Chroniques musicales (6) : Mélodies du dandy Christophe, d’Aline aux Vestiges du Chaos…

« J'avais dessiné sur le sable / Son doux visage qui me souriait / Puis il a plu sur cette plage / Dans cet orage, elle a disparu » : le cri Aline éclate lorsqu’on l’appelle pour qu’elle revienne, un an après l’enregistrement d’un 45 tours sans succès, en 1964, erreur de prénom sans doute, Reviens Sophie

La seconde chanson emblématique des yéyés devient le slow de l’été 1965, moment marquant dans la mémoire collective, Alain Bashung y fera allusion plus tard dans son hommage taquin à son partenaire en égal ayant pris ses distances, dans Alcaline : « En vertu des rasoirs / Tu viens couper court à notre histoire / À tiroirs / Dehors l'incandescence / N'approuve que les larmes d'un sampler / J'veux tout réécouter / Vaguement brisé / Sur une plage alcaline / Où veux-tu que j'te dépose / Tu m'as encore rien dit / T'aimes plus les mots roses / Que je t'écris » : conjuration du morose d’où se hisse le « nous » majestueux des deux interprètes ! Fin des années soixante, les succès s’enchaînent, depuis Les Marionnettes dont il tire les ficelles, en 1965, jusqu’à la prière blessée Excusez-moi Monsieur le Professeur :

Christophe - Aline en live dans le Grand Studio RTL présenté par Eric Jean-Jean Voir toutes les vidéos du Grand Studio RTL.

« Excusez-moi monsieur le professeur / Si je ne connais pas mes leçons par cœur / Si je me tiens debout, tout au fond de la classe / C'est parce que j'n'aime pas faire les choses à moitié / Si je me tiens debout, tout au fond de la classe / C'est qu'un autre à ma place est toujours le premier / Excusez-moi monsieur le professeur / Si j'ai toujours les idées ailleurs »… Au début des années soixante-dix, créateur de la magnifique bande originale du film La route de Salina de Georges Lautner, sa rencontre décisive avec Jean-Michel Jarre, auteur quant à lui vierge de toute collaboration, marque à merveille un changement de cap dont Christophe reste le capitaine à bord. En 1973, leur premier album commun contraste avec la variété française de leur époque par ses accords d’un « rock sophistiqué / Qui étonnait comme les anglais » évocateur du romantisme crépusculaire des Paradis perdus : « Dans ma veste de soie rose / Je déambule morose / Le crépuscule est grandiose / Mais peut-être un beau jour voudras-tu / Retrouver avec moi / Les paradis perdus ? »

 

La métamorphose est achevée, en 1975, avec le chef d’œuvre Les Mots bleus dont le titre éponyme, reste un classique de la chanson française, pourtant si inclassable, porteur « des mots qui rendent les gens heureux », dont la couleur bleuie alla si bien aussi au bleu de la voix d’Alain Bashung : « Je lui dirai les mots bleus / Les mots qu'on dit avec les yeux / Toutes les excuses que l'on donne / Sont comme les baisers que l'on vole / Il reste une rancœur subtile / Qui gâcherait l'instant fragile / De nos retrouvailles » ! Poursuivant sa quête d’arpenteur solitaire, hors des sentiers battus, Christophe signe, en 1976, Samouraï et, en 1977, La Dolce Vita, il écrira alors une chanson à l’atmosphère étrange qui caractérise tant la séduction magnétique de son univers légèrement décalé, Le Beau Bizarre 

Christophe - Les mots bleus (Live Officiel Olympia 2002).

« Dans ce dancing sans danseur / Sous la boule ronde / Parfums, lumières et couleurs / Qui se répondent / J'suis le beau bizarre / Venu là par hasard / L'alcool a un goût amer / Le jour, c'était hier / Mais l'orchestre dans un habit / Un peu passé / Joue le vide de ma vie / Désintégrée »…

Le mystère de Christophe reste entier, et le chanteur se plait à brouiller les pistes : dans les années quatre-vingt, il revêt à nouveau le costume du séducteur en veste de cuir rouge, écartant le temps des mots ambigus, avec ses 45 tours de 1983, Succès fou, de 1985, Ne raccroche pas Stéphanie ou avec l’enregistrement d’un album à la douceur ironique Clichés d’Amour avec la reprise du thème Besame Mucho. Mais en 1996, changement de maison de disques, l’énigmatique dandy se présente sous l’invitation d’un album éponyme : Bevilacqua. La critique parle alors de « cyber-jazz » et de « techno » dont le single Le Tourne-Cœur dresse le décor mélangé de sa voix efféminée si singulière. Désormais reconnu comme une icône invraisemblable, en 2001, son album expérimental tangue Comm’Si La Terre Penchait, laissant le microcosme musical parisien à nouveau pantois ! Succèderont avec les années 2000 des albums cultes, tant encensés qu’incompris : Aimer Ce Que Nous Sommes, en 2008, puis Paradis Retrouvé, en 2013. Après le récital piano-voix, en 2014, de l’album Intime, il retrouvera, en 2016, Jean-Michel Jarre, Boris Bergman ainsi que d’autres artistes à l’écriture de son treizième album, Les Vestiges du Chaos

« Je vous propose / D'ouvrir des choses / Des choses avec moi / Sur de nouvelles voies », Définitivement, ainsi s’ouvre la proposition du dernier album-concept de Christophe, évoquant «  le désir / De réunir / [Notre] plus belle âme / Et [sa] plus grande flamme », et tandis que le courant de son Océan d’amour nous emporte, il semble invoquer également les mânes de son Aline perdue : « Sous les étoiles, j'entends ta voix / Crier tout bas / Mes mains se perdent dans ce feu tiède / C'est informel / La scène est belle / Je ne te quitte plus / Ça c'est bien moi/ Tout craché »,  invitant ensuite à sa danse son double nommée Stella Botox : « Stella, son prénom le jour se lève / Stella, rencontre où la nuit s'achève / Sensuelle et solaire », suggérant les amours de Laurie et Lou :

 

Océan d'amour · Christophe · Mathilda. Provided to YouTube by Universal Music Group.

« C'était un ouragan / Laurie aime Lou / Sourire de Laurie », décrivant la beauté fatale de Dangereuse : « Lover, outsider / Un tendre déglingué / Dernier pari de l'autre côté / De la dangereuse qui se rend », avant de traverser les turbulences de Tangerine : « Mais le temps ne passera plus jamais / Ni pour toi, ni pour personne / Ce sera un retour en guerre encore », quand il ne s’agit pas de fuir la surveillance d’un Drone : « Tout en moi voudrait que tu demeures / Mais le temps veut autrement du haut de son drone » ou des scènes de conflit avec « une petite sauvage sans loi » dont Tu te moques : « Tu lâches et tu dis toc / Tu refuses tout en bloc / Tu te moques / Tu dièses et tu bémoles / Tu altères tout en somme / Tu déconnes », au regret des « mots bleus » retournés tels Les mots fous de l’aimée avant sa disparition : « Elle voulait me dire des mots si fous / Elle voulait me dire des mots doux / Elle s'est enfuie avec nos promesses / Laissant un X pour seule adresse » et les souvenirs de ces mots enfouis résonnent tels Les Vestiges du Chaos : « Tu m'as tatoué sur la peau / Tous les vestiges du chaos / Et quand ta bouche murmure « Chris » / Mes draps se froissent et m'engloutissent », jusqu’à la promesse de revivre les heures d’un amour dévastateur : « Je revivrai notre grande journée / Et cet amour que je t'avais donné pour la douleur », jusqu’à la volonté dans Ange sale de tout remonter « Pour être à tes côtés / Ange sale / Mon visage pâle / Tu choisis », jusqu’à la tentation d’une virée nocturne en écho dans Mes nuits blanches : « Au bout de mes nuits blanches / Je conduis la Mercedes / Dans cet écho qui me poursuit », jusqu’aux ultimes métamorphoses des Mélodies Majuscules d’un Grand Sentimental dont la portée reste inépuisable…

Les Mots bleus - Alain Bashung invite Christophe sur la scène de la Cité de la musique pour des retrouvailles entre deux monuments de la chanson française. Paris 2005.

Image de Une © Edouard Caupeil pour Libération.




Le Printemps des Poètes : l’éphémère immuable

Comme chaque année, l'abécédaire suivi par le Printemps des poètes offre à ses organisateurs un vivier de substantifs dont un sera choisi pour thématique. En 2022, la lettre "e" a motivé le choix qui servira de fil directeur aux poètes, et aux nombreuses manifestations et publications inscrites dans le cadre de ce qui est devenu une institution.  

Sophie Nauleau, ancienne directrice artistique passée à la tête de cette institution, présente et explique ce qui a motivé le choix de cette orientation annuelle : 

Il en va des mots comme des chansons d’amour qui reviennent par surprise au détour d’une voix, d’un souvenir, d’une émotion. « J’ai pris la main d’une éphémère… » Dansait dans ma mémoire. Sans que je sache qui le premier, de Montand ou Ferré, avait semé ce trouble de l’étrangère en moi. Adolescents nous ne comprenions pas tout à cette romance des années folles, ni même à ce poème que l’on disait roman inachevé, mais pressentions ce mystère de « l’éternelle poésie » qu’Aragon dilapidait sans crier gare.

Une seule et unique voyelle, quatre fois invoquée, entre la fièvre, le murmure, la foudre, l’imaginaire, l’insaisissable, l’à-venir, l’impensé, le maternel, le fugace, la soif, l’énigme, le précaire, l’effervescence, le friable, l’envol, l’impermanence… Plus vaste que l’antique Carpe Diem et plus vital aussi, L’éphémère n’est pas qu’un adjectif de peu d’espoir. C’est un surcroît d’urgence, de chance et de vérité. Une prise de conscience toute personnelle et cependant universelle, comme un quatrain d’Omar Khayyam, un haïku d’hiver, un coquelicot soudain, une falaise à soi, un solstice d’été, un arbre déraciné ou la vingtaine de numéros d’une revue de poètes du siècle dernier.

Il est temps de sonder à nouveau l’éphémère. De ne pas attendre à demain. De questionner ici et maintenant la part la plus fragile, la plus secrète, la plus inouïe de nos existences.

Dans les pas de Pina Bausch qui nous a légué cette renversante image : la danseuse Clémentine Deluy, née un 21 mars, n’en finit pas de traverser la scène en robe du soir, portant ce stupéfiant sac à dos à même ses épaules nues. Comme la mousse sur la pierre, tel était le titre de l’ultime spectacle, puisé en terre chilienne et photographié par Laurent Philippe, qui a escorté la chorégraphe du Tanztheater de Wuppertal durant des années. La magie étant que celui qui a choisi d’immortaliser L’Éphémère n’est autre que le fils de l’un de nos plus grands poètes français, Ludovic Janvier.

 

Cette entité qui se définit comme un "centre pour la poésie" crée en 1999 "à l’initiative de Jack Lang, et créé à Paris du 21 au 28 mars 1999 par Emmanuel Hoog et André Velter, afin de contrer les idées reçues et de rendre manifeste l’extrême vitalité de la Poésie en France, Le Printemps des Poètes est vite devenu une manifestation d’ampleur nationale." motive de très nombreuses manifestations.

Performances, festivals de poésie, colloques et conférences, annoncées ou pas dans l'agenda présent sur le site internet ouvert aux organisateurs qui souhaitent faire connaître leurs actions. C'est donc toute la France qui voit sa vie culturelle et artistique vivifiée par ces initiatives et événements qui effectivement montrent combien la poésie est présente dans notre quotidien. A noter que l'Agenda accueille bien d'autres événements et initiatives hors de cette période de festivités dévolues aux manifestations organisées pour la thématique de l'éphémère (du 12 au 28 mars). 

A côté de ces actions des éditeurs proposent des anthologies élaborées sur ce thème de l'éphémère. C'est le cas de Bruno Doucey, qui chaque année publie une somme de poèmes dédiés, tout comme le Castor astral. Un volume qui "rassemble plus de cent poètes francophones contemporains autour du thème de l’éphémère" et "se veut un témoin du foisonnement de la création poétique actuelle". Une anthologie constituée essentiellement d’inédits et propose de nombreuses voix émargeantes de la poésie francophone et de chanteurs et chanteuses (Arthur H, Cali, CharlÉlie Couture, Arhur Navellou, Pierre Guénard de Radio  Elvis ou Marie Modiano etc).

Là où dansent les éphémères - Anthologie, Ouvrage collectif, Le Castor astral, 2022.

A côté de ces anthologies réalisées de manière "classique" - un éditeur demande des textes à des auteurs - une autre répondant aux même désir d'illustrer cette thématique annuelle  se distingue à bien des égards. Il s'agit du volume établi par Marilyne Bertoncini, Ephéméride feuilles détachées, paru aux éditions PVST ?. Pourquoi est-elle si différente et pourquoi répond-elle exactement à cet esprit voulu et incarné par Le printemps des poètes ? 

Pour répondre à cette question il faut distinguer ce point crucial qu'est l'élaboration de cette anthologie. Elle est le fruit d'envois de poètes du monde entier ayant répondu à l'appel lancé par Marilyne Bertoncini sur le site du Jeudi des mots et sur la page Facebook correspondante.

Témoin de la vivacité de la poésie, de la fraternité qu'elle révèle et illustre, et plus que jamais du besoin essentiel de ce lieu qu'est la Littérature qui rassemble et unit, à une époque où tout semble au contraire se déliter et s'effondrer, il faut saluer ce volume de 140 pages qui témoigne de cette ferveur et de ce désir de paix et de partage.

Ephémérides feuille détachées, Une anthologie, conception, préface et iconographie de Marilyne Bertoncini, éditions PVST, 2022.

Cette anthologie propose donc près des très belles photos de Marilyne Bertoncini des poèmes écrits par des poètes du monde entier. France (bien sûr), Belgique, Canada, Australie, Italie, Catalogne, Etats-Unis, Grèce, Bulgarie, Allemagne, Tunisie, Kosovo, Israël, Taïwan, Estonie, Québec, Inde, Mexique, Bangladesh, Russie…

 

Marilyne Bertoncini présente dans sa préface cette

éphéméride – ce calendrier qu’on effeuille au fil des jours – est à l’image de l’arbre en automne : chaque feuille arrachée emporte un souvenir, dépouille le présent, marque la succession du passage des instants que rien ne rattrape, sinon le vent qui les emporte… Sujet mélancolique, et pourtant riche de toutes les couleurs, les ors et rouilles qui parent ces défuntes, dont restent les fragiles squelettes, parfois. Voici ouverte la page des feuilles détachées à laquelle je vous invite à participer, avec textes, photos, oeuvres plastiques ou sonores… Parlez-nous de votre éphéméride personnel, votre façon de vivre ou sauvegarder le fugace et précaire instant.

 

Autre point non négligeable à signaler : une grande diversité de poètes ont été accueillis, publiés sur le site du Jeudi des mots puis dans ce volume agencé par Franck Berthoux qui a mis un point d'honneur à transcrire ces envois en Français mais aussi en version originale lorsque cela a été nécessaire. 

Ce qui rassemble est donc la poésie, et la pléiade de manifestations qui fleurissent partout en France, ainsi que la richesse de ce volume né d'un partage fructueux à l'échelle planétaire, en témoigne. A une époque où nous pourrions douter de la capacité humaine à désirer et édifier un monde fraternel, voici qui permet d'espérer, et qui dit que continuer à porter la poésie contribue à bâtir ce monde, ensemble. 




Regarde, Marie-Ange, on voit la Corse !

En hommage à Marie-Ange Sebasti, 5 février 1944 - 19 janvier 2022

Les poèmes de Marie-Ange sont en nous, dans tout notre être, pour longtemps, nous l’espérons pour toujours, comme l’est son regard lorsqu’elle nous parle, un regard malicieux, intense qui la rend si présente. On est avec elle, naturellement invitées à pénétrer le monde passionné qu’elle habite entre terre et mer comme elle aimait le dire, entre sa rue natale, dans la ville de Lyon et Kallistè, en Corse.

Voici la terre
préparez-vous à décharger
toutes vos pêches mais aussi
le ballot de vos houles
la nasse des rafales

Voici la mer
vous êtes-vous munis
de tous vos filets, de tous
vos apaisements 
? (Bastia à fleur d’eau, 37)

Ses poèmes sont faits du rythme de ces échanges, des allers-retours, des passages et ruptures entre l’île et le continent.

Des poèmes à voix retenue, légers comme une brise, à peine posée à la surface de la mer. Mais leur souffle est celui des tempêtes et des grandes traversées vivifiantes. Des poèmes d’une tendresse chaude, vraie, autant que d’une fermeté incisive, qui transportent, ramènent et ne cessent de « fouiller » encore les dons et les énigmes de la terre et de la mer qui ne se donnent que pour mieux s’échapper.

Le lamento s’épuiserait 
en ricochets

et la mer n’en rendrait
d’une vague généreuse

que le corail et la nacre (Presque une île, 53)

Un chemin de silence a gonflé
ton chargement de mots

Tu rêves de l’étape
où tu le poseras

Voici la place
qui retiendra tes mots

Voici le lieu bruissant
qui les allègera de tous leurs sens
pour agrémenter ses palabres

Mais vient le vent qui t’en détourne 
(
Parcelle inépuisable,34)

Une poésie du ressac, aux odeurs de sel et d’embruns, rythmée par les mouvements marins, les lignes d’ombre et la lumière aveuglante

Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre

et revêtir fiévreusement
ton impatience
(Inépuisable Parcelle, 20)

Et encore dans Haute Plage

Aujourd’hui grand soleil
et tout s’énoncerait clairement
sans cette marée d’ombre
sur ma voix
 ( Haute plage, 52)

 

« La mer habite ma poésie naturellement » dit-elle lors d’un entretien avec Chantal Ravel, pour les Coïncidences poétiques.1

Elle est poète de la mer, des fous de Bassan, des mouettes rieuses, des rives et de la paix transparente des lagons/avant de franchir/les fracas splendides/de la barrière de corail/ (La porte des Lagunes 2). Ses poèmes sont façon sable/ Sous la houlette du vent, façon dune, que volera bientôt le vent  (La porte des lagunes).

Elle puise en pleine mer une sensibilité des profondeurs, de l’imprévisible et de l’intranquillité : garder infatigablement les yeux ouverts sur toute traversée, retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre écrit-elle dans Villes éphémères (17).  Jusqu’à l’arrivée sur l’île en plein cœur du monde, comme elle l’écrit, elle qui ne cessait de porter son regard au large d’elle-même.

« La Corse se mérite par le franchissement de la mer. Mes voyages d’enfant vers l’île m’ont beaucoup marquée, j’attendais avec impatience ce voyage, l’accostage, l’accueil, la lente arrivée dans le golfe d’Ajaccio au petit matin. Mon père m’appelait : Viens vite Marie-Ange, on voit la Corse !» (Entretien CR).

Aucune intention régionaliste, elle le précise, mais un attachement profond, quasi charnel pour cette île éblouissante à l’altière beauté : « elle était une promesse de beauté, le symbole de l’éloignement, de la parenthèse, elle nous était donnée, elle nous appartenait. Quand j’envoyais des cartes postales à des amis je parlais de mon île » (Entretien CR). En Corse, elle est chez elle.

Mais l’île est aussi la terre méconnue, que le soleil efface/en se riant des géographies, la terre embroussaillée/où se pavane l’angoisse, île blessée par des luttes internes, envahie et dépossédée de sa solitude :

Le jour blessé
mord la poussière 

La nuit ne cherche pas
d’alibi

La vendetta
se poursuit
 (Presqu’île, 44)

Langue de terre
trop bavarde

appelant presqu’ile
l’île repentie dépossédée

de sa solitude ( Presqu’île, 25)

Cette forme d’inquiétude est délicatement perceptible dans quelques-uns de ses poèmes. Les rêves d’infini se font prendre dans les filets d’une spirale, d’une errance, d’une forme d’exil, et quelquefois d’une captivité imaginaire.

Elle est pirate de ses propres évasions, prend les cartes pour s’orienter dans les géographies escarpées, en extraire les messages, ou encore donner des réponses à toutes ces questions sur la double vie de nos jours (Villes éphémères, 15). La poésie traverse ses hésitations, les met en relief, les prolonge en reflets comme le font si magnifiquement les photographies ondulantes de son amie Monique Piétri dans Villes éphémères.  

C’est sur l’île que son père est parti (en 1968), sur la plage de la Baie d’Ajaccio : « La Corse dont il nous avait passionnément parlé et que nous aimions tant nous l’avait pris » (Entretien CR). Puis 49 ans plus tard, sa mère suivit le même chemin.

Plage d’encre (Haute Plage, 17) consacré à la mémoire de son père commence par ces 4 magnifique vers :

Ce matin les oiseaux
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
traverser les mers.

Ce mardi de janvier 2022, Les oiseaux sont revenus et ont picoré les derniers mots de Marie-Ange, puis ils sont partis traverser les mers, ont dérivé vers son île, terre d’ancrage et d’origine, « l’origine radicale et absolue » dont parle Deleuze dans un court texte paru en1953 à propos de la notion d’île.3

La voix a posé dans le berceau
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudre

alourdis de promesses séculaires

Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des mondes anciens

prêt à mener sa barque
sous de nouvelles lunes
 (La caravane de l’orage, 23)

N’oublions pas écrit Pierre Lemaire dans un très beau texte qui préface Ville éphémère, que « la Terre promise aurait lieu sur une autre scène où nous ne pouvons prendre pied ». Ce jour de janvier 2022, De grands oiseaux marins

ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents.
Mais pourront-ils décolorer ces mers intérieures
où naviguent les rameurs du soleil
 ? (Haute plage, 34)

En résonance avec la voix du poète Reverdy auquel elle fait référence très souvent : Le temps est clair comme une goutte d’eau/Des oiseaux migrateurs passent dans mes rideaux/La plaine est entrainée par le souffle des ailes.4

 

La poésie de Marie Ange est un éternel voyage au-dessus des écumes, une libre navigation « dans la (seule) main du vent, du nom du recueil de André Rochedy en exergue de l’un des chapitres de son recueil Haute Plage. Au voisinage du poème l’air était vif écrit-elle dans ce même recueil (44).

Et la poésie est peut-être, comme elle le confie à Chantal Ravel lors de l’entretien pour les Coïncidences poétiques, « ce voyage récurrent, cet aller-retour d’un continent à l’autre, d’une île à l’autre, mais surtout ce voyage que la poésie nous accorde ». Ce voyage est sa liberté, son offrande, son chant :

Entretien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entretien préparé et mené par Chantal Ravel pour les Coïncidences poétiques le 9 mai 2019.

Avec l’alouette des champs
avec la grue cendrée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanches

tu transperces le ciel de tes allers retours

De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’école

Des refrains mélodieux t’appellent
près des berceaux

Toute saison t’ouvre le chant
de chaque contine
nt (La caravane de l’orage, Berceuse corse,34)

 

 

Notes

1. Nous avons inséré, dans cet article, quelques courts extraits d’un entretien conduit par Chantal Ravel et Georges Chich, sur le site des coïncidences Poétiques, http://coincidencespoetiques.fr/contact

2. Le recueil La porte des lagunes n’est pas paginé

3. « L’île, c'est aussi l'origine, l'origine radicale et absolue » écrit Gilles Deleuze dans Ile déserte et autres textes -textes et entretiens- 1953-1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002. -

4. in Pierre Reverdy « Voix dans l’oreille », Œuvres complètes, Tome II, La Balle au bond, 1928, éditions Flammarion, 2010, p.43

Présentation de l’auteur




MUSA D’UN POPULU : Florilège de la poésie corse contemporaine

Un demi- siècle après l’émergence d’une nouvelle poésie insulaire, inscrite dans le mouvement dit du Riacquistu, il était nécessaire de faire un point d’étape et de mettre à la disposition du public un large choix de textes en version bilingue. De nombreux ouvrages avaient disparu des étals des libraires et, parfois, certaines maisons d’édition avaient fermé leurs portes, il était donc temps de sauvegarder un patrimoine en péril.

L’idée de base était d’ouvrir large : il ne fallait pas répertorier seulement la poignée de poètes connus du grand public au risque de faire une anthologie en tout point semblable à celles qui l’ont précédée. Mais alors quel critère choisir ? Nous avons opté, avec l’éditeur, sur les principes suivants : que les poètes soient en vie (ceci justifie la notion de contemporanéité) et qu’ils aient publié au moins un ouvrage (afin d’évacuer les paroliers qui, bien souvent proposent de véritables textes poétiques). Tout critère discriminant est injuste et nous en avions conscience mais notre but était d’être clairs dans nos intentions et de ne pas publier un ouvrage élaboré « au gré du vent » dans lequel les liens de complaisance auraient joué un rôle surdéterminant.

Par le nombre de poètes retenus (26 hommes et 26 femmes) l’ouvrage est la plus importante anthologie consacrée à la poésie corse contemporaine. Certains (très peu) n’ont pas souhaité y être associés ou n’ont pas répondu à temps et nous le regrettons comme nous regrettons le procès de partialité qui nous a été fait mais quelle entreprise de ce type ne suscite pas de critiques ?

Norbert Paganelli, Musa di un populu - Florilège de la poésie corse contemporaine, Le bord de l'eau, 584 pages, 33€.

Devenu un ouvrage de référence par l’importance de son corpus, son importante bibliographie et la mise en évidence, par les auteurs eux-mêmes de leur art poétique, ce florilège demeure un témoignage de l’état de la production poétique dans la Corse d’aujourd’hui. C’est certainement l’une des raisons de son succès et nous en sommes fiers.

Voici donc un petit aperçu de son contenu.

 

∗∗∗

 

 

Anne Albertini

 

Infirmière psychiatre à l’hôpital de la Timone à Marseille, Ane-Xavier Albertini se perfectionne en gériatrie à Genève. Pigiste pour le quotidien Le provençal à Marseille, elle est engagée au Centre Méditerranéen se Presse de la même ville et devient rédactrice, puis journaliste.

Très présente au sein des manifestations culturelles insulaires, elle conserve un franc parler qui est bien présent dans ses écrits.

A musica

Passu in carrughju
Cum’è s’è fussi inde mè
Cum’è s’è fussi cunnusciutu
Cum’è s’è mi duvianu fà mottu
Cum’è s’è andessi inde mamma.
Passu in carrughju
Cum’è s’è andessi à a scola
Cum’è s’è era biancu
Cum’è s’è era biondu
Cum’è s’è era francese,
Passu in carrughju
Ingumbrati di sogni interdetti
Passu in carrughju capighjembu                  
Cum’è s’è fussi culpevule
Cum’è s’è fussi un ladru,
Cum’è s’è duvessi sparisce
Cum’è s’è fussi in eccessu.
Ùn passu più sin’à a scola
Ogni ghjornu e sedie sò viote
S’anu purtatu à Moussa, Karim, Viddi.
Chì hè a vita, Maestra ?
Chì hè a ghjustizia è i diritti di l’omi ?
È quellu di i zitelli ?
Ella hà dettu « ùn sò più, ma eiu vi tengu cari »
È hà pientu.
Tandu l’avemu basgiata
Di tuttu u nostru core
Di tutte e nostre paure,
È l’avemu lasciatu i nostri quaterni.
Passu silenziosu
À pena se osu rispirà
U mio core batte à scimesca
À un ritimu barbaru :
Senza ducumenti, senza ducumenti, senza ducumenti.
U sentite ?
Pezzu di jazz ? Solò di batteria ?
Nò, goffa musica, false note,
Ùn ai à bastanza amparatu, nè ripetutu,
Eppuru, nant’à u pianó aghju vistu i tasti bianchi è neri
È a musica era cusì bella, cusì bella
Chì l’aghju pussuta rispirà.

La musique                

Je marche dans la rue                                               
Comme si jétais chez moi                  
Comme si jétais connu                                              
Comme si on allait me saluer            
Comme si j’allais chez ma mère.                              
Je marche dans la rue                                                           
Comme si j’allais à l’école                                        
Comme si j’étais blanc                                  
Comme si j’étais blond                                              
Comme si j’étais français,                                        
Je marche dans la rue                                  
Embarrassés de rêves interdits                                
Je marche dans la rue tête basse                                                     
Comme si j’étais coupable
Comme si j’étais un voleur,                                      
Comme si je devais disparaître                                
Comme si j’étais de trop.                   
Je ne marche plus jusqu’à l’école                
Chaque jour des chaises sont vides                          
Ils ont emporté Moussa, Karim, Viddi.                    
C’est quoi la vie maîtresse ?                                    
C’est quoi la justice et les droits des hommes ?       
Et celui des enfants ?                                    
Elle a dit « je sais plus, mais moi je vous aime »      
Et elle a pleuré.                                                         
Alors nous l’avons embrassée                      
De tout notre cœur                                                   
De toutes nos peurs,                                                  
Et nous lui avons laissé nos cahiers.                        
Je marche silencieux                                                
A peine si j’ose respirer                                           
Mon cœur bat à grands coups                                  
Sur un rythme barbare :                                           
Sans papiers, sans papiers, sans papiers.    
Est-ce que vous l’entendez ?                                     
Morceau de jazz ? Solo de batterie ?                        
Non, mauvaise musique, fausses notes,         
Tu n’as pas assez appris, ni répété.              
Pourtant, sur le piano j’ai vu des touches blanches et noires          
Et la musique était si belle, si belle                          
Que j’ai pu la respirer.

 

 

 

∗∗∗

 

Marie-Ange Antonetti-Orsoni

 

Née à Paris en 1946, Marie-Ange Antonetti-Orsoni est aujourd’hui retraitée de l’Education Nationale. Originaire de Moltifao, elle vit à Bastia où elle a effectué la majeure partie de sa carrière d’enseignante.

Elle a publié deux recueils de poésies en langue corse, dans la collection Veranu di i pueta du C.C.U. (Centre Culturel Universitaire de Corti) : Sfoghi (Albiana, Ajaccio, 2009) et Sogni di culori (Albiana, Ajaccio, 2012).

Puesia

A parolla.
A pigliu.
A cappiu.
A ripigliu.
Ghjè à u capu di l’asta.
S’azzinga à l’amu,
Murseca, pò cappia tuttu.
Purtantu u versu ùn hè compiu.
Fughje, ma a ripigliu.
Sfrugne in a mo manu.
A fiumara a si ne porta.
Striscia nant’à u biancore
Di a carta di u scularu.
I filari negri l’anu inchjustrata.
Nimu ùn si ne scurderà.
Hè nata a puesia.

Poème

Le mot. 
Je le saisis. 
Je le lâche.
Je le reprends.
Il est au bout de ma canne. 
Il s’accroche à l’hameçon,
Mord, puis lâche tout. 
Pourtant le vers n’est pas fini. 
Il est fuyant mais je le rattrape. 
Il glisse dans ma main. 
Le courant l’emporte.
Trace sur la candeur 
Du papier d’écolier.
Les lignes noires l’ont enserré.
Personne ne l’oubliera.
Le poème est né.

 

 

∗∗∗

 

Carine Adolfini Bianconi

 

Carine Adolfini Bianconi, est diplômée de Lettres modernes. Elle anime des ateliers poésie pour enfants à Bastia, sa ville natale, au sein dArzilla, une association culturelle qui a pour objet la promotion dartistes insulaires et la création littéraire.

Passionnée de musique, de chant lyrique, mais aussi de linguistique, de préhistoire et dhistoire des religions, elle sadonne à ses heures perdues à lobservation et à lanalyse des systèmes symboliques.

 assai dilusa di u biancore di l’albore 
u so sentore d’assenza
u so sapore di vita falza,
ind’u fiatu sbiaditu di u celu
tuttu hè senza voce o sussurra, svanisce pianu pianu
l’asgiatezza  soffia nant’u velu biancu è sudachjosu 
s’infucia per a finestra cume un sguardu lacrimosu
i chjassi è a luce s’uniscenu
ind’u spisciume torbidu 
di sbagli è di cutone
un zirlu di ragiu sbiecu zucchitta a mo tristezza
a fidanza si svapora in un dubbitu nibbiosu 
solu a casa di petra chì sente a matina
pare Essere in stu sonniu mutu.

 

Je suis déçue par la pâleur de l’aube
son odeur d’absence
son goût de vie feinte,
dans l’haleine pâle du ciel
tout se tait ou murmure, disparaît lentement
la paresse souffle sur le voile moite et blanc
elle entre par la fenêtre comme un regard humide
la lumière et les sentes se mêlent 
dans un flou ruissellement
d’erreurs et de cotons
la giclée imprévue d’un rayon oblique taillade ma mélancolie
la confiance s’évapore dans un soupçon de brume
seule la maison de pierres aux odeurs de matin
semble de l’Être dans ce songe muet.

 

∗∗∗

 

Alain Di Meglio

 

Originaire de Bonifacio, Alain Di Meglio est né en 1959 à Marseille et est professeur des Universités, Directeur du Centre Culturel Universitaire à l’Université de Corse. Il est par ailleurs élu à Bonifacio, délégué à la culture. Poète et parolier, il écrit pour de nombreux groupes et chanteurs corses.

Frisgi mediterranii 

Mi piaci l'affaccà di a sponda l'altra
mentri chì daretu à mè
si stinza l'alma dulci è tagliuta
di u me ritornu

Di u filu tesu di l’orizonti
a musica
Di issa puntetta di sciuma chì sfrisgia a custera
u filà
D’un silenziu à impastà
u levitu
Di i fiati aduniti
u ventu
Di issu bughju
l’inchjostru

Lignes méditerranéennes

J’aime voir venir l’autre rive
pendant  que derrière moi
se tend l’âme douce et abrasive
de mon retour

Du fil tendu de l’horizon
la musique
De la dentelle d’écume le long des côtes
la couture 
D’un silence à pétrir 
le levain 
Des souffles réunis
le vent 
De cette obscurité
l’encre

 

 

∗∗∗

 

Jacques Fusina

 

Professeur émérite des Universités, Jacques Fusina est à la retraite depuis plusieurs années. Il est l’une des figures les plus marquantes et les plus connues du mouvement de réappropriation culturelle des années 70.

Son travail d’écrivain, si l’on excepte les nombreuses publications scientifiques universitaires, a utilisé aussi bien la langue corse que la langue française qu’il considère comme ses deux langues maternelles et avec lesquelles il n’hésite pas à utiliser les correspondances. 

Alzà di memoria

Grisgiu u celu sopra
Ch’o vecu da casa mea
Rimore ribombu
Tanfu di storia
È parulla caghjata

Grisgiu u core sottu
Ch’o sentu palpità
Rimore notte
Tanfu di memoria
È parulla cutrata

Grisgiu u mondu attornu
Ch’o sentu à u postu
Rimore noia
Puzza di guerra
È parulla accampata

Lever de mémoire

Gris le ciel noir par-dessus
Que je vois de chez moi
Reflet de bruits
Relents d’histoire
Et mon dire figé

 Gris le cœur par-dessous
Que je sens battre en moi
Reflet de nuits
Relents de mémoire
Et mon dire gelé

Gris le monde alentour
Que la radio renvoie
Rumeurs d’ennui
Relents de guerre
Et mon dire assiégé

 

 

∗∗∗

Patrizia Gattaceca - Patrivia Gattaceca

Auteur-compositeur, interprète, comédienne, Patrizia Gattaceca enseigne également la langue et la culture corses à l’Université de Corse. C’est peut-être Jacques Thiers qui a défini le mieux l’expression de Patrizia « Dans les accents d'une voix où la Corse d'hier et d'aujourd'hui se mêlent et se confondent, on se souvient du temps où la poésie ne faisait qu'un avec le chant. »

Elle est l’auteur cinq recueils poétiques parus entre 1998 et 2012 ainsi que de nombreux poèmes édités dans différentes anthologies et ouvrages collectifs (France, Italie, Portugal, Hollande, Canada, Belgique, Italie, Etats Unis).

Un filu di filetta

E voce ghjunte di fora ribombanu
È pocu à pocu falanu
È si calanu
I penseri stanu bassi
È a mente ingutuppata
Trema fritulosa 
U rinchjusu sparghje
U so prufume paestosu
È ballanu senza ballà
Duie idee cuntrarie chì si cercanu 
Una dice schjavitù
È si para di spinzoni fiuriti
Colti à fior di sangue
È chì facenu ride
L’altra mughja libertà
È stemu impauriti
Drittu l’omu ùn hè più
E dinochje indebulite cedenu
I bracci pendenu
U mentu tocca u pettu
U pede hà scruchjatu
A persona si strughje,
A fronte s’hè schjacciata
È a petra hà sunatu
Quandu sòghjunti pè purtallu
A chjocca era spalancata,
D’issa chjocca spalancata
Escianu e cerbelle pallide
È nantu sempre inturchjatu,
Verde è tenneru sbucciava
Un filu di filetta !

 

Une branche de fougère

Les voix venues d’ailleurs résonnent
Descendent
Et baissent peu à peu
Les pensées se taisent
Et l’esprit emmitouflé
Tremble frileusement 
Le renfermé répand
Son parfum majestueux
Et deux idées contraires
Se cherchent et dansent sans danser
L’une dit « esclavage »
Se pare d’épine en fleur
Cueillies à fleur de sang
Qui provoquent les rires :
L’autre crie « liberté »
Et l’effroi nous assaillit
L’homme ne se tient plus droit.
Affaiblis, ses genoux se dérobent,
Ses bras pendent
Son menton touche sa poitrine
Son pied s’est effacé
Son corps se dissout
Son front s’est écrasé
Sur la pierre sonore
Quand on est venu le prendre
Son crâne était béant
Et de cette béance
Sortait une cervelle pâle
D’où sans cesse enroulée
Verte et tendre
Naissait une branche de fougère !

 

Trad F.M. Durazzo

 

 

∗∗∗

 

Sonia Moretti

 

Née en 1976 à Ajaccio, Sonia Moretti est professeur de corse, originaire des villages de Lentu et d’Ortale d’Alisgiani. Elle travaille actuellement au centre de documentation pédagogique de Haute-Corse, à Bastia.

Son premier recueil   Discrittura, dédié, en grande partie, au jeu formel sur la langue a été publié aux éditions Albiana en 2003.

Il fut suivi de Puesie di a curtalina, plus personnel et plus abouti, enraciné dans le monde d’une enfance passée au tamis du poème (éd Albiana-CCU, 2009). Cet ouvrage a obtenu le prix du livre corse de la collectivité territoriale la même année.

 

Duv’ella hè l’umana logica
Nunda resiste, nunda.
A sò chì quand’elli anu da cummincià i lavori
Culà
Anu da spiantà dui arburi.
Sò giganti sapete.
Chì sà chì forze chjuccute l’anu mantenuti arritti
Superbii à mezu à e macagne citatine è i veleni soii.
Fattu si stà.
Sin’ora u so suchju hà sappiutu innacquà è mantene
E so carcazze altiere
Preghera longa
Tenendu alta a catedrale
È frà i vitraglii fini di dentella à fronde fatta
Ci scupriate u celu ancu più bellu
Dio sà chì ombre aghjumpate ci sò venute sottu quand’era piossa zeppa…
Siccati da una sentenza :
Eccu cum’elli falanu i giganti un ghjornu
È cun elli u miraculu astutu chì i tenia arritti.

Où la logique des hommes ordonne
Rien ne résiste, rien.
Je le sais, ils vont commencer les travaux
Et couper deux arbres.
Ce sont deux géants vous savez.
Des forces mystérieuses les ont maintenus debout
Superbes au beau milieu des scories de la ville et leur poison.
Le fait est.
Leur sève a su les faire grandir
Maintenir leurs carcasses imposantes
Comme une longue prière
Qui garde debout la cathédrale.
Entre les fins vitraux de dentelle des feuilles
Vous pouviez lire un ciel encore plus beau
Et Dieu sait quelles ombres courbées sont venues sous eux
Quand la pluie était lourde…
Condamnés par la sentence
Voilà comment meurent les géants, un jour
Et avec eux le miracle qui les tenait debout.

 

 

∗∗∗

 

Lucie Santucci

 

Corse de Paris, Lucie Santucci est rentrée au pays dans les années 60. Elle retourne alors à cette expression ancestrale qu’elle a renouvelée avec sa sensibilité d’éducatrice  et une vigilance  engagée dans les combats pour l’émancipation de la femme. Conseiller pédagogique puis Inspecteur de l’Education Nationale, elle a toujours associé l’éducation avec l’illustration de la langue corse.

 

Curata

Infilà l’acu 
           Ùn lu sò infilà
Chi sai fà ?
          Ùn sò chè cantà*

Da la manu à lu core
Si stinza u filu
Un bracciu
Sticchitu
Misura  l’esse
Una o doppia
Secondu l’ore
Misura  l’opera
À vene

Curata
Anudata
Principia
A cusgera
Chì

Di  duii
Face unu

 Curata

*filastrocca zitellina

Aiguille

Enfile l’aiguille  
           Je ne sais l’enfiler
Que sais-tu faire ?
          Je ne sais que chanter.*

Depuis la main 
Jusqu’au cœur
Se tend le fil
Une  longue coudée 
Mesure de  l’être
Une ou double selon l’heure 
Mesure l’œuvre
À venir :
Fils ennoués

Commence 
La couture
Qui de deux
Fait  un

Aiguillée du cœur.

*formulette /comptine traditionnelle

 

 

∗∗∗

 

Ghjacumu Thiers - Jacques Thiers

 

Né à Bastia en 1945. Agrégé de l'Université, aujourd'hui Professeur émérite. Chargé de mission "Créativité" à l'Université de Corse. depuis les années 1970, il travaille à l'élaboration d'outils destinés à l'apprentissage du Corse et a présidé le CAPES de langue corse.

Sguardi

Andarete à sapè
perchè chì  stanu chjosi
daretu à e persiane
issi sguardi di finestre
spente à fior di mare
mentre chì un altru viaghju
s’appronta à la calata

L’anima ùn si disceta
per qualsiasi ochjata
i sgiò portanu sempre
u segnu di l’onore
l’alba si deve tene
ch’ella ùn sbatti à libecciu
è sbrisgiulà di un colpu
anni di galateiu
chì ci custonu tantu
di rivolte inghjuttite

Regards

Mais allez donc savoir
pourquoi restent enfermés
derrière leurs persiennes
ces regards de fenêtres
éteintes au fil de l’eau
pendant que se prépare
une autre traversée

L’âme ne s’éveille pas
pour le moindre clin d’œil
les riches arborent toujours
la marque du respect
retenir le volet
le libecciu peut frapper
et d’un seul coup rabattre
des années d’élégance
qui nous coûtèrent tant
de révoltes ravalées

Trad.Claude Tristani

 




Les prix de poésie 2021 de la Casa di a Puisia

Les lauréats 

 

Les prix 2021 ont été attribués par le jury présidé par Jacques Fusina à :

Claudine Carette pour son poème : Le long du mur rouge.   (section langue française) Née en 1953 à Fez, après des études de philosophie, elle se consacre à l’action culturelle que ce soit au sein d’organismes associatifs ou dans le cadre de structures officielles. Adjointe au directeur régional de la jeunesse et des sports et de la cohésion sociale durant de longues années, elle dirigea également le GRETA avant d’être nommée chevalière de l’Ordre national du mérite. L’attribution du premier prix de la Maison de la poésie de la Corse l’avait emplie de joie alors que, victime d’une grave maladie, elle vivait ses derniers jours.

De gauche à droite : Vincent Milleliri, Jean-Jacques Colonna-d’Istria, Norbert Paganelli, Marie-Ange Carette (fille de la lauréate décédée), Saveriu Valentini, Marilyne Bertoncini, Valérie Dragacci

 

Le long mur rouge.

Arrange mieux, Soufian, mon jeune frère,

le long turban blanc qui protège ta fête
si bien roulé sur tes cheveux en boucles.

Arrange aussi la grande et large robe,
ta gandoura de laine,
ocre dans l'ocre des sables qui t'entourent.
Et tes mules de cuir brun,
surtout, surtout, ne les oublie jamais, sur le chemin.

Soufian, le soleil est trop près, il t'endort,

et les poussières sèches des tourbillons de sable ferment tes yeux si noirs.

Et tes longues journées, là-bas, jeune Soufian, immobile, accroupi dans les cailloux coupants, 
au bord de ta piste, au désert…

Pauvre frère de misère, immobile,

ô mon joli Soufian,
surveille bien ton unique trésor,

ce troupeau rêche de chèvres n'oies
araignées maigres accrochées maintenant

à la paroi abrupte, et si glissante,
du grand rocher de glaise rouge.
Prêtes à sauter aux branches dures de l'arganier d'épines grises, l'unique, l'infertile.

Et dans ton dos Soufian,

l'immense plateau sombre,
brûlé à grands traits réguliers,
déchiré par les vents,
les violents de l'hiver,
retient dans ses creux, fort,

mais pour combien de temps encore,
ses gros cubes de pierre,

absurdes, trop bien tailles
arrachés des sommets
par les eaux déboulées.

Alors Soufian, prend garde à moi
le plus gros barre les autres,
arrêtés, qui t'attendent,
juste au-dessus de ta tête d'ébène,
si belle, ô mon ami Soufian, suspendus

Soufian, oublie le temps, rêve, rêve encore...
des beaux vergers de Taroudannt.
L'orangeraie brillante et verte,
carré vert après carré vert ourlé des hauts cyprès noirs.

Rêve, Soufian…
revois aussi le long mur rouge qui l'entoure,
construit pour lui offrir, au jour cru de janvier,
à l'instant terminé, la
première orange.
Déposée au creux de ta main tendue vers elle, jeune et belle épousée,
enroulée dans le drap de coton bleu nuit,
seuls ses yeux noirs dévoilés dans les tiens, découpée en forme d'étoile,
 mûre, gorgée de jus sucré.

 

Saveriu Valentini pour son poème. : Brami/Espoirs (section langue corse). Il est l’un des acteurs les plus marquants du Riacquistu. Cofondateur de Teatru Paisanu, Il contribue, à la même époque, à la réalisation des deux premiers disques du groupe Canta u Populu corsu.

Brami

 

Chì vuleti ch'eiu dica di i mei i brami
Chì vuleti ch'eiu dica
Sè u me mondu si ni sfraia
Sè ùn ci hè lumu indocu
Sè ùn vecu orizonti

Chì vuleti ch'eiu dica di i mei i brami
S'eiu ùn so induva vocu
S'eiu ùn so più quali so
Quandu ùn aghju paroli pa' vultà indè mè
Persu à mezu mari
Chì vuleti ch'e vi dica

Di brama so
Socu fattu di brama
So a brama
Ma ùn hè tempu di lagnà mi

 

Espoirs

Que pourrais-je vous dire de mes espoirs
Que pourrais-je vous en dire
Lorsque le monde qui est mien s’effondre
Lorsque la lumière est partout absente
Lorsque l’horizon s’est effacé

Que pourrais-je vous dire de mes espoirs
Lorsque je ne sais plus où je vais
Lorsque je ne sais plus qui je suis
Lorsque les mots me manquent pour retrouver ma demeure
Perdu en pleine mer
Que pourrais-je bien vous dire

L’espoir m’habite
Je suis pétri d’espoir
Je suis l’espoir
Est-ce le moment de me plaindre

 

∗∗∗

Les artistes-peintres choisis 

Vincent Milleliri

Après une maîtrise d’arts plastiques obtenue à la Sorbonne, il expose pour la première fois à la galerie du Roi de Rome à Ajaccio. En 2003 la DRAC et la FRAC font l’acquisition de plusieurs de ses œuvres et il expose régulièrement ses œuvres. Peintre non-figuratif, il est influencé par Paul Klee, Picasso, Cézanne et Jean Elion.

Vincent Milleliri.

Valérie Dragacci

Originaire du village de Cargèse, elle puise naturellement son inspiration au cœur de ses origines grecques. Le bleu grec, l'ocre, ces couleurs offrant cette luminosité méditerranéenne sans pareille que l'on se surprend à découvrir à travers sa peinture.
Elle obtient le 1er Prix International de peinture et de sculpture de Corse sous le patronage de Maurice Rheims à Porto-Vecchio en 1993, elle enchaîne les expositions, en 2000, elle obtient la médaille de bronze au salon artistique international de la Haute-Corse à Erbalunga,
Van Gogh, Turner et De Stael sont ses références.

Valérie Dragacci.




Un regard sur la poésie native américaine — Sara Marie Ortiz : bon sang ne saurait mentir !!

L’auteure-traducteure remercie vivement Sara M Ortiz pour les échanges qui ont permis l’écriture de cet article.

 

Sara Marie Ortiza a grandi principalement dans l’état du nouveau Mexique mais aussi dans l’état du Texas. Elle est membre de la nation Pueblo Acoma. Fille du célèbre écrivain Simon Ortiz et d’une mère non indienne qui lui a toujours inculqué l’importance de son héritage Acoma, elle a baigné dans un environnement artistique et littéraire, ce pourquoi elle se dit privilégiée et très reconnaissante.

Elle est donc la demi-sœur cadette de Rainy Dawn Ortiz, artiste elle aussi, fille de Joy Harjo et de Simon Ortiz. Sara Marie a obtenu une licence à l’institut des arts Amérindiens de Santa Fé et un master de l’université d’Antioch en Californie. Artiste multidisciplinaire, elle est vidéaste, cinéaste, plasticienne et poète. En 2013 paraissait son premier recueil de poèmes intitulé « Red Milk, volume I » (Lait rouge) édité chez Create Space Independant, un deuxième recueil sortira bientôt, intitulé « Savage : a Love Story » (Sauvage : une histoire d’amour). Sara Marie écrit également des essais, a été et est publiée dans des magazines littéraires et des anthologies.

Son premier livre a été bien accueilli. Mélange de vers et de proses poétiques, il exprime parfaitement la sensibilité propre aux peuples Indiens d’Amérique. Elle nous fait entendre les tambours et les flûtes, elle nous initie au système des réserves tout en utilisant des expressions du langage urbain, elle nous projette dans ce nouveau siècle tout en nous laissant entendre l’écho des siècles passés. Le ton du livre n’est pas pleurnichard, il allume en nous le besoin tout simplement humain de chaleur humaine et de rassemblements festifs, voire de cérémonies. Dans le livre elle nous confie et nous expose non seulement ses émotions mais aussi son art singulier de l’écriture. Il peut surprendre certains et pourtant il est fidèle à l’esprit et à la tradition de son peuple.   

Sara Marie Oriz est également une militante très investie dans son rôle de cadre administratif dans l’éducation à Burien, à côté de Seattle, état de Washington, où elle travaille avec des élèves de toutes origines et plus spécifiquement des Indiens Duwamish, Yakama, etc.

Now this night par Sara Marie Ortiz. Cette vidéo est tirée de POETRY MATTERS, un projet éducatif créé par New Mexico Culture Net (www.nmcn.org) en partenariat avec le Santa Fe Community College pour les apprenants et les enseignants.

Elle cherche à promouvoir les cultures Indiennes et les modèles éducationnels Indiens y compris en dehors des communautés Indiennes car, dit-elle, ce qui est bon pour les enfants Indiens l’est aussi pour les autres enfants. En outre cela permet de changer le regard sur les Indiens en valorisant leurs stratégies d’éducation basées sur l’épanouissement et la responsabilisation plutôt que la compétition et la performance individuelle. Elle dit avoir eu beaucoup de modèles dans sa communauté, leaders, professeurs, parents, mais la personne qui l’a le plus inspirée est Patricia(Patsy) Whitefoot, de la nation Yakama, qui a œuvré toute sa vie pour le bien de sa communauté et pour le bien des peuples Indiens d’Amérique aux Etats Unis. Elle incarne le concept, le principe même de souveraineté.

La souveraineté tribale aux Etats-Unis est le pouvoir inhérent de tribus indigènes à se gouverner elles-mêmes à l'intérieur des frontières des États-Unis d'Amérique, c’est aussi le principe qui accorde le statut de nation aux différentes communautés tribales. Cette souveraineté s’exerce pratiquement et concrètement par la pratique des langues tribales ancestrales, par un gouvernement tribal, par l’existence d’école et d’universités propres aux communautés Indiennes, par la pratique des rituels et cérémonies traditionnels, par un mode de vie conforme aux valeurs Indiennes de solidarité, de partage, d’entre-aide, d’harmonie.

Sara Marie se voit comme un maillon, elle dit exactement « spirit contnuum », dans la longue chaîne des artistes engagés à promouvoir leurs cultures et leurs valeurs en suivant une pratique créatrice.

Interview de Sara Marie Ortiz pour la Célébration du mois de l'histoire des femmes - Écoles publiques de Highline - Éducation autochtone.

C’est de cette manière dit-elle, que tradition et renouveau sont véhiculés de concert. Elle dit aussi vouloir se remettre en question dans ce processus créatif car pour elle comme pour tous les Indiens d’Amérique du nord, parler, écrire ce n’est pas seulement raconter une histoire, c’est recréer le monde, lui redonner naissance, c’est un acte sacré, une responsabilité importante. Elle place sa vie et travaille à la confluence entre arts et militantisme. La culture Acoma enseigne depuis la plus tendre enfance à aider. La question première à se poser en toute circonstance est : que faire pour aider. Le travail qu’elle désire opérer en premier lieu, est de transformer le diktat de la résilience imposée par la colonisation par la volonté de survivance, contraction de deux mots, formée de survie et de résistance.

Publiée et reconnue pour la première fois à l’âge de 14 ans, alors qu’elle allait donner naissance à un bébé fille, Sara Marie avoue qu’elle s’est donnée naissance à elle aussi, à un moment où elle se sentait complètement perdue. Venue à un monde de pensées, d’idées profondément significatives à partager, cette re-naissance par l’écriture et la maternité était un acte de survivance, de résistance et d’amour. Ce qui la motive, la mission qu’elle se donne, est de re-humaniser les espaces où les Indiens d’Amérique vivent, qu’ils soient urbains ou sur les réserves, car la colonisation et le racisme, les violentes politiques dites « d’assimilation », leur ont enseigné la haine, le mépris d’eux-mêmes.

Ceremony par Sara Marie Ortiz.

Les étudiants par ailleurs sont bien souvent réduits à leurs données administratives et à leurs notes, ce qui est violent et nuisible, surtout dans un contexte Indien où le tout de la personne est important, pas seulement ses performances et sa « fonctionnalité ». Elle affirme aussi qu’il est important de garder vivantes les langues Indiennes car elles décrivent, montrent, disent mieux la vie que l’anglais. Elles sont également les seules capables de véhiculer la pensée Indienne, capables de montrer l’identité et la richesse de ces cultures, méprisées à tort. Dans un poème intitulé langage, Sara Marie Ortiz esquisse l’histoire de l’effacement programmé de sa langue tribale qui n’a pas réussi, évoque les souvenirs d’enfance liés à l’expérience de la langue et conclue qu’elle demeure et est bénédiction.

Langage

Zer gizon ziren han batailaren amaieran zain? Eta zergatik?

Nephilim? Ou chiens ? La sauvagerie devint eux ; quoique nous ayons fait.

Minimiser un tel rongement. Les cœurs du Lycanthrope

qui rôdait et bougeait dans les forêts

comme les fantômes de militaires, jadis fils, pères perdus-tous

avec des jardins de bougainvillées fleurissant et fanant

dans leurs cœurs.

Porteur de peau, quel chant parlant de toi à présent ?

Où les choses sauvages sont—mange et bois profondément,

vieux cœur. Ils grondèrent leurs terribles rugissement. Et grincèrent

de leurs terribles dents…

Bonne nuit Lune—quatre minutes de plus ?

Refluant en un millier sacré supplémentaire.

Et puis dix-mille.

Et puis les impossibles longues nuits devinrent

impossibles et longues matinées ;

et les guerres avaient duré des décennies,

et nous nous arrêtâmes de compter.

Sang dedans sang dehors.

Maladie de fantôme ; comme toutes les choses qu’ils transportaient—comme les choses qu’elle et

elle

et elle aussi

portaient. Du baume

de Gilead dans une vieille boite de comprimés. Le corps blanc délicat

d’une mante qu’elle avait attrapé une fois et voulait garder en vie, mais ne put.

Un pétale de rose séché arraché à la pierre tombale de Proust.

La Llorona; ceci maintenant.

Verre soufflé

globes de chaleur et lumière flottant

à la surface.  Une petite fille que vous pensiez

se noyer dans le Rio Grande ; elle ne

se noyait pas. Plus ancienne farce dans le livre. Peut-être

y réfléchiras-tu à deux fois la prochaine fois que tu marcheras

après la nuit tombée

Almanach des morts ;

amygdale gonflée comme un ballon.

Histoires effrayantes à dire dans le noir ;

Lanterne de papier de la longueur d’un cercueil de chez Ikea,

à moitié allumée.

Long poignard s’assombrissant lentement

comme une flèche de lumière.

En attendant Godot.

Radis enveloppés de cellophane.

Mi vida loca*.

Moisissure gris-vert le long du blanc froid de la vitre

(cela signale le matin et quelque chose de plus sinistre encore).

Vieuxgarçon.

Planche à découper tâchée d’orange sanguine.

Un très vieil homme avec d’énormes ailes.

Suggestif.

Symétrie et niais muscle lent du cœur.

Bénis moi, Ultima**.

*ma vida loca : ma folle vie (espagnol)

** Ultima : dernière (la dernière à rester, qui demeure) .

 

 

∗∗∗

Dans la langue Acoma, il y a un mot qui rassemble les valeurs généreuses de la culture exprimée avec une forme de reconnaissance respectueuse et joyeuse chevillée au corps et à l’esprit. Ce mot est Iyáaní. Sara Marie Ortiz en fait le titre d’un poème et explique que ce mot signifie : « toutes les choses ». Elle dit que cela signifie le partage de nos vies précieuses. Cela signifie l’esprit dont est imprégnée toute vie, chez tout être humain, dans tout élément naturel, dans tout ce qui existe ; c’est le souffle et la pulsation qui est réverbérée au centre. Elle précise : « Même en tant qu’indien urbain, et particulièrement à ce titre, sa mémoire m’accompagne toujours, où que je sois. Depuis le moment où nous sommes nés, dans la communauté Acoma, on nous enseigne à se comporter avec bienveillance, à être respectueux et gentils. Être généreux est la voie, la façon d’avoir une bonne vie, et nous choisissons, encore et encore cette bonne voie. On nous apprend à écouter avec attention, à bien se rappeler des vieux enseignements qui sont la marque d’une arche ancestrale, une arche qui est présente en nous, une arche de savoir que nous avons transmise et qui est valide en tout temps, le savoir que nous survivrons en tant que peuple. »

Iyáaní (esprit, souffle, vie)

A Haak’u
dans la communauté,
sur le territoire, dedans et dehors,
il y a une voie dans toute chose
que les enfants Acoma (Haak’u) apprennent.
Shadruukaʾàatuunísṿ
C‘est une façon de dire.
C’est une façon de dire notre vie et la façon dont
Les choses grandissent et croissent. C’est une façon de dire
combien les enfants grandissent rapidement. C’est une façon
de dire les plantes, dont nous prenons soin avec amour
car dans les champs elles grandissent et croissent.
C’est une façon de dire qu’aucune ne grandirait ne croitrait
sans
notre amour.
Amuu’u haats’i’est une façon de dire notre vie bien aimée.
Notre terre bien aimée.
Nos enfants et notre communauté bien aimés.
Sráamí.Ce n’est pas toujours facile. Et nous, le peuple, les
Hánʾu, ne sommes pas toujours bons et justes. Mais la voie juste et bonne
est la voie
que nous suivons que nous pourrions vivre. Srâutsʾímʾv. Srâutsʾímʾv, disent
les Ancêtres, nos anciens, qui parlent depuis la terre
depuis les rivières, dans et à travers la pluie, et dans tous les cycles
que nous connaissons sur terre. Srâutsʾímʾv, enfants. Savez-vous
seulement combien nous vous aimons et prions pour vos vies ?

 

Elle poursuit l’expression et l’affirmation de ces valeurs et de sa culture en écrivant un autre poème :

SHƏTRƏNI (GRAINES)

Nous nous éveillons.
Comme les vagues.
Comme corps aquatiques, souffle, ciel, nés du sang, taillés par la terre, impérieux,
anciens enfants, toutefois nous levant.
Slhémexw
q’ep
kaachani
y’aak’a
insiman
Inaki
QƏlb
? Əsłałlil
Ma xicochi

Pluie

     à rassembler

                     pluie

                             maïs

                                   à planter

                                               pour avoir soif

                                                                                      {pluie}

  

Vivez ici

Puissiez vous dormir.

Prophécie.
Les Hanoh (peuple)
Cartes sacrées en cela, enfant.
Sois aussi fort que l’eau, la terre, les étoiles et le ciel t’ont fait. Les Ancêtres sont ici.

 

Pourtant ces graines, ces jeunes pousses, ces enfants, au cours de 19 et début du 20ième siècle ont été arrachés à leurs parents, soustraits à leurs communautés et envoyés dans des pensionnats pour Indiens. A l’heure actuelle, la réalité de ces pensionnats fait les titres des journaux aux USA et au Canada. L’horrible sort réservé à ces enfants est enfin révélé au grand jour et Sara Marie, tant investie dans l’éducation, veut chanter pour eux :

“…It sang the song of them & this but it did not, will not, contain the names of them.

& sometimes it seemed that the
always-leaving-even-when-returning-song of them
was the same one that was sung about the ancestors.

But it wasn’t.
Tenor & pulse.
Movement & measure.

Silence.

A silent requiem for the ghost dancers we have become;
Native American Preparatory School
where the children have always been & will always be as ghosts…”

« …ça chantait ceci & leur chanson  mais ne contenait pas, ne contiendra pas leurs noms.

& parfois il semblait que la chanson
toujours-partant-même-quand-de-retour- qui-était-la-leur
était la même que celle chantée à propos des ancêtres.

Mais elle ne l’était pas.
Contenu & pulsation.
Mouvement & mesure.

Silence.

Un requiem silencieux pour les danseurs fantômes que nous sommes devenus ;
Ecole préparatoire des Indiens d’Amérique
où les enfants ont toujours été & seront toujours comme des fantômes… »

 

Pas étonnant alors que Sara Marie se présente comme une personne motivée, courageuse, travailleuse, studieuse, visionnaire. Elle se sent née et appelée pour défendre les populations sous représentées, les mal desservis. A Burien, elle veut développer un ethos et des pratiques qui permettent aux jeunes Indiens d’accéder à des positions de leadership, à organiser des processus et des dispositifs qui mettent en place l’égalité des chances et des opportunités afin que les jeunes Indiens se développent et prennent en charge le développement de leurs communautés, qu’ils puissent atteindre l’auto-gouvernance aussi bien dans les zones rurales que dans les villes, et ce au cours du 21ième siècle.

Sara Marie est cette personne qui choisit pour conclure ses lettres de citer Paolo Freire, le grand pédagogue qui a pensé l’éducation dans le contexte social et politique, qui a pensé le militantisme en rapport avec la pratique et l’idéalisme :

"The idea that hope alone will transform the world, and action undertaken in
that kind of naïveté, is an excellent route to hopelessness, pessimism, and fatal-
ism. But the attempt to do without hope, in the struggle to improve the world,
as if that struggle could be reduced to calculated acts alone, or a purely scientific
approach, is a frivolous illusion" – Freire

« L’idée que seul l’espoir transformera le monde, que l’action entreprise dans
cette sorte de naïveté, est la route toute tracée pour le désespoir, le pessimisme et le fatalisme.Mais la tentative d’agir sans espoir, en luttant pour améliorer le monde,
comme si cette lutte pouvait se réduire à des actes calculés seulement, ou bien une approche scientifique, est une illusion frivole ».

Ceci résume bien l’esprit dans lequel travaille Sara Marie, comment elle respire et vit.

En conclusion, Sara Marie exprime ceci : l’espoir ne peut pas manquer quand on vit dans une communauté où les liens sont forts, aimants, et l’espoir c’est de pouvoir accéder à une profession de service et d’entre-aide, exercer un vrai métier qui soit le travail d’une vie ainsi qu’elle a le bonheur de l’exercer,  surtout ne pas être réduit à une activité seulement alimentaire, ce qui n’a pas le sens fort d’un engagement auprès d’une communauté dans laquelle on vit en harmonie avec les autres membres et l’environnement.   

Présentation de l’auteur




ELÍ URBINA MONTENEGRO

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

 

Elí Urbina, fondateur et directeur de la revue de poésie Santa Rabia Poetry (http://www.santarabiapoetry.com/), est entre autres l'auteur du recueil El abismo del hombre (Buenos Aires Poetry, 2020), une oeuvre où, dès les premières épigraphes de Ryszard Kapuscinski et Werner Aspenström, nous entrons dans un monde d'un profond pessimisme, où l'espoir est nié par la réalité elle-même : "La luz ha de llegar de nuevo, / pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia / cubre la calle como negro alpiste" (La lumière doit revenir, / mais maintenant, dans la réalité, seule la pluie / couvre la rue comme des graines noires pour oiseaux). On entrevoit que l'une des raisons de cette noirceur est le souvenir douloureux de l'être aimé, qu'un présent trouble ne parvient pas à éclairer.

 

En effet, le présent est un moment plein de malaise. Le décor est la rue, où un homme résigné ne trouve pas de répit : le champ lexical est explicite dans le poème “Bajo la negra noche” ("Sous la nuit noire") : chaos, bruit, misère et angoisse: le "je" poétique est parfois un passant qui nous présente le récit presque initiatique d'une quête pour tenter de surmonter “por completo / el peso de mi vida” ("complètement / le poids de ma vie"). Si le silence lui apporte un certain soulagement, il est rapidement annihilé par des vers où les hyperboles créent une tension efficace : “Ya desciende la sombra / inquisitiva de la muerte” (" Déjà l'ombre / de la mort inquisitrice descend ").

El abismo del hombre, Les abysses de l'homme, Eli Urbina Montenegro.

Le poète est lucide à tout moment : bien que conscient de la nature éphémère de l'amour, il continue à le chercher. Mais le sentiment amoureux semble exister seulement dans la mémoire et dans les rêves. Cette dialectique se résout en un pessimisme évident, lorsque le poète se rend compte que tout semble destiné à être oublié.

Entretien entre Luiz Cruz et Eli Urbina à l'occasion de  #YoMeLibroEnValpo, qui réunissait des poètes  péruviens faisant  partie de PLEXOPERU, un livre de poésie qui réunit des poètes chiliens et péruviens en un seul volume, coordonné par Casa Azul et Quimantú. 

La douleur et la solitude sont rapidement transférées aux objets qui nous entourent, créant ainsi des prosopopées qui révèlent une symbiose avec le monde et ses signes qui nous font parfois penser à la poésie de Pablo Neruda : “La lengua de la luna / se arrastra por el suelo” ("La langue de la lune / rampe sur le sol"). On peut ressentir également une profonde culpabilité, dont nous découvrons peu à peu l'origine : il s'agit d'un sentiment influencé par notre culture judéo-chrétienne et fondé sur la vision de la chair comme un élément dépourvu de moralité. En effet, loin d'acquérir des connotations érotiques qui pourraient être une source d'émotion et de plaisir inoffensif, le désir est bridé par une éthique imposée, qui dans son hypocrisie cause notre souffrance.

ELÍ URBINA (Chimbote, Perú, 1989), Por la noche de ti me aparto, La nuit, je me détourne de toi.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture, il devient clair que la promenade à laquelle nous avons fait allusion nous conduit vers l'abîme qui donne son titre au livre. Tout semble n'être qu'une succession d'ombres et de déceptions, puisqu'il semble impossible de contempler pleinement le monde, “un simulacro desolado” ("un simulacre désolé") dans lequel règne “el dominio absoluto del ojo por la imagen” ("la domination absolue de l'œil par l'image"). Le poème auquel appartiennent ces vers, très logiquement appelé "Trampantojo" (Trompe l'oeil), semble marquer un point de non-retour vers le désespoir : l'ombre règne dans la deuxième partie, où la mémoire est “el escondrijo del mal” ("la cachette du mal"). La réalité n'est qu'un écho qui correspond en partie à la théorie platonicienne de la caverne, dont la lumière projette des formes immondes sur le paysage. Il y a aussi des références à l'univers de Calderón de la Barca, dans des vers comme “cada punto del sueño / es un incesante ahora” ("chaque point du rêve / est un présent incéssant"). Ainsi, le poète ne peut qu'attendre la mort, entouré de haine et de ruines. Une nouvelle épigraphe, cette fois de Dane Zajc, ne pourrait être plus claire : “En ningún lugar hay salvación para el hombre” ("Nulle part il n'y a de salut pour l'homme").
Elí Urbina parvient à créer des vers suggestifs, nerveux et puissants, qui trouvent une conclusion intéressante dans les deux derniers poèmes, dans lesquels nous trouvons à nouveau une référence à Neruda, et plus précisément à la composition de "Veinte poemas de amor y una canción desesperada". Le dernier poème du livre du prix Nobel chilien fut écrit en vers de 14 syllabes (ce que la langue espagnole appelle un alexandrin, contrairement au français) et dans " El abismo del hombre" les heptasyllabes fréquemment utilisés dans le reste du livre sont ici doublés (7 x 2 = 14), créant un écho qui multiplie à l'infini la douleur face à l'existence, et que nous ne pouvons pas manquer d'entendre lors d'une chute irrémédiable.

 

∗∗∗∗∗∗

FÁBULA DE LOS BURROS SALVAJES 

Cuando sus dueños se entregan
a los ritos del amor y alrededor
no hay nadie ya que los acuse, los pobres burros
huyen por las escarpadas laderas.

Y huyendo se alejan tanto
que acaban convertidos en salvajes.
Solos entre las piedras y las aguas claras
respiran y procrean libremente.

Los citadinos, como supondrás, aman esta historia.
En sus ojos las raudas pezuñas de los burros
levantan estelas de polvo más allá
del bosque de los cactus y plácidos sonríen. 

 

FABLE DES ÂNES SAUVAGES 

Quand leurs propriétaires se donnent
aux rites de l'amour et qu'autour
il n'y a plus personne pour les accuser, les pauvres ânes
descendent les pentes raides.

Et dans leur fuite ils s'éloignent tellement
qu'ils finissent par devenir des sauvages.
Seuls parmi les pierres et les eaux claires
ils respirent et se reproduisent librement.

Les citadins, comme on peut s'y attendre, adorent cette histoire.
Dans leurs yeux les sabots rapides des ânes
soulèvent des traînées de poussière au-delà
de la forêt de cactus et ils sourient, placides.  

∗∗∗

MENTIRA DE LA JUVENTUD

De jóvenes, aunque mentimos
diciendo que admiramos
la belleza de las aves las odiamos.
Ellas son mensajeras de la luz
y su canto el ocaso de la mundanidad.

Pero de viejos la historia es otra.
Acaso es ya nuestra la sabiduría
de los árboles (oyentes de esa música
tan densa como el vértigo) y entonces
callamos ante ellas y con amor
les regalamos agua y alimento.  

Tal vez, esta sea la forma más llana
y sabia de vivir: dar y guardar silencio.

 

LE MENSONGE DE LA JEUNESSE

Quand on est jeunes, même si nous mentons 
en disant que nous admirons
la beauté des oiseaux, nous les détestons.
Ils sont les messagers de la lumière
et leur chant le crépuscule de la mondanité. 

Mais quand on est vieux, l'histoire est différente.
Peut-être que la sagesse des arbres 
(les auditeurs de cette musique 
aussi dense que le vertige) est enfin à nous et donc 
nous gardons le silence devant les oiseaux et avec amour
nous leur donnons de l'eau et de la nourriture.  

C'est peut-être la façon la plus simple
et la plus sage de vivre : donner le silence et le garder.

 

De Fábula de los burros salvajes y otros poemas (© Colección de Poesía Móvil, Editora BGR, 2022)

∗∗∗

EL FARDO DE LA SOMBRA

Entre los racimos de saliva y sangre
solo el fardo de la sombra 
la voz de esa mujer a la que amé
esa reja entre lo que soy
y los nombres del pasado

Todavía hay ansiedad
Aún hay vestigios de algo
que no termino de perder

La muerte se avecina
pero ya estoy en medio de la muerte
ya camino en esa acera
donde la suerte es otra
dimensión de la ironía
otro rostro de su rostro
y hay mensajes perdidos

Tal vez ya es suficiente
Quizá de nada sirve
alzar estas palabras contra la soledad

 

 

LE FARDEAU DE L'OMBRE

Entre les grappes de salive et de sang
rien que le fardeau de l'ombre
la voix de cette femme que j'ai aimée
cette grille entre ce que je suis
et les noms du passé

L'anxiété est toujours là
Il y a encore des vestiges de quelque chose
que je n'arrive pas à perdre

La mort approche

mais je suis déjà au milieu de la mort
je marche déjà sur ce trottoir
où la chance est une autre
dimension de l'ironie
un autre visage de son visage
et il y a des messages perdus

C'est peut-être déjà suffisant
Peut-être qu'il ne sert à rien
de dresser ces paroles contre la solitude

 

 (De La sal de las hienas © Plectro Editores, 2017 )

∗∗∗

GUARDO HOSPEDADA EN MI MEMORIA

Guardo hospedada en mi memoria
la imagen apacible del cuerpo del amor.
La luz ha de llegar de nuevo,
pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia
cubre la calle como negro alpiste.

Mira descender lentamente
la espina de la carne en la herida secreta.
El burdel, su avaricia, sorbe mi alma agotada,
mi esperanza sedienta de sentir,
por un instante, el sordo crepitar.

En penumbra la prostituta baila
con la sinuosidad de una ancha llamarada.
Ya el ansia se amontona en el espejo,
la sombra de mi mano se prolonga.

Por mucho que el placer arda
siempre su rostro en mi interior se enciende.

 

JE GARDE HÉBERGÉE DANS MA MÉMOIRE

Je garde hébergée dans ma mémoire
l'image paisible du corps de l'amour.
La lumière doit arriver à nouveau
mais maintenant, dans la réalité, seulement la pluie 
recouvre la rue comme un noir alpiste.

Regarde descendre lentement
l'épine de la chair dans la blessure secrète.
Le bordel, sa convoitise, gobe mon âme épuisée,
mon espoir qui a soif de sentir,
pour un instant, le crépitement sourd.

Dans la pénombre la prostituée danse
avec la sinuosité d'une vaste flambée.
L'avidité s'entasse déjà dans le miroir,
l'ombre de ma main se prolonge.

Le plaisir a beau brûler,
ton visage s'allume toujours en moi.

 

(De El abismo del hombre © Buenos Aires Poetry, 2020)

 

 

 

Présentation de l’auteur




Bhawani Shankar Nial, extraits de Lockdown (confinement)

C'est par l'intermédiaire de la poétesse Emanuela Rizzo, traductrice de Lockdown en italien, que j'ai découvert le recueil du poète Bhawani Shankar Lia, dans l'excellente traduction anglaise de Bankim Mund - à qui l'on doit une préface éclairante, témoignant de la richesse des échanges entre le poète et le traducteur, à l'origine du livre que j'ai lu.

Écrits pendant la longue et douloureuse période de confinement, qui a produit autant d'œuvres qu'ell en a empêché beaucoup d'autres, les poèmes présentés ici dépassent le cadre de la pandémie et de l'affliction personnelle, et aboutissent à une réflexion plus profonde sur le sens de la vie, dans la solitude à laquelle la situation nous a tous maintenus, hors du flux pressé de la vie contemporaine.

Poète, penseur, éditeur, Bhawani Shankar présente donc une trentaine de poèmes en sa langue natale, l’odia -  et touchent par leur universalité :  la présence d'éléments locaux tels que les rituels à Lord Jagannath et le banian récurrent (la forme dans laquelle le poète souhaite renaître dans un seconde vie possible, issue d'un destin humain trompeur - dans un élan de paganisme qui parcourt toute son écriture profondément mystique) n'ajoute pas une touche d'exotisme à son discours sur la place et l'action de l'homme dans le monde - il ajoute juste leur poids d’humanité.

D'autant plus que ces notations qui ancrent les poèmes dans son expérience s'accompagnent de remarques élargissant le champ de pensée du poète - reliant les expériences religieuses et mystiques aux théories scientifiques plus récentes (à travers, par exemple, le livre d'éthique sur qui étudie son fils, d'où découle une considération sur le « vide »)

C'est notre commune solitude et notre identique quête de sens qui est en jeu : le chemin à parcourir vers notre mort, avec le bagage de mots qui permet d'envisager le terme de manière « humaine » et spirituelle ; Bhawani Shankar Lia nous propose de lire et de suivre sa méditation face aux dangers, et nous invite à nous appuyer sur les livres et les paroles qui nous empêchent de "mourir lentement" dans l'ignorance ou la terreur du chemin.

"Viens" est le titre d'un poème - et cet appel résonne - contre la solitude, l'égoïsme, l'oubli - par l'approfondissement qui permet à notre vide intérieur de se combler, de réfléchir et de donner un sens aux événements qui nous ballottent. Nous ne sommes pas seuls, dans la chaîne des générations, dans notre rapport au principe divin auquel le poète se réfère, ni dans la chaîne humaine des lecteurs de poésie, auxquels les mots peuvent apporter réconfort et réconfort – ici par la lucidité et la foi.

∗∗∗∗∗∗

 

Toi aussi, tu commences à mourir lentement

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
Ne lis pas
Les livres de ton époque
N’entends pas
L'appel de la vie
N’exprimes pas franchement
Ce que tu penses de quelqu'un,
Ne te détournes pas
De l'éphémère pour la demeure éternelle,
Et même
si tu ignores
La hiérarchie
De ton clan.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu
étouffes
ta dignité personnelle,
si tu éteins
L'étincelle de feu
Emanant du coeur
Pour éliminer
tortures et pillages massifs,
si tu ignores
Toute ton énergie
et
ce que te dit ton esprit.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu méconnais
la voix intérieure
De ton âme,
Omets d’écrire
Le message de ta
propre conscience,
si tu hésites à t’appuyer sur
La continuité de ton
Souffle
inspiration & expiration
Et
Aussi lorsque tu ignores
Le gémissement du peuple
Cruellement torturé.

Toi aussi tu commences
à mourir peu à peu
Si tu ne peux pas
Poursuivre le rêve
Si tu ne peux pas tracer ta route
Vers ton destin
Ou
Te purifier
Dans le premier rayon
Du Soleil levant,
Et
 si tu es même
Incapable de transformer
La punition liée au destin
En bénédictions.

Toi aussi tu commences
à mourir lentement
Si tu transmets
La discrimination entre les humains,
Si tu Continues
D’opprimer la nature,
Si tu perpétues
les attentats
À la bombe dans les villes.

Toi aussi tu meurs lentement
Si tu continues
De mentir à
Ton âme et ton esprit,
Si tu pratiques
Le mensonge avec
Tes Amis et parents,
La société et l’État,
la Nature et le cosmos.

 

*

08 MARS

Une vallée
Voici ce qu’elle est ;
Mère de
De nombreuses civilisations
Et
Leur témoin,
Contemplant une myriade
D’Ascensions et de Chutes
Au long du temps

Fille, belle-fille
Et Mère aussi
Elle est
L’identité
D'une femme totale,  
Femme de plénitude,
A l’origine
De l’infinie diversité des contes et légendes
À propos de Superman
Et même
du passé et du futur
Et de tant de désir
Du présent.

 

*

VIENS

Viens!
Viens sur
Cette route étrange
Ensemble surmontons
Ce long  cheminement
Parcouru peu à peu..

Viens
Sur cette route
En compagnie de
Ta
Propre solitude
Ta propre insouciance.
Poursuis la route
Et imprègne ton
Isolement personnel
De ton
Confinement.

Viens!
Ensemble nous
devenons
Compagnons de voyage.

Viens !
Encore
Un peu plus loin
Portant
Nos voix intérieures..

Viens !
De grâce,
ne me rappelle pas
Encore--
Qui suis je ?
Qui es-tu?
Pourquoi suis-je?
Pourquoi es-tu seulement ?'

 

*

AVANT DE PRONONCER UN MOT

Ami !
Avant
De t’asseoir sous
Le banian
Incline-toi
Devant la myriade de feuilles
Entourant les
Fruits rouges.

Avant d'émietter
Le pain
Incline-toi devant
Le sol qui colle
Aux plants de blé.

Incline-toi devant
La terre fertile
Qui élève et nourrit
La rizière
Avant les rituels
De l'offre de vivres
Au Dieu Jagannath.

Incline-toi devant
Les arbres, rampe
Même devant
Le pied de basilic dans
Ta cour
Tandis que tu respires,
Prosterne-toi devant
Les nuages sombres avant
L’ondée
De la première pluie.

Avant de prononcer
Un mot
Adore le divin
AUM
Demande la permission
De l'utiliser
Pour cette nouvelle aube
Ardemment désirée.

Oui, chers amis !
Voici ce que l’on doit
Payer à l’instant.
Seule une bienveillante gratitude
Émanant
D’Un cœur pur et
Soumis
Peut exécuter les
Lois divines-
Une relation entre
Dieu et l'homme
En l'aimant
Pendant et après sa
Demeure éphémère.

 

*

L’ESPRIT

L’esprit
Issu de la berge
D’un fleuve
Entre directement
Dans l'océan insondable
Du destin.

L’esprit,
Qui accède, par
la conscience Interne
et externe
porte une promesse
de destin
Et pénètre
les entités corporelles
Des animaux, des oiseaux
Et même celle de
L’Homme -
Etre supérieur éphémère
Et totalement épanoui.

L’esprit
Porteur d’un certain
Potentiel
Esquisse à chaque instant
une  réplique
Du processus cyclique
d’illumination
Sur le chemin circulaire du ciel.

L’esprit
qui choisit
Et m’a choisi
Moi
Le temps de ma vallée
Les frontière de
Mon entrée et ma sortie
Et même, éternellement brillant,
Le Royaume de ma conscience
Et
Le patrimoine contenu
Dans mes globes oculaires
Manifestant
Passé comme futur.

Un tel esprit
Érigeant une demeure
Dans mon corps
Depuis des temps immémoriaux
a soigné
la nécessaire régularité des
Programmes et processus
Et
La recherche et le résultat
Vérité et contrevérité
Achèvement et inachèvement
Lumière et obscurité
Émanant
d'eux.

 

Présentation de l’auteur




Plantations – Constant Tonegaru

Trad. Stéphane Lambion ∙ Éditions Abordo ∙ mars 2022

 

Constant Tonegaru naît en 1919 à Galaţi, au sud-est de la Roumanie. Sa vie est marquée par une opposition politique permanente, d’abord au régime fasciste d’Ion Antonescu durant la Seconde Guerre mondiale, puis au régime communiste à partir de 1945.

En 1949, il est arrêté par la police politique roumaine et il est accusé d’atteinte à la sécurité de l’État. Il est envoyé en prison ; sa santé s’y dégrade jusqu’au point où, pour ne pas être accusées de sa mort, les autorités le renvoient chez lui. Il meurt à Bucarest le 10 février 1952, laissant derrière lui une œuvre poétique d’une densité et d’une richesse rares.

Femeia Cafenie - Constant Tonegaru

∗∗∗

Rétrospection

J’attends que les vaisseaux partis vers un horizon de terre sans point cardinal
m’apportent l’image où serrant la crosse du fusil comme un violon
j’ai arrêté le boston dissonant que je faisais valser dans ma tête
avec un petit bruit qui au-delà des lignes a éteint je ne sais qui avec sa cigarette.

Au moment où j’ouvrais des boîtes de conserve à la baïonnette,
préoccupé par la faim, par des surfaces de terre et des intentions mystiques,
je coupais des hommes banals de dimensions diverses
qui désertaient vers l’inconnu sous la pression des données statistiques.

La nuit s’étalait comme un drap sur un brancard avec un mourant
mais des flocons aux reflets de naphtaline se glissaient quand même
à l’endroit où avec un petit bruit on éteint une vie et une cigarette
en attendant de détruire la dernière cargaison d’essence.

De l’absence de mes bateaux aux flancs oints de goudron
coulés peut-être sous l’effet de tant de neiges silencieuses, je n’ai crainte ;
sur mes boucles je garde encore quelques flocons d’une neige qui n’a pas fondu
assez pour écrire un poème.

 

 

∗∗∗

L’oiseau noir

Je ne sais comment diable a fait l’homme au chapeau melon,
il avait dans sa cabane une cage avec des tigres affamés
qui rongeaient à travers les barreaux des os de vaches
et au fond il y avait encore un endroit de jaune drapé
où immobile le célèbre corbeau croassait :

                                                             – Nevermore !

Sur la toile figurait quelque part Edgar Poe.
Une canaille te disait à son sujet :
               – Edgar Poe ?... un ivrogne américain,
né en telle année et mort à l’hôpital
il a peut-être même été un gangster,
mais c’est vrai, il a édité « Graham’s Magazine ».

Le dimanche les gens sont malins,
ils se promènent sur les boulevards, ils vont au cinéma,
quelques-uns à la foire vont voir des tigres du Bengale
nés en captivité à Huși ou à Focșani
et le corbeau du poème qui a traversé l’océan.

Une fois un fou enfui de l’hôpital
en tunique bigarrée et avec un journal pour chapeau
a voulu voler le corbeau.
                                              Il y eut bataille, commissaire et scandale
et sans cesse à l’entrée t’invite un infirme,
le corbeau étant empaillé, l’homme au chapeau melon était ventriloque.

 

 

∗∗∗

Un peu d’alcool

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
mais la Lune, vraiment, je la mettrais sur un porte-manteau
pour qu’elle ne bouge plus, traditionnelle,
et je lui déchargerais dessus une carabine Manlicher

Peut-être qu’après tout je resterai résigné
attendant que les loups se faufilent dans les congères
le ventre rentré et reniflant dans le froid
pour manger, avec les éditeurs, des poètes dans leurs assiettes.

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
ni comment trois d’entre elles sont restées sur une étiquette ;
il est écrit : JAMAÏQUE virgule COGNAC IMPORTÉ
et sur la photo une créole sourit, coquette.

La bouteille est plate. Cela pour rentrer dans la poche.
Maintenant elle est vide. Quand les meutes aboieront sur la Lune,
– vraiment, elle avait embrassé des seins bruns de señoritas –
avec soif, je boirai sa lumière à pleins poings.

 

∗∗∗

Compte rendu d’automne

Messieurs,
j’ai voulu écrire quelque chose au sujet de l’automne aussi,
mais cet automne a été banal
car tous les automnes sont identiques
                             et je vous assure :
Aucun n’a de thème original.

J’habite près du cimetière
et je vois la ville de loin.
             Depuis des tuyaux de radiateur
ou peut-être même depuis les usines
             la fumée ressemble à de l’encens brûlé ;
quant aux morts, ils ne viennent plus ici depuis un an
             et les miséreux perdent leurs aubaines.

Les croque-morts à la solde non payée
jouent un dentier à pile ou face aux carrefours
pour acheter des boucles d’oreille de pacotille à leur bien-aimée.
Avec des chiens tachetés, à la déchetterie, ils se lancent
des regards de napoléons affamés.

Messieurs, ça a été un automne misérable
et le Soleil ne cessait de refroidir comme les poêles en fonte.
Un cochon criait comme une scie sauteuse.
                                        Depuis lors même
les grands fantômes ne veulent plus passer
en tenant par la main les fantômes plus petits

 

Plantations, de Constant Tonegaru, paraîtra début mars dans la collection bilingue des éditions Abordo, avec une préface de Linda Maria Baros.

Présentation de l’auteur




“La Tortue de Zénon” unit la littérature, les sciences et les mathématiques. : entretien avec Mélanie Godin

Mélanie Godin est directrice des Midis de la poésie, et de L'arbre de Diane, maison d'édition dont la collection, La tortue de Zénon, propose des titres qui explorent ces liens obscurs mais pourtant forts et séculaires qui existent entre la Littérature et la science. Elle a accepté de répondre à nos questions, et nous la remercions. 

Vous êtes directrice de la maison d’édition L’arbre de diane1, qui propose une collection, La tortue de Zénon ayant pour thématique « Littérature et science ». Pourquoi avoir créé cette collection ?
Depuis maintenant plus de six ans, notre association s’est lancée dans l’aventure de l’édition. Grâce à un soutien du FNRS (l’équivalent belge du CNRS) et, en particulier du fonds Wernaers pour la promotion des sciences, nous avons lancé une collection littéraire au nom de "La Tortue de Zénon"2, alliant le monde de la littérature, des sciences et des mathématiques.

Notre but était de parler de sciences à travers une œuvre littéraire, pour en faire découvrir la beauté à travers un autre langage, ainsi que l’inspiration qu’elle peut susciter chez un·e auteur-e. La collection est ouverte à différents genres littéraires, de la poésie à l'échange épistolaire, avec des créations originales comme des rééditions d'œuvres classiques ou des traductions.
Pour répondre à votre question du pourquoi de cette collection, parce qu’elle n’existait pas dans le paysage littéraire francophone, en tout cas telle que nous l’imaginions (notre objectif n’est pas de publier des livres de vulgarisation, mais des livres avec une fibre littéraire). Je me rappelle avoir lu à l’époque des ouvrages tels que "Les deux cultures" de CP Snow et, étant moi-même en contact avec des scientifiques, mais avec une formation littéraire, m’être mise à rêver de livres qui me permettraient de voir le monde à travers leurs yeux.
Quels sont les liens qui selon vous unissent la littérature, et plus particulièrement la poésie, à la science ?
Il existe un parallèle visible entre la créativité scientifique et poétique. Dans les deux domaines, il y a au préalable à la découverte une longue recherche d’une vérité insaisissable à partir d’une intuition initiale. Il n'est donc pas tout à fait surprenant que de nombreux·ses scientifiques aient écrit de la poésie et que les poètes aient joué avec la réalité inattendue des concepts mathématiques, physiques ou biologiques afin de créer leurs propres œuvres artistiques. Plusieurs ouvrages et témoignages suggèrent également que la poésie peut permettre aux scientifiques d'éclairer des relations cachées et de formuler de nouvelles idées sur la complexité du monde.
En sciences comme en littérature, la beauté est au cœur du processus créatif, elle semble guider vers la vérité et la justesse dans les domaines de l’art comme des sciences. De nombreuses avancées scientifiques ont ainsi été amenées par des considérations purement esthétiques, on peut penser ici à la découverte théorique du boson de Higgs 50 ans avant que l’on ne puisse enfin l’observer.
L’acte créateur et le voyage difficile et tortueux qui y mène sont également au cœur de la poésie comme des sciences. De nombreux témoignages de scientifiques et de mathématiciens nous permettent de découvrir comment se révèlent de nouvelles sciences.

Lecture de Claire Lommé. Extrait d'un livre paru aux éditions L'arbre de Dianecollection "La tortue de Zénon", 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

On peut penser ici à "Love & Math" de Edward Frenkel, l’impressionnant "Récoltes et semailles" d’Alexandre Grothendieck, aux travaux de la philosophe des sciences Mary Hesse, comme par exemple "Models and analogies in Science", et bien entendu de l’influent essai "La science et l'hypothèse" de Henri Poincaré. Toutes ces œuvres nous permettent de découvrir l’intimité du scientifique et sont à mettre en perspective avec les nombreux témoignages d’écrivains et poètes sur l’acte d’écrire.
Les relations avec la poésie sont d’autant plus claires quand on considère les mathématiques comme un langage. On peut penser à l'utilisation de symboles mathématiques pour représenter la réalité et la création de mots, parfois empruntés au langage courant pour représenter des objets mathématiques complexes, tels que l'anneau, l'arbre et le corps. On peut aussi considérer que la poésie, de par sa nature analogique, est un nouveau tiers-lieu3, un terreau pour exprimer dans le langage courant la complexité du monde mathématique et scientifique, un moyen de dire en mots l’insaisissable description mathématique du monde. A ce sujet, nous avons fait l’expérience de réunir le temps d'un soir, un·e scientifique et un·e auteur-e de littérature pour parler de science. Le ou la scientifique lançait la discussion en évoquant les résultats d'une de ses recherches, une théorie ou une équation qui lui tenait particulièrement à cœur. L'auteure invité·e s'appropriait les concepts et les questions avec sa propre sensibilité. En a découlé un livre hybride, « Géodésiques », avec 10 textes scientifiques et 10 créations littéraires illustré par une peintre-biologiste.
Pouvez-vous me parler des auteurs, et particulièrement des poètes, que vous avez publiés dans cette collection ? Sont-ils tous des scientifiques, et que cherchent-ils de manière générale, qu’est-ce qui motive leur démarche ?
Notre collection est hétérogène et publie à la fois des essais et des poèmes, des auteures scientifiques et littéraires.

Notre premier ouvrage a été un court essai du mathématicien Cédric Villani, intitulé « Les mathématiques sont la poésie des sciences », au titre emprunté au grand poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, et qui explorait de manière ludique les nombreux parallèles entre mathématiques et poésie. Par la suite, nous avons publié des pièces de théâtre, des traductions originales d’œuvres anglophones, mais également des écrits poétiques. Nous avons également été particulièrement attentifs à donner la voix à des auteures, qui sont souvent sous-représentées, voire ignorées, dans ce type de domaines. A ce propos, je viens de terminer une création radiophonique intitulée "Comment regarder plus loin", qui explore les thèmes de la création, du cheminement, du langage en donnant la parole à des mathématiciennes contemporaines, et en imaginant des tranches de vie de scientifiques du passé. Des poèmes des poétesses Rebecca Elson, Claire Lejeune, Jeanne Benameur, Kitty Tsui et de Frédérique Soumagne se mêlent à des équations mathématiques de Leda Galué, Coralia Cartis, Sophie Germain et Emmy Noether.

Comment regarder plus loin, L'arbre de Diane, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Pour en revenir à votre question, les motivations de nos auteures sont multiples, je pense. Dans “La lamentation d’un mathématicien” de Paul Lockhart, par exemple, l’auteur est un enseignant de mathématiques qui se désespère de la manière froide, mécanique, avec laquelle sa passion est enseignée à l’école. C’est un cri du cœur, tout en excès et en paraboles. Dans “L’en vert de nos corps”, on lit l’autrice Christine Van Acker dans un essai poétique sur la biologie des plantes. On y lit sa fascination pour les biologistes, les botanistes, mais également son rapport intime à la nature et à la terre.
Vous avez publié récemment Devant l’immense, poèmes de l’astrophysicienne et poétesse Rebecca Elson traduits par Sika Fakambi. Qu’est-ce qui particularise sa poétique, et comment la science motive-t-elle son écriture ?
J’ai découvert Rebecca Elson en 2019, suite à une discussion avec le professeur Michael Whitworth à Oxford, spécialiste des liens entre science et poésie au début du 20ème siècle. Et cela a été un coup de foudre, ou plutôt une comète, littéraire. Rebecca Elson était une astrophysicienne canadienne, qui a fait la majeure partie de sa carrière en Angleterre. Décédé à 39 ans, mon âge justement en 2019, son seul recueil de poésie est paru à titre posthume il y a tout juste 20 ans. Son travail de physicienne l'a emmenée à la frontière du visible et du mesurable, peut-être justement là où seule la poésie lui permettait de s’exprimer. Pour elle, la science était poésie, la poésie était la science. Ses courts poèmes font des déductions et spéculent, jouant du peu que, en somme, nous pouvons savoir de l'univers. Ils nous offrent une sublime méditation sur la vie, la mort, le cosmos et notre place en son sein.4

 

Rebecca Elson, Devant l'immense, L'arbre de Diane, collection La Tortue de Zénon, 15 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Nous astronomes

Nous astronomes sommes nomades,
Marchands, gens du cirque,
La terre entière nous est chapiteau.

Nous sommes industrieux.
Suscitons les enthousiasmes,
Engageons notre responsabilité devant l’immense.

Mais l’univers s’est étendu au grand lointain.
Quelquefois, je le confesse,
L’éclat des astres m’est trop vif,

Et comme la lune
J’incline mon visage vers le sol,
Vers ce petit rien de terre où chaque pied se pose,

Avant qu’il ne se pose,
Et j’oublie de poser les questions,
Et simplement je compte les choses.

Pour une lecture de plusieurs de ses poèmes par la traductrice du recueil Sika Fakambi : https://remue.net/devant-l-immense-rebecca-elson-sika-fakambi-4-5

Le recueil s’ouvre avec un essai autobiographique, "De pierres en étoiles", qui nous révèle à quel point science et poésie s’entremêlaient depuis son plus jeune âge, mais nous dont également vivre les critiques de la communauté scientifique conventionnelle sur son travail poétique, et comment elle a vécu cette expérience dans un domaine de recherche dominé par les hommes. Selon ses propres mots, «de façon indéfinissable, c'était aliénant ».
Peut-on dire que la poésie rend compte de plus en plus de ce que les découvertes de la physique quantique nous apprennent, à savoir que tout est vibratoire, ou bien pouvons-nous considérer la poésie quelle que soit l’époque comme le vecteur le plus à même de nous permettre d’entrer dans cette autre perception du réel ?
A chaque révolution scientifique, la poésie et la littérature ont permis de construire un imaginaire collectif sur des idées scientifiques souvent obscures, contraires à l’intuition et élusives. Ces liens étroits entre la littérature et les sciences ont en particulier fait l’objet de plusieurs publications, durant la période 1890-1950, à une époque où les avancées de la physique (quantique ou relativiste) excitent les imaginations. Mais les récentes avancées en intelligence artificielle, et en apprentissage profond, relancent ces interactions aujourd’hui. Le statut épistémique de la poésie est alors défini par son pouvoir de relancer la création. La littérature diffuse des contenus scientifiques, aide à exprimer en mots communs et par analogies la complexité du monde. Mais la poésie pense surtout aux côtés, avec et pour les sciences.
Pour revenir à la physique quantique, l’un de nos ouvrages, "Aurore boréale" de Paul Pourveur, se déroule dans les coulisses du cinquième Conseil International Solvay, qui s’était tenu en 1927 à Bruxelles. Cette conférence joue un rôle important dans l'histoire des sciences de par la réunion d'une brochette des plus grands physiciens de leur temps, mais surtout par les échanges animés entre les représentants de ce qui deviendra l’« école de Copenhague» et d'autres physiciens, plus particulièrement Einstein, qui ne pouvaient pas se résigner à accepter les relations d'incertitude (Dieu ne joue pas aux dés).
« Aurore boréale » vient de recevoir en 2021 le prix triennal de littérature dramatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et construit sa trame en imaginant les hommes (comme on peut le voir dans la photographie d’époque, tous des hommes, sauf Marie Curie) et les débats qui les animèrent derrière la grande scène.

Capsule de présentation de Paul Pourveur, Prix triennal de littérature dramatique en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour Aurore Boréale, L'arbre de Diane, collection La tortue de Zénon, 12 €, https://larbre-de-diane.myshopify.com

Notes

[1] https://www.larbredediane.be/

[2] Inspiré par le fameux paradoxe formulé par Zénon d’Élée, https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_d%27Achille_et_de_la_tortue

[3] Edward W. Soja, “Thirdspace” (Blackwell, 1996)

[4] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/06/03/rebecca-elson-l-astrophysicienne-qui-rimait_6082620_1650684.html

Présentation de l’auteur