Claudia Schvartz : Grand soif de lumière

Poète et éditrice argentine, Claudia Schvartz interroge particulièrement les relations humaines, la fiabilité des conversations et l’interprétation à donner aux sous-entendus, rejoignant en s’y impliquant personnellement les ambiguïtés relevées par Nathalie Sarraute dans Les fruits d’or et dans L’ère du soupçon, à propos du jeu entre conversation et sous-conversation.

Ainsi écrit-elle dans son recueil Alcanfor (p. 74) :

Tomo nota

¿Nota en falso 
O falsa nota?
Ya no sé quién es quién
Dado el paso
Felonía o apariencia 
Echado el dado está

Je prends note

Note fautive 
Ou fausse note ?
Je ne sais toujours pas qui est qui
Une fois franchi le pas
Félonie ou apparence
    Les dés sont jetés

 

Mais les incertitudes à propos de « qui est qui » s’inscrivent dans un cadre plus large : celui du monde lui-même, pris de contradictions entre l’histoire fautive et les fautes à réparer, sans savoir si le temps suffira à modifier l’horizon. L’exigence est minée par le doute :

 

Hay y no hay tiempo
Tiempo hacia el mundo o pequeños tiempos
hacia la descendencia
un futuro que debe
por fuerza tiene que ser distinto
Tantos han sido los fracasos
Algo, alguien tiene que salir limpio

(Poemas impugnados, p. 45)

 

Il y a, il n’y a pas le temps
Du temps pour le monde ou des temps courts
pour les descendants
un futur qui doit
qui se doit d’être différent
Tant de catastrophes se sont produites
Quelqu’un, quelque chose de pur doit en sortir 

 

Cet humanisme trempé dans l'inquiétude et l’amour des êtres au-delà de tout caractérise la poésie de Claudia Schvartz. Une poésie qui s’écrit directement avec l’âme plutôt qu’avec la pensée seule, et qui s’exprime dans la sobriété et la modestie de qui a grand soif de lumière.

 

∗∗∗

Poèmes de Claudia Schvartz

Traduction Jacques Rancourt

HUESITOS

Como aire sobre la hornalla
Este trueno interminable
Ronco soplido
 el calor
Sobre mi espíritu en congoja

Luchaba por encontrar una palabra
que abriera en la dolida expresión
cargada de voluntarioso esfuerzo 
un rostro que pensara con bondad
el incontenible curso de la vida

Sí, muy parecidas
Pero esencialmente opuestas
Huir de mí?
Huir las dos
Acaso es este peso mi existencia?

Confabulaba
gestos contra palabras
Pero no se trataba de hipocresía
Un punto ciego, tal vez
Toda nitidez pasa en el cuerpo
Y requiere estricta línea de tiempo
Poder pensar

Esa tristeza no es fácil de mitigar
Al menos si se abriera una nueva perspectiva
Eso desea quien se duele
Y no tolera la obscena invasión de los sentidos
Ni regresa a los lugares
Donde -un cordial saludo, quizá -
La sorprendiera

Aquella antigua voz
Un peldaño o la rama florida
Que idéntica
Sobre el muro          
Extiende su insistencia estremecida

 

KITKATS

Comme l’air sur le poêle
ce tonnerre sans fin
ce souffle rugueux
cette chaleur
sur mon esprit affligé

Elle s’efforçait de trouver un mot
qui ouvrît dans son expression chagrinée
pleine de bonne volonté
un visage abordant avec bonté
le cours imparable de la vie

Oui, très semblables
mais essentiellement opposées
Me fuir ?
Fuir toutes deux ?
Ma vie serait-telle ce fardeau ?

Elle emmêlait
gestes et paroles
Mais il ne s’agissait pas d’hypocrisie
Un angle aveugle, peut-être
que toute clarté passe par le corps
et que de pouvoir penser
requiert une chronologie bien ordonnée

Cette tristesse n’est pas facile à atténuer
au moins si s’ouvrait une nouvelle perspective 
c’est ce qu’attend la personne qui souffre
sans tolérer l’invasion obscène des sens
ni retourner sur les lieux
où… un salut cordial, peut-être…
la surprendrait

Cette voix ancienne
échelle ou branche fleurie
qui inchangée
sur le mur
vacille avec obstination

 

HEL EGOÍSMO DE LOS SANOS

a la memoria de Cacho Rascovsky

-Nada de música. Ni televisión. Ni radio. No quiero nada. 
Sólo silencio.

-Pero yo podría leerte lo que quieras, le dije. El 
Cantar, si querés. O…

Los grandes ojos se abrieron inmensos. Y sus 
labios. Los dientes pequeños.

-La boca rara, tengo. Seca y áspera. No sé por qué. 
Sed no tengo. Viste la sonda. Pero tengo que comer. 
Muchas veces al día. Me paso el día comiendo. Qué 
cansancio. Otra vez comer…

Había abierto los ojos, tal vez sintiendo la presencia 
de alguien otro en la habitación. En la cama de al 
lado, la presencia de un enfermo silenciaba las 
voces, acercaba los gestos.

-Yo dije que no quería ver a nadie.

-Pero yo no podía dejar de venir. Qué vas a hacer. 
No podía.

-Viene mi hermana y se sienta ahí con todas las 
cosas que sé que tiene que hacer. Una pérdida de 
tiempo. Y me dice que no tiene nada que hacer. 
Pero hace. Me cambia todo de lugar. Arregla. Pero a 
su manera. Cuando se va, así sin lentes, no 
encuentro nada.

El egoísmo de los sanos- pero no lo dije. Todo lo 
que no fuera silencio o escucharlo, a él, era ruido.

-¿Y ahora qué hora es? ¿Las siete?

-No, todavía falta… recién son las cuatro.

-¡Las cuatro!

 

LÉGOÏSME DES BIEN PORTRANTS

à la mémoire de Cacho Rascovsky

– Pas de musique. Ni télévision. Ni radio. Je ne
veux rien. Juste le silence.

– Mais je pourrais te lire ce que tu veux, lui dis-je.
Le Cantique des Cantiques, si tu veux. Ou...

Ses grands yeux s’écarquillèrent. Ses lèvres aussi.
De si petites dents.

– J’ai la bouche bizarre. Sèche et râpeuse. J’ignore
pourquoi. Je n’ai pas soif. Tu as vu la sonde. Mais il
faut que je mange. Plusieurs fois par jour. Je passe
ma journée à manger. Quelle fatigue. Manger
encore une fois...

Il avait ouvert les yeux, sentant peut-être la présence
de quelqu’un d’autre dans la pièce. Sur le lit d’à
côté, la présence d’un malade faisait baisser les
voix, rapprochait les gestes.

– J’ai dit que je ne voulais voir personne.

– Mais je ne pouvais pas m’empêcher de venir. Que
veux-tu. Je ne pouvais pas.

– Ma sœur arrive et s’assoit ici avec toutes les
choses qu’elle a à faire. Une perte de temps. Et elle
me dit qu’elle n’a rien à faire. Mais elle le fait. Elle
me déplace. Rectifie. Mais à sa manière. Quand elle
s’en va, moi, sans mes lunettes, je ne retrouve rien.

L’égoïsme des gens bien portants – mais je ne l’ai
pas dit, elle. Tout ce qui ne fût pas silence ou de
l’écouter, lui, n’était que bruit.

– Et maintenant quelle heure est-il ? Sept heures ?

– Non, pas encore... quatre heures vient de sonner.

– Ah ! quatre heures !

 

NERVADURAS

El país sin mi padre
Todos sus ecos en el comentario
Hay quién
y quien no

La voz sonríe … a veces
Otras, trae una indecible tristeza
o vibra en violencia insolente
La misma voz, moviendo sus sonidos

Sintió pudor
al hablarme del nene
pudor, tal vez
o temió que envidiara
su inmensa felicidad de ancestro

 Ah, Vida, apasionante vida!

 

NERVURES

Le pays sans mon père
Tous ses échos dans la remarque
Il y en a qui
et d’autres non

La voix sourit... parfois
D’autres fois, elle traîne une tristesse indicible
ou vibre dans une violence insolente
La même voix, changeant de ton

Il resta discret
en me parlant du petit
discret, ou peut-être
craignit-il que j’envie
son immense bonheur de grand-père

Ah, la Vie, passionnante vie !

 

 

Como tantos libros que demoro en leer

Al fin he dado con éste
Y aunque tanto tardé en llegarle
Era libro para mí.
Tal vez su autor tuviera mi edad actual
Y entonces sí los espejos funcionan como puertas
Y quiebran el tiempo lineal en un solo verso
Chispa que acalla todo el resto

Discurrir. Y de pronto
La defendida pena
Es transparente
Y se repliega si la quiero consentir

Ya no sé qué es lo que me enciende
Más bien siento el peso de las cosas
reúno amistades siempre esquivas
soy una lejana amiga de la infancia
…¡ah otra vez sin terminar el verso!

 

Comme tant de livres que je mets du temps à lire

Je suis enfin tombée sur celui-ci
et bien que j’aie tant tardé à le trouver
c’était un livre pour moi.
Peut-être son auteur avait-il mon âge actuel
et alors les miroirs fonctionnent comme des portes
et brisent le temps linéaire en un seul vers
une étincelle qui étouffe tout le reste

Réfléchir. Et aussitôt
le chagrin intime
transparaît
puis s’éloigne si j’y consens

Je ne sais plus ce qui m’excite
je sens mieux le poids des choses
je recueille des amitiés toujours fuyantes
je suis une amie lointaine de l’enfance
… ah une fois de plus sans finir le poème !

 

Lecture en français par des étudiantes du Professorat et du Traductorat de français du Lenguas Vivas Juan R. Fernandez et en espagnol par Claudia Schvartz, traductrice de l'ouvrage publié en Argentine par les éditions Leviatán.

Présentation de l’auteur




Alessandro Rivali, La Tomba degli amanti, La Tombe des amants (in La Terre de Caïn)

L attesa è lunga,
il mio sogno di te non è finito.
EUGENIO MONTALE, Il sogno del prigioniero

L'attente est longue,
Je n'ai pas fini de rêver de toi.
EUGENIO MONTALE, Il sogno del prigioniero

I

Non volevi la città dei morti,
eppure ti rapirono i tulipani,
le spose sfiorate dagli angeli.

Gli amanti fissati nella pietra:
hai abbracciato Maria Delmas,
una storia di sangue del 1908.

Contemplavi la giovinezza
sempre sospesa in un bacio.

Mi insegnavi quanta verità
trova riparo nella tenerezza.

I

Tu ne voulais pas de la cité des morts,
les tulipes pourtant te capturèrent
épouses effleurées par les anges.

Les amants gravés dans la pierre:
tu as étreint Maria Delmas,
une affaire de sang de 1908.

Tu contemplais la jeunesse
à jamais suspendue dans un baiser.

Tu m'enseignas combien de vérité
se refugie dans la tendresse.

II

Baciava la fronte di lei
sapendo l’eredità dell’addio,
la sua ultima corona.

Dialogava con la nostalgia,
sentimento senza polarità,
diverso dall’odio e dall’amore.

Desiderava unirsi a lei,
che si torceva nel buio
e sempre lo richiamava
tra le polveri di Staglieno.

2

Il l'embrassa sur le front
conscient de l'héritage des adieux,
sa dernière couronne.

Il dialoguait avec la nostalgie,
sentiment sans polarité,
différent de la haine et de l’amour.

Il désirait s'unir à elle,
qui se tordait dans le noir
et toujours le rappelait
parmi les cendres de Staglieno.

 

III

Ricordava l’alba del loro amore,
l’identità che avevano lambito,
superiore alla somma dei singoli,
sintesi perfetta di carne e spirito:
anime dilatate nella promessa
di strade e orizzonti insieme.

E ardore di conoscenza
e una lunga discendenza.

Avrebbero superato creste,
crisi tra essere e dover essere,
la paralisi della volontà
che aveva ferito i loro padri.

3

Il se souvenait de l'aube de leur amour,
l'identité effleurée,
supérieure à la somme des individus,
synthèse parfaite de chair et d'esprit:
âmes dilatées dans la promesse
de routes et d'horizons communs.

Et l'ardeur de la connaissance
et une longue descendance.

Ils auraient passé des crêtes,
crise entre être et devoir être,
paralysie de la volonté
qui avait blessé leurs pères.

IV

Rivide il padre al greto dello Scrivia
e la fungaia sugli Appennini:
il male si alzava improvviso,
la testa dell’aspide sui rami.

Venivano donne del passato,
icone gelide e seduttrici,
che tarlavano il sogno di lei.

Lei che sapeva accogliere
e sorrideva in silenzio.

Memoria e insonnia erano
i sigilli della sua reggia.

 

4

Il revit son père sur la grève de la Scrivia
et la champignonnière sur les Apennins:
le mal dressé à l'improviste,
la tête de l'aspic sur les branches.

Venaient des femmes du passé,
icônes glacées et séductrices,
qui rongeaient son rêve d'elle.

Elle qui savait accueillir
et en silence souriait.

La mémoire et l'insomnie étaient
les sceaux de son royaume.

 

V

Lucciole nella notte di velluto:
anche questo è paradiso.

Caino apriva il quaderno,
contemplava pianure tra le stelle,
accordava luce e dolore
nel nucleo estetico ed esistenziale.

Sillabava il nome di lei
che nel sogno rifioriva in vita.

 

5

Des lucioles dans la nuit de velours:
cela aussi est  paradis.

Caïn ouvrait le cahier,
contemplait les plaines des étoiles,
accordait lumière et douleur
dans le noyau esthétique et existentiel.

Il épelait son nom à elle
qui dans le rêve  fleurissait de nouveau à la vie.

 

VI

Eppure in origine
i due erano una carne sola.

Cercava nelle storie,
nelle intense corrispondenze,
tracce della felicità primaria.

Un Eden appena intravisto.

Doveva esserci il giardino,
la terra toccata dai mistici,
la città dei desideri accordati.

Nei sogni anche lei tornava,
l’ultimo luglio del liceo,
con lo smalto e il vestito turchese.

6

Pourtant à l'origine
les deux étaient une seule chair.

Il cherchait dans les récits,
dans les correspondances intenses,
des traces du bonheur initial.

Un Eden à peine entrevu

Il devait y avoir le jardin,
la terre touchée par les mystiques,
la cité des désirs exaucés.

Dans les rêves elle aussi revenait,
le dernier juillet du lycée,
du vernis sur les ongles et sa robe turquoise.

 

VII

Riposava nella luce di Genova
e ritornava alle cose ultime:
se la condizione finale fosse
amore o pura contemplazione.

E il pensiero cadde su di lei
che volle conoscere per ardore.

Ricordò gli anni del liceo,
la prima lezione di filosofia,
come lambire la vita felice.

 

7

Il se reposait dans la lumière de Gênes
et retournait aux choses dernières :
si la condition finale était
amour ou pure contemplation.

Et la pensée tombait sur elle
qu'il voulait connaître par ardeur.

Il se souvint des années de lycée,
le premier de philosophie,
comme frôler la félicité.

L'écho du Symposium de Platon
s'était répandu entre les bancs,
le garçon saisit la définition
d'Eros, né de divinités mineures,
d'inquiétudes et de privations.

 

Alessandro Rivali présente son recueil de poèmes La caduta di Bisanzio au Circolo Cerizza de Milan, le 27 avril 2011. La réunion était organisée par Anna Lamberti-Bocconi. La vidéo est réalisée par Saul Stucchi pour ALIBI Online, www.alibionline.it.

∗∗∗

L eco del Simposio di Platone
si era diffuso tra i banchi,
il ragazzo colse la definizione
di Eros, nato da divinità minori,
da inquietudini e privazioni.

L'écho du banquet de Platon
s'était répandu parmi les bancs.
Le jeune homme saisit la définition
d'Eros, fils de divinités mineurs,
d'inquiétude et de privation

 

VIII

Si addormentava sulle foto di lei
come per un richiamo, un segno
per riaverla almeno in sogno.

C’era invece un vecchio ustionato,
che parlava di creature fluviali
e onagri in corsa nel vento,
di come fosse senza ritorno
il quesito sulla sorgente del buio.

 

8

Il s'endormait sur ses photos d'elle
comme pour un rappel, un signe
pour la ravoir au moins en  rêve.

Il y avait au contraire  un vieil homme brûlé,
qui parlait de créatures fluviales
et d'onagres courant dans le vent,
de comme était sans retour
la quête sur l'origine des ténèbres.

 

IX

Fu lei ad accendere la notte,
epifania chiamata dal sogno,
tra cavalcavia e torri di smalto:
un nuovo amore vestito di alba,
oltre la torba del possesso.

Lei scese in forma d’airone,
vicino al lago degli indemoniati,
splendida nella sua seta turchese.

Poteva riposare in quegli occhi,
nelle estasi in volo di Chagall,
segno della stella senza tramonto.

9

C'est elle qui éclaira la nuit,
épiphanie appelée du rêve,
entre des viaducs et des tours en émail:
un nouvel amour vêtu d'aube,
au-delà de la tourbe de  possession.

Elle descendit sous forme de héron,
près du lac des possédés,
splendide dans sa soie turquoise.

Elle pouvait se reposer dans ces yeux,
dans les extases en vol de Chagall,
signe de l'étoile sans déclin.

 

X

Seguì la gioia dei murales,
una concentrica danza di Miró
negli allucinati notturni di Milano.

“Se devi dimenticarmi,
fallo, ma molto lentamente”,
ritornava il ritmo di Quintana

Rivide il liceo sulla collina
e la promessa per ritrovarsi
nella terra dei contemplativi.

10

Suivit la joie des fresques,
une danse concentrique de Miró
dans les nocturnes hallucinés de Milan.

«Si tu dois m'oublier,
fais-le, mais très lentement ",
revenait le rythme de Quintana .

Il revit le lycée sur la colline
et la promesse de se retrouver
dans la terre des contemplatifs.

 

Le poète Alessandro Rivali lit sa nouvelle Rouge, à l'occasion du toast de Noël organisé par Edizioni Ares dans ses bureaux de Milan, le 22 décembre 2011. Vidéo éditée par Saul Stucchi pour ALIBI Online, www.alibionline.it

∗∗∗

ÖTZI

 

XI

Adamo raccontava del giardino,
di lunghi giorni a donare i nomi:
ai coralli dei fondali, alla festa
bianca delle orchidee, ai cardi,
alle falene sospese nel vento.

Eppure, i colori sbiadivano
se ricordava quel lento sogno,
quel risveglio tra i fumi dell’alba,
quando vide lei per la prima volta
a piedi nudi sull’erba del giardino.

 

11

Adam racontait le jardin,
les longues journées pour donner des noms:
aux coraux des fonds marins, à la fête
blanche des orchidées, aux chardons,
aux phalènes suspendues au vent.

Pourtant, les couleurs se fanaient
s'il se souvenait de ce lent rêve,
ce réveil dans les fumées de l'aube,
quand il la vit pour la première fois
pieds nus sur l'herbe dans le jardin.

 




Des difficultés de l’édition indépendante en temps de syndémie Covid-19

Les années Covid ont entrainé des fermetures et des restrictions qui ont concerné des lieux où les éditeurs de poésie avaient l'occasion de présenter leurs livres et de les vendre. Librairies, festivals, lieux où des lectures étaient organisées, tout a été fermé, reporté, empêché. Les conséquences sont lourdes, et ceux qui consacrent leur vie à l'édition et à la promotion de la poésie en ont fait les frais, malgré les aides du gouvernement. Aujourd'hui ils survivent, mais devront affronter une crise économique qui ne manquera pas de faire suite à la crise sanitaire. Nous leur avons demandé comment ils ont vécu, survécu à cette déferlante de cessations. Guillaume Basquin conseiller éditorial et co-fondateur des éditions Tinbad nous a répondu.

∗∗∗

 

La première difficulté pour l’édition, inimaginable auparavant pour tout esprit équilibré et rationnel, fut la fermeture du dépôt légal des livres pendant plus de 3 mois, et alors que ledit dépôt se fait par envoi postal.

Je ne suis pas sûr qu’une telle fermeture arriva pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’on y réfléchisse bien : cela veut donc dire que pendant 3 mois, on n’a pas pu publier de livres en France, hormis sous le manteau, ni créer de nouvelle revue…

La seconde difficulté fut la fermeture des librairies, considérées lors des 2 premiers confinements comme commerces non-essentiels (pour qui ?), et alors même que les librairies sont des lieux de faible fréquentation, où les interactions sociales sont très modérées, voire inexistantes.

La troisième difficulté fut l’annulation de tous les salons du livre en 2020, puis au premier semestre 2021, et alors que ces salons entrent pour une part importante des rentrées financières de la petite édition (bien plus importante, en pourcentage, que pour la grande et moyenne édition).

La quatrième difficulté fut l’imposition du masque obligatoire dans tous les lieux clos, sans limite de temps jusqu’à présent, et sans même que cette mesure ait fait ses preuves (pas d’étude probante, ni en laboratoire, ni in vivo (étude danoise), ni par comparaison (par exemple avec la Suède, ou entre États américains voisins).

Une partie de l'équipe rédactionnelle du numéro 5 de la revue "Les Cahiers de Tinbad" présente ce numéro, en compagnie de Jules Vipaldo, qui venait de publier son "Banquet de plafond" aux éditions Tinbad. Voici la première partie de la rencontre, consacrée aux Cahiers de Tinbad, avec Christelle Mercier, Claire Fourier, Gilbert Bourson, Jacques Cauda et Claude-Raphaël Samama.

Pour les éditions Tinbad, cela nous a décidés à annuler toute rencontre en librairie, par désaccord fondamental avec cette politique de Terreur (une librairie n’étant pas le métro aux heures de pointe, le SARS-CoV-2 n’étant certainement pas la choléra ou la peste) : accepter le masque en rencontre littéraire, c’est accepter la Terreur… Roland Barthes l’avait dit, « le vrai fascisme ce n’est pas de forcer à faire, mais de forcer à dire »… Concrètement, la dernière rencontre en librairie pour avec l’un quelconque de nos auteurs remonte à février 2020… La visibilité en librairie s’en trouve drastiquement diminuée, ainsi que le chiffre d’affaires annuel. La conséquence directe été la diminution des tirages moyens, passés de 300 à 200.

La cinquième et dernière difficulté aura été l’imposition du « pass ‘sanitaire’ » dans les salons, y compris au Marché de la poésie 2021 ; en accord avec les idées de « désobéissance civile » rapportées dans l’Appel Antigone lancé initialement par l’écrivain, critique et poète Philippe Thireau sur un blog Médiapart, et parce que cette ségrégation « sanitaire », en vérité un tri biopolitique, n’est aucunement en accord avec nos valeurs ou notre idée de l’homme libre en pays de droit, Tinbad a décidé de ne pas y participer, pas plus qu’à ceux de la revue ou de « l’autre LIVRE »… Vivement 2022 !…

Pour les 2 premiers confinements, l’honnêteté requiert de souligner que les aides de la Région Île de France, basées sur la perte de Chiffre d’affaires, ont permis aux éditions Tinbad de passer l’année 2020 sans trop d’encombres au niveau des comptes, car nous avons eu peu de frais d’imprimerie (seulement 3 livres sont sortis) ; mais tout ceci est purement virtuel : l’économie de la petite édition, comme celle de la France entière, est sous perfusion totale ; en un mot, tout est devenu virtuel, l’économie y compris.

Espace l'autre LIVRE, en 2020 dans le cadre de La Nuit de la lecture, Guillaume Basquin a lu un extrait de son ouvrage (L)ivre de papier, paru aux éditions Tinbad.

Concernant les lecteurs, on aurait pu s’attendre à un rebond de la lecture, compte tenu de la fermeture de toutes les autres activités culturelles ; ce n’est pas, malheureusement, ce qu’ont constaté les éditions Tinbad : dans l’ensemble, la vente réelle des livres a chuté, faute de rencontres réelles et de salons. La petite édition indépendante ne vit pas de communiqués de presse !… Il semblerait que la population française vit de plus en plus les yeux rivés à ses écrans, et à ses réseaux sociaux — qui ont pris la plus grande place dans les activités de « lecture » des citoyens. Qui lit encore la critique littéraire ? Combien sommes-nous ? On attend avec impatience que les journaux nous parlent d’autre chose que du SARS-CoV-2…




La Maison de la Poésie Jean Joubert et ses partenaires en période de “distanciel”

Comme tout le monde, en raison de la crise sanitaire, nous avons été confrontés à l’arrêt brutal des activités en mars 2020. Au beau milieu du Printemps des Poètes, un de nos temps forts de l’année,  comme tous les lieux culturels, nous avons dû fermer dans l’urgence, renoncer à notre programmation, annuler, reporter…et réagir, inventer. Imaginer d’autres formes pour continuer à faire partager et circuler la poésie. 

Le Printemps des Poètes 2020 avait commencé dans une sorte d’insouciance : affluence à l’ouverture avec « l’anthologie orale et éphémère » sur le thème de l’année, (le bienvenu Courage ! ), public nombreux pour Soulages intime au Musée Fabre, Poésie chinoise : modernité, à la Médiathèque centrale Emile Zola, Jeunes pousses irlandaises, Laura Tirandaz (avec le théâtre des 13 vents), Génération poésie debout, avec Francis Combes et ses jeunes poètes. Et tout à coup, report des rencontres…Ariel Spiegler et Etienne Paulin, Jean D’Amérique, Pierre Vinclair, Estelle Fenzy…à plus tard, à bientôt… Comment réagir ?

 

Jacques Guigou dit quelques unes de ses strophes choisies dans ses derniers recueils. À Montpellier, Maison de la poésie Jean Joubert. Soirée "Deux poètes et la mer" (avec Jean-Louis Kéranguéven), 24 janvier 2019.

Nous avons la chance et la force d’avoir de nombreux partenaires, (musées et médiathèques, centres culturels) et nous avons eu l’impression d’une réaction collective très rassérénante.

En « distanciel »…
Filmer, enregistrer, constituer des archives

Avec le Musée Fabre et le Musée Paul Valéry, a tout de suite été mise en place la solution des tournages vidéos pour  les rencontres, visites poétiques, lectures concerts, qui ne pouvaient avoir lieu « en présentiel », devant du public.

Estelle Fenzy, Alain Andreucci et Claire Menguy, ont été filmés au Musée Paul Valéry, la visite poétique et musicale Pour saluer Frédéric Bazille, avec le comédien Stéphane Laudier et les musiciennes Isabelle Mennessier et Héloïse Dautry, au Musée Fabre,  et les lectures Saison contemporaine : Bloch/Bordarier/Arnal  enregistrées en studio par des comédiens.

A la Maison de Heidelberg, nous avons filmé les lectures bilingues, par Nadine Gruner et Stéphane Laudier, comédien, du poète Hans Magnus Enzensberger.

Peu enthousiastes à recourir aux « visios » et aux vidéos par téléphone, nous avons fait appel au vidéaste Gérard Corporon, pour réaliser de petits films dans notre lieu. Nous avons créé notre chaîne Youtube, et nous avons ainsi constitué une collection de précieuses archives, où l’on peut voir et écouter James Sacré, Jean D’Amérique et Lucas Prêleur, Raphaël Segura, Pierre et Patrice Soletti, le musicien Ramon Prats,  la poète Rosa Pou, Jean-Marie de Crozals, Sylvie Fabre G, la violoncelliste Claire Menguy, et les enregistrements partagés avec nos partenaires.

Partager, échanger, faire savoir

La poésie n’est pas un divertissement que l’on peut différer, elle est une nourriture et un partage quotidien. Les réseaux sociaux et le blog de la Maison de la Poésie Jean Joubert  ont été des outils essentiels car ils nous ont permis de garder le contact, la visibilité,  et de continuer à communiquer avec tous les passionnés qui suivent nos activités. Nous nous sommes rendu compte que ce public de l’ombre, du « distanciel », nous serait toujours fidèle. Nous avons donc utilisé largement nos pages Facebook, créé de nouvelles pages sur le blog, et ainsi étendu notre audience. Nous avons remarqué bien sûr la forte consultation des revues en ligne, des sites, des blogs.

Maison de la Poésie Jean Joubert. Printemps des Poètes. Nul chemin dans la peau que saignante étreinte. Concert littéraire Jean D'Amérique et Lucas Prêleur Partie 5 : à James Noël, Makenzy Orcel, James Saint-Félix, et d’autres allié(e)s contre les codes.

Publier

Notre blog, très consulté, est devenu aussi pour un temps un outil de publication. 2020 a vu la disparition de l’un de nos plus grands amis : le poète  Frédéric Jacques Temple. En 2021, qui aurait été l’année de ses 100 ans, nous n’avons pas voulu renoncer à lui rendre hommage. J’ai alors demandé à une vingtaine de poètes, amis proches, d’écrire ou de nous confier un texte pour saluer sa mémoire. J’ai reçu, immédiatement, des merveilles. Quel réconfort ! La publication, sur le blog, pour le Printemps des Poètes 2021, a connu un immense succès. Les éditions Méridianes et Domens nous ont alors proposé de publier en volume cet ensemble de textes, et c’est ainsi qu’est né  Dans le soleil de tes mots .

Une autre publication a été très consultée : les « Poèmes pour le confinement », réunis par le poète Claude Adelen, soucieux de donner à chacun, chaque jour, un peu de la nourriture poétique qui a été la sienne tout au long de sa vie. Merveilleux partage avec un érudit et un amoureux de la poésie dans toutes ses époques et métamorphoses. Un projet de publication en volume est également en cours.

Figurent aussi sur le blog les textes écrits par les lauréats des « Nouvelles Voix d’Ici », notre dispositif d’encouragement à la création, ainsi que les textes écrits par les participants à l’atelier d’écriture. Le poète Patricio Sanchez, animateur, a continué ses séances en visioconférence.

Maison de la Poésie Jean Joubert, Printemps des Poètes, En mémoire de Frédéric Jacques Temple par James Sacré.

En « présentiel » … Les festivals

Festival Voix Vives à Sète

Fidèles du festival porté par Maithé Vallès-Bled, nous n’avons pas participé en 2020 au festival Voix Vives, faute de volontaires pour tenir le stand, en ces temps incertains et risqués.
En revanche, nous étions bien présents en 2021, pour présenter sur notre stand les publications de nos adhérents, et pour des lectures sur le podium de la Place du Livre. Renouer avec le plaisir de la rencontre, de l’échange direct…

Festival de poésie sauvage à la Salvetat-sur-Agoût.

Quel beau nom ! Il correspond tout à fait à l’esprit libertaire de cette manifestation qui se déroule pendant les belles journées de la fin août, presque entièrement à l’extérieur, dans divers lieux (jardins, bords de rivière, merisier…) dans ce village des Hauts-Cantons de l’Hérault où  Jean-Marie de Crozals, un « fou magnifique », selon l’expression de Jean-Pierre Siméon, parrain du festival 2021, fait vivre à tous sa passion de la poésie. Poésie en pleine nature, dans le partage spontané. En 2020, ce fut un havre d’insouciance dans cet été d’incertitude. En 2021, une jubilation, autour de la parole enthousiasmante de Jean-Pierre Siméon.

Printemps des Poètes. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier. Partie 4 : Le monde contemporain : Laurence VIELLE,  JMG LE CLEZIO, Philippe JACCOTTET.

Festival des Sources Poétiques, à Saint-Chély d’Apcher.

Nous soutenons ce nouveau festival porté par le poète Benjamin Guérin au cœur de la Lozère en novembre. Heureux de partager cette aventure.

Le Marché de la Poésie

Après vingt-huit mois d’absence, nous nous donnons tous rendez-vous place Saint Sulpice, le lieu de fête de la poésie où tant de rencontres et de projets se nouent.

 Cette traversée  de crise sanitaire n’a pas été infructueuse. Une évidence :La poésie est partout. En « distanciel », elle est restée présente. Redevenue vivante, elle montre sa nécessité, son incontestable vigueur, sa capacité à exister sous toutes les formes, par tous les temps. Merci à tous ceux et à toutes celles qui la font vivre, livresque, numérique, de vive voix.

Printemps des Poètes. Habiter poétiquement le monde à la Maison de la Poésie Jean Joubert. Lectures par Maud Curassier Partie 3 : Le monde moderne :  Rainer Maria RILKE, Marina TSVETAIEVA, ELUARD, MICHAUX.

Printemps des Poètes. Lectures de poèmes de l'anthologie-manifeste "habiter poétiquement le monde" par la comédienne Maud Curassier, à la Maison de la Poésie jean Joubert. Partie2 : Le monde post-romantique Henry David,  Thoreau Nerval, Emilie Dickinson.




La valise poétique de Piotr Florczyk

Pour Paul Valéry, la poésie était une langue métabolique et métamorphique. Stanley Kunitz parlait lui aussi d’un méta-langage poétique qui évolue selon ses lois naturelles situées à la confluence de l’être et du devenir. Ce méta-langage montrait que la poésie transforme chaque expérience vécue en une rencontre de vecteurs anciens et futurs, une matrice d’énergie et de matière nouvelle souvent métaphorique, une trans-structuration de l’inspiration.

Ces échanges réciproques entre la vie et la poésie transforment l’événementiel en légende. Le langage n’est pas seulement un éblouissant feu d’artifice; il révèle donc la trajectoire unique de chaque poète. Il est donc impossible de comparer un poète à un autre, car la qualité expérimentale du langage ne se laisse pas enfermer dans une structure, un rythme, ou un vocabulaire prédéterminés. La trajectoire de Piotr Florczyk va elle aussi à contre-courant des modes. Son attirance pour les choses et les œuvres difficiles le garde engagé dans son apprentissage poétique. Et les codes linguistiques et structurels de son métalangage créent des citations cryptiques. S’ils sont relativement aisés à identifier, il est plus difficile de déchiffrer ces partitions où les notes harmoniques partent d’un fond collectif culturel historique et cheminent à travers les souvenirs et associations propres au poète avant d’affleurer dans le poème. 

Albatros sur cette terre, le poète retourne à l’innocence de la première pensée et du langage premier où tout est à créer. Grand voyageur, Piotr Florczyk ressent profondément le paradoxe de l’absence au creux du présent et recense les géographies de ses voyages réels et intellectuels. Comme il le dit dans le “Poème encadré par deux emprunts,” il est “un bel esprit / qui voyage de par le monde / léger comme une plume / un doigt dans le nid.” Les métaphores du voyage sont aisées à déchiffrer.

Les villes du bord de l’eau sont des villes de départ; ces exils répétés et reflétés sont ceux du poète et de ses poètes préférés, parfois physiques, parfois intellectuels, mais toujours dictés par la poursuite de la non-conformité. Immigrant aux États-Unis, Piotr Florczyk cherche constamment à s’ancrer dans un lieu tout en restant au bord de l’eau sur le qui-vive, prêt à reprendre le chemin. Puis les citations cryptiques ralentissent la lecture. Dans le poème “Le huitième jour,” l’émigration est comparée à la création de l’homme et de la femme sur une plage où, une fois “tombés de la main de Dieu pour la première fois,” Adam et Ève courent après une mouette comme s’ils étaient en vacances. En parallèle, ils entendent les plaintes d’un naufragé attaché à un bûcher fait des planches de son radeau - clin d'œil aux aventures de Robinson Crusoé - sans savoir si les pirates vont revenir après avoir pillé les coffres de leur victime et bu la moitié de son vin. Puis, naufragés eux aussi sur une île déserte au premier jour du monde, ils vont peut-être faire la fête sur la plage avec la bouteille de vin. Ces images à rebondissement sont un survol en raccourci de l’histoire, de la Genèse aux hippies. En outre, Adam et Ève ne cessent de changer, de muer de peau dans leur “ici-bas” pour lequel “il n’y a pas de / là-bas,” et dont l’espoir a disparu. 

Piotr Florczyk nomme des endroits-jalons, soit des lieux mythiques comme Cracovie sous occupation allemande ou le Wild West américain, soit des villes peu connues des Européens mais importantes pour les poètes: New York où séjourna Miron Białoszewski, ou encore Sodus sur les bords du lac Ontario, où grandit John Ashberry et où Piotr Florczyk visita le verger de pommes qui appartenait à sa famille. Ces multiples associations se cristallisent dans le poème Redondo, qui est en quelque sorte son poème-credo tant il contient d’associations géographiques et culturelles. La ville californienne située au bord du Pacifique de Redondo, où il habite et dont le nom signifie “le cercle” en espagnol, est utilisée dans le poème pour un voyage en boucles primaires, l’un réel entre Redondo et Reheboth dans le Delaware où Czesław Miłosz passait ses vacances, et l’autre représenté par le voyage des nuages entre la ville de Delft aux Pays-Bas et Redondo. Ces boucles primaires recouvrent des boucles secondaires; l’allusion à Czesław Miłosz qu’il ne nomme pas mais appelle “le Poète,”montre son attachement au perfectionnisme poétique, tandis que la mention de Delft renvoie à trois expériences culturelles, le poème de Wisława Szymborska sur le voyage des nuages (“Woda”), le poème de John Ashberry “View of Delft,” et la prédilection des Polonais pour Vermeer et la culture hollandaise raffinée du 17e siècle. En hommage à Ciaran Carson, le poème “Redondo” a une forme digressive tout en faisant écho au poème de Joe Brainard “Je me souviens.” L’amertume de l’exil pointe dans l’ironie de la juxtaposition entre l’ancien monde et le nouveau, montrant les contrastes sociaux entre Los Angeles et Delft, et linguistiques entre l’anglais britannique et l’anglais américain. Ainsi le poème Redondo” nous donne-t-il un aperçu de la transformation des voyages événementiels de Piotr Florczyk en voyages légendaires associés aux affinités littéraires du poète avec d’autres poètes qu’il a réunis en une “valise poétique.” 

Une grande partie des voyages de Piotr Florczyk a lieu aux États-Unis. Son voyage entre les villes et les grands espaces, entre les foules de touristes sur la plage de Redondo et  le parc national de Joshua Tree et les réservations apaches, se double d’un voyage dans le temps évoqué à travers des événements historiques importants tels la Constitution américaine, l’ombre des trappeurs, la ruée vers l’or, et la mise en réservations des Indiens Apache, nous ramenant au présent par une citation des Miranda Rights lus par la police aux coupables. Ces contrepoints entre lieux fermés et ouverts, ces proximités et éloignements chronotopiques se reflètent dans la juxtaposition fréquente des prépositions od (partant) et do (vers) dans le texte polonais, ce qui accentue leur rapport non seulement linguistique, mais réel, tout départ étant en fait une arrivée. Les contrepoints du départ et du retour s’orchestrent entre les vivants et les morts, la mémoire du vécu personnel et celle des absents, la mouvance de la mer et des algues, et l’ordre terrestre réglé par la géométrie. Ce voyage incessant vers soi et loin de soi est à la fois un voyage intérieur et un voyage réel, et il caractérise la mouvance constamment renouvelée de la poésie de Piotr Florczyk comme une forme moderne du romantisme.

Les boucles primaires et secondaires cryptiques de la poésie de Piotr Florczyk invitent le lecteur à inventorier le contenu de sa valise poétique et à déjouer les “colles” que lui posent ses raccourcis de pensée. Cet ésotérisme particulier sert d’avertissement contre une lecture facile et rapide, et force le lecteur à faire sien l’univers du poète, à changer ses habitudes de pensées au contact d’un nouveau langage culturel, et à déchiffrer le long kadish par lequel il fait hommage aux poètes qui sont ses compagnons de route. Aux poètes déjà cités, il faut ajouter d’autres grands voyageurs, poètes de haute volée mais inclassables, donc moins connus, tels Elizabeth Bishop, qui mourut en 1979. Piotr Florczyk lui rend hommage dans le long poème digressif “À Elizabeth Bishop – cette lettre” – ce qui fait écho à un poème de Zbigniew Herbert intitulé “À Ryszard Krynicki – cette lettre,” ce poème faisant lui-même référence à un poète très apprécié en Pologne par la jeune génération qui l’appelle Pan Ryszard. Il faut aussi mentionner ici les hommages multiples à Ciaran Carson, poète irlandais disparu en 2019 pour lequel l’anglais était sa seconde langue. Il ne faut pas oublier non plus l’emprunt à la fin du “Poème entre deux emprunts” d’une expression de Tadeusz Różewicz teintée de résignation. Ainsi Piotr Florczyk non seulement s’assure de la compagnie de ses poètes préférés, mais il s’assure de l’affection durable du lecteur pour ces derniers. 

Parfaitement bilingue en polonais et en anglais, de surcroît traducteur, Piotr Florczyk joue sur les mots interchangeables. Il y a tout d’abord les mots polonisés tels que Midwest ou rollercoaster, mots passe-partout et passe-langue, signe d’un langage dédoublé qui refuse d’amputer la nouvelle réalité que vit le poète. Ce nouvel usage du langage fait rechercher au poète l’emploi en contrepoint de raccourcis ésotériques et d’expressions populaires, dictons ou phrases toutes faites, comme s’il jouait à cache-cache avec le lecteur. Ces contrepoints indiquent sa conscience des limites infligées au langage par des blessures multiples, ce qui se voit de façon poignante dans le poème IV de From the Annals of Kraków où il a conservé une maladresse, “nous ne savons pas assez bien sur Dieu,” parce que c’était l’expression d’un ancien d’un ancien déporté témoignant pour la Fondation de la Shoah à l’University of South California et maîtrisant mal l’anglais. Quelle que soit la forme du langage, elle indique que Piotr Florczyk est à l’écoute de la façon dont les gens utilisent le langage. Les expressions populaires qu’il emploie sont des phrases toutes faites, donc rassurantes; signes/textes les plus accessibles, les plus réels pour le plus grand nombre, ils représentent la mise en relation du poète avec le réel, avec avec “les gens.” Elles sont des points d’ancrage, des instantanés qui ponctuent les long monologues qui vont de la perception à la mémoire. Le résultat est une poésie en partie narrative, en partie philosophique, en partie nostalgique, une poésie qui suit le rythme de la vie tout comme elle vit la vie en poésie.

∗∗∗

Piotr Florczyk pour Translator Tuesday.

Sélection de poèmes en anglais et en polonais par Piotr Florczyk
Traduits de l’anglais et du polonais en français par Alice-Catherine Carls

Le Nouveau Monde

À New York
Miron Białoszewski
derrière les rangées
de fauteuils 
regardait
des gars
les uns sur les autres 
et autres normalités
de Babel.
Au début il
avait peur de prendre le métro.
Une maison contre une autre.
Des religieuses hilares.
Le septième étage 
était un paradis –
aucune grossièreté
dans les revues porno
éparpillées sur le plancher.
“Le coeur de Jésus”
veillait sur lui.
À la télévision
les spectateurs battaient
des mains et se tordaient
de rire –
invisibles
à toute heure
en toute saison.
Leur langue n’avait rien
de commun
avec la première
neige de chez lui.
Par contre le jus 
des ananas
soleils jaunes 
coupés
sur la planche,
coulait le long de sa
barbe pendant des heures.
Uptown. Downtown.
Pisser ici et là. 
Il vit, il vint –
tout le monde n’a pas
cette chance. 

 

À Elizabeth Bishop – cette lettre

 

Si tu vivais comme moi,
         dans une ville en ruines
                  de maisonnettes en crépi

et de béton, tu me pardonnerais
         de penser aux forêts de varechs
                  comme aux fidèles

sur les bancs de l’église,
         oscillant au rythme
                  ascendant et descendant

des orgues et de l’encens.
         En sandwich entre
         amis et ennemis,

crucifiées par beau temps
         par les rayons du soleil, 
elles sont pareilles à nous,

encore qu’on ne puisse jamais en
         être sûr. J’ai déjà pêché
                  une fois, en utilisant

un couteau à cran pour couper
les tiges et les feuilles qui entravaient
         ma jambe. Le temps s’était arrêté.

Je suffoquais et tremblais 
         comme la bulle d’un niveau.
                  Des brins de varech

dérivant au loin
         dénudaient mon corps
                  comme il y a bien longtemps

les trous de mon chandail 
de charité. Exceptionnellement, 
comme le confirme 

plus d’un récit sur ce sujet 
je ne devins pas un ornement sous-marin. 
                  Quand la perche bleue

(medialuna californiensis)
         apparut soudain et me jeta
                  un coup d’oeil, je pointai

l’arbalète et appuyai sur la gâchette.
         La flèche partit,
                  déroulant un fil

que je venais juste d’apprendre à
         enrouler. Avant qu’elle ne revienne
                  je ne voyais

quasiment rien
         par le masque embué,
                  mais elle brilla 

plus qu’elle ne blessa. Peu importe
         que je revienne bredouille –
                  pas de poisson imberbe pour le dîner 

pas de belle queue de poisson –
         ou que dans ma précipitation je lâche
                  le couteau dans l’eau devenue

trouble. Deux coups de pied
         et je refis surface
                  comme un pantin

sauteur – plaisanta 
         plus tard ma femme
quand nous essayions

de comprendre comment 
la crosse de l’arbalète
                  en me frappant à la poitrine

m’avait sauvé la vie. J’en porte la trace
         aujourd’hui encore – elle est ici,
                  oh, ici. Mes souvenirs

ne vont pas plus loin.
         Sur la terre ferme nous accueillirent
                  la gale et les carreaux cassés par le vent.

Comment aller au centre, Elisa, comment
         as-tu pu le faire, toi seule?
                  Depuis que j’ai regardé cette carte 

je me cherche.

 

 

La géométrie

 

Depuis quand les jours et
les nuits manquent-ils
pour tout voir

je vais ici et là 
de plus en plus loin
de moi.

Le trottoir fendu montre
sa plaie avec une feuille calcinée
par la canicule. Ma Californie

brûle
comme chaque an.
Depuis toujours

elle brûle
de plus en plus près
de chez moi.

S’enfuir – où?
Quand je peux, je dessine
en craies de couleur

un cercle –
un, puis un deuxième –
sur la table de la cuisine.

Craie noire: la mort.
Craie blanche: la survie.

Quelquefois quelque chose
de plus grand domine le reste
de son vide rouge.

C’est la vérité:
le coeur ne bat
que là


se croisent
les destins.

 

From the Annals of Kraków (anglais)

 

IV


            Personne ne demandait de nos nouvelles, personne n’en demande

nous avons survécu, pas de questions c’était bien 
mais est-ce toujours bien? Ils nous ont aidés non par compassion 
mais ils nous ont aidés. Ils avaient deux pièces. Ils en
ont rempli une de paille jusqu’au plafond, herbe ou
paille, j’ai oublié, ils ont fait un petit trou
pour moi au milieu. Pas plus. Les gens venaient, s’asseyaient 
et parlaient dans l’autre pièce pendant que je me terrais
dans mon trou. La paille était importante. Naturelle.
Au printemps ils ont eu besoin de la paille
et j’ai dû partir.


          De retour dans le ghetto, j’appris un métier

je devins tailleur je coupais sergeais cousais.
Les mesures arrivaient chaque matin avec
les vêtements enlevés aux morts. Que je modifiais.
De mon mieux. D’être en vie était terrible. Les Polonais 
avaient leur style, nous le nôtre. Ça détonait comme des
chaussettes blanches et un complet noir à un enterrement.

Chapeaux et manteaux – pas les mêmes. Les souliers? Nous avions une
seule paire pour dormir et courir. Les boutons, je ne sais pas –

je n’étais jamais assez près.

          Vous n’êtes pas comme moi si vous
ne me ressemblez pas, si vous parlez, vous habillez, priez, mangez, éternuez, 
nagez, ou marchez autrement, si vous ne regardez pas mes films, ne lisez pas mes 
livres, ne dansez pas sur mes airs vous êtes autre, vous n’êtes pas le bienvenu

ici si vous ne riez pas des mêmes blagues ne serrez pas la main
des étrangers vous n’êtes pas comme moi si

vous vivez au rez-de-chaussée plutôt qu’au cinquième vous
n’êtes pas comme moi si vous ne dormez pas du même côté du lit

tenez votre fourchette autrement ne portez pas les mêmes lunettes
on ne vous teignez pas les cheveux comme moi. 


          Entre temps notre Palestine flottait 
à l’horizon comme un joujou sans que Hitler
ne cache rien. Même le vide à venir qui serait 
permanent. Pas besoin d’être un génie pour le voir.

Les Polonais comptaient gagner la guerre – nous savions
que ça irait de mal en pis, les arrachages de barbe, les rossées.
Même aujourd’hui nous ne savons pas assez bien sur Dieu 
pour Le blâmer.

 

La seconde langue

 

Il a plu si longtemps que
je ne me suis pas levé pendant des jours.

Chopin au coeur faible 
répète sa marche funèbre
d’une “petite main.”

Mes voisins –
“À table!” –

ne s’inquiètent ni pour 
la pluie ni pour la disparition
de nos initiales sur le trottoir.

Je regarde dans la glace
et je vois un cochon.

Je relis le livre de la fin au début
mais questions qui couvent 
font un trou qui se creuse.


Il y a des années, à Varsovie,
je suis allé voir ce coeur 
entreposé dans le 
premier pilier sur la gauche.

Qu’est-ce qui empêche le monde
de s’écrouler?

Granice (polonais)                         

 

Le huitième jour

        

         Quand nous sommes tombés de ses doigts
pour la première fois, Dieu
         n’était plus que l’ombre de 
lui-même. Il se redressa
         et agita les mains sans raison.
À notre vue il posa un

         pied sur le sable – 
égaux mais éloignés?
         Un crabe courait droit devant lui.

Une noix de coco devenait un ananas.
         Les bananes noircissaient en un clin d’oeil.
Plus d’une bizarrerie

         a son intercesseur,
mais ici-bas il n’y a pas de 
         là-bas, ajouta-t-il en collant

son oreille à une conque. Donc nous courûmes
         après une mouette
sur la plage brûlante et ce ne fut pas

         la plainte d’un naufragé qui nous parvint
mais le chuintement du radeau-bûcher
         auquel il avait été ligoté. 
Survivrait-il? Deux coffres béants
         brillaient. La bouteille de vin
à moitié bue reposait contre une pierre.

         Depuis ce jour
         tu ne cesses 
de muer. 

 

 

Poème entre deux emprunts

 

Se rapprocher de soi de jour en jour.
Littéralement. Piotr (Pierre) est une pierre.
Jésus fit la première association

puis le livre des prénoms se
l’appropria. Le plagiat
est mince.

Car au lieu d’un dur, 
voici un bel esprit 
qui fait le tour du monde
léger comme une plume 
un doigt dans le nid.
Que d’autres luttent
avec le temps. Inutiles, les mains
oreilles jambes. Le nombril ? Un nid à microbes.
Le sang anime chaque coeur – 
sauf  le mien. Du reste
quand on marche sur un pont 
dans un blizzard, le béton semble
se construire de lui-même. 
Il n’y a rien de plus simple ni rien 

de plus triste. 

 

Quel bleu

 

C’était comme une mer bleue
mais pas tout à fait une mère bleue. 
Comment était-ce possible?

Quelque chose brille, gicle, et reste bleu
pour toujours? Comment l’expliquer?
Mieux vaut écrire que c’était une mer

très profonde, alors il y avait peut-être 
en elle la douleur du bleu – quelque chose 
en train de se noyer – comme chaque

pensée, comme la mer qui s’agite sous ma fenêtre,
et ceci et cela, bleu aussi –
un gros poisson? Ce qui a été – fut

et passa – exactement 
comme la célèbre Mer
Bleue au coeur du monde. L’être humain 

a une idée et c’est tout. En fin de compte
ce qui est bleu comme la mer bat la mesure 
en nous et grommelle dans sa barbe.

 

Redondo

 

Après le Midwest où les rails ont une destination,
nous avons atteint L.A. le dernier mercredi d’août,

des pickups y distribuaient des oignons gratuits et le Santa Ana
soufflait, ouvrant la bouche des taciturnes. Qui ne pleurait pas 

n’était pas lui-même. Véritablement. Nous avons repris haleine 
la nuit suivante à Joshua Tree. Sous les étoiles, dans les collines – 

le moindre arbuste est incoupable. Qui penserait que
ces cactus dressés sur pied comme des sémaphores seraient

indestructibles. Les drogués de U2 ne les gênent pas plus que 
les fous des mines dont on sortait l’or et les corps amoureux

du noir. Du reste moi aussi, contemplant les étoiles, je rêve d’un
bonnet de marmotte à queue. Alors que faisons-nous ici? Un bruit 

de crécelle qui fait sursauter et se retourner les autochtones 
à notre vue. Auraient-ils jeté l’anglais aux orties? 

Bien sûr, les nuages de Delft nous ont rejoint, faisant craindre 
une averse, mais la poussière des trottoirs compte le temps aussi 

fidèlement que la clepsydre ou le calendrier menstruel. Et
que dire des treize colonies? Le malheur dans le bonheur –

dit l’Apache de la réservation. Car il est difficile (on a beaucoup essayé)
de savoir si deux cent cinquante ans est peu ou beaucoup. Bah, ni l’aigle

ni les gens ne tiennent de discours à deux faces, donc les  fenêtres
du troisième étage sont elles aussi grillagées et l’infanterie balnéaire

descend le dimanche sur Oceanside où nous avons couru de ci
de là comme des échassiers sans savoir ce que cachait le sable.

S’il est vrai qu’ici on se fait les dents, ailleurs on se les mange ou on se 
les brise. Quand ai-je constaté que je commençais à me répéter,

moi et pas les autres? May gray, June gloom ne me dérange pas.
La marée brise la verticale des pilotis, l’eau te reflète en biais, de plus 

en plus en biais. Une équipe filme dans un coin et le parking
est plein. Il faut le voir pour le croire – des varechs

dans les vagues bleues. Le rollercoaster s’enroule et se tord comme un vers
sur l’hameçon. C’est décidé: le quatre juillet nous deviendrons

végétariens, car l’homme est une espèce envahissante, mais
je n’y peux rien si les autres notent ce qu’ils veulent se rappeler,

moi, j’ajoute bien volontiers ce que je voudrais oublier. Un jour,
rescapé de Gettysburg, traversant la forêt en claudiquant sur 

ma jambe trouée par une balle, je tombai sur une centrale nucléaire. 
Can you hear me now? Je t’observe, tu m’observes--  aux jumelles.

Plus tard dans le Delaware, depuis les tours de garde, j’épiai les U-Boots 
et la villégiature d’été du Poète, mais je fus de nouveau déçu.

Cela fut et passa? Soyons précis: je me lève le matin et je note ce que
je dois oublier. Un deux trois, nous irons au bois, qui ne se cache pas

cache quelque chose, pourquoi m’enfuir plutôt que de discuter et pourquoi
avoir du mal à regarder les gens dans les yeux? Nous, le peuple ne nous

inclinons pas devant nos ombres, mais pourquoi ai-je oublié
avoir lancé des oeufs contre le mur de l’entrée? Que le curé me gifla

la veille de ma première communion, et que je mangeais vingt saucisses 
au petit déjeuner. D’où vient ma joie d’entrer avec une planche 

dans les frigides eaux du Pacifique? J’ai oublié que j’avais dissecté un requin
en biologie et mis à la poubelle des boîtes de conserve et une lanterne juste 

avant le tremblement de terre. Que les bureaucrates m’avaient invité à choisir 
Peter comme prénom. Pourquoi diable ai-je appris l’allemand à San Diego

plutôt que l’espagnol? Et pourquoi Jésus pleura-t-il? Je l’ai oublié.
J’ai oublié que tout ce que je dis et écris sera retenu

contre moi. Entre temps nous passons les frontières, les frontières
nous traversent, et la langue dédoublée refuse de la fermer. 

                                                                                  à la mémoire de Ciaran Carson (1948-2019)

 

Piotr Florczyk & Jean Boase Beier en conversation à propos du recueil récent de  Piotr, Krakow Testimonies.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (43) : Jean-Pierre Lemaire

Le nouveau livre de Jean-Pierre Lemaire, Graduel, nous conduit de l’effacement de Dieu, titre du premier poème, aux « Stances de l’Apocalypse ». « Effacement » tout illusoire, car si le monastère sur la colline est abandonné et la lampe près du tabernacle éteinte, « la douce présence / est à chercher ailleurs, dans la ville profane / et les événements…. »

C’est bien là la belle mission que remplit le poète : chercher et saisir dans l’existence de chaque jour les preuves bouleversantes de la Présence. Celle-ci est « en toute chose », et d’abord dans l’intime du cœur. Chaque chose reçoit l’attention respectueuse et souvent admirative de Jean-Pierre Lemaire, aucune n’est laissée de côté, aucune n’est abandonnée : « un jouet en plastique », « les ex-voto naïfs », « les chaises laissées au bord des allées. » Une part inestimable de sacré réside dans ces « miettes du monde » qu’il suffit de bien recueillir.

Le cœur, lui, est tout entier empli de tendresse pour les humbles et les souffrants. L’ensemble des pages intitulé « Sur le seuil de sa maison », dédié à sa mère défunte, est  particulièrement émouvant. Le fils évoque « le dernier été », quand sa mère pouvait « à peine / remonter le pré », quand elle allait « jusqu’à la mer en fauteuil roulant. » Beaucoup d’autres êtres chers sont partis, ont passé « la porte du ciel. » Nos liens avec eux n’en sont que plus forts, comme en témoigne le poème sans titre de la page 27 :

Jean-Pierre Lemaire, GraduelGallimard, 14 euros.

                        On devine là-haut

                        des livres ouverts.

                        Pour nous, sur la terre, 

 

                        ce n’est pas encore

                        l’heure du jugement

                        mais il nous est donné

 

                        un regard plus large

                        qui récapitule

                        notre vie avec eux.

 

Jean-Pierre Lemaire vit dans cette familiarité avec les morts, qui lui tient chaud à l’âme, tout comme sa foi dont il nous fait partager la douceur. La nature en continuelle naissance, les paroles de l’Ecriture qui accompagnent le marcheur ou le contemplateur, l’attente de cette révélation finale que l’Apocalypse nous annonce, tout est embrassé en un seul mouvement intérieur, qui rend grâce et inspire l’écriture du poème.

 

                        Des abricotiers en fleur dans les ruines,

                        parmi les vieux champs, au milieu du sous-bois, 

                        et plus haut, par dizaines, sur les pentes nues,

                        comme des mains blanches, sortant des tombeaux.

                        Comme si la trompette avait retenti

                        silencieusement derrière les nuées    

                        pour donner le signal de la résurrection

                        et qu’au moins les morts de ce pays-ci

                        en eussent  perçu l’écho souterrain.

 

Le croyant sait bien que cette vie est « en sursis », en attente de la Vie éternelle. Il la reçoit avec reconnaissance et nous invite,  par ses livres, à en mesurer l’incomparable prix.  Ecoutons-le dire à chaque lecteur qu’il faut puiser la vie « plus profond », dans ce mystère unique et prodigieux  où, depuis le commencement, nous sommes tous plongés.

 

                        Puise-la aux Enfers où le Ressuscité

                       prend Eve d’une main et Adam de l’autre

                        -cette vie qui remonte à travers nos parents

                       jusqu’à tes yeux ouverts sur les pâquerettes.




Chroniques musicales (4) : Le Voyageur Solitaire, Gérard Manset

Explique-moi, bien-aimé. Qu'est-ce que cela veut dire ? En guise d'allégorie de sa quête artistique, tel Orphée, Gérard Manset cite Pierre Louÿs : le refus du poète mythique de donner à son entourage le contentement de jouer, « par nonchalance », plongeant la forêt dans la tristesse, s’accompagne paradoxalement des cadeaux de « viande » et de « fruits savoureux », « devant le seuil du musicien ».

Comment ne pas y voir une allusion à peine voilée à la fidélité du public au Voyageur Solitaire, malgré l’absence de scène, le suivant au fil de sa créativité ? Alors surgit le miracle sauvage : « Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. » Étonné, Orphée qui parle la langue des animaux, demande à la lionne ses exigences pour que l’animal l’écoute jouer. Cette dernière répond : « Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds. » Le poète s’exécute : « Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait. Une heure durant il joua devant elle, mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort. 

Gérard Manset, Il voyage en solitaire, de l'album Il voyage en solitaire (1975).

La reine soupira : « Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien aimé. Qu’est-ce que cela veut dire ? » » Dans son sillage, en Capitaine courageux, Gérard Manset poursuit sa route : « Capitaine courageux / Dans l’univers nuageux / Ciel sans fin, poussière du monde, / Que la vérité profonde / Poursuit pour l’éternité » …

Les mots du poète et romancier de la fin du XIXème siècle, s’ils permettent de cerner un peu mieux le mystère du parcours si singulier de Gérard Manset dans le « paysage de cet art mineur », laissent l’énigme entière… D’Animal On est Mal à À bord du Blossom, sa discrétion légendaire, loin du tintamarre médiatique, n’aura de cesse de proposer, album après album, livre après livre, les contours de sa plume affûtée sur le fil d’une exploration sans fin d’un chant/champ dont sa voix cristalline porte l’itinérance depuis sa chanson emblématique : « Il voyage en solitaire / Et nul ne l'oblige à se taire/ Il sait ce qu'il a à faire / Il chante la terre » ! Au commencement, Animal On est Mal signalait l’inquiétante étrangeté de notre humanité/inhumanité à l’animalité résiduelle : « Animal, on est mal / On a le dos couvert d'écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant « Ici, pas de serpent ! » » : entre La Métamorphose de Franz Kafka et Rhinocéros d’Eugène Ionesco, la tonalité de ce titre, en 1968, tranche comme un cri d’alarme ! Deux ans plus tard, il aura écrit La Mort d’Orion, véritable exploration poétique du mythe, premier oratorio rock-symphonique aux arrangements élaborés, où les parties de cordes confèrent à l’enregistrement un lyrisme qui emporte, autre signature de l’originalité de Gérard Manset qui chante encore l’épopée d’une humanité vouée à sa perte, celle du peuple d’Orion : « Or, pendant que coulaient / Tous ces millions d’années / Sur la planète mère, / Les survivants damnés / Redoraient le parvis / De leur vie, / Cependant que croulait interminablement / Un bruit de poussière et de vent / Et que s’affaissait le béton / Que coulait le peuple d’Orion. » Sillonnant encore la terre de ses pas, il n’aura de cesse de dire les larmes d’une humanité en voie de disparition, entre amour et haine, Y a une route,Royaume de Siam, Matrice, Comme un Guerrier, Revivre, et tant d’autres échappées…

Au tournant des années 2000, après avoir participé à l’album ultime du vivant d’Alain Bashung, Bleu Pétrole, Gérard Manset s’est livré à l’exercice de style du portrait au Visage d’un dieu inca à travers lequel il revient sur les circonstances de leur rencontre, de leur relation de travail et d’amitié, lui, le Dieu Inca, auquel il offrit trois chansons magnifiques, l’ostinato passionnel Je Tuerai La Pianiste : « Afin que l’on sache / Que quelque chose existe… », l’ode à la divinité féminine Vénus : « Guidé par une étoile / Peut-être celle-là / Première à éclairer la nuit », et enfin le puzzle éclaté de nos vies modernes Comme un Légo : « Et tous ces petits êtres qui courent / Car chacun vaque à son destin / Petits ou grands / Comme durant les siècles égyptiens / Péniblement » !

Gérard Manset, On nous ment, album A Bord du Blossom.

Comme le note l’aventurier des lettres, dans son récit-témoignage en hommage à son allié à la voix unique, « Comme un Légo, c’est raconter sa vie. On se noie dans son propos : par quel côté, quel axe ? Où s’est trouvée la particule, la peau de banane, quel jour ? Voyez-vous tous ces humains / Danser ensemble à se donner la main… ». Signature à quatre mains de l’album-épitaphe en fin de voyage : « Dans mon songe immobile, dans mon attente à le détailler sans transpercer sa chose, son monde, son envergure d’impénétrable splendeur druidique, j’imaginais maintenant, commençant à y croire, les voir se formuler, se matérialiser ces trois ballades flottantes et suspendues, trois bulles au-dessus du vide… et la délicatesse de ce Voyage solitaire, repris en dernière plage valide et musicale… »

De Gérard Manset, la version, toute personnelle, de Comme un Légo, s’élève comme un lamento, dans son album Manitoba ne répond plus, qui comprend également quelques perles d’un collier, de chansons en chansons, de la quête éperdue du Pays de la liberté : « On m’a dit que c’est tout à côté / Le pays de quoi, de la liberté / J’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché » à l’amertume et l’empathie mêlées pour le Genre humain : « Son prénom c’est le mien / Quand je me suis fâché / Avec le genre humain » en passant par l’éloge de la grandeur quotidienne de l’amour féminin dans Quand une femme : « Quand une femme / Se lève le matin / Fait chauffer de l’eau / Regarde ses mains / Sort sur le devant / De son bungalow / Peut-être alors elle se souvient / Des choses inconnues qu’elle avait oubliées ».

Gérard Manset, Comme Un Légo ; album Manitoba Ne Répond Plus.

D’autres joyaux se trouvent sertis dans le reste de sa discographie, dans Le langage oublié comme dans Obok, jusqu’au renouement avec l’évocation des figures divines Opération Aphrodite ou au compagnonnage avec cet écrivain-voyageur d’un autre temps, Pierre Loti, À bord du Blossom, dont les pages des récits se mêlent aux plages musicales de ses pérégrinations de capitaine dans les mers du Sud, d’où émerge pourtant son cri contre la société trompeuse On nous ment où il semble évoquer le sage antique cynique Diogène en recherche de cette part d’humanité perdue : « Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / L’avez-vous vu / On nous ment toujours »...

 

Gérard Manset, Matrice, version 2014, album Un oiseau s'est posé.




Julien Blaine aux éclats du dire !

Aux sources de l'écrire et du dire, La cinquième feuille de Julien Blaine déploie une poésie imprégnée des concepts forgés par Félix Guattari innervant ses écrits des origines, selon l'introduction de Gilles Suzanne à son ouvrage : « Les écritures originelles fonctionnent dans la langue comme une contre-culture par rapport à ce que la culture contemporaine fait de la langue. […] Pour le poète, dire et écrire, c'est déployer ce chaos et ce champ de forces, ce chaosmos, dans la langue. C'est faire exister la poésie comme le plan de tous les animismes langagiers possibles. »

Véritable plan d'immanence où s'entremêlent les poétiques, « l'esthéthique » de Julien Blaine s'y propage selon l'articulation entre une « esthétique : l'animisme contemporain » et une « éthique : les nouvelles impiétés de la langue », porteuse de cette tentative éminemment politique de rendre à l’expression sa capacité de subjectivation, sujétion/suggestion se défaisant des carcans de tous ordres, religieux, médiatiques, technocratiques ou économiques, rassemblant ainsi ces différents essais d'engagements et ces multiples œuvres de recréation selon la collecte des performances qui jalonnent le parcours du poète dans ses catalogues particuliers !

Crise du langage à traverser pour empêcher le repli sur soi en système clos sur son énoncé, cette quête de l'artiste s’avère une manière de dévisager/défigurer la langue pour trouver ce lien direct entre la vie et l'écriture comme une absolue évidence. 

Julien Blaine, La cinquième feuille,
les presses du réel, Al Dante, 464
pages, 30 euros.

Reprise à zéro dès lors de la ponctuation en l'associant à une cosmologie ou au rituel d'Apollon et au mythe de la Pythie, r-établissement de toutes les correspondances possibles entre les signes graphiques des alphabets grec, hébraïque et latin pour en trouver les formes élémentaires...

Au fil de ses explorations, Julien Blaine fit une découverte essentielle, la cinquième signification ainsi révélée au-delà des quatre fondamentales : premièrement, la feuille, élément végétal, symbole dans la foi chrétienne de la réunion de l'arbre de vie et de l'arbre de la connaissance, du bien et du mal, deuxièmement, la plume, attribut de l'écrivain qu'il soit évangéliste, auteur d'épitres ou docteur d'église, troisièmement, le poisson, signe dans l'Ancien Testament tout à la fois de bénédiction dont le fiel chasse les démons et de malédiction en tant qu'animal avalant Jonas avant qu'il ne ressuscite, ainsi que symbole du Sauveur pour les premiers chrétiens, quatrièmement, l'œil, enfin, renvoyant à Dieu, au regard absolu et à la connaissance totale...

Qu'en est-il donc de la cinquième feuille ? « Bien que tombée dans les oubliettes de l'histoire, déniée par les uns – certains préhistoriens n'étaient-ils pas abbé ou chanoine ? - occultée par les autres – certains préhistoriens n'étaient-ils pas souvent d'extraction bourgeoise et, parallèlement à leur passion, notaires, instituteurs ou avoués -, l'ellipse, sembla-t-il à Julien Blaine, pouvait être, depuis la nuit des temps humains, un symbole d'une toute autre nature : celui de la vulve, du sexe féminin. De nombreuses représentations, plus ou moins figuratives, plus ou moins abstraites, s'en font le témoignage explicite. La vulve, cette cinquième feuille, serait ainsi, elle aussi, l'une des origines de l'écriture. »

Julien Blaine, Essais sur le S (1985), lecture au Centre International de Poésie de Marseille. 

Cette parole, bien que bafouée, ces écritures, bien que méprisées, forment le sillage dans lequel s'inscrivent les avant-gardes, et à travers cette « tissure » reprisée, le poète trouve un moyen de rompre avec sa nature première, avec ce que la culture fait de lui, de faire fuir « ce sujet infâme ployé à toutes les dominations », comme l'écrivait Michel Foucault, de faire fuir encore « ce sujet honteux de sa culture trouée par les savoirs constitués et lacérée par les pouvoirs dominants », comme l'écrivait Gilles Deleuze. Afin de contourner ces écueils, il ne reste d'autre voie au poète contemporain, en tant que prototype de l'humanité présente, que « de laisser fuir en lui tous les fluxs animistes dont seule la valeur existentielle peut réactiver des possibilités de vie et son énergie vitale. »

Élargissement des possibles par cette relecture des origines, le découvreur de cette vulve scripturale, « tout à la fois symbole préchrétien et antéchristique », en devient le graphomane des alphabets premiers et le conteur des métamorphoses incarnées, entreprenant dès lors « la visite des grottes préhistoriques avec pour programme de bâtir une histoire des vulves qui soit une histoire des cultures animistes. ». Prolongeant la comparaison entre le fonctionnement de ces cultures dans les écritures originelles et celui des avant-gardes poétiques dans la langue actuelle,  cet animisme s'avère un authentique vitalisme, puisque l'auteur subordonne l'écriture à la vie sans jamais assujettir la vie à la pensée ou à une forme de transcendance, faisant de l'activité intellectuelle une immanence de l'existence même !

       

Julien Blaine, Ch'i ou Qi, hommage à François Cheng, Enjeux contemporains 13 - Survivre.

Dès lors, la poésie, selon cette (re)définition, se veut au cœur du sillon des écritures originelles, esthétique, animiste, vitaliste, auquel se joint une méthode propre à Julien Blaine : expérimentation à tout-va des régimes d'impiété de la langue, ces phénomènes occultes, ces chimères, ces métamorphismes en tous genres et autres matières impures, insoumises aux agencements des pouvoirs. Devenirs mineurs, dont l’éthique se décline en quatre axiomes : premièrement, « De tout la langue peut faire sa nature », deuxièmement, « De l’animal tu feras ton âme », troisièmement, « Tout ce qui est en soi comme il est une chose autre », quatrièmement, « Ce qui se conçoit, peut exister en s’enveloppant sur autre chose que soi ». Ces quatre principes fondateurs articulent l’esthétique/éthique, autrement nommée « esthéthique », à la trace libératrice, derrière le rire de l’insolite et l’insolence, de la parole du corps exultant, pensée au devenir-féminin : « Mais un corps qui livre la langue. Un corps à travers lequel la langue se livre. Un corps dont la peau ne serait pas le simple parchemin de l’écriture, mais ce premier plan d’immanence ». Vibrations en chair et en os de tels éclats du dire !

La Grand Dépotoir de Julien Blaine, Friche de La belle de Mai à Marseille, le vendredi 13 mars 2020. Une vidéo de Poésie is not dead.

Présentation de l’auteur




In Memoriam : Adam Zagajewski (1945–2021)

Adam Zagajewski nous a quittés  le 21 mars 2021 à Cracovie, en Pologne. Il avait 75 ans. Son décès est survenu lors de la Journée mondiale de la poésie de l'UNESCO. Poète polonais dont les réflexions mélancoliques sur l'érosion du monde sont venues exprimer ce tournant  insondable du choc survenu après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, qu'exprime notamment le poème Try to Praise the Mutilated World1. Ce texte a été écrit avant les attentats, mais a pris une signification nouvelle et historique après le 11 septembre. Il a été publié dans le New Yorker quelques jours seulement après la tragédie de 2001.

Il était l'une des figures de proue de la Nouvelle Vague polonaise, ou Génération 68, mouvement littéraire de la fin des années 1960 qui prônait un langage simple en prise directe avec la réalité. Auteur avec Julian Kornhauser  d'un livre qui est devenu le manifeste du mouvement, poète engagé, ses œuvres ont été interdites en 1975 par les autorités communistes polonaises de l'époque après qu'il eut signé une protestation de 59 intellectuels contre les changements idéologiques apportés à la Constitution polonaise, qui promettait une alliance indéfectible avec l'Union soviétique. Il a alors émigré à Paris en 1982, avant de rentrer vivre à Cracovie en 2002.

Adam Zagajewski disait que ce qui l'intéressait le plus, c'était l'interpénétration du  "monde historique" dans "le monde cosmique qui est statique, ou plutôt qui bouge à un rythme totalement différent." Sa poésie rendait compte de ceci.

Alice-Catherine Carls nous propose le texte ci-dessous que Piotr Florczyk a écrit en hommage à Adam Zagajewski, une présentation d’Adam Zagajewski, ainsi  que cinq poèmes de ce dernier en traduction française.

 

∗∗∗

Le grand poète et essayiste polonais Adam Zagajewski, qui vient de s’éteindre le 21 mars dernier, n’était pas un homme distant, contrairement au portrait que certains brossaient de lui, en particulier en Pologne où il avait bien des détracteurs dans le monde de la poésie. C’était un homme bon qui prodiguait généreusement son temps et ses conseils. Était-il aussi érudit que les photos le montrent ? Ou que suggèrent ses écrits qui couvrent toute la gamme de la soi-disant haute culture ? Certes. Mais il s’intéressait également aux autres et à leurs activités. Ayant fait son apprentissage d’écrivain et d’intellectuel sous le régime communiste, il combattit les faussetés, surtout politiques, par la vérité, jusqu’à la fin, en signant des poèmes et des articles qui critiquaient l’actuel gouvernement polonais de droite. Il aimait la musique classique (Mahler, Schumann) et celle des merles.

Adam Zagajewski -Try to Praise the Mutilated World - (Essaie de chanter un monde estropié, lecture par l'auteur en polonais à lire ici en traduction ).

En été, il nageait dans la mer et écrivit au moins un poème sur ces expériences. Parlant aisément le polonais, l’anglais, l’allemand, et le français, il avait des admirateurs des deux côtés de l’Atlantique ; ses poèmes doux et précis invitaient le lecteur à voyager avec lui au profond de l’être humain à la recherche d’une élévation émotionnelle et spirituelle qui délivrait de la trivialité quotidienne.

Lors de notre dernière rencontre en juin 2019, il m’invita dans son bureau. Je me souviens que nous avons parlé entre autres de Czesław Miłosz et de ses efforts pour faire connaître la poésie polonaise aux États-Unis – il avait entendu parler d’un commentaire stupide que j’avais fait ce jour-là dans une réunion publique sur le lauréat du Prix Nobel. Nous avons aussi parlé de notre ville, Cracovie, que je sentais tantôt s’éloigner de moi, tantôt renouveler son emprise sur l’essence de mon être. Les villes étaient importantes pour Adam : Gliwice, ville de son enfance, Cracovie, où il arriva pour sa première année d’études universitaires, Paris, où il suivit l’amour de sa vie, Maja Wodecka, et où il habita vingt ans, Houston, où il enseigna l’écriture un semestre par an pendant le même nombre d’années, et bien sûr Lviv, endroit mythique et blessure ouverte de la génération de ses parents, ville qu’il quitta nouveau-né lorsque les Soviétiques expulsèrent sa famille avec des milliers de Polonais. Pendant notre conversation, son épouse nous servit des fraises. Puis il me montra le petit jardin que Maja avait planté derrère la maison et qu’elle cultivait.

Nous avions fait connaissance dix ans plus tôt, à Philadelphia. Ma femme et moi vivions alors dans le Delaware, ayant décidé de quitter San Diego pour voir à quoi ressemblait “le reste du pays.” J’appris un jour qu’Adam devait parler à l’université Villanova et je fis quelque chose que je n’oserais plus faire aujourd’hui : j’écrivis à l’agence d’intervenants littéraires Blue Flower Arts en offrant d’aller le chercher à la gare et de l’amener sur le campus. Comme nous avions correspondu auparavant (il avait écrit la préface de mon premier livre de traduction des poèmes de Julian Kornhauser, son ami et ancien frère d’armes), il savait qui j’étais, mais quand même. . . À ma surprise, tout le monde fut d’accord. Je l’attendis dans le hall principal de Union Station, vérifiant nerveusement les panneaux d’affichage pour être sûr de ne pas le rater. Puis il apparut sur l’escalier roulant avec une valise à roulettes. La petite taille de ce bagage lui donnait un aspect humain, contrairement à ce que j’avais imaginé d’un dieu émergeant du monde souterrain. J’ouvris la portière de ma Subaru Forester pour lui. Pendant le trajet à l’université, nous parlâmes de sa tournée littéraire, de poésie polonaise, et de moi, car il tenait beaucoup à savoir comment, étant né et ayant grandi à Cracovie, je me retrouvais immigrant aux États-Unis.

Inutile de dire que je le connaissais par ses écrits depuis de nombreuses années. En fait, lorsque j’écrivis mes premiers et très maladroits poèmes, oscillant, comme il le dit dans un de ses poèmes, entre les “fragilités” et les “moments inspirés,” ce fut son œuvre qui me guida plus que n’importe quelle autre. C’était avant l’internet et la poste aérienne ; vivant en Californie, je ne pouvais le lire qu’en traduction, comme je le faisais pour Miłosz, Herbert et Szymborska. J’en avais obscurément honte. Peut-être, cherchant intensément mon chemin en poésie, sentais-je que mon éducation poétique n’était pas assez authentique ?

Les réfugiés, Adam Zagajewski, Lecture par Laurent Natrella.

Mes inquiétudes me firent chercher la panacée des éditions bilingues de poètes polonais et je fis très vite connaissance de plusieurs bibliothèques et de la légendaire et très regrettée librairie slave Szwede à Redwood City. Même en traduction, les poèmes d’Adam me fournirent des modèles parfaits pour le genre d’ouvrage que je voulais écrire et je trouvai en lui le genre de poète que je voulais devenir, ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas la même chose. Adam écrivait des poèmes sur tous les modes – de longues méditations et de courts textes lyriques, des poèmes sur les gens, les arts, et les élusifs moments qui composent notre quotidien – mais je voyais avant tout en lui un poète et un intellectuel possédant un sens de mission, quelqu’un qui écrivait sur des sujets qui comptaient, encore que je ne sache pas encore ce que cela signifiait. Il incarnait une parfaite proportion entre la raison et le doute – je voulais être comme lui.

Nous devions nous rencontrer de nombreuses fois après cette journée à Villanova. Pendant mes visites annuelles à Cracovie, je ne m’attendais jamais à ce qu’il trouve le temps de me voir, mais il le trouvait toujours. Lors de notre deuxième ou troisième rencontre, en buvant une citronnade fraîche, il me proposa de nous tutoyer. Au début, j’étais intimidé de l’appeler Adam plutôt que “monsieur,” pan en polonais, mais il y avait quelque chose de chaleureux et de désarmant dans la façon dont il me traitait. J’interprétai également son geste comme un vote de confiance en moi comme poète et, ce qui est plus important, comme personne. En effet, sûr de la renommée de son œuvre, il alliait un sourire sincère à un regard perçant et attentif ponctué par des éclats de rire et des paroles soigneusement choisies ; c’est cela qui va me manquer le plus.

Le déclin de l'été, Adam Zagajewski dit par Laurent Natrella.

Les dernières nouvelles de lui datent du 6 février dernier. Il écrivait pour s’excuser de répondre tardivement à mon courrier. Il m’envoyait un nouveau poème et me promettait une missive plus longue. . .

Adam Zagajewski au Cambridge Polish Studies de Trinity College pour une soirée consacrée à sa poésie le 28 avril 2015. Adam Zagajewski joined Cambridge Polish Studies at Trinity College for an evening of his poetry on April 28, 2015.

Le texte de Piotr Florczyk a paru le 27 mars 2021 dans https://www.massreview.org/node/9677

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cinq poèmes de Thomas Krampf

Diplômé du Dartmouth College, Thomas Krampf a animé de nombreux ateliers d’écriture auprès d’enfants, de toxicomanes, ainsi qu’en milieu carcéral, et présenté son œuvre dans les écoles secondaires, les universités et à la radio (National Public Radio, à Buffalo et New York). À Olean, il a durant de nombreuses années organisé des événements littéraires avec de prestigieux invités (Wendell Berry, Gregory Corso, Peter Matthiessen, entre autres).

En 2001, il a été écrivain en résidence au Linenhall Arts Centre de Castelbar en Irlande. Il a également été l’un des premiers poètes américains à avoir participé au festival littéraire d’Eden Mills (Ontario, Canada). En 2006, il a aussi participé au festival littéraire « Le printemps des poètes », à la Rochelle (France). En 2011, il a participé à un récital avec la compositrice Sun Mi Ro au Houghton College, dans l’État de New York. Lui et son épouse Françoise, ingénieure à la retraite, après avoir vécu à New York et à Hinsdale dans l’État de New York (pendant 40 ans), résident maintenant près de La Rochelle. Comme l’écrit la poétesse américaine Margaret Gibson : « Il est temps que les lecteurs et le monde de la poésie découvrent les poèmes de Tom Krampf. Ce dernier est plus sensible aux subtilités de l’esprit et du cœur que la plupart. Sa compassion est rare, et sa capacité à entendre la musique qui relie chaque mot à un autre dans un poème est sans faille. Cette sélection de poèmes est pointue, courageuse et sincère. » 

Et Neil Baldwin, de confesser : « Depuis plus de trente-cinq ans, j’éprouve une profonde admiration pour la trajectoire enchanteresse des poèmes de Thomas Krampf. Celui-ci est le frère post-millénaire sage et dérangé de Blake et de Whitman, qui répond à l’exigence de Pound que poésie = condensation, mais qui reste pourtant toujours le maître du vers chantant et traînant. Depuis sa retraite rurale et montagneuse, Krampf persiste à envoyer des paroles pour nous rappeler à quel point nous sommes chanceux d’être vivants dans ce monde beau et fracturé. »

Ma rencontre avec Tom Krampf remonte à l’automne 1996. Je venais d’obtenir un poste de lecteur de français à l’Université Saint-Bonaventure, aux États-Unis. J’avais tout juste terminé un mémoire de maîtrise consacré au moine trappiste et écrivain Thomas Merton (1915-1968), l’auteur de La nuit privée d’étoiles, et souhaitais poursuivre mes recherches dans cette université qui se trouve à Olean, dans l’État de New York. Avant de rejoindre l’abbaye de Gethsemani en 1941, Merton y avait enseigné l’anglais. Cette université regorge d’archives et je comptais bien approfondir ma connaissance de cet écrivain. C’est lors d’un événement, dont j’ai oublié la nature, que j’ai rencontré l’épouse de Tom, Françoise, qui m’a alors invité à venir les voir dans leur maison d’Hinsdale, à 12 kilomètres d’Olean. Je me souviens notamment de quelques photos au mur : l’une avec Allen Ginsberg (1926-1997) et l’autre avec Robert Lax (1915-2000), poète et ami de Thomas Merton. Le poêle crépitait joyeusement en cette fin d’automne, la table était succulente et la discussion délicieuse. Je suis resté à Saint-Bonaventure deux ans avant d’aller vivre au Japon. L’année où j’ai quitté les États-Unis, Tom venait tout juste de publier ses Shadow Poems et j’avais été hypnotisé par ses vers lors d’une lecture publique. La poésie de Tom m’a accompagné de pays en pays, et puis le moment de les traduire est venu, naturellement, comme dans un état de transe, de contemplation : ce fut une révélation, une nécessité. Tous les poèmes qui suivent sont tirés de l’édition Selected Poems (Salmon Poetry, 2013). Astarté (Astarte), Carte de la Saint-Valentin (Valentine) et L’automne s’en vient (Autumn Comes Calling) ont paru originellement dans Poems to My Wife and Other Women, tandis que La médaille The Medal) et À ma fille, Cécile (To My Daughter Cecile) sont tirés de The Subway Prayer and Other Poems of the Inner City.

 

 

Astarté

En pénétrant dans les montagnes
elle me dit, comme elle est très passionnée,
de faire attention à elle, et
de ne pas lui tenir la main si fermement,
car ça lui fait mal.

Parmi les poutres qui tombent, le visage d’Astarté
apparaît à la fenêtre.
Je ne suis pas sûr de pouvoir faire ni l’un ni l’autre.

 

Astarte

Entering the mountains
she tells, as she is very passionate,
to be careful with her, and
not to hold her hand so tightly,
because it hurts.

Among the falling beams, Astarte’s
face appears at the window.

I am not sure I can do either.

 

∗∗∗

Carte de la Saint-Valentin

Si gentil
j’avais pensé à t’écrire
le jour de la Saint-Valentin

Une lettre ou un poème
adorable, ç’aurait été au sujet
d’un cœur vivant

Un oiseau rouge et dodu
mangeant une graine
dans la neige

 

Valentine

If sweet
I had remembered to write you
on Valentine’s day

A letter or a poem
sweet, it would have been about
a living heart

A plump red bird
eating seed
in the snow

 

 

∗∗∗

L’automne s’en vient

Toute la nuit
j’ai rêvé, nos lèvres se touchant à peine,
j’étais étendu près de toi.

Ce matin, ton corps flamboyant
toujours obscurément, dans cette chaleur
inaccoutumée, et maintenant si lointain

Attendant de festoyer
j’étais un insecte, prenant le soleil,
sur la chair brune et mûrissante
d’une citrouille

Autumn Comes calling

All night long
I dreamt, our lips barely touching,
I was lying next to you.

This morning, your body still
glowing darkly, in this unseasonable
warmth, and now so far away

Waiting to feast
I was an insect, sunning itself,
on the dark ripening flesh
of a pumpkin

 

 

∗∗∗

La médaille
à ma fille, Franny

Je suis une enfant et suis étendue dans un lit-cage.
Je joue avec mes orteils et parfois avec ma tortue verte.
Il y a une médaille qui pend au cou de mon père
et je tends le bras pour l’attraper.
Je suis une enfant et joue avec une médaille.

Je suis une enfant et suis debout dans le jardin.
Je suis plus grande que les mauvaises herbes et tends le bras pour saisir la libellule.
Le jardin s’incline jusqu’à une barrière et jusqu’au bruit d’une usine.
C’est un monde que j’entends mais dont je ne sais rien.
Je suis une enfant et joue avec les libellules.

Je suis une enfant et suis parti à la découverte du monde.
Je cherche la porte qui mène au jardin
mais je n’en trouve aucune.
Il me faut pas mal de temps avant de comprendre que je dois continuer.
Je suis une enfant et je cherche une porte.

Je suis une enfant et je suis un homme.
Je me penche au-dessus du lit-cage et la main cherche ma médaille à tâtons.
il y a des inscriptions dessus et les doigts se referment
sur l’histoire.
Je suis père et je suis très attaché à cette enfant.

The Medal
To my daughter, Franny

I am a child and I lie in a crib.
I play with my toes and sometimes my green turtle.
There is a medal hanging from my father’s neck
and I reach for it.
I am a child and I play with a medal.

I am a child and I stand in the garden.
I am taller than the weeds and I stretch for the dragon-fly.
The garden slopes away to a fence and the noise of a factory.
It is a world I hear but That I know nothing about.
I am a child and I play with dragonflies.

I am a child and I have gone out into the world.
I search for the door back to the garden
But I can find none.
It is a long time before I realize that I must go on.
I am a child and I search for the door.

I am a child and I am a man.
I bend over the crib and the hand gropes for my medal.
There are inscriptions on it and the fingers close
over the story.
I am a father and I care for the child.

[Subway Prayer and Other Poems of the Inner City] Thomas Krampf, Selected Poems, Salmon Poetry, p. 86.

 

∗∗∗

À ma fille, Cécile

Nombreux sont les miroirs de mon âme
que je fixe du regard
et si boiteux que je sois
je ne pourrais t’aimer davantage
tandis que tu suis ton cours de danse classique
derrière ta professeure
et que tu te tords les pieds
de la même manière que je trébuche sur les mots.

To My Daughter, Cecile

Many are the mirrors of my mind
in which I stare
and lame as I am
I could not love you more
as you go through your ballet lesson
behind your instructor
and twist your feet
the same way I trip over words.

 

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