils viennent, sans nul doute, de cet ancien bleu du ciel rédigé à l’encre noire. De l’homme rivé à sa forge d’images. »

Blanc de la vie, bleu du ciel, noir de l’encre, toute une palette du mystère que peint dans ces mille-et-unes nuances cette main millénaire, comme un passage de témoin, au fil du temps, entre la main de Frédéric Jacques Temple et celle de Jean Pierre Védrines ainsi que toutes ces mains qui ont contribué de numéro en numéro, qui en ont parcouru une à une les diverses rubriques, Dans le grain répandu, Une flamme en un mot, Le corps des mondes perdus, Plus loin que la ligne, Fragment, Un fruit pour la main droite, etc. comme des sésames de territoires enfouis sous ces hautes terres plus vastes que sont celles traversées des sillons de la poésie, sillons de l’écriture et de son envers, la lecture, sillons de partage et de voyage en ce palimpseste où se croisent, s’effacent, se raturent, se devinent encore et se lisent toujours les lignes d’une main tendue, que l’on souhaite pourtant « millénaire », et qui œuvra déjà pendant dix années, à l’aube de ce XXIème siècle…




Deux visages féminins, deux poètes celtes

Deux femmes nées au début du XXème siècle et décédées à un an d’intervalle, elles portent le même prénom à la signification symbolique : « le messager », toutes deux héritières de Orphée, le messager, le médiateur et voyant privilégié. Chacune a vu la nature à la façon baudelairienne « comme une forêt de symboles », poètes enracinées en Bretagne rurale, riche de pierres celtiques, de forêts, de contes, de mythes et de chansons populaires, elles surent célébrer et révéler le monde tel qu’elles le voyaient.

Anjela Duval ne quitta jamais sa ferme de Traon An Dour sur la commune de Vieux-Marché dans le pays du Trégor. Angèle Vannier née en bord de mer à Saint-Servan près de Saint-Malo, ira jeune femme et jeune épouse vivre un temps à Paris, mais elle choisira de retourner seule vivre dans la demeure familiale Le Chatelet à Bazouges-la-Pérouse en Ille-et-Vilaine.

Le bonheur d’être dans la nature et de vivre dans une société rurale traditionnelle

« La terre est comme mon deuxième corps », « Celui qui n’a pas de terre, n’a pas de racines » (Anjela Duval), elle restera attachée à ses quelques arpents de terre hérités de ses parents, toute sa vie, elle les cultivera : « Je n’aimais que les campagnes, les campagnes si belles de ma Basse-Bretagne », « Mes vers je les écris avec le soc de ma charrue / Sur le chair vive de mon Pays de Bretagne sillon après sillon ». Elle écrit la nuit tombée et puise ses mots dans cette terre qu’elle cultive. Elle est émerveillée par cette nature avec laquelle elle est en communion : « Faut pas lésiner sur sa peine à propos de la terre, parce que la terre, elle rend à mesure qu’on lui donne. » 

La terre bretonne est aussi essentielle à Angèle Vannier qui chante les éléments, la voix des arbres, l’esprit des pierres, l’âme des animaux. Elle aussi sait qu’il faut puiser dans ses racines pour nourrir sa poésie riche de légendes et de mythes bretons.

« Emportez-moi dans la charrette pauvre et nue / Avec le grand vieillard et la femme et l’enfant / Emmenez-moi crever l’oraison des étangs / Des étangs noirs pétris de charme et de cigües. »1

Deux âmes celtes

« Je suis profondément celte » Angèle Vannier2

Revenue en Bretagne lorsque la cécité la frappe, elle va s’inscrire dans la tradition des bardes dont on dit que beaucoup étaient aveugles ; comme eux, accompagnée du harpeur Myrdhin (Merlin en français)3 elle ira de ville en ville, en France et à l’étranger dire et chanter ses poèmes, elle en français, lui en breton.

Pour Anjela Duval la langue bretonne est aussi une terre dont elle se sent exilée, l’interdiction de parler breton à l’école fut une blessure. La forme en breton de son prénom qu’elle adopte en 1966, affirme son choix identitaire. Dès les années 60, elle écrit en breton sur des cahiers d’écolier4, dans un style entre le breton littéraire et le breton populaire : « Le breton coulait de sa plume avec une énergie et des expressions savoureuses en jaillissaient sans cesse. » (Ronan Le Coadic)

L’écriture essentielle

Deux œuvres nées de la fragilité, l’écriture est alors essentielle pour continuer à vivre : « Pour ce qui est de moi, ma vie est un miracle de tous les jours, je me tiens debout que par habitude. » (Anjela Duval). Très jeune, elle est atteinte d’une maladie des os qui la fera souffrir toute sa vie. Elle qui a sacrifié sa vie affective et choisi de rester à la ferme pour s’occuper de ses parents, connaît une profonde dépression à leur disparition. L’écriture la sauve, avec des accents proches de Marie Noël, elle affirme : « Je veux devenir une petite poétesse, tel est le désir de mon cœur ici-bas. » et conseille : « Achète-toi plutôt un crayon, vois-tu / (tu en auras trois pour dix-huit sous) / Tu trouveras du papier en quantité/ Où tu voudras. Autant que tu voudras / Et assieds-toi pour écrire ». Elle vit en ermite, l’écriture est pour elle un don qu’elle fait aux autres. Quand la célébrité viendra, comme un apostolat, elle prendra le temps de répondre à chaque courrier qui lui est adressé. Elle écrira à des poètes comme Gérard Le Gouic, ils échangeront des lettres et cartes postales de 1973 à 1980.5

La maladie est aussi une des fragilités de Angèle Vannier, opérée sans succès d’un glaucome à 22 ans alors qu’elle est en 3ème année de pharmacie, elle devient aveugle, retourne à Bazouges-la-Pérouse et se réfugie dans la poésie : « Il me semble que ma vie et ma poésie ne font qu’un ». La cécité est une épreuve, mais aussi une force, car elle est pour elle un éveil permanent : « La cécité, bien vécue, serait peut-être cet état perpétuel de transposition et tout est presque vécu au niveau poétique ».

La fragilité est pour ces femmes un chemin vers le dépouillement qui permet d’atteindre l’essentiel et la poésie traduit cet essentiel.

L’éloge de la simplicité et de la lenteur

Leur poésie emprunte aussi le chemin de la simplicité et de la lenteur. « J’ai vécu comme au XIXème siècle (…) Je n’ai jamais eu l’électricité dans cette maison. Quand j’ai perdu la vue l’électricité n’était pas encore installée. » (Angèle Vannier)

Angèle habite une belle demeure, mais il n’y a rien de superflu. Une simplicité encore plus grande règne dans la ferme de Anjela Duval qui vit une situation proche de la grande pauvreté.

Si Angèle Vannier n’a rien perdu de sa féminité, Anjela elle ne connaît aucune coquetterie : « Elle apparaissait austère, sévère, avec un bonnet recouvrant une chevelure à la diable avec jupe et sarrau noirs. Elle allait d’un pas d’homme, sans grâce, en sabots. » (Roger Laouenan)6

Toutes deux vivent en écoutant le rythme des éléments, et peuvent ainsi se mettre à l’écoute de ce qu’elles sont. Anjela paysanne sait attendre et regarder, elle ne se met à écrire qu’à 55 ans, riche de ce temps passé à regarder et à aimer cette terre qu’elle cultive.

La demeure d'Angèle Vannier, Le Chatelet, © Nicole Laurent- Catrice.

Un chemin essentiel pour ensuite se tourner vers les autres. Cette femme qui a arrêté l’école à 12 ans, seule dans sa ferme comprend une grande partie des questions qui se posent aujourd’hui à l’humanité, elle se pose des questions d’ordre environnemental, dans son poème Sahara, elle évoque déjà la déforestation et le changement climatique. Elle construit, pour y répondre, une philosophie de la vie qu’elle exprime dans sa poésie et « elle a su … mettre sa vie en accord avec sa vision poétique et mystique du monde jusqu’à en mourir » (Ronan Le Coadic)

La cécité impose aussi à Angèle Vannier la lenteur, celle du geste. Une cécité favorise l’écoute pour ensuite grâce l’écriture, traduire des sensations physiques intenses. Elles ont su se mettre à l’écoute de ce monde charnel qui les entoure ; pour elles, écrire : c’est retrouver l’incarnation.

Une poésie de l’engagement

La poésie permet à Anjela d’apporter sa contribution à la lutte pour la défense de l’identité bretonne et la reconnaissance de son peuple. Elle s’engage dans la défense d’une Bretagne autonome ; en 1979, elle écrit au procureur de la cour de sûreté de l’Etat, et apporte son soutien aux jeunes autonomistes incarcérés pour l’attentat de Roc’h-Trédudon. Fidèle à elle-même, elle montre un esprit de résistance : « Je ne puis pas beaucoup pour cette génération, mais elle m’est chère, c’est la Bretagne de demain. Mon cœur souffre de leur souffrance. J’ai mal à ma Bretagne, moi la triplement demeurée : demeurée bretonne, demeurée chrétienne, demeurée terrienne. »7

Anjela, Angèle deux femmes qui éveillent les consciences, revendiquent la richesse culturelle bretonne : « Je n’ai pas envie que les celtes aillent envahir tous les pays. Je laisse aux autres le droit de s’exprimer dans leur propre langue et mythologie. Qu’on nous laisse nos couleurs, nos formes, nos rêves, notre relation au monde en considérant que nous pouvons l’enrichir. » (Angèle Vannier)8

Portrait d'Anjela Duval.

Très vite la reconnaissance

Dès son retour à Bazouges-la-Pérouse lorsque la cécité la frappe et avant de rejoindre la capitale pour quelques années encore, elle fait une rencontre essentielle. Théophile Briant qui anime la revue poétique Le goéland est réfugié dans son village, il apprend qu’elle écrit et il vient la trouver : « Il m’a mise au monde, il a accouché de moi en tant que femme et en tant que poète… »9. Elle s’efforcera de mettre en pratique son conseil : « Fouille tes racines, fouille ta nuit, ton âme est celte, découvre-la ». Il préface en 1947 son premier recueil : Les songes de la lumière et de la brume, en 1950 Paul Eluard préface L’Arbre à feu ed Le Goéland. Ses textes sont connus du grand public, elle écrit des chansons qui sont interprétées par Edith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair10. Elle rencontre le public et ses spectacles et lectures sont nombreux de 1946 à 1980, en France et à l’étranger11, elle participe à des émissions de radio et de télévision.

Anjela Duval entrée tardivement en écriture en 1960, publie dès 1962 dans des revues bretonnes de références : Ar Bed Kelteik et Barr-heol12. En 1971 André Voisin réalisateur à l’ORTF va à sa rencontre pour son émission les conteurs et met en lumière cette femme de l’ombre. D’autres émissions suivront à la BBC et dans diverses émissions étrangères. Personne ne reste indifférent à cette femme authentique, habitée par l’expression poétique, nourrie de son identité.

Deux poètes majeures

Ces deux poètes celtes sont des figures majeures de la poésie bretonne, elles rayonnent aujourd’hui encore 40 ans après leur disparition. Les publications se multiplient après leur mort, en 1990 paraît chez Rougerie une anthologie de poèmes choisis (1947-1978) de Angèle Vannier, son amie la poète Nicole Laurent-Catrice en 2017 lui consacre un essai : Demeure d’Angèle Vannier ed Sauvages.

En 1998 sur l’initiative de l’universitaire Ronan Le Coadic est créée l’association Mignoned Anjela afin de sauvegarder et de diffuser l’œuvre d’Angela Duval; en 2000 paraît son œuvre complète, la première d’un poète breton : Oberenn glok ed Mignoned, les textes bretons sont traduits en français par le poète Paol Keineg. Des chanteurs contemporains reprennent les textes de Anjela en 2012, le groupe breton Unité Maü dédie à Anjela son Chant de la terre, son poème Karantez vro (l’amour du pays) mis en musique par Véronique Autret est chanté par Nolwenn Leroy dans son album Bretonne. Leurs œuvres s’inscrivent dans la grande tradition de la littérature celte, celle des bardes, une poésie de l’écrit mais aussi de l’oralité qui a su se nourrir des contes et des légendes.

Cette réflexion de Paul Eluard à propos de l’œuvre de Angèle Vannier convient aussi à celle de Anjela Duval : « Je la tiens pour un très grand poète…Angèle Vannier rejoint tout naturellement Max Jacob, c’est-à-dire Morven-le-Gaëlique et Saint-Pol Roux. C’est une bretonne authentique…On la sent en plein accord avec la nature…féérique simplicité qui donne à tout ce qu’elle écrit la couleur des brumes nacrées et claires de sa terre natale »

 Elles furent et restent deux poètes majeures de la littérature celtique et française, bretonnes authentiques, en accord avec la nature, elles font désormais partie de cette culture qu’elles ont l’une et l’autre aimée et défendue.

Notes

1. Emportez-moi, in : Le songe de la lumière et de la brume ed Savel 1947
2. Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier Les Cahiers d’Ere 1995
3. Myrdhin était l’un des 3 harpeurs professionnels de Bretagne, il sillonnait le monde pour transmettre la musique celte. Il a dirigé les rencontres internationales de harpes celtiques à Dinan.
4. 40 cahiers d’écolier seront retrouvés à sa mort.
5. Anjela Duval lettres à Gérard Le Gouic ed Berlobi
6. Anjela Duval Une voix prophétique : Ar Men n° 56 janvier 1994
7. Fin de la lettre au procureur citée par Jean Lavoué in, Voix de Bretagne le chant des pauvres ed L’Enfance des arbres (p.97).
8 et 9 . Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier, les Cahiers d’Ere (1995)
10. Le chevalier de Paris chanson interprétée par Edith Piaf, reprise par Frank Sinatra, Yves Montand, Marlène Dietrich et Bob Dylan.
11. La Vie tout entière spectacle conçu avec Myrdhin sera joué à travers l’Europe.
12. Anjela Duval publie dès les années 60 des articles dans la revue AR Bed Keltiek dirigée par Roparz Hemon et dans Barr-heol dirigée par l’abbé Marcel Klerg.

       

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




LES GŌSĀNS DE LA GRANDIOSE ET TRISTE PATRIE IRANIENNE DE KATAYOUN AFIFI

Préambule persan

Le photographe français Henri Cartier Bresson évoque l’art du portrait comme « le silence intérieur d’une victime consentante ». Sur la photo, cette jeune femme, qui se tient debout au milieu d’une rue de Téhéran, c’est Newsha Tavakolian, dont le nom, à l’instar de celui de sa consœur Shadi Ghadirian, précise, qu’elle est d’origine arménienne. Bien que tchadorisée par le régime politico-religieux, ses gants indiquent qu’il s’agit d’une magnifique combattante, boxant avec Cyrus le Grand, Darius 1er et Xerxès 1er, dans un gant et Tigrane II d’Arménie et David de Sassoun, dans l’autre. Ou encore, Forough Farrokhzâd et Sepideh Gholian dans un gant, Éghiché Tcharents et mon cher Daniel Varoujan dans l’autre : Couleur de sang, me dis-je, - terre rouge, bien sûr, car elle est arménienne ! - Peut-être y frémissent encore des vestiges - de brasiers millénaires… On dénombre, en Iran, depuis le XVIIème siècle du fait des persécutions ottomanes, 202.500 Arméniens chrétiens, auxquels s’ajoutent les 400.000 Arméniens musulmans d’Iran. Les Assyro-chaldéens, l’autre minorité chrétienne d’Iran, ne sont que 25.000. Les Iraniens sont majoritairement musulmans, mais chiites et non pas sunnites à l’instar de 90 % des 1. 575.000 000 musulmans actuels. Et bien sûr des agnostiques et des athées, qui rasent les murs.

 

Cette jeune femme, c’est aussi Katayoun Afifi, la Perse, dont, en décembre 2013, je reçois un premier message. Pourquoi ? Parce que j’ai publié Ahmad Shamlou, l’une des plus grands poètes iraniens, hélas, méconnu en France, dans la revue Les Hommes sans Épaules. Katayoun a suivi des études de lettres. Elle est férue de littérature, d’écriture et de liberté. Elle me soumet son premier écrit, une nouvelle. Elle écrit le soir, au secret, dans une langue, le français, qui n’est pas sa langue maternelle, aidée d’un dictionnaire. Je suis d’emblée époustouflé par sa détermination et sa performance. Je la lis, la conseille, l’encourage et l’aide de mon mieux. Ses écrits et sa pensée sont très critiques envers la société et le pays dans lequel elle vit. Son courage est grand. Son talent ne l’est pas moins. Je vais l’apprendre en m’intéressant davantage, grâce à Katayoun, à la poésie persane, à l’histoire de l’Iran et à sa culture magistrale : rien n’est plus déterminée, qu’une femme iranienne. Les mollahs et autres ayatollahs, gardiens de la révolution, devraient le comprendre, plutôt que de les oppresser et de les étouffer, à l’instar du pan le plus riche de leur culture, qui ne se limite pas, loin de là, au VIIème siècle, ni à l’année 1979, ni aux contes du Shah perché, pour détourner un titre fameux de Marcel Aymé.

Autoportrait de Newsha Tavakolian in film-documentaire Focus Iran (Arte France, Terra Luna Films, Harbor Films, Avrotros, 2017) de Nathalie Masduraud et Valérie Urréa.

L’Iran, le pays de Katayoun, est méconnu. Il est souvent réduit à des images fausses ou arrêtées, qui circulent sur son compte. Un poète me dit récemment qu’Hâfez est son poète arabe préféré. Mais, non. Hâfez, n’est pas un poète arabe, mais persan, à l’instar de son peuple et de ses descendants, qui vivent en Iran. Lesquels ne parlent pas l’arabe, mais le farsi, le persan, qui fait partie du groupe indo-iranien de la famille des langues indo-européennes.

Cette langue s’écrit au moyen de l’alphabet arabo-persan, variante de l’alphabet arabe, bien qu’elle n’ait aucune parenté avec la langue arabe, dont elle diffère tant sur le plan de la grammaire, que de la phonologie. L’Iran n’est pas un désert et ne ressemble ni à Abou Dabi, ni à Dubaï, et autres pays des Émirats arabes unis. L’Iran est un pays montagneux, dominé par plusieurs chaînes de montagnes, qui séparent divers bassins et plateaux. Le sommet le plus haut de l’Iran, le mont Damavand, culmine à 5.610 m.

L’Iran n’est pas né en tant que pays le 11 février 1979, lors de la révolution islamique. L’Iran est l’un des plus anciens berceaux civilisationnels du monde, habité par les Élamites dès le IVe millénaire av. J.-C. Unifié par les Mèdes, le territoire constitue l’un des plus vastes empires à avoir jamais existé, s’étendant de l’est de l’Europe à la vallée de l’Indus sous le règne des Achéménides, ainsi que le plus important foyer du monothéisme zoroastrien pendant plus de mille ans. Régnant à partir du IIème siècle de notre ère, les Sassanides érigent l’Empire perse au rang de grande puissance de l’Asie de l’Ouest pendant plus de quatre cents ans. Au IIIème siècle, sous la dynastie sassanide, apparaît le mot Ērān ou Ērānšahr, qui signifie « royaume des Aryens » ou « pays des Iraniens ». Les Iraniens sont des bâtisseurs, comme le furent les Grecs et les Romains. Les pierres de Persépolis sont le symbole de la grandeur de la Perse.

Persépolis (la cité perse), n’est pas seulement une série de romans graphiques (2000 à 2003) et le titre d’un film (des chefs d’œuvre, soit-dit en passant) de Marjane Satrapi. Mais, la grandiose capitale de l’Empire perse achéménide, dont l’édification commence en 521 av. J.-C. sur ordre de Darius 1er. La construction de Persépolis se poursuit pendant plus de deux siècles, jusqu’à la conquête de l’empire et la destruction partielle de la cité par Alexandre le Grand en 331 av. J.-C.

Les femmes sont obligées sur bien des points. Mais pas sur celui de devoir porter la burqa (comme en Afghanistan, sous le joug des Talibans), mais le foulard (hidjab). C’est déjà de trop. Les Iraniennes ne sont pas toutes des « chauves-souris » enroulées dans un tchador noir. La femme iranienne, à défaut d’être libre, est résistante, créative, cultivée, intelligente, sensuelle et élégante. Marjane Satrapi ajoute, pour différencier l’Iran des régimes arabes et aussi de l’Afghanistan (qui n’est pas davantage arabe, que ne l’est l’Iran), en 2015 : « Je ne suis pas fan de la république islamique, et je ne peux même pas retourner dans mon pays. On ne me fera donc pas de procès d’intention. En revanche, il ne faut pas confondre Talibans et Iraniens. En Iran, le régime n’a jamais interdit aux filles d’aller à l’école. Au contraire, même notre prof de religion nous disait que le Prophète voulait que les filles soient éduquées. 60 % des étudiants en Iran sont des filles, et pas uniquement dans le secteur des sciences humaines, mais aussi en ingénierie ou en médecine... Là-bas, j’avais un foulard sur la tête, une clope au bec, et je conduisais une jeep de la Seconde Guerre mondiale. J’ai mis des baffes à des hommes, j’ai écouté les Rolling Stones. Personne ne m’a empêchée de faire ça. Je pense que les États-Unis, certes trop tard, ont enfin compris que les fondements de Daesh se trouvaient en Arabie saoudite. Pour les wahhabites, les plus grands ennemis sont les chiites, qui sont encore plus mal vus que les non-croyants. Finalement, l’ennemi de vos ennemis devient votre ami… En Iran. Vous avez une vraie classe intellectuelle, une culture. Et il y a des femmes chauffeurs de bus. Ça n’a jamais été interdit. »

À ne parler, à propos de l’Iran, comme nous le faisons trop souvent en Europe, que des mollahs et des « chauves-souris » de Téhéran, qui ne décollent jamais du sol… Nous passons à côté de l’autre réalité de ce pays, qui n’est pas entièrement voilé de noir, puisqu’il se dévoile (comme de nombreuses femmes et jeunes femmes y aspirent, à l’instar de Katayoun) dans le rouge odorant du parfum des roses de Shiraz. Cet Iran-là, n’a rien d’un mollah. Il est dans la prose et le sourire de Katayoun. Dans la poésie d’Hâfez, de Khayyam, de Nima et de Shamlou. Dans la peinture de Farideh Lashai, Behjat Sadr et Marjane Satrapi. Les images de Newsha Tavakolian et de Shadi Ghadirian. L’Iran, c’est la lèpre de la maison noire, qu’embrasse les lèvres couleur carmin de la sublime Forough Farrokhzâd. C’est Sepideh Gholian, vingt-sept ans, féministe et défenseuses des droits du travail, debout, dans une prison dont elle défonce les murs… Bref, l’Iran dépasse le cadre de la propagande étatsunienne ou des gardiens de la révolution islamique : c’est un monde, une civilisation et une pléthore de poètes, de femmes, du Xème siècle à nos jours. 

Cette jeune femme, qui se tient debout, au milieu d’une rue de Téhéran. C’est Katayoun. C’est la femme iranienne. C’est la photographe Newsha Tavakolian. L’une des plus brillantes photographes iraniennes, avec Shadi Ghadirian (née en 1974) etTahmineh Monzavi (née en 1988). Leur travail est centré sur les femmes iraniennes de leur génération. Newsha Tavakolian (née en 1981) nous dit : « Les artistes évoluent sur un terrain miné. L’impact que peut avoir une photo documentaire sur une société telle que l’Iran est immense. » La photographe Tahmineh Monzavi, arrêtée et emprisonnée pendant un mois en 2012, ajoute : « Dans la société iranienne, si on s’arrête aux apparences l’essentiel nous échappe ; il faut creuser pour comprendre les choses. » La photographie, comme la poésie, démocratise les possibilités d’expression mais son utilisation est parfois entravée par la censure étatique.

La série « Like everyday » (Comme chaque jour), de Shadi Ghadirian, a été réalisée en 2001-2002. Elle est consacrée au tchador, qu’elle photographie, isolé, non porté, avec, à l’emplacement du visage, des objets fonctionnels domestiques (balai, fer à repasser, théière, etc.) Dans cette série de portraits, Shadi Ghadirian évoque le travail quotidien des femmes, et leur asservissement, comme un sujet social : « Les hommes les critiquaient ces photos. Longtemps, on m’a fait le reproche d’avoir offensé les femmes. C’était curieux, ce jugement venait de la part des hommes, ceux qui ne s’étaient jamais inquiétés des affronts faits aux femmes. Ils ont peut-être été dérangés par le regard masculin sur les femmes, que contenaient ces photos… J’ai subi tant d’injures, à cause de ces photos, qu’aujourd’hui plus rien ne me trouble. C’était d’ailleurs la seule série, qui a fait tant de bruit. Elle était l’enjeu d’un conflit. Les féministes l’applaudissaient vivement... J’ai rencontré de nombreuses activistes des droits des femmes, qui sont parmi les plus célèbres et travaillent aux quatre coins du monde.

Shadi Ghadirian : Série Like Everyday (Comme chaque jour), 2000-2001.

Quand je photographiais cette série, je pensais être en train de parler de moi-même. Mais plus tard, j’ai compris qu’une fois exposées, ces photos apparaissaient comme une tribune et permettaient de parler, par exemple, des droits de la femme… Quand je rencontre la maltraitance à l’égard des femmes ou lorsque ma propre existence connaît des vicissitudes j’ai envie de faire des photos. »

Citons encore, leur aînée, Shirin Neshat (née en 1957 et vivant en exil aux USA). En 1974, Shirin Neshat part aux États-Unis afin d’y accomplir des études d’art. En 1990, lors d’un retour en Iran, elle est impressionnée par les effets de la révolution islamique de 1979 sur la condition féminine. Shirin Neshat commence par réaliser des séries photographiques : « Unveiling » (dévoilement), en 1993 ; « Women of Allah », en 1994. Dans ses portraits ou autoportraits, toutes les femmes portent un tchador. Tracés directement sur les tirages, des textes énigmatiques en calligraphie farsi recouvrent invariablement les parties visibles de ces femmes voilées.

Les roses de Shiraz

À Shiraz la Magnifique, on peut encore vivre. Mieux que dans le reste du pays, me dit Katayoun. La mentalité est différente. L’oppression, réelle, l’est moins qu’ailleurs. Il y a aussi davantage de brassage. Le devons-nous aux roses ? Katayoun ajoute que c’est à Shiraz, que l’on trouve les plus belles femmes d’Iran ! Mais, comment une shirazi pourrait-elle dire (humour) autre chose ? Katayoun Afifi est originaire de Shiraz, au Sud-Ouest de l’Iran, la ville du grand poète persan du XIVème siècle, Hâfez. Khâjé Hâfez Shirâzi est né (en 1325) et mort (en 1389), à Shiraz, à l’âge de 64 ans, au terme d’une vie dont nous ne savons, que peu de choses. Il mène une vie sédentaire et ne quitte Shiraz, qu’à deux reprises. Son mausolée est un lieu de « pèlerinage poétique. » Ici à Shiraz bat aussi le cœur de Saadi (1210-1292), poète et conteur persan, l’auteur du Golestan (« Jardin de roses »), du Boustan (« Jardin de fruits ») et du Livre des conseils.

Ici à Shiraz bat le cœur d’Hâfez et de la rose, symbole d’Ishtar, divinité de la beauté et de l’amour. La rose de Shiraz connaît une renommée mondiale à travers la poésie, la tapisserie ou le parfum. Hâfez, lui-même, voit la rose « comme investie d’une âme, comme fiancée aimante, et il pénètre en esprit profondément dans l’âme de la rose ».

Ici à Shiraz bat le cœur l’Iran, puisque la ville remonte aux Élamites, vers 2.000 avant J.-C. Persépolis, le plus important site archéologique d’Iran, est situé à 50 kilomètres.

Ici à Shiraz, bat le cœur de celle, que nous appellerons par le pseudonyme de son choix : Katayoun Afifi. Ses actions, sa pensée et ses écrits la mettent en danger dans le pays dans lequel elle vit. La poésie, comme le dit le poète et traducteur Reza Afchar Naderi, dès qu’elle touche des privilèges, des dogmes, des valeurs établies, devient une menace pour son auteur. Il suffit qu’un poème « balance » un nom ou un statut, synonymes d’abus ou d’injustice, pour que le poète se retrouve dans la ligne de mire des détenteurs du pouvoir. Je ne peux donc dire, que le minimum, à son sujet.

Shirin Neshat : Offered Eyes (1993) contains lines from the poet Forough Farrokhzad.

Katayoun a trente-cinq ans, née en 1986, dans une famille moderne, ouverte et tolérante. Katayoun vit dans un pays où laLoi en vigueur, depuis la révolution islamique de 1979, impose aux femmes, qu’elles soient iraniennes ou étrangères, et quelle que soit leur religion ou croyance, de sortir la tête voilée et le corps couvert d’un vêtement ample plus ou moins long. Katayoun Afifi risque de subir de graves conséquences, si elle ne respecte cette « Loi ». Dès qu’elle quitte son domicile, son corps et ses vêtements sont jaugés. Elle doit se soumettre à des « contrôles de moralité » : des agents de l’État jugent si sa tenue est conforme ou non au code vestimentaire, qui s’applique aux femmes. Si ce n’est pas le cas, elle risque d’être arrêtée, voire torturée et condamnée à une peine d’emprisonnement ou de flagellation, comme en témoigne Amnesty International (in La législation abusive imposant le port du voile régit la vie des femmes, 2019). Cette réalité n’est pas seulement celle de Katayoun Afifi, mais celle de millions de femmes et de jeunes filles en Iran. L’État exerce un contrôle fort sur leurs corps. Les femmes et les jeunes filles – dès l’âge de sept ans – sont obligées de couvrir leurs cheveux d’un foulard. Celles qui ne le font pas sont traitées comme des criminelles. La police des mœurs surveille l’ensemble de la population féminine, soit 40 millions de femmes et de jeunes filles, de ce pays de 80 millions d’habitants. Les agents parcourent la ville en voiture pour examiner la tenue des femmes : ils évaluent le nombre de mèches de cheveux qu’elles laissent apparaître, la longueur de leur pantalon, de leur manteau et la quantité de maquillage qu’elles ont appliquée.

Alors, chaque jour, avant de sortir de chez elle, une jeune femme comme Katayoun Afifi doit décider des risques, qu’elle est prête à prendre. Exercer sa liberté et porter ce qu’elle veut, ou faire le choix de la « sécurité », pour éviter d’être arrêtée, agressée ou interdite d’entrée sur son lieu de travail ou à l’université. Le fait d’être vue en public sans foulard peut entraîner diverses sanctions : arrestation, peine d’emprisonnement, flagellation ou amende, au seul motif, que l’intéressée a exercé son droit de choisir comment s’habiller. Même lorsqu’elles couvrent leurs cheveux d’un foulard, les femmes peuvent encore être considérées comme en infraction à la législation sur le voile obligatoire, si quelques mèches dépassent ou si leurs vêtements sont jugés trop colorés ou trop près du corps. Il existe d’innombrables récits de femmes giflées par la police des mœurs ou rouées de coups de matraque et jetées dans des fourgons, en raison de leur tenue. Mais il y a pire : la législation discriminatoire et dégradante, qui impose le port du voile, permet non seulement aux agents de l’État, mais aussi aux malfrats et aux membres de groupes d’auto-défense, de harceler et d’agresser les femmes en public. Ainsi, les femmes et les jeunes filles sont confrontées quotidiennement à des étrangers (des hommes et des femmes), qui les battent ou les aspergent de gaz poivre, les traitent de « putes » et les obligent à baisser complètement leur foulard, pour que leur chevelure soit couverte.

Mais, à compter du 27 décembre 2017, une jeune femme, Vida Movahed, est photographiée, juchée sur une armoire électrique, son foulard blanc accroché au bout d’un bâton. La tête nue, visible de tous, sur une grande avenue de la capitale, elle est aussitôt arrêtée et libérée un mois plus tard. La contestation inédite est lancée. Les photos se multiplient sur les réseaux sociaux. Un mouvement grandissant contre le port obligatoire du voile a émergé en Iran. Debout dans des lieux publics, des femmes agitent silencieusement leur foulard au bout d’un bâton. Elles diffusent des vidéos où on les voit dans la rue, la tête découverte. Des hommes ont aussi rejoint le mouvement, ainsi que des femmes, qui portent le hijab par choix. Katayoun Afifi appartient à cette génération de jeunes femmes insoumises. La force de ce mouvement terrifie les autorités iraniennes, réagissent en lançant une répression sans merci : arrestations, parodies de procès, tortures et condamnations à des peines d’emprisonnement ou de flagellation.

Nasrin Sotoudeh, avocate spécialiste des droits humains, a été déclarée coupable, en mars 2019, à l’issue de deux procès manifestement iniques. Elle est condamnée au total à 38 ans et six mois de prison, ainsi qu’à 148 coups de fouet. Opposée au port obligatoire du voile, même en prison, Nasrin Sotoudeh retire son foulard. Le contrôle exercé sur le corps et la vie des femmes en Iran ne se limite pas aux choix vestimentaires. C’est l’aspect le plus visible et l’un des plus choquants de l’oppression plus générale, dont les femmes sont victimes, et il attise les violences à leur égard. La poète iranienne Maryam Haidari (née en 1984), qui vit entre Téhéran et Beyrouth, témoigne (in Les Inrockuptibles, 2019) : « Je viens d’Ahvaz, une petite ville dans le sud du pays. Les valeurs traditionnelles y sont toujours très présentes : une femme se doit d’être vertueuse et de rester à la maison. Moi, j’ai toujours refusé cela. J’ai toujours essayé d’être forte face à ce que les hommes disaient ou ce qu’on attendait de moi. Mais, c’est très difficile car tout homme, connu ou inconnu, a le droit d’avoir un avis sur le comportement des femmes, même dans la rue. Concrètement, ce pays est une grande « famille », qui surveille constamment nos faits et gestes. Ce sont nos oncles, nos frères, qui nous disent ce qu’on a le droit ou non de faire. Ils peuvent nous interpeller à tout instant, pour nous critiquer et dicter notre conduite. » Les femmes se heurtent, en Iran, à une discrimination solidement ancrée dans la législation, notamment en ce qui concerne le mariage, le divorce, l’emploi, la succession et l’accès aux fonctions politiques. 

Shirin Neshat : Rebellious Silence (1994).

Les religieux conservateurs estiment que le travail des femmes à l’extérieur du foyer ne doit être autorisé, que s’il s’avère nécessaire pour la survie de la famille et à condition d’être au service exclusif de la population féminine. La violence domestique, le viol conjugal, le mariage forcé ou précoce et autres formes de violences faites aux femmes et aux jeunes filles, ne sont pas passibles de sanctions pénales et restent répandus. L’âge minimum légal du mariage, pour les filles, nous renseigne encore Amnesty international, est fixé à 13 ans. En outre, un père ou un grand-père peut obtenir du tribunal l’autorisation de marier sa fille ou petite-fille encore plus jeune. Selon des chiffres officiels, quelque 30.000 jeunes filles âgées de moins de quatorze ans sont mariées chaque année. La peine de mort reste une pratique courante, avec notamment 246 personnes exécutées en 2020. Elle est par ailleurs de plus en plus utilisée comme instrument de répression politique contre les manifestants, les dissidents et les membres de minorités.

31 juillet 2011 : La jeune Iranienne Ameneh Bahrami, 30 ans, aveuglée et défigurée à l’acide, a pardonné à son agresseur et renoncé à l’application de la loi du talion, prévue par la charia (loi islamique), en vigueur en Iran. Majid Movahedi a été condamné en 2008 à être aveuglé par le versement de gouttes d’acide dans les yeux, pour avoir défiguré et aveuglé en 2004 Ameneh Bahrami, qui refusait ses demandes en mariage. La peine d’aveuglement de Majid Movahedi a été confirmée en 2009 par la Cour suprême, qui a également confirmé en décembre 2010 une condamnation similaire d’un homme reconnu coupable d’avoir aveuglé à l’acide l’amant de sa femme. Plusieurs attaques à l’acide ont été signalées ces dernières années en Iran, et la presse a soutenu Ameneh Bahrami en publiant notamment des photos de son visage avant et après, qu’elle soit défigurée. Ce « châtiment cruel et inhumain équivalent à un acte de torture », a été dénoncé par Amnesty International. La loi du talion est le plus souvent appliquée en Iran pour des affaires de meurtres. La famille de la victime doit demander expressément son application, qui est ensuite laissée à l’appréciation du juge. Ameneh Bahrami a expliqué à l’agence Isna qu’elle avait « lutté pendant sept ans pour obtenir ce verdict », mais a décidé d’accorder son pardon à la dernière minute parce que le verset du Coran sur le talion « dit qu’il faut pardonner. Je l’ai aussi fait pour le calme de ma famille, et également pour mon pays car apparemment tous les autres pays regardaient ce que nous faisions. » Ameneh Bahrami, qui vit en Espagne où elle a subi de nombreuses opérations, a affirmé, que les autorités judiciaires iraniennes avaient fait pression sur elle, pour qu’elle renonce à l’application de cette peine.

Novembre 2018 : les travailleurs de la société Haft Tappeh Sugar Cane, entament une grève pour réclamer le paiement de mois de salaires impayés. Sepideh Gholian (militante pour les droits du travail et les droits civils), Esmail Bakhshi et Mohammad Khanifar, respectivement porte-parole et membre du syndicat indépendant des travailleurs, sont arrêtés pour « rassemblement et collusion contre la sécurité nationale » (article 610 du code pénal islamique). Le 14 décembre 2019, la cour d’appel de Téhéran confirme la condamnation de Sepideh Gholian, Esmail Bakhshi et Mohammad Khanifar et les condamne à cinq ans de prison chacun. En prison, Sepideh Gholian, pour laquelle Katayoun Afifi a beaucoup d’admiration, à juste titre, dénonce les mauvais traitements infligés aux détenues : « La prison est un endroit proche de la fin du monde où les femmes sont traitées inhumainement et forcées de faire des choses déshonorantes. »

13 septembre 2019 : Sahar Khodayari, trente ans, est passionnée de football. Mais en Iran, les stades sont interdits aux femmes. Et ce, selon les responsables religieux, pour les protéger de « l’atmosphère masculine et de la vue d’hommes à moitié dévêtus ». Alors, elle s’est habillée en garçon pour assister au match d’Esteghlal, son équipe favorite et elle a été arrêtée. Craignant une longue peine de prison, elle s’immole devant le tribunal et succombe à ses blessures.

8 février 2022 : Soupçonnée d’adultère, Mona Heidari, dix-sept ans, mariée de force à douze ans, mère d’un fils de trois ans, a été assassinée et décapitée, dimanche 6 février, par son mari et son beau-frère à Ahvaz, dans le sud-ouest de l’Iran, indique l’agence de presse Isna. La vidéo de l’époux, paradant dans la rue sourire aux lèvres avec la tête de sa femme, est apparue peu de temps après sur le net iranien, bouleversant le pays. Lundi 7 févier, les deux hommes ont été arrêtés par la police. Réagissant au drame, plusieurs défenseurs des droits humains ont exhorté les autorités à réformer la loi sur la protection des femmes contre la violence conjugale et à augmenter l’âge minimum du mariage pour les filles, fixé actuellement à treize ans.

Voilà à quoi est exposée Katayoun Afifi. La dénonciation de l’oppression et l’appel à la liberté, sont au cœur de ses écrits. Des centaines de personnes sont détenues arbitrairement en Iran pour avoir écrit ou exercé pacifiquement leurs droits humains. Il s’agit notamment de militants des droits, de journalistes, d’opposants politiques, d’artistes, d’écrivains et de poètes, donc de notre Katayoun Afifi, dont, en janvier 2022, je reçois un message, qui me touche beaucoup : « Il y a presque huit ans je vous ai envoyé un email avec un texte qui contenait une nouvelle. Vous avez lu le texte et corrigé toutes ses fautes en m’encourageant à continuer à écrire. Ce n’était pas facile du tout d’écrire dans une langue qui n’était pas ma langue maternelle et pouvoir trouver un éditeur, qui accepte de publier un recueil de nouvelles d’une autrice inconnue, qui habite très loin du Canada à ses frais. Finalement c’est arrivé et le livre a été publié au Canada l’année dernière sous le titre de Les Gōsāns de la triste patrie, par Katayoun Afifi, édition Bayeux arts. Katayoun n’est pas mon vrai nom. Mais je dois rester inconnue tant que je suis en Iran, qui est la prison des écrivains. Je voulais vous offrir une copie du livre, mais en raison des circonstances politiques, j’ai demandé à mon éditeur de ne pas m’envoyer quelques copies en Iran. J’espère que ce livre pourra m’ouvrir une porte afin de sortir d’Iran ; afin de pouvoir continuer mon travail librement. On est en train de réfléchir à ce que l’on peut faire pour faciliter un peu les choses. Grace à votre encouragement j’ai pris l’écriture au sérieux et après avoir parcouru un long chemin, le premier recueil est sorti… » Katayoun Afifi s’est accrochée et elle a pris le risque, dans un pays où la culture relève du ministère de l’Orientation islamique. Créer constitue un défi. La peintre et dessinatrice Atena Farghadani (née en 1987) a été condamnée, en 2015, à douze ans de prison pour « rassemblement et collusion en vue de nuire à la sûreté de l’État, diffusion de propagande contre le régime, insulte envers les membres du Parlement par le biais de peintures, outrage au guide suprême et envers les fonctionnaires chargés de son interrogatoire. » N’en jetez-plus ! La cour est pleine ! Ces accusations sont directement liées à son exposition Parandegan-e Khak (Oiseaux de la Terre), tenue en hommage aux victimes de la répression du mouvement vert de 2009, et à la publication d’une caricature représentant des députés iraniens sous l’apparence d’animaux. Ce dessin visait à dénoncer deux projets de loi pénalisant la contraception et la stérilisation volontaire, et renforçant les droits du mari dans les procédures de divorce. Toute production artistique, qu’elle soit d’ordre théâtrale, cinématographique ou une exposition publique, doit obtenir les accords des institutions gouvernementales avant d’être présentée au public. En ce qui concerne la musique, toute représentation musicale à la télé ou en public est interdite. C’est donc l’autorité gouvernementale, qui décide de ce qui est bien ou mal en imposant une censure étatique, religieuse, politique et morale. Le régime justifie ses recours à la censure par la mise en place de règles de conduites moralisatrices au sein de la société. L’Iran est un pays constitué par une société clanique, avec une caste dominante, qui refuse de perdre ses privilèges et institue ces règles de moralités pour ne pas les perdre. Par conséquent, les œuvres remettant en cause cet ordre établi et proposant un nouvel ordre, sont jugées menaçantes et censurées. Mais, la censure est présentée par le régime comme bénéfique, pour protéger contre les dangers d’une image ou d’une œuvre.

Les sujets sensibles à éviter ? La religion, la politique et le corps féminin. Katayoun ne contourne pas les sujets dits sensibles et c’est bien pour cela, que son premier livre de nouvelles, à paru à l’étranger, au Canada, et avec un pseudonyme. Katayoun est parvenue à sortir de sa « prison » iranienne, grâce à ses mots et à son imaginaire, qui ne font pas fi de la réalité de la femme et de la société iranienne, menées à la « baguette » par les gardiens de la révolution. Les nouvelles de Katayoun révèlent aussi un talent littéraire en devenir, à l’instar de sa grande aînée Forough Farrokhzâd, qui a consacré sa vie à lutter non seulement pour sa propre dignité de femme et de poète, mais aussi, pour la liberté et l’égalité sociale en Iran : « Je souhaite, de tout mon cœur la liberté des femmes iraniennes et l’égalité entre les femmes et les hommes de mon pays. Je sais bien ce qu’elles subissent à cause de l’injustice sociale et je consacre une moitié de mon art à incarner leur peine et leur douleur. » Cinéaste et grande voix féminine de la poésie iranienne contemporaine, Forough Farrokhzâd est une figure de proue du féminisme iranien. Et Katayoun, suit ses traces, mais avec ses propres acquis.

Les Gōsāns de la triste patrie, de Katayoun Afifi

Les Gōsāns de la triste patrie, le premier livre de nouvelles de Katayoun Afifi, a paru chez un éditeur canadien, Bayeux Arts. Car, aucune des six nouvelles, qui composent ce livre, ne pourraient paraître en Iran, sans attirer les pires ennuis à son auteur. Selon Amnesty International, au moins 7.000 artistes, militants, journalistes, ont été arrêtés, rien qu’en 2018. La sixième et dernière nouvelle, « Femme dans le miroir », est peut-être la plus dangereuse, puisqu’elle traite directement et sans filtre du désir féminin et de la réappropriation de son corps par une jeune femme iranienne. Or, en Iran, nous rappelle Hanieh Ziaei (cf. La voix des artistes iraniens entre engagement, dissidence et censure in implications-philosophiques.org, 2017), tout ce qui touche à la reproduction de la nudité et à la sexualité est interdit. Le corps féminin est soumis à la domination sociale masculine et l’homme dispose même du contrôle du pouvoir de procréation de la femme. La censure sur les questions de sexualité constitue un geste politique et idéologique. La pratique de la sexualité devient alors un terrain politique. La censure frappe les milieux artistiques puisque les artistes, plus que d’autres acteurs sociaux, se consacrent à l’expression personnelle et sociale de leur sexualité, se retrouvant à briser les tabous et les normes de la société, franchissant ainsi la ligne de démarcation de ce qui est permis culturellement et socialement acceptable. En Iran, les femmes artistes se voient interdire toute performance en danse ou en chant dans un espace public, une représentation de la féminité ou de la sensualité féminine étant considérée comme symbole de débauche et immoralité.

Dans un pays comme l’Iran, dont l’idéologie est religieuse, les débats de société portant sur des questions liées à l’homosexualité, à la sexualité, au corps, à la religion ou à la femme ne sont généralement jamais tolérés ni permis. Il ne faut surtout pas qu’un index accusateur pointe les autorités et la responsabilité de l’État face à la société ou interroge la réalité sociale existante. La République islamique d’Iran a rapidement établi, dès son arrivée au pouvoir, la ligne de démarcation entre les notions du bien et du mal, du normal et de l’anormal, du sain et du pathogène, du légal et du criminel, en deux mots : ce qui est permis et ce qui est interdit. Cette classification vaut pour les domaines artistiques, littéraires et culturels où le régime établit à nouveau une frontière entre : l’art officiel (permissible) et l’art inacceptable (immoral ou décadent).

Il importe de commencer par saluer l’éditeur Bayeux Arts. Lequel, contrairement à ce que peut laisser entendre son nom, n’est ni Normand (comme, je le suis), ni Français, mais Canadien anglophone, basé à Calgary, la quatrième ville la plus peuplée du Canada (1.285.711 hab.), loin de Shiraz et de Téhéran, à 673 km à l’est-nord-est de Vancouver. Bayeux Arts a publié le livre écrit en français d’une jeune iranienne inconnue.
L’éditeur a bien compris le talent en devenir, qu’est cette jeune nouvelliste et la portée de son premier livre, Les Gōsāns de la triste patrie. Certes, on peut trouver quelques menus reproches à faire, sur tel temps employé ou sur la syntaxe de tel passage, etc.

Katayoun Afifi, Les Gōsāns de la triste patrie, 104 pages, 19,95 $, Bayeux Arts, 2021. www.bayeux.com.

Mais, cela n’entrave pas la lecture et n’altère en rien l’œuvre. Rappelons, encore une fois, que ces nouvelles ne sont pas traduites du fârsî, mais qu’elles ont été écrites en Iran par une jeune femme persane, Katayoun Afifi, directement en français. Et que le rendu est impressionnant.

Les nouvelles, qui composent le premier livre de Katayoun Afifi, Les Gōsāns de La triste patrie, sont toutes en relation avec le totalitarisme de la société iranienne et dédiées à des personnes ayant eu à subir les foudres du régime, avec des conséquences souvent tragiques. Ces foudres, tous les personnages de Katayoun, des femmes, principalement, mais pas seulement, les subissent. Toutes et tous s’y opposent, agissent contre et se révoltentAu fond du ciel vide se trouvent les décombres d’un mur - Et ton cri errant - N’aura point d’écho pour te revenir, écrit le grand Ahmad Shamlou, sans pour autant renoncer à l’espoir : Non je n’ai jamais cru la nuit – Car - Au fond de son vestibule - J’espère trouver toujours - Une fenêtre. La narratrice de la nouvelle « Celle qui fabriquait des baignoires… », nous le dit : « Le nouveau régime se considérait maintenant comme le propriétaire de tout et avait promis de former une société sans aucune classe sociale, sur la base de la religion. La richesse du pays et toutes les ressources étaient dans les mains des extrémistes, qui n’acceptaient aucune opposition. La situation économique des gens était affreuse. La superstition religieuse, le dogmatisme, l’espoir de fausses promesses du « Grand Leader » du nouveau régime, avaient aveuglé beaucoup de gens et même les intellectuels… »

Qu’est-ce qu’un Gōsān ? Un mot Parthe, à l’origine, qui qualifie un poète, un ménestrel. Le mot a été remarqué pour la première fois par son utilisation dans un texte persan classique du XIe siècle, Vis o Rāmin de Faḵr-al-Din Asʿad Gorgāni. La Triste patrie, c’est la malheureuse et pourtant grandiose et plus que millénaire Iran, qui est passée en 1979, de la Savak, la police politique du Shah, à la police religieuse de l’ayatollah Khomeini. Les Gōsāns, ce sont Katayoun, ses ami(e)s, ses aîné(e)s, poètes et écrivains, à l’instar d’Ahmad Shamlou ou Forough Farrokhzâd. Et d’une manière plus large, toutes celles et tous ceux, qui n’abdiquent pas devant le despotisme du régime islamique. Toutes celles et tous ceux, qui, faisant face au fanatisme et à l’oppression, ne renoncent pas à la liberté et à l’Amour la Poésie, à l’instar de la magnifique Forough Farrokhzâd. Forough, qui nous dit en 1954 (elle est alors âgée de dix-neuf ans) : « Je pense qu’un poème est une flamme de sentiments et qu’il est la seule chose, qui puisse me transporter vers un monde de rêve et de beauté. Un poème est beau lorsque le poète y projette toutes les vibrations et les ferveurs de son âme. Je crois qu’il faut exprimer ses sentiments sans aucune restriction. En principe, on ne peut fixer de limite pour l’art, sinon il perd son esprit essentiel. C’est en suivant ce principe, que j’écris des poèmes. J’ai beaucoup de mal, en tant que femme, à garder le moral dans cette ambiance malsaine. J’ai consacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacrifiée pour l’art. Je veux vivre pour mon art. Je sais, que le chemin que je suis a fait beaucoup de bruit à présent et dans la société actuelle et je me suis fait beaucoup d’adversaires. Mais je crois qu’il faut enfin briser les barrières. Il fallait que quelqu’un emprunte ce chemin et comme j’ai eu le courage et le dévouement nécessaires, j’en ai pris l’initiative. La seule force, qui me donne toujours de l’espoir, c’est l’encouragement des véritables intellectuels et artistes de ce pays. Je déteste les gens, qui font tout ce qu’ils veulent et pourtant parlent tout le temps de la purification des mœurs de la société… Je sais, que beaucoup de gens interprètent mal mes poèmes et pour me diffamer inventent des répliques à mes poèmes afin de démontrer aux gens, que j’écris à l’intention d’une certaine personne. Pourtant, je ne recule devant rien et je ne baisse pas les bras. Comme je l’ai déjà fait dans le passé, je supporte tout avec beaucoup de calme… »

Tout est dit du combat de la poète et de la femme. C’est dans cette veine, que s’inscrit Katayoun. Non pas à l’heure du Shah, mais à celle des ayatollahs. Sa radioscopie de la société iranienne contemporaine à ceci d’inédit, qu’elle est réalisée par une jeune femme, qui vit en Iran, et non pas dans la diaspora. La trame ne repose pas sur la seule peinture réaliste de la société iranienne. Elle part du réel pour rejoindre l’imaginaire et l’onirisme, dont sont imbibés ses personnages, mais aussi le pays, ses villes et ses paysages. Même menée à l’abattoir, c’est souvent le cas, la rose de Shiraz parvient toujours à s’élever. On appelle cela l’Espoir.

La première nouvelle, « Les bossus comme moi », est l’histoire d’un homme, Monsieur Bossu, qui n’a jamais désiré qu’une seule chose : « Vivre de la manière qu’il désirait, libre et soulagé du superflu » M. Bossu est allumeur de réverbères : « Il a la responsabilité d’éclairer la voie publique dans six quartiers de la ville d’Apollo ». M. Bossu a pour compagnon imaginaire, un peintre nommé Vincent, fasciné par la couleur jaune. On aura reconnu Vincent Van Gogh. Mais, un jour, un évènement terrible vient bouleverser la vie de M. Bossu, « le jour du désastre » : « Ce jour-là, M. Bossu entendit soudain des bruits bizarres qui venaient du dehors : « Attention, attention ! Au nom de la splendide autorité d’Apollo, à partir de maintenant, le mot « pourquoi » sous toutes ses formes linguistiques est supprimé de la langue écrite et orale. Sa Majesté et seul pouvoir royal d’Apollo, désire que les gens participent à cette campagne pour faire taire le « Pourquoi ». La conséquence sera terrible pour ceux, qui ne respectent pas cet ordre divin. » En une semaine, le « Pourquoi » avait totalement disparu. Tous les livres furent regroupés pour être contrôlés. On fît une grande quantité de pâte à papier avec les anciens livres et journaux, qui comportaient ce mot… Le lendemain du silence du « Pourquoi », M. Bossu s’assit à six heures pile sur le lit avec le dos déformé par une bosse. C’était en effet la conséquence de l’insoumission… Dès ce jour-là, le mot « Pourquoi » échappait à n’importe qui, il (elle) sentait une démangeaison sur le dos, puis il (elle) était le témoin du fleurissement d’une bosse… »

Madame Roshanak, l’héroïne de « Celle qui fabriquait des baignoires… », est une femme d’affaires, issue d’une longue dynastie de fabricants de baignoires, qui a repris l’activité de son grand-père et de son père. Du fait de son statut, sans aucune forme de procès, Madame Roshanak est apparentée à la bourgeoisie de l’ancien régime : « Son grand-père avait pu s’enrichir en fabriquant des baignoires argentées de très bonnes qualités pour des riches, des politiciens et des artistes connus… Tout le monde désirait en installer une dans sa salle de bain… ». Madame Roshanak est traitée de parasite et est accusée d’espionnage, par le nouveau pouvoir islamique, sur fond de guerre Iran/Irak (1980-88). Un groupe de miliciens, « un groupe de voyous et de mercenaires… », vient perquisitionner chez elle. Ils ne trouvent rien de compromettant, mais l’arrêtent tout de même. Les interrogatoires se suivent, sans interruption. : « Douze heures d’interrogatoire par jour… La nuit, le bruit des bottes des officiers l’empêchent de dormir… Après le soixante-deuxième interrogatoire, elle était prête à avouer et à accepter ce qui lui était reproché… » Alors l’officier du régime lui dresse la liste de ses crimes : « Ne pas aider les pauvres et ne pas partager sa richesse avec eux. Fabriquer des baignoires en argent à la place des baignoires en céramique et gaspiller les ressources précieuses du pays. Placer des documents ultra confidentiels dans les baignoires et les porter jusqu’aux maisons des politiciens du régime précédent. Collaborer avec des pays ennemis sous le précédent d’exporter des baignoires. » À l’écoute, Roshanak ne sait si elle doit en rire ou en pleurer. La suite ? Le procès et ce qui va en découler…

La nouvelle « Voie à sens unique », traite de la femme, de son statut dans la société islamique, de son corps, de sa sexualité (« Je ne sais pas si je suis le produit de l’orgasme d’une personne ou de deux »), de sa condamnation à reproduire, à être mère, à être contrôlée dès son enfance et à subir, sans jamais pouvoir décider de rien. L’héroïne, est la quatrième enfant d’une famille de sept personnes. La mère, « après chaque accouchement, sa taille rétrécissait comme un tissu après lavage ! Je me disais : « Bientôt ma mère aura disparu. » J’attendais que ma mère disparaisse. » La mère meurt avec son huitième bébé, en couche. Le père travaille avec ses deux fils dans une société de bâtiment. Comme une fille « ne peut travailler comme un garçon », le père s’en débarrasse. Il vend sa fille aînée contre une enveloppe et une boite de pâtisserie, à un voisin. À l’âge de quinze ans, vient le tour de l’héroïne, d’être vendue, à un homme de quarante ans : « Mon père lui a donné ma carte d’identité et je suis partie avec lui. Mon mari a fait sortir une enveloppe de sa poche et l’a donnée à mon père. À partir de ce jour-là, je n’ai plus jamais revu ma famille. » Deux mois passent, sans que le mari ne la touche. Puis, un soir, il vient la trouver et lui dit : « Allonge-toi sur le matelas ! » Notre héroïne-narratrice dit : « J’ai dû tolérer le corps dont j’avais peu à peu l’habitude de l’odeur, deux fois par semaine. » Résultat : un garçon, en sus des deux filles de son mari. Mais, un jour d’été, notre héroïne, endors les enfants, prend sa carte d’identité, son tchador noir et s’enfuit. Dans la rue, elle est abordée par une femme, qui l’invite à monter dans sa voiture. Madame Mouloude, femme aisée et élégante, habite une grande maison, qui possède une vaste cour avec des arbres fruitiers, un palais, dans le cœur de Téhéran. Six filles vivent sous son toit. Notre héroïne devient la septième, à quelques conditions : « Tu dois être honnête, fidèle et savoir garder un secret. Tu dois savoir garder ta langue. Tout le monde a ses propres secrets dans cette maison. Si je vois la moindre faute de ta part, je te mets dehors et tu n’auras pas de deuxième chance. Je crois que j’ai été assez claire… » De quels types de services et de secrets, parle Madame Mouloude ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? La suite de la nouvelle réserve bien des surprises et des rebondissements. Sans les dévoiler, disons, qu’il est question de trafic d’opium, de la police autant politique que religieuse, d’arrestation. Nous sommes à Téhéran, en Iran et comme le dit un colonel de la police : « Tout est interdit. Il faut isoler et contrôler les relations hors des limites du mariage et de la religion. » 

Le titre de la nouvelle « N’écrivez plus en persan », ne peut, pour un poète français, que le renvoyer à notre Montesquieu et à son roman épistolaire fameux Les Lettres persanes (1721), qui rassemble la correspondance fictive échangée entre deux voyageurs persans, Usbek et Rica, et leurs amis respectifs restés en Perse. Leur séjour à l’étranger (dont huit ans à Paris, de 1712 à 1720), dure neuf ans. Montesquieu, par prudence, n’avoue pas qu’il en est l’auteur. Le livre est anonyme. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, tout ouvrage doit obtenir, en France, le privilège royal pour être publié. L’Église peut mettre à l’index certaines œuvres qui nuisent à la doctrine catholique. Ces interdictions entrainent la circulation d’œuvres clandestines et la publication anonyme ou depuis l’étranger. Montesquieu critique à foison la société française de l’époque sans risquer la censure. À Paris, les Perses s’expriment sur une grande variété de sujets allant des institutions gouvernementales (réflexion politique et satire de la monarchie absolue de droits divins, les querelles et les interdits dogmatiques sont présentés comme absurdes) aux caricatures de salon. Les Lettres persanes connaissent un succès immédiat, jamais démenti. Les Lettres persanes sont emblématiques des Lumières, mouvement, qui incarne le combat de la raison contre l’obscurantisme. Des philosophes tels, Voltaire, Diderot, d’Alembert ou Rousseau, prônent de nouvelles valeurs : l’éducation et les connaissances doivent éclairer les hommes. En 1721, La France connaît le régime politique de la Régence, instauré à la mort de Louis XIV, en 1715, à cause du trop jeune âge de son héritier désigné, Louis XV, qui n’a que cinq ans.  Les Lettres persanes jouent un rôle essentiel en participant à la contestation des abus de pouvoir et à la volonté de fonder une société plus juste. L’éloignement perse (et dans la mode orientaliste, très en vogue en ce début de siècle) est le parfait outil de dénonciation des mœurs françaises. Montesquieu écrit ce passage mémorable : « Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

La nouvelle de Katayoun Afifi, non dénuée d’humour ni de mordant, sur un sujet grave, emboîte bien sûr le pas satirique de Montesquieu, et à son « Comment peut-on être Persan ? » répond : « N’écrivez plus en persan ». Il est question ici de la liberté d’expression, de création, de censure, d’auto-censure et de la difficulté d’être publié, pour un écrivain, dans la société islamique d’Iran. Le personnage principal est un célèbre écrivain, Méhrdad Afifi, auteur de nombreuses nouvelles et de deux romans à succès, de retour à l’écriture et en Iran, après huit années de silence (tiens, huit ans ! tout comme le séjour à Paris des Perses de Montesquieu, Usbek et Rica), passées à l’étranger chez sa fille, à laquelle est dédié son dernier livre Mon nom est personne. À qui sera dédié le suivant ? À la seule vraie femme de sa vie : Katayoun Afifi. Non pas, une femme de chair et de sang, mais une femme, compagne et muse, imaginaire. Pourtant, Méhrdad Afifi, lui, la voit, depuis toujours, et converse avec elle. Il souhaite publier son dernier livre de nouvelles aux éditions Alizadéh. Encore faut-il obtenir l’autorisation du Bureau de la Culture. Autrement dit, la censure du régime. Méhrdad Afifi est convoqué par le Bureau. L’entretien ne se passe pas bien. On lui demande de retirer nombre de passages. Le chef du Bureau, M. Taban, lui dit : « Pourquoi mettez-vous en question la liberté des hommes et des femmes si insolemment ? Nous vivons dans un pays libre où tout le monde a le choix de vivre à la manière qu’il désire ! Qu’est-ce que vous savez de la sociologie ? Aussi, vous soutenez des femmes perverses, qui se présentent comme des victimes ! Il faut, que vous vous rendiez au tribunal pour toutes ces réclamations insensées !... Corrigez votre exemplaire et contactez-moi…

L’avant dernière nouvelle, « Madame Simine », traite de la femme iranienne, tiraillée entre ce que l’on attend d’elle (le mari, les frères, la religion) et ses aspirations profondes à la liberté et au désir. C’est la première nouvelle, que m’a adressé Katayoun Afifi, il y a huit ans. Madame Simine réside dans une vaste maison, avec cour intérieur fleurie et des arbres fruitiers, du vieux Téhéran. C’est une figure historique et respectée du quartier. Une femme généreuse, attentive et souriante, de vingt-sept ans. Une mère dévouée, qui élève seule (son mari, de dix ans son aîné, est mort au combat durant la guerre Iran/Irak, qui bat son plein), ses deux filles, de cinq et sept ans. Un exemple de respectabilité et de dévotion. On ne lui connaît aucun excès, ni écart, ni déboire. Les jeunes filles l’appellent « Sœur Simine » : « Les problèmes familiaux, les disputes conjugales, la coquetterie des filles, tout est sujet de consultations gratuites auprès cette dame pudique. » Elle est rigoureuse, orthodoxe. À une femme, qui lui parle des premières règles de sa fille âgée de douze ans. Simine, qui arbore un tchador blanc à fleurs, répond : « Vous devez la former d’une manière conforme à la morale. Oui, elle a tout juste douze ans. Laissez de côté cette compassion maternelle ! Les premiers écarts commencent dès cet âge… » Mariée tôt, alors qu’elle était lycéenne, Simine est en fait une femme résignée, soumise à l’autorité de son mari, puis, de ses frères, sans jamais protester : « Elle pense que personne ne peut lutter contre son destin. Qu’il faut l’accepter et s’en accommoder… On lui a montré un chemin en lui disant : - Voilà, c’est ta route. Avance et ne proteste pas… Elle n’attendait plus rien de la vie. Avait-elle déjà attendu quelque chose ? Pour elle, la vie s’était toujours résumée à un cadre strict : celui de la tradition et de la religion… C’était là son cocon » et sa prison. Et pourtant, un matin, Madame Simine disparait avec ses deux filles…

De retour chez lui, Méhrdad retrouvent tous ses personnages, à commencer par Katayoun, et Monsieur Bossu, qui a peine à respirer. Anahita, femme qui a été attaquée à l’acide au visage, dans la rue, pour sa tenue vestimentaire non conforme, dit : « Les bosses appuient sur les poumons et elles bloquent les voies respiratoires. » Madame Hekmat rétorque : « Méhrdad, tu nous as tués. Raconte ce qui s’est passé au bureau de la culture. Quelles parties du livre dois-tu supprimer pour pouvoir nous publier ? » Méhrdad répond dans un soliloque : « Il faut que j’efface tous les personnages. Le problème d’après eux, c’est la totalité du contenu. » Anahita reprend la parole : « Ces histoires sont nos identités. Elles sont des évènements de nos vies. Nous ne pouvons pas dire des mensonges et nous cacher ou faire semblant d’être une autre personne. Nous sommes comme un miroir cassé, fragmenté, avec beaucoup de contradictions… On est épuisés… J’espérais pouvoir m’exprimer dans ton livre. Hélas ! » Méhrdad Afifi est en butte à son imaginaire, à ses personnages révoltés, dont le réel réclame, qu’ils soient purement et simplement effacés. Méhrdad Afifi va-t-il obtempérer ? N’est-il pas le double de Katayoun Afifi ? Non pas l’héroïne de la nouvelle, mais l’auteur des Gōsāns de la triste patrie, qui met en scène tout ce que doit affronter un écrivain, en Iran.

Shadi Ghadirian : Trois photos de la série Qajar (1998).

La dernière nouvelle des Gōsāns, est la plus sensuelle, la plus charnelle et la plus érotique. Katayoun nous invite à partager la journée d’Hana, une Téhéranaise de trente ans, qui a rendez-vous avec et chez son petit-ami et s’interroge : c’est quoi le désir ? « Les picotements sensuels et exquis, que l’on ressent quand on touche l’autre, l’envie de lui dire : « c’est moi ! » Je cache mes parts d’ombre, vois-tu les points lumineux de mon être ? Comment tu m’imagines ? Suis-je assez bien pour toi ?  Dans l’attente de son rendez-vous, elle se rend dans son café favori, le Café… Shiraz (forcément !), où « les cheveux ondulants et colorés des filles sortent des foulards, alors qu’un maquillage luisant cache leur vrai visage… Elles parlent avec les minces garçons qui portent des jeans déchirés, d’une société en train de se désintégrer… Je peux facilement m’imaginer à leur place. Je pense que nous avons tous une douleur commune. Nous sommes tous perdus… Qu’est-ce qui va nous arriver ? Personne ne le sait. J’ai lu quelque part, que l’Iran est le berceau de la civilisation, mais je crois, que c’est le berceau de l’incertitude ! Je souris à cette connerie et je laisse les jeunes seuls. »

Hana est ensuite intriguée par la photo d’une femme de l’époque Qajar (d’après la dynastie turkmène, qui régna sur la Perse de 1789 à 1925), sur un mur du café. Cette femme l’amène à s’interroger (comme le fait la photographe Shadi Ghadirian dans sa série « Qajar », en 1998), sur cette époque et la sienne. Hana et la Qajar deviennent « femme dans le miroir » de l’une et de l’autre. Mais le miroir, qui attend Hana, tout à l’heure, est encore plus coquin. Et que nous dit Shadi Ghadirian, de ses « femmes Qajar » à elle ? Un peu ce que dit Hana à sa « vieille amie » Qajar : « Comment voyons-nous la femme d’aujourd’hui, celle d’hier et celle de demain ? Où sont les frontières temporelles ? Et où nous situons nous par rapport à ces frontières ? Voici des visages de femmes du passé, les femmes de l’ère Qajar (1785-1925), de l’ère constitutionnelle (1905-1907), quand est apparu un nouveau style de vie. Mais où les frontières se situent-elles ? L’art est-il censé les ignorer, les transgresser ? Dans mon imaginaire, cette géographie temporelle est sens dessus dessous. Pour moi, une femme iranienne, comme moi, est à la croisée de toutes ces frontières inconnues, qui séparent la tradition de la modernité. Ces frontières se déplacent dans le temps. Je porte les vêtements d’hier, et la femme Qajar côtoie les objets contemporains. Pour moi, la réalité, ce n’est pas ce qui se passe dans le monde extérieur. La réalité, cela peut être l’image que je me suis fabriquée de moi-même et des femmes. »

Quinze minutes plus tard, Hana se trouve dans l’appartement de son compagnon : « J’évite toute dispute avec lui, même sur les sujets, qui me paraissent importants. À ce moment-là, j’ai seulement besoin de tranquillité, de la chaleur d’un corps pour lequel j’ai tant d’ardeur. » La chose faite (il semble, que, plus que les sentiments, ce soit ce qui les réunissent tous les deux, le sexe), qu’Hana, ne censure pas, il s’agit de retourner chez soi, dans le petit appartement d’une jeune femme seule « qui cherche l’amour et la paix désespérément, dans les bras d’hommes avec lesquels elle n’a aucun lien. »

Malgré le couvercle sous lequel il faut vivre. Malgré le sentiment de claustrophobie, que lui ont imposé des siècles de domination, la population iranienne fait toujours preuve d’un incroyable courage, d’une force vive, d’un esprit créatif, revendiquant la liberté. Katayoun, à la suite de Forough Farrokhzâd, en est l’un des étendards, une voix, lorsque Newsha Tavakolian et Shadi Ghadirian en sont les images. Fidèle à cette volonté, que lui insufflent ses racines, Katayoun Afifi nous entraîne à travers les personnages de ses nouvelles, dans l’Iran d’aujourd’hui, déchiré entre son désir de modernité, de liberté et l’idéologie islamique dont il est imbibé. Elle pourrait en cela reprendre les propos de son aînée, la photographe Newsha Tavakolian, qui s’inscrit, tout comme Katayoun, dans la lignée des artistes persans, qui contournent les interdits pour créer : « Comme photographe, j’ai toujours lutté contre la perception de la société dans laquelle je vis, la complexité et ses malentendus. J’ai décidé de continuer l’album de famille de ma génération. Pour ajouter les photos jamais prises de leur vie d’adulte, telle qu’elle est aujourd’hui. Ce qui m’intéresse est de pouvoir communiquer, à travers ce travail, les sentiments de certaines personnes, qui vivent en Iran. Ce que je souhaite, c’est représenter une génération marginalisée par ceux, qui parlent en son nom. » La photographie est un art silencieux. Pourtant les photos de Newsha Tavakolian et de Shadi Ghadirian, charrient des mots, des sons, comme les nouvelles de Katayoun Afifi.

 




Chronique du veilleur (45) : René Guy Cadou

D'où vient ce charme très singulier qui envahit le lecteur, dès qu'il ouvre un livre de poèmes de René Guy Cadou ? C'est un chant d'une couleur très rare, souvent mélancolique, sur un timbre un peu voilé, mais c'est aussi une force de vie qui circule, force d'amour pour Hélène, la muse, l'épouse, qui s'étend à toute l'humanité.

Il y avait encore quelques inédits du poète, disparu en 1951, à l'âge de 31 ans. Bruno Doucey nous donne la joie de les découvrir et c'est un véritable événement. Double événement, puisqu'un livre d'inédits d'Hélène Cadou paraît en même temps ( J'ai le soleil à vivre).

Plus de quarante poèmes de René Guy Cadou, réunis sous le titre Et le ciel m'est rendu. Tous les thèmes de son œuvre sont présents : le sens profond de la terre et de la nature, l'attachement à l'enfance, le lien mystérieux du poète et de la poésie, l'amour pour Hélène, qui lui inspire un lyrisme puissant, à l'orée de la légende du parfait amour.

Elle est là mon enfant fragile mon aimée
Toujours penchée vers moi et n'osant pas nommer
L'épaule qui la suit chaque jour dans son rêve
Hélène je dis toi et je pense à des sèves
Printanières à des gazons
Aux passereaux qui font de l'arbre une saison
A la chanson des lavandières
Hélène
On ne peut plus douter de la lumière.

 

René Guy Cadou, Et le ciel m'est rendu, Editions Bruno Doucey, 14 euros.

Mais n'est-ce pas la solitude, dans laquelle le poète médite, écrit, parle à son Dieu, qui est essentiellement à l'origine du charme de cette oeuvre qui paraît naturellement s'écouler du cœur ? On ne sent qu'une sorte d'innocence préservée, une proximité avec les êtres souffrants et la campagne de la Brière où il enseigne, l'atmosphère la plus simple et la plus touchante qui soit.

                 

A la petite porte qui donne sur les champs
Là-bas tout au bout de l'allée
Derrière les ifs
Au fond de la propriété
-La clé en est perdue depuis combien d'années-
Tu m'attendras

 

Et quand il s'agit de regarder vers le ciel, les prières que Cadou adresse à Dieu s'élèvent avec une force mêlée d'intime faiblesse. Le croyant ose écrire, dans le secret, ce qui est déjà une véritable profession de foi, humble et confiante.

 

Que m'importe après tout le sort que vous me réservez
O mon Dieu si je vous ai gauchement aimé
Ne voyez là que  la malfaçon de l'Homme et du Poète
Mais ne doutez plus de ce cœur qui voltige du monde à
Vous comme une alouette.

 

Cette frêle alouette, c'était l'âme de René Guy Cadou, qui heureusement ne nous a jamais quittés, d'une éternelle jeunesse.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Anthologie de la poésie belge — 1

Ce dossier ne concerne que les poètes de langue française. Il est peu de poètes francophones qui ont des contacts avec l'autre langue et ses représentants.

Quelques initiatives toutefois sont à signaler : la création d'un POETE NATIONAL, décerné alternativement à un Néerlandophone et à un poète francophone ; la Maison de poésie d'Amay a édité ainsi plusieurs volumes bilingues.

Les poètes choisis ci-dessous ne revendiquent nullement leur langue comme outil linguistique de défense de sa propre langue mais comme l'expression d'une création langagière et d'un univers poétique.

Les thèmes, partageables avec tous les poètes d'aujourd'hui, ceux de France, de Suisse, d'Afrique ou du Québec, traversent les jalons de l'intimité, des liens sociaux, des valeurs humaines, du péril de la nature et des changements de société.

 

© Adelin Donnay, Vie de carton... carton de vie... (projet de mur)

Yves Namur ainsi confie :

Je ne crois pas aux tiroirs géographiques, linguistiques ni même à cette fameuse belgitude dont on a tant parlé. Conséquence de cela, je ne sais où me situer en Belgique. Mes maîtres ont écrit en espagnol, allemand et français. Mes amitiés poétiques et mes échanges épistolaires me portent encore au Portugal, en Espagne, en Israël, etc.

La poésie (et je ne parle pas spécifiquement de la mienne) me semble inscrite au cœur du monde entier plutôt qu’enracinée dans quelques arpents de terre wallonnes. 

D'autres, comme Besschops, revendiquent des influences littéraires multiples :

Mes influences en poésie sont pour la plupart à chercher du côté de la prose : Hélène Bessette ; Noémi Lefebvre ; Elfriede Jelinek ; Réjean Ducharme ; Julio Cortázar ; Louis Calaferte ; Thomas Pinchon ; B.S. Johnson ; Pierre Senges ; Curzio Malaparte ; Antoine Volodine ; Robert Pinget ; Laura Vazquez ; Claude Simon ; Philippe Roth ; Nelly Arcan et bien d’autres. Néanmoins, quelques poétesses et poètes ravivent mes ardeurs, attisent mes fulgurances : Sandra Moussempès ; Christine Mainardi ; Mathieu Bénézet ; Amelia Rosselli ; Mathieu Messagier ; Cédric Demangeot ; Guy Viarre ; Charline Lambert ; Pierre Dancot ; Christophe Bruneel.

Jean-Louis Massot relate ses premières découvertes :

Quand est venu l’envie d’écrire de la poésie, j’ai plongé dans Prévert, G.L Godeau, De Cornière, Follain, Carver, Brautigan et bien d’autres, des moins « anciens » aussi comme Lahu, Fano, Palumbo, Gellé, Josse, Emaz, Sautou, Izoard… C’est avec eux que j’ai compris que sujet, verbe, complément étaient suffisants pour écrire de la poésie. Si je devais préciser ma place dans la poésie belge ou la poésie tout court. Sans doute au fond de la classe près d’une fenêtre pour regarder la vie, le décor, le ciel, les gens et en parler le plus humblement possible »

Parlons-en  de ces influences, parfois massives. Y défilent les Char, Ponge, Michaux, Prévert, Celan, Pessoa, Ungaretti, Chavée, combien d'autres.

C'est toute la poésie du XXe qui serait à citer pour ces poètes grands lecteurs de leurs contemporains.

Le dossier, qui paraîtra en ces pages sous forme de feuilleton, compte une bonne trentaine de représentant(e)s de la poésie belge. Chaque fois, une petite notice, une photo, quelques poèmes proposent une première découverte d'un auteur. Parmi ces auteur-e-s, il en est de plus connus, d'autres restent à découvrir. Ils sont publiés en France, en Belgique. Certain(e)s d'entre eux ont reçu des prix importants.

La grande diversité des voix – certaines plus modernes, d'autres plus classiques -que j'ai recherchée en préparant ce petit dossier, révèle l'importance de la forme poétique en Belgique, dans la grande tradition des Norge, Thiry, Goffin, Ayguesparse, Vivier, Izoard.

La sélection entreprise est certes subjective. Un appel aux textes a été lancé et ces noms ont répondu. Ce dossier, donc, se complétera à l'aide d'anthologies récentes (celle de Recours au poème, celle du Journal des Poètes n°4/2021...)

 

 

∗∗∗

Yves Namur

 

LA FEMME PERDUE

Je reste ici

Sans rien qui vaille la peine d’être dit :

Ni fourmis, ni moustiques,

Ni chaleur qui déborderait dans la chambre,

Ni promesse

Qui traînerait encore sur le bord de la table,

Ni livres ouverts pour faire pleurer les anges

Et les chiens de garde.

Rien,

Si ce n’est peut-être la mer qu’on voit danser

Dans un poème,

Et de l’autre côté,

Une femme qui dit des je t’aime aux oiseaux

Et aux hommes qui s’envolent par hasard

Ou simple distraction.

 

UN BUFFET

Quand un silence meurt d’avoir trop attendu

Le visiteur de midi,

On ne sait trop où donner de la tête,

Qui écouter, comment faire la part des choses

Ou que penser de tout ce remue-ménage

Qui traverse la salle à manger

Et fait trembler de peur la vaisselle

Et les souvenirs du vieux buffet

Abandonné, malgré lui, aux adieux

Et à la poussière des regrets

 

(extraits inédits du Coeur défait)

 

Yves Namur (1952). Médecin, éditeur (Le Taillis Pré), auteur de plusieurs anthologies, de nombreux livres d’artiste et d’une quarantaine de recueils. Parmi ceux-ci Les ennuagements du cœur, La tristesse du figuier (Prix Mallarmé 2012), Ce que j’ai peut-être fait, Les lèvres et la soif ou N’être que ça, tous parus chez Lettres Vives. Chez Arfuyen et publiés récemment : Dis-moi quelque chose et Ainsi parlait Maurice Maeterlinck. Ses livres sont traduits et publiés dans une quinzaine de langues. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique depuis 2001, il en est le Secrétaire perpétuel depuis 2020. Il est également membre de l’Académie Mallarmé.

 

∗∗∗

 

Eric Allard

LA NUIT CONTINUE

La nuit continue au-delà des bizarreries du jour. Juste avant la fin des leurres, une lampe floute l’horizon. Un feu pointe. Faut-il alors retenir son souffle ou passer outre la barre des tempêtes, la raison reléguée au rang d’obscur éclair ? Refaire le point avec les lignes de la main ou du songe ?

Porter l’eau là où ne brûle nulle braise ? Tenir haut le prisme d’incertitude ? Marquer la gazelle au fer de l’espoir quand le regard fatigue à trop fixer le soleil ?

On ne peut pas dire que le verbe sommeille avant d’avoir levé un mot dans le piège du sens. D’une feuille reconstitué l’enfance de l’arbre. Fait un nœud à la branche, dénoué des langues. Dormi une vie entière en attendant la plaie salvatrice, l’ultime appel du texte de l’existence. Uni les mains du temps, raviver ses forces. Appelé les amants à unir leur sexe dans le ventre plein d’un taureau.

Après le meurtre du toréador aux portes de l’arène par les aficionados même.

À LA LUMIERE DE LA LANGUE

À la lumière de la langue

je vois se lever les mots

sur la page.

Ils alignent

mes déraisons, mes mensonges

ils font rempart au futur.

Rien ne dit

qu’ils survivront

au naufrage de la mémoire.

Je garde d’un passé muet

forcé de faire silence

l’image d’un vacarme de légende.

 

 

Éric ALLARD est né un jour de carnaval de 1959 sans masque ni tuba, au Pays Noir où il creuse toujours son sillon. Il est l’auteur de quelques recueils dans les formes brèves : poésie, aphorismes, contes brefs.

Son blog littéraire, Les Belles Phrases, est principalement consacré à la chronique littéraire, avec le soutien d’une dizaine d’écrivain(e)s.

 

∗∗∗

 

Philippe Colmant

 

 

J'écris comme l'on prie

Dans la nef intérieure

À l'ombre de la flamme

Et filant mes pensées

Au rouet de mes mots,

J'évoque sans rien dire.

Aucune voix ne porte

Aussi fort, aussi loin

Que celle du silence.

*

Parfois le jour se brouille

Et la lumière souille

Le regard du miroir.

Alors on se replie

Tout au fond de sa honte,

Espérant que l'ami

Brave les hauts murs noirs

De ce camp retranché

Avec ses mots de force

Et ses ailes ouvertes

Comme un archange ancien

Venu sauver le monde.

*

Du bord de la falaise,

On peut voir manœuvrer

La calandre des vagues

Qui inlassablement

Lisse le sable fin.

Ainsi aussi la vie

Roulant jour après jour

Sur nos cœurs reprisés

 

 

 

Né en 1964 à Bruxelles, Philippe Colmant est traducteur de formation et de profession. Auteur d'une dizaine de recueils de poèmes, il a obtenu le Prix Jean Kobs 2021 pour Cette vie insensée. Il a également signé à ce jour quatre romans policiers mais considère la poésie comme son principal champ d'expression. Il est membre de l'Association des écrivains belges de langue française (AEB) et de l'Association royale des écrivains et artistes de Wallonie (AREAW).

 

∗∗∗

 

Anne Marie Derèse

La barque

La barque craque, gémit,

déchire une nappe épaisse,

elle couvre une eau trouble.

Une main verte

flotte sur les algues du marais.

Des cheveux s’étirent en fins rubans.

Dans la férocité

d’un démon des eaux,

un corps perd sa volonté de vivre.

Une autre main s’accroche

pour un dernier secours,

il murmure entre ses dents aigües,

ma désespérée

pourquoi es-tu si blanche

telle la craie longuement frottée

sur un tableau noir ?

Ma désespérée,

pourquoi ce sang blanc

et ces cheveux rouges ?

Je suis le roi du marais

avec ma peau métissée

et mes yeux profonds.

 

(Extrait de « Le marais de la douceur »)

Anne-Marie Derèse signe avec  La belle me hante son seizième livre de poèmes. Revisitant ici le monde onirique et merveilleux des contes. Le poète nous engage dans la vision d’une harmonie retrouvée avec soi et avec l’autre.

Quatre recueils aux Editions Le Coudrier, Mont-St-Guibert, Belgique, d’autres à Paris où elle est de nombreuses fois primée.

 

∗∗∗

 

Carine-Laure Desguin

dans l’entre-deux

dans l’entre-deux

la bascule du temps

pas à pas

la porte de l’antre

se referme

alors seulement

les mains ouvertes

de l’horizon

et les longueurs

de sa nuit

ça ou là

borderont de

dentelles et de mots

comme banni jour balade

une fugue anonyme

 

des cercles et des souffles

des cercles et des souffles

encore des regrets

des entraves et des feux

tout ce magma païen

racle le crépuscule

et

en lieu sûr à la place

de

la carte du ciel

un signe un seul

arrondi du coup

prédit l’heure d’après

 

 

Carine-Laure Desguin est née à Binche un soir de carnaval. Elle aime sourire aux étoiles et dire bonjour aux gens qu'elle croise. Elle a commis pas mal de choses en littérature et dans d’autres espaces aussi. Son blog : http://carineldesguin.canalblog.co

Image de Une : CHIHARU SHIOTAMe Somewhere Else, 2018. – exposition en Belgique.