Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Auteur de deux romans et de nouvelles, Guillaume Richez publie un livre de poésie qui s’ouvre sur une citation manifeste présente également en ouverture de son blog littéraire généraliste (Les Imposteurs) : « Je veux écrire je veux que mon écriture n’ait pas de sens je veux que mon écriture soit stupide. Mais le langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » (Kathy Acker, Don Quichotte, traduit par Laurence Viallet – Éditions Laurence Viallet, 2010).

Guillaume Richez a accepté de répondre à quelques questions sur ce livre glaçant et brûlant, Géométrie du cri, et sur son expérience de l’écriture.

Isabelle Lévesque : Après deux romans et une imposante activité de critique, Géométrie du cri constitue ton premier livre en poésie. L’as-tu conçu comme un manifeste ?
Guillaume Richez : J’aime cette idée que Géométrie du cri puisse être lu comme un manifeste. Mais de quoi serait-il le manifeste exactement ? Cette impression de lecture est peut-être produite par les formes relativement brutes du poème. Je veux dire que j’ai, — et cela sans doute volontairement —, cherché à rendre visible l’expérience d’écriture elle-même, comme une horloge ou une montre dont le mécanisme est visible par transparence. Le poème est écrit dans cet effet de transparence. Voir le langage est devenu pour moi une obsession. Barthes parlait de maladie à ce propos mais il n’y a pourtant là rien de pathologique me semble-t-il.

Guillaume Richez, Géométrie du cri, Lanskine, 2022 – 106 pages, 15 €.

Je n’ai donc pas pensé Géométrie du cri comme un manifeste quand je travaillais sur ce texte. Pour tout dire, ce livre n’est même pas né d’une intention d’écrire. Je ne me suis jamais assis à ma table en me disant que j’allais écrire un livre de poésie. Tu mentionnes mes deux romans, le premier était une œuvre de commande, le second une sorte de défi que je m’étais lancé à moi-même. Aucun de ces deux livres n’était personnel, — et je ne dis pas cela du point de vue biographique —, mais dans leur écriture même. J’étais alors dans quelque chose qui relevait de l’imitation. Quand j’ai pris conscience de la vacuité du procédé, je me suis alors fixé pour règle de ne plus écrire si ce que j’écrivais pouvait être produit par n’importe qui d’autre. Il s’est donc écoulé une période assez longue durant laquelle je n’ai plus écrit, plus rien à part mes critiques publiées dans mon blog Les Imposteurs.
Néanmoins, j’avais un petit cahier rouge inutilisé dans un tiroir de mon bureau. J’ai toujours écrit mes textes au stylo. J’éprouve un plaisir très concret à remplir des pages vierges. C’est un plaisir simple, aussi simple que le plaisir que l’on prend à nager. Je veux dire que cela vient du corps. Que l’écriture vient du corps. Et parfois aussi d’éléments matériels tels que le stylo que l’on utilise et le papier sur lequel on écrit. Le format de la feuille, du cahier ou du carnet a une incidence directe sur la forme du texte sur lequel on travaille, un peu comme la qualité du bois que travaille un ébéniste. Nous travaillons avec des outils. C’est aussi simple que cela. Et nous aimons pouvoir toucher l’objet produit. Je crois me souvenir que c’est dans Les Mots que Sartre parle du plaisir de pouvoir toucher son livre dans une librairie. Johan Grzelczyk (qui a publié deux excellents ouvrages, Données du réel et Données complémentaires, aux éditions Ni fait ni à faire) m’a écrit pour me dire que Géométrie du cri était un livre qui venait du corps. On ne pouvait pas me faire plus plaisir.
Pour en revenir à l’origine de Géométrie du cri et à ce cahier rouge, j’ai d’abord commencé à travailler un récit. J’écrivais sans me donner de contraintes, et sans la discipline à laquelle j’avais dû m’astreindre lorsque j’écrivais mes deux romans. Je ne savais pas où cela me conduirait mais je savais ce que je ne voulais plus, à savoir, notamment, effectuer des recherches documentaires. Je voulais que tout vienne de moi, sans pour autant me situer dans l’autofiction, car il s’agissait alors d’une fiction. Après quelques mois je me suis rendu compte que plusieurs passages du texte se démarquaient nettement du reste. Ces fragments, qui n’avaient aucun lien apparent avec la partie strictement narrative, étaient bien plus intéressants que le récit lui-même. Je les ai donc extraits du cahier rouge pour les reproduire dans un carnet 13 x 21 cm (j’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi).
J’avais très peu de matériau au départ mais j’ai commencé à écrire en suivant cet axe de travail. Je dis axe même si le terme est impropre car rien n’était véritablement organisé à ce moment-là. J’écrivais quand cela venait dans l’un des carnets 11 x 17 cm qui m’accompagnent toujours lorsque je lis et dans lequel je prends des notes sur les livres en cours de lecture. Quand j’avais assez de matière, je retranscrivais les nouveaux fragments dans le carnet de plus grand format. J’ai ainsi rempli trois carnets de 80 pages chacun.

« J’avais trois carnets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi. »

J’ai commencé à travailler le texte sur mon ordinateur lorsque le premier carnet était rempli. Un travail important a été effectué durant cette nouvelle phase d’écriture puisque je passais de fragments bruts à ce qui allait devenir poème. De nombreux fragments n’ont pas été retranscrits et sont restés en l’état dans les carnets. De même que beaucoup de textes du tapuscrit (il y a en fait plusieurs tapuscrits préparatoires qui suivent la chronologie des carnets 1, 2 et 3) ne se retrouvent pas dans le livre tel qu’il existe aujourd’hui.
I.L. :  Tu as placé en épigraphe un extrait du Don Quichotte de Kathy Acker qui prévient : « [L]e langage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fabrique. C’est ce qui m’est donné. Le langage est toujours une communauté. Le langage est ce que je sais et c’est mon cri. » As-tu toi-même pratiqué ces techniques utilisées par la romancière américaine : citations, pastiches, cut-ups, emprunts divers ? T’es-tu fixé des contraintes pour ton écriture ?
G.R. :  C’est une citation qui s’est imposée à la fin du dernier cycle de relecture, lorsque je relisais l’ultime version du texte. Je l’ai également reproduite sur la page d’accueil des Imposteurs. Je l’aime beaucoup parce qu’il y a quelque chose de délicieusement provocant dans cette citation. J’avais envie d’en faire une sorte de bannière. C’est important ce par quoi l’on entre dans un livre. C’est presque un avertissement adressé aux lectrices et aux lecteurs. C’est réfléchi. De même que le choix de l’œuvre photographique d’Aurélie Scouarnec en couverture : un chemin qui se perd dans l’obscurité. Il faut accepter de suivre ce sentier pour entrer dans le livre. La photographie d’Aurélie est saisissante.

Pour être tout à fait exact, je ne suis pas certain que la citation soit extraite du Don Quichotte de Kathy Acker. Elle provient plus probablement d’une adaptation pour la scène de son livre. Je l’ai trouvée dans le livre d’Anna Kawala, Les Aventures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros, paru chez Série discrète. Je l’ai recherchée dans Don Quichotte, que j’avais lu quelques années auparavant, mais sans la retrouver.
Pour répondre à tes questions, non je n’ai pas utilisé ces différentes techniques (citation, pastiche, cut-up) ni ne me suis fixé de contraintes. La règle était justement qu’il ne devait pas y avoir de règles ni de discipline d’écriture. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais ce livre s’est vraiment écrit tout seul, pendant plusieurs mois, dans un état de bien-être profond. Je n’ai jamais rien forcé.
Il y a cependant eu deux étapes importantes dans le processus d’écriture. La première lorsque, à mi-parcours, j’ai décidé que si je devais (pouvais) aller jusqu’au bout, je voulais que ce soit un livre de poésie et non un recueil de poèmes. La différence m’importe beaucoup. La deuxième étape, c’est quand j’ai eu le titre. Je ne sais plus comment il m’est venu mais il s’est immédiatement imposé à moi. L’écriture du livre s’est structurée à partir de ces deux axes.
Je dis que ce livre a été écrit dans un état de bien-être absolu, et c’est le souvenir (très vif) que j’en ai gardé, sans doute parce qu’il venait après des années d’écriture avec contraintes. Mais bien-être ne veut pas dire que cette période, comprise entre janvier 2020 et août 2021, n’a pas été exempte de doutes. Écrire un livre de poésie représentait pour moi un objectif ambitieux qui me semblait parfois inatteignable. J’ai donc douté, évidemment. C’est là que Laure Gauthier a joué un rôle essentiel dans le processus. J’ai mené avec elle pour Les Imposteurs un très long entretien commencé en mars 2020 et qui s’est terminé en juin de la même année. Durant l’été 2020, je lui ai envoyé quelques poèmes extraits du texte en cours d’écriture. J’avais toute confiance en son jugement. Laure est également publiée chez LansKine et je pensais déjà adresser mon manuscrit à Catherine Tourné. Laure m’a encouragé à poursuivre. Ses encouragements ont été déterminants pour la suite.   
I.L. :  Certaines phrases, ou certains membres de phrases comme : « la pensée de viande crue de toi si morte la simultanéité du calibre et de la bouche » ou « criblé du silence minéral des parkings souterrains » viennent-ils de thrillers comme ceux que tu as écrits, Opération Khéops (J’ai Lu, 2012) et Blackstone (Fleur Sauvage, 2017) ? Ou as-tu simplement installé une ambiance froide et violente dans le poème ?
G.R. :  Non, il ne s’agit pas de citations qui proviendraient de ces deux romans (dont je n’ai pas gardé un très bon souvenir). Néanmoins, tu n’es pas la première personne à me parler de violence pour ce livre. Il y a très certainement quelque chose qui est à l’œuvre quand j’écris, quelque chose qui attire l’écriture comme une aimant, vers un pôle inconscient. Il est assez évident que l’écriture est pour moi liée à la mort. Mais je ne dis pas cela comme j’ai pu l’entendre de la part de certains écrivains qui se complaisent dans des sentences assez grandiloquentes qui relèvent du poncif (L’Écrivain et la Mort. Avec majuscules, évidemment). Quand je parle du lien avec la mort, je parle de l’impulsion première qui m’a poussée à écrire mon premier texte il y a plus de vingt ans. C’est à la suite d’un drame personnel, dont je ne souhaite pas parler, que j’ai commencé à écrire. Mes premiers textes sont inédits et n’ont d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt, pas plus que les deux romans que tu évoques. Mais l’impulsion première était là. Et cela laisse sans doute des traces indélébiles.
I.L. :  Des personnages, un décor, des morts violentes… Peut-on parler de récit-poème, ou de poème-récit à propos de Géométrie du cri ?
G.R. :  Ton intuition est juste. Je dirais plutôt « récit par poèmes ». C’est une expression que je reprends (en la modifiant) à la poétesse québécoise Vanessa Bell qui me parlait, à propos d’un livre de Michaël Trahan, de « roman par poèmes ». La trame de Géométrie du cri est ténue mais il y a bien un fil narratif, tu as raison. Une histoire s’y déploie, poème après poème. Étrangement, si j’ai complètement abandonné le récit qui était à l’origine de l’écriture de ce livre, voilà que je suis revenu presque malgré moi à une forme narrative. Cependant, la narration est bien plus intéressante dans cette version car le lieu du drame est le langage lui-même. Tout ce qui se passe dans Géométrie du cri se passe dans le langage.

Guillaume Richez en Normandie (photo : Elias Richez)

I.L. :  La marque du temps est très spéciale dans Géométrie du cri : entre la première partie, « 18h31 (fig. A) », et la seconde, « 18h32 (fig. B) », il s’est écoulé une minute. Le terme « fig. » indique un état figé dans un dessin. Comme s’il s’agissait de présenter une situation avant l’événement (une mort ? un meurtre ?), puis après. Quelle est donc la place du temps dans ton poème ?
G.R. :  Ce que tu évoques fait partie de ce qui pour moi fait livre. J’ai précisé plus haut que je ne voulais pas que Géométrie du cri soit un recueil de poèmes, c’est-à-dire un ouvrage qui rassemble des textes écrits à une même période ou d’une même teneur formelle, mais bien un livre. Il m’a fallu plusieurs mois pour trouver dans quel ordre les différents poèmes qui forment le livre devaient se succéder. À chaque relecture je déplaçais les textes, plaçant celui-ci avant tel autre, etc. J’ai aussi supprimé des poèmes qui ne trouvaient plus leur place dans l’ensemble ainsi constitué.
La bipartition du texte s’est imposée après l’un des nombreux cycles de relecture et a donné cette structure solide que je recherchais dans mon propre texte. Car la structure était déjà là, enfouie sous plusieurs strates. Je n’avais plus qu’à la trouver. À partir de là, la répartition des poèmes entre la première et la seconde partie est devenue évidente. J’épinglais les poèmes les uns après les autres comme du matériel que l’on extrait d’un chantier de fouilles archéologiques. Je faisais une classification en fonction de la chronologie ainsi reconstituée. Il y avait ce nœud dramatique originel, cet instant, cette minute. C’est une conception du temps presque cinématographique.
I.L. :  Les lecteurs seront peut-être surpris de voir que les références faites à deux figures A et B, qui semblent renvoyer à deux schémas technologiques représentant l’état d’un même système mécanique à une minute d’intervalle ne renvoient à aucun dessin dans le livre. Pourquoi cette absence ?
G.R. :  L’idée de la figure provient, tu l’auras compris, de la géométrie. Mais le livre, ainsi que tu le fais remarquer, ne comporte aucune figure, aucun schéma additionnel, aucune planche d’illustrations, seulement la mention des figures A et B qui ne renvoient donc à rien de visible dans le livre, ce qui ne veut cependant pas dire qu’A et B ne représentent rien dans l’absolu du langage. Il y a donc un effet de disparition. Or la disparition, et le manque qui peut en résulter, sont au cœur du livre.
I.L. :  
« ce sont deux (1 + 1)
qui attendent
deux (1 + 1) qui
attendent »
L’addition « (1+1) » revient régulièrement. Mais on dirait qu’elle doit rester sans somme. Cela révèle-t-il l’impossibilité de faire couple durablement, au moins pour les deux personnages ?
G.R. :  Plutôt que de personnages, je préfère parler de voix. Géométrie du cri est un récit choral, un texte traversé par différentes voix, des flux de conscience. Je ne souhaitais pas créer des personnages comme j’avais pu le faire dans mes romans. C’est un élément de fiction que je trouve pénible parce que bien souvent les commentaires des lectrices et des lecteurs se concentrent sur cet aspect superficiel des livres alors que les personnages et l’histoire ne devraient être rien de plus que des prétextes à l’écriture. C’est du moins ce qu’en dit Echenoz. Et il a raison. Quand on peut se passer de ces prétextes, on peut aller vers une forme d’abstraction, se concentrer sur l’écriture elle-même.
Les lectrices et les lecteurs liront dans Géométrie du cri des additions, des soustractions, des multiplications de choses (« le soir + la pluie + l’arbre (fig. b) ») ou d’êtres (« je suis moi + moi ») qui ne sont pas censés s’additionner, se soustraire ni se multiplier. Et pourtant les calculs fonctionnent. Ils fonctionnent parce que tout se passe ici dans le langage.
Une dernière chose : je me suis aperçu lors de lectures publiques de Géométrie du cri que j’aimais beaucoup lire à voix haute mon texte et notamment cet extrait que tu cites. Cela ne fonctionne pas seulement sur le papier, en lecture « silencieuse », mais, — et peut-être encore mieux —, une fois projeté dans l’espace par une voix. Spatialisé. C’est comme si le son n’était plus que l’articulation d’un rythme.
I.L. :
« sur ta photographie
tous mes sentiments
sont à droite
l’inaudible nous tient lieu de regard
il était 18h32 après nous
qui avons manqué de regards
de voix noire
quel nom aura ton visage
après ma mort »
Si les fragments narratifs sont généralement à la troisième personne, la première intervient également. Cela peut d’ailleurs se complexifier avec une division du je : « (moi + moi) ». Jusqu’à quel point le je du poète peut-il être présent dans le poème ? Quelles sont donc les différentes valeurs de ce je ?

G.R. :  La réponse est dans le livre : « (Le je est une forme abstraite de la géométrie.) » Dans le poème, le « je » ne me représente pas plus que le « il » ou le « elle ». Quand je dis que Géométrie du cri est mon livre le plus personnel, il ne faut pas l’entendre en termes de biographie. Le poème est un autoportrait non-figuratif. C’est ainsi que je prononce mon visage.

 

I.L. :  Certains poèmes sont accompagnés d’une sorte de commentaire entre parenthèses. On lit, par exemple : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Tu parles aussi de « la violence mathématique ». Le poète se présente  lui-même comme « un géomètre de parking souterrain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ». Y a-t-il lutte ou concurrence entre les mathématiques (géométrie et algèbre) et la langue ?
G.R. :  Il y a plusieurs choses dans cette question. La syntaxe, en premier lieu. J’ai écrit « ils parlent avec de la syntaxe et des gants en latex ». C’est un vers important du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très fragmentaires de deux à huit vers, rarement plus. Le travail d’écriture s’est véritablement fait lorsque j’ai composé les poèmes sur mon ordinateur. Car il s’agit bien d’un travail de composition, de combinaisons, de montage. Je composais et recomposais les textes jusqu’à ce que cela fonctionne. Je veux dire comme un mathématicien en viendrait à conclure que ses calculs fonctionnent. Y a-t-il un modèle préexistant dont nous cherchons à nous approcher ? Un mystère à percer ? Pourquoi le modèle créé s’applique-t-il si parfaitement au réel ? Je pense ici aux modèles mathématiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de poissons, notamment le modèle de Vicsek.
Quand je parle du poète comme « un géomètre de parking souterrain », il s’agit là d’une allusion toute personnelle à ce que j’éprouve à l’égard de certaines constructions urbaines récentes. Je suis fasciné par certains lieux et bâtiments contemporains que je trouve beaux et majestueux. Il y a notamment, à Marseille, à quelques kilomètres de chez moi, une immense usine qui produit de l’acide amino undécanoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigantesques néons éclairent les éléments qui composent la structure des différents bâtiments de cet imposant site industriel. Ce sont des milliers de tuyaux, de proportions incroyables, qui se croisent ou se superposent. L’ensemble est monumental. On peut imaginer que celles et ceux qui ont conçus ces bâtiments ne les ont pas pensés comme une œuvre d’art architecturale. Pourtant la monstrueuse beauté de l’ensemble est bien plus saisissante que certaines œuvres architecturales prétentieuses. 
Il y a quelques années, j’ai noté cette citation merveilleuse de J.G. Ballard : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », publié dans la revue Science Fiction en 1984 et traduit par Jean Bonnefoy. Ballard est notamment l’auteur de Crash !, adapté au cinéma par David Cronemberg. Ce roman, très controversé, a pour sujet le corps des personnes victimes d’accident de voiture. Or, le drame au centre de Géométrie du cri est un accident de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :  
« cette fraction de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouches hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impossible de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son journal : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
As-tu pensé à ce tableau (avec les parallèles de la rambarde qui se rejoignent à l’horizon, la verticale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ?
G.R. :  Ce cri, il est à la fois poussé et entendu. Géométrie du cri un récit choral, n’oublie pas, — donc le cri fait partie intégrante de la partition. Il est même très exactement central. Il est à la fois ce qui dissone et ce qui structure. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri. 
Et non, je n’ai pas pensé au tableau de Munch. C’est difficile de regarder Le cri. C’est une œuvre tellement vue et dupliquée que plus personne ne sait la regarder (y compris moi !). Si ta question porte sur les œuvres qui ont pu me nourrir, pour ce livre en particulier, je ne mentionnerais aucune œuvre picturale, uniquement des livres de poésie. J’ai été nourri par plusieurs textes pendant la première phase d’écriture, celle des fragments. Je suis allé vers des écritures qui déplaçaient des choses en moi. Beaucoup d’œuvres de poétesses et de poètes du Québec, des livres publiés chez Le Quartanier et Poètes de Brousse notamment. J’ai cherché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expérimenté l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait complétement vidé moi-même), mais dans le but de repousser le plus loin possible ce que j’étais capable d’écrire.
I.L. :  Guillevic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Euclidiennes (Gallimard, 1967), dans lequel chaque poème accompagne une figure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, figures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de simplifier le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?

Soirée de lancement du livre - Librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris) - octobre 2022 (photo D.R.).

G.R. :  La simplification géométrique (« simplifier le monde ») me fait penser au minimalisme, et je pense surtout en disant cela au courant de musique correspondant et à ses figures majeures que sont Steve Reich, Philip Glass, et Arvo Pärt, ainsi qu’au compositeur post-minimaliste Max Richter. J’évoque cela parce que la musique me nourrit beaucoup, cependant, ce que j’ai cherché à faire avec Géométrie du cri ne va pas dans le sens de la simplification et n’a pas de rapport non plus, — ou pas consciemment du moins —, avec l’esthétique minimaliste ou post-minimaliste.
Géométrie du cri est le fruit d’expérimentations personnelles, non théoriques. Je ne suis pas un théoricien. J’adorerais l’être, cela dit. Publier des textes de théorie sur l’esthétique poétique, cela me plairait beaucoup mais ce serait bien prétentieux de ma part ! Je préfère les tâtonnements, les hésitations, les doutes, les coups de dés, les échecs. Toutefois, je dois reconnaître que mon activité critique, bien que réduite ces derniers temps, m’est néanmoins essentielle, car ce que j’écris dans mon blog Les Imposteurs est très étroitement lié à mon activité de poète, activité certes beaucoup plus limitée dans le temps (je ne suis poète que le temps que je consacre à l’écriture poétique).
Et je crois plus à l’abstraction qu’à la simplification. Mais en disant cela je ne voudrais pas pour autant que celles et ceux qui lisent cet entretien croient que j’ai cherché à produire un texte abscons. Je vais à nouveau citer Vanessa Bell qui explique très justement que cela n’a aucune importance si nous ne comprenons même pas la moitié d’un poème. Ce qui importe véritablement dans le poème ce n’est pas sa compréhension mais ce qui se passe quand nous le lisons, ce qu’il fait se mouvoir en nous, les mécanismes qui se mettent en mouvement, le fonctionnement de la langue dans un dispositif. Son fictionnement.
I.L. :
« j’ai oublié le mot qui a brûlé ma main
les doigts encore dans la froideur du poème
 mesurons la quantité exacte de finitude »
Feu et glace brûlent-ils de la même façon dans le poème ? Peut-on tout mesurer ? Le poème est-il aussi ironique que le sort ? Quelle sorte de jeu est la poésie ?
G.R. :  Le froid est l’un des principaux leitmotive dans le poème, la température exacte du poème. C’est parfois le froid du cadavre (la « bouche [qui] ne prononce pas son froid ») ou celui de la morgue. Sans oublier « les longues phrases qui refroidissent dans l’obscurité ».
Dans Géométrie du cri tout peut être mesuré (y compris le cri « bien mesurable ») : « mesure seulement le bleu et sa distance », « mesure la distance entre chaque mot », peut-on y lire. On retrouve dans ces deux vers l’impératif propre aux énoncés des exercices des manuels scolaires de mathématiques. J’aime leur concision parfaite. Ce genre de textes s’avère intéressant car leur fonction conative est a priori très éloignée de la fonction poétique du langage. Et pourtant, cette objectivité glaciale est fascinante. Il suffit d’effectuer un travail d’écriture par recomposition pour donner à ce matériau linguistiquement neutre une portée poétique.
La poésie peut-être un jeu, mais ce n’est pas ce qui est à l’œuvre dans Géométrie du cri. Pour moi la poésie est avant tout action dans le langage. Raison pour laquelle elle est intrinsèquement subversive. Les poétesses et poètes qui comptent le plus en ce moment à mes yeux sont celles et ceux qui sont de véritables activistes du langage.

Présentation de l’auteur




A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouissant, par la profondeur de sa réflexion à la liberté rhizomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une lettre de l’alphabet, en l’occurrence celle du commencement et de la direction, à la grandeur démesurée que représente Babel, ou plutôt les Babels que sont tous les textes écrits et attendant d’être traduits.

Son auteur, Guillaume Métayer, à la manière des taupes (très bonne ouïe, odorat développé), creuse douze galeries sous des idées conçues superficiellement, retourne entièrement le jardin et nous entraîne à examiner le contenu de chaque vers et motte de mots de très près pour en détecter les moindres mouvements. Sans oublier que son humour à tout casser fait trembler les étagères pleines d’obstinations, de principes et de parti-pris des traducteurs. Il est universitaire, et déplore et moque la détestation nourrie par certains poètes à l’égard de chercheurs comme lui, dont le travail de réflexion excavateur « prolonge le plaisir, l’approfondit, l’intensifie, le rend polygonal, abyssal » (p. 62). Toutefois, il avoue que la pratique, en pratique, quand on a les mains dans la pâte donc, dépasse la théorie car elle vient avant elle, du moins d’après ce que j’ai compris.

Personnellement, je travaille comme traductrice technique depuis mon année de Licence d’anglais (qui remonte à il y a un quart de siècle ou plus) et comme traductrice littéraire depuis quinze ans, ce qui est peu, en termes de livres publiés, c’est pourquoi je me permets de leur rajouter la vingtaine d’années durant laquelle je m’efforçais de traduire mes propres textes littéraires d’une langue à l’autre, pour les proposer à des revues littéraires des divers pays où j’ai vécu (même si j’ai toujours été très mauvaise à cet exercice, aimant sans doute trop mes vers pour bien les traduire, l’amour rendant aveugle, comme on le sait), et la décennie durant laquelle je traduisais des textes pour les étudiants de mes cours de langue et de littérature (et la grande joie que c’était que de commenter ensemble mes renditions imparfaites).




Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €.

Malgré cela, je n’ai jamais rien entendu à tout ce qui concerne les « théories, approches et orientations » de la traduction littéraire, car à part les cours de thèse et version suivis pendant mes études universitaires, qui, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui, n’étaient pas mes cours préférés, je n’ai pas fait d’études de traductologie, ayant tout appris sur le tas, chemin faisant, les mains plongées dans le cambouis des mots et pas dans les livres de théorie. Pour cette raison, j’ai toujours décliné les invitations de m’exprimer sur un travail de traduction en cours, me sachant incapable de théoriser ma pratique : je pense savoir traduire, j’ignore comment enseigner l’art de la traduction, ou comment en parler, je ne sais pas quels termes donner aux choses que je fais.

Guillaume Métayer présente A comme Babel, Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Editions, coll. Raisons poétiques 2020 ISBN 978-2-35577-194-1 96 pages 16 €

Par exemple, A comme Babel m’a appris qu’il existe ce qu’on appelle la traduction « juxtalinéaire », et que moi j’appelle tout simplement premier jet ou première mouture, et qu’elle n’est jamais juxtalinéaire en fait, mais « toujours déjà une esquisse d’interprétation » (p. 36), la preuve étant que nous y revenons souvent, à cette première impression, « presque autant qu’au texte originel », nous dit Guillaume Métayer. Ainsi, je traduis depuis un certain temps mais je ne sais toujours pas parler de ce que je fais, heureusement, il y a des traducteurs comme Guillaume Métayer pour m’aider à mettre des mots sur ce merveilleux travail.

Podcast : A comme Babel. Episode 1, proposé par Guillaume Métayer Avec aujourd'hui : Jean-Baptiste Para.

En lisant A comme Babel, je me suis rendu compte que les descriptions pas à pas de Métayer, agrémentées de commentaires colorés et pleins de spontanéité, correspondaient à ce qui se passait dans ma tête pendant que je traduisais ; bien sûr, comment aurait-il pu en être autrement, nous faisons le même travail et nous confrontons peu ou prou aux mêmes questions (sans compter les anecdotes qui parsèment nos journées). En effet, je me suis demandée, comme Métayer avant moi : dans quelle mesure la première mouture de ma traduction est-elle bonne ? Faut-il se méfier des adverbes en -ment ? Dois-je vraiment traduire la rime ou ai-je raison de la bouder ? Dois-je trouver le moyen d’expliquer, d’interpréter ce vers obscur en le traduisant ? Pourquoi suis-je en train de traduire un si mauvais poème et dois-je le restituer avec ses faiblesses ou succomber à la tentation de le fertiliser un peu ? « Bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat » (Métayer, p. 87). Que faire de strophes contenant des vers bien trop longs ou bien trop courts par rapport à ceux qui les entourent ? Est-ce que j’ai le droit de traduire comme une cleptomane en me servant dans des phrases connues de la littérature française ? Dois-je traduire l’intégralité des poèmes de ce livre ou seulement ceux que je pense être les meilleurs ?




Podcast : A comme Babel, Episode 2, proposé par Guillaume Métayer, avec Mireille Gansel.

Je suis traductrice parce que je doute, profondément. Traduire égale choisir.

« L’ignorance, le risque d’erreur, la crainte de ne pas comprendre, de ne pas savoir « rendre », c’est le quotidien. […] Plus je traduis, moins je sais ».

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre Allée, 2019 (p. 21 et 27).

Heureusement, Guillaume Métayer, avec A comme Babel, calme de façon momentanée mes hésitations, du moins en ce qui concerne l’ultime question, en disant qu’« intégral rime avec inégal » (p. 49), et quand il s’agit non plus de recueil mais des poèmes complets d’un auteur,

traduire l’intégrale […] permet d’observer au plus près l’incroyable évolution de l’écriture poétique […], ses hauts et ses bas, ses silences brutaux, ses prolixités soudaines, ses mille essais, tâtonnements, passages d’un genre, d’un ton à l’autre, d’être confronté à l’énergie inouïe d’un verbe poétique toujours en quête de lui-même. Et pour le traducteur, quelle aubaine ; c’est une occasion unique de sortir sa palette, ses pinceaux, ses fusains, de s’exercer sur tous ces styles contrastés. […] Quelles académies ! Quelle école ! »

Guillaume Métayer, A comme Babel, La rumeur libre, p. 50.

Je rejoins tout à fait Métayer dans cette dernière phrase, la traduction a toujours été pour moi une école, je n’ai de cesse de le répéter : elle est non seulement une école de traduction mais aussi d’écriture, et de vie. J’y ai appris à écrire avec ou sans contrainte, des vers libres et des vers rimés ; à décrire de façon précise et originale les êtres humains, les animaux, le ciel, la mer, les variations climatiques ; à vivre au sein de milieux, de cultures, de lieux et d’époques divers ; à braver les tempêtes, les tentacules de la détresse, de la dépression, du suicide et de la mort ; à jouer au flipper, à grimper dans les arbres, à nager avec des baleines, à piloter un avion, à conduire un camion, à bêcher un jardin, à construire une maison, à décortiquer un homard, à butiner une fleur, à chasser et même à tuer ; à danser et à chanter juste ou faux ; à aimer passionnément hommes, femmes et enfants pour ce qu’ils sont ; à écouter tout ce qui « fait son et sens à la fois » (Métayer a dit cela au sujet de la rime p. 55) ; à être folle et à être philosophe ; à parler d’autres langues ; à mieux lire Shakespeare – que je cite en exemple pour la simple raison que je tombe souvent sur lui quand je traduis des poèmes écrits en anglais – et à mieux lire tout court.




Podcast : A comme Babel, Episode 3, proposé par Guillaume Métayer, avec Marc De Launay.

Bref, traduire m’a appris à lire tous les signes du texte, qui sont aussi des signes de vie, de ce qui le rend vivant, et qui renvoient à la vie elle-même, et au monde en entier, car traduire ou écrire en oubliant de vivre c’est comme essayer de vivre sans respirer : on ne va pas très loin. Traduire m’a rendue curieuse de choses de la vie et du monde qui n’auraient, sans la traduction, jamais croisé mon chemin, et m’a souvent entraînée à aller chercher comment ça marche au-delà des dictionnaires et des encyclopédies, soit comment vivre un peu autrement, un peu en dehors de ce que je suis ou crois être. Traduire c’est lire les signes, du plus petit au plus grand, et « c’est un suprême bonheur ! » (p. 86), comme Guillaume Métayer le sait.

Il parle de « geste » (p. 67) pour désigner les opérations que l’on effectue en traduisant, rappelant ainsi que la traduction est physique autant qu’elle est intellectuelle, une danse ou un corps-à-corps avec le texte, en somme. Et Métayer, en plus d’affirmer poétiquement qu’« un vrai traducteur doit ouvrir le poème comme un fruit, mangue ou grenade, et offrir au lecteur une substantifique interprétation » (p. 68), s’est aussi représenté les résultats de ses choix traductifs dans un espace spatial, « comme un mobile de Calder » fixé au plafond, par exemple (p. 67), ce qui m’a laissée bouche bée d’admiration. Je n’avais jamais vu la traduction sous cet angle-là, même si j’aurais dû, sachant combien elle est indissociable de tout ce qui lui est externe, du monde des vivants et des morts, de la créativité, et du corps : « Traduire est un sport. Traduire, c’est l’écriture à deux », conclut Métayer dans le douzième et dernier chapitre  de son livre (p. 86).

Pour terminer ce petit éloge très (trop ?) subjectif de A comme Babel, un ouvrage à la fois érudit et drôle, convaincant parce qu’autobiographique, je dirai tout simplement que sa lecture m’a permis de comprendre que la théorie ne peut fonctionner sans l’apport d’exemples précis, qui lui sont vitaux, et qu’elle concerne davantage la description et l’illustration des problèmes rencontrés en traduisant que l’imposition et la prescription de certains systèmes ou règles à suivre, et que, tout comme l’universitaire et le théoricien n’ont pas à être pédants ou dogmatiques, la théorie ne l’est pas forcément non plus, selon comment elle est livrée et combien elle est ancrée dans la vie.

Guillaume Métayer, avec A comme Babel, nous a laissé entrer dans sa tête et quand il se la gratte, on fait pareil, quand il rit, on rit, quand il croit au miracle et au dieu de la traduction, on y croit également. La traduction, l’écriture et la lecture à deux, in fine.

Je vous laisse avec ses phrases si belles sur la rime, son amoureuse, sa « plus belle des maîtresses » :

Un vrai travail de métaphore. Et de cigale à la fois. Par ce simple accord elle nous donne à voir les abîmes de sens qui séparent les choses les plus proches à l’oreille, y jette des passerelles inattendues. Elle est un subtil anti-Cratyle (médicament non remboursé). Certes, il lui arrive aussi, tout au contraire, de mettre en lumière l’existence d’étonnantes convergences du son et du sens, et donc de renforcer l’illusion d’un lien naturel entre les noms et leur signification. Elle pointe ainsi ces moments où les mots d’une vieille langue finissent par se ressembler comme les vieux amants. Elle seule, à la manière géniale de tel cerveau d’autiste, sait aussi bien classer et faire ressortir ces connivences profondes.




Présentation de l’auteur




Mircea Dan Duta — Corporalités (extraits)

Polyglotte et polygraphe, Mircea Dan Duta est un poète, poète roumain d’expression tchèque, né le 27 mai 1967 à Bucarest. Il est aussi critique de film, et traducteur -  en tchèque et slovaque, et de français et d’anglais : parmi les auteurs qu’il a traduits, on peut citer Václav Havel, Arnošt Lustig ou Jáchym Topol.  Son œuvre personnelle a été traduite en plus de 20 langues, il est publié dans des anthologies aux  USA, au Royaume Uni, en France, Espagne, Mexique, Mongolie, Inde, Bangladesh, Roumanie,, Moldavie, Hongrie, Bulgarie, Serbie, Indonésie, Pérou etc. et bien-sûr en Slovaquie et en Tchéquie. Enfin organisateur et producteur de programmes culturels, j’ai pu le rencontrer de façon virtuelle durant la pandémie, où les échanges via zoom ont permis de maintenir le contact avec la création et le monde extérieur.

C’est de ce monde extérieur que nous parlent les poèmes de Corporalité dont nous publions un extrait – un monde extérieur observé avec la fantaisie d’un regard décalé, qui en fait une indéchiffrable énigme. Autant que la pomme qui ouvre et clôt la sélection – pomme du jardin perdu d’Eden devenue chère dans l’Enfer du monde, ou pomme trompeuse, fruit d’un rêve érotique – de l’une à l’autre le locuteur de ces poèmes arpente un monde désenchanté et fantastique, comme le sont les rêves : transformation, déplacements, condensation, le lecteur est confronté à toutes les fantaisies de cet univers, dont on attend que le poète nous permette d’en  visiter davantage. Avec une ironie subtile et l’autodérision qu’il applique à ses vers, il livre une l critique sociale ou religieuse sous laquelle pointe la légèreté mélancolique qui produit aussi le poème des « non-baisers », tentatives à jamais ratées, dont seul un poète oublié pourra se faire l’écho. (mb)

.

traduction Jana Boxberger

.

Citát z Adama Puslojiće

 

   Motto: Víš přece, jak mi chutnají jablka

Adam Puslojić *

 

Prý nás znovu vyhnali z nebes,

lásko moje.

Můj jmenovec Adam

to už dávno věděl.

Tehdy jsem mu to sice nevěřil,

ale dnes je to fakt.

Ovšem hada nech klidně spát

a žádná jablka už nekraď,

protože na této Zemi,

kam nás teď pošlou,

je jich dost,

a to jak hadů, tak jablek.

Jen abychom tam tentokrát

vydrželi trochu déle,

v pekle je totiž rozhřešení sice zdarma,

ale jablka stojí hrozně moc.

 

*Významný srbský básník (*1943)

Une citation d’Adam Puslojić

 

Motto: Tu sais bien combien j’aime les pommes

Adam Puslojić *

 

On dit, mon amour,

qu’on nous a encore chassés du ciel.

Adam, mon homonyme,

le savait depuis longtemps.

J’avoue qu’autrefois, je ne croyais pas ce qu’il

disait,

mais aujourd’hui, c’est incontestable.

Cependant, laisse le serpent dormir en paix

et ne vole plus les pommes,

car sur cette Terre,

où l’on va désormais nous envoyer,

on n’en manque pas,

ni de serpents, ni de pommes.

Espérons que cette fois-ci,

on nous y gardera un peu plus longtemps,

car, bien qu’en Enfer l’absolution soit gratuite,

les pommes y sont terriblement chères.

 

*Poète serbe de renom (*1943)

*

Dnes v Tesku

 

dnes v Tesku se všichni

lidé chovali zvláštně

dívali se na mě jako

kdybych obsazoval příliš moc

prostoru kolem sebe jako

kdybych dýchal příliš z jejich

kyslíku jako

kdybych odmítl zaplatit jejich

nákupy jako

kdybych mlčel jinak než

mluví oni

dnes v Tesku všichni

lidé nosí růžové džiny

baví se polsky a

kopou do koček

nakonec jsem si jednu

i koupil

stejně však to bylo

už zbytečné

Aujourd’hui au supermarché Tesco

 

aujourd'hui au Tesco tous les gens

se comportaient étrangement

ils me regardaient comme

si je prenais trop

d'espace autour de moi comme

si je respirais trop de leur

oxygène comme

si je refusais de leur payer

leurs courses comme

si je me taisais autrement

qu’ils ne parlaient

aujourd'hui au supermarché Tesco

tous les gens portaient des jeans roses

bavardaient en polonais et

donnaient des coup de pieds aux chats

j´ai fini par m´en

acheter un

pourtant c’était déjà

inutile

*

Citát k dopsání

 

Měním se,

ani nevím v co.

Rád bych tě vzal s sebou,

ani nevím kam.

Se srdcem na dlani

se mi třesou ruce.

Anebo že by to srdce ani nebylo moje?

Už dlouho (dávno) neočekávám,

aby se rozsvítilo, (že se rozsvítí, že se rozbřeskne)

slunce jsem zradil,

světlo prodal

za třicet střibrných a půl.

Drobné si nechám.

Une citation inachevée

 

Je me transforme,

sans savoir en quoi.

Je voudrais t’amener avec moi,

sans savoir où.

Avec le cœur offert sur la main tendue

qui tremble.

Mais si ce cœur n’était pas vraiment à moi ?

Il y a longtemps que je n’attends plus

que le jour se lève,

j’ai trahi le soleil,

vendu la lumière

pour trente deniers et demie.

Je garde la petite monnaie

*

Diktát č.43: Čínské výrobky – H

 

Byli nespokojení,

tak si stěžovali velkému bohu Yü-di

na příliš měkkou hlínu,

z níž je vytvořil.

Ten je poslechl,

pochopil, že jsou to zmetky,

a rozhodl se,

že z nich bude znovu hlína

dřív než z ostatních.

Dictée N° 43 : Produits chinois – H

 

Ils n’étaient pas contents,

alors ils se plaignirent au grand dieu Yü-di

de la glaise trop tendre

dont il les avait pétris.

Il les a écouta,

comprit que c’était des rebuts

et décida

d’en refaire de la glaise

avant les autres.

*

The Day Before You Came
(soap poetry - jedné dívce se zlatými vlasy)

 

Bylas tak krásná

bosá,

v dlouhých černých šatech

bez rukávů,

s dlouhými černými rovnými vlasy,

s bílou něžnou

až nebesky bledou tváří,

s dlouhýma štíhlýma nohama,

s tmavočervenými úzkými rty,

s jemnýma rukama

a tenkými pažemi,

s očima hořícíma 

vášní tvojí a bolestí mojí

a těžkým skřípajícím mlčením 

světa

ani mého, ani tvého.

Bylas tak krásná,

že jsem se bál 

na tebe i dívat,

jako kdyby mě tolik krásy

mohlo oslepit

jako v starých norských pohádkách.

Tys však přesně věděla,

kvůli čemu jsi přišla,

a tak nakonec jsme se vzali

a jeli vlakem na sever

jako v té staré písničce.

To nejdivnější je však,

že se mi černovlásky

nikdy nelíbily.

Tys mi však tehdy

v tu naši novomanželskou 

polární noc

rozluštila

i ten poslední 

zbytečný hlavolam:

'Já přece nejsem Agnetha.'

The Day Before You Came 
(soap poetry – pour une jeune fille aux cheveux d’or)

 

Tu étais si belle,

pieds nus,

dans une longue robe noire sans manches,

avec de longs cheveux noirs et lisses

et un visage blanc,

tendre et pâle comme sur une image sainte,

avec de longues jambes sveltes

et des fines lèvres rouge foncé,

avec des mains délicates

et des bras filiformes,

avec des yeux qui brûlaient

de ta passion et de ma douleur,

et du lourd silence grinçant

du monde

qui n’était ni le mien, ni le tien.

 

Tu étais si belle

que j’avais peur de te regarder,

comme si tant de beauté

pouvait me rendre aveugle,

comme dans de vieux contes de fées

norvégiens.

Mais tu savais très exactement

pourquoi tu étais venue,

alors nous finîmes par nous marier

et nous partîmes en train au Nord,

comme dans cette vieille chanson.

 

Ce qui est le plus étrange,

c’est que je n’ai jamais été attiré par les

brunes.

Mais au cours de notre première nuit de

noces polaires

tu trouvas la solution

même à la dernière énigme superflue,

en déclarant : « Mais je ne suis pas Agnethe,

voyons ! »

*

The Day After

 

Zdálo se mi,

že se miluju s fíkovníkem.

Líbal jsem jeho voňavé květy,

hladil jeho svěží poupata,

okouzlil mě svými

krásně tvarovanými nadzemními kořeny,

souložil jsem s jeho štíhlým kmenem.

Ale ráno, když jsems e probudil,

vedle mně jsi ležela ty,

kolem tebe had

a mezi námi jablko.

A teprvé tehdy jsem pochopil,

proč mi fíkovník v mém snu

nechtěl půjčit list.

The Day After

 

Je rêvais

que je faisais l’amour avec un figuier.

J’embrassais ses fleurs odorantes,

je caressais ses boutons frais,

j’étais subjugué par ses

élégantes racines aériennes,

je copulais avec son tronc svelte.

Mais le matin, à mon réveil,

c’est toi qui étais couchée à mes côtés

entourée d’un serpent,

et entre nous deux, une pomme.

Et ce n’est qu’à ce moment que j’ai compris

pourquoi le figuier dans mon rêve

ne voulait pas me prêter une feuille.

*

Les non-baisers

 

 Nous nous embrassons sans envie,

nous nous embrassons sans amour,

nous nous embrassons sans désir,

nous nous embrassons sans excitation,

nous nous embrassons sans nos langues,

nous nous embrassons sans nos lèvres,

nous nous embrassons sans nos bouches,

nous nous embrassons  sans nos yeux,

nous nous embrassons sans nos joues,

nous nous embrassons sans les formes,

nous nous embrassons sans les visages,

nous nous embrassons sans imagination,

nous nous embrassons sans fantaisie,

nous nous embrassons sans images,

nous nous embrassons sans la réalité,

nous nous embrassons sans Dichtung,

nous nous embrassons sans Warheit,

nous nous embrassons sans les baisers,

nous nous embrassons sans nous embrasser,

nous nous embrassons sans embrasser,

alors jamais personne ne s’aperçoit que l’on s’embrasse,

nulle part personne ne voit que l’on  s’embrasse,

personne ne l’entend

et ne le sent,

même pas nous,

et c’est pour ça

que jamais personne nulle part

ne décrira nos baisers,

sauf un poète oublié qui,

lui-même, n’a jamais nulle part embrassé

personne, donc, au moins,

il nous inventera, nous, un couple

qui essaie de s’embrasser

comme lui essaie d’écrire un poème

.

.

.

Mircea Dan Duta lit "Les Non-baisers" dans la version originale tchèque et en anglais au cours de International Poetry Festival, 6th edition, 2020, Rahovec, Kosovo




Constantin Cavafy (1903), Les Fenêtres, Joseph Brodsky (1963), Fenêtres

Introduction et traduction de Chantal Bizzini

LE POÈTE, LES FENÊTRES ET LE MONDE

Cavafy et Brodsky, étonnante alliance de deux poètes aux destins dissemblables, ayant vécu dans des pays éloignés, et écrit en des moments différents1.

Nous entrons, par leurs poèmes, dans un espace où le temps est arrêté. Un intérieur, une intériorité, éloignés du monde par l'absence d'ouvertures ou l'avancée de la boue, de la pluie et de la nuit. Les fenêtres de Cavafy lui demeurent introuvables, celles de Brodsky sont comme d'un camp retranché. La menace d'une tyrannie pèse. Celle de la lumière qui pénètre partout et met tout à jour, ou de la boue, alliée à la pluie et à l'obscurité, qui recouvrent tout dans leur lent glissement.

L'être de Cavafy erre dans l'obscurité à la recherche de fenêtres, dans l'espoir d'une consolation, d'une solution. Puis il renonce à se laisser aveugler par la lumière d'une révélation terrifiante, et accepte le destin d'un Dédale ou d'un Minotaure, enfermé dans son labyrinthe.

Les fenêtres de la maison de Brodsky ouvrent au dehors, sur des assaillants informes. À l'intérieur, les choses prennent vie dans l'obscurité qui vient. Ces choses s'apprêtent à livrer bataille contre la boue envahissante, contre la pluie et la nuit. L'homme n'y participera pas. Ce vieil homme, aveugle déjà, puisqu'il ferme les yeux, voit le monde, si loin qu'il n'est qu'un songe, se refléter sous ses paupières closes.

Constantin Cavafy (1927) © CC/Cavafy Archive Onassis Foundation.

Cavafy et Brodsky créent un monde qui a ses lois propres et dont ils sont à la fois présents et absents. Où se cachent-ils et pourquoi ? Leur peine semble s'atténuer dans une confession proche d'un art poétique. Il s'agirait, peut-être, de transcender les souffrances de la pleine conscience de soi. Conscience qui, comme le dit Walter Pater, apparaît comme une forme de nécessaire incarcération. 

toute la portée de l'observation est rapetissée dans la chambre étroite de l'esprit individuel. L'expérience, déjà réduite à un groupe d'impressions, est encerclée pour chacun de nous de ce mur épais de personnalité, à travers lequel aucune voix réelle n'a percé pour se faire un chemin vers nous, ou nous mener vers ce dont nous ne pouvons que supposer être dénués. Chacune de ces impressions est l'impression que l'individu se fait dans son isolement, chaque esprit gardant comme en prisonnier solitaire son propre rêve d'un monde.

Pater, W., La Renaissance: études d'art et de poésie (1873).2

C'est en cherchant à surmonter l'aliénation décrite dans des poèmes comme "Les Fenêtres"3, que Cavafy s'attachera, par ses vers, à élever l'Alexandrie mythique des Ptolémées. Lorsqu'ainsi sa ville aura acquis une valeur esthétique, il pourra enfin la regarder, l'aimer4. La perte sera compensée alors par la recréation du passé. Nous touchons au tragique à la charnière du poème, lorsque l'espoir se mue en acceptation de la perte, due à la propre incapacité du personnage ou du poète.

Dans son élégie moderne ni subjective, ni autobiographique, Brodsky pose peut-être un post-scriptum à un désastre5. Ayant, lui aussi, perdu le monde, il le garde, comme un trésor de mémoire, et se résigne à un combat qu'il ne livrera pas.

Joseph Brodsky.

Ces deux poètes semblent s'être emmurés loin d'un monde d'après l'Apocalypse, loin d'une civilisation qui s'est détruite elle-même.

∗∗∗

Les Fenêtres, Constantin Cavafy (1903)

"Τα Παράθυρα", Κωνσταντίνος Καβάφης (1903)
(Από τα Ποιήματα 1897-1933)

Σ’ αυτές τες σκοτεινές κάμαρες, που περνώ
μέρες βαριές, επάνω κάτω τριγυρνώ
για νά ’βρω τα παράθυρα. — Όταν ανοίξει
ένα παράθυρο θα ’ναι παρηγορία. —
Μα τα παράθυρα δεν βρίσκονται, ή δεν μπορώ
να τά ’βρω. Και καλύτερα ίσως να μην τα βρω.
Ίσως το φως θα ’ναι μια νέα τυραννία.
Ποιος ξέρει τι καινούρια πράγματα θα δείξει.

"Les Fenêtres", Constantin Cavafy (1903)
(Tiré de Poèmes 1897-1933)

Dans ces pièces obscures, où je passe
des jours oppressants, j’erre sans trêve
pour trouver les fenêtres. – En ouvrir
une me serait consolation. –
Mais les fenêtres sont introuvables, ou bien je ne puis,
moi, les trouver. Et mieux vaut peut-être n’en pas trouver.
La lumière serait une tyrannie nouvelle.
Et qui sait ce qu’elle révélerait d’inconnu.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

Fenêtres, Joseph Brodsky (1963)

 

 

Joseph Brodsky à la fenêtre de son appartement de Leningrad, en 1963.6

"Окна", Иосиф Бродский (1963)

Дом на отшибе сдерживает грязь,
растущую в пространстве одиноком,
с которым он поддерживает связь
посредством дыма и посредством окон
Глядят шкафы на хлюпающий сад,
от страха створки мысленно сужают.
Три лампы настороженно висят.
Но стекла ничего не выражают.
Хоть, может быть, и это вещество
способно на сочувствие к предметам,
они совсем не зеркало того,
что чудится шкафам и табуретам.
И только с наступленьем темноты
они в какой-то мере сообщают
армаде наступающей воды,
что комнаты борьбы не прекращают;
что ей торжествовать причины нет,
хотя бы все крыльцо заняли лужи;
что здесь, в дому, еще сверкает свет,
 хотя темно, совсем темно снаружи...
- но не тогда, когда молчун, старик,
 во сне он видит при погасшем свете
 окрестный мир, который в этот миг
плывет в его опущенные веки.

"Fenêtres", Joseph Brodsky (1963)

La maison à l’écart, résiste à la boue,
estompée dans l’étendue solitaire,
à laquelle elle est liée
par sa fumée, et la vue de sa fenêtre.
Les armoires regardent le jardin détrempé,
de peur, leurs battants, en pensée, rétrécissent.
Les trois lampes suspendues sont sur leur garde.
Mais les vitres n’expriment rien.
Sinon, peut-être, en étant de matière
douée de sympathie pour ces objets,
dont elles ne sont nullement les miroirs,
et qui semblent des armoires, ou des tabourets.
Et ce n’est que lors de l’offensive de l’obscurité
que, pour ainsi dire, elles déclarent
à une armada d’eau en marche,
qu’elles n’abandonnent pas le combat de la chambre ;
qu’elle n’a nulle raison de chanter victoire,
bien que des flaques inondent le perron ;
et qu’ici, dans la maison, brille la lumière,
tandis qu’au dehors il fait sombre, très sombre…
mais s’il est silencieux, le vieil homme,
c’est qu’en songe, il voit, dans la pénombre,
le monde alentour, en cet instant,
flotter sous ses paupières baissées.

Photographie de Chantal Bizzini.

∗∗∗

ANNEXE

Ο ίδιος ο Καβάφης γράφει για τα Παράθυρα, τα εξής : Constantin Cafafy, lui-même, à propos des "Fenêtres", écrit ces mots7 :

«Αι δυσκολίαι της ζωής. Τα καημένα συμβεβηκότα κ’ αι συνήθεια σχηματίζουν ένα σκότος ηθικόν (τες σκοτεινές κάμαρες), το οποίον προσπαθούμε να φωτίσουμε αναζητούντες αίτια και αρχάς (τα παράθυρα). Κι αποτυγχάνομεν, διότι τα αίτια μένουν κρυμμένα ένεκα της παρελεύσεως πολλού χρόνου και της μεσολαβήσεως πολλών περιστάσεων, αι δε αρχαί, εφαρμοζόμεναι εις τα παρόντα πράγματα, εις τα παρελθόντα, κ’ εις τας υποσχέσεις τα οποίας τα παρόντα δημιουργούν δια το μέλλον, φαίνονται πότε αντιφατικαί και πότε ακατάλληλοι. Κάποτε δε δύναταί τις να υποθέση ότι είναι καλύτερο ότι η έρευνα, κυρίως η περί τα αίτια, μένει ανεπιτυχής, διότι επιτυγχάνουσα ήθελεν ίσως δείξει πλείστα σφάλματα και πλείστην, αναγκαστικήν, αλλ’ ανυπόφορον εν τω μεγάλω φωτί, ασχημίαν και απρέπειαν».

“Les difficultés de la vie. De mauvais compromis et de mauvaises habitudes forment une obscurité morale (les pièces obscures), le fait que nous essayions de faire la lumière sur les causes et les commencements (les fenêtres). Et nous échouons, parce que les causes nous restent cachées en raison du temps long qui s’est écoulé et de la nécessaire prise en compte de circonstances multiples, et celles qui sont anciennes, appliquées au présent, au passé et aux promesses du présent pour l'avenir, semblent tantôt contradictoires, tantôt inappropriées. Auparavant, vous ne pouviez supposer qu'il valait mieux que la recherche, et en particulier celle des causes, restât infructueuse, voulant parvenir à montrer d’une part vos erreurs, et, d’autre part, que vous aviez été forcés à les commettre, mais insupportables sont, dans la pleine lumière, la laideur et l'indécence."

Notes

[1] Constantin Cavafy, poète grec, est né le 29 avril 1863 à Alexandrie, en Égypte, et mort le 29 avril 1933, dans la même ville. Joseph Brodsky, poète russe, est né à Léningrad le 24 mai 1940 et mort à New York le 28 janvier 1996.

En 1977, Joseph Brodsky a écrit un texte sur Cavafy intitulé "Du côté de Cavafy". Эссе "On  Cavafy's Side" опубликовано в журнале "The New York  Review  of Books" (February 1977), в русском  переводе  Алексея Лосева -- в  парижском журнале "Эхо" (1978, N° 2).

[2] "the whole scope of observation is dwarfed into the narrow chamber of the individual mind. Experience, already reduced to a group of impressions, is ringed round for each one of us by that thick wall of personality through which no real voice has ever pierced on its way to us, or from us to that which we can only conjecture to be without. Every one of those impressions is the impression of the individual in his isolation, each mind keeping as a solitary prisoner its own dream of a world". (Pater, 1980: 187-188.) PATER, W. 1980. The Renaissance: Studies in Art and Poetry (1873). Berkeley : The University of California Press. Cité par S. D. Kapsalis, dans "Privileged Moments: Cavafy's Autobiographical Inventions", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983. Traduction personnelle.

[3] mais également les poèmes "Murailles", et "La Ville".

[4] Peter Bien. "Cavafy's Three-Phase Development Into Detachment", Journal of the Hellenic Diaspora, VOL. X, Nos. 1 & 2 SPRING-SUMMER 1983.

[5] L'automne 1963 et les premiers mois de 1964 furent très durs pour Brodsky. Sa relation avec Marina Basmanova approchait de sa fin. Et, en ce moment de vulnérabilité, il devenait la cible de plusieurs groupes aux intérêts différents : la police idéologique de Nikita Khrouchtchev, la police de Leningrad au zèle ambitieux, ainsi que les réactionnaires de l'Union des Écrivains. Voir Лев Владимирович Лосев. Иосиф Бродский. Опыт литературной биографии. — М.: Мол. гвардия, 2006./Lev Loseff. Joseph Brodsky - A Literary Life, Yale University Press (2011).

[6] Photo de son père A. I. Brodsky.

[7] Voir le document recto-verso : "Handwritten notes on the poem “The Windows” in ink, on both sides of a sheet of paper", ainsi que le manuscrit du poème sur le site : https://cavafy.onassis.org/

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sabatier (Robert)

Poète et romancier né à Paris en 1923, mort en 2012, connu principalement par le grand public pour la série des romans d’Olivier (Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe, Les Noisettes sauvages, Les Fillettes chantantes, David et Olivier, Olivier et ses amis, Olivier 1940, Les Trompettes guerrières). Apprenti dans l’imprimerie de son oncle puis employé aux Presses universitaires de France, fondateur d’une revue de poésie, directeur littéraire des éditions Albin Michel, il est élu à l’Académie Goncourt en 1971.

Lorsqu’on pense à Robert Sabatier, on pense d’abord aux Allumettes suédoises, à l’enfant de Montmartre et de Saugues, on pense à la rue Labat, lieu de sa naissance, à la rue Bachelet, à la place du Tertre, à ce livre autobiographique qui commence par ces mots : Éblouissante était ma rue. On pense à sa vie de Poulbot dévalant les pentes de Montmartre, aux boutiques et aux petits commerces des années 1930, à l’animation du quartier, aux odeurs, aux marchands ambulants, aux colporteurs, à la musique et aux couleurs. On pense aussi au décès de sa mère, la belle Virginie (Marie), qui tenait une mercerie rue Labat, découverte morte dans son lit au petit matin, alors que le jeune Olivier (Robert) n’avait pas douze ans et dont il évoquera le souvenir dans son roman David et Olivier.

L’enfant touché par l’aile de la mort
Ne parle plus. […]


À son côté, sa mère devient givre
Et lui, croyant à un simple sommeil
Veille sur elle1.

 

Interview de Robert SABATIER, 6 octobre 1971, qui après avoir été refusé au prix Goncourt, vient d'être élu académicien de ce même prix . Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel.

On pense à cet orphelin qui a perdu ses parents un 1er mai, à quatre ans d’intervalle, et qui ne cessera, par la suite, d’adopter le double regard de l’enfant et de l’adulte, de se voir comme s’il était son propre fils, regrettant presque que la mort n’ait pas voulu de lui plus tôt. Il pensa à son père, à sa mère. Ils étaient morts et lui vivait. Était-ce juste2L’enfant sera moitié et double à la fois, portant sa mère en son corps comme une part de lui-même. J’allais vivre alors qu’un être était mort en moi, que j’étais son cercueil de bois mort3. La série des Olivier a été entourée par nombre d’autres récits : Dessin sur un trottoir, Les Enfants de l’été, Les Années secrètes de la vie d’un homme, Le Cygne noir, Le Sourire aux lèvres, Le Cordonnier de la rue triste, etc. Le romancier à succès a écrasé le poète auquel on pense moins, et c’est regrettable. Pourtant, Robert Sabatier est venu à la littérature par la poésie. Il l’évoque d’ailleurs en ces termes : Ce balancement si frêle du poème / que je porte à la proue extrême de mon art4. Dans L’Oiseau de demain, il affirme même : La poésie est seule certitude. Né au 75, rue Labat, féru de lecture, il apprendra que Verlaine habitait jadis Montmartre, 14, rue Nicolet, juste derrière chez lui. Pour lui, la poésie est l’expression la plus haute de la pensée humaine. […] Le poème doit créer dans les premiers vers le silence dans lequel on l’entendra5.

Robert Sabatier, Le Cordonnier de la rue triste, Editions Albin Michel, 20 décembre 2012.

Dans son roman Les Enfants de l’été, il ira jusqu’à inventer un monde imaginaire où tout se paie avec des billets-poèmes. J’ai rencontré Robert Sabatier à trois reprises. La première fois en 1995, à la Fnac de Clermont-Ferrand où il présentait son dernier roman, puis lors d’un nouveau forum dans cette même ville en 1997. Robert Sabatier avait une prédilection pour Clermont-Ferrand, ayant effectué son service militaire à la caserne d’Assas, au 92e R.I. et fréquenté assidûment, à cette époque, la librairie Combes, rue Saint-Hérem. Il reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans cette librairie, dès qu’il sera connu du grand public. J’avais apporté l’un de ses recueils de poèmes que je souhaitais lui faire dédicacer. Lorsqu’il a vu se glisser devant lui sa poésie, il a levé lentement les yeux vers moi, légèrement interdit, mais ô combien rayonnant, et a murmuré plus qu’il n’a prononcé ces mots : « Mes poèmes !... » J’imagine qu’on lui demandait rarement de se déplacer pour dédicacer ses recueils poétiques. Tout au plus se trouvaient-ils, comme au Salon du livre de Brive où je le rencontrai une dernière fois en 2005, à côté de ses romans, légèrement en retrait, accompagnant des ouvrages à gros tirage. Et pourtant ! Si Robert Sabatier est incontestablement un grand romancier, n’occultons pas sa plume de versificateur. Il est en effet l’auteur, entre autres, de plus de dix recueils de poèmes, ajoutés à une formidable Histoire de la poésie française en neuf volumes, d’un État princier (essai sur le langage poétique), d’un Dictionnaire de la mort, d’un Livre de la déraison souriante (aphorismes), et d’un Diogène philosophique inclassable. Auteur enfin de mémoires posthumes, qui nous transportent dans son intimité et sa vie publique : Je vous quitte en vous embrasant bien fort, chez Albin Michel. Robert Sabatier à qui j’ai écrit à plusieurs reprises, et qui m’a répondu de son écriture fine, de celle qui interroge, qui m’a fait découvrir la poésie contemporaine, la poésie qui sort du corps, du cœur, la poésie réparatrice. Oui : Écrire moins pour laisser des traces que pour en retrouver6.

J’avoue m’être ennuyée à la lecture de romans tels que Le Cygne noir ou Le Sourire aux lèvres, alors que j’ai été captivée par ses ouvrages autobiographiques (toute la série des Olivier). J’aurai la même impression concernant les livres d’Amélie Nothomb, également éditée chez Albin Michel : on aime quand l’auteur se raconte, on apprécie moins quand il n’est pas véritablement présent dans ses mots. J’ai ainsi été littéralement subjuguée par ses poèmes, parcourus pour la première fois lorsque j’étais étudiante. Si ses romans sont vendus à des millions d’exemplaires et souvent portés à l’écran, ils ne possèdent pas, cependant, l’intensité de ses poèmes. Des décasyllabes en vers blancs, la plupart du temps, qui osent tout bouleverser, même la mort :

Je n’écris pas, je traduis mon silence
pour me trahir et pour me délivrer
de l’âpre mort qui n’est pas l’autre monde7.

Au nombre de ceux-ci : Les Fêtes solaires, Dédicace d’un navire, Les Poisons délectables, Les Châteaux de millions d’années, Icare, L’Oiseau de demain, Lecture, Écriture, Les Masques et le miroir. Plus de huit cents poèmes entièrement repris dans ses Œuvres poétiques complètes, toujours chez Albin Michel, recueil que j’emporterais avec moi si je ne devais sauvegarder que quelques ouvrages précieux de ma bibliothèque. Robert Sabatier n’affirme-t-il pas lui-même qu’ayant des dizaines de traductions de ses romans, celles de ses vers valent pour lui plus que toutes les autres ? Robert Sabatier, auteur à succès, dont les poèmes ont été couronnés par le Grand Prix de l’Académie française, le prix Antonin Artaud, le prix Guillaume Apollinaire et le prix international Guillevic, mais qui interroge pourtant :

Est-il un homme au monde
pour exister sans tous les mots de l’autre8 ?

Ces mots qui seuls le comprendront et à l’intérieur desquels il n’aura de cesse de trouver refuge :

Car je suis chair, et livre est la parure
Où je me cache. Et nul ne trouvera
Le seul secret que je cache en mes pages9.

Et qui affirme :

Depuis longtemps, pour retrouver mes traces,
j’écris, j’écris, je ne sais plus qu’écrire
et je me perds en me cherchant toujours.

Je suis issu de tant de pages blanches
qu’il faut noircir pour défier le Temps,
cet encrier des plumes fugitives10.

Robert Sabatier venu à l’écriture après avoir découvert la lecture auprès de son oncle et de sa tante : Comme les livres naguère, en un instant l’écriture m’appela11. Qui conçoit le mot comme une parturition : Lui qui m’enfante et dont je me crois père12. Qui donne le la dans le titre de son premier recueil, Les Fêtes solaires, paru en 1955 : l’ensemble de ses poèmes sera éternellement placé sous le signe du soleil, le soleil éclatant de l’enfance : Parler soleil. Je ne sais d’autre langue13. Lui-même n’est-il pas un bel enfant solaire ? Tous ses vers évoqueront l’enfance, les arbres et les oiseaux, des oiseaux qui, las de voler, deviennent ses propres paroles. Sa poésie célèbrera les fêtes du soleil. Elle chantera, enfantera d’une lucidité nostalgique. De figues et de grands bols de lait. Mais Robert Sabatier, blessé d’enfance, un oiseau dans les mains14, habitera toujours sa souffrance, une jeunesse meurtrie par la mort :

Mon cœur avait cessé de suivre le soleil
Et se cachait en moi peureux comme un oiseau […]


J’habitais ma blessure et dormais dans ses lèvres15.

Robert Sabatier dont la majeure partie des poèmes est à la première personne du singulier. Qui parle à sa vie, la tutoie, puis s’adresse à lui-même, regardant son reflet dans une psyché, affirmant se confier au miroir, mais n’étant pas Narcisse pour autant. Qui personnifie et dépersonnifie une solitude mélancolique dans laquelle on ne fait que retrouver l’enfant solaire qu’il a été.

Je traverse ma vie
Avec mon nom d’enfant16.

Robert Sabatier qui répète éternellement les mots soleil, écriture, arbres, escaliers, mère, mort, silence, orfèvre, paraphe, aède (Sois l’aède effaré du Pourquoi17), mais surtout le mot oiseau, un mot tellement puissant qu’il en fera même un verbe (Le verbe oiseau contient tant de voyelles18) et le titre de l’un de ses recueils : L’Oiseau de demain !

Robert Sabatier raconte son enfance à Montmartre, 25 avril 1986, INA Culture.

C’est l’oiseau symbole de liberté, les mésanges ou les martinets des Noisettes sauvages qu’il découvre à Saugues, dans le village de ses grands-parents paternels, les hirondelles de sa maison de Saint-Geniès, dans le Vaucluse, ex-Comtat Venaissin, les « oiseaux-fruits » des Enfants de l’été, les « oiseaux-paradoxes » semés un peu partout dans Dessin sur un trottoir, les pigeons ramiers de sa terrasse du 68, boulevard Exelmans, plus tard. Ce sont les oiseaux dans la mythologie, l’âme des disparus, l’oiseau compensation des infirmités. Ce sont des rêves récurrents où par un seul battement des mains devenues ailes, je m’élevais au-dessus de la terre19... Robert Sabatier a lu les auteurs grecs et latins : Ovide et ses Métamorphoses planent sur tous ses textes. Il divinise la nature, dans une sorte de panthéisme où il serait tous les éléments de la création, se métamorphosant, glissant du minéral à la faune et à la flore, étant lui et l’autre, dans un dualisme où la terre et les espèces animales se confondent, le tout dans une élégie fertile où le mot devient également arbre, animal, comme dans un bestiaire ou une fable. Sous sa plume, les animaux, les arbres, les fleurs prennent vie, adoptent des attitudes ou parlent comme s’ils étaient des êtres humains. C’est Léda et la métamorphose de Zeus en cygne. C’est aussi la métamorphose de sa peur de la mort. Si Robert Sabatier use ainsi de mille projections anthropomorphiques, il cherche un langage pour se traduire et rien ne semble jamais y suffire. Ses zoologies le fascinent : il s’imagine un corps à la fois faune et flore. Mais si le poème est psyché, il est surtout masque, celui que Robert (Alain dans Alain et le nègre, Olivier dans la série du roman d’Olivier, l’Escrivain dans Les Enfants de l’été, Julien dans Le Lit de la merveille) ne cesse de mettre puis d’enlever, celui qui se reflète dans son recueil Les Masques et le Miroir. Il est le masque qui cache l’enfant qu’il fut, celui qu’il n’est plus. Je compris que je devais me dédoubler, créer un personnage, l’aimer comme si j’étais son père20. L’enfant qui continue à porter l’adulte qui ne parvient pas à être, et qui lui prête sa plume : Nous sommes nés de la même écriture21. Qui marche sur ses propres traces, assidûment, voyageur des mots à la recherche de lui-même, du temps qui passe. Auprès duquel il trouve refuge. Robert Sabatier vu à travers une vitre : la vitrauphanie de l’enfance. Qui sonde : Existe-t-il en nous un gêne de l’enfance, celui qui nous préserverait à travers tous nos âges22 ? Qui souffre et interroge : Qu’attendez-vous d’un homme qui s’éveille / d’un jeune conte où des enfants sont morts23 ?

Que dira-t-il quand il me reverra,
lui toujours jeune – un mort ne vieillit pas —
et moi si vieux ? Il me prendra la main.
Nous marcherons dans une aube blafarde,
mon jeune père et son si vieil enfant24.

Celle de Marie, sa mère, décédée quatre ans plus tard, et qu’il ne cessera de rechercher (Ollie, la mère et Allen, l’enfant dans La Mort du figuier). Sa mère partout présente. 

Je fus sans mère. Il pleuvait de la boue.
La neige noire étouffait tous mes cris,
mais je rêvais d’aubes phénoménales.

J’ai transformé mon enfance en soleil,
mon écriture en nouvelle mémoire.
Je fus sans mère et j’en eus cent mille autres
par chaque mot qui la ressuscitait25.

Mais également les cicatrices d’une douloureuse séparation, celle de sa première femme et de son jeune fils, qui le conduisit au bord du suicide et dont il souffrira toute sa vie. Robert Sabatier qui essaie de se libérer d’une certaine fatalité :

Et je m’évade où je m’attends moi-même,
Portant les mots de l’enfant que je fus26.

Robert Sabatier est toujours en quête de l’absent. La recherche romancée d’un père disparu, dans Le Cygne noir, se termine par les retrouvailles avec sa mère. Dans Icare, il amorce une chute, celle de l’oiseau qui a trop volé et qui se brûle les ailes. Beaucoup de références mythologiques et de renvois à des philosophes de l’Antiquité : Thalès, Héraclite, Virgile… Comment ne pas penser à ce Diogène qui verra le jour, quelques années plus tard ? Icare, fils de l’architecte athénien Dédale, prisonnier du labyrinthe qu’a construit à l’origine son père pour enfermer le Minotaure, tentera de s’échapper au moyen des ailes en plumes et en cire fabriquées par son père. Ivre de liberté, tel un oiseau, il s’approchera trop du soleil qui fera fondre ses ailes. Icare périra précipité dans la mer. C’est la chute, celle de l’oiseau dont les ailes de cire ont fondu, celle de Babel, le langage de l’enfance qui s’effondre :

Éloigne-toi. L’oiseau n’a plus de sol.
Icare dit ses grâces au soleil27.

La mort de l’enfance lui a enlevé ses oiseaux (Dites, que sont les oiseaux devenus28 ?). Une mort autodestruction, violente, qui a fait tant de dégâts en lui qu’elle en arrive même à tuer ces beaux oiseaux qui le personnifient. Se remémore-t-il le pigeon qu’il avait blessé avec sa fronde, lorsqu’il était enfant, et dont il raconte l’histoire dans le premier chapitre d’Olivier et ses amis ? Il est fatigué de souffrir, de porter son enfance à bout de bras :

Je vous dirai le temps de l’agonie
Toute une enfance29.

Robert Sabatier chantait par la voix de l’oiseau, parlait en lui. Sans ses ailes, il devient infirme. Il n’a plus que la plume du poète pour voler, une plume exutoire : On écrit pour extraire de soi l’enterré vif qui appelle à l’aide30. Il voudrait un corps délivré de l’absence. Il se résigne à vivre sans ailes : Les nids détruits seront ma sépulture31. Le petit Olivier des Allumettes suédoises a perdu sa liberté. Après le décès de sa mère, il est adopté momentanément par son demi-frère, Édouard, de quatorze ans son aîné, puis par un oncle et une tante qui l’emmènent dans leur appartement cossu de Paris. Que Montmartre et la rue Labat lui semblent loin ! Perdues, ses ailes de titi parisien dévalant les pentes du Sacré-Cœur, perdue, cette chère liberté à laquelle il tenait tant ! Et tous ces amis qu’il ne reverra plus, auprès desquels il avait tant appris : Riri, Loulou, Capdeverre, Albertine, la belle Mado… Dans Trois sucettes à la menthe il va devoir réinventer toute son existence, se remettre continuellement en question. On voit ici l’oiseau, intermédiaire entre la terre et le ciel, l’oiseau élément de l’air, symbole céleste de liberté. C’est l’esprit du rêveur : la notion d’indépendance tronquée. Il est las d’être assailli de remords, de ne pas trouver la sortie de son labyrinthe. Il n’est qu’enchevêtrement de pensées inextricables qui ne lui apportent aucune sérénité. Le voici mains nues, mains vides, être écorché, portant son crucifix en son corps : Mon état est celui d’un convalescent. Je guéris de ma rue32. Mais Robert Sabatier, qui se dit alors sans cicatrices, toute plaie étant à jamais ouverte, est aussi le phénix qui renaît perpétuellement de ses cendres. Il apprend à ressortir vivant de ses abîmes, lui-même épargné par le feu qu’il déclenche involontairement dans un cagibi, lorsqu’il a douze ans, avec des allumettes suédoises. L’oiseau d’Icare n’est donc pas totalement mort :

L’oiseau de nuit, l’oiseau dont le plumage
Détruit le feu se glisse contre moi33.

Il peut, dès lors, selon ses propres phrases, lui le poète fait du sel de ses larmes, faire de sa souffrance un palais pour mieux nous recevoir. Oui, cette enfance, ces morts qu’il portait sont devenus colombes, et il ouvre grand la cage. L’oiseau lui a apporté les mots : des heures passées dans les bibliothèques ou dans son lit, lorsqu’il était petit, lisant à la lumière d’une lampe de poche. C’est l’heure d’autres métamorphoses.

L’oiseau : alchimie des métamorphoses de l’âme. Son double est encore présent, dont il ne parvient toujours pas à découvrir l’identité. Est-il frère siamois, ami, sosie ? Est-il fantôme, adversaire ? Robert ? Olivier ? Est-il la nymphe Écho, condamnée à ne répéter que les derniers mots entendus et qui meurt de chagrin après le décès de Narcisse ? Sont-ce des morts infiltrés dans sa vie, indésirables, mais aimés, qui exercent sur lui une sorte de fascination ? La difficulté est d’accoucher un monde vivant d’un monde mort, de l’arracher à la contagion du cadavre34. Il est épuisé : Enfant, dis-moi : ce jeu de cache-cache finira-t-il35 ? Il ne sait plus ce qu’il cherche, il sait seulement qu’il a appris à vivre avec cet autre lui, cet hôte inconnu, et ne veut donc pas qu’on coupe le fil qui les relie :

Je lui pardonne – il est si difficile
de vivre à deux dans un seul corps mortel36.

L’oiseau lui a offert la lecture, l’écriture, deux termes dont il fera les titres de nouveaux recueils. Dans Écriture, il s’interroge sur l’acte d’écrire : pourquoi écrit-il et quel message a-t-il réussi à transmettre ? Quel mot contient tous les autres ? Ne s’est-il pas contredit ? Je n’aimerais pas qu’un poète ne se contredît jamais. Il oublierait nécessairement d’exprimer une part de lui-même. Il resterait incomplet. Il serait à l’image d’un jour qui nierait sa nuit, d’une nuit qui nierait son jour. Sans contradictions, pas d’unification, pas de réconciliation de l’homme à l’homme. Les deux images qui se ressembleront le plus seront des images apparemment contradictoires37. Ne trouvant pas de réponses à ses questions, il demande qu’on l’efface. Les dés sont jetés : il a fait semblant de vivre. Dans Les Masques et le Miroir, paru en 1998, le temps a fui entre ses doigts, la vieillesse et la solitude se sont installées, la plupart de ses camarades ont disparu. On repense à toutes les personnes qui ont parsemé sa route, à commencer par Gaston Bachelard, croisé quand il travaillait aux PUF, puis Jacques Prévert, à la terrasse du Café de Flore. À ses amis Georges Conchon, Hervé Bazin, Maurice Fombeure, Charles Le Quintrec, Alain Bosquet, Supervielle, Luc Bérimont, Miguel-Angel Asturias, Antoine Blondin, Ionesco, Bernard Pivot, René Char. À Lorand Gaspar, ce poète que j’affectionne aussi tout particulièrement, et qu’il rencontra en 1988 à la terrasse du Café des Nattes, à Sidi Bou Saïd (Tunisie), alors qu’il terminait sa monumentale Histoire de la poésie française. Sa seconde épouse, la peintre et auteur Christiane Lesparre, est morte. Sa demeure de Saint-Geniès, dans le Comtat Venaissin, est vendue. Lui qui aimait tant s’installer aux terrasses des cafés, déjeuner dans des petits bistrots ou des brasseries parisiennes, se retrouve seul dans son appartement du boulevard Exelmans.

 

C’est le moment du doute. C’est l’ignorance de ce qui va arriver, de l’après. C’est l’heure du retour sur soi-même, du bilan : C’est lorsque l’on croit se fuir qu’on se précède38. Il avoue n’être jamais parvenu à guérir de son enfance :

Ne pas guérir, ne jamais guérir de son enfance est la seule guérison possible au mal de l’homme39.

C’est l’heure de la quête de Dieu, ce Dieu-là qu’on ne lui a pas appris, mais qu’il a néanmoins découvert dans la Bible ou lors de visites d’églises. L’idée de Dieu le troublait. Parce que son père ne l’avait pas voulu, il n’avait pas reçu l’éducation de l’Église40. Il revoit le chapelet de sa grand-mère, à Saugues, pense à la Vierge Marie, aux anges, à saint François d’Assise, à saint Jean de la Croix, à l’âme, au santonnier des Enfants de l’été : Pourtant je prie et ne sais qui je prie41. Il se nomme Un mécréant qui n’est pas assuré de l’être tout à fait42, se plaisant à raconter qu’il a été baptisé deux fois, la première fois par sa mère, en cachette de son père, la seconde pour son mariage, alors qu’il croyait ne jamais avoir été baptisé. Ce Dieu sur lequel il ne souhaite pas être interrogé, préférant répondre par un silence plutôt que par des explications dérisoires : Et si ma poésie, si peu religieuse, était une manière de prier43 ? Il pense alors à la poésie comme gage d’immortalité, sachant que seule le mort lui apportera la réponse qu’il n’a jamais obtenue :

Je trouverai mon visage, le vrai
au seul moment de la touche finale44.

Comment exprimer ce que les mots de Robert Sabatier ont accompli en moi ? Toute mon écriture a été transformée. Oui, il y a des rencontres, des fusions littéraires qui s’opèrent imperceptiblement, des bouleversements intellectuels et affectifs. Il y a ces vers, qui restent éternellement gravés en moi :

D’un être à l’autre il est long le chemin.
Déjà celui de parvenir à soi-même
Suppose un temps bien plus long que la vie45.

Ces interrogations, ces doutes, ces souffrances, et ces phrases blessées, qui ne sont jamais qu’introspection, besoin de se connaître pour arriver à l’autre.

Tout ce parcours, ces ères, ces conquêtes
pour revenir à son point de départ
dans un chaos de mots à la dérive46.

Robert Sabatier et son éternelle pipe au coin de la bouche, avenant, qui avoue aimer profondément les gens, qu’ils soient amis ou lecteurs. Qui interroge, toujours, qui se cherche dans une enfance brisée (Dis-moi qui tu fuis, je te dirai qui tu es47), dans la joie pourtant du gamin de Paris ou de celui de Saugues, travaillant aux côtés de son grand-père auvergnat. Robert Sabatier dont j’ai lu et relu les poèmes, inlassablement. Avec qui j’ai aimé parcourir les rues de Montmartre, avec le petit Olivier ou, plus tard, lorsqu’il hantait les bouquinistes et les librairies du Quartier Latin ! Dans ces mots qui se répètent, reviennent :

Je gravissais l’escalier de pierre
de livre en livre et je te rejoignais,
toi le plus pur, l’orfèvre de tes mots
sur ce sommet qui dominait le monde48.

Ces respirations :

Je regardais marcher solennelle ma prose
Et j’enviais ses pas, je me voulais lumière
Et plus encore : au moins soleil ou griffe ou glose49.

Robert Sabatier éternel, intemporel, né dans chacun de ses mots. Qui croit s’écrire et qui n’est qu’écriture. Robert Sabatier résilience. 

Des mots, des mots, voilà ce que je laisse.
Ils sont à vous, ils ne sont plus à moi50.

Notes 

[1] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[2] Robert SABATIER, Trois sucettes à la menthe, éditions ALBIN MICHEL, 1972.

[3] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[4] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[5] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[6] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[7] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[8] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[9] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[10] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[11] Robert SABATIER, Le Lit de la merveille, éditions ALBIN Michel, 1997.

[12] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[13] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[14] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[15] Robert SABATIER, Les Fêtes solaires, éditions ALBIN MICHEL, 1955.

[16] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[17] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[18] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[19] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[20] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[21] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[22] Robert SABATIER, Le Sourire aux lèvres, éditions ALBIN MICHEL, 2000.

[23] Robert SABATIER, Dédicace d’un navire, éditions ALBIN MICHEL, 1959.

[24] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[25] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[26] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[27] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[28] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[29] Robert SABATIER, Les Poisons délectables, éditions ALBIN MICHEL, 1965.

[30] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[31] Robert SABATIER, L’Oiseau de demain, éditions ALBIN MICHEL, 1981.

[32] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[33] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[34] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[35] Robert SABATIER, 14 poèmes inédits, in Œuvres poétiques complètes, éditions ALBIN MICHEL, 2005.

[36] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[37] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[38] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[39] Robert SABATIER, L’État princier, éditions ALBIN MICHEL, 1961.

[40] Robert SABATIER, Les Trompettes guerrières, éditions ALBIN MICHEL, 2007.

[41] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[42] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[43] Robert SABATIER, Je vous quitte en vous embrassant bien fort, éditions ALBIN MICHEL, 2014.

[44] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

[45] Robert SABATIER, Icare, éditions ALBIN MICHEL, 1976.

[46] Robert SABATIER, Lecture, éditions ALBIN MICHEL, 1987.

[47] Robert SABATIER, Le Livre de la déraison souriante, éditions ALBIN MICHEL, 1991.

[48] Robert SABATIER, Écriture, éditions ALBIN MICHEL, 1993.

[49] Robert SABATIER, Les Châteaux de millions d’années, éditions ALBIN MICHEL, 1969.

[50] Robert SABATIER, Les Masques et le Miroir, éditions ALBIN MICHEL, 1998.

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men, prix Paul-Verlaine

Le poète breton Yvon Le Men vient d’obtenir le Prix Paul-Verlaine, Prix de poésie de   l’Académie française, prix annuel constitué en 1994 par le regroupement des Fondations Valentine Petresco de Wolmar et Anthony Valabrègue.

Yvon Le Men est récompensé pour deux de ses livres publiés en 2021. Le premier est La baie vitrée publié chez Bruno Doucey, livre dans lequel il évoque son expérience personnelle du confinement et qui a été présenté dans Recours au poème le 6 septembre 2021. Le deuxième s’intitule « A perte de ciel » et a été publié chez Bayard. Il est consacré à l’admiration que voue le poète au Mont saint-Michel.

Yvon Le Men (né en 1953) avait obtenu en 2019 le prix Goncourt de la poésie. Auteur d’une œuvre importante (poèmes, récits, essais…), il dit sur scène ses poèmes dans des récitals qui l’ont fait connaître largement au-delà de la Bretagne. Aujourd’hui, de sa rencontre avec le musicien multi-instrumentiste Nicolas Repac est né un spectacle et un CD publié aux Edition Kerig, intitulé « Lampe Tempête »  où l’on retrouve des extraits de  La baie vitrée  et de  A perte de ciel ».

Version longue de la rencontre avec Yvon Le Men, qui a eu lieu le 6 mai 2009 à la librairie Dialogues à Brest, à l'occasion de la parution du livre Si tu me quittes, je m'en vais (éditions Flammarion).

∗∗∗

A perte de ciel

L’épopée du Mont Saint-Michel sous la plume d’un poète : la démarche ne manque pas d’originalité. Mais Yvon Le Men va, ici, bien au-delà de son propre émerveillement devant la Merveille. C’est à un véritable pèlerinage spirituel qu’il nous convie, dont il est le principal acteur.

On ne compte dans ce livre le nombre de portes d’entrée au Mont Saint-Michel. Yvon Le Men les multiplie à souhait nous invitant à la fois à méditer sur ce lieu exceptionnel et à parcourir, dans son sillage, divers épisodes de sa propre vie. Lui qui est passé de la « foi du charbonnier » (celle de son enfance trégoroise) aux interrogations d’ordre métaphysique qui sont les siennes aujourd’hui. « Il faudrait que chacun vide sa propre abbaye/pour la remplir de ses chants et de ses rêves d’abbaye », écrit-il.  « Il faudrait /que tout monte en nous/quand on monte vers le Mont ».

Yvon Le Men gagné par la foi ? Après les Exercices d’incroyance de Gérard Le Gouic (Gallimard) assisterait-on ici à une forme « d’Exercices de croyance » de la part du poète breton (publié pour l’occasion par un éditeur catholique) ? Ce n’est pas si simple, même si Yvon Le Men n’a jamais caché sa quête d’une forme de transcendance. On connaît notamment les liens qui l’attachaient au poète juif Claude Vigée (qu’il évoque d’ailleurs dans ce livre) ou encore à Xavier Grall, à propos duquel il écrit : « Ensemble nous cherchions/lui Dieu/moi eux/les hommes et les femmes filles et fils de Dieu ». N’a-t-il pas aussi parmi ses amis le poète Gilles Baudry, « frère en l’abbaye de Landévennec/où je me rends une fois par an » ?

Yvon Le Men tourne donc autour du Mont – au risque de le perdre, parfois, un peu de vue – pour revisiter ses propres croyances (au sens large du terme) et introduire dans son livre des textes venus d’éminentes personnalités de l’Eglise. Il en est ainsi des prières à l’archange saint Michel, reprises fidèlement, écrites par Saint Bonaventure, saint Louis de Gonzague, Léon XII et même le pape François.

Yvon Le Men, A perte de ciel, Bayard 2021, 196 pages, 16,90 euros.

L’occasion aussi d’évoquer les figures de saint Colomban ou de saint Yves que l’on célèbre à Tréguier dans son Trégor natal. Evoquant les moines copistes comme ceux qui vécurent au Mont, il écrit : « Si j’avais été moine (…) j’aurais recopié/cet hymne sur le paradis de saint Ephrem de Syrie : « Personne n’y travaille/car chacun n’y a faim/personne n’y vieillit/car personne n’y meurt ».

On le voit. Ce livre est un patchwork de confessions, de réminiscences, de tranches d’histoire personnelle. Le poète n’évoque-t-il pas, à nouveau, les doigts des cantonniers (comme l’était son père) ou les yeux des couturières (comme l’était sa mère) ? Le Mont, dans sa magnificence surplombe le récit poétique en miettes de sa propre existence et devient le lieu d’une quête inassouvie, d’un vrai pèlerinage ascensionnel.

Le Men parle d’une « possibilité d’éternité » à propos d’un lieu qui lui était apparu pour la première fois, quand il était gamin, sur le calendrier des Postes et qu’il revisite cette fois par l’imagination «parce que je pouvais plus m’y rendre en vrai, avec le corps, entouré qu’il était, comme nous tous, de la pandémie, de la maladie, de la mort peut-être ». Et s’il fallait « s’inventer une seconde demeure », le poète breton fait même cet aveu : « Elle est/elle serait le Mont-Saint-Michel/comme un escalier que je prendrais pour le ciel ».

∗∗∗

Yvon Le Men derrière sa baie vitrée1

Un poète dans le confinement. Comme beaucoup d’écrivains, Yvon Le Men évoque ici son expérience personnelle de mise à l’écart forcé du monde lors des premiers mois de la pandémie. Le voici derrière la baie vitrée de sa maison de Lannion avec cette peur « de tomber dans la maladie / comme on tombe dans un cauchemar ». Mais le poète sait aussi nous mener ailleurs.

Ecriture lapidaire. Deux vers, trois vers, puis un blanc, puis de nouveau deux vers, un vers… Comme pour témoigner de cette vie en miettes que le/la Covid nous a imposée. Yvon Le Men nous parle de sa « maison enroulée autour de ses fenêtres », des fenêtres qui deviennent des hublots pour accéder à une nature environnante faisant comme si de rien n’était. Car les oiseaux sont bien là,  tout à leurs occupations (« la peur donne des ailes mais seulement aux oiseaux »), mais aussi les fleurs du mois de mars, sans oublier ses deux pommiers « côte à côte / branches à fleurs ».

Le poète a tout le temps de contempler, de s’émerveiller. Sa baie vitrée – comme le nom l’indique – ouvre de larges perspectives. Elle lui permet d’élargir la focale, sauf quand les volets roulants se bloquent et qu’il se trouve brutalement « confiné dans le confinement ». Heureusement un artisan viendra. « J’avais besoin de ses mains ». Opportune visite d’un réparateur accueilli comme le Messie. « J’avais besoin / de quelqu’un / d’un besoin d’humanité ». Besoin, aussi, du « pain de mots / produit de première nécessité » dont il est provisoirement privé quand il casse accidentellement son téléphone.

Yvon Le Men, La baie vitrée, éditions Bruno Doucey,  153 pages, 16 euros.

Mais le poète n’est pas là pour s’apitoyer sur son cas personnel. Il sait que le drame s’installe aux alentours. « La vieille dame qui est morte / hier // n’a pas vu la clochette / seule // parmi les primevères ». Cette mortalité galopante (« les morts débordent ») le ramène à une expérience intime de la mort à travers la figure d’un père trop tôt disparu. Mais s’il se met à l’écoute d’un passé douloureux, il ne se cantonne pas pour autant à son pré-carré trégorois. Le voici en correspondance avec un ami chinois. « J’étais inquiet pour lui / hier // Il est inquiet pour moi/aujourd’hui. »

Elargissant encore plus son champ de vision, Yvon Le Men nous fait envisager notre belle planète bleue (aujourd’hui bien abimée) à travers le regard de spationautes. L’art de prendre de la hauteur. Et il cite Jean-Loup Chrétien parlant de notre planète terre : « Seul un enfant dans son innocence pourrait appréhender la pureté et la splendeur de cette vision ». C’est, sans aucun doute, cet émerveillement que le poète nous invite, en dépit de tout, à retrouver. Et si la pandémie en était l’occasion ! Au fond, laver notre regard sur le monde pour que, à l’image de son ami poète Claude Vigée, récemment disparu, on sache écouter chanter le rouge-gorge « dans l’amandier / invisible ».

Note

  1. Article de Pierre Tanguy publié sur Recours au poème en septembre 2021.

∗∗∗

 

Ma langue est poésie : Yvon Le Men, Massimo Dean, Chris Ames, Les Cafés littéraires : Festival Saint-Malo Étonnants Voyageurs 2022 Du 4 au 6 juin 2022, toute l'actualité littéraire des derniers mois. En compagnie de Maette Chantrel et de Pascal Jourdana.

Image de Une © Frank Loriou.




Regard sur la poésie Native American – John Rollin Ridge : un héritage lourd à porter ….

John Rollin Ridge (Yellow Bird, Cheesquatalawny)né le 19 mars 1827 à New Ecota, alors capitale du pays Cherokee, membre de la nation Cherokee, est le fils de John Ridge et petit-fils de Major Ridge, deux personnages de sinistre mémoire pour certains Cherokees puisqu’ils avaient signé en 1836, sans la présence de tous les leaders Cherokees, le traité de New Ecota .

Ce traité cédait au gouvernement américain le territoire Cherokee à l’est du Mississipi, et cela conduira à la déportation des Cherokees en Oklahoma, un épisode sombre de l’histoire connu sous le nom de « trail of tears », la piste des larmes. Son père avait bénéficié d’une éducation occidentale car Major Ridge avait voulu démontrer aux blancs qu’il était prêt à adopter leurs manières « civilisées », prouver que les Indiens étaient capables de faire aussi bien dans tous les domaines que n’importe quel occidental. Le père de John Rollin épousa donc la fille blanche du directeur de la Foreign Mission School où il avait brillamment fait ses études.

John Rollin à l’âge de douze ans, alors qu’il vivait désormais en Oklahoma sur la réserve allouée aux Cherokees, assista au meurtre de son père, meurtre organisé par le leader John Ross, un de ceux qui n’avait pas voulu signer le traité de New Ecota et qui considérait la famille Rigde comme traître à son peuple. Sa mère quitta la réserve avec son fils et partit pour Fayetteville en Arkansas pour se mettre à l’abri. John Rollin fit des études dans des établissements  pour « blancs », il étudia le droit et pendant ses études il commença à publier des poèmes, en parallèle il devint juriste. 

En 1849, John Rollin Ridge se trouva en présence de David Kell, un sympathisant de John Ross qu’il pensait être impliqué dans le meurtre de son père. Une querelle éclata et John Rollin tua David Kell. Bien que l’argument de l’auto-défense fût recevable, Ridge préféra s’enfuir dans l’état du Missouri pour éviter le procès. L’année suivante il partit en Californie rejoindre les mineurs attirés par la ruée vers l’or, mais la vie de mineur lui déplut, aussi il commença à écrire des poèmes publiés dans des magazines californiens, il rédigea également des essais pour le compte du parti démocrate. 

John Rollin Ridge, premier auteur amérindien publié.

Il plaidait contre le racisme et défendait la politique d’assimilation des Indiens d’Amérique ainsi que son père l’avait fait ; comme ignorant la réalité des traités non respectés, il semblait encore faire confiance au gouvernement américain malgré les violations des droits des Indiens. Plus tard ses prises de position seront critiquées, en effet John Rollin Ridge avait possédé des esclaves en Arkansas, et il exprimait son avis que les Indiens de Californie étaient inférieurs aux Indiens d’autres nations ou tribus. Ces contradictions n’empêchèrent pas à son livre The Life and Adventures of Joaquin Murieta de remporter un succès certain. Considéré comme le premier roman écrit par un Indien, ce livre fait le portrait d’un jeune mexicain courageux et travailleur venu tenter sa chance aux Etats Unis. À travers le récit le lecteur prend conscience du racisme régnant, et des lois discriminantes, comme la Foreign Miner’s Tax Law, qui, de fait décourageait les mexicains à devenir mineur, pour eux l’espoir de trouver de l’or ne rimait pas avec fortune. Et ces discriminations menaient certains à la violence, ils basculaient dans le banditisme ainsi que Joaquin, dépeint comme un gentil garçon très respectueux, y compris des femmes, le deviendra.

Cherokee Almanac : John Rollin Ridge.

Après la guerre civile, à la fin des années 1860, John Rollin Ridge ralliera le parti sudiste Cherokee et se rendra à Washington DC pour tenter de renégocier avec le gouvernement, la restitution des territoires Cherokees, car les confédérés avaient promis que les Indiens d’Amérique obtiendraient un état qui leur serait propre s’ils gagnaient la guerre… encore une promesse en l’air, jamais le peuple Cherokee, ni aucun autre peuple Indien, ne fut autorisé à créer un état indépendant. Par ailleurs, John Rollin Ridge blâmait les abolitionnistes d’avoir provoqué la guerre et il était opposé au président Lincoln.

Pendant des années il occupera le poste de rédacteur au journal Daily National en Californie. Il mourra le 5 octobre 1867, seulement âgé de quarante ans. Sa veuve fera publier ses derniers poèmes à titre posthume chez Henry Payot & Company.

La poésie de Ridge est qualifiée de romantique, elle laisse transparaître la difficulté de vivre avec une double identité, une double culture. Clamant son identité Cherokee, ne cherchant pas à l’effacer, il était pourtant favorable à la politique d’assimilation qui tuait cette culture et la langue Cherokee. Le conflit interne permanent est à la source même de son élan poétique. C’est un homme profondément divisé qui dans sa poésie nous fait part de ses espoirs d’unité, aussi bien individuelle qu’à l’échelle du pays : il croit en la promesse de l’expérience démocratique, là où des Indiens plus « clairvoyants » ou plus méfiants avaient compris que la société dominante était profondément raciste et que la « démocratie » telle que pratiquée était inégalitaire. C’est pourquoi le professeur de littérature Edward Whitley, spécialiste de la littérature du 19ième siècle et de Walt Whitman en particulier, a pu dire que John Rollin Ridge était un écrivain « white arboriginal », c’est à dire un Indien blanchi. Il ne fut pas un novateur, il suivit le courant romantique, cherchant à offrir une expérience mystique et transcendantale. Il évoque souvent les formes idéales de la femme, une muse, la mémoire irrévocablement perdue, mais dans le but de donner un sens politique à cette esthétique poétique.

John Rollin Ridge : lieu de sépulture.

“Mount Shasta”, ce poème de John R Ridge, fut publié à plusieurs reprises et dans des journaux qui n’étaient pas destinés à des Indiens d’Amérique. La dernière strophe du poème rend compte des étapes à dépasser pour que la Californie devienne prospère. Ce poème méditatif, lyrique, introduit des thèmes politiques là où un lecteur embarqué dans l’expérience romantique ne l’attendait pas. La figure de cette montagne californienne présentée avec les attributs habituels de majesté est cependant solitaire et glacée, comme indifférente au sort des humains, mais pourtant elle voit, elle a une conscience. Cette montagne deviendra plus loin dans le poème, l’esprit de la loi. Conscient des dérives dues à la ruée vers l’or, John R Ridge croyait en un système légal pur, transparent, impartial, implacable en ce qu’aucune émotion n’y a sa place, et qui élèverait le genre humain vers une vie morale avec des principes de vie héroïques, voire donquichottesque… Mais sachant son appartenance à la nation Cherokee et son implication dans l’assimilation des Indiens et autres cultures émigrées aux USA, il lui fallait cette croyance d’une contrepartie moderne à l’abandon de valeurs tribales, bien souvent pas moins morales ou éthiques, pas moins démocratiques, d’ailleurs !  

MOUNT SHASTA

Behold the dread Mt. Shasta, where it stands
Imperial midst the lesser heights, and, like
Some mighty unimpassioned mind, companionless
And cold. The storms of Heaven may beat in wrath
Against it, but it stands in unpolluted
Grandeur still; and from the rolling mists upheaves
Its tower of pride e’en purer than before.
The wintry showers and white-winged tempests leave
Their frozen tributes on its brow, and it
Doth make of them an everlasting crown.
Thus doth it, day by day and age by age,
Defy each stroke of time: still rising highest
Into Heaven!

     Aspiring to the eagle’s cloudless height,
No human foot has stained its snowy side;
No human breath has dimmed the icy mirror which
It holds unto the moon and stars and sov’reign sun.
We may not grow familiar with the secrets
Of its hoary top, whereon the Genius
Of that mountain builds his glorious throne!
Far lifted in the boundless blue, he doth
Encircle, with his gaze supreme, the broad
Dominions of the West, which lie beneath
His feet, in pictures of sublime repose
No artist ever drew. He sees the tall
Gigantic hills arise in silentness
And peace, and in the long review of distance
Range themselves in order grand. He sees the sunlight
Play upon the golden streams which through the valleys
Glide. He hears the music of the great and solemn sea,
And overlooks the huge old western wall
To view the birth-place of undying Melody!

     Itself all light, save when some loftiest cloud
Doth for a while embrace its cold forbidding
Form, that monarch mountain casts its mighty
Shadow down upon the crownless peaks below,
That, like inferior minds to some great
Spirit, stand in strong contrasted littleness!
All through the long and Summery months of our
Most tranquil year, it points its icy shaft
On high, to catch the dazzling beams that fall
In showers of splendor round that crystal cone,
And roll in floods of far magnificence
Away from that lone, vast Reflector in
The dome of Heaven.
Still watchful of the fertile
Vale and undulating plains below, the grass
Grows greener in its shade, and sweeter bloom
The flowers. Strong purifier! From its snowy
Side the breezes cool are wafted to the “peaceful
Homes of men,” who shelter at its feet, and love
To gaze upon its honored form, aye standing
There the guarantee of health and happiness.
Well might it win communities so blest
To loftier feelings and to nobler thoughts—
The great material symbol of eternal
Things! And well I ween, in after years, how
In the middle of his furrowed track the plowman
In some sultry hour will pause, and wiping
From his brow the dusty sweat, with reverence
Gaze upon that hoary peak. The herdsman
Oft will rein his charger in the plain, and drink
Into his inmost soul the calm sublimity;
And little children, playing on the green, shall
Cease their sport, and, turning to that mountain
Old, shall of their mother ask: “Who made it?”
And she shall answer,—“GOD!”

     And well this Golden State shall thrive, if like
Its own Mt. Shasta, Sovereign Law shall lift
Itself in purer atmosphere—so high
That human feeling, human passion at its base
Shall lie subdued; e’en pity’s tears shall on
Its summit freeze; to warm it e’en the sunlight
Of deep sympathy shall fail:
Its pure administration shall be like
The snow immaculate upon that mountain’s brow!

∗∗∗

Voyez le redoutable Mt Shasta, il se tient
Impérial au milieu de moins hauts sommets, solitaire et
Froid, comme quelque esprit non passionné.
Les tempêtes du ciel peuvent le frapper 
Furieusement, mais avec grandeur il se dresse immobile 
Vierge ; et depuis le roulis des brumes il élève
Sa fière tour encore plus pure qu’avant.
Les averses d’hiver et les tempêtes aux ailes blanches laissent
Leurs tributs gelés sur son front, et lui 
Font une couronne éternelle.
Donc jour après jour, âge après âge, faites-le
Défiez chaque coup du temps tout en vous élevant,
Le plus haut dans le ciel ! 

 Aspirant à l’altitude sans nuage de l’aigle
Aucun pied humain n’a souillé son flanc neigeux ;
Aucun souffle humain n’a embué le miroir glacé qu’il
Tend à la lune, aux étoiles et au soleil souverain.
Les secrets de son sommet chenu ne nous deviennent
Peut-être pas familiers, sommet sur lequel le Génie
De cette montagne construit son trône glorieux !
Loin soulevé dans le bleu infini, il
Encercle, de son regard suprême, les vastes
Territoires de l’ouest, qui s’étendent sous
Ses pieds, en des tableaux de sublime repos
Qu’aucun artiste n’a jamais dessiné il voit les collines
Gigantesques paisiblement se dresser
En silence, et qui dans la longue distance
Se rangent par ordre de grandeur. Il voit la lumière solaire
Jouer sur les torrents dorés glissant
Par les vallées. Il entend la musique de la grandiose mer solennelle
Et surplombe l’immense vieux mur occidental
Pour regarder le berceau de la Mélodie éternelle !

 Lui-même toute lumière, sauf quand un très auguste nuage
Étreint quelque temps l’interdiction qu’est sa forme
Froide, cette montagne monarque répand son ombre
Puissante sur les pics plus bas,
Qui, comme des intellects inférieurs à quelque grand
Esprit, par contraste se montrent dans leur petitesse !
Tout au long des mois estivaux de notre
Année la plus paisible, il pointe son axe glacé
En l’air, pour saisir les rayons étincelants qui tombent
En pluies de splendeur autour de ce cône en cristal,
Au loin elles roulent en flots de magnificence,
A l’écart de ce vaste Réflecteur solitaire dans
Le dôme du ciel
Immobile sentinelle surveillant le val
Fertile et les plaines ondoyantes en dessous, l’herbe
Se fait plus verte. Dans son ombre, douce éclosion
Les fleurs. Purifiants puissants ! Depuis ses flancs
Neigeux les brises froides sont dispersées vers les « foyers
Paisibles des hommes », qui abritent à ses pieds, et aiment 
Observer sa forme vénérée, oui là
Réside la garantie de la santé et du bonheur.
Puisse-elle gagner les communautés bénies 
À des sentiments et à des pensées plus nobles—
Le merveilleux matériel symbole des choses
Éternelles ! Et je devine bien comment, dans les années futures
Le laboureur à l’heure suffocante au milieu
Du sillon de son champs fera une pause, il essuiera
La poussière à son front, et avec révérence 
Il admirera ce pic vénérable. Le gardien de troupeau
Freinera sa monture dans la plaine, et abreuvera
Son âme la plus intime du calme sublime ;
Et les petits enfants, jouant sur la pelouse s’arrêteront
De pratiquer leur sport, et se tournant vers cette vieille
Montagne demanderont à leur mère : Qui l’a créée ?
Elle répondra — « Dieu ! »
Cet état doré prospèrera, si comme
Son mont Shasta, la loi souveraine se soulève
Dans une atmosphère plus pure—si haute
Que le sentiment humain, la passion humaine à sa racine
Reposeront domptés ; même des larmes de pitié sur
Ses sommets gèleront ; même le soleil de profonde
Sympathie échouera à le réchauffer :
Sa pure législation sera comme  
La neige immaculée sur le front de cette montagne !

Pour continuer dans le registre nostalgique et pour souligner le déchirement d’un être hybride, Indien mais cherchant à satisfaire les critères occidentaux pour se faire accepter dans une société hypocrite faisant semblant de promouvoir l’intégration alors qu’elle est fondamentalement raciste, voici cette « chanson » de la douce jeune-fille Indienne. Rêve romantique et refuge pour celui qui regrette certainement certaines valeurs et une qualité de la vie « à l’Indienne », tout en reconnaissant sa perte tant la vision du poète ne voit possible qu’une petite île pour sauver la part Indienne et de son être et de l’Amérique en entier.

SONG -- SWEET INDIAN MAID

Oh come with me, sweet Indian maid,
My light canoe is by the shore --
We'll ride the river's tide, my love,
And thou shalt charm the dripping oar.

Methinks thy hand could guide so well
The tiny vessel in its course;
The waves would smooth its crests to thee,
As I have done my spirit's force.

How calmly will we glide, my love,
Thro' moonlight drifting on the deep,
Or, loving yet the safer shore,
Beneath the fringing willows creep!

Again like some wild duck we'll skim,
And scarcely touch the water's face,
While silver gleams our way shall mark,
And circling lines of beauty trace.

And then the stars shall shine above
In harmony with those below,
And gazing up and looking down,
Give glance for glance, and glow for glow.

And all their light shall be our own,
Commingled with our souls, and sweet
As are those orbs of bliss shall be
Our hearts and lips that melting meet.

At last we'll reach you silent isle,
So calm and green amidst the waves, --
So peaceful, too, it does not spurn
The friendly tide its shore that laves.

We'll draw our vessel on the sand,
And seek the shadow of those trees,
Where all alone and undisturbed,
We'll talk and love as we may please.

And then thy voice will be so soft
'T will match the whisper of the leaves,
And then thy breast shall yield its sigh
So like the wavelet as it heaves!

And oh! That eye so dark and free,
So like a spirit in itself!
And then that hand so sweetly small
It would not shame the loveliest elf!

The world might perish all for me,
So that it left that little isle;
The human race might pass away,
If thou remainedst with thy smile.

Then haste, mine own dear Indian maid,
My boat is waiting on its oar;
We'll float upon the tide, my love,
And gaily reach that islet's shore.

∗∗∗

Oh viens avec moi, douce jeune-fille Indienne
Mon canoé léger est près de la rive —
Nous chevaucherons le courant de la rivière, mon amour,
Et tu charmeras la rame ruisselante.
 

Il me semble que ta main pourrait si bien guider
La course de ce petit vaisseau ;
Les vagues adouciraient leurs crêtes pour toi,
comme je l’ai fait pour la force de mon esprit.

Comme nous glisserons calmement, mon amour,
À la lueur de la lune dérivant sur l’eau profonde,
Ou, préférant la berge plus sûre,
Sous les saules rampants !

Comme des canards sauvages nous frôlerons,
Et rarement toucherons le visage de l’eau,
Alors que des rayons d’argent marqueront notre passage,
Et des lignes concentriques de beauté traceront.

Et puis les étoiles au-dessus brilleront
En harmonie avec celles dessous,
Regardant en haut et en bas,
Echangeront coup d’œil pour coup d’œil, brillance pour brillance.

Alors toute leur lumière sera la nôtre,
Emmêlée à nos âmes, et aussi doux
Que ces cercles bénis seront nos
Cœurs et lèvres qui fondant se rencontreront.

Enfin nous t’atteindrons île silencieuse,
Si calme et verte au milieu des vagues, —
Si paisible aussi, elle ne rejettera pas
Le courant qui lave amicalement ses berges.

Nous tirerons notre vaisseau sur le sable,
Chercheront l’ombre des arbres,
Là-où seuls et tranquilles
Nous parlerons et aimerons autant qu’il nous plaira.

Ensuite ta voix sera si basse
Qu’elle coïncidera avec le murmure des feuilles,
Ensuite ta poitrine rendra son soupir
Pareille à la vaguelette quand elle se soulève !

Oh ! Cet œil si sombre et libre,
Si pareil à un esprit !
Et puis cette main si douce et petite
Qu’elle ne ferait pas honte au plus adorable des elfes !

Le monde entier pourrait périr,
S’il ne me laissait que cette petite île ;
Le genre humain pourrait mourir,
Si tu restais arborant ton sourire.

Donc hâte-toi, ma chère jeune-fille Indienne,
Mon bateau et ses rames attendent ;
Nous flotteront sur le courant, mon amour,
Et gaiement atteindrons les rivages de l’île.

La poésie sans nul doute a joué un rôle thérapeutique dans la courte vie de John Rollin Ridge, capable de transformer l’historique et les traumas, personnels ou impersonnels, en une expérience de beauté et de vérité. Le premier vers du poème ci-dessous fait référence aux paroles de Moïse disant : « j’ai été un étranger en terre étrangère », mais cela est aussi la vérité inscrite, non sans une certaine amertume si l’on en croit certaines déclarations, dans la chair même du poète, qui à plusieurs reprise a dû déménager, a dû quitter le territoire Cherokee et se mêler à une société qui ne voulait pas de lui malgré ses efforts d’intégration et sa relative réussite sociale. D’où un mouvement de nostalgie parfois en pensant au temps de son enfance heureuse à New Ecota. Ridge rêvait d’un territoire Cherokee indépendant gouverné par des Cherokees qui auraient abandonné certaines de leurs coutumes pour adopter certaines mœurs occidentales considérées comme progressistes. Mais ainsi qu’il l’a écrit, en plus des politiques militaires impitoyables menées par le gouvernement, il y avait des conflits entre les Cherokees eux-mêmes : « to see the fire-brand of discord and contention hurled in their midst, to blast and whither their energies and almost effectually to cancel all the good which they had wrought themselves, was truly a painful contrast, and a heartrending sight. »(Constater les brandons de la discorde et de la tension précipités en leur sein, pour faire exploser et affaiblir leurs énergies, et suffisamment efficacement pour annuler tout le bon qu’ils avaient forgé eux-mêmes, contrastait douloureusement et ce fut véritablement une vision déchirante)

THE HARP OF BROKEN STRINGS

A STRANGER in a stranger land,
Too calm to weep, too sad to smile,
I take my harp of broken strings,
A weary moment to beguile;
And tho no hope its promise brings,
And present joy is not for me,
Still o'er that harp I love to bend,
And feel its broken melody
With all my shattered feelings blend.

I love to hear its funeral voice
Proclaim how sad my lot, how lone;
And when, my spirit wilder grows,
To list its deeper, darker tone.
And when my soul more madly glows
Above the wrecks that round it lie,
It fills me with a strange delight,
Past mortal bearing, proud and high,
To feel its music swell to might.

When beats my heart in doubt and awe,
And Reason pales upon her throne,
Ah, then, when no kind voice can cheer
The lot too desolate, too lone,
Its tones come sweet upon my car,
As twilight o'er some landscape fair
As light upon the wings of night
(The meteor flashes in the air,
The rising stars) its tones are bright.

And now by Sacramento's stream,
What mem'ries sweet its music brings --
The vows of love, its smiles and tears,
Hang o'er this harp of broken strings.
It speaks, and midst her blushing fears
The beauteous one before me stands!
Pure spirit in her downcast eyes,
And like twin doves her folded hands!

It breathes again -- and at my side
She kneels, with grace divinely rare --
Then showering kisses on my lips,
She hides our busses with her hair;
Then trembling with delight, she flings
Her beauteous self into my arms,
As if o'erpowered, she sought for wings
To hide her from her conscious charms.

It breathes once more, and bowed in grief,
The bloom has left her cheek forever,
While, like my broken harp-strings now,
Behold her form with feeling quiver!
She turns her face o'errun with tears,
To him that silent bends above her,
And, by the sweets of other years,
Entreats him still, oh, still to love her!

He loves her still -- but darkness falls
Upon his ruined fortunes now,
And 't is his exile doom to flee.
The dews, like death, are on his brow,
And cold the pang about his heart
Oh, cease -- to die is agony:
'T is more than death when loved ones part!

Well may this harp of broken strings
Seem sweet to me by this lonely shore.
When like a spirit it breaks forth,
And speaks of beauty evermore!
When like a spirit it evokes
The buried joys of early youth,
And clothes the shrines of early love,
With all the radiant light of truth!

∗∗∗

La harpe aux cordes cassées

ÉTRANGER en terre étrangère,
Trop calme pour sangloter, trop triste pour sourire,
Je prends ma harpe aux cordes cassées,
Un moment d’épuisement à envoûter ;
Et bien qu’aucun espoir sa promesse n’apporte,
Et que la joie ambiante ne soit pas pour moi,
Immobile au-dessus de cette harpe j’aime me pencher
Éprouver sa mélodie brisée
De tous mes sentiments éclatés mélangés.

J’aime entendre sa voix funèbre
Proclamer combien mon sort est triste, combien solitaire ;
Et quand mon esprit se fait plus sauvage,
J’aime référencer son ton plus sombre, plus profond.
Et quand mon âme plus follement luit
Au-dessus des épaves gisantes qui l’entourent,
Au-delà de la position mortelle, haute et fière,
Pour ressentir sa musique monter en puissance,
Je suis rempli d’un étrange plaisir.

Quand mon cœur bat de doute et de crainte,
Que la raison pâlit sur son trône,
Alors, quand aucune voix douce ne peut réconforter
Le bien trop désolé, trop seul,
Ces tonalités m’arrivent tendres sur ma voiture 
Comme le crépuscule sur un paysage clair,
Comme la lumière sur les ailes de la nuit
(Le météore étincelle en l’air,
Les étoiles s’élèvent) ces tonalités sont brillantes.

Et maintenant au bord du torrent de Sacramento,
Quels doux souvenirs sa musique procure —
Les vœux d’amour, ses sourires et ses larmes,
Sont suspendus au-dessus des cordes cassées de la harpe.
Elle parle, et au milieu de ses peurs, rougissante
La splendide se tient devant moi !
Pur esprit dans ses yeux découragés,
Et comme deux colombes ses mains pliées !

De nouveau elle respire—et à côté de moi
Elle s’agenouille, avec une rare grâce divine—
Puis une pluie de baisers sur mes lèvres, 
Elle cache nos bisous de ses cheveux ;
Ensuite tremblant de délice, elle jette
Son être splendide dans mes bras,
Comme si surpuissantes,  elle cherchait des ailes
Pour la cacher de ses charmes conscients.

Elle respire encore une fois, courbée par le deuil,
L’éclat a quitté ses joues définitivement,
Tandis que, ainsi que mes cordes de harpe cassées maintenant,
Il contemplait sa forme en frissonnant !
Elle tourne son visage inondé de larmes,
Vers lui afin que le silencieux se penche au-dessus d’elle,
Et au nom des douceurs d’autres années,
Elle le supplie encore, oh, de l’aimer encore !

Il l’aime encore—mais l’obscurité tombe
Sur ses chances à présent ruinées,
Et c’est son exil condamné à fuir.
Les rosées, comme la mort, déposées sur son front,
Et froide la sensation de son cœur
Oh, cesse—mourir est agonie :
C’est plus que la mort quand les bienaimés partent !
Alors puisse cette harpe aux cordes cassées
Me sembler douce sur cette rive désolée.
Quand tel un esprit elle point,
Et de plus en plus parle de beauté !
Quand tel un esprit elle évoque
Les joies enfouies de la prime jeunesse,
Et habille les autels d’un amour précoce
De toute l’éclatante lumière de la vérité !

Si la harpe aux cordes cassées représente le pays Cherokee désormais dépecé et distribué aux colons, si elle représente les différentes tendances conflictuelles au sein du peuple Cherokee, ou encore si elles représentent la culture Cherokee qui du fait de la déportation en Oklahoma n’a plus les moyens de prospérer et de faire entendre son chant unique, on peut parier que le « sacrifice » de John Rollin Ridge, le choix politique de son père et grand-père, ne lui ont pas apporté la paix souhaitée. Reste à louer une attitude qui ne cherche pas à se présenter comme victime mais qui essaie de chercher une solution pour l’avenir, bien que secrètement, regrettant le passé.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (48) : Gustave Roud

Les œuvres complètes de Gustave Roud paraissent enfin aux éditions Zoé, en 4 volumes réunissant les 10 livres d'oeuvres poétiques, les traductions, le journal et tous les textes de critique. Les français vont-ils enfin découvrir un de nos plus grands écrivains lyriques du XX ème siècle ?

Depuis longtemps, Gustave Roud est honoré à sa juste dimension dans son pays, la Suisse romande. Né en 1897, il est très vite devenu un acteur culturel helvétique majeur. Installé avec ses parents dans une ferme de Carrouge, il n'a jamais quitté sa maison, arpentant la contrée, participant aux travaux des champs, photographiant ses amis paysans. Dès 1915, ses premiers poèmes ont dit son incurable solitude. « Je serai celui qui va seul au crépuscule / seul -en pleurant, par les routes du crépuscule... » « Seul à tout jamais », dans la souffrance d'une homosexualité impossible à vivre pleinement.

Mais cette solitude, nous dit-il, lui « rendait le monde ». Adieu, le premier livre paru en 1927, célébrait avec une ferveur intense, les villages, les champs, les paysages du Haut Jorat, où chaque marche lui offrait de goûter une véritable communion. Les notes, consignées au fil des promenades et des saisons dans de petits carnets, recopiées dans le Journal (1916-1976), reprises souvent dans les livres achevés, regorgent de sursauts, de rencontres, d'admirations. Et c'est d'abord avec la terre et les plantes que se passe la communion :

Aux haltes, meilleure que l'herbe fraîche à nos pieds en sang, plus douce que l'ombre où l'on s'allonge, nous buvions la couleur des feuillages, comme iune gorgée d'eau ce vert profond (…) Communion, échange, mots insuffisants, c'est incorporation qu'il faudrait dire... (Feuillets)

Gustave Roud, Oeuvres complètes, Editions ZOE, 4 volumes, 5056 pages, 85 euros.

Les corps des jeunes paysans s'accordent au paysage contemplé. Le Journal abonde en désirs inassouvis et en tentations. Le désir est comme transcendé par « l'innocence sublime parce qu'éternelle » que Roud perçoit en chacun. Pour un moissonneur, en 1941, célèbre « les moissonneurs pris dans leur toile blanche comme de grands anges maladroits :

Tu ne disais rien, les lèvres seulement entrouvertes sous le dur crin d'or, une main dans la mienne, l'autre enroulée au manche de ta faux. 

Le poète est ainsi hanté par ces présences frôlées, ces témoins d'un « Paradis dispersé » selon la vision de Novalis, que Roud étudiait et traduisait. Ces présences devenues avec le temps de doux fantômes, dont la vie n'est pas moins proche et sensible :

                  Où es-tu ?

                   Est-ce que tu ne peux plus entendre ce cri ? Est-ce que tu ne peux me dire si tu respires encore, si ton cœur bat, si cette épaule où poser ma main, une seule fois encore, m'est refusée ?

                  Le jour où je n'en pourrai plus d'attendre, je retournerai vers l'oiseau et cette fois, je l'appellerai comme ce soir je t'appelle. Son cœur est plein de pitié (…) Il m'écoutera. Il écoute ce que les morts lui disent, toutes les paroles des voix sans lèvres. Il porte aux vivants les messages des morts. Il écoutera tout ce que je pourrai lui dire et il s'envolera vers toi. 

Ce sont des instants d'éternité que saisit Gustave Roud, il accède alors, par eux, à une « vie profonde et pure », grâce à l'intercession de ceux qu'il désire. Il les réunit tous en quelque sorte sous le nom d'Aimé, à la fois « homme de chair » et créature « d'une transparence de cristal. » Ils appartiennent à  un monde voué à la disparition, à une Campagne perdue, comme l'évoque le dernier livre paru en 1972, 4 ans avant la mort de Roud. C'était un monde de lenteur et de cadences paisibles, où le poète avait le sentiment de toucher là à la « vraie vie ».

Monde défunt, que le regard intérieur, aidé par la mémoire, retient dans ce qu'il a d'essentiel et d'éternel. Rien n'est perdu, quand la Poésie vient sauver l'éphémère, l'instant suprême qu'un certain état extrême de l'âme et du corps a pu connaître. C'est là toute la foi « terrestre » de Gustave Roud, qui nous confie dans Requiem, son livre le plus composé (1967), le plus émouvant sans doute :

Oui, j'ai été cet homme traversé. Les doigts noués au mince tronc d'un frêne adolescent (j'en sens encore la lisse fraîcheur à mes paumes), j'ai soutenu de tout mon corps l'irruption de l'éternel, j'ai subi l'assaut de l'ineffable, j'ai vu la vraie lumière, la même, baigner toutes ces choses périssables autour de moi, leur infuser une splendeur de symphonie. 

Présentation de l’auteur




Par-delà le noir — Pierre Soulages

Pierre Soulages, dont le seul nom est souvent confondu avec le verbe « soulager », vient du latin « sol agens » - soleil agissant. Belle étymologie qui inscrit la peinture de l’artiste dans une quête de la lumière. Le regard que nous portons sur la peinture de Pierre Soulages, s’attachant à illustrer la subjectivité de ces racines latines, se déploiera en trois points. Tout d’abord, la parfaite maîtrise d’un vocabulaire technique qui caractérise l’œuvre et la pensée du peintre. Ensuite, l’émergence d’une constante : le noir comme une obsession à laquelle Pierre Soulages demeure fidèle. Enfin, la création de l’outrenoir comme synthèse de sa démarche si poétique de capture de la lumière par la couleur qui pourrait sembler, de prime abord, sa négation. Ainsi, le « soleil agissant » aura fait jaillir son éclat des ténèbres mêmes.

Un vocabulaire technique

 

Peinture, gravure, bronzes, vitraux, Pierre Soulages aura déployé au fil de son œuvre un vocabulaire technique très étendu, sans jamais viser la prouesse, plaçant cette dernière au service de l’art, autrement dit de la forme adéquate à son but : capturer la lumière… Dès ses tout premiers textes pour présenter une exposition, en 1948, l’artiste ne prête pas d’intention, de sens indiqué à sa peinture définie plutôt comme une manifestation d « un ensemble de formes […] sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. »

Mais il n’oublie pas l’essentiel : « Dans ce qu’elle a d’essentiel la peinture est une humanisation du monde. » C’est qu’il ne perd pas de vue la dimension poétique de son travail, tant dans l’exposition de sa peinture que dans le regard qui la parcourt : « Dans cette manière de peindre, la liberté de l’artiste étant à chaque instant en jeu, le tableau lui-même est un engagement total, témoignage poétique du monde dont on abandonne la validité au spectateur. » (Réalisme et réalité, 1950).

Sa peinture, pour commencer par elle, se définit comme une recherche d’un espace en propre : « je pense qu’une peinture vraiment vécue, sans contrainte arbitraire, sans parti pris artificiel, tient compte de l’espace qui est le nôtre, précisément en créant le sien propre. » (L’espace, 1953). Et cette quête s’avère elle-même poétique du peintre qui découvre ce qu’il recherche dans l’acte même de peindre : « Je veux dire que j’apprends vraiment ce que je cherche qu’en peignant. L’espace est évidemment mêlé à cette expérience, mais cela d’une manière qui, parce qu’elle n’obéit pas à une théorie préétablie comme la perspective, m’est impossible à prévoir, trop liée qu’elle est à la poésie que je veux voir se faire jour sur ma toile et qui est fonction de tous les autres éléments de la peinture.

Cette démarche, cette expérience est pour moi une chose vivante et le vivant ne se laisse point disséquer. » (L’espace, 1953). Cette exigence passe par le dialogue entre ce qui apparaît sur la toile et les réactions du peintre : « Je ne travaille pas en état de transe ; je contrôle. Je contrôle et je laisse aller. » (La dynamique de l’acte créateur, 1973) Sa peinture se veut une défiance à l’égard de l’image et de ses significations parce qu’elle reconnaît les qualités propres à la peinture. Ainsi, évoquant un lavis de femme vêtue à demi couchée, il affirme : « Ce lavis a été pour moi la révélation que des formes venues d’un pinceau, d’une encre et d’un papier pouvaient créer un espace, une lumière, un rythme autonome. Vivant indépendamment de l’image, elles apportaient autre chose, elles ouvraient ainsi la peinture à d’autres voies. » (Image et signification, 1984).

Ce sont ces autres voies vers lesquelles se tourne la peinture de Pierre Soulages : « Très tôt j’ai pratiqué une peinture qui abandonnait l’image, et que je n’ai jamais considérée comme un langage (au sens où un langage transmet une signification). Ni image ni langage. » (Image et signification, 1984) Ce à quoi, il ajoute : « Dans cette voie, j’ai rencontré avec joie un écho dans un vieux texte du début du millénaire. C’est un poème de Guillaume d’Aquitaine, un des premiers troubadours, qui commence ainsi :

           Je ferai un poème sur le pur néant
           Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre
           Ni sur l’amour, ni sur la jeunesse
            …
           Ni sur rien d’autre
           Je l’ai fait en dormant sur un cheval

Le poème se développe et se termine par ce qui m’a paru important et que je trouve, en ce qui concerne la signification, d’une modernité bouleversante :

            Mon poème est fait, je ne sais sur quoi
            Je le transmettrai à celui
            Qui le transmettra par quelqu’un d’autre
            Là-bas vers l’Anjou
            Pour qu’il me transmette de son étui la contre-clé

(La contre-clé, c’est la deuxième clé qu’il faut pour ouvrir certains coffres, avec une seule, rien ne s’ouvre.)

C’est une façon voisine de comprendre l’œuvre d’art dont la vie est faite aussi par ceux qui la voient.

Il ne s’agit pas de sens caché, de sens secret (le secret est donné d’avance, est connu au moins par celui qui le cache, peut se déchiffrer). Ici, il s’agit du mystère.

J’ai la conviction que la peinture est ce qu’écrire était pour Mallarmé :

           Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur.
           Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. » (Image et signification, 1984)

Ce retranchement dans l’œuvre d’art ne s’accomplit pas uniquement avec des matériaux nobles. Ainsi le peintre recourt-il au matériau pauvre du brou de noix pour en dire la richesse : « Il y a des peintures dont une grande part de la force tient – plus qu’à la matière picturale proprement dite – au matériau employé : un matériau ayant une existence propre issue de sa qualité concrète, tels que toile de sac (Saccos, Burri), asphalte – mêlée ou non à des gravillons -, mortiers, sable…

On pourrait penser que le brou de noix – matériau pauvre – appartient à cette catégorie, mais ce n’est pas le cas puisque c’est pour ses qualités picturales qu’il est employé : relations entre la fluidité et la viscosité, la transparence et l’opacité, et aussi pour la qualité des contours de la forme peinte : nette, grumeleuse, floue, d’où naît en relation avec le fond, une lumière picturale, créée par le contraste ou par la réflexion de la lumière sur le tableau. » (« Brou de noix », 1999)

Explorateur de techniques nouvelles, Pierre Soulages se lança en 1951 dans la gravure avec un vrai sens de l’innovation : « Oui. Dès le début, j’ai cherché – enfin je n’ai pas vraiment cherché – parce qu’à partir du moment où l’on touche à des matériaux comme les vernis, les acides, le cuivre, la résine, le grain de résine, le sucre, enfin à toute cette « cuisine », on est conduit à quelque chose de propre à la gravure, on n’a pas à le chercher. On le rencontre dans le travail qui est celui du graveur à l’eau-forte.

Quand on part avec l’idée de quelque chose que l’on veut faire, où retrouver, ce quelque chose étant ce que l’on a fait en peinture… On se limite. Alors que, effectivement, dès mes débuts, pas tout à fait, mais presque, je me suis livré à des choix qui portaient sur les propositions venant des vernis, de l’acide, de la protection et de la corrosion, puisque la protection et la corrosion sont les deux termes d’un dialogue qui s’engage quand on grave à l’eau-forte. » (« Sur la gravure », 1974)

Le peintre maniera les bronzes mais en tant que peintre, non en tant que sculpteur, précise-t-il : « La troisième dimension fonde la sculpture en tant que telle et dans ce sens ces bronzes ne sont pas des sculptures. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont des plaques plutôt que des volumes. La raison en est que l’espace qui leur est propre naît de la lumière et non d’une troisième dimension. Travail de peintre plus que de sculpteur. La lumière y est en jeu, mais ici mobile et changeante sur les parties polies, éclats conjugués ou opposés au sombre toujours fixe des parties gravées. » (« La troisième dimension… »)

Toujours dans son désir de capturer la lumière, dans sa translucidité et sa qualité, lorsque l’artiste travailla sur les vitraux, son engagement impliqua la recherche d’un matériau verrier qui fût une véritable épopée guidé par un seul objectif : « Je voulais obtenir cette translucidité mais garder lisses les faces des verres pour avoir un faible indice de salissabilité. » Ainsi peinture, brou de noix, gravure, bronze, vitraux, toute la palette du vocabulaire technique de Pierre Soulages aura été maniée dans cette quête d’absolu, de lumière.

 

Une constante : le noir

 

À la simple question formulée par Charles Juliet dans son Entretien avec Pierre Soulages : « Connaissez-vous les raisons pour lesquelles vous aimez à ce point le noir ? », le peintre répond par l’absolu d’un « parce que… » : « Sûrement pas pour des raisons symboliques, mais je crois, pour des raisons picturales. Tout d’abord une remarque. En peinture, on ne peut parler du noir sans sa forme, sa dimension, sa matière, en l’isolant du tableau. Ou alors on s’engage dans les généralités, on parle d’une abstraction : le noir. (Une couleur agit sur nous par toutes ses qualités physiques : transparence, opacité, brillance, matité, texture, forme, dimension, etc.) Mais si on reste dans les généralités, on peut dire que le noir est une constante de mon expérience de la peinture depuis mes débuts, depuis quarante ans que j’expose.

Et alors, à la question : « Pourquoi j’aime à ce point le noir ? », la seule réponse – qui inclut sans doute autant les raisons tapies au plus obscur de moi-même que les pouvoirs picturaux de cette couleur – c’est : parce que… »

Poursuivons l’échange en compagnie de Charles Juliet et Pierre Soulages :

En n’utilisant que cette couleur, ne vous privez-vous pas de toutes celles que vous éliminez ?

Je n’ai rien éliminé, c’est le contraire : le noir, c’est une couleur violente, elle s’est imposée, elle a dominé, c’est la couleur d’origine.

Vous cantonner à une seule couleur, ce n’est donc pas vous restreindre ?

Sûrement pas. Pour moi, le noir, c’est un excès, une passion.

Le noir est associé aux ténèbres, aux gouffres, aux puissances de mort. Vous ne le vivez donc pas comme tel ?

Quand on écrit avec de l’encre noire, ce n’est pas forcément une lettre de condoléances.

Est-ce qu’il n’est pas d’une certaine manière paradoxal de vouloir faire sourdre la lumière à partir du noir, couleur qui est la plus éloignée de la lumière ?

Cela peut sembler paradoxal, mais je ne le vois pas ainsi.

On a l’habitude de penser le noir, ou comme une uniformité sombre, ou comme l’élément le plus efficace d’un contraste. Contraste mettant en évidence, intensifiant, des valeurs ou des couleurs plus claires.

Un jour, le noir avait recouvert presque toute la toile, il n’y avait plus de peinture en quelque sorte, plus de blancs ni de couleurs vivant du contraste, mais, dans cet excès, j’ai vu naître la négation du noir : les différences de matière, de texture, captant ou refusant la lumière, créaient des valeurs et des couleurs particulières, une qualité de lumière et d’espace qui excitait mon désir de peindre… Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles.

Il n’y a eu aucune volonté délibérée de faire sourdre la lumière du noir, cela s’est imposé pendant que je peignais.

Il y a deux ans, lors de mon exposition rétrospective à Tokyo, le professeur Akiyama vint me dire que ces toiles l’impressionnaient et touchaient profondément l’âme orientale. Il m’apprit qu’à l’époque Edo déjà, l’art de certaines laques, sur de petites dimensions, reposait sur la lumière naissant des sillons du pinceau. C’est ce qui, en japonais, se nomme « hakémè ». Ainsi une ancienne culture avait fondé un art sur le même principe. 

La toile est parcourue par des stries. Et ces stries ont des orientations différentes.

Ce sont elles qui dynamisent la surface. Et elles n’ont rien de commun avec la régularité mécanique du peigne cubiste.

Ici une large brosse creuse dans la pâte une multiplicité de fins sillons inégaux aux reflets de valeurs différentes. Sous le regard, par mélange optique, il se crée une qualité spécifique de gris colorés : ces gris n’imitent pas une lumière, ils sont cette lumière.

A ces stries, s’opposent parfois des surfaces lisses, des à-plats, des effacements, ruptures et silences : un rythme.

L’organisation de la toile dépend entre autres de l’orientation des stries, des inégalités de la matière. Selon la lumière reçue, le lieu d’où l’on regarde, certaines surfaces claires passent au sombre, et réciproquement, mais toujours dans un même ordre et un même désordre propre à chaque tableau. Les tensions, les équilibres, les dynamisations demeurent, la peinture naît sous le regard, au moment même du regard. »

Ainsi comme l’affirme plus haut Pierre Soulages, si la constante est le noir : « L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière » : « Ce sont des toiles peintes avec le même noir, oui, mais ce ne sont pas pour autant des monochromes noirs – ni pour celui qui regarde vraiment, ni pour moi – puisque, quand je les fais, je suis guidé par des valeurs différentes, celles-là mêmes qu’engendre la lumière réfléchie par la matière du noir. Je les vois apparaître en me déplaçant sans cesse devant la toile pendant que je peins, et de ces valeurs qui changent sous le regard, viennent les décisions à prendre. L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière. »

Une invitation à aller par-delà le noir, vers l’outrenoir.

 

L'outrenoir

 

Dans un texte daté de 2005, intitulé « Du noir à l’outrenoir », Pierre Soulages se fait d’abord l’historien du noir aux origines de l’humanité : « Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ?

Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d’origine de la peinture. »

Puis, en tant que peintre, l’artiste met en garde, par sa pratique, contre les abus de langage dans le recours à la couleur « noir » : « Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réellement. Il laisse ignorer l’éclat ou la matité, la transparence ou l’opacité, l’état de surface, lisse, striée, rugueux… Et aussi la forme, angulaire, arrondie… Il nous cache sa dimension, et sa quantité. Toutes choses qui en changent la qualité, « un kilo de vert est plus vert que 100 gr. du même vert », disait Gauguin, les peintres savent qu’il en est ainsi pour toutes les couleurs. Une peinture entièrement faite, par exemple, avec un même pot de noir, est un ensemble vaste et complexe. De cet ensemble, dimension, états de surface, direction des traces s’il y en a, opacités, transparences, matité, reflets de la couleur, et leurs relations avec ce qui les avoisine, etc. dépendent la lumière, le rythme, l’espace de la toile, et son action sur le regardeur. L’appeler noire c’est dissocier l’ensemble, l’amputer, le réduire, le détruire. C’est voir avec ce que l’on a dans la tête et pas avec les yeux. »

Pierre Soulages rappelle donc que ce sont ces qualités concrètes qui agissent dans l’art de la peinture : « D’elles proviennent nos relations sensuelles et mentales avec les couleurs, mêlées dans notre imaginaire au toucher, au goût, à l’odorat, à toute notre expérience du monde et des choses. » Or nous sommes enclins à faire du nom d’une couleur une abstraction, mais sur laquelle se font « les significations conventionnelles, parfois contradictoires. » : « Le noir est ici signe de deuil, de malheur, ailleurs c’est le blanc, mais il y a aussi chez nous des noirs de fête, de luxe tout autant que d’austérité monastique, de solennité officielle mais aussi de révolte et d’anarchie. » Mais le peintre précise : « L’art vit à l’écart de ce type de significations. Réduite à ce signe (qui parfois a été son prétexte), réduite à la communication, l’œuvre cesserait d’être de l’art. Ses pouvoirs artistiques naissent de sa singularité, de ce qu’elle est concrètement. Les sens venant se faire et se défaire sur elle dépendent à la fois de la chose qu’elle est, de son auteur et du regardeur. Sa réalité d’œuvre d’art réside dans ce triple rapport, elle est par conséquent mouvante, différente selon les regardeurs, les cultures, les époques. »

Enfin, l’artiste se livre sur le lien intime qu’il noue avec cette couleur : « J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre.

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. – J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation -. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles. »

De là vient la généalogie de l’Outrenoir : « Ces peintures ont d’abord été appelées Noir-Lumière désignant ainsi une lumière inséparable du noir qui la reflète.

Pour ne pas les limiter à un phénomène optique j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme Outre-Rhin et Outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir. » (Préface au Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, de Annie Mollard-Desfour, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 2005)

 

Saisir la lumière

 

Le vocabulaire technique déployé par Pierre Soulages ne contient cette constante : le noir poussée jusqu’à l’Outrenoir que dans le désir de capturer la lumière. Dès lors l’aventure des vitraux de Conques ne forme pas un épisode périphérique mais une réinvention de ce désir de saisir la lumière : « Oui, et j’ai souvent dit : c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche… L’œuvre dépend d’un projet et aussi de ce qu’il advient d’imprévu plus ou moins sciemment. Je cherchais à moduler la luminosité dans chaque surface. Un jour, à Conques, j’ai installé une fenêtre avec mes essais de verre incolore et d’une translucidité variée. Vues de l’intérieur, les parties où la lumière du jour passait plus librement paraissaient bleutées. Celles où la lumière passait moins prenaient un ton chaud, plutôt orangé (la complémentaire du bleu). Partant d’un verre totalement incolore je rencontrai le chromatisme.

Vues de l’extérieur, les parties bleutées, celles où la lumière passait, apparaissaient sombres. Et les autres, celles où il manquait le bleu à l’intérieur, étaient bleutées à l’extérieur puisqu’elles reflétaient la lumière naturelle. À ce moment-là, j’ai compris que j’allais faire des vitraux qui seraient vus aussi du dehors, ce qui était nouveau. Tout cela à partir d’un verre incolore ! Et comme c’était la même lumière que recevaient les pierres, cela ne pouvait qu’être dans l’harmonie, à tous moments. » Harmonie de la lumière, cet absolu, par-delà le noir…

France Culture, Hors-champs, 2011, Laure Adler, Entretien avec Pierre Soulages.

Image de une : © Fred Dugit / Maxppp.




Du Livre Pauvre au Livre d’Artiste : la poésie visuelle de Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est une artiste accomplie : elle est poète de l’image, et des mots, critique d’art et littéraire, et irremplaçable créatrice de Livres Pauvres, qu’elle réalise depuis des années avec des poètes dont le nom n’est pas inconnu, et qu'elle expose et promeut. Généreuse et active elle est l’auteure d’une œuvre protéiforme qui s’édifie autour de ce fil directeur : magnifier et enrichir la réalité, dont elle restitue la dimension archétypale, grâce à son travail autour de l'image, mis en œuvre dans sa création de collages. Autant dire que l’Art dans son acception la plus pure guide l’élaboration d’une œuvre qui n'est pas prête d'achever ses métamorphoses, car elle suit l'évanescence de nos représentations, et les mutations paradigmatiques et conceptuelles que ce support kaléidoscopique exprime parce que vecteur de polysémie. 

Ghislaine Lejard, Livre 8.

Le collage est par nature une superposition de strates référentielles. Il n’y a pas une image, mais des fragments d’images qui se superposent pour en former une autre. Ainsi à la sémantique offerte par cette composition faite d’éléments intrinsèquement signifiants s’ajoute celle de chacun de ces morceaux. Les collages de Ghislaine Lejard à partir desquels sont composés les textes qui dans cette rencontre texte et image font les Livres Pauvres sont élaborés de cette manière, en agençant des bribes de représentations et des plages de couleur.
La forme donnée aux parties assemblées convoque les éléments d’une mimésis dont la sémantique se renouvelle sans cesse parce qu’elle s’appuie sur l’implicite contenu dans ce dispositif même qu’est le collage, composition qui laisse apparaitre différents mouvements, lieux, visages, archétypes… Ces superpositions permettent de dépasser toute illusion référentielle dans le même temps qu’elles les convoquent simultanément, ouvrant comme des fenêtres sur d’infinies représentations évoquées par les couches additionnées de papier sur lequel se greffent différentes représentations. Métaphore, synecdoque, allégorie, tout opère comme dans la systémique d’interprétation des rêves, par condensation et déplacement, créant une multitude d’effeuillages possibles du sens, racontant les passages calendaires itératifs mais aussi l’immuabilité des éléments représentés par glissement ou superposition.
Autant d’images dans un déploiement kaléidoscopique qui participent de cette élaboration sédimentaire. Le collage est donc dans cette acception de démultiplication sémantique et de brouillage référentiel vecteur de sens inédits particulièrement propice à supporter l’écriture poétique. Cette dernière opère de manière similaire. En juxtaposant des mots de manière fortuite, qu’il s’agisse d’une mise en œuvre paradigmatique ou syntagmatique, elle ouvre le signe à d’autres acceptions que celles usuelles qu’opère son emploi pragmatique opéré dans la langue.

Ghislaine Lejard, Carnet de voyage.

Elle crée des images elle aussi, aptes, comme celles élaborées par les collages, à motiver l’imaginaire et à supporter la création de significations inédites, tout comme l’image formée d’images laisse apparaître des sens renouvelés, jamais similaires et ouverts à chaque fois à une réception différente. La production du poème suit la posture de l’artiste et rend compte de ces multiples étapes vectrices de polysémie, ainsi que de l’acte de création lui-même. Ouvert aux sens réitérés et mettant à jour  la dimension illocutoire de la représentation,  chacun rend compte  de cet acte intuitif et solidement ancré sur des savoirs faire qu’est le geste de l’artiste ou le travail du poète qui cisèle la langue.

Livre Pauvre réalisé avec Yves Baudry, collection L-3-V.

Livre Pauvre réalisé avec Jean-Joubert, collection Pierre Ecrite, Livres Pauvres, de Daniel Leuwers.

Les mouvements du texte suivent celui des images, pour non pas l’illustrer mais pour ouvrir à des lectures renouvelées de l’ensemble, tantôt le poème est vecteur de la démultiplication sémantique de l’image, tantôt les collages ouvrent à la réception du poème en venant motiver le surgissement d’images crées par le travail de la langue. En ce sens, dans cette multiplicité sémantique, le collage et le poème déstructurent l’univocité des représentations, et amènent à la création d’un sens inattendu autant qu’inédit, à chaque fois renouvelé.

Christian-Bulting, collection L3V.

Gregoire Devin, collection Medaillons de Daniel-Leuwers.

Le travail de la langue opéré par le poème donne lieu à la création de couches sémantiques infinies pour rendre compte de ce que fait le collage qui lui-même est une poésie de l’image.

Les œuvres réalisées par Ghislaine Lejard ouvrent vers des univers inédits, grâce à une mise en œuvre de cette poétique de l'image, opérée à travers  la  complémentarité qu'elle suscite par rapprochement ou confrontation, du poème, et du collage qui par nature exprime la polysémie d'une polysémie.

La Comédie humaine, Balzac, collage de Ghislaine Lejard.

Le vitrail de Matisse, Ghislaine Lejard.

Hommage à Chaissac, Ghislaine Lejard.