Le poète, l’ingénieur et le mathématicien

Présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

L'extrait de Black Bottom que nous présentons peut être lu (et écouté) sur l'excellent  site de Lyric lines. L'auteur, Allen Fisher, a publié 150 ouvrages environ, dont des poèmes expérimentaux, des collages, essais, sur l'histoire de l'art et les sciences. L'article (dont nous publions parallèlement la traduction) explicite les liens établis par l'auteur entre les formes poétiques et les théories scientifiques contemporaines.

Ce passage du poème  Black Bottom (dont le titre évoque les quartiers noirs,  la danse acrobatique et comique contemporaine du charleston...) illustre  ce qu'il préconise dans ce qui nous semble être un "art poétique" pour le siècle de la physique quantique, qui remet en question nombre de "vérités" communes.
A travers  le débat  humoristique et surréel entre trois "spécialistes" (le poète, l'ingénieur et le mathématicien) abordant un phénomène (les états de la glace), chacun avec sa propre vision du monde et son  propre langage, il rend sensible au lecteur un monde  où règnent  l'indétermination (des cadres, ou des personnages) -  l'éclatement des frontières entre les éléments, les lieux, les temporalités - la volontaire "décohérence" de la logique du récit, l'insolubilité et inanité de la recherche d’un sens unique et véridique,  le maintien d’une totale incertitude,  les cassures, échos et interférences,  dans cet "état enchevêtré" que l'auteur décrit dans l'article comme une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré. Elle est ici réalisée comme  une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l’utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l’on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l’œuvre utilise une perturbation collagique de l’espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image.

L'ingénieur ratisse le sable pour couvrir

les brûlis d'huile sur le chemin

du moulin à vent. Il répand de la cendre sur la neige

et remonte sa montre.

Un homme en imperméable

Descend le chemin en tapant sa canne.

Il récite du Gongora.

Ses oreilles brûlent.

Il voit les bras du Photographe autour du tronc d'un orme.

On distingue une main : elle tremble.

Entre ses mains il dessine un équateur

son corps est une sphère d'énergie

peut-être égale à l'orme sans

limites atteignables

jusqu'à un noeud dans un espace à six dimensions.

Blake ferme sa porte

lentement tourne une clé

dans une serrure délicate

puis écoute.

Six espaces ?

Un mathématicien, un poète et

l'ingénieur sont assis une table de correspondances

sur la grande route

pour analyser la glace.

Le mathématicien ouvre un exemplaire anglais de

Klopstock, 1811.

On peut calculer la vitesse de la marche à partir des

empreintes

une séquence alternée de pied-arrière-pied-arrière-arrêt

se lit comme un pied prêt à faire surface pour supporter

le poids du corps si le pied d'appui glissait.

De temps à autres, la salive a gelé formant des disques sur le chemin.

L'espace à six dimensions est une illusion, dit le poète, c'est

Un bruit parasite, stratifié à chaque instant.

L'information, note l'Ingénieur, transmise sur de longues

périodes de temps, se détériore.

Le bruit peut être chaleur ou rayonnement, n'est-ce pas ?

Ce peut être un produit chimique mutagène. L’horloge

Moléculaire tourne plus vite que la génétique, elle s’appuie

sur le bruit pour tenir sous contrôle l'introduction de nouveautés.

Vous voulez parler d’équilibre entre conservation et changement radical ?

Qu'est-ce que ça veut dire ? le Poète semble irrité.

Il y a des problèmes de mesure et d'échelle.

Et d’imagination, ajoute le Poète.

Est-ce qu'on parle, demande l'Ingénieur en s'adossant à sa chaise,

De résilience, de persistance ou de résistance ?

Les perturbations doivent être exprimées spatialement, le mathématicien

se tourne vers le poète, tes richesse, connectivité et

interactivité créent de l'instabilité. Selon mes preuves

on peut observer une stabilité locale.

Mais vous ne prendrez pas conscience de la complexité de l'observation en tant que

participation.

Cela ne me concerne pas, dit le mathématicien, Avec

la destruction successive des individus. Des générations entières

se traîneront sur la Terre. Toutes les volontés se cumulent

pour former des schémas de destruction. Nous sommes ici pour examiner

la glace, les fissures et la forme de ce grand nuage

de points de vue.

L'énergie et le temps ne peuvent pas être mesurés simultanément, comme vous le savez.

Depuis le nuage, on peut intégrer une variable

pour obtenir la probabilité de l'autre.

Je suis à égalité avec ce que je vois, dit le Poète.

Non, interrompt l'ingénieur.

Le poète se tourne vers l'ingénieur, votre système

est acceptation de la mort.

Le mathématicien éclate de rire, dans le chemin vert

brillant de roseaux d'or à gauche, un

orage éclatant à droite, il galope vers la débauche de fleurs

qui émaillent son Paradis.

Les melons sont plats, prêts à être servis, les renoncules

ont des tiges droites, les framboises

se jettent dans des paniers entre les buissons.

L’baleine du mathématicien sort visiblement de ses narines

Et gèle sur le plateau de la table.

Sans perception réfléchie, ce qu'il voit

Se répète et tremble.

Je monte à grandes enjambées sur cet avion, j’ai le vertige,

jusqu'à ce que je provoque une profondeur horizontale.

Je peux briser cette glace, cet enchâssement subliminal:

Je peux empêcher l'expiation de votre sommeil et

freine votre euphorie.

Le mathématicien passe outre tout cela, il marche sur la glace

Pour observer sa structure

comme si ses cristaux concentraient son énergie pour penser

L'Ingénieur traverse sa contemplation en marchant

Pour détruire cette illusion. Le mathématicien observe

à travers son pare-brise, puis iélate d rire.

J'interroge, dit le Poète, la temporalité du récit,

et j’utilise ses plans pour rendre leurs rapports obsolètes.

L'ingénieur soulève un paquet et le porte à la table,

Un millier de fils de certitudes, dit-il. Tenez les amis

et aucun d'entre eux ne pourrait les briser.

C'est une illusion du futur, soutient le poète.

Le Photographe l’interrompt, Nous rejetons

le stoïcisme qui est vanité. Tout ce qui empêche la lucidité

et entrave la confiance, fissure le présent.

C'est une bobine de film, plaisante l'Ingénieur, qui renverse

son thé. Sa tasse laisse un cercle blanc. Le mathématicien

commence à y dessiner une tangente. Le photographe griffonne

une liste de courses sur la ligne tangente,

il écrit, HYPNOSE,

en travers de l’exemplaire de l'interprétation

des Rêves du mathématicien. J'ai récupéré l'un des volumes de Klopstock

annotés par Blake . Je pleurais

et je ne saurais dire si c'était de joie

ou de chagrin d'étonnement

Dans un plaisant désordre

Nous nous démolissons les uns les autres

Le mathématicien et l’ingénieur se mesurèrent dans

un bras de fer en travers de,

ce que l'Ingénieur appelait, la table de concentration.

Un orage plana sur la High Road alors que je pédalais

jusqu'à la passerelle pour m’abriter...

photo © Paige Mitchell

Présentation de l’auteur




Samar Darkpa, poète des montagnes sacrées de l’Himalaya

traduction de l'italien : Marilyne Bertoncini

Introduction de Fiori Picco

J'ai rencontré le poète Samar Darkpa en 2018, à Pékin, à l'Académie de littérature Lu Xun, pendant les deux mois du Programme International d'Écriture, et j'ai tout de suite apprécié son style poétique : romantique, bucolique, empreint de l'esprit tibétain.

Outre auteur et poète, Darkpa est aussi un chanteur à la voix puissante et mélodieuse, il interprète des chansons traditionnelles de son pays. Ses poèmes sont des odes pastorales : elles transportent le lecteur dans les prairies infinies du Tibet et les montagnes sacrées de l'Himalaya ; chaque verset est une coupe transversale d'un monde lointain et non contaminé.

D’un point de vue rythmique et stylistique, Darkpa  est assez proche de la conception poétique italienne, qui privilégie la musicalité des mots. Il utilise des figures de style singulières ; le poète ne fait qu'un avec la nature et le paysage qui l'entourent, s'intégrant à la flore et à la faune. Le thème de la métamorphose est récurrent, et c’est aussi celui de la réincarnation : la transformation du corps d'une forme à une autre, ainsi l'homme qui devient pierre ou fleuve, ou qui exprime le désir de s'identifier aux éléments naturels. Une autre particularité est le mysticisme qui découle de la religion bouddhiste et de sa longue expérience de moine ; en effet ;  il est entré au monastère à l'âge de neuf ans, et il y a vécu et étudié jusqu'à sa majorité.Ses poèmes, originaux, riches en métaphores, tout à la fois doux et délicats, m'ont frappée. C’est pourquoi j'en ai traduit certains et proposé "Le moment de la floraison" au Concours du Prix international Penne d'Oro de littérature italienne 2020. Le poème a été considéré par le jury comme l'un des plus beaux parmi ceux qu’ils avaient reçus, et il a remporté le prix de poésie étrangère avec titre d'excellence.

I TEMPI DELLA FIORITURA

Ti nascondi sui monti, tra le nuvole dense e scure;   
precedimi,
ti cercherò seguendo l’odore degli yak selvatici.

Indossi il profumo del loto dorato ai piedi della montagna;
aspettami,
ti cercherò seguendo la fine pioggia di primavera.

Canti le ballate del mare rincorrendo i ruscelli;
scorri,
ti aspetterò trasformandomi in pietra e tornando sui fondali marini.

Quando la roccia esposta all’aria aprirà il suo cuore,
chiamami,
per incontrarti cavalcherò l’ombra di un destriero nel vento.

Oh, sole! Ti prego di aspettare una stella.
Lei deve stare al passo con i tempi della fioritura.

Nella calma della prateria voglio solo
soffrire, conservarla dentro di me.

 

QUIETE IN UNA NOTTE D’AUTUNNO

Se potrò, nel mio petto un fiume scaverò;
con cura sceglierò una goccia, e con essa ti nutrirò.

Se potrò, al Buddha un cordoncino chiederò;
lo legherò alla tua ciotola, e a ingerire ti aiuterò.

Se potrò, un lampione per strada diverrò,
e fino a casa ti accompagnerò.

Se potrò, nel paesaggio notturno d’autunno,
dal suono di una cetra,
una montagna e una casa ricaverò…
Cosicché tu, nel sole,
la risposta avrai.

Se potrò…
Fa che io diventi roccia,
così pace e quiete troverò.

 

APPENDERÒ UN RAGGIO DI SOLE

Quando ti penso, le labbra mi mordo;
eri nel mio cuore, ma hai toccato il fondo.

Quando morirò,
il mio cuore adirato portar via non potrò.

Ma se occasione avrò,
nella mente che ha chiuso ogni porta,
un raggio di sole appenderò.
Da lasciare alla notte.

Stasera,
migliaia di stelle spazzano via le nuvole,
rischiarando il cammino di chi torna a casa al buio.
In moto rincorro la luce che mi abbaglia,
aspettando domani:
quando, forse, a me ti aprirai.

 

 

CONFINI 

Con me, solo il mio orgoglio;
oltre a me, qualcun altro da amare.

A volte pregare
è una scelta individuale,
esprimersi apertamente col cuore.

A volte, le nuvole pesano più delle rocce,
le ombre spezzano le ali agli avvoltoi.

A volte, la terra è più leggera della carta,
un uccellino fino al cielo la porta.

Tutti i luoghi in cui voglio andare
sono nei miei pensieri;
non ho bisogno di trasporti, di mezzi veri.

Nella vita si può optare per la compassione;
tu non vuoi,
e quasi niente è ciò che rimane.

Gli altri sono io.
All’infuori di me,
nessun altro c’è.

 

 

Tu te caches dans les montagnes, parmi les nuages ​​denses et sombres;  précède-moi
Je te chercherai en suivant l'odeur des yacks sauvages.

Tu portes le parfum du lotus doré au pied de la montagne; attends-moi
Je te chercherai en suivant la fine pluie du printemps.

Tu chantes les ballades de la mer en suivant les ruisseaux; coule
Je t'attendrai transformé en pierre et je reviendrai au fond des mer.

Quand la roche exposée à l'air ouvrira son cœur, appelle-moi,
pour te rencontrer je chevaucherai l'ombre d'un destrier de vent.

Oh, soleil! Attends je t'en prie une étoile.
Elle doit suivre le rythme de la floraison.

Dans le calme de la prairie je veux juste
souffrir, la conserver en moi.

 

CALME PAR UNE NUIT D'AUTOMNE

Si je peux, dans ma poitrine je creuserai une rivière;
avec soin je choisirai  une goutte d'eau, et je t'en nourrirai.

Si je peux, je demanderai au Bouddha une cordelette;
Je la nouerai à ton  bol et  t'aiderai à avaler.

Si je peux, je deviendrai un réverbère dans la rue
et te ramènerai à la maison.

Si je peux, dans le paysage nocturne d'automne,
du son d'une cithare,
Je tirerai une montagne et une maison ...
Ainsi toi, au soleil,
tu auras la réponse.

Si je peux…

Fais que je devienne roche,

et qu'ainsi je trouve calme et tranquillité .

 

J'ACCROCHERAI UN RAYON DE SOLEIL

Quand je pense à toi, je me mords les lèvres ;
tu étais dans mon cœur, mais tu as sombré.

Quand je mourrai
Je ne pourrai pas emporter mon cœur plein de colère.

Mais si j'en ai l'occasion,
dans l'esprit qui a fermé toutes les portes,
j'accrocherai un rayon de soleil.
Pour éclairer toute la nuit.

Ce soir,
des milliers d'étoiles chassent les nuages,
éclairant le chemin de qui rentre chez lui dans le noir.
En moto, je poursuis la lumière qui m'éblouit,
en attendant demain :
quand, peut-être, tu t'ouvriras à moi.

 

FRONTIÈRES

Avec moi, seulement ma fierté;
à part moi, quelqu'un d'autre à aimer.

Parfois prier
est un choix personnel,
on s'exprime ouvertement du fond du cœur.

Parfois, les nuages ​​pèsent plus que les roches,
les ombres brisent les ailes des vautours.

Parfois, la terre est plus légère que le papier,
un moineau la porte vers le ciel.

Tous les lieux où je veux aller
sont dans mes pensées ;
Je n'ai pas besoin de moyens de transport.

Dans la vie, on peut choisir la compassion ;
toi, tu refuses
et il ne reste presque rien.

Les autres c'est moi.
En dehors de moi,
Il n'y a personne d'autre.

 

Présentation de l’auteur




Le noir de l’étoile : entretien avec le physicien Jean Paul Martin

L’infiniment grand et l’infiniment petit sont des domaines dans lesquels le scientifique repousse constamment les limites de la connaissance. Dans le champ de l’astrophysique et de la physique des particules, les notions d’infini et de fini se côtoient, de même que le rapport entre l’invisible et le visible. Ces domaines sont troublants, passionnels et ils questionnent.

Les peintres et les poètes, tous les artistes sont exaltés par ces mondes impalpables et mouvants qui centralisent tout un répertoire d’images archaïques relevant des forces cosmiques, de l’immensité et du profond mystère de l’Univers. Bachelard parle de la double profondeur du cosmos et de l’âme humaine.

Jean Paul Martin, chercheur en physique des particules (Directeur honoraire au CNRS et Directeur Scientifique Adjoint de l’Institut de Physique Nucléaire de Lyon, 1999-2002) est passionné d’art et de poésie. Il nous fait part ici de quelques-unes de ses réflexions sur le rapport science, art et poésie. Il s’appuie sur la réalité des connaissances scientifiques qui relèvent de son activité de recherche, tout en se référant à quelques-uns de ses collaborateurs et collègues, plus particulièrement à Jean-Pierre Luminet, poète et astrophysicien (Observatoire de Paris-Meudon) dont l’essentiel de l’activité scientifique porte sur ce que l’on ne voit pas, les trous noirs, la matière noire, l’énergie noire (quelquefois appelée énergie sombre) ou encore « les univers chiffonnés », c’est à dire l’architecture invisible du cosmos. Dans l’anthologie, qu’il dirige en 1998 avec Jean Oriset, il réunit les textes de poètes de tous les temps, « ces rêveurs d’univers » qui n'ont cessé d'interroger et de rêver le ciel : Virgile, Novalis, Rilke, Ponge, Réda, Maïakowski.

Jean Paul Martin.

L’entretien avec Jean Paul Martin est minutieusement détaillé, entrecoupé de moments de descriptions, de pauses réflexives où s’enrichissent et s’interrogent réciproquement, la science, l’art et la poésie.J’en rapporte ici quelques extraits.

∗∗∗

Tout d’abord, il serait intéressant que vous nous parliez de vos activités de recherche
En tant que physicien des particules, j’ai essayé de comprendre la structure fondamentale de la matière et ceci n'est possible que par une exploration de l’infiniment petit. C'est aujourd’hui par la notion d'expansion de l'Univers, issue de la théorie du Big-Bang, que l'on peut faire le lien entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
J’ai toujours été un scientifique et il est intéressant de comprendre que le scientifique essaye de décrire le mieux possible la réalité du monde dans lequel il vit. Il ne cherche pas une vérité. Il cherche à décrire une réalité et il la décrit de mieux en mieux à mesure que les connaissances progressent. Telle est sa démarche. Pour aller dans l’infiniment petit, au-delà du noyau de l'atome, il doit utiliser des appareils (accélérateurs de particules) de plus en plus puissants. Vous savez que l’atome est formé d’un noyau entouré d'un nuage d'électrons. Le noyau est lui-même formé de protons et de neutrons, à leur tour formés de petites entités, les quarks. Ces particules, sont pour le moment considérées comme élémentaires. En fait le mot « quark » nous vient du roman de James Joyce Finnegans Wake. En effet un physicien théoricien américain du nom de Murray Gell-Mann, avait essayé, dans les années 60, d'établir une classification des quelques particules élémentaires qui avaient été alors découvertes. Il avait imaginé que les particules élémentaires qui constituaient les protons et neutrons du noyau étaient toujours par trois. Il venait de lire Finnegans Wake, et, dans la version originale, l'un des chapitres commence par un petit poème en rapport je crois avec le roi Marc du mythe littéraire médiéval « Tristan et Yseult » : Three quarks For Muster Mark ! / Sure he has not got much of a bark / And sure any he has it’s all beside the mark. Murray Gell-Mann avait donc décidé d'appeler « quarks » ces trois entités qui étaient toujours ensemble pour former, entre autres, les protons et les neutrons.
Progressivement, au cours du XXe siècle, on a découvert qu’il existe en fait six quarks, tous de masses différentes, qui furent nommés quark up, quark down, quark strange, quark charm, quark bottom (ou beauty) et quark top (ou truth).
En plus des quarks, il existe une deuxième catégorie de particules élémentaires qui sont appelées les leptons (au nombre de six également). Le plus connu est l’électron. Quarks et leptons sont les douze constituants élémentaires de la matière, les « légos de l'Univers ».
Il faut bien sûr des « ciments » pour lier ces constituants élémentaires, on les appelle des interactions. Celles qui s'exercent dans l'infiniment petit sont les interactions fortes, les interactions faibles et les interactions électromagnétiques. Dans l’infiniment grand c'est l'interaction gravitationnelle qui domine.
Dans l'infiniment petit le Modèle Standard de la Physique des Particules nous permet de comprendre la façon dont les douze particules élémentaires et les trois interactions (forte, faible, électromagnétiques) sont reliées entre elles.
La clef de voûte de ce modèle est le boson de Higgs découvert en 2012. Il nous permet de mieux comprendre la façon dont les particules élémentaires acquièrent une masse. Nous voici donc maintenant avec un légo de l'Univers bien avancé ! Je voudrais aussi préciser qu’à l’échelle atomique et subatomique ce sont les lois de la mécanique quantique qui permettent de décrire les interactions fondamentales dans le Modèle Standard.
On vit aujourd’hui, dans la quête de la connaissance, de la compréhension du monde, une séparation de la science et de la poésie, des arts en général, alors qu’ils ne cessent de s’enrichir, de s’influencer et de s’interroger réciproquement. Comment la poésie vient-elle faire alliance avec vos propres démarches de recherche, avec les outils que vous utilisez et avec le rapport que vous entretenez avec vos objets d’étude ?
Tout d’abord, je voudrais répondre à la question de la séparation des mondes scientifiques et de la poésie. Nous vivons actuellement dans une époque où la même personne ne peut s’imposer à la fois comme grand poète, grand scientifique et grand artiste comme ce fut le cas pour Léonard de Vinci qui était à la fois peintre, ingénieur et architecte, et qui passait librement d’un domaine à l’autre. Ce n’est que plus tard que les domaines se sont catégoriquement divisés.
Aujourd’hui nous sommes, pour la plupart, tous spécialisés. Au-delà de la spécialisation, il est essentiel de sortir du sillon dans lequel nous nous sommes enfoncés pour aller voir un peu le sillon d’à côté et pour essayer de voir les relations que l’on peut nouer avec une autre spécialité. Parce qu’il y a toujours, quand même, des influences que l’on ne voit pas forcément du premier coup. Avec un peu de recul, on voit qu’elles ont pu être importantes. C’est en particulier le cas dans le domaine « art et science » dans lequel je me suis rendu compte d’un certain nombre d’influences réciproques.
Voici à titre d’exemple, deux points que je trouve très intéressants.
Je pense tout d’abord au paradoxe d’Olbers formulé en 1823 dans l’ouvrage  La transparence de l’espace cosmique comme suit :  « S’il y a réellement des soleils dans tout l’espace infini, leur ensemble est infini et alors le ciel tout entier devrait être aussi brillant que le Soleil ». Ce paradoxe peut être aujourd’hui résumé par la question suivante : pourquoi le ciel est-il noir la nuit alors qu’il y a dans notre galaxie des milliards d’étoiles ? Il avait déjà été formulée par d’autres avant lui, en particulier par J. Kepler et plus tard E. Halley. Ce paradoxe d’Olbers est très intéressant et l’explication a été donnée d’une façon juste, mais sans preuve, quelques années plus tard par Edgar Poe dans son essai intitulé Eurêka : « Si la succession des étoiles était illimitée, l’arrière-plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie, puisqu’il n’y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous. »
Edgar Poe a bien insisté dans son introduction sur le fait que son texte n’est pas un essai mais un poème. En effet si vous lisez la version intégrale en anglais (ou la traduction de Baudelaire qui est remarquable), à la fin de l’introduction il écrit, « Néanmoins c’est simplement comme Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus ». 
La cosmologie qui fit un bond prodigieux avec la découverte de l’expansion de l’Univers formalisée par la théorie du Big Bang en 1927, a apporté une explication supplémentaire en montrant qu’il existe un décalage du rayonnement des galaxies (qui s’éloignent les unes des autres) vers les grandes longueurs d’ondes. Leur lumière n’est donc plus aujourd’hui perceptible à nos yeux.
Le texte d’Eureka d’Edgar Poe, traduction française par Baudelaire : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1057832f/f25.texteImage ; en anglais  https://www.gutenberg.org/cache/epub/32037/pg32037-images.html
Il y a un autre point dans la relation entre poésie et science qui m’a touché profondément. On m’avait initié à la poésie de Saint-John Perse que j’aime beaucoup, et un jour j’ai écouté, dans une émission de radio le concernant, l’allocution qu’il a prononcé au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 à Stockholm, après la cérémonie solennelle de remise de son prix Nobel de littérature.
C’est une allocution magnifique dans laquelle il essaie de montrer les rapports qui unissent la science et la poésie.
Je voudrais vous lire le début : « La poésie n'est pas souvent à l'honneur. C'est que la dissociation semble s'accroître entre l'œuvre poétique et l'activité d'une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science. Mais du savant comme du poète, c'est la pensée désintéressée que l'on entend honorer ici. Qu'ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis.
Car l'interrogation est la même, qu'ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d'investigation différent. Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l'absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l'une un principe général de relativité, l'autre un principe quantique d'incertitude et d'indéterminisme qui limiterait à jamais l'exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d'équations, invoquer l'intuition au secours de la raison et proclamer que « l'imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu'à réclamer pour le savant le bénéfice d'une véritable « vision artistique » – n'est-on pas en droit de tenir l'instrument poétique pour aussi légitime que l'instrument logique ? »

Publication du dimanche, jour dédié aux réflexions sur la poésie : Discours prononcé à l'occasion du prix Nobel de Littérature lors du dîner de gala à la salle des fêtes de l'Hôtel de ville de Stockholm, le samedi 10 décembre 1960, après la cérémonie solennelle de remise des prix.

Il fait, dans ce dernier passage, allusion à Einstein et à sa théorie de la relativité générale ainsi qu’à la théorie quantique qui ont révolutionné la physique au début du XXe siècle.
Dans cette allocution il parle longuement du rôle essentiel à la fois du poète et du savant. Elle se termine ainsi : « Au poète indivis d'attester parmi nous la double vocation de l'homme. Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d'argile se souvient l'homme.
Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps ». 
L’astrophysique révèle d’autres façons de compréhension, comme « un sentier différent vers le magma obscur de la réalité » selon l’expression d’Hubert Reeves.
Cela nous fait prendre la mesure de cette notion vertigineuse du réel et du sens de l’univers. De son profond mystère, qui est commun pour le scientifique et pour le poète.
La cosmologie moderne date du début du XXe siècle. C’est d’abord Einstein qui, avec ses théories de la relativité restreinte puis de la relativité générale nous a obligé à reconsidérer les notions d’espace et de temps et nous a conduit à une théorie relativiste de la gravitation qui change notre façon de comprendre l’univers. Mais il était resté sur l’idée, comme tous les scientifiques de l’époque, que l’univers était stationnaire et immuable. L’astrophysicien et chanoine Georges Lemaître a eu l’idée de revoir les équations d’Einstein et de proposer l’hypothèse d’un univers en expansion en 1927. C’est le modèle de « l’atome primitif » qui deviendra le Modèle du Big Bang. En 1912, Vesto Slipher avait été le premier à observer le décalage vers le rouge de la lumière provenant de quelques galaxies. Puis en 1929, Hubble et Humason formulèrent la loi empirique reliant le décalage vers le rouge et la distance des galaxies. Elle confirmait ainsi les hypothèses de Lemaître de l’expansion de l’Univers. Par la suite deux autres preuves observationnelles décisives donneront raison aux modèles de Big Bang.
Puis on s’est rendu compte, dans les années 90, en étudiant les explosions d’un certain type de  supernova ( une étoile en fin de vie qui produit, entre autres, une gigantesque explosion qui s'accompagne d'une augmentation brève et très  grande de sa luminosité) que l’expansion de l’univers était en train d’accélérer. Cette accélération laisse penser qu’une énergie s’opposerait à la gravitation (parce que la gravitation doit rapprocher les corps matériels). On essaye donc de comprendre cette énergie que l’on appelle Énergie Noire. On a quelques idées de sa nature mais beaucoup de travail reste à faire.
En 1970 également, une astronome américaine, Vera Rubin, qui travaillait sur la vitesse de rotation des étoiles autour de centres galactiques, avait montré qu’il existait aussi une matière qui nous est invisible et qui est importante. On lui a donné le nom de Matière Noire (appelée aussi matière sombre). Elle représente presque un quart du contenu de l’univers, et l’on en recherche la nature. Les mots qu’utilisent les physiciens ont vraiment des résonances avec des choses dans l’imaginaire.
Cette matière noire, elle est avec nous, mais on ne la voit pas. On s’en rend compte par des effets gravitationnels extrêmement forts. Mais on baigne dedans. Elle est là, on le sait, mais on voudrait savoir de quel type de particules invisibles elle est formée. Des centaines de collègues la recherchent.
On essaye d’imaginer un monde qui aurait des particules qu’on appelle supersymétriques, à l’image des particules élémentaires, mais plus massives ce qui expliquerait pourquoi on ne les a jamais observées. L’une d’elles pourrait être la clé de la matière noire...
Ainsi, l'Univers serait composé à 4% environ de « matière ordinaire », à 23% de matière noire et à 73% d'énergie noire. La majorité de la masse des galaxies et des amas de galaxies se trouverait sous forme invisible.
Il nous reste beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre l’Univers. Ceci dit, nous sommes capables dans les théories de Big-Bang, sous certaines hypothèses, d’imaginer le devenir de notre Univers.
Il pourrait se refermer sur lui-même (c’est le Big Crunch), ou continuer à s’étendre et disparaître (ce serait une sorte de mort thermique de l’Univers). Autre hypothèse, s’il y avait une accélération trop grande de l’Univers, celui-ci pourrait complètement se disloquer (c’est le Big Rip). Mais ce ne sont que des hypothèses du destin possible de notre Univers...
Le travail du scientifique qui doit maintenant essayer de percer les mystères de la matière noire et de l’énergie noire est immense !
Peut-on, comme Baudelaire, conférer au poète un rôle nouveau d’intermédiaire entre la Nature (dont le scientifique cherche à percer les mystères) et l’Homme (c’est à dire le scientifique lui-même) ?
Vous travaillez également avec des artistes, dans le monde du théâtre, de la musique de la photographie et même de la performance, pour faire connaître ces mondes complexes et en évolution ?
J’ai collaboré avec des metteurs en scène et comédiens, comme Gérald Robert-Tissot sur « Réalité quantique contre bon sens », à l'occasion de la création théâtrale En même temps (2010).
Je me souviens d’une très belle rencontre avec Bernard Kudlak, directeur du Cirque Plume lors d’un échange face au public avant l’un de ses magnifiques spectacles.
J’ai aussi longuement collaboré avec l’artiste Laurent Mulot à partir de 2007 sur le projet de Augenblick, travail sur le thème du CERN et dont les supports sont la photographie, le son et la vidéo.
Je lui ai proposé de venir au CERN où je travaillais, pour le mettre en présence, sous terre, avec une expérience scientifique située auprès de l’accélérateur de particules appelé LHC (Large Hadron Collider). C’est de là que lui est venue l’idée d’étudier ce que font les physiciens, et de s’intéresser aux collisions de particules qu’ils enregistrent. Il faut bien réaliser que l’on est à 100 m sous terre en moyenne et que l’accélérateur est dans un grand tunnel de 27 km de circonférence.
Puis il est allé à la rencontre des gens qui vivent en surface juste au-dessus, le paysan avec son tracteur et ses vaches, la caissière d’un supermarché, et bien d’autres... Ensuite il a juxtaposé les images des expériences scientifiques et celles qui ont été prises au même moment au-dessus, dans le paysage public, et il a mis en parallèle ces deux mondes, le monde des gens que l’on rencontre au quotidien et le monde de la physique des particules. Deux mondes qui ne se voient pas, ne se rencontrent pas, ne communiquent pas et qui pourtant sont dans une réelle proximité.  C’est très fort d’avoir pensé les choses de cette façon et c’est une ouverture extraordinaire entre les scientifiques dans leurs expériences souterraines et les gens qui vivent en surface. Leurs préoccupations et leurs interrogations sont proches.
Laurent Mulot a réalisé d’autres projets sur le même thème avec différents scientifiques (Augenblick :  http://mofn.ens-lyon.fr/augenblick-us.html).  Il a créé encore Aganta Kairos en relation avec une expérience sous-marine de détection de Neutrinos. (particules élémentaires qui appartiennent à la famille des leptons dont nous avons parlé au début). Ce sont des « particules (fantômes) élémentaires » dont certaines viennent de l’espace. Elles sont invisibles et nous traversent en permanence mais sans nous perturber. Ces neutrinos sont donc de véritables messagers venant du cosmos. Au départ on ne connaissait que la lumière comme messager de l’univers. Maintenant on a la lumière (ou plutôt au sens large le rayonnement électromagnétique) et les neutrinos. On a même un troisième messager du cosmos qui a été découvert en 2015, ce sont les ondes gravitationnelles. On reçoit donc, avec cette astronomie multi-messagers beaucoup d’informations sur notre univers, ce qui nous permettra de bien mieux le comprendre. L’installation Aganta Kairos montre toute cette réalité inspirée par les neutrinos.
 J’aimerai encore que vous me disiez un mot sur la réflexion que vous menez sur les rapports science et art dans le cadre de l’Université Ouverte Lyon 1 et du Musée des Beaux-Arts
J’ai commencé à m’intéresser à ces « regards croisés entre Science et Art » en 2007 avec un de mes collègues de l’université Lyon 1. Nous avons pris contact avec le musée des Beaux-Arts et nous avons proposé de faire des exposés à deux voix, un physicien et une médiatrice, sur la relation « Science et Art ».
J’y réfléchissais déjà depuis quelque temps. Il y avait un tableau qui avait attiré mon attention et qui m’avait beaucoup touché. Au musée des Beaux-Arts de Lyon est exposé un triptyque de Frédéric Benrath qui date de 2004 intitulé Le noir de l’étoile. Je me suis interrogé sur l’origine de ce titre. Je me suis rendu compte que le compositeur de musique contemporaine Gérard Grisey avait été inspiré par l’astronome américain Jo Silk qui lui avait fait découvrir le son des Pulsars (objet astronomique émettant un signal périodique). Il avait composé une œuvre musicale dans les années 90, qui avait elle-même influencé Benrath. Ce compositeur avait d’ailleurs collaboré avec Jean-Pierre Luminet lors de l’élaboration de son œuvre musicale. Il y a là toute une inspiration profonde et réciproque entre science, art, musique et poésie.
Et sur quels types de thématiques vous avez travaillé dans ce contexte ?
Nous avons commencé par choisir des thèmes en relation avec les œuvres du Musée des Beaux-Arts. L’idée était d’assurer une continuité entre les exposés théoriques et la médiation devant les œuvres elles-mêmes, et d’effectuer une autre approche des mêmes questionnements.
Les thématiques furent nombreuses. Au départ mon idée était de comparer les fractures qui s’opérèrent en art et en science lors du passage du XIXe au XXe siècle. Il s’agissait de chercher l’existence des signes précurseurs dans ce changement de la production de la pensée artistique et scientifique, et de voir si l’on ne pouvait parler que de coïncidences, ou bien s’il existait des influences réciproques...
De nouveaux courants de pensées ont émergé à cette époque dans les domaines de la science comme de l’art. La science a connu de profondes transformations, liées, entre autres, à de nouveaux modes d’approches et d’expérimentation. En peinture, le tableau devient l’expression d’une nouvelle perception de la réalité où la notion d’espace et de temps devient indissociable de l’œil et donc du point de vue. Cela questionne sur les nouveaux modes de perception de la matière qui aboutiront à une nouvelle vision du monde en science et en art.
Nous avons aussi proposé un exposé sur le vide, L’éloge du vide. Depuis longtemps, dans l’art, le vide est un élément essentiel. Mais en science, ce n’est que récemment, que le vide (quantique) est envisagé comme une entité très importante. Et on peut se demander si son énergie n’influencerait pas le comportement de l’Univers ?
D’autres sujets ont été abordés portant sur Les limbes du virtuel, ou sur Le chaos et la complexité, sur Le mouvement et la gravitation qu’expérimentent à la fois les artistes et les physiciens, et bien sûr sur Le gigantesque et le minuscule  : comment l’art appréhende-t-il ces dimensions extrêmes dans les évolutions de la figuration à l’abstraction ?
Dans ma pratique de recherche, il y a de vastes pays à prendre en compte et tout l’art c’est de les faire dialoguer, de regarder les influences et les analogies. C’est la poésie qui transporte les éléments d’un pays à un autre, c’est un passeur créatif. Le mot poésie ne signifie-t-il pas à l’origine « créer » ? La logique rationnelle du scientifique se trouve quelquefois face à la vraie fille de l’étonnement. 




Chroniques musicales (5) : Feu ! Chatterton, trajectoire(s) D’ici le Jour (a tout enseveli) au Palais d’argile

 « Feu ! Chatterton, incandescent(s) cadavre(s) pour vous servir ! », selon sa formule inaugurale, l'interprète Arthur Teboul introduit ainsi la musique du groupe entre chanson populaire, rock impétueux et tissu électronique, en hommage au poète maudit Thomas Chatterton représenté par Henri Wallis dans La Mort de Chatterton, en 1856, en jeune homme de dix-sept ans aux traits androgynes, allongé sur sa couche, une fiole de poison à ses pieds.

Référence tant au génie maudit qu'à un mythe romantique qui influença deux figures majeures également inspiratrices, Serge Gainsbourg et Alain Bashung... Image reflétant le dandysme véritable des cinq garçons dont l'allusion aux « cadavres exquis » se pare également des collages de l'écriture surréaliste réinventée par l'ensemble des artistes en un alphabet gagnant au fil des albums, année après année, profondeur et superbe, mais somptueux dès les trouvailles initiales, dès les premiers mots et premières notes...

Boeing, Bic Médium, Côte Concorde... Par leurs titres énigmatiques, derrière les objets décrits dans les chansons égrainées de l'album D'ici le Jour (a tout enseveli), la plume de Feu !

Feu! Chatterton - Ici le jour (a tout enseveli) (2015).

Chatterton toise la modernité des avions aux démarches manquant de légèreté : « Et tes mouvements lents sont de majesté », des moyens d'expression à l'encre rouge des perversions à tatouer la peau de crimes passionnels : « Dans un rouge silence violent Dis, est-ce que tu saignes ? », des naufrages d'embarcation-métaphore des dérives de notre Empire Consumériste, telle la montée des eaux dans un Bateau Ivre que l'on croirait surgi du Poème de la Mer d'Arthur Rimbaud : « Dans sa panse alourdie / De spas, machines à sous / L'eau est entrée » ! Des volontés de brûler d'un amour adolescent si vaste les bois ardents, La Mort dans la Pinède : « Nos cœurs s'embrasent / Et la forêt aussi » à la danse techno échevelée vibrant au souffle ténu d'une sculpture de femme de La Malinche : « Madame je jalouse / Ce vent qui vous caresse / Prestement la joue » jusqu'à la conjuration de la peur du mystérieux Porte Z : « Des milliers d'avions / Éventraient le ciel mais nous n'avions / Peur de rien », rien, en effet, ne semble freiner ce tourbillon de découvertes...

Telles des variétés d'espèces rares collectionnées par L'Oiseleur, les ritournelles ciselées du deuxième album tirent à leur tour leur richesse d'un lyrisme sans faconde, teinté d'un humour élégant, que cela soit pour décrire L'Oiseau « moqueur » : « Arrive-t-il / D'un pays lointain / Ce volatile / Au regard éteint ? » ou le constat désabusé de L'Ivresse dans un « petit rade » : « Ça y est / Voilà / Je suis raide » ! C'est dans un écrin de compositions mêlant nappes hypnotiques et instruments traditionnels que la splendeur des textes se trouve sublimée en autant de joyaux exprimant la perte de l'aimée dans Souvenir : « Mais maintenant je pleure / Ton nom », la prescience de la disparition dans Anna en formule fulgurante : « Je serai la rouille se souvenant de l'eau », l'évocation de la beauté des ruines dans Erussel Baled « Un jour je reviendrai / Me promener parmi les ruines / Oui je reviendrai à / Erussel Baled mon asile », l'adieu au paysage de la tendresse dans Sari d'Orcino : « Adieu, adieu verger » !

Feu! Chatterton, Anna.

En écho au titre de leur premier EP, À l'aube, s'élève en air ultime et en hommage au grand poète, Le Départ : « Peut-être penseras-tu à ce matin du départ / Délesté mais plein de promesses / Peut-être penseras-tu à ce poème d'Éluard / Qui fixe l'instant que tu es en train de connaître / Juste avant que tout commence » ...

Ni commencement, ni fin, tout semble revenir et aboutir à l'édification, toute en vigueur et en délicatesse, du troisième album produit avec Arnaud Rebotini, Palais d'argile, « golem architectural, de glaise et d'acier » dont le single introductif d'un Monde Nouveau porte la question déchirante entre le virtuel et le charnel : « Un monde nouveau / On en rêvait tous / Mais que savions-nous faire de nos mains ? » puis trouve son écho en partage dans l'adieu mélancolique des Cristaux Liquides : « Adieu vieux monde adoré / Une image oubliée / Sur un bout de papier », monde à la fois ancien et post-moderne, à la rencontre duquel la musique abrasive de ce chef d’œuvre conceptuel chemine, vers l'échappée du poème Before the World Was Made de l'Irlandais William Butler Yeats, adapté par Yves Bonnefoy sous le titre Avant qu'il n'y ait le monde...

Feu! Chatterton, Un Monde Nouveau.

De la rage et du chaos dans Écran Total, de la camaraderie et de l'espièglerie dans Compagnons, du mystère et de la fureur dans Aux Confins, de l'odyssée et de l'appel en détresse de La Mer, de l'épique et de l'incantation dans Libre, du sentiment et du tourment dans Ces bijoux de fer, de la démarche féline au passage de la Panthère, du chant encore tel un hymne dans Cantique, de l'interrogation philosophique sur L'homme qui vient, et enfin un clin d’œil tant à L'Imprudence d'Alain Bashung qu'à la Poétique Bachelardienne de l'Air, la Terre, l'Eau et le Feu, en une épure avec laquelle renouer, dans le splendide final de Laissons filer : « LAISSE LAISSE TOI PORTER / FAIS COMME LE SABLE ET LE VENT / RETROUVE LA VÉRITÉ NUE / DE TOUS LES ÉLÉMENTS » !




Regard sur la poésie native américaine – Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire

Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire — la mémoire du corps et son histoire. 

Traductions de Béatrice Machet

Margo Tamez est membre de la tribu des Lipan Apaches du Texas. Il serait plus correct de la présenter ainsi : Kónitsąąíí Cúelcahén Ndé, Lipan Apache des plaines du sud (gens des hautes herbes). Lipan signifie gris clair, et cette branche du peuple Apache est arrivée au Texas au début du 17ème siècle afin de trouver des bisons à chasser et des terres pour cultiver la courge et le maïs. Comme toutes les bandes Apaches, chacune est très indépendante des autres, et les Lipan Apaches ont eu une histoire différente des Apaches chiricahuas dont Cochise fut l’un des chefs par exemple.

Au 19ème siècle, le Texas étant envahi par de nouveaux colons, les Lipan Apaches furent durement chassés et exterminés au point que beaucoup s’enfuirent se réfugier dans les montagnes du nouveau Mexique chez les Apaches Mescaleros. 

Née en 1962 à Austin, au Texas, Margo Tamez a vécu sur les terres Lipan Apaches à proximité de la frontière avec le Mexique. Née à la période des mouvements pour les droits civiques des noirs américains, à une époque où la guerre du Vietnam divisait l’opinion américaine, témoin de combien ses parents avaient de difficultés avec les groupes de populations blanches tant l’intolérance, l’injustice sociale et l’hostilité envers eux étaient féroces, Margo se souvient qu’à l’âge de 7 ans, sa mère l’a encouragée à s’éduquer et à se familiariser avec la culture dominante afin d’utiliser ses connaissances acquises pour ensuite donner voix aux luttes de son peuple.

Elle a fait des études universitaires jusqu’à obtenir un doctorat et aujourd’hui elle enseigne dans le département des études indigènes à l’université Okanagan de Colombie Britannique (Canada).

Margo Tamez, Raven eye, University of Arizona Press, 2007, 92 pages.

S’étant pour un laps de temps éloignée de l’université, Margo s’est rapprochée de milieux artistiques qui l’ont amenée à rencontrer et à travailler avec des personnalités marquantes telles la figure de la résistance Indienne, le poète John Trudell, un temps leader du mouvement des Indiens d’Amérique, mais aussi l’écrivain Chilien Juan Tejeda et l’auteur-compositeur-interprète de country Butch Hancock. Ces influences la conduiront à l’écriture d’une plaquette de poèmes intitulé Alleys & Allies (Saddle Tramp Press) en 1991. Ce petit recueil est le résultat d’expérimentations formelles à partir des traditions orales Indiennes, du « corrido» mexicain (sorte de ballade populaire), le tout plongé dans le contexte socio-politique du sud-ouest American. De plus, Margo est l’auteure de plusieurs livres dont deux de poésie, publiés aux éditions University of Arizona : Naked Wanting (vouloir nu, 2003) et Raven Eye (Œil de corbeau, 2007). Ce dernier a été sélectionné pour le prix Pulitzer de poésie et a reçu le prix Cather de poésie. Margo est aussi l’auteure de textes historiques, dont l’un retrace la lutte des femmes Lipan Apaches depuis les années 1524 jusqu’à aujourd’hui, une histoire de résistance, de frontières, et même de luttes contre la construction du mur entre Mexique et Etats Unis. Une autre publication est consacrée à la mémoire du peuple Lipan Apache et renferme des poèmes relatant le génocide et la mémoire ancestrale. Voici les références :

"My Mother in Her Being (Ma mère telle qu’en elle-même)--Photograph ca. 1947," Callaloo, Vol. 32, No. 1, hiver 2009, pp. 185–187.

"Restoring Lipan Apache Women's Laws, Lands and Strength in El Calaboz Rancheria at the Texas-Mexico Border," (Restituer les lois des femmes Lipan Apache, territoires et Force dans la rancheria El Calaboz à la frontière Mexico-texane)  Signs, Vol. 35, No. 3, 2010, pp. 558–569.

"Our Way of Life is Our Resistance": Indigenous Women and Anti-Imperialist Challenges to Militarization along the U.S.-Mexico Border," "(Notre mode vie est notre résistance : Femmes indigènes et les défis anti-impérialistes contre la militarisation le long de la frontière mexicaine) dans  Works and Days,

Invisible Battlegrounds: Feminist Resistance in the Global Age of War and Imperialism (Travaux et jours, champs de bataille invisibles : résistance féministe  à l’ère du monde globalisé de la guerre et de l’impérialisme), Susan Comfort, Editor, 57/58: Vol. 20, 2011.

Margo dans sa jeunesse à souffert de déficience auditive dont, et je la cite, la cause est la pauvreté, une fièvre élevée, un climat d’anxiété due aux traumas que les effets de la colonisation sauvage et cruelle ont générés. Très tôt elle remarque que la société des colons est terriblement irrespectueuse de son environnement, allant jusqu’à « mener une guerre contre la terre ». Cette agression est vécue jusque dans son corps d’indienne, elle qui appartient à une communauté méprisée, ignorée, maltraitée. Elle n’avait pas les mots pour exprimer cela à l’époque, mais avait l’intuition que c’est ce qui la rendait malade.    

Paru en 2007, Raven Eye (œil de corbeau) est considéré comme un ouvrage qui « indigénise » la forme poétique américaine. Margo Tamez mêle des récits traditionnels de la création des nations Athabascanes (dont les Apaches font partie) avec des narrations du génocide des Lipan Apaches perpétré par les colons et des épisodes autobiographiques. La forme poétique qui en résulte garde la structure narrative traditionnelle propre à son peuple et l’importe (ainsi que parfois les écrits pictographiques qui les fixent) jusque dans l’esthétique littéraire occidentale pour en faire une écriture de résistance. Dans ses proses comme dans ses vers elle examine en détails les problèmes de genre, de violence, d’identité, en évoquant les camps, les marches forcées, l’exil, les murs aux frontières. Elle réfléchit aux effets de la colonisation (dépossession, l’invisibilité des peuples Indiens en Amérique, l’effacement historique de leur présence, le déni de leur existence), effets qui perdurent. Elle les fait résonner dans ses écrits pour montrer comment ils sévissent encore dans les régions où les populations Indiennes résident, a fortiori si elles vivent près, ou à cheval sur des frontières (Canada, Mexique), ce qui les empêche de pleinement exercer leur souveraineté de nations.

Voici un exemple de poème qu’on trouve dans ce recueil :

Après la collision, Corbeau se souvient : Où tous nous commençons (After colliding, Raven recalls : Where We All Begin).

Je suis le sexe entre les épines      senteur
Et une pulsation
Logée dans les lèvres des   captifs     violés   sous contrat
Esclaves Lipan        paysans espagnols     refugiés Jumanos

Fertilité       possibilités    questions    piégeage
Engendrent ce souvenir pareil à un manuel d’utilisation :
les haïr     vous haïr vous-même     serrer la visse plus fort    répéter

Mes ailes reviennent … une … deux
Au cri humide glissant   un os et mémoire    récupération

Où l’univers commence
Où l’univers commence où l’univers commence

Où nous commençons tous

 

Les Jumanos sont des Indiens Apaches du sud-ouest des Etats-Unis dont le territoire d’origine se trouve en grande partie dans l’actuel Texas. Les Lipans avaient, eux également, leur territoire au Texas mais aussi au Nouveau-Mexique, dans le Colorado et de l’autre côté de la frontière avec le Mexique dans les états du Chihuahua, Coahuila, et Nuevo Léon. (N.d.T)

Par ailleurs, Margo est une militante très active. En 2004, par exemple, elle a co-organisé, à Tucson en Arizona, un symposium sur la globalisation, la justice environnementale et les mouvements toxiques. Au plus près des problèmes rencontrés par les Indiens d’Amérique aujourd’hui est son engagement pour défendre les droits des populations Indiennes non reconnues par l’état. Le scandale est que les nations Indiennes ne sont reconnues par l’état fédéral qu’à la condition d’avoir par le passé accepté de se rendre sur une réserve et d’y avoir été enregistré. Que les Indiens sachent qui ils sont et d’où ils viennent n’a aucune valeur légale, selon l’état vous n’êtes Indien que si le nom de vos ancêtres est bien noté sur les registres d’une réserve. Ceci prive de droits de nombreuses personnes, droits par ailleurs accordés par traités aux Indiens. Ceci les signale comme descendants d’Indiens « hostiles », ceux ayant combattu, ayant refusé de céder leurs territoires, qui ne voulaient pas marchander leur souveraineté, qui n’ont jamais voulu se rendre. Les voilà donc à présent effacés, inexistants au regard de la loi. Je reproduis ci-dessous les réflexions qu’elle partageait le 19 novembre 2020 sur un réseau social :

You don’t have to understand someone’s identity to respect it. Some people haven’t heard a lot about [xxxx]” Federally Non-Recognized Tribal “identity, or have trouble understanding what it means to be” Non-Recognized, and tend to uncritically believe and perpetuate the colonizers’ false myths, fictions, and narratives about us. Before you perpetuate ignorance, do your research first , ask yourself why it’s easy for you to dehumanize a whole group and potentially contribute to enabling the settler state to enact more violence and genocide against a specific group.” (Il n’est pas besoin de comprendre l’identité de quelqu’un pour la respecter. Certaines personnes n’ont pas entendu beaucoup parler de l’identité tribale non reconnue par l’état fédéral, et ont tendance à croire et à perpétuer, sans les remettre en cause, les faux mythes, fausses fictions, faux récits à notre sujet. Avant de répandre l’ignorance, faites des recherches d’abord, demandez-vous pourquoi il vous est si facile de déshumaniser un groupe et à contribuer potentiellement à autoriser l’état colon de perpétrer plus de violence, de perpétrer un génocide, contre un groupe spécifique.) «All people, even those whose identities you don’t fully understand, deserve respect. » (Tous les gens, même ceux dont vous ne comprenez pas bien l’identité, méritent le respect.) 

Le congrès CALACS 2012 présente des entretiens avec certaines des personnes impliquées dans le programme CALACS, qui partagent leurs domaines de recherche, leurs intérêts et ce que le congrès CALACS 2012 signifie pour elles.

Et Margo concluait de cette façon « hashtagisée » pour mettre en lumière les mots clés qui désignent les problèmes et les souffrances auxquels font face les Indiens d’Amérique :

#genocide                                                                          #génocide

#truthandjustice                                                                 #véritéetjustice

#truthing                                                                            #fairelavérité

#Indigenousepistemology                                                  #épistémologieIndienne

#landback                                                                           #rendrelesterres

#settlerlying                                                                        #mensongedecolon

#colonizersandcolonized                                                    #colonsetcolonisés

#whencolonizedbecomecolonizers                                    #quandlescolonisésdeviennentcolons

#stuffyouhatetodealwith                                                     #gavetoidehainepourlagérer

#evasion                                                                             #évasion

#avoidancebehaviours                                                        #comportementsdévitement

#colonizeddysfunction                                                       #disfonctionnementcolonisé

#StockholmsyndromeUSA                                                 #syndromedeStockholmUSA

#peaceisnotsurrender                                                          #paixnestpasreddition

#treatiesthatdidntgoaway                                                    #traitésquinesontpaspartis

#refusingtogoaway                                                             #refusdepartir

#resistingsettlerviolenceeveryday                                      #chaquejourrésisteràlaviolencedescolons

#stoptheshaming                                                                #arrêterd’humilier

#stopignorance                                                                   #arrêterl’ignorance

 

Le travail de Margo Tamez, selon Joni Adamson dans son article Todos somos Indios : Imagination révolutionnaire, modernité alternative et organisation transnationale dans l’œuvre de Silko, Tamez et Anzaldua, se combine au travail des femmes écrivains indiennes qui imaginent un nouveau futur en rassemblant, en coalisant toutes les forces constructives et bâtisseuses des groupes indigènes au-delà de l’identité tribale. Ces groupes dits indigènes pouvant intégrer des non-Indiens dont les préoccupations pour la justice sociale et la protection de l’environnement recoupent les revendications Indiennes. Il s’agirait de repenser un nouveau tribalisme, qui fait naturellement suite au mouvement pan-tribal, cette émergence dans les années 1980 d’une identité transnationale au sein des nations Indiennes d’Amérique. La poésie de Margo Tamez est le résultat de l’histoire longue de plusieurs siècles, histoire de luttes pour la reconnaissance, pour l’auto-détermination, pour le droit des peuples autochtones auxquels les institutions coloniales ont voulu refuser toute existence légale. La mère, les grands-mères et arrière-grands-mères etc, de Margo Tamez ont tenu des registres et des archives, aussi bien familiales et « secrètes », que des documents tels que testaments, actes de mariages, titres de propriétés, photos, articles de journaux, cartes, … et ce depuis 1546 jusqu’en 1919. En 2005 les tensions dans la communauté familiale de Margo aux abords de la frontière avec le Mexique ont augmenté, et ce à cause de l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York avec la construction du mur qui en a découlé. Margo Tamez a décidé alors de faire de ces archives et documents le sujet de son doctorat en philosophie. En cela Margo prenait la succession de ses ancêtres, ces gardiennes de la communauté Lipan-Apache qui avaient continuellement dû se battre contre les envahisseurs Espagnols, les Mexicains, puis ensuite les Etats Unis, tous voulant exterminer ces communautés dont le seul nom d’Apache faisait frissonner d’horreur les colons blancs.

Dans Naked Wanting, son premier recueil de poèmes, Margo Tamez donne voix à la nature, elle montre les effets désastreux de la pollution de l’air, des eaux, avec son chapelet de drames, fausses-couches dues au DDT, cancers… Elle écrit : « l’air est lourd de chaleur et d’humidité/ mais sent le diesel et les désherbants ». Elle écrit aussi : « la terre est un courant érotique qui lie entre eux tous les êtres ». Dans ce recueil elle aborde la question de la militarisation de la frontière et ces effets toxiques sur les communautés Indiennes dont les membres allant d’un côté et de l’autre puisque territoire tribal établi à cheval sur les deux pays, sont soupçonnés sans cesse d’être des « alliens », des migrants sans papiers, quand ils ne sont pas arrêtés et molestés. Dans son poème Witness of Birds Margo nous montre le contraste entre son statut de femme universitaire éduquée et celui des migrants Mexicains sans papiers qui prennent le risque de l’exploitation, des coups, de la faim, qui viennent chercher le minimum décent pour un humain : travail, abri, nourriture et dignité, et qui ne manquent pas de se moquer d’elle quand un oiseau nommé vacher à tête brune (cowbird) vient se poser sur la tête de la poétesse et lui emmêle les cheveux. Quand elle se débat pour faire partir l’oiseau ils la pointent du doigt : celle avec une jolie robe… sans savoir qu’elle aussi, tout comme eux, est issue des classes défavorisées, elle est « indigène ». Sa communauté connaît le même sort de pauvreté et de non reconnaissance que ces travailleurs illégaux. 

Dans Raven Eye Margo Tamez insiste, persiste à montrer les dommages faits à l’environnement. Dans un poème que l’on pourrait qualifier d’épique, intitulé « Addiction to the Dead » (addiction aux morts) elle relie le meurtre et le viol de femmes Lipan-Apaches, de paysannes Espagnoles, de réfugiées, aux pulvérisations de produits chimiques qui font que pas un organisme humain sur la planète n’est exempt de produits toxiques dans son sang. Dans un poème intitulé Bringing Back the Birds, elle constate la disparition des espèces dans un brouillard toxique mais en appelle aussi à la création d’une « possible earth, /One that we love. / Where we are liable / for the damages / freighted on her. » (terre possible, / une que nous aimons. / Où nous sommes responsables / des dommages / accumulés contre elle.)

Malgré tous les efforts consentis pour protéger les terres que la famille Tamez possède depuis 1605 jusqu’au 21 avril 2009, le gouvernement américain évoquant « le droit éminent » de l’état, a commencé la construction du mur au milieu de la propriété de Margo Tamez. En dépit de cela, elle garde un esprit positif, elle écrit : « by the will of indigenous Peoples and our global partners », par la volonté des peuples Indiens et de nos partenaires mondiaux, la confiance grandit dans le pouvoir des alliances qui « strengthen, empower and reclaim the long-term spiritual, physical and emotional bonds between humans and Mother Earth for the life of our future generations » ; c’est-à-dire alliances qui renforcent, donnent pouvoir et récupèrent les liens établis depuis très longtemps entre les humains et la Terre Mère, qu’ils soient spirituels, physiques et émotionnels, pour la vie des futures générations.

Voici un poème qui illustre (encore) à la fois la réalité, la profondeur du traumatisme, mais aussi la volonté d’être positive, la certitude d’une mission à accomplir pour un effet de guérison collectif :

Buvant sous la lune elle se met à rire (dans Raven Eye) (Drinking Under the Moon She Goes Laughing).

Quand la fin fut proche
Il menaça   les mains tremblantes
Il n’y a pas de fin     jamais    ses mains atteignant mon visage
Tu ne peux pas partir    il enlève sa chemise   poursuit son geste vers son pantalon
Des gouttes de sueur perlent sur son nez

Vapeur d’orbe lunaire    luisance métallique   amourmalade
Ombres de nuit engourdie trébuchante
Corbeaux perchés sur un lampadaire

Nous sommes des fourmis terrestres vivant dans la précarité
Sur le sol sacré de Huhugam
Jarre de nos morts

Comme des chats en lambeaux mes fantômes et moi
Bavardons dans l’allée derrière un bar
Mes yeux captent les leurs    une étincelle    révolution
pieds sans empreintes sur le gravier
Notre existence effacée     lointaine
D’entrechoquer des bouteilles de bière et vanité

Sur le banc à l’extérieur d’une librairie
Nous sommes éliminés    vois les nouvelles de la rue
La résistance se fait broyer

Mes fantômes favoris et moi nous appliquons plus fort     nous nous donnons naissance

Sur le banc à l’extérieur d’une librairie
un vent glacé veut arracher nos secrets

Hey nay ya na ya na ya na
Je vous remercie merci de votre présence
Mes fantômes je vous remercie de votre présence 
Hey nay ya na   ya na   ya na  ya na
Ce dilemme oh ancêtres
O ! ancêtres !!!! je vous remercie merci merci 
Hey nay ya na ya na ya na ya na

Je suis encore la bâtarde de la concession Lipan Jumano
Personne ne voit     personne ne reconnaît      une invisibilité
Filant passant à travers tous les checkpoints
Villes frontières    voies ferrées   pesticides de passage    queues de l’assistance publique  

Ailes aux formes changeantes
Venin de scorpion à moi inoculé pour la nuit

Spasmes de lumière verte dans le clic clic clic supprime coupe passe
putain fais quelque chose fais quelque chose de différent 

Un orgasme de lumière sur le bord glissant
Un bon moment pour mourir  
Et la vie se répandant comme une osmose

Grand-mère lapin trébuche sur la lune
Toujours avec sur son visage cet air chagriné
Fabrique le remède
Sois artiste
Fais ce qui est nécessaire

 

Margo Tamez (chemise rose et jeans) accompagnée des membres
de la communauté Lipan Apache à El Calaboz, territoire tribal
au Texas, au long du mur frontière avec le Mexique.

 

(Huhugam : nom des ancêtres des Indiens O’Odham mais aussi nom d’une civilisation préhistorique ayant produit des poteries remarquables et ayant vécu sur un vaste territoire allant de l’état de l’actuel Arizona en englobant le Texas et jusqu’au nord du Mexique, donc terre ancestrale des Lipan Apache également. N.d.T.)

En conclusion, voici ce qu’exprimait Margo (dans un entretien accordé lors du festival de Medellin en Colombie en 2018) : « So, poetry for me is and always has to be connected to the material. I spent too much time in ‘poetry workshops’ and was violated by the student loan indentured slave system for too long [paying for my MFA] to allow what I write to be relegated to ‘poetry for poetry’s sake’. What is that? There’s no oxygen for that, period. I come from the most hyper-militarized spaces in the North American continent, outside of Chiapas. Poetry has to be connected on the ground to communities, period”. (La poésie pour moi doit et a toujours été connectée au matériel. J’ai passé trop de temps dans des ateliers d’écriture de poésie et j’ai été violentée par le système qui fait des étudiants des esclaves (j’ai dû emprunter pour payer les droits d’inscription afin d’obtenir ma maîtrise), trop pour permettre à mes écrits d’être relégués à la “poésie pour la poésie”. C’est quoi? il n’y a pas d’oxygène pour cela, Point final. Je viens d’un des endroits les plus militarisés du continent Nord-Américain excepté le Chiapas. La poésie doit être connectée au sol des communautés, point final.) Elle poursuit ainsi : “What is not connected to witnessing and disrupting the violence perpetrated upon our communities is oppressing us. Poetry workshops have to get grounded in historicizing instead of ahistoricizing the privileges of the elites. A $50,000 graduate degree in creative writing that focuses primarily on ‘literature’ of white writers is another form of white supremacy and white violence against writers of color. $50,000 in student loans is a serious chattel and de-capitalizes writers of color. If the majority of the literatures that a writer of color gets exposed to in that 3-4 years are Euro-American ‘canons’ which exceptionalize ‘American’ and/or U.S. writers, with just a few ‘multicultural’ writers sprinkled into the pot, then we have to seriously challenge the system which reproduces colonial power relationships within that context.”(Ce qui n’est pas connecté au témoignage de la violence perpétrée contre nos communauté et à son démantèlement, nous oppresse. Les ateliers d’écriture de poésie doivent s’enraciner dans l’historisation et non dans l’anhistorisation des privilèges des élites. 50 000 dollars de droits d’inscription pour une maîtrise qui se concentre d’abord sur la littérature écrite par les auteurs blancs est une forme de suprématie et de violence blanche exercées contre les auteurs de couleur. L’emprunt de 50 000 dollars pour un étudiant est une somme importante qui dé-capitalise les écrivains de couleur. Si la majorité des littératures auxquelles un écrivain de couleur est exposé pendant ses 3-4 années d’études est le canon euro-Américain avec les quelques exceptions faites de la présence d’auteurs “multiculturels” saupoudrés dans la marmite, alors nous devons sérieusement défier le système qui reproduit les relations du pouvoir colonial dans ce contexte.) Margo Tamez ne se rendra jamais, vous l’aurez compris! ET tant que la situation des nations Indiennes en Amérique subit de plein fouet les délétères effets de la colonisation, de l’esprit colonialiste et raciste, de l’ultralibéralisme qui en découle, une grosse majorité d’auteurs Indiens auront à coeur de répandre leurs écrits pour défendre les droits et pour répandre la réalité de leur condition, pour affirmer leur identité et la vitalité de leurs cultures.

L'animateur de Fronteras, Edmundo Resendez, discute avec Margo Tamez, membre du Lipan Apache Band of Texas, de son enfance au Texas en tant qu'amérindienne.

Présentation de l’auteur




Marina Casado, À travers les prismes

Introduction et traduction de Miguel Ángel Real

La poésie de Marina Casado s'inscrit dans une recherche à travers un monde dans lequel le rôle des miroirs est de nous permettre d'observer notre propre vie. Dans ses textes, le temps nous est présenté comme une somme de transformations insignifiantes où se développent notre curiosité et notre inquiétude ; un temps où la lumière est souvent présente mais qui peut être teintée de nostalgie et de désillusion.

Pour faire face aux ombres, l'auteure espagnole trace un univers personnel dans lequel poésie et imaginaire s'unissent pour bâtir un refuge. Plus précisément, les espaces creux (« huecos ») que la poète nous décrit par exemple dans son recueil Este mar al final de los espejos (Ed. Torremozas, 2020) sont des lieux où nous pouvons trouver des raisons de continuer cette recherche du sens de notre existence. L'un de ces espaces est justement l'amour, présenté comme « mou et somnolent ». Ces adjectifs nous montrent bien qu'il s'agit, dans le ton lyrique de l'œuvre, de proposer une poésie qui tente de se déployer discrètement, comme à voix basse, pour conjurer la peur face à nos fragilités.

Marina Casado lit son poème "Todavía" lors de l'hommage à José Ángel Casado organisé au CEIPSO Tirso de Molina le 9 juin 2017.

Dans l'écriture de Marina Casado, les miroirs se dressent comme des illusions perdues, mais aussi comme des prismes qui déforment le passé, que ce soit pour révéler la douleur provoquée par l'oubli ou pour s'en éloigner. C'est ainsi qu'elle va créer des « mondes indemnes pour recouvrir la blessure » que nous laisse par exemple l'absence des êtres chers, en développant une véritable étude du temps et de la fragilité qui l'entoure. Quelles solutions avons-nous alors pour continuer d'avancer ? Peut-être pouvons-nous nous accrocher au tangible, parfaitement représenté dans le poème Pour échapper vers n'importe où: pour fuir la mélancolie et lutter pour sa propre survie, ce sera la présence de l'autre qui nous aidera, même si nous ne savons pas exactement quelle sera la direction à prendre.

Le regard de Marina Casado parvient à transformer son environnement et à en faire un objet poétique. Ses vers reflètent les peurs, la fragilité de ce qui a été vécu, mais le plus important est qu'ils acquièrent une valeur en tant que tels, devenant indispensables pour notre salut car la poésie est un murmure que dit à la mort de « ne pas ouvrir les yeux » et qui finira par transformer le passé dont on tirera malgré tout de précieux apprentissages.

Face à la vie considérée comme un « sinistre manège de miroirs », et comme pour se protéger du jour où la poésie sera devenue silence, Marina Casado écrit avec un style limpide et sait construire des vers chargés d'un lyrisme serein et sans excès afin d'aborder certains des thèmes traditionnels du monde poétique : Le jour viendra où les poèmes prendront fin / et une explosion bleue, un précipice, / nous dira ce que nous sommes : / nos yeux s'ouvriront / dans les yeux du soleil.

 

Le poème Technicolor est extrait de l'ouvrage " Mi nombre de agua " (Ediciones de la Torre, 2016). Extrait du récital organisé par Ángela Reyes, de l'Asociación Prometeo de Poesía, au Centro Riojano.

AVES MIGRATORIAS
 
Estoy queriendo tanto
a una estación desvanecida
que tengo miedo de extinguirme,
miedo de deshacerme como las golondrinas
que en las tardes recónditas de octubre
deshabitan aldeas.
 
Es necesaria ahora esta nostalgia;
ahora que han arrancado la flor de la costumbre
y en las salas oscuras del corazón
estallan las primeras
revoluciones.
 
El verano cabría también en una lágrima.

 

EL EQUILIBRIO
 
A veces tengo al viento de mi parte
a las puertas heladas del invierno.
A veces me limito a contemplar
la sed anquilosada de la vajilla sucia
y el mundo también finge detenerse
para desenredar mis pensamientos.
Una vez me quisiste bajo la madrugada
y fue como tocar un vals en el piano
sin ensuciar la melodía,
como sacar los ojos con cuchara
al semblante del miedo.

 

OISEAUX MIGRATEURS

J'aime tellement
cette saison évanouie
que j'ai peur de m'éteindre,
peur de me défaire comme les hirondelles
qui dans les soirs secrets d'octobre
dépeuplent les hameaux.

 Elle est nécessaire cette nostalgie maintenant;
maintenant qu'on a arraché la fleur de l'habitude
et que dans les salles obscures du cœur
éclatent les premières 
révolutions.

 L'été tiendrait aussi dans une larme.

 

 

L'ÉQUILIBRE

Parfois j'ai le vent de mon côté
devant les portes glacées de l'hiver.
Parfois je me borne à contempler
la soif ankylosée de la vaisselle sale
et le monde feint aussi de s'arrêter
pour dénouer mes pensées.
Une fois tu m'as aimée sous l'aube
et ce fut comme jouer une valse au piano
sans salir la mélodie,
comme arracher les yeux avec une cuiller
du visage de la peur.

 

Marina Casado dit le poème Gimme Shelter, tiré de son deuxième recueil de poèmes, Mi nombre de agua (Ediciones de la Torre, 2016), lors de la présentation du livre au Restaurant EL Espejo à Madrid, le 24/6/2016. À la guitare, Juan Casado et Álvaro Gabaldón.

Poèmes inédits publiés dans la revue en ligne espagnole El Coloquio de los perros

https://elcoloquiodelosperros.weebly.com/poesiacutea/marina-casado

PARA ESCAPAR A NO IMPORTA DÓNDE 

Esta ciudad deshilachada por los puños,
esta boca caliente donde nacen
todos los huracanes, 
el temblor de tus labios al pronunciar mi nombre 
y volverme tangible en un segundo 
cuando todas las horas nos disuelven
en latigazos de melancolía;
este traje vacío, en fin, mi vida hueca,
son  las certeras servidumbres que te otorgo
para escapar  a no importa dónde.

 

LOS GRITOS CAÍDOS 

Tengo un amor como tengo la noche,
de esa forma compleja y olvidada
en la que se desatan las espigas. 
Tengo tu nombre al borde de la boca 
y tengo un miedo tenaz a pronunciarlo 
sin llenarme la sangre de septiembres. 
(Septiembre a veces se confunde con un acantilado). 
He visto mundos fabulosos en tus ojos, 
                       besos, barcas, libélulas. 
He invadido los bosques de tu ausencia
solo por un instante.

Tengo un amor como tengo una muerte 
y los dos se parecen en las manos vacías,
en su forma sutil de acantilado. 
Mi voz es alta y soñolienta igual que las espigas 
y te grita en silencio, 
sin pronunciar tu nombre arrasado de miedos, 
bajo la bóveda implacable de la noche. 

 

 

TODA LA LUZ

No había conocido aún las espinas del mundo.
Dentro de aquella mano, grande como un tumulto
de golondrinas viejas, 
fui una niña coleccionista de veranos, 
tendente a la melancolía, 
que soñaba con hadas y temía los años 
en los que nadie pudiera protegerme. 

Cuando miro mecerse las hojas de los árboles
en los columpios amarillos que levanta el otoño, 
los escombros de una ciudad atardecida, 
siento en mi mano todavía 
la sombra de su mano, 
regalándome, como entonces, 
toda la luz. 

 

 

 

POUR ÉCHAPPER VERS N'IMPORTE OÙ

Cette ville aux poignets effilochés,
cette bouche chaude où naissent 
tous les ouragans,
le tremblement de tes lèvres quand tu prononces mon nom
et que je deviens tangible en une seconde
quand à chaque heure on est dissous
dans des claquements de mélancolie ;
ce costume vide, bref, ma vie creuse,
voilà les servitudes certaines que je t'offre
pour échapper vers n'importe où.
 

 

LES CRIS TOMBÉS 

J'ai un amour comme j'ai la nuit
avec cette forme complexe et oubliée
où les épis se délient.
J'ai ton nom au bord de ma bouche
et j'ai une peur tenace de le prononcer
sans que mon sang se remplisse de septembres.
(On confond parfois septembre avec une falaise).
J'ai vu des mondes fabuleux dans tes yeux,
                        des baisers, des barques, des libellules.
J'ai envahi les forêts de ton absence
rien qu'un instant.

J'ai un amour comme j'ai une mort
et les deux se ressemblent dans les mains vides,
dans leur forme subtile de falaise.
Ma voix est haute et somnolente comme les épis
et elle crie vers toi en silence,
sans prononcer ton nom dévasté par les peurs,
sous la voûte implacable de la nuit.

 

 

TOUTE LA LUMIÈRE

Je n'avais pas encore connu les épines du monde.
Dans cette main, grande comme un tumulte
de vieilles hirondelles,
je fus une petite fille collectionneuse d'étés,
propice à la mélancolie,
qui rêvait de fées et craignait les années
où personne ne pourrait me protéger.

Quand je regarde dans les arbres les feuilles qui se bercent
sur les balançoires jaunes que lève l'automnre,
les décombres d'une ville à la nuit tombée,
je sens encore dans ma main
l'ombre de sa main,
qui m'offre, comme alors,
toute la lumière.

 

De Este mar al final de los espejos, ©Ed. Torremozas, Madrid, 2020. Traduit avec l'aimable autorisation de la maison d'édition.

Présentation de l’auteur




Generación de la amistad : poésie sahraouie contemporaine

Poétique, avant et malgré tout

Voici un objet éditorial singulier : une anthologie de poésie contemporaine sahraouie d’expression espagnole en édition bilingue, parue chez un éditeur lyonnais dédié aux littératures latines et ibériques. Que es aco ?

Poésie contemporaine : tout le monde connaît, c’est, comme pour tous les arts, soit dans sa définition la plus large, une poésie faite aujourd’hui, ou dans une définition plus étroite une poésie de style contemporain, non métrique, non versifiée, sans rimes, etc…

Sahraouie : on désigne ainsi les populations arabo berbères, jusqu’à il y a peu principalement pasteurs nomades, vivant dans un territoire saharien compris entre la Maroc, la Mauritanie et une toute petite part du grand sud algérien ; territoire jamais constitué en Etat nation mais toujours disputé, entres peuples et tribus arabo berbères d’abord puis à partir du XV° siècle par des incursions européennes, en particulier espagnoles et portugaises, et le royaume marocain au Nord, jusqu’à la longue domination espagnole de 1884 à 1975. Dans les derniers mois du régime franquiste, l’Espagne abandonne le Sahara dit espagnol ou Sahara occidental, sans organiser de referendum d’autodétermination et un conflit armé éclate entre indépendantistes sahraouis (appuyés par l’Algérie) d’un côté et Mauritanie et Maroc de l’autre. La Mauritanie abandonne très vite la partie et signe un accord séparé ; le conflit avec le Maroc s’enlise à partir de 1991 avec un cessez le feu qui installe un provisoire durable et la promesse, jamais tenu, d’un referendum.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Comme dans bien des situations de par le monde, c’est la colonisation et la décolonisation qui ont contribué à créer des identités nationales  au sens moderne, avec aspiration à un État indépendant, là où des peuples vivaient naturellement leur identité culturelle sans au-delà national, au sens étatique et moderne du terme. Les exemples en sont innombrables, notamment au Proche-Orient où furent constitués des États sur les décombres de l’empire ottoman, ou en Afrique où les découpages de frontières recoupent les divisions coloniales… nous en connaissons encore aujourd’hui les conséquences !

Après le statut quo de 1991 et le gel de la situation, environ 160 000 sahraouis se retrouvèrent à vivoter dans des camps de réfugiés gérés par la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) en exil, créée par le POLISARIO (Front populaire de libération du …)

Grâce à des accords passés avec des pays l’ayant reconnue et la soutenant, la RASD envoya de nombreux enfants des camps étudier à l’étranger, dans des pays hispanophones principalement, en raison de la proximité avec la langue de l’ancien colonisateur,  et notamment à Cuba compte tenu de la politique internationale du castrisme. Il en fut ainsi pour plusieurs générations   d’enfant sahraouis (plusieurs milliers), partis très jeunes, coupés de leur famille, de leur culture saharienne, formés sous les tropiques puis, jeunes adultes, rentrant chez eux, dans les camps de la RASD, pour y être journalistes radio, infirmiers, médecins, instituteurs… le phénomène revêtit une telle importance qu’un nom leur fût même attribué : « les cubaraouis », surnom évident, et souvent moqueur envers ceux qui, quelquefois, se trouvaient même ne plus parler suffisamment correctement le hassinyia (arabe dialectal parlé dans cette région).

La situation s’étant enlisée depuis une trentaine d’année, beaucoup de ces « cubaraouis » on fait le choix d’émigrer, las de vivoter dans les camps, sans avenir, mais aussi en raison d’un décalage culturel, devenu douloureux, avec les codes traditionnels de leur société d’origine et que chacun peut aisément deviner et comprendre. Un certains nombre sont donc partis s’installer à l’étranger, principalement en Espagne, formant ainsi une sorte de diaspora sahraoui hispanophone unie par une histoire, une culture, une hybridation communes et un métissage culturel assumé.

Comme dans bien des cultures orales, et du désert en particulier, chez les sahraouis écouter et déclamer de la poésie est (était ?) une passion partagée. Tout naturellement un certain nombre de ces jeunes sahraouis cultivés, éduqués en espagnol, avec la sensibilité de leur culture d’origine se sont mis à écrire de la poésie : une poésie sahraoui d’expression espagnole.

Phénomène bien connu par ailleurs de migration, volontaire ou plus ou moins contrainte, d’une langue vers une autre, pour exprimer, non dans sa langue native, mais dans celle d’adoption, soit une littérature universelle (Samuel Becket, Gherasim Lucas…), ou bien une littérature et une poésie à la fois universelle et enracinée, africaine ou arabe maghrébine d’expression française par exemple (de Léopold Sedar Senghor à Kateb Yacine ou Kamel Daoud…).

Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que de porter à la connaissance du public francophone cette poésie-là, une poésie à la fois saharienne, latine et universelle, fruit d’une hybridation provoquée par l’histoire.

Mick Gewinner a réuni dans cette anthologie huit de ces poètes (7 hommes et une femme) de la même génération (tous nés dans les années 1970, entre 1962-1974 exactement) et résidants en Espagne. Ces poètes s’y sont liés, y ont développé des liens, des activités communes, politiques, culturelles et poétiques, au point de se donner, en 2005, un nom collectif « la Generación de la amistad » ; entre 2002 et 2016 ils y ont édité pas moins de 11 recueils collectifs et 11 recueils personnels.

Nous ne saurions trop ici les distinguer, si ce n’est pour indiquer que leur poésie aborde chez tous, mais dans des proportions variables ou avec des accents différents, des thèmes récurrents propres à leur situation comme la rencontre entre deux cultures, la vie à Cuba, ou bien dans les camps de réfugiés, la perte d’identité, le déracinement… mais au-delà on y trouve les universaux que sont l’émigration et l’exil, la solidarité, le difficile métier de vivre tout simplement, la construction de soi, les doutes, l’amour… Comme le dit l’un d’entre eux : « La poésie, c’est conter ce que sent ton cœur », on ne saurait mieux dire.

Une poésie orale donc, faite pour être dite, peut-être même cadencée, au sens où Mahmoud Darwich disait que « toute écriture est cadencée », lui qui, tout en écrivant une poésie résolument moderne, déclarait « aimer la musique en poésie » et être « imprégné des rythmes de la poésie arabe classique », ou disant encore « le moment clé pour moi est le rythme, c’est ce qui m’incite à écrire […]1 ». En lisant cette anthologie je ne pouvais m’empêcher de penser aussi à Senghor, non seulement pour le métissage culturel, mais pour la musicalité, sa revendication de la mélodie et du rythme générateur d’images.

 

Poésie métissée donc, hybride assumée, mais sans concession quant à la domination et, compte tenu de la situation politique qui est celle de ces poètes, porte-voix, de fait,  ou en tout cas perçus comme tels, même à leur corps défendant, me revenait avec insistance les propos très fermes du même Mahmoud Darwich déclarant « c’est un fait : je suis un palestinien, un poète palestinien, mais je n’accepte pas d’être défini uniquement comme un poète de la cause palestinienne, je refuse que l’on ne parle de ma poésie que dans ce contexte, comme si j’étais l’historien en vers de la Palestine. »  

On l’aura compris, ces poètes sont poètes, « a secas », tout simplement, sans qualificatif et ils ne sont en rien réductibles à leur cause et, comme pour Mahmoud Darwich, j’ai cru ressentir dans leur fluidité à être dit en espagnol, le même amour de la musicalité ou, comme aurait dit Senghor « le plaisir du cœur et de l’oreille.»

Leopold Sedar Senghor parle de son royaume d'enfance.

Ils ont quelquefois le rythme, la brièveté, la concision d’une copla populaire, quelquefois la solennité d’un extrait d’épopée, ou la cadence d’une longue phrase devant très certainement être balancée, rythmée, sur le mode de certaines poésies arabes ( ?) mais ils ont toujours des images suggestives, inattendues, splendides  de simplicité, des images qui suscitent l’émotion et invitent à une éloquence retenue si l’on ose cet oxymore.

Donnons-en, de manière complètement subjective, quelques exemples :

De Mohamed Abdelfatah Ebnu

[…] En esta edad
De hambruas y guerras
En esta era
En que a nadie
Se le ocurre pedir
Una palanca para mover el mundo.

La espera

La luna parpadea
Entre la ruinas de barro.
Y la luz escribe su nombre
Sobre las jaimas.
Un hombre cumple
Sus oraciones nocturnas
Mientras
Una mujer se desnuda
En la intimidad de las tinieblas
Y espera que nazca el amor

Pasión eterna

Un cuerpo
Marcado por el tiempo.
Maduro,
Deseando ser devorado,
Se consuma febril en la plenitud
De los días que trastocaron la brevedad del infinito.

 […] En ce temps
De famines et de guerres
En ce temps
Où personne
ne songe à réclamer
Un levier pour soulever le monde.

Elle attend [L’Attente]

La lune palpite
Parmi les ruines d’argile.
Et la lumière inscrit son nom
Sur les toiles des tentes.
Un homme accomplit
ses prières du soir
pendant ce temps
une femme se déshabille
dans l’intimité des ténèbres,
elle attend qu’y naisse l’amour.

Passion éternelle

Un corps
Marqué par le temps,
Mûr,
Désireux de se laisser dévorer,
Se consume fiévreux dans la plénitude
Des jours qui détraquèrent la brièveté de l’infini.

Poème dédié au peuple du Sahara : les poètes sahraouis.

De Ali Salem Iselmu

Sueños

De una almohada surge un sueño.
De una idea nace une hecho.
De una mujer brota el amor.
De un abrazo nace un recuerdo.
De ti, tierra verde y hermosa, nace la vida.

Rêves

D’un oreiller surgit un rêve.
D’une idée nait une œuvre
D’une femme jaillit l’amour
D’une étreinte nait un souvenir
De toi, terre de verdoyante beauté, naît la vie.

De Bahia Awah

un poema eres tú

 una mujer entre rejas
gritó :
¿Qué es un poema?

Y un poeta desde su exilio
Le respondió :
Eres tú
Nosotros, la fuerza,
La razón
De un verso y buen poema.

Le poème c’est toi

Une femme
Derrière les barreaux cria :
« Un poème c’est quoi ?

Un poète alors du lointain de son exil [et un poète, depuis son exil ?] Lui répondit :
Le poème c’est toi.
C’est nous, la force,
La raison d’un vers et d’un poème.

Les vers de Bahia Mahmud Awah ; journée de Poésie en Résistance consacrée à la RASD.

Nous ne pouvons toutefois clore cette présentation très positive sans une note critique sur les traductions qui, peut-être  en raison de la diversité des concours dont s’est entourée l’auteure, ne paraissent pas avoir eu de partis pris communs pour tous les poètes: quelquefois sur traduits, quelquefois sous traduits, quelquefois en rompant trop le rythme de l’original, quelquefois au plus près du texte (et fort justement) d’autres fois s’en éloignant trop, sans pour autant trouver une nouvelle musicalité propre à la langue d’accueil : le français.

J’en donnerais ici, de manière lapidaire, quelques exemples pour alimenter le réflexion :

Question de rythme :

- « alegraos que nos visita Bubisher [un oiseau] / Viene con sur piquito rebosante de cuentos/ y sus alas esparciendo historias »

« Réjouissez-vous ! Bubisher nous rend visite/ avec son petit bec débordant de contes/et ses ailes pour répandre les récits »

Pourquoi pas : « Réjouissez-vous de la visite de Bubisher,/son petit bec débordant de contes/ et ses ailes semant des histoires »

- « somos el mañana de un suspiro que nos impone /su prolongación hasta el infinito » : « Nous sommes le lendemain d’un soupir impératif/qui veut qu’on le prolonge à l’infini ». Pourquoi pas simplement « nous sommes le lendemain d’un soupir nous imposant/ son prolongement (jusqu’à l’) infini »

- « El alma es una bascula / donde se mece el tiempo »

« L’âme est une balance/le temps s’y berce » : pourquoi pas, au plus près de l’original et de son rythme « L’âme est une balance / où se berce le temps »

Question justesse de l’image :

- « Y la mar, ésta, / nuestra, con sus cuajadas espumas »

« Et cette mer, / la nôtre avec ses écumes figées » écumes laiteuses plutôt, ce qui renvoie mieux à l’idée triviale  de cuajada (un fromage blanc) mot qui lui même renvoie en espagnol à la blancheur de l’écume et non à l’immobilité.

- « contra las muelas abrasivas del tiempo / contre les terribles dents du temps » : j’aurais préféré « contre les molaires abrasives du temps » qui colle plus à l’original tant métriquement que pour le sens, « molaire abrasives » rend mieux le frisson sonore des grosses dents arrachant par frottement…

Sur traduit :

- pourquoi rendre le tout simple « mi madre me dijo » soit « Ma mère m’a dit » par « ma mère a proféré » ?

Sous traduit :

- « y nuestra infancia naufrago / en la turbulenta marejada del éxodo »

« et notre enfance fit naufrage dans les vagues tumultueuses de l’exode » les vagues (las olas) est moins fort que l’image originale employée en espagnol marejada, la houle, donc « la houle turbulente de l’exode »….

C’est quelquefois en restant au plus près du texte qu’on est le plus fidèle, non seulement à la lettre, mais aussi à la musicalité mais, ces remarques posées,  chacun le sait, traduire la poésie est, si ce n’est une gageure, du moins une belle prise de risque, ces quelques observations critiques ne remettent pas en cause l’excellence et la justesse de ce travail : nous faire découvrir et nous donner une idée, une approche, la plus fidèle possible, d’une poésie inconnue en France. Pari réussi pour une anthologie qui mériterait de trouver un public le plus large… même et jusque dans l’enseignement : ces (petits) poèmes arabes d’expression hispanophone pourraient s’avérer très utiles auprès des élèves des classes de langue en lycée par exemple.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Ouvrage comportant une courte biographie de chaque poète, un glossaire Hassanya/Français et espagnol caribéen/Français, ainsi qu’une bibliographie chronologique et adresses de sites internet spécialisés (espagnol, anglais et français).

Un travail remarquable !

 




Chronique du veilleur (44) : Max Alhau

Au soir de sa vie, Max Alhau sait que « l'absence n'est qu'un mot superflu », que « les mots demeurent même faussés / par la mémoire. » Cependant, « une lumière évadée de la nuit » brille encore, et le poète en saisit les fulgurances, les éclairs qui ne cessent de traverser son espace intérieur.

Des pas sous le sable, tel est le titre qu'il choisit pour nous dire combien son œuvre de guetteur, à l'écoute du plus secret, voire du plus étouffé, lui importe encore, malgré tout. Les interrogations le harcèlent, les réponses incertaines qu’il leur apporte sont déjà une forme de dépassement dans le doute et l'inquiétude :

Peut-être faut-il emprunter des chemins
loin des itinéraires, avancer à l'aveugle
pour y voir plus clair et retrouver enfin
les traces d'un passage sur ces mêmes lieux
que l'on décèle enfin avant leur reconquête.

Max Alhau, Des pas sous le sable,Voix d'encre, 10 euros.

Il écoute, il s'écoute, et parfois semble s'obstiner dans les mêmes questions, comme s'il voulait forcer une porte qui résiste. Les vers, les phrases de prose sont autant de coups frappés sur la paroi, contre un horizon qui se rapproche et menace. Il se dit à lui-même :

 

Reste les traces, les mots, les paroles
qui t'incitent à poursuivre ce voyage
aux haltes incertaines, aux départs différés,
tout ce que l'on croit posséder
et que le vent dissout.

 

 

Le poème est la trace la plus vraie et la plus profonde que l'homme puisse laisser ici, sur le chemin. Il est aussi le viatique le plus secourable possible, pour aller encore plus loin, vers cet inaccessible but qui a été, tout au long de l'existence, la raison d'écrire et, peut-être, d'espérer.

 

                                   Au terme du chemin, tu contemples la vallée:ce n'est pas le vertige qui te saisit mais le désir d'aller plus loin.

 

C'est une voix libre, assoiffée de paix, qui s'élève, d'étape en étape, dans cet itinéraire intérieur. Nous en mesurons la sincérité qui, souvent, mêlée à un tremblement pudique et maîtrisé, émeut le lecteur, jusqu'à ces dernières phrases qui résonnent enfin, presque comme un soulagement :

 

                                   Les neiges, les débâcles, tout n'est plus que souvenir. Maintenant, tu as cessé de t'attendre et tes mots n'ont de poids que celui du silence.

 

Heureux silence que celui que Max Alhau nous offre ici, animé par un appel irrésistible d'infini !

 

Poème de Max Alhau sur une musique de Jean-Christophe Rosaz pour voix et saxophone.

Présentation de l’auteur




Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. Un ensemble, traduit par Marilyne Bertoncini, a été publié ici sous le titre "Les Mystère d'Elche"

∗∗∗

 

Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

 

Traduction Cécile Ouhmani

Centripetal Force

The city, in the distant golden jungle of a magnificent sunset,
Now radiating light, now gliding
Below zero. A coast road against faint streaks of dawn is a symbol of
The elapse of time. Mine diggers in cotton or linen
Passed by, basket on shoulder, 

 Baring their birch-hued teeth. Whirring wheels underneath you
In whiffs of zephyr, were like bulls in
A field of wheat. A pat of butter, and a flask of tea tree oil
Were what you carried in your pocket, to sooth the mocking axis,
When you flipped dust of all things off

From your leather gauntlets. ‘Her jewelry and glances are as old as
Roots of banyan trees. Through a wormhole she communicates with the city
Three hundred years ago…’ Bizarre songs they sang.
You founded yourself still. Fallen leaves rolled up 
When you lowered your ride, and tilted laterally
So it became a fire-breathing butterfly, going to war,
Which you reined back from a cliff,
Hoofs in air.

 

Force centripète

La ville, loin dans la jungle d’or d’un couchant magnifique,
Rayonne de lumière et glisse
En-dessous de zéro. Une route côtière, quelques touches d’aube, symbole du
Du temps qui passe. Des mineurs en coton ou en lin,
leur panier sur l’épaule,

Leurs dents couleur de bouleau. Les roues bruissent
Dans la brise, des buffles dans
Une rizière. Une noix de beurre, et une fiole d’huile d’arbre à thé
Dans ta poche, pour apaiser l’axe de la roue
Quand tu secoues la poussière des choses

Avec tes gants de cuir. « Ses bijoux et ses regards sont vieux comme
Les racines des banyans. Par le trou d’un ver elle communique avec a ville
D’il y a trois cents ans... » Ils chantent des chants étranges.
Tu restes calme. Des feuilles tombent et tournoient.

Tu t’es courbée avant de basculer sur le côté,
Alors un papillon de feu est parti en guerre
Tu l’as retenu au bord de la falaise,
Sabots en l’air.

 

 

 

 

 

 

 

∗∗∗

Quantum Walk

Man with [ginger-hued fingers][standard biological clock][recluse mind][decrepit lungs] Man with [jade-hued fingers][Oversped biological clock][moderate mind][fresh lungs] Man with [jade-hued fingers][disordered biological clock][fractured mind][stout lungs]

HE formulated them as above until the scarlet scrawl zigzagged
Beyond the ever-stretching wall, while between the curves he remarked  
In smaller font size: ‘Only for reference as gender-specific samples,’
Applied equally to females, even humans in preceding or subsequent historical stages.’ Quanta without features

Longan-shaped-skulled ones, swirling blind, taking in wisps of smoke, and aroma of wheat
Then dissolved into differentiated data. ‘Appearing like rolling date code stamp,
They formed digits of various numerals, with inherent DNA fragments within,  
Snaky bones (almost phenomenal), and got the label
‘Superposed State’. Braided into a binary plait

Thin and diaphanous, suspended vertically,
They bided their time. Later claimed to be shaped like spinning tops
Instead of coins with heads and tails. They disentangled themselves
Into different positions. This time they were observed

On a two-dimensioned basis. honeycomb pattern in the bullseye – men in [equilibrium state] 9 Points- men in [particular states] 7 & 8 Points- men barely classed as [existing] 2 to 6 Points- all men known to us

 

Promenade quantique

Un homme avec [des doigts couleur de gingembre][une horloge biologique standard][l’esprit d’un reclus][des poumons décrépits] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en surrégime][un esprit moyen][des poumons jeunes] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en désordre] [un esprit dérangé][des poumons forts]

Il les a formulés comme ci-dessus jusqu’à ce que zigzague le griffonnage écarlate
Au-delà du mur qui s’étirait toujours plus, pendant qu’entre les courbes il notait
Dans une police de taille plus petite : « Seulement comme référence d’échantillons spécifiques à chaque genre, »
Appliquée indifféremment aux femmes, même aux humains à des stades historiques précédents ou ultérieurs. » Des quanta sans traits

Avec des crânes en forme de longane, tourbillonnant à l’aveuglette, absorbant des volutes de fumée, et une odeur de blé
Se sont ensuite dissous dans des données différenciées. « Sous l’apparence d’un cachet du code de date mobile
Ils formaient les chiffres de nombres variés, avec les fragments d’ADN inhérents à l’intérieur,
Des os sinueux (presque phénoménaux), et obtenaient l’étiquette
« État superposé ». Tressés en une natte binaire

Fine et diaphane, suspendue verticalement,
Ils attendaient leur heure. Affirmèrent plus tard être formés comme des toupies
Au lieu de pièces avec un côté pile et un côté face. Ils se démêlaient
Et prenaient différentes positions. Cette fois ils étaient observés

 Sur une base à deux dimensions, avec un motif octogonal dans le mille – des hommes en[état d’équilibre] 9 Points- des hommes dans [des états particuliers] 7 & 8 Points- des hommes à peine classes comme [existants] 2 à 6 Points- tous les hommes connus de nous

 

 

 

∗∗∗

Ode to Prime Numbers

    Your name is ‘le seul’.
    Undeconstructible, and enigmatically unyielding.
    As straight as a feather, vividly white as well, is the fragment of bone in the depth of entwined source codes. You never know since when the lips of the cognoscenti started testing on you: They longed to know how the fluttering sequences of binary numbers smell, which scintillate between positive and negative infinity. Ambery? Or just intoxicatingly oriental?
    Their coarseness hampered their forlorn attempt to reach you; their lust to disassemble left them nothing but despair and dirty, worn gloves.
   Just as what Alphonse de Polignac once said: There is a mirror image of you in the fathomless universe, forever 2 degrees apart from where you are located. You almost felt her sometimes… You have spared no vision or hearing in your exploratory search for her: yet you sank into an ocean of molecules -- banal replicas of one another, and then a moor of double helixes blooming and withering ephemerally. All you could see is waving hyphae, stretching along fissures between clusters of stars, whose glimmers tasted so antiquely astringent!
    You were chosen out of all others since you were a ripe embryo. Time-roughened hands with sophisticate calmness, combed through and smoothed out kernels of corn, like what Fate did to centillion bytes of data. The blazing ibis from the east condescended to them like a flash of wisdom –- devoutly before her they winnowed away chaff and dust, while you clung to the center of the giant mesh, like a rare butterfly… They let you nestle up among their fingers, held you to the light and murmured with a Mediterranean accent: “Ciao!”   
    The streets that have supplied you with all colors and sounds of life are in a parallel system to theirs. When you saunter down to the seaside, hands in pockets, local people approaching you with buckets of olives and sardines can not actually meet you, as if you were walking past this place at different times of a day. They indulge in their neon nights while you embrace your sapphire days. Gradually you turn from strangers to dancing partners, lovers and then rivals, in the revelry of darkness!  
    Growth curves of everything are invisible but to the stars: they appear as emerald waves, rising from feebleness to robustness, soaring marvelously, and then plunging, increasingly close to zero. Just as what the frequency of prime numbers reveals, they end up in decay as you end up in solitude. You are destined to be the last celestial body over seven thousand miles of graveyards.
    [Voiceover 1] when you glanced away beyond tracks of time, suddenly he came into view, emerging from underneath surface of the ethereal, gleaming with vigor and tenacity. Those attributes of his do not perish with the body, or even with the soul. He is incarnated everywhere, in weather, energy, and even Zen. A roots-stems-leaves theory could never demystify the origin of him or the canopy above, which could be traced back to Hadean time.
    [Voiceover 2] Compared to the entire history of time, phantasmagoric voices rustling through those lines are nothing but drops of liquid in vascular bundles of the universe. Ears which hear them would turn away shyly like autumn leaves. When there drip out mercury, whoever its sound reaches will be doomed.
     [Voiceover 3] It has been kept secret, that the Fate of human race had been long predicted, by the final scale the convex meniscus rose to.

Ode aux nombres premiers

      Votre nom est « le seul ».
      Impossible à déconstruire et énigmatiquement inflexible.
      Aussi droit qu’une plume, et d’un blanc vif, le fragment d’os dans la profondeur de codes sources entrelacés. Tu ne sais jamais quand les lèvres des experts ont commencé à te tester : Ils brûlaient de savoir ce que sentent les séquences mouvantes de chiffres binaires, qui scintillent entre l’infini positif et négatif. L’ambre ? Ou juste un parfum oriental qui vous monte à la tête ?
       Leur rugosité gênait leur tentative sans espoir de t’atteindre ; leur ardent désir de se défaire ne leur laissait que le désespoir et des gants sales et usés.
      Comme Alphonse de Polignac l’a dit une fois : Il y a une image miroir de toi dans l’univers sans fond, toujours à deux degrés d’où tu te trouves. Tu l’as presque éprouvée parfois… Tu n’as épargné ni vision ni écoute dans ta quête exploratoire pour la retrouver : pourtant tu as sombré dans un océan de molécules – des répliques banales des unes et des autres, et puis une étendue de doubles hélices fleurissant et se desséchant de façon fugace. Tout ce que tu voyais était de l’hyphe qui ondoyait, s’étendait le long de fissures entre des amas d’étoiles dont les lueurs avaient un goût ancien et âpre !
      Tu as été choisi parmi tous les autres parce que tu étais un embryon à maturité. Des mains endurcies par le temps et d’un calme sophistiqué, dégageaient des grains de blé en peignant et en lissant, comme le Destin l’a fait pour des quintillions d’octets de données. L’ibis flamboyant venu de l’Est s’est incliné devant eux tel un éclair de sagesse – devant elle, ils ont dévotement séparé la balle et la poussière, pendant que tu t’accrochais au centre du filet géant, comme un papillon rare… Ils t’ont laissé te blottir entre leurs doigts, t’ont tenu à la lumière et murmuré avec un accent méditerranéen : « Ciao ! »
       Les rues qui t’ont fourni toutes les couleurs et les bruits de la vie sont un système parallèle au leur. Quand tu flânes jusqu’au bord de mer, les mains dans les poches, les gens du pays qui s’approchent de toi avec des seaux d’olives et de sardines ne peuvent pas vraiment te rencontrer, comme si tu passais cet endroit à différents moments de la journée. Ils se font plaisir avec leurs nuits de néon pendant que tu embrasses tes journées de saphir. Petit à petit tu les transformes d’étrangers en partenaires de danse, d’amants en rivaux, dans les festivités de l’ombre !
      Les courbes de croissance sont invisibles sauf aux étoiles : elles apparaissent comme des ondes émeraudes, qui s’amplifient, faibles puis robustes, s’essorent à merveille, et puis plongent, de plus en plus proche de zéro. Exactement comme ce que révèle la fréquence des nombres premiers, elles terminent dans le déclin comme tu termines dans la solitude. Tu es voué à être le dernier corps céleste sur sept mille miles de cimetières.
      [Voix off 1] quand tu as jeté un coup d’œil au-delà des traces du temps, il est soudain apparu sous la surface de l’éther, luisant de vigueur et de ténacité. Ces attributs qui sont les siens ne périssent pas avec le corps, ni même avec l’âme. Il est incarné partout, dans le climat, l’énergie et même le Zen. Une théorie racines-tiges-feuilles ne pourrait jamais démystifier son origine ni la canopée au-dessus de lui, qui pourrait remonter à l’époque hadéenne.
      [Voix off 2] Comparées à l’histoire entière du temps, les voix fantasmagoriques qui bruissent à travers ces lignes ne sont rien que des gouttes de liquide dans les faisceaux vasculaires de l’univers. Les oreilles qui les entendent se détourneraient timidement comme des feuilles d’automne. Quand du mercure s’égoutte, quiconque en entend le bruit sera damné.
      [Voix off 3] Il a été tenu secret que le Destin de la race humaine a été prévu de longue date, selon l’échelle finale du ménisque convexe.

 

 

Pour en savoir plus sur Yin Xiaoyuan , l'article de Marilyne Bertoncini : Yin Xiaoyuan : Les Mystères d’Elche

Présentation de l’auteur




L’édition indépendante dans la tourmente du covid

Le monde du livre a traversé le désert des confinements. Tous les acteurs de l’édition indépendante ont dû faire face à des difficultés, de nature différente, plus ou moins invalidantes, selon leur taille et leur mode de fonctionnement. Les maisons d’édition légendaires côtoient les plus petites structures. Inévitablement, les plus modestes ne sont pas aux premières loges, lors de situations de crise.

Nous avons souhaité comprendre comment les choses se sont passées dans les arrière-boutiques des maisons d’éditions indépendantes, à fortiori de poésie et des écritures artistiques. Comment chacune a fait face, a œuvré pour survivre à l’épreuve de l'épidémie de covid ? Les dispositifs d’aide ont permis de limiter les dégâts, de façons différentes pour les uns et les autres. Mais qu’en est-il aujourd’hui, au sortir de la crise, de la situation des « petites maisons ». Chacun le sait, le dit à demi-mots, la vigilance est de mise. « Ce n’est pas fini ». La dynamique création /diffusion, ce que l’on appelle plus globalement la chaine du livre, a été profondément atteinte et est encore bien endommagée.

Nous avons rencontré durant ce mois d’octobre 2021, Maïthé Vallès-Bled, responsable du festival des Voix Vives de méditerranée en méditerranée (Sète), Gwilherm Perthuis, qui dirige les éditions Hippocampe ainsi que la librairie Descours à Lyon,  Véronique Yersin des éditions Macula, Andréa Iacovella de La rumeur libre, Françoise Allera responsable de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, et enfin Dominique Tourte qui dirige les éditons invenit et assure, depuis septembre 2021, la présidence de la Fédération Nationale de l’Edition Indépendante. Elles et ils ont accepté d’échanger sur cette période de dérèglement des activités de l’édition. A ces rencontres organisées et structurées dans le temps d’un entretien, s’ajoutent les conversations informelles avec quelques éditeurs rencontrés ici et là dans le cadre du marché de la poésie de ce mois d’octobre 2021.

« Ça nous est tombé dessus brutalement » : la sidération de toute une profession.

 

Ça nous « est tombé dessus, ce fut un raz de marée et cela a concerné tous les éditeurs au même moment, sur tout le territoire»(Dominique Tourte, éd. invenit). Chacun décrit les premiers moments de la crise, s’implique dans le choix des mots, pour traduire au mieux ce profond saisissement, proche de la sidération. Tout s’arrête brutalement, du jour au lendemain. Les librairies ferment dans un tout premier temps, les festivals, les salons et les foires aux livres sont reportés, entrainant l’annulation des projets de lectures, des séances de dédicace, l’outil de communication des « petits éditeurs », ce qui leur permet « de porter le livre et de le présenter » comme le dit D. Tourte , mais aussi de survivre. C’est effectivement là, dans ces situations de vente directe, qu’ils réalisent la majeure partie de leur chiffre d’affaires : « Ça nous occupe 150 jours de vente sur l’année, donc ça représente un gros morceau » précise Andrea Iacovella (éd. La Rumeur libre).

Autant dire que ces suites d’annulations en cascade ont causé un grand tort aux petits éditeurs. Par ailleurs, les maisons de la poésie n’ont pas pu remplir leurs missions d’éducation artistique et culturelle : « on a un certain nombre de rendez-vous réguliers pour des rencontres en direction des populations amateurs pour appréhender l’écriture. On a perdu des relations avec nos partenaires » souligne Françoise Allera (Maison de la poésie Rhône-Alpes).

La baisse de création du livre était inéluctable : Les publications se sont interrompues, en totalité pour certains éditeurs, de façon partielle pour une grande majorité d’entre eux. Maïthé Vallès-Bled constate de nombreux reports de publications parmi les éditeurs présents au le festival 2021. La revue Bacchanales de la Maison de la poésie Rhône-Alpes a rattrapé le retard de trois numéros pour le Marché de la Poésie de ce mois d’octobre.

 

La crise a modifié les pratiques des libraires : les grandes maisons ont pris toute la place

 

Les modifications d’accès aux librairies et les changements de pratiques qu’a dû adopter la profession dans ce mouvement d’affolement ont largement contribué à pénaliser les petits éditeurs. Véronique Yersin (éd. Macula) explique que durant cette période, les lecteurs se sont précipités sur le livre, seul objet culturel disponible. « Les gens commandaient sur vitrine, c’est à dire sur ce qu’ils entendaient à la radio ou dans les journaux : les prix littéraires, beaucoup de BD, de bien-être, de cuisine ». Cet engouement autour du livre a fait illusion : « les gens nous disaient "vous devez vendre beaucoup", je disais "ben non" ». 

La réalité, c’est que dans cette période, « les « grandes maisons ont pris la place ». Le libraire Gwilherm Perthuis soutient cette analyse : « On a vu que les très gros ont vraiment bénéficié de la période, et ont continué de vendre les mêmes titres. Il y a eu un phénomène de concentration vers des livres qui sont déjà très porteurs, qui se vendent bien, qui se vendent tout seuls pourrait-on dire ». Ce qui s’est produit à cette époque traduit le fait que globalement «les libraires ne jouent pas le jeu » de la petite édition. « C’est quelque chose sur lequel on s’inquiétait déjà auparavant, et là ça a été renforcé » surenchérit-il.  « Pour la majorité d’entre eux, ils n’ont pas fait d’efforts pour protéger la petite édition, ils se sont dit "on va vendre du facile", et les éditions plus exigeantes, plus expérimentales, ont souffert davantage » Bien sûr, précise le libraire « tout cela est à nuancer : il n’y a pas eu de recherches d’études encore très précises, de données fiables. Mais, je l’ai senti assez tôt, juste après le 1er confinement, quand tout le monde est revenu en librairie. J’ai entendu beaucoup de libraires dire "chaque mois on a fait un mois de Noël". Je me disais "c’est bizarre, un tel engouement" ».

Ils ont compris durant cette crise, reprend A. Iacovella, « qu’avec moins de marchandise, moins de produits à la vente, ils vendaient et gagnaient plus », ce qui a contribué « à écarter encore plus les petites productions, la poésie, davantage encore » (édition La rumeur libre). Et Pourtant, rajoute G. Perthuis « c’était bien l’occasion pour qu’ils prennent des risques. Ils avaient les mains libres pour prendre le temps de travailler sur des livres dans la longueur et pour expérimenter un peu plus de choses. Mais c’est vrai que les libraires sont toujours un peu précaires ».

En écho, ce constat est renforcé par A. Iacovella qui présente les libraires comme un monde insatisfait, craintif, à cause des difficultés du métier, bien que leur situation ait été consolidée par les aides publiques ou parapubliques. Dès qu’ils ont rouvert, nous explique-t-il, « la première chose qu’ils ont faite, c’est de retourner à l’office tout ce qu’ils avaient en stock : ils ont eu la crainte de se trouver en difficulté et que ça pèse sur leur bilan. Je parle des gros, comme la Fnac… Ils se sont dépêchés de tout vider. Nous avons eu alors un concentré de retours considérables, pas plus qu’avant, mais ils ont été groupés, et le peu qui a recommencé à se vendre en juillet et août a été absorbé par les retours. On n’a rien gagné » (édits La rumeur libre). De plus, la visibilité et la planification des ventes ont été anéantis. Mais « je ne crois pas que c’était une décision de quiconque » nuance V. Yersin. « Les libraires se sont retrouvés sous l’eau, avec un métier qui changeait complètement, qui brutalement a été modifié. Ils se sont retrouvés tout d’un coup avec des commandes insensées, ils n’avaient plus le temps de parler aux gens », et, constate F. Allera, « ils n’ont pas retrouvé le rythme qu’ils avaient avant » (MPRA)

Cette présence massive des « gros éditeurs », qui ont commencé à insuffler de nouvelles habitudes, ne va-t-elle pas contraindre les libraires, et les orienter par la suite ? La question est présente dans l’ensemble des propos.

Résistances, défis et stratégies pour « se relever » et publier autrement

 

Les perceptions de la traversée de la crise par nos interlocuteurs débordent largement la description des difficultés et des effets de fragilisation de la profession, comme le formule entre autres A. Iacovella  : « Il n’y a pas que des aspects de trésorerie. Heureusement, il y a eu un bon rattrapage sur des concrétisations de projets, des reconsidérations de fonctionnement ». De nombreuses prises de décision montrent, à contre-courant d’un climat inquiétant et incertain, une confiance et une projection positive dans « l’après ». Un optimisme qui passe, c’est certain, par des restructurations et développements, par des changements d’organisation et de conceptions. Entre autres exemples, les éditions invenit profitent de ce temps pour initier une nouvelle collection de poésie et La Rumeur Libre concrétise un projet de partenariats avec des collègues éditeurs. Ce projet « qui trainait depuis des mois a nécessite beaucoup de préparation administrative : « on n’avait jamais eu le temps de le faire, là tout le monde était disponible, et on a fini par acter les choses ».

Mais plus fondamentalement, depuis la sortie du premier confinement, émergent et se concrétisent des mouvements de solidarité, d’alliances, de concertation et de réflexions sur le système de l’édition ainsi que sur les écritures artistiques. Un peu partout, il s’est noué de nouvelles façons de concevoir le travail de l’édition : « Une telle crise nous a donné les moyens de travailler autrement » (G. Perthuis). Les menaces qui pèsent sur la profession des éditeurs indépendants a véritablement aiguisé les forces de solidarité et les confrontations de ressources. L’intérêt après cette période, c’est de se fédérer, de « créer un élan renouvelé. Ça évite d’être fatigué, démuni, et d’y aller tous ensemble, c’est très joyeux et ça donne une autre force » (V. Yersin, éd. Macula).

Globalement, en cette rentrée d’automne, soit près d’une vingtaine de mois après le début du premier confinement, s’exprime le sentiment d’avoir survécu, d’avoir fait face au plus urgent, de « s’en être sorti ».

 

Porter la voix de l’édition indépendante : Création de la fédération nationale des éditions indépendantes.

 

L’Association des Hauts-de-France, présidée par Dominique Tourte, association très remarquée depuis plusieurs années pour sa vitalité, sa capacité à inventer des liens libraires/éditeurs, et l’Association des Pays-de-Loire sont à l'origine de la création de la Fédération Nationale des Editions Indépendantes. « C’est vraiment le résultat de tout ce qu’on a vécu avant » précise D. Tourte, qui assure la présidence de cette toute nouvelle fédération. Quelques réunion en vidéo ont été concluantes, et après une année de réflexion, en mai dernier, l’assemblée générale constituante vote le regroupement de 9 associations réparties sur 8 régions de France (2 associations en PACA). Au total, 250 éditeurs indépendants : « c’était le moment, avec cette crise. Il y a plein de problèmes qui restent sur le chemin ». Entre autres exemples le tarif postal, l’un des gros chantiers dont s’est emparé la fédération dans l’objectif d’obtenir l’alignement des tarifs postaux d’envoi de livres sur ceux qui sont accordés à la presse. Actuellement, « ça prend des proportions inadmissibles » explique encore D. Tourte. Pour nous, il est évident que « cette structure ouverte à toute association d’éditeurs indépendants permettra de représenter un poids plus fort auprès des institutions ».

Elle a pour mission de porter la voix des éditeurs indépendants, de favoriser la communication entre eux et de faire valoir leurs revendications et les points qu’ils veulent défendre comme la biblio-diversité. C’est une réponse pertinente face à l’absence de considérations du Syndicat National des Editeurs pour la petite édition estime D. Tourte : « Il y a des myriades d’éditeurs en France disséminés sur les territoires en dehors du radar du SNE, le Syndicat National des Éditeurs, et qui font un travail remarquable», construisant des modèles alternatifs pertinents et qui sans conteste sont des acteurs culturels à part entière.

 

Donner une chance de vie aux ouvrages les moins visibles : Les Désirables

 

Les Désirables, collectif de libraires et d’éditeurs francophones indépendants, récemment créé par Véronique Yersin et Yan Le Borgne (édits Macula) souhaite donner une nouvelle vie  aux ouvrages parus après mars 2020, et plus largement à tous ceux qui sont trop peu visibles, peut-être même déjà oubliés : « En quelque sorte il s’agit de leur donner une seconde chance », selon l’expression heureuse de V. Yersin. « On va proposer des rencontres, des lectures, pour les livres qui n’ont pas été vendus » explique l’éditrice.  « Pour nous, il était essentiel de montrer que nos livres sont désirables»,  des livres  des coups de cœur, pas seulement ceux qu’encense la presse et que relayent les diffuseurs, dont le discours est inévitablement empreint de subjectivité : « les diffuseurs ont quelques secondes par titre, et ils font le tri », ils peuvent gonfler ou abaisser la qualité d’un livre, explique G Perthuis, engagé dans le collectif. « Certains font de véritables hiérarchies par rapport à leur propre ressenti, d’autres sont plus dans le business et vont ne défendre que ce qui plait, ce qui va marcher ».

C’est en référence à de tels constats que les éditeurs engagés dans Les Désirables décident de relever ce défi ambitieux :  faire eux-mêmes le travail que les représentants n’ont pas pu faire pendant un an et demi, c’est à dire : présenter les livres. Il est bien évident remarque G Perthuis que « la présentation par la maison d‘édition est plus subtile et plus agréable que celle qui est proposée par un diffuseur qui présente 350 livres en une heure et demie.  Ça va à une vitesse folle. Là c’est beaucoup plus qualitatif, plus incarné et plus vivant ».  

Les Désirables projettent également de mettre en lumière la diversité et la durabilité du livre, son maintien dans le temps, dans un contexte où il court bien souvent le risque d’être assimilé à une seule dimension marchande. L’enjeu est essentiel pour les auteurs et pour les lecteurs : « dans trop de librairies, il y a beaucoup de livres qui s’épuisent vite » déplore G. Perthuis.  C’est à dire que « pas mal d’éditeurs, les plus gros en particulier, passent à un autre lorsqu’ils considèrent que la vie d’un livre est finie. Ils vont le laisser s’épuiser, sans le réimprimer, certains même vont le supprimer du catalogue ». Pour le libraire, la force des plus petits éditeurs, c’est de défendre un auteur sur le temps, de s’engager en faveur de l’éclosion d’une œuvre : « c’est peut-être ça le plus important. Il y a pas mal de lecteurs qui, lorsqu’ils découvrent un écrivain, aiment bien revenir sur tout ce qu’il a fait auparavant ».

Défendre la diversité des livres, les incarner et les faire durer, surprendre, emporter le lecteur et l’emmener au-delà de ses habitudes et de ses propres frontières : «Personnellement, en tant que libraire, j’ai envie de jouer ce petit rôle et de proposer aux clients des livres qui ne sont pas ceux qu’ils attendaient, de leur faire découvrir des textes qui les étonnent.»(G. Perthuis, Librairie Descours).

Le collectif fédère tous les éditeurs indépendants qui veulent défendre ces objectifs, et il a de fortes chances de s’étoffer dans les prochains mois : déjà 14 maisons d’édition indépendantes, « touche à tout », poésie, mais aussi arts, politique, architecture, sciences humaines, ont commencé à travailler en partenariat avec 4 librairies (Sète, Lyon, Paris) : « On a toujours eu cette démarche depuis 40 ans de passer par les libraires, même si elle l’était de façon moins structurée, moins innovante » nous dit V. Yersin. Elle précise qu’eux non plus « n’ont pas envie de changer de métier, de devenir des manutentionnaires et de faire des livres relayés par une presse anorexique» Ils se disent séduits par le projet du collectif .

Ce projet est conçu comme un moteur commun, entretenu par tous, pour soutenir de façon croisée les ouvrages sortants, mutualiser les événements et faire circuler les informations concernant les lectures et autres manifestations, par voie d’une affiche conçue sous forme d’un calendrier  (http://www.lesdesirables.org/). V. Yersin parle avec enthousiasme de ces échanges de services, de ressources et de compétences, attendues et nécessaires : « On avait besoin de ça, et puis ça génère une sorte d’émulation assez joyeuse, ça nous nourrit beaucoup, pas seulement de lectures, mais aussi d’échanges » et de liens entre tous les acteurs de la chaine du livre, auteurs, libraires, éditeurs, traducteurs, bibliothécaires, distributeurs, diffuseurs, chercheurs, lecteurs… qui habituellement travaillent de façon beaucoup trop isolée, ce qui représente un réel danger pour la petite édition.

 

La rencontre des éditeurs, des poètes et du public : le festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée

 

«Je me suis battue», dit Maïthé Vallès-Bled, pour maintenir les deux dernières éditions du Festival de Sète, en 2020 et 2021.

Malgré les contraintes sanitaires, il n’était pas question pour elle de prendre le risque de perdre ce festival et son principe de rencontres croisées. On s’en doute, cela a nécessité de régler toute une série de problèmes : le réaménagement des itinéraires dans la ville de Sète, le respect des jauges et la réduction des sites de lectures et de débats.  Les autorisations ne furent données que pour une dizaine de lieux, alors que le festival en occupe habituellement une quarantaine. « Il a fallu trouver des stratégies pour faire tenir dans ce nouveau format les 60 à 80 manifestations habituelles », tout en maintenant leur pleine identité. Mais le plus délicat des problèmes auxquels elle a dû s’affronter, en 2021 comme en 2022, c’est la fermeture des frontières, qui laissait en suspens une question cruciale : comment faire pour maintenir la pluralité des langues et des cultures dans une situation qui par définition ne permettait plus d’inviter des poètes de pays extérieurs ? La question est capitale parce qu’elle touche à l’identité même du festival, à la force de l’interculturalité qu’il défend et qui marque, de façon très spécifique, d’une rive à l’autre, les rencontre entre les poètes et entre les poètes et le public.

La solution a consisté, en partie, à inviter des poètes originaires de pays méditerranéens, et vivants en Europe depuis plusieurs années. Des poètes qui continuent à écrire pour la plupart d’entre eux dans leur langue d’origine. « Pour 2021 ce fut par exemple le cas du poète palestinien Raed Wahesh qui vit en Allemagnesi bien que nous avons pu avoir non pas des représentant de tous les pays mais des représentants de toutes les langues des différentes parties de la Méditerranée, je dirais de la Méditerranée africaine, de l’Afrique du Nord, orientale, des Balkans. Nous avons pu ainsi inviter des représentant de toutes ces Méditerranées ».

Le Festival des Voix Vives, passerelle entre poètes/éditeurs et entre éditeurs/public, a donc fonctionné d’une façon toute particulière ces deux dernières années. Mais pour autant « les deux éditions 2020 et 2021 sauvées des eaux in extremis, ont été magnifiques » se réjouit M. Valles-Bled. « Et je peux dire, ajoute-t-elle, que  cela m’a été dit en permanence, non seulement par les éditeurs, habités par cette joie d’être là et de rencontrer du public, mais aussi par les poètes, et par le public, tous, tellement surpris et heureux de pouvoir se retrouver. A vrai dire, ils ne s’attendaient pas au maintien du festival. Des spectateurs sont venus nous voir pour nous dire des choses fortes, et très souvent avec des larmes. Je n’avais jamais vu ça, une si belle réaction du public. Les circonstances ont véritablement permis de réaliser combien il était important  de partager et de prendre confiance en l’autre, de s’appuyer sur la poésie ».

Françoise Allera, présente sur les deux dernières versions du Festival, partage ce même enthousiasme : « cette année c’était un public très intéressé, très concerné par la poésie : des gens engagés dans les associations et proches des poètes. Les autres années, on a vu plus de touristes. Il y avait, cette année peut-être, moins de poètes venus de l’étranger. Mais c’est déjà très fort, très, très fort, de l’avoir maintenu, c’est un travail colossal ». Pour sa part, elle déclare avoir réalisé cette année au Festival des Voix Vives « des recettes bien supérieures aux années précédentes ».

 

La poésie est «in-confinable » 

 

L’écriture poétique occupe une infime place au cœur du système de l’édition, non pas en masse d’édition, mais en pouvoir de vente, et l'épidémie de covid a incontestablement accentué ce paradoxe. « Elle est systématiquement reléguée des préoccupations de tous ceux qui auraient les moyens de la transmettre et d’en permettre largement la réception » regrette M. Vallès-Bled : « elle est si peu présente dans les médias, les journaux, les émissions ». Pourtant, elle connaît toujours le même vrai succès dans les pratiques, toutes les pratiques de rencontre, de réseaux, d’ateliers, de festivals. La forte fréquentation du marché de la poésie de ce mois d’Octobre 2021 en témoigne sans aucune réserve. Et cela même lorsque ces pratiques sont virtuelles, comme elles le furent dans ces derniers temps de confinements. De l’avis de tous les éditeurs et libraires rencontrés autour de ce dossier, et malgré les paralysies d’édition, les incertitudes, et les solitudes, elle est vivante. Et peut-être même que, plus elle est empêchée, plus elle parle fort. C’est parce qu’ « elle nous humanise et crée des partages inédits » nous dit  M. Vallès-Bled avec beaucoup de conviction : « La parole poétique interroge l’essentiel, l’humain, et elle est un regard sur l’autre. Le festival transmet tout cela ».

Fondamentalement, « l’humanité a besoin de livres, d’écritures » déclare A. Iacovella. C’est plus que ça, encore « sans, livre et sans poésie, il n’y a pas d’humanité. C’est ce que nous avons fait de mieux pour nous civiliser. On n’a rien trouvé de plus puissant ».

Et les éditeurs l’ont constaté, durant ce confinement, les gens ont beaucoup écrit, « avec des formes d’écriture qui sont en train de s’ouvrir, de se diversifier », remarque A. Iacovalla.  Peut-être même que dans ce temps de crise, poursuit l’éditeur « un certain nombre de poètes se sont mis à écrire d’une façon un peu obsessionnelle, tous les jours. On peut dire que, pour beaucoup, le rituel de l’acte d’écrire a débordé l’intention d’écrire, et que cela se lit dans les manuscrits reçus. Mais ils ont fait appel à ce qu’il y a de plus intelligent, non pas pour donner une explication à ce qui arrivait, mais pour pouvoir affronter cette situation impensablequi nous tombait dessus ». Sans doute « pour essayer de combler la béance » qui est arrivée par l’événement covid. « Ça sert peut-être à ça un éditeur. Je dirai ça sert surtout à ca. C’est le lien entre l’édition, le livre, et l’humanité. L’écriture de poésie a un effet inépuisable, infini, qui nous remet à notre place. C’est la seule façon de pouvoir aborder le monde, et ce phénomène ne va pas se clore du jour au lendemain, c’est quelque chose qui reste absolument ouvert », ça ne s’arrêtera pas.

Ces entretiens montrent combien chacun a œuvré, lutté contre la tempête, semant ici et là des idées, des liens, des espérances, proposant et réalisant des actions et réveillant des dialogues, par tous les moyens encore possibles, pour retrouver un mode de fonctionnement, non pas un fonctionnement normal, ou comme celui d'avant, mais qui dépasse « l’avant ». Et c’est par l’innovation, par-delà les habitudes, les assignations et les attendus, ainsi que parallèlement, par l’analyse des système actuels qui assurent la diffusion du livre, par l'analyse de ses fissures et de ses potentiels, que se mesure la mobilisation des éditeurs indépendants après la crise. « Ça nous a secoués, un tel ébranlement, ça interroge à tous les niveaux, social, économique, culturel voire ontologique » (D. Tourte). Et lorsque les choses s’éclairent, elles deviennent transformables. Mais il faut être là, présents, faire le guet. M. Vallès-Bled nous le transmet en toute fin de nos échanges : « il reste beaucoup à faire pour la survie de la poésie. La culture est un combat, et au sein de la culture la poésie est un combat plus grand encore ».