Retour au pays d’avant-naître : lire (ou relire) Gilbert-Lecomte

Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943), figure mythique pour certains et génie méconnu pour d’autres, était, avec Roger Vailland et René Daumal, l’un des fondateurs du Grand Jeu, groupe rival des surréalistes. Il faut lire son œuvre principale, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, pour comprendre la singularité de cet auteur qui s’était promis d’écrire peu, « de n’écrire que l’essentiel. »

En abordant ce recueil de Gilbert-Lecomte, le lecteur ne tardera pas à retracer l’influence rimbaldienne par la volonté du poète de se faire voyant, de dépasser les limites du langage. Mais peu à peu, au fil des pages, l’œuvre du poète se veut toujours plus exigeante, évoquant une quête des origines carburant à des « énergies destructrices à faire sauter le monde ». Artaud, qui a préfacé le livre, saluera « ce ton organique, cette atmosphère déchirée d'organes, cet air fœtal, humide, ardent, qui prend sa source à la source de toute vie. », particulièrement frappant dans les trois dernières sections du recueil (la Mort le Vide et le Vent).

Roger Glbert-Lecomte, Je veux être confondu ou La Halte du prophète, France Culture, Hommage à Roger Gilbert-Lecomte par Pierre Minet, voix  Alain Cuny.

Le lecteur contemporain, confronté à l’imminence d’un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, tombera sur de nombreux passages prophétiques, époustouflants, qui redonnent une perspective inusitée à cette œuvre longtemps oubliée :

 

À l'orient pâle où l'éther agonise
À l'occident des nuits des grandes eaux
Au septentrion des tourbillons et des tempêtes
Au sud béni de la cendre des morts.

 

Souvent, création et destruction, quête des origines et instinct de mort se confondent, conférant à ces poèmes une troublante actualité :

 

Pourquoi mourir encore alors qu'on vient de naître
À la vie à la mort

Sous le rire concave du ciel
Quand la nuit ronge

Que la tête à l'envers sombre sous l'horizon
Lestée d'un poids universel à la mâchoire
Hantée d'un vide universel à la mémoire.

                             ∗∗∗

Il remontait si loin le courant de sa vie
qu’il se trouvait perdu au pays à l’envers
où l’on erre avant la naissance

Il rêvait rêvait-il
il changeait de planète
S’éveillant, s’endormant sans cesse et tour à tour
au tic tac cérébrale de l’horloge du sang

S'endormant sans cesse dans des sommeils plus creux

S'éveillant chaque fois plus loin dans la lumière
Plus près du feu
Plus bas dans l'eau mortelle des ténèbres.

Le recueil se termine par des textes de Lecomte, la plupart publiés dans les numéros de la revue Le Grand Jeu. Ces textes permettent de saisir toute l’ampleur de la démarche des auteurs du Grand Jeu, qui comportait une part de risque et d’engagement au moins égales à celles des surréalistes.

Roger Gilbert-Lecomte, Je n'ai pas peur du vent. 

L’horrible révélation…la seule, qui évoque, sur un mode prophétique, la destruction de l’Occident et les potentialités cachées de l’esprit, reste un incontournable de Gilbert-Lecomte, qui met ses connaissances philosophiques et métaphysiques au service d’une révélation implacable :

 

Ton esprit d’Occident n’était qu’un moment de l’évolution didactique du

grand Esprit.

O vexation, tu n’étais même que le moment négatif de l’esprit du sauvage et

vos contradictions vont s’identifier. 

                                                       ∗∗∗

Souvenez-vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes : votre peau n’a pas toujours été votre limite. Il fut un temps où la conscience n’était pas emprisonnée dans cette outre puante, un temps où le cercle magique des horizons lui-même ne suffisait pas à emprisonner l’homme. Et je ne parle pas seulement d’Eden dont les clôtures étaient de rêve.

Il faut lire ou relire Gilbert-Lecomte en 2020 et profiter pleinement des fulgurances du poète, qui jettent un éclairage particulièrement frappant sur nos ténèbres contemporaines.

Roger Gilbert-Lecomte, Hommage exceptionnel dans l'émission "Soirées de Paris", dédié aux poètes du XXème siècle, diffusée le 29 décembre 1963 sur la Chaîne Parisienne, réalisée par Pierre Minet et Michel Duplessis, avec le témoignage de proches. 

Présentation de l’auteur




Sabine Venaruzzo, la Demoiselle qui prend le pouls du poème

Bien que niçoise tout comme elle, il n'est pas simple de rencontrer Sabine, flamme vive toujours en mouvement. Le projet d'un entretien né lors des Voix Vives de Sète ne se concrétisera pas autrement qu'un soir bien tard, où on ne l'attendait plus, par un riche échange téléphonique, au cours duquel il m'est apparu urgent et nécessaire de prendre des notes, avant que la poète ne reparte pour ses projets de tournée théâtrale.

Car Sabine,  est l'âme de nombreux projets collectifs également : elle est à l'origine du festival des Alpes Maritimes Les Journées poët-poët, dont Sapho et Serge Pey sont les parrain et marraine. Elle a aussi fondé, et anime, la compagnie  Une petite voix m'a dit  dont le spectacle  des « 4 barbues » -  Le Pari d'en rire, avec Caroline Fay, Danielle Bonito, Dominique Glory - a fait salle comble au festival d'Avignon. Sur son site,  on trouve des traces de ses vidéos, des performances sonores – mais  faute de temps, rien n'indique ses dernières activités, notamment durant les confinements : l'appel à la poésie, les installations sonores et poétiques dans la ville de Nice... 

Interrogée sur ses multiples activités,  et ce qui les relie, Sabine s'interroge – peut-on parler pour elle de «  performance  »  ? Elle préfère la parole «  acte  » ou «  action  ». Elle envisage ses actions comme un prolongement de son écriture poétique – et se place dans la permanence du questionnement de sa pratique. C'est un canal pour faire passer sa poésie, et il lui semble essentiel de chercher un équilibre entre l'impact visuel, les technologies utilisées, et le poème à faire passer dans la spontanéité, car pour elle, tout participe à la Circulation de la poésie. 

Formée au spectacle vivant, elle pratique l’art de la Performance depuis plus de 15 ans. Le travail avec l'Action Theater©, auprès duquel elle s'est aussi formée, nourrit profondément son art poétique. Elle travaille la composition spontanée / en temps réel : forme écrite, physique et orale – et elle questionne naturellement la poésie hors du livre et le rôle du poète dans le monde qu’il habite, au travers d'actes de poésie spectaculaire éphémères ou durables sur les territoires, pour et avec tous les publics. Ainsi naît La Demoiselle et cætera, forme spectaculaire et incarnée de sa poésie, avec  laquelle elle affirme la place du corps  qu'elle expérimente avec le concept de corpoliture (écrire avec son corps, le territoire comme page blanche) et d'oraliture (écrire avec la voix) au même titre que l’écriture. 

© Clément Démange.

Depuis 11 ans, et particulièrement depuis le déconfinement mai 2020 elle mène l'action de la demoiselle en gants de boxe,  son corps, mains et tête masqués, comme partie de son écriture  poétique : corps-crayon, et le territoire devenant la Page blanche. Elle insiste aussi sur le fait que dans ses actions, il lui faut maintenir la spontanéité – pas de répétitivité qui devienne mécanique – c'est le principe même de ces actes-performances.

Ce qu'elle cherche, c'est l'accord final qui résonne encore après la fin de la résonance, un silence encore habité par la musique – Sabine parle en musicienne, elle est aussi chanteuse lyrique et toute sa pratique en est infusée. 

Elle parle de ce ressenti face à une réalité urbaine et sociale modifiée par la pandémie – nouveaux marquages, modifications des espaces et de leur utilisation – et de l'urgence physique d'écrire qu'elle a éprouvée, tout en se retrouvant face à l'impossibilité de mettre les mots sur le papier : d'où l’exploration de l’écriture poétique dans cet état avec son corps crayon ou personnage-signe de la demoiselle en rouge. Elle choisit des lieux qui lui parlent lors d'un parcours aléatoire, et elle écrit avec son corps-crayon son ressenti en ce lieu – fixé par la photo d' Eric Clément Demange Il ne s'agit pas d'exprimer des concepts, il n'y a pas de mots, mais un flux sensible dans l'espace où elle baigne, qu'elle fait passer dans ses gestes. L'unique contrainte posée est celle d'une durée inférieure à 2 minutes  : comme des haikus visuels, les « cris demoiselle  », formulés par la corpoliture(mot qu'elle préfère décidément à celui de chorégraphie que je propose). 

Son travail est l'expression d'un exploration, d'une réflexion en cours. A la Ciotat, en 2020, le projet des cris lui faisait distribuer des papiers au public pour recueillir des mots à partir de ce qu'elle exprimait par son corps. Elle nourrit l'idéal d'un immense poème fraternel composé des mots ressentis par les écoutants.  C'est le sens de son manifeste P.P.F. (Projet Poétique Fondamental) : « une reconquête des espaces où le poète fait rejaillir le sensible dans nos réalités qui l’étouffent. Un sensible qui se nourrit de nos histoires personnelles, de mémoire collective et d’actualité récente.» 

Durant le dernier confinement de 2021, dans le cadre du forum Jacques Prévert, elle réalise avec Arthur Ribo  les « rêves ailés à deux plumes » proposant, en live sur facebook, un échange vidéo avec un public qui participe à la création conjointe des poèmes en proposant des mots qui s'insèrent dans le tissu créatif  : un texte appelant un mot, qui appelle un texte... 

"Dans le ciment", écriture et performance : Sabine Venaruzzo.
Plus de vidéos sur la chaîne.

A quoi servent ces dispositifs et ces actions  ? Sabine envisage un futur recueil écrit à partir des mots recueillis au fil des actions, mais elle pense aussi participer ainsi à la création de ce qu'elle appelle « un recueil en sensibilité augmentée  »  comme elle le nomme : « est-ce que ça sème des graines  ? » se demande-t-elle. Mettre des mots sur l'insaisissable qui est au cœur de l'échange, cartographier ces moments sensibles sur nos territoires , dit-elle, dans lesquels baignent ensemble performeuse et public, comme dans un liquide amniotique, et source de surprise autant pour la poète que pour les participants. Il importe de laisser sa place à l'imprévu – qu'elle se refuse à nommer «  improvisation  », mot qu'elle ressent comme péjoratif. Pour elle, ce qui compte, c'est l'état de présence au monde, qui est l'état même de poésie. 

Elle travaille ainsi également avec des enfants, et même en crèche, avec des tout-petits : elle souligne la magie de leur émerveillement en correspondance avec l’état de poésie dans lequel elle les plonge. «  l'opéra minuscule  » avec Caroline Duval est créé à partir de leurs performances et improvisations. 

Ce qui compte, insiste-t-elle, c' est l'état de présence à ce qui se passe ici et maintenant – l'état de conscience dans l'action, quel que soit l'acte artistique. Cette attitude, cette attention – et j'ai envie d'écrire ad- tension, elle la pratique aussi au quotidien, à travers la méditation. 

La marche symbolique de Vintimiglia à Nice, avec dans les valises, les mots des migrants sur les galets

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Un moment de la marelle, à l'aéroport de Berlin. © Clément Démange.

A propos de ses actions pour les migrants -  je citerai  la marche symbolique de janvier 2017 menée depuis Vintimiglia,((accompagnée par les musiciens Raphaël Zweifel et Gwenn Masseglia et filmée par le vidéaste Rémy Masseglia. Le court métrage poétique est projeté lors de festivals en France et à l’étranger.)) -  elle parle plutôt de «  poésie-action  » selon le terme de Chiara Mulas (plasticienne et photographe, compagne de Serge Pey), car l'intention politique y était très forte, tout comme pour une autre action – les Mots Charte(r)s - menée à l'aéroport Tempelhof de Berlin, en plein cœur de Berlin avec ses complices Eric Clément-Demange (photographe) et Benoît Berrou (musicien), toujours pour dénoncer la condition des migrants.

Elle y avait proposé une marelle de mots sur les pistes d'envol, puis avait inventé une marelle sur laquelle les enfants pouvaient jouer avec des avions de papier - évoquant ceux qui passent régulièrement le grillage derrière lequel sont parqués les migrants.  C'est alors, dans la rencontre et le geste, que se créent des moments poétiques : c'est avec eux que la performeuse envoyaient les avions sur la marelle d'envol, dans laquelle ils inscrivaient le mot qui importait pour eux - souvenir, mot d'espoir, mot tendre... 

Durant le confinement, c'est tout naturellement qu'est né le projet «  appel à poésie  ». Il tentait de proposer une réponse au problème qu'il posait : l'être ensemble en poésie même séparés, mais en lien grâce au réseau, à la toile et aux modernes moyens de communication. Une vidéo regroupe les nombreuses participations à cette performance collective (voir en fin d'article). 

 J'ajouterai, pour y avoir goûté,  les lectures chuchotées au creux de l'oreille (un quart d'heure? vingt minutes? Le temps m'a semblé suspendu) via le téléphone. C'est en mars 2020 qu'elle a ressenti la nécessité de créer une ligne téléphonique, Minute Poësie,  pour maintenir du lien social et poétique dans cette période d'isolement. Il s'agit bien de mon point de vue d'une autre pratique de performance de la poète, qui tient à cette démarche de contact sonore à travers la technique du "chuchotage" qui permet aux mots d'entrer dans l'intime de l'auditeur comme une voix intérieure. 

A Sète, où elle a eu l'occasion d'offrir ses actions de La Demoiselle Et caetera, Sabine a redoublé de questionnements, notamment, me dit-elle,  après un riche échange avec Jean Le Boel, éditeur de poésie, poète invité du festival,  et fervent tenant de la poésie dans le livre  : pourtant, insiste Sabine (dont le premier recueil vient de paraître aux éditions de l'Aigrette ((https://www.recoursaupoeme.fr/sabine-venaruzzo-et-maintenant-jattends/)), hors du livre aussi, se trouve la poésie :  le poète habite le monde, et y transporte sa charge poétique. Cette dernière, pense Sabine, passe par le rapport au corps écrivant, et par le souffle. Mais quand – à partir de quand, et où - peut-on parler de poésie  ? Le temps de latence, cette ouverture flottante dans laquelle se formera (peut-être) le poème final, est-il déjà poésie  ? Oui, sans doute, pense-t-elle, cette «  vacance  », cet accueil du monde en soi est un état de poésie, qu'il importe de transmettre. Mais son questionnement se prolonge  : qu'en est-il du poème lui-même, une fois créé  ? A-t-il une vie propre  ? A-t-il une «  pulsation cardiaque  » variable suivant le(s) lecteur(s), leur état émotionnel, le lieu et le moment de la diction... Un poème survit au poète, il est le fruit d'une sensibilité augmentée... mais un poème meurt-il aussi  ? (Ces questionnements sont repris dans le poème qui suit).) Et ne faut-il pas toujours le réanimer, au fond, par l'action du dire, du faire  ?  

Envisager avec elle la performance comme un défibrillateur poétique, peut-être  ? 

INDICATION VITALE
Sabine Venaruzzo

La fréquence cardiaque est le nombre de battements cardiaques par unité de temps. Disons par minute.

Selon les espèces animales, la fréquence cardiaque est très inégale. Ainsi pour la baleine, le plus gros mammifère actuel, la fréquence cardiaque est inférieure à 20 battements par minute ; pour les chiens, elle est comprise entre 70 et 90 battements par minute, pour les chats, elle est comprise entre 110 et 130 battements par minute au repos, pour le serpent, elle varie selon les températures optimales de chaque espèce de 20 à 70 battements par minute, pour les oiseaux elle varie de 93 pulsations par minute chez le Dindon au repos à plus de 1 000 pour les oiseaux-mouches en plein vol, pour la mouche à viande elle peut atteindre 375 par minute, avec des périodes de pause sans battements et pour la souris de 500 à 600 battements par minute.

Venons-en à l’homme.

Au confort, elle est d'environ 60 battements par minute et chez l’enfant de 80 par minute.

Chez l’homme en détresse, elle est d’environ 220 battements par minute.

Au-delà d’une certaine limite suivant l’âge, il est mort. Le poète est vivant.

Sa pulsation cardiaque varie suivant s’il est au repos, en détresse ou mort.

Le poème écrit par un poète vivant a-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par un poète aujourd’hui mort garde-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par le poète s’aligne-t-il à sa pulsation cardiaque suivant s’il est dans le confort ou en détresse ?

Le poème déclamé garde-t-il la même pulsation cardiaque qu’un poème écrit ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme au repos à un homme ou une femme en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme en détresse à un homme ou une femme au repos ?

La pulsation cardiaque du poème augmente telle s’il est déclamé par plus d’une personne ?

Un groupe d’hommes et de femmes peut-il augmenter la pulsation cardiaque du poème s’ils le déclament ensemble ?

Les pulsations cardiaques s’additionnent elles ?

Pouvons-nous parler de sensibilité augmentée ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population au repos ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes au repos à toute une population en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population en détresse ?

Implose-t-il ?

Imaginons un poème écrit sous forme d’interrogations multiples. Disons qu’il a une pulsation cardiaque qui lui est propre.

Imaginons maintenant qu’une personne particulièrement sensible à ce poème lui écrive des réponses. Le poème s’enrichit alors de ces mots et se transforme. Il devient alors un autre poème, disons un poème fraternel ou solidaire. Sa pulsation cardiaque initiale augmente elle ?

Quid si plusieurs personnes écrivent d’autres réponses aux mêmes interrogations du poème initial ?

Pouvons-nous imaginer qu’un poème en sensibilité augmentée puisse exister ? Que deviendrait sa pulsation ? Existe-il une pulsation cardiaque maximale pour un poème initial ainsi transformé ? Existe-il un seuil au-delà duquel le poème s’auto détruit ?

Un poème peut-il mourir ?

"Appel à poésie" : florilège des participations vidéos à l'action collective proposée par Sabine Venaruzzo et Une Petite voix m'a dit




Du bout des doigts et de la voix : entretien avec Patrick Dubost

Après des études de mathématiques et de musicologie, Patrick Dubost a publié en poésie une trentaine de livres qui, demandent à être lus à voix haute. Son dernier ouvrage Les deux royaumes est paru ce mois de juillet 2021 aux Éditions La Rumeur libre, coll Poésie.

Il travaille la poésie en tant que genre littéraire, sur le papier, mais aussi dans des studios de musique électroacoustique, et pratique depuis quelques années la « lecture / performance », donnant à entendre ses textes au travers de sa voix, de ses gestes, et de l’exploration des diverses possibilités techniques de travail du son.

Chaque « poème », s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. L’ensemble constitue une sorte de récital de parole, entre drôlerie, questionnements métaphysiques, et tendre regard sur le monde.

Le festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète (juillet 2021) m’a donné l’occasion de m’entretenir avec lui sur ses conceptions et pratiques de la performance.

 La performance sonore, voix sonore, lecture sonore, Lecture performée, lecture performance: quels sont les termes que tu utilises, pourquoi celui-ci et pas un autre. Est-ce que ce sont des domaines très délimités ou délimitables ?
En réalité je ne me soucie pas trop de ces questions de terminologie… Je parlerais de « lecture simple » pour une lecture à voix haute de poésie en toute quiétude, de « lecture performée » quand entrent clairement en jeu la gestuelle ou des montées d’énergie, ou des dispositifs inhabituels comme utilisation d’objets, ou mise en complicité du public… J’utiliserais « lecture performance » quand ces dispositifs ou ces montées d’énergie deviennent vraiment importants et présents, tout autant que le texte et sa diction, ou quand le corps semble impliqué dans son intégralité, dans sa pleine énergie, ou encore quand la lecture se fait dans une grande complicité avec des musiciens improvisateurs, avec le sentiment de n’être plus moi-même qu’un musicien parmi d’autres, le musicien de la parole en quelque sorte… Quant au terme de « poésie sonore », je le réserve plutôt pour des poèmes travaillés avec le son, en enregistrement et montage, en particulier quand ma voix joue avec elle-même en démultiplication, allant jusqu’à une sorte de poésie polyphonique… Par exemple avec ma voix sortant sur un haut-parleur à gauche, ma voix aussi sur le haut-parleur de droite, et ma voix en direct, les trois en sorte de contrepoint. Un poème à trois voix (voire plus) ou d’une seule voix démultipliée.
Il me semble que je suis parfois performeur. Mon rapport avec le théâtre est né d’une rencontre avec un metteur en scène (Philippe Labaune) et de diverses mises en scène de mes textes, qui au départ n’étaient pas pensés pour le théâtre. Du coup, je suis venu, progressivement, à l’écriture théâtrale, mais avec toujours un pied dans la poésie. Je dissocie assez bien ce que j’écris pour ma propre voix et ce que j’écris pour le théâtre, ou d’autres voix que la mienne. Depuis quelques années, j’écris aussi pour les marionnettes ou le théâtre d’objets, ce qui implique une écriture toujours plus à la croisée du théâtre et de la poésie. Une sorte de refus de l’incarnation. Une façon de s’autoriser à réinventer le monde en le considérant tel qu’il est. Une façon de jouer avec le monde (de le commenter) d’un œil systématiquement neuf.

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Depuis combien de temps pratiques-tu la lecture sonore/performance ? Comment y es-tu venu?
En 1984, j’avais été premier lauréat du Prix de Poésie de la Ville de Lyon, avec le livre « Celle qu’on imagine » (publié chez Cheyne). J’étais alors très timide (ou plutôt réservé) face à un public. Je me souviens d’avoir alors fait une lecture à la Bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon (peut-être ma première lecture ? je ne sais plus) assis, figé, paralysé dans ma posture de lecteur. A la fin de cette lecture, quelqu’un du public est venu me voir en me disant : « C’était magique le moment où tu as bougé le petit doigt ! » … Peut-être était-ce ma première action en performance, presque invisible et pourtant bien là ?
Qu’est-ce que la performance apporte dans ton travail poétique ? comment contribue-elle à sa réalisation, à son accomplissement, à sa transmission ?
Aujourd’hui, la performance me permet déjà de vérifier si le texte est solide, s’il tient debout tout seul. Quand il y a une faille dans le poème, un mot mal choisi, une phrase pas à sa place, ou un peu faible, ou pas nécessaire, cela me saute aux yeux, je suis alors comme dans un léger malaise. Du coup, la lecture publique m’aide à repenser les textes, les remettre en question. J’aime faire au moins une lecture publique d’un texte avant de passer à l’étape publication… Par ailleurs, tout autant que le livre, la lecture publique est un mode d’existence et de circulation très important pour le poème. Plus les années passent et plus je crois que oui, oui je « sonorise » dans ma tête en écrivant, de diverses manières. Peut-être même que je « corporise » ou « gestualise » en écrivant, dans la tête et les doigts tenant le stylo, et les bras qui ne demandent qu’à s’agiter et le corps en écho.
Est-ce que tu écris ta poésie pour qu’elle soit poésie sonore, ou bien le devient-elle secondairement ? C’est à dire est-ce que tu écris spécifiquement une poésie destinée à être oralisée ?
C’est une alchimie complexe. Généralement, quand je commence un texte, je ne sais pas où je vais, ni quel « usage » j’en ferai… La question se pose après l’écriture… Et à partir de là le texte peut bouger pour aller dans telle ou telle direction, ou même peut-il parfois connaître différents états selon son existence papier, ou sonore, ou théâtre, ou que sais-je encore… Ces étapes successives dans le travail sont presque toujours une bonne chose car généralement on gagne à bricoler, à remettre sur le chantier, à jouer du ciseau, à charcuter…
Avec les années (avec l’âge), j’ai tendance à penser que « tout poème est une partition ». Tout poème un peu travaillé dans la page devient un objet visuel qui appelle sa mise en voix. Mais bien sûr je n’érige pas cela comme une règle générale. C’est plutôt une sorte de proposition de jeu, de possible amusement, d’appel à la jonglerie, à faire vivre ce qui n’est que parole dans les espaces de silence mental.

Patrick Dubost  : "Pour ne pas mourir"

Je pense que la lecture performance peut élargir le public de la poésie, et plus loin (espérons) le lectorat. Je pense que c’est plus qu’une mode, c’est un retour à l’oralité qui me semble naturel. Et un usage des techniques modernes qui me semble aussi dans l’ordre des choses. La poésie se prête particulièrement bien à de tels usages car le poème est un objet, un objet de langue, et jouer se fait généralement avec des objets.
Tu as été  formé pour, et tu as enseigné les mathématiques : est-ce que tu puises dans cette formation en tant que poète ?
Oui, bien sûr. Cela joue un rôle. Mais pas si décisif que ça. Peut-être ai-je en partie hérité de ma conception très visuelle du poème de ma formation mathématique. Je me souviens que quand j’étais jeune, le poème était pour moi avant tout un objet dans une page, un peu comme un tableau, sans rapport immédiat avec une notion de coulée de langue… C’était plus un objet dans l’œil qu’un objet dans la bouche ou l’oreille… Mais j’ai aussi étudié la musicologie et j’ai une vraie sensibilité musicale (pratique instrumentale) et du coup, le poème est vite devenu aussi un objet sonore, et donc un objet dans une coulée de langue, un objet déployé dans le temps.
La musique est partout. Elle est, de façon plus ou moins souterraine, déjà dans les textes… La musique ou simplement le rythme… Ou parfois simplement une musique bruitiste… Mais la musique est aussi très présente dans mes lectures en complicité avec des musiciens improvisateurs… J’adore ça… Vivre la musique dans l’instant en la pratiquant… Devenir le musicien de la parole comme un musicien parmi d’autres…

Claveisolles, festival "dix dans un pré", les 7, 8, 9 juillet, avec Laurent Vichard, Véronique Ferrachat, le Possible Quartet et Samuel Chagnard...©célinette photographe

Et la présence et l’importance du corps sont venues progressivement au fil des lectures. Au début : juste la gestuelle, le petit doigt, puis les mains qui en quelque sorte surlignent certains mots, certaines phrases ou intentions, puis les bras, puis lire debout, puis doucement tout le corps bouge légèrement, puis cela descend dans le sol : le fameux ancrage dans le sol !... Puis tout l’espace environnant… Prendre en compte dans l’instant de lecture tous les événements : bruits parasites, passage d’un enfant, circulation automobile, un mot dans le public, etc. Sans oublier sa propre voix en sortie des haut-parleurs… Brancher tous les connecteurs… Par contre : aucune préparation, sinon mentale… Je ne répète jamais mais je pense les choses… Je conçois mes lectures généralement au dernier moment, en fonction du lieu (son acoustique, sa configuration, la jauge, etc.) et des moyens techniques du son.
Je m’autorise parfois quelques échappées quand le texte devient illisible du fait de mauvais traitements informatiques, ou d’une complexité telle que je ne peux plus assumer autrement qu’en lâchant prise… bruits de bouche, borborygmes, accélérations délirantes, montées en puissance ou murmures, disparitions dans le silence ou sorties progressives du silence, empilements, textes lus sous empêchement physique, etc.... Je me permets alors de partir en vrille, jamais trop durablement… C’est alors le musicien improvisateur en moi qui prend le pouvoir… La bouche comme instrument bruitiste, ou comme débordée par la parole.

© écrits/studio

Tu as créé des séminaires, tu interviens à l’Ensatt, à l’ENS, tu es à l’initiative de l’expérience lyonnaise des « Ecrits / Studio ». Comment ça fonctionne tout ça ? Quelle est selon toi l’importance de la transmission dans ta pratique de poète et de performeur ?
J’ai toujours eu une petite âme d’organisateur, ou de militant… Non pas dans le quotidien ou la gestion concrète, mais dans la conception de dispositifs collectifs qui puissent perdurer… J’ai aussi toujours eu une certaine vocation pédagogique (que je pratiquais d’ailleurs pendant plus de trente ans dans l’enseignement des mathématiques) … Donc transmettre oui, ou plutôt permettre à ceux que j’ai devant moi en situation d’apprentissage d’ouvrir leurs propres voies… Plutôt que de transmettre, j’ai toujours préféré donner à chacun la possibilité de développer son autonomie et sa créativité… Quant à Ecrits/Studio, c’est un collectif de poètes qui décident d’utiliser les techniques du son (enregistrement, montage) pour aller vers : la poésie sonore ? de courtes pièces de poésie radiophonique ? la performance en poésie avec diffusion son ? des univers sonores pour soutenir ou porter des lectures publiques ? ((http://ecritsstudio.free.fr ))
Il existe aujourd’hui des outils techniques d’usage très simple et en même temps très performants. Avec de l’entraide, cela devient accessible pour tous.
Quelle est la part de recherche/création sur ce registre performance :  travailles-tu plutôt seul, ou en collectif ? Te réfères-tu, voire même te sens-tu affilié à un courant particulier ?
Je travaille seul pour l’essentiel mais ne refuse pas parfois de travailler en collaboration, ou en complicité avec d’autres artistes… En réalité de plus en plus… Ces rencontres peuvent être génératrices de nouvelles ouvertures, découvertes, champs possibles d’invention autour du langage. Je ne crois pas me rallier à tel ou tel mouvement ou chapelle, mais je suis en sympathie avec un certain nombre de poètes performeurs, ou expérimentateurs du langage, ou poètes en poésie-action, ou simples « poètes du livre » qui mènent un travail en profondeur sans nécessairement projeter vers le public.
 Quels sont les performeurs que tu défends dans le domaine de la poésie, que tu reconnais comme tels ?
Je suis très ennuyé pour répondre à cette question. Bien sûr que je pourrais donner quelques noms… Combien ?... Cinq ?... Dix ?... Trente ?... Et où s’arrête la notion de performeur ?... Puis-je aussi donner des noms de poètes qui ne sont pas (à l’évidence) performeurs mais dont la lecture publique est quand même impressionnante, voire magnifique ?... Je serais très heureux de donner une longue liste, avec quelques notables absents (dont la notoriété me semble surfaite, du fait des jeux de réseaux, ou de médias complaisants, en particulier autour d’un certain parisianisme, ou d’une certaine courtisanerie dans la continuité de la cour de Louis XIV), mais aussi : j’aurais peur d’oublier certains noms, très respectables, ou en chemin vers une œuvre bien réelle, ou simplement des noms qui seraient oubliés par ma simple ignorance, ou mes simples lacunes, ou de grands poètes tellement discrets et humbles que rares sont les occasions de les voir / entendre / découvrir / lire… Alors je dis, prudent que je suis : Joker !
Armand le poête, ton double poète, est-il un performeur AUSSI ?

 

vidéo-poème par Armand le poête, musique Laurent Vichard

Non. Mon alter ego Armand Le Poête ne me semble pas du tout un performeur. Mais alors pas du tout. Et très loin de tout cela. Par contre, quand je lis ses « poêmes » en son nom, peut-être suis-je un peu dans une démarche performative ?

Autour d'Armand Le Poête :

https://www.dailymotion.com/video/x75v7yp

Présentation de l’auteur




Wald — butoh dance Anem De Nit

L'oeuvre de Pina Bausch et May Be de Maguy Marin (Créteil -1981) mènent cet artiste plasticien à la performance. Ce tournant est également motivé par "un désir latent de bouger littéralement" son "expression artistique, c'est-à-dire de mettre en jeu" son "propre corps" et par  "une sorte de butô plus spirituel que nécessairement sombre et torturé". Wald se produit d'abord sur scène puis il choisit la performance de rue (danse-théâtre solos, duos) relayée par la video.

Il présente Amen De Nit : "Notre chemin est né d'un désir. C'est une tentative quotidienne, un fait. Nous travaillons dans l'esprit du tanztheater / danse-théâtre, influencés par des univers comme ceux de Samuel Beckett, Josef Nadj, Tadeusz Kantor, Maguy marin et des voies sprirituelles comme Kazuo Ohno... Nos performances de rue et d'indoors sont souvent exécutées en silence et avec une lenteur ponctuée de longs arrêts sur image pour accentuer la suspension du temps.

Nous avons évolué très sensiblement et involontairement vers un théâtre du mouvement dit pauvre. Parce que la vie nous y a menés petit à petit, hors de tout financement et de moyens techniques. Et cela nous convient. Nous performons dans la rue là où personne ne nous attend, nous réalisons nos vidéos hors de toute contrainte de rendement. Notre cheminement est libre. Nous vivons en harmonie totale avec ce que nous sommes, acteurs de nous-mêmes.

Qu’est-ce que le théâtre et la danse ? sinon le geste, lui aussi profondément énigmatique, de se dépouiller et s’offrir aux autres ? (Nicolas Thevenot).

"Candlemate ! Butoh", Art installation on silence, Barcelona, April 2021, Butoh can also be a dialogue and an exchange with a space and, or a circumstance (Wald), Anem De Nit Valobra Wald. "Candlemate ! Butoh", Installation artistique sur le silence, Barcelone, avril 2021, Le Butoh peut aussi être un dialogue et un échange avec un espace et/ou une circonstance (Wald), Anem De Nit Valobra Wald.

∗∗∗

 

Traduction de l'auteur

in violet
(excerpt)

I do not know what I do
I do not know what I say
I do not know exactly
I do not know what I mean
so why
shadeless needles spread around
light stoned by desire and metal
mirrors bottomless holes
a broken sign
something passes into violet
only a few waves years
to live if that's isn't it
noway wake up from daydream
chased by packs of fluid colours
big crash in uncolored eyes
shoot of desire still on board
real hurricane breaking out
mercy hundred days more
muddled bouquet of curses
switch on stumbling fantasy
sealing on crumbly or quit
so fickle and loud give up
breath honky-tonk ruined shouts
meteorites of impossibilities
through impermanence
what the hell what about
toward unbalance
between the dark and the dark
hardly anywhere far away
in a corner
young colors give up
death of flowers
they tilt and get confused
walking along the thought
losing our rag turning sour
there is no freedom
just a tiny graze of blue
withdrawn melodramas
where is infinity
what is about when end
just a song without music nor words
silent on lips and braided fingers
rolling sound in closed skulls
snags crashing down the clouds
taking urgency toward gaping wild space
com'n into the ocean knees
dear love affair com'n into fire
forests rags and eyes so far
com'n with deep violets and shadows
the trucks clomping in memory
our deserts twisting facts and reality
somehow somehow
shot your brain with blue
or yellow or violet more
your desire on the rooftop
sex firing cries and prospects
secret doors wide beautiful
I am not sure
here is the secret door
opening on flourished prospects
I am not sure
flames in your reality
a doll without arms
without body
just an eye
with its ears of wheat eyebrow
my bad sex in my fiction award
I shout beyond the roof of clouds
my spicy desires
my life in a new deep silence
walkin' in a deep walkin' in a deep
my so hungry bird
I am this walking man
light legs and hammer feets foring ahead
life suddenly becomes a serious affair
I eat its so red cherries
what under the steel of facts
I do not know around never
your body talk about your age
I send you the flowers of barcelona city

 

∗∗∗

dans le violet

je ne sais ce que je fais
je ne sais ce que je dis
je ne sais exactement
je ne sais quoi signifier
ok pourquoi
aiguilles sans ombre disséminées
lumière droguée de désir et métal
miroirs trous sans fond
signe cassé
quelque chose vire au violet
seulement quelques années de vagues
pour vivre si possible n'est-ce pas
aucun espoir d'échapper au rêve éveillé
traqué par des meutes de couleurs fluides
sacré crash dans des yeux incolores
shoot de désir toujours à bord
véritable ouragan pétant
accordez-moi d'autres centaines de jours
bouquets de malédictions en pagaille
allumez l'imagination trébuchante
scellez sur du friable ou renoncez
abandon si instable tapageur
souffle de bastringue cris ruinés
météorites d'impossible
dans l'impermanence
bon sang de quoi parle-t-on
vers le déséquilibre
entre le sombre et le sombre
à peine quelque part mais loin
dans un coin
les couleurs jeunes renoncent
mort des fleurs
elles s'inclinent et se perdent
marchant le long de la pensée
perdant nos haillons devenant aigres
de liberté aucune
juste une écorchure étroite de bleu
mélodrames effacés
où se trouve donc l'infini
qu'en est-il quand cesse-t-il
une pauvre chanson sans musique ni mots
silence sur les lèvres et doigts tressés
bruit roulant dans des crânes clos
obstacles chutant des nuages
urgence vers l'espace béant et sauvage
viens dans cet océan de genoux
chère histoire d'amour viens dans ce feu
forêts de nippes et d'yeux si lointains
viens avec des violets soutenus et des ombres
trucks renâclant dans la mémoire
nos déserts tordent les faits et la réalité
d'une manière ou d'une autre
trouant votre cerveau de bleu
ou de jaune ou plus de violet
votre désir tout en haut
le sexe enflammant pleurs et projets
portes secrètes beauté vaste
je ne suis pas sûr
là se trouve la porte secrète
donnant sur de riches perspectives
je ne suis pas sûr
des flammes dans votre réalité
une poupée sans bras
sans corps
juste un œil
avec ses sourcils d'épi de blé
mon prix de sexe nul dans mon film
je crie au-delà du toit des nuages
je crie mes désirs épicés
ma vie dans un nouveau et profond silence
allant dans le plus profond
mes oiseaux si affamés
je suis cet homme qui marche
les jambes frêles le marteau des pieds forant de l'avant
soudain la vie devient une affaire sérieuse
je mange ses cerises si rouges
qu'y a-t-il sous l'acier des faits
je ne sais rien de ce qu'il y a autour
votre corps parle de votre âge
je vous adresse les fleurs de Barcelone

 

"Continuous introspection" is a Tanztheater concept (theatre dance) with an obvious strong butoh dance accent. The character is searching deep within himself for something intangible he translates into a gestural monologue confronted with the overwhelming urban architecture. Anem De Nit Valobra Wald. "Continuous introspection" est un concept de Tanztheater (théâtre de danse) très proche de la danse butoh. Le personnage cherche au plus profond de lui-même quelque chose d'intangible qu'il traduit par un monologue gestuel confronté à l'architecture urbaine écrasante. Anem De Nit Valobra Wald.

I bitch

when I was there but when
In dead leaves or hashes
probably I was nowhere
opening empty doors then quit
rumbling into my own pit
from nowhere came flashes
No attempt I came off anywhere
showing its look of good smoke devil
'cause it was so abstract and thin
that moreover I could not hear
that bitch killed my lonely heart
perhaps it’s been searching
through my wide nonsense song
Or putting its hands into that slit
Opening liquid doors then quit
perhaps it was stone and toxic
whispering kind muddy conversation
so well how are you my fair target
having its face of magnetic shotgun
'cause it looked so concrete
and I couldn’t feel good if I will a rush
that bitch killed my uncertain heart
whatcha gonna do in front of that
I don't believe in my careened way
I don't see the dance of the sun
no step with light no carefree fun
I'm iced by a trembling steam day
no definite colour but a gold shit
an emergency as a madman crown
'cause I know exactly nothing about it
'cause I'm my own fucking bitch
in my old wagon shaking hard
I wanna join my lucky desert

 

∗∗∗

ce truc

étais-je là mais quand
cerné de feuilles mortes ou cendres
sans doute nulle part
forçant portes ouvertes puis ouste
grondant dans ma propre fosse
aucune réminiscence 
je ne tentais rien de rien
sentant le bon diable flou
parce que c'était si abstrait et ténu
que je ne pouvais non plus comprendre
ce truc m'a brisé dans la solitude
probable que ça fouillait
ma chanson vaste et insensée
que ça posait les mains sur ma boue
ouvrait des portes liquides puis stop
sans doute était-ce drogué toxique
murmurant sympathique et torve
bien bien comment va mon cher idéal
à sa figure de shoot magnétique
ça semblait si concret
je ne pouvais me sentir bien à vouloir foncer
ce truc m'a brisé dans l'incertitude
que vas-tu faire devant ça
renier ton chemin qui gîte
manquer la danse du soleil
aucun pas lumineux aucun plaisir
figé dans ce jour de vapeur tremblante
sans couleur nette pourtant merde d'or
l'urgence d'une couronne de fou
ne sachant absolument rien
étant moi-même ce putain de truc
dans ma vieille bétaillère durement secoué
je veux atteindre mon désert fétiche

 

Présentation de l’auteur




Elles sont nombreuses : quinze poètes géorgiennes

Elles sont quinze femmes, nées dans cette petite Géorgie si mal connue, pourtant terre de très ancienne civilisation. Elles sont journalistes, écrivains, enseignantes, traductrices, peintres, dramaturges, et représentent plusieurs générations (la doyenne est née en 1939, la plus jeune en 1986). Certaines sont également connues pour leurs textes en prose, leurs articles, leurs essais.

Leurs poèmes célèbrent leur vie, leur pays, sa mer et ses montagnes, les mythes universels qui lui sont parfois indissociablement liés : n’est-ce pas en Géorgie que l’on situe la Toison d’or ? Ils évoquent la guerre, les blessures, les larmes, la mort, mais aussi la consolation, les « fous » et les « normaux », la voix et le silence, l’amour ou son absence. Elles chantent aussi Cézanne, « diplômé de l'Académie des arts raffinés », dit l'une d'elles.

Et si la Géorgie semble bien loin de tout, elle n’est en rien coupée – au contraire – de la culture européenne et antique, ce qui transparaît constamment dans les poèmes du recueil.

Il va de soi que nos poètes parlent des mots, surtout des mots, de l’écho des mots, de tous les mots « trouvés et perdus ».

Les auteures composant Je suis nombreuses : Diana Anphimiadi, Ela Gochiashvili, Nato Ingorokva, Kato Javakhishvili, Rusudan Kaishauri, Eka Kevanishvili, Lia Liqokeli, Nino Sadghobelashvili, Lela Samniashvili, Maya Sarishvili, Irma Shiolashvili, Lia Sturua, Tea Topuria, Mariam Tsiklauri, Lela Tsutskiridzé.1

Je suis nombreuses, Quinze poètes géorgiennes, traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé, Les Editions l'Inventaire, 2021, 120 pages, 18 €.

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Extraits de Je suis nombreuses
Textes réunis et traduits du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

Rusudan Kaishauri

La femme-table

Jadis, la table à écrire
Était une femme,
Elle s’affairait aux fourneaux, couteaux a la main.
Quand elle accrochait les vents
Sur les cordes à linge,
Elle essorait les rêves familiaux.
Elle avait ses enfants dans chaque tiroir,
Elle remontait son cœur à l’aide d’une clé.
Elle passait des nuits blanches à écrire des poèmes,
Car elle devait fatiguer ses sens.
Un jour, cette femme s’est courbée
Et est restée ainsi, elle n’a pas pris son envol.
Une chaise effrontée s’est glissée devant elle,
Sans même s’enquérir
S’il s’agissait d’une femme ou d’une table.

 

∗∗∗

 

Lia Liqokeli

Je veux que ma mère se marie

 Je veux que ma mère se marie,
Qu’elle prenne ses chaussons, sa robe à pois et qu’elle parte.
En son absence, le silence du lever du jour nous tirera vite de nos lits.
Nous nous alignerons, mon père, mon frère et moi,
Tels les rêves déterrés de l’oreiller de ma mère,
Et compterons les objets un à un.

Le miroir racontera comment elle a mis du rouge à ses lèvres amincies, pincées,
A chassé, d’un revers de main, les rides agrippées à ses yeux comme des guêpiers,
A ri, puis est partie.
Nous irons d’une chambre à l’autre et nous nous heurterons à chaque seuil.
Nous ouvrirons tous les placards, fouillerons toutes les étagères.
Et dirons : elle s’est mariée.

Dans la cour sans ombre, trois amas d’écales de tournesol pousseront avant le soir.
Une armée de tasses à café sales nous encerclera.
Mon père perdra ses cheveux et sa barbe blanchira.
Mon frère et moi aurons les cheveux et les ongles
Qui pousseront à une vitesse étonnante.
Grandiront les cactus de silence,
Aux épines de reniflements et de déglutitions.
La maison fera froufrouter les arbustes de toiles d’araignée,
Poussés comme les cheveux de ma mère, bons à être teints,
Les branches de viorne restées aux coins des fenêtres
Tels les anneaux en or vieillis, aux oreilles de ma mère,
Et nous creusera des trous, par paires, dans les murs
Pour y reposer nos yeux humides.

Je me lèverai, traînant avec moi la douleur des plantes des pieds de ma mère,
Ses articulations brisées, son visage flétri.
J’effacerai du miroir son dos marié,
Je casserai son peigne en trois.

Puis nous nous attablerons dans la cuisine.
Mon père se lavera les mains pleines de ma mère,
Au tamis de ses yeux passeront les trente années avec elle et il essaiera
De nous distribuer, telle une salade de chou sans sel oubliée au frigo,
L’histoire inventée de leur amour.

Nous nous mettrons d’accord pour aérer, chacun à notre tour,
Son odeur accrochée dans l’armoire entre paletots et vestes,
Ses pleurs, rabougris comme des kakis séchés,
Restés entre les tchourtchkhelas roulés dans une toile.
Nous nous mettrons d’accord pour ne pas décrocher de la corde à linge,
Avant l’automne,
Les draps étendus par elle,
Tant que le soleil n’y aura pas définitivement brûlé les traces de ses mains.
Nous nous mettrons d’accord pour dire
Qu’il aurait été bien qu’elle nous laisse la moitié d’elle-même,
Que nous aurions attachée à une de ces poignées de porte rouillées
Pour la taillader avec les couteaux de cuisine mal aiguisés
Et tout lui faire dire de nous,
Ce que nous cachent les miroirs, en complot avec elle,
Et les mots enterrés sous sa langue.

Enfin, nous nous distribuerons des marteaux,
Nous nous tournerons le dos
Et nous enfoncerons des clous
Entre les yeux
Pour y accrocher le mariage de ma mère.

Puis, nous composerons une carte de vœux :
Mon père taillera un crayon,
Mon frère dessinera des fleurs sur la feuille,
Moi, j’écrirai :

Toutes nos félicitations.
Nous sommes ravis que tu te sois mariée.
Tous nos vœux de bonheur, maman.

 

 

∗∗∗

Rien à voir, Lia Liqokeli, sur la chaîne "Appelle-Moi Poésie" qui propose un  rendez-vous
lecture chaque dimanche. 

∗∗∗

Nino Sadghobelashvili

* * *

Maman a vieilli,
Elle commence à aimer les sucreries
Et ne nous laisse rien.
Elle se faufile dans la cuisine,
Pique des friandises
Cachées pour nous il y a longtemps,
S’isole près de la fenêtre ou derrière les rideaux
(Pour rendre encore plus intense
L’excitation d’être cachée),
Enfonce ses doigts blancs, faibles et maigres
Dans le sachet de papillotes multicolores,
Picore jusqu’au bout…
Parfois j’ouvre la porte au moment
Où elle essuie prudemment
Son sourire mêlé de plaisir et de souffrance
Sur les traces de chocolat.
En me voyant, elle cache,
Tel un enfant, le sourire de sa main
Et laisse couler deux larmes
De la taille de mon enfance telle que je l’ai toujours imaginée.
Les larmes roulent vers moi,
Traversent toute la pièce,
Et se collent enfin l’une à l’autre.
J’ouvre la porte de la larme couleur sucre,
J’entre et me tiens a l’écart
Pour ne pas déranger maman
Qui se cache avec la vie
Concoctée pour nous,
Et lèche discrètement
Le miel resté sur les bords.

 

∗∗∗

Irma Shiolashvili

Octobre

Voici mon octobre,
Mon octobre qui s’imprègne de vert,
Mon octobre qui n’arrive pas à jaunir,
Mon octobre d’enfance éternelle,
Mon octobre plein de printemps,
Mon octobre plein d’émotions,
Octobre aux feuilles vertes amassées dans un panier,
Octobre du début de la vie,
Octobre pareil au cœur d’une fille de seize ans,
Octobre non-apparié à la réalité,
Octobre plein de gazouillements d’oiseaux
En place de fruits murs,
Octobre plein du parfum des fleurs,
En place de fruits murs,
Octobre renversé,
Octobre plein de rêves de poète,
Octobre plein d’avrils de poète,
Octobre désaxé –
Je te l’ai mis sur un grand plateau pour ton dîner.

Maintenant c’est a toi
De décorer aux feuilles vertes de mon âme
Cette soirée légèrement ensoleillée, légèrement triste,
De faire se croiser nos réalités,
D’apparier ton octobre au mien,
D’embellir tes idées pratiques, ta récolte automnale
Par mon univers renversé,
De mettre sur la table face à toi
Mon corps tapissé de fleurs
Et de m’aimer
Quand les hirondelles d’avril s’envoleront de mes yeux.

Dispose les fruits d’automne sur la table et invite-moi.
Je viendrai m’asseoir et te dire ce que je ressens
Quand la récolte de feuilles vertes m’appelle à haute voix.

 

 

 

Octobre, d'Irma Shiolashvili

∗∗∗

Ela Gochiashvili

 À l’arrêt

Elle a dit qu’elle regrettait,
Qu’elle regrettait d’avoir beaucoup réfléchi,
D’avoir compris trop tard :
La seule chose dont la vie n’a pas besoin,
C’est d’être analysée.
C’est tout ce qu’elle a dit.
Elle n’a pas dit le reste,
Mais je l’ai entendu.
A l’arrêt,
Pour les passagers qui attendaient à proximité,
Rien ne se passait.
J’étais la seule à entendre,
À voir
La femme qui se tenait là, tranquille,
Tonner et faire rage,
Piétiner
Et becqueter
Et maudire
Son propre sort en lui crachant dessus.
J’entendais crie
La femme qui se tenait là, silencieuse,
Je l’entendais crier qu’il était trop tard maintenant…
Que la vie avait déjà été débarrassée,
Telle une table,
Pendant qu’elle réfléchissait,
Et que son assiette intacte
Avait été emportée…
Je l’entendais crier
Qu’elle n’était plus une femme,
Car le soleil, son bijou d’autrefois,
S’était transformé en four,
Qu’elle n’était plus une femme,
Mais une fleur d’ipomée,
Car elle orientait toujours ses os vers le soleil,
Telle une fleur d’ipomée…
Je l’entendais crier
Que dans sa maison,
Malgré son âge avancé,
Il n’avait jamais fait nuit,
Car il ne fait jamais nuit
Dans la chambre à coucher d’une femme seule,
Il ne fait jamais nuit – il fait seulement obscur…
Je l’entendais crier
Que sur la neige bouillante
De ses draps,
Aucune cerise n’avait jamais été écrasée…
Que le lit n’avait pas rétréci non plus…
Qu’elle n’avait jamais pu être faible…
Qu’a cote du miroir, dans l’entrée,
En bas de la penderie,
Avec les chaussons brodes,
N’avaient jamais vécu
Des pantoufles volumineuses et lourdes…
Que dans les recoins de son sommeil
La souris de la peur
Se faufilait constamment
Et rongeait son repos…
Je l’entendais crier
Son dégoût d’avoir trop réfléchi !
D’avoir compte ses pas !
D’avoir tourné sept fois sa langue
Et de n’avoir jamais parlé !
Je l’entendais crier et je l’écoutais.
Que pouvais-je dire ? – Elle se tenait la, silencieuse.
La seule chose dont la vie n’a pas besoin,
C’est d’être analysée –
C’est tout ce qu’elle a dit.

 

∗∗∗

Lia Sturua

Cézanne

Qui peindra le frémissement des pêches ?
Monsieur Cézanne,
Diplômé de l’académie des arts raffines,
Dormant dans la rue
Ses souliers sous la tête,
Qui a faim, alors qu’aux enchères Sotheby’s
On déguste ses pêches.
Il n a pas l’amour des peintres de rondeurs opulentes
Ni des maîtres du raffinement,
Il est un rectangle et il a mal à un de ses côtés,
Il peint des pêches
Et non la peur errant sur leur rugosité.
Comment aurait-il du temps pour cette mystique,
Alors qu’il a compris la vérité de la forme ?
Mais lorsque Dieu le verra,
La première chose qu’il fera
Sera de lui peindre le frisson d’une pêche,
Le détournant ainsi de la peinture plantureuse
Vers son camp…

 

∗∗∗

À l’arrêt, Ela Gochiashvili

Cézanne, Lia Sturua.

Diana Anphimiadi

La méduse Gorgone

Quand je t’ai dit que rien ne s’était passé,
Je t’ai menti.
Ça se passe, ça se passe tous les jours
Passerelles, paysages…
Puisque l’amour a fait de moi une poupée,
Je marche, pour les uns – tête coupée,
Pour les autres – un miroir.
Qui me regarde est
Pétrifié,
Figé.

Quand je t’ai dit que rien ne s’était passé,
J’ai juste oublié.
Depuis ce jour,
Toute la cavalerie et tous les fantassins
Portent mon nom
(Mon nom de tête coupée)
Comme bouclier…
S’ils me jettent une pierre,
Ils en reçoivent en retour…

Quand je t’ai dit que rien ne s’était passé,
Je t’ai menti.
Ce n’est même plus un rien. Je respire, j’existe,
Mon cœur étant une tumeur étouffante dans ma poitrine, près du sein,
J’y ai fait l’ablation des mélodies, de la musique maline, des métastases
Qui apportent les voix des jours perdus.
Le cœur est une touffe de chélidoines,
Il se fane.
Hélas, si au moins cela valait la peine –
La nuit , ma tête est accrochée à mon cou avec un poil,
Le matin, ma cicatrice brûle, telle une étoile,
Et puis cela recommence…

 

 

∗∗∗

Tea Topuria

La correspondante part en mission

Quand on m’envoie en reportage
La où personne ne m’attend,
Quelque part à la campagne ou chez les gens ordinaires,
Pas auprès de ces membres du gouvernement qui connaissent déjà mon visage,
Quelque part où les gens, certes, savent que j’existe
Et que j’irai peut-être les voir un jour,
Mais pas aujourd’hui, pas maintenant…
Quand on m’envoie chez ces gens-là,
Je crois parfois être la mort.

J’y vais sans prévenir, par surprise,
Brandissant, telle une arme, un micro noir et exigeant une réponse.
Et lorsque, eux, me regardent,
Je crois vraiment être la mort.

Cet homme, par exemple, qui était, tranquille,
Bafouille maintenant, confus :
« Vous savez, je ne suis pas prêt. Vous pourriez voir avec ma femme ! »
Il dirait certainement la même chose à la vraie mort.
Dans une autre maison, une femme, occupée, n’as pas de temps pour moi,
Mais, son tour étant venu, elle ne peut pas refuser.
Elle se plaint seulement :
« Chez moi, c’est un peu le désordre.
Je range ces choses-là. Désolée ! Je ne vous attendais pas.
Je suis mal habillée. Je ne ressemble à rien.
Et que pourrais-je vous dire ?!
Pourriez-vous me laisser un peu de temps ? Je vais mettre mes idées en ordre. »
Elle arrange se robe, arrange ses cheveux, arrange ses rideaux,
Essaie de ne pas montrer sa peur, commence à parler,
Souriant (comme sur une photo de passeport),
Et raconte comment les criquets bouffent la campagne
Ou comment le gouverneur a fait disparaître des milliers de laris
« Si j’avais su que vous veniez aujourd’hui, je me serais préparée,
J’aurais fait le ménage, je vous aurais accueillie
Mieux habillée, avec bien plus d’arguments… »

Je souris seulement, sans rien dire,
Car je n’ai jamais réussi à les convaincre
Que leur vrai visage était, qu’ils le veuillent ou non, justement celui-ci.
Quand on vient prendre l’âme, on ne prévient pas !

Ainsi la mort, telle une correspondante, vient
Quand on n’est pas « prêt »,
Quand on est chez soi, en chaussons ou en vieille robe de chambre,
Ou encore en guerre, en train de cracher son sang et celui d’autrui.
En revanche, la façon dont on t’arrangera ensuite
Fait une belle jambe à la mort.

Ainsi je quitte les lieux.

 

∗∗∗

Kato Javakhishvili

La voisine

Ma voisine avait les seins affaissés.
Elle avait quatre enfants et avait les seins affaissés.
Elle se mettait du rouge à lèvres et avait les seins affaissés.
Assise, ses pauvres seins lui tombaient presque à la taille.
Ma voisine ramassait ses seins, tels des ballons crevés,
Les fourrait dans un soi-disant soutien-gorge,
Poussait un soupir et s’allumait une cigarette dans la cour.
Elle fumait des cigarettes sans filtre et avait les doigts jaunis.
Elle avait les doigts jaunis et fumait des cigarettes sans filtre, ma voisine.

Tout le voisinage parlait d’elle,
De cette femme sans vergogne sortant chaque nuit,
Laissant quatre enfants pleurer à la maison et traînant le diable sait où,
De cette mère indigne,
De cette femme, malhonnête, puisque son mari l’avait abandonnée.
J’avais huit ans et mes yeux devenaient ronds comme des boutons quand je la voyais.
J’avais huit ans et j’avais peur de ses enfants.
Les voisins disaient qu’elle était incapable d’élever des enfants
Et qu’elle ne savait probablement pas de quel homme elle les avait eus,
Et que ses enfants aussi allaient finir comme elle.

Une fois, je me suis retrouvée chez ma voisine aux seins affaissés.
Mon ballon avait rebondi sur le balcon de la femme aux quatre enfants
Et je m’y suis retrouvée.
Ma voisine était assise et pleurait.
Elle était assise et pleurait, ma voisine.
Le ballon crevé gisait dans la pièce et elle pleurait.
Ma voisine pleurait avec ses seins dégonflés.
Elle passait ses doigts jaunes sur ses yeux et pleurait.
J’avais huit ans et j’ai été embarrassée.
J’ai cru que ma voisine pleurait à cause du ballon crevé.

Puis ils ont déménagé.

Ils ont déménagé et j’ai compris :
Ma voisine était un ballon de baudruche
Lâché pour les fêtes,
Un ballon de baudruche crevé.

 

 

 

∗∗∗

Lela Tsutskiridzé

L’histoire des arbres jaunis prématurément

Cette histoire ne parle pas de cet arbre
Qui nous dit au revoir
Quand nous quittons, fin août, par les routes sinueuses,
Les forêts de la Tusheti pour la plaine,
Qui a jauni subitement,
Parmi un millier d’arbres verts,
Pour qu’au retour à la maison,
Nous ne puissions pas l’oublier.

Cette histoire ne parle pas non plus de cet arbre
Qui est là, à l’arrêt de bus devant mon immeuble
Et que personne ne remarque,
Tout le monde trouvant banal
Un arbre ordinaire à un arrêt,
Alors qu’il semble vivre toute l’année
Juste pour prendre son courage à deux mains
Et s’enflammer, une nuit de la fin août, de la flamme jaune automnale
A l’aide des allumettes du soleil,
Juste pour que nous le remarquions
Et que nous nous exclamions avec admiration :
Mais qu’il est beau, en fait ! Incroyable !

Cette histoire ne parle pas plus de cet arbre
Qui a poussé tout seul sur la colline, à la campagne,
Et qui, à la fin de chaque été,
Lorsque les gens vident leur maison de leurs pas et se précipitent vers la ville,
Refuse la verdure et la fraîcheur
Et laisse jaunir ses feuilles pr
ématurément,
Dépêchant ainsi sa tristesse au secours de la campagne triste.

Cette histoire parle des filles,
Celles qui étaient petites et ont décidé, un jour, de devenir grandes,
Celles qui étaient grandes et ont eu l’idée, un jour, de redevenir enfants
Pour sur vivre,
Celles qui se sont révoltées contre la monotonie
Et qui, un jour, se sont tatoué le corps de mille soleils
À la surprise de tous,
Celles qui, un jour, n’ont plus eu peur de la peur
Et ont extrait de leur corps tous les cris qu’elles n’ont pas pu contenir,
Des filles, des femmes
Qui, un jour, se sont relevées dans ce monde incolore
Et se sont mises à briller,
Tels les arbres jaunis prématurément de la fin août.

Cette histoire parle de nous qui, un jour, devrons penser :
Quitte à affronter l’hiver et la mort,
Autant le faire aussi courageusement et en beauté,
Seulement ainsi,
Ainsi.

 

 

∗∗∗

Eka Kevanishvili

La chanson de la femme du mineur

Ce soir, mon homme, mon mari, rentrera tard, enfumé,
Et ses dents blanches scintilleront.
Grace à ses dents, je pourrais le reconnaître entre tous.
Quand je l’ai connu, c’était un homme blanc.
Maintenant, il est couleur de poussière.
On dirait aussi que sa voix est mêlée de poudre de fer
Et que de l’huile bouillante brille dans ses yeux.
Mon mari change quand il émerge du long tunnel, quand il revient sur la terre.
Voila, il ne va plus tarder. Il va ouvrir la porte, souillé,
Rapportant, du cœur de la terre, l’odeur de ses semblables exténués.
Il aura des boites vides dans une main, du pain couvert de suie dans l’autre.
En plus de moi, il aura contaminé le pain, il l’aura noirci.
Il manquera un bout du pain – il aura eu faim en rentrant.
Il s’assiéra à la table et y restera.
Il attendra son potage qui sera suivi de mes inéluctables remarques
Au sujet de nos dettes à la banque
Et de nos ardoises dans les magasins
Et des nouvelles chaussures de l’enfant des voisins
Et des cartables usés de nos enfants,
De la désespérance.
Il s’assiéra et regardera par la fenêtre, vers le ciel.
Le ciel me manque, me dira-t-il, et il se taira.
Ce soir, mon mari rentrera tard et jettera par terre ses vêtements sales,
Il ouvrira la fenêtre dans le froid hivernal.
L’air me manque, dira-t-il, et il se taira.
Et je ne pourrai pas lui parler des cahiers de dessin,
Et des chocolats,
Et des livres,
Et des nouvelles robes,
Et du collier dans la vitrine,
De la vie d’un homme digne, en général.
Je penserai juste : pour vu qu’il ait toujours bras et jambes,
Qu’il puisse descendre à la mine.

 

 

La chanson de la femme du mineur, Eka Kevanishvili.

 

∗∗∗

Lela Samniashvili

Femme poète

Ça sonne comme femme-grenouille –
Si elle coasse, elle doit émettre un son doux,
Elle ne doit pas importuner,
Elle ne doit pas casser les oreilles,
Elle doit porter une minuscule couronne dorée invisible,
Peut-être que quelqu’un la remarquera,
Peut-être qu’on l’embrassera,
Peut-être qu’on lui passera la main sur la tête,
Qu’on l’assiéra à son chevet.
Bref, c’est un conte de fées, une fiction.
Une grenouille, peu importe qu’elle soit femelle ou mâle,
À besoin d’une voix forte
Pour couvrir les coassements des autres,
Pour faire l’éloge encore plus fort du tendre marécage,
Pour conter le temps béni ou elle était têtard,
Ou coasser encore plus fort
Qu’elle n’aime pas sa peau gluante
Ni nager la brasse
Dans les palais d’algues nauséabondes,
Qu’elle trouve barbant de se remplir le ventre d’insectes
Chaque matin, après-midi et soir,
Qu’elle s’inquiète
De ne pouvoir sauter au-dessus de sa propre langue.
Elle attire tout ce qui vole.
Dans cet ennui,
Sa voix est son seul divertissement,
Signe de vie,
Qui lui donne l’impression que son sang n’a pas complètement gelé.
La douceur est impossible dans cette histoire,
C’est une stratégie perdante, elle ne sert à rien.
Ne vous fiez donc pas aux belles couvertures des anthologies
Sur lesquelles vous sourient, seules, des femmes.
Il n’existe pas de femme poète.

 

∗∗∗

Mariam Tsiklauri, Que dirons-nous à nos enfants.

Mariam Tsiklauri

Que dirons-nous à nos enfants

Que dirons-nous à nos enfants
Quand nous reviendrons de la guerre ?
Quand nous reviendrons de la paix aussi,
Quand nous reviendrons de la mort elle-même,
Que leur dirons-nous ? –
Que nous avons cherché l’amour partout
Et ne l’avons trouvé nulle part ?
Que nous avons cherché la liberté
Et l’avons trouvée dans l’esclavage ?
Que nous avons aspiré au bonheur
Et avons épousé le malheur ?
Que leur dirons-nous ? –
Que nous n’avons trouvé ni Dieu dans les cieux,
Ni maison sur la Terre ?
Que nous avons vu nos horizons se découdre
Et n’avons pas pu protéger la sérénité
De nos temples ?
Que leur dirons-nous ? –
Que nous les avons mis au monde
Pour nous tenir debout sur leurs âmes infantiles,
Comme sur des marches d’escalier,
Afin de ramper vers le haut, vers les cieux,
Tout en restant couverts de terre,
Tels des misérables ?

Voici la souffrance – votre Bethléem :
Donnez naissance, par vous-mêmes, à un Dieu
Qui sera votre égal
Et vous soutiendra davantage
Lorsque vous serez à bout de forces.

 

 

∗∗∗

Nato Ingorokva

La ration des poissons

Ma grand-mère
Ne mangeait pas de poisson,
Car elle croyait
Que grand-père, qui s’est rendu à la mort
Et aux flots du fleuve Oder,
Était devenu le dîner des poissons.

Elle
Ne s’habillait plus de soie,
Car elle avait échangé contre du pain
Ses étoffes à robes offertes en dot,
Pour nourrir ses petits enfants orphelins.

Je
N’entends le bruissement des robes précieuses que dans mes rêves,
En raison des peurs héréditaires.

Et dans la réalité,
Sur la table
Dont les pieds se sont amincis à force d’être debout,
Je déguste prudemment le poisson
Pour qu’une arrête ne me griffe pas la gorge accidentellement.

 

∗∗∗

Maya Sarishvili

* * *

Il serait préférable qu’après la mort
Tu puisses marcher
Ne serait-ce qu’une demi-journée.
Tu irais chez ceux que tu choisirais
Parmi les adresses gravées dans la plante de tes pieds.
Tu irais chez ceux qui ont, autrefois,
Arraché les poignées de leurs portes
Pour te faire comprendre
L’incongruité de tes visites.
On ne demande pas de raisons à une morte,
Tu irais voir tout le monde, les yeux fermés,
Grisâtre, encore un peu chaude.
Ils n’auraient plus à venir
Se recueillir devant toi.
C’est toi qui ferais le tour
Des corps vivants de tes amis
Qui n’auraient plus à se justifier.
Une morte n’a besoin
De rien,
Juste de la capacité de se déplacer
Pour qu’on voie
Comment elle est hors de la vie,
Et qu’on admette
La défaite face aux ordinaires, aux modestes
Choses de l’amour,
Puisqu’on n’aura pas pu
Fermer la porte à la morte.

 

Maya Sarishvili.

Note

  1. Le texte de présentation correspond à celui de la quatrième de couverture de l'anthologie Je suis nombreuses, Quinze poètes géorgiennes, traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé, paru aux Editions l’Inventaire, dirigées par Anne Coldefy-Faucard, éditrice et auteure de cette introduction.

vidéo de la présentation en ligne (en français et en géorgien) de l'anthologie organisée le 30 mars 2021 via Zoom par La Renaissance Française et avec la participation de l’éditrice, traducteur, auteures, Maison des écrivains et Ministère de la culture de Géorgie, Ambassade de Géorgie à Paris, Ambassade de France à Tbilissi et Institut français de Géorgie.




Nikolaï Goumilev, aux éditions vibrations

Encore inconnu du public français, Nikolaï Goumilev (188--1921)est « le poète des errances lointaines » dit la 4ème de couverture du recueil que lui consacrent les éditions vibrations, dans une éditions bilingue de ses poèmes. Toujours en voyage, en quête d’exotisme, il nourrit sa poésie de son étonnement permanent et de sa découverte d’univers différents du sien. « Son œuvre est une réplique moderne des deux infinis de Pascal » ajoute l’éditeur. Le traducteur, Florian Voutev, est un passionné de l’Age d’argent russe, il affectionne particulièrement Marina Tsvetaieva, dont le Phèdre, dans sa traduction, a remporté le prix de la traduction SGDL 2020.

 Le poète au tempérament mystique mourut exécuté par les bolcheviks le 26 aout 1921 – c’est ce centenaire que célèbre cette publication rare, présentée au public du festival Voix Vives de Sète, lors d’une rencontre avec l’éditeur et le traducteur dont nous publions l’intervention, nourrie de poèmes.

Jean-Marc : Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs….Après le Phèdre de Marina Tsvetaeva, que nous avons eu le plaisir de vous présenter, l’année dernière,  Cette année, c’est un recueil poétique de Nikolaï Goumilev Poésies choisies… également traduit par Florian Voutev Commençons notre présentation par un petit poème de ce recueil que lit Florian  :

VOUS ET MOI (page 127)

Oui, nos mondes ne sont pas les mêmes,

C’est d’un autre pays que je viens,

Ce n’est pas la guitare que j’aime,

Mais d’une âpre zourna les refrains.

Pas en salles aux superbes arcades,

Aux smokings et aux robes du soir —

Moi, je lis mes poèmes aux cascades,

Aux dragons, aux nuages, aux brouillards.

Je suis un Bédouin extatique

Qui en plein désert trouve de l’eau,

Non pas un chevalier nostalgique

Des étoiles, sorti d’un tableau.

Je ne mourrai pas, vieux sédentaire,

Entouré de notaires et médecins,

Mais sous un roc couvert de lierre,

Dans un lieu retiré, lointain,

Pour goûter, non l’Eden de délices

Et d’élus bien-pensants jusqu’au bout,

Mais de brigands, de fornicatrices

Et d’escrocs qui me crieront : « Debout ! »

Jean-Marc : Qui est Goumilev, en fait, et pourquoi votre choix s’est-t-il porté sur lui, cette année ?
Florian : Les vers que vous venez d’entendre laissent transparaître l’image de quelqu’un qui « ne rentre pas dans le moule » : caractère rebelle, tempérament indomptable, grand nomade avec son goût du « lointain », hostile aux « sentiers battus », visionnaire conscient non seulement de sa vie et de sa poésie, peu ordinaires, mais pressentant aussi une mort, pas tout à fait comme celle des autres… Qui est Goumilev ? C’est un « grand inconnu » pour le lecteur français. Il reste encore dans l’ombre de sa première femme Anna Akhmatova, célèbre poétesse russe, beaucoup plus traduite et lue en français. Pourtant, c’est le plus « européen » des poètes russes. Il mérite d’être mieux connu en France. D’autant plus que, dans un mois, le 26 août, cela fera cent ans depuis la fin tragique de ce grand poète de l’Âge d’argent russe. C’est une période d’épanouissement de la vie artistique en Russie, et plus particulièrement de la poésie russe. Cette période comprend la dernière décennie du XIXe siècle et les deux premières du XXe. On l’appelle « Âge d’argent » par rapport à « l’Âge d’or » de la littérature russe du début du XIXe siècle, dominée par la poésie de Pouchkine et Lermontov. Notons rapidement qu’après la disparition de ces deux poètes, d’ailleurs, tous les deux morts en duel, la poésie sera éclipsée par la prose dans la vie littéraire en Russie tout au long du XIXe siècle quand le grand roman russe obtiendra ses lettres de noblesse, grâce aux créations de Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï… Quant à la poésie – elle va s’exprimer assez timidement par les voix des poètes engagés, comme Nekrassov. La grande poésie russe, dans l’esprit pouchkinien, va se réfugier dans l’univers de Féodor Tiouttchev et va attendre la fin du siècle pour exploser dans l’art poétique de l’Âge d’argent à travers ses différents courants, comme le futurisme, l’imaginisme… Mais le moteur esthétique de l’Âge d’argent sera le symbolisme russe…
Jean-Marc : Que représente le symbolisme russe ? Est-il différent du symbolisme européen ?
Florian : C’est un courant poétique qui rejette le monde existant et met l’accent sur le monde intérieur de l’individu. Vers la fin du XIXe siècle, les poètes russes renoncent à l’art engagé. Ils cessent de se préoccuper de la misère du peuple et commencent à chanter des « dames blanches », des « arrière-mondes » mystérieux et évanescents. Ils s’inspirent justement de la poésie de Tiouttchev, mais aussi et surtout des philosophes religieux russes. « Philosophes religieux » – cela fait presqu’un oxymore. Nous savons qu’en Europe, depuis la Renaissance, la philosophie et la religion sont séparées. En Russie, à la charnière des deux siècles précédents, une nouvelle pensée fait apparition – celle des philosophes dits « religieux ». Paradoxalement, ce sont d’anciens adeptes de la doctrine marxiste. Seulement, au souci du social, ils rajoutent le souci de l’individu. Voilà pourquoi le symbolisme russe est une philosophie, ce qui explique son caractère abscons, mystique et transcendant. Un grand poète de l’époque, Valéri Brioussov, l’un des fondateurs du symbolisme russe, qualifie ce courant de « poésie des allusions ». Elle est la seule à pouvoir accéder au règne du divin sur terre. Elle est le reflet des sphères les plus élevées de la nature humaine. Il y a un poème de Goumilev, consacré à cet éminent représentant du symbolisme russe. Dans ce poème, Goumilev nous laisse entendre la voix de Brioussov s’adressant à un « garçon » qui veut vouer sa vie à l’art poétique. Ce « garçon », bien sûr, c’est Goumilev, lui- même. Écoutons ce poème !

 LE VIOLON ENCHANTÉ (page 61)

Cher garçon, tu es allègre, ton sourire est magnifique,

Ne demande pas l’extase qui détruit comme un poison,

Tu ne sais pas, tu ne sais pas qu’un violon et sa musique

Sont les affres d’une vie qu’on leur voue jusqu’à l’abandon !

Chez celui qui a un violon entre ses mains impérieuses,

L’insouciance qui fait luire ses yeux, à jamais s’éteint,

Les Enfers adorent ouïr ses mélodies majestueuses

Et des loups voraces rôdent sur les pas du musicien.

En vibrant, ces cordes chantent — pleurs de joie et d’amertume,

L’archet doit toujours se tordre, s’emporter éperdument,

Quand il fait doux, quand il vente, quand, grondant, la mer écume,

Quand le beau couchant s’enflamme, quand flamboie tout frais l’orient.

Lorsque sans entrain, sans forces, un instant, ton chant s’efface

Car tu n’as ni voix ni souffle, pétrifié dans ta stupeur, —

Dans leur rage frénétique, aussitôt les loups voraces

Dans ta gorge enfoncent leurs crocs et leurs griffes dans ton cœur.

Là, tu vois que tout ce qui chante n’est qu’une gouaillerie amère,

Et alors un effroi tardif s’installe dans tes yeux.

Tel un linceul, tombe sur toi un froid triste et mortifère,

Ta promise fond en larmes, ton ami devient soucieux.

Mon garçon, vas-y ! Ta route vers aucun trésor ne mène !

Mais je vois, cela t’amuse, tes beaux yeux sont deux rayons.

Va avec ton violon, dompte les esprits de la géhenne

Et péris, martyr illustre, en jouant de ton violon.

Jean-Marc : Quels étaient, en fait, les rapports entre Goumilev et Brioussov ?
Florian : En réalité, Brioussov n’a pas du tout été tendre avec ce « garçon » auquel il parle dans le poème. Voyons d’abord qui est-il, ce « garçon », qui publie son premier poème à l’âge de 16 ans et trois ans plus tard – son premier recueil poétique. Il est né en 1886 à Kronstadt, dans la famille d’un médecin de marine, appartenant à la noblesse russe. Il fait ses études, assez négligemment d’ailleurs, au prestigieux lycée de Tsarskoïé sélo qui veut dire en russe « le village des tsars ». Il n’est pas loin de Saint-Pétersbourg. C’est un quartier résidentiel de la famille impériale. Goumilev est encore lycéen quand, en 1905, paraît son premier recueil La Route des conquistadors, sur les frais de ses parents. Brioussov lui consacre un article spécial, peu élogieux, dans lequel il note pourtant le potentiel du jeune poète. Dans cette Route des conquistadors, Brioussov ne voit que « le départ d’un nouveau conquistador dont les victoires et les conquêtes sont à venir… » Par la suite, Brioussov devient pour lui un maître et un ami. Écoutons un poème sans titre de ce premier recueil goumilevien !

 (page 27)

 À l’aube, moi, je te quitterai,

Je partirai trouver

Ces rois qui embrassent en secret

L’étoile tant rêvée.

Bercés dans un sommeil d’azur,

Ils dorment, enivrés ;

Ils sont le firmament obscur

Couvrant des pics marbrés.

Manteaux de pourpre, broderies

Au fil d’or scintillant

Et, au-dessus des cheveux gris,

Couronnes de diamants.

Leurs glaives traînent, indolents,

Sertis de pierreries,

Autour d’eux veillent tout le temps

Des gnomes attendris.

Mais je viens avec une épée

Brandie par un géant !

Je suis un noir nuage épais,

Un éclair foudroyant !

À moi, tous ces rois vont confier

Leurs songes mystérieux

Que mon vers clair va vivifier,

Sonore et impérieux.

Le jour passera, empourprera

Son temple le couchant,

Je reviendrai, tu m’ouvriras

Ta porte en m’accueillant.

À l’aube, après, je partirai

Mais je l’aurai trouvée

Et, te quittant, je t’offrirai

L’étoile captivée.

Jean-Marc : Comment peut-on définir ce poème en un seul mot ?
Florian : Prémonitoire. Il est doublement prémonitoire. D’abord, parce qu’on y découvre un jeune poète qui, pour le moment, s’inspire des symbolistes. Il les admire et les imite, et, en même temps, il rêve déjà de les dépasser et de poursuivre son propre chemin poétique. Effectivement, six ans plus tard, il va lancer un nouveau mouvement qui s’opposera au symbolisme. D’autre part, le poète s’adresse ici à son grand amour Anna Akhmatova qui deviendra plus tard sa femme. Mais cet amour sera aussi un grand thème dans son œuvre poétique. Il va le traiter non seulement de manière pathétique mais aussi avec ironie. En voici un exemple.

 (page 73)

Maintes fois tu l’as fait, maintes fois tu seras

Ferme et sourde, avec moi aux prises :

Tu me quittes aujourd’hui mais, je sais, tu viendras

Dès demain me rejoindre, soumise.

Ne sois pas étonnée, chère amie en fureur,

Belle ennemie que l’amour exaspère :

Si les cris de l’amour sont des cris de douleur,

Les baisers sont des joies sanguinaires.

Jean-Marc : Comment Goumilev va-t-il réconcilier carrière poétique et vie conjugale ?
Florian : Ça va plutôt mal se passer. Après la fin de ses études secondaires, Goumilev part pour Paris où il suit des cours de littérature française à la Sorbonne. Il voyage beaucoup – en Italie, en Grèce, en Turquie, au Proche-Orient, en Afrique… Entre ses voyages, en 1908, il publie à Paris son deuxième recueil Les Fleurs romantiques où il fait ses premières tentatives de s’affranchir du symbolisme. En 1909, il rentre en Russie où il crée la revue de l’avant-garde poétique russe Apollon. En 1910, il publie son troisième recueil poétique Les Perles. Au printemps de la même année, Anna Akhmatova accepte enfin sa demande en mariage. Ils auront un fils, Lev Goumilev, qui sera l’un des plus influents historiens-ethnologues russes du XXe siècle. Après sa naissance en octobre 1912, ses parents vivront la plupart du temps séparés et seront officiellement déclarés divorcés en 1918.
Mais revenons un peu en arrière. En 1911, Goumilev fonde avec Sergueï Gorodetski la Corporation des poètes, qui donne naissance au mouvement acméiste. Un an plus tard, paraîtra le quatrième recueil de Goumilev, Le Ciel étranger, qui marque la rupture du poète avec le symbolisme.
Jean-Marc : Que représente ce mouvement acméiste et en quoi consiste sa rupture avec le symbolisme ?
Florian : C’est un mouvement poétique russe, dont le nom vient du mot grec acmé qui signifie « pointe, sommet, comble, apogée ». Les acméistes aspirent à la « purification » de la parole et reprochent aux symbolistes justement leur goût pour l’incompréhensible et pour les rêveries sur d’autres mondes. Ils revendiquent l’utilisation d’un langage pur, simple et précis, pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien. Bien qu’opposés aux rêveries des symbolistes, les acméistes ne rejettent pas leurs valeurs esthétiques et métaphysiques. Le sonnet de Goumilev, intitulé La Rose, est une belle illustration du style acméiste :

 (page 123)

Les vers fleuris de houblon odorant,

On se les interdit, comme de vieux rêves.

Ce n’est qu’aux mots purs, tranchants comme un glaive,

Qu’un chantre a le droit dorénavant.

Mais à la rose qui reste à l’hôtel,

Oubliée lors d’un adieu plein d’amertume,

Posée exprès sur ce vieux volume

De strophes qu’avait composées Rudel, —

Par un sonnet je lui rends hommage :

J’apprends qu’au treizième siècle, comme toujours,

Plus que la mort et le vin, ont fait rage

La peine et l’ivresse de l’amour,

Et, embrassant le velours des pétales,

Ferais-je vraiment une erreur fatale ?

Jean-Marc : Comment va évoluer l’acméisme et quelle trace laissera-t-il dans la poésie russe ?
Florian : L’effervescence acméiste va subir un ralentissement lors du déclanchement de la Première guerre mondiale. La révolution bolchévique mettra à l’écart les acméistes et leur situation deviendra encore plus précaire sous la dictature stalinienne. Certains vont émigrer, d’autres resteront en Russie soviétique mais ne pourront pas publier pour longtemps, comme Akhmatova. Il y en aura aussi qui mourront dans les camps du Goulag, comme Mandelstam. Le grand mérite de l’acméisme, c’est d’avoir donné à la littérature russe des poètes remarquables qui seront connus plus tard dans le monde entier.
Jean-Marc : Quel est le destin de Goumilev pendant la guerre et après la révolution d’octobre ?
Florian : Dès les premiers jours de la guerre de 1914, il se fait engager volontairement comme soldat pour prendre part à ses combats. Il reçoit deux fois la croix de Saint-Georges pour ses exploits militaires. Il ne quitte pas la plume et publie en 1916 son cinquième recueil Le Carquois où il s’affirme définitivement comme poète acméiste. La même année, il est promu officier et, au printemps de 1917, il est rattaché au Corps expéditionnaire russe en France. Un an plus tard, il rentre en Russie où les bolchéviks ont déjà pris le pouvoir. En 1918, il sort deux recueils presqu’en même temps – Le Feu, composé de poèmes créés avant octobre 1917, et Le Pavillon de porcelaine qui célèbre la finesse et la sagesse de la culture asiatique orientale. Il donne des cours à l’Institut du mot vivant, crée un atelier, La Coquille sonore, où il enseigne la composition poétique. En été 1921, il publie son recueil Le Chapiteau qui réunit des poèmes sur le thème des voyages africains. Quelques semaines plus tard, sort le dernier recueil du poète, La Colonne de feu, dans lequel son art lyrique atteint son apogée. Le 3 août, Goumilev est arrêté, accusé de complot monarchiste, et vite condamné au peloton d’exécution. Il est fusillé le 26 août 1921. On ignore où se trouve sa sépulture.
Jean-Marc : Goumilev était un poète prolifique et vous étiez obligé de choisir les poèmes qui devaient rentrer dans ce recueil. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
Florian : Goumilev est réputé être le poète de « la muse des errances lointaines ». C’est une citation de son grand poème épique en trois chants La Découverte de l’Amérique. C’est cette muse qui entraîne constamment le poète vers des voyages – dans l’espace et dans le temps, dans le réel et dans l’imaginaire, dans son univers intime et dans l’immense monde extérieur. C’est elle qui a dû l’accompagner dans son ultime voyage, quand il devait passer des ténèbres de l’existence à la lumière de l’immortalité.
Cette « muse des errances lointaines » m’a guidé, moi aussi, dans mon choix des poèmes pour ce recueil. Rendons lui hommage et finissons sur une note plus sereine et même drôle. Nous vous proposons deux poèmes très courts où ses avatars sont un peu surprenants. Je vais les lire d’abord en russe et puis Jean-Marc les lira en français, ce qui vous donnera une petite idée de la subtilité du travail du traducteur qui essaie de reproduire les rythmes et les rimes des originaux.
Dans le premier poème, la muse goumilevienne prend les contours de la fameuse statue de la Victoire de Samothrace au musée du Louvre. Voici le poème en russe :

САМОФРАКИЙСКАЯ ПОБЕДА (page 120)

В час моего ночного бреда

Ты возникаешь пред глазами —

Самофракийская Победа

С простёртыми вперёд руками.

Спугнув безмолвие ночное,

Рождает головокруженье

Твоё крылатое, слепое,

Неудержимое стремленье.

В твоём безумно-светлом взгляде

Смеётся что-то, пламенея,

И наши тени мчатся сзади,

Поспеть за нами не умея.

 

LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE (page 121)

Dans mes délires, aux heures nocturnes,

Les bras tendus perçant l’espace,

Tu ondoies, belle ombre diurne,

Toi, Victoire de Samothrace.

Troublant la nuit et son silence,

Tes ailes aveugles qui se figent,

Font pressentir la véhémence

D’un vol qui donne le vertige.

Un tendre feu sourit à peine

Dans ton regard sereinement ivre,

Et derrière toi nos ombres traînent,

N’arrivent plus à nous suivre.

Dans le deuxième poème, la muse est complètement désincarnée, réduite à « une voix sans corps de femme » – grâce au progrès technologique de l’époque, le téléphone. Cela fait presque fantasmer notre poète. On se croirait dans une sorte de précurseur du téléphone rose…

ТЕЛЕФОН (page 124)

Неожиданный и смелый

Женский голос в телефоне…

Сколько сладостных гармоний

В этом голосе без тела!

Счастье, шаг твой благосклонный

Не всегда проходит мимо:

Звонче лютни серафима

Ты и в трубке телефонной!

LE TÉLÉPHONE (page 125)

Bref appel téléphonique :

Une tendre voix s’enflamme…

Cette voix sans corps de femme

Est si douce et harmonique !

Chance, tu ne m’abandonnes

Jamais au moment critique :

C’est ta lyre séraphique

Que j’entends au téléphone !

 

 

Goumilev. Poésies choisies, traduites par Florian Voutev, Vibrations éditions, 19 euros




Joaquín Campos : La vérité ou le risque

“Penser au lecteur n'a pas de sens”1, affirme l'espagnol Joaquín Campos (Málaga, 1974), qui est l'auteur d'une œuvre dans laquelle chaque recueil porte un regard acide et pertinent sur une société où le superflu règne, et où le poète côtoie, tout comme nous, une horde de personnes égocentrées, lobotomisées par la société de consommation et où l'apparence prime.

Campos, qui est « le Houellebecq espagnol », selon Sergi Doria2 ou Miguel Ángel Quintana Paz3 sait à chaque fois fuir une recherche de beauté stérile, qui rend une bonne partie de la poésie publiée actuellement inaudible ; il critique aussi l'endogamie d'une caste d'auteurs qui aspirent à se congratuler autour de prix littéraires sans aucune valeur, ainsi que l’obsession d’être « publiables » qui concerne un grand nombre de poètes plus ou moins célèbres. Car contrairement à une idée reçue, l'art ne doit pas avoir comme but de refléter la beauté du monde : pour cela, il conviendrait tout d'abord définir ce qu'est la beauté, ce qui n'est pas une mince affaire.

Joaquín Campos présente Poésie à Pékin. Entretien avec Txema Martín.

La poésie de Campos va par conséquent au-delà des stéréotypes et nous fait part d'un monde que beaucoup s'acharnent à cacher ou à trouver vulgaire. Mais pour lui,

 

les vers,

que sont les vers

sauf des crépuscules sans témoins.

 

Mais surtout, le problème ne consiste pas à nous dire que la beauté n'existe pas, mais à être conscient que nous ne savons plus la voir :

 

Et le ciel ?

Quoi vous dire sur le ciel.

Des ciels limpides, pures, sans autre tache

que celle de les regarder à travers des yeux sans scrupules

qui regardent un panneau routier aussi bien

qu'une offre sur un camion

ou un pull de celle qui ne porte pas de soutien-gorge. 

 

Et son écriture fait mouche sans cesse car bien souvent elle se dresse comme un miroir. De toute façon, l'aspiration du poète est celle de devenir sincère et surtout libre. Quant au bonheur...

 

Le bonheur ?

Le bonheur, c'est faire ce que l'on veut

en prenant bien en compte que ceci

est pratiquement impossible à réaliser. 

 

Il faut alors prendre des risques pour faire face aux conventions car « on prend du plaisir quand on risque, ce qui arrive peu de fois ». Cette indépendance, cette liberté de parole absolue, n'est en aucun cas une posture : Joaquín Campos sait prendre sa part dans la banalité de l'existence contre laquelle il n'apporte pas de solution.

Que ce soit dans le portrait d'une Chine noire dans Poeta en Pekín (Ed. Renacimiento, 2020), ou depuis les hôtels su Cap-Vert, où il réside actuellement (Demasiado Humano, Ed. Sr. Scott, 2020), Campos s'éloigne de toute description complaisante des paysages qui l'entourent. Les images d’Épinal sont pour lui

 

La drogue parfaite dont a besoin un paria occidental

pour que ses yeux soient inondés de larmes. 

 

et Pékin est une ville qui a « autant de pollution que des jours ouvrables ».

 Les paradis sont forcément artificiels : sexe, drogue et alcool ont une partie importante dans sa poésie. Car en général, Joaquín Campos n'écrit pas ses vers : il les assène, comme dans Catres (Ed. Renacimiento, 2018), où il retrace ses expériences sexuelles en différents pays d'Asie. Il arrive ainsi à démultiplier les sensations en nous proposant une poésie concrète, intense et pleine de vitalité et qui surtout n'a rien à cacher. C'est tout sauf un jeu verbal : une poésie qui ne ment pas :

 

Je t'épouserais pour te voir hennir,

pour le « oui » vide de sens,

alors que ce que je veux en réalité

c'est ton corps.

 

L'érotisme est dans son œuvre une transformation du réel et en même temps -évidemment- une jouissance vraie qui a pour objectif une réflexion sur la valeur de la parole poétique car le dirty realism côtoie un lyrisme très personnel, sans oublier d'apporter à son écriture une dimension psychique et non seulement physique. Sa fausse désinvolture, la vulgarité bien présente, son hédonisme assumé et la dérision apparente révèlent surtout une poésie de la distanciation, dans laquelle le « je » poétique n'en sort pas indemne. A vrai dire, seulement la poésie semble avoir une valeur : Catres,par exemple, est par dessus tout un témoignage qui s'éloigne de façon délibérée des idées préconçues sur la soi-disant beauté poétique pour créer une œuvre bouleversante d'anti-amour.

On peut conclure en insistant sur une certaine dimension engagée dans Demasiado humano, qui fait souvent allusion à l'hypocrisie occidentale qui profite des paysages de rêve des îles en oubliant la misère qui y vit ou qui tente d'y échapper dans la plus grande indifférence. Ne lisez pas Joaquín Campos si vous cherchez le réconfort d'un doux poème mille fois écrit : ne ratez aucun de ses livres si vous voulez savoir comment écrire quand il s'agit de regarder la réalité bien en face.

 

'Poeta en Pekín' es el nuevo poemario de Joaquín Campos. Edita Renacimiento. Joaquín Campos.

POÈMES DE « POETA EN PEKÍN »

PASEO POR CHANG’AN              

                        

El paseo se oscurece bajo

un manto de perversión

negruzca, donde los

coches son las balas

y el cielo su diana.

 

Edificios como aspiradoras

que tiran de mis piernas,

cariacontecidas,

al borde de un brote psicótico

con mi oreja convertida en claxon.

 

Luego el asfalto

levanta un vaho cómplice,

que de la mano de la polución,

me arroja una sola cara:

¡Es la misma muerte!

 

 

PROMENADE DANS CHANG'AN

 

La promenade s'assombrit sous

un manteau de perversion

noirâtre, où les

voitures sont les balles

et le ciel leur cible.

 

Édifices comme des aspirateurs

qui tirent sur mes jambes,

soucieuses,

au bord d'un bourgeon psychotique

avec mon oreille transformée en klaxon.

 

Ensuite le goudron

soulève une buée complice

qui de la main de la pollution

me jette un seul visage :

c'est la mort même !

 

 

Extraído del poemario 'Poeta en Pekín. En la isla de Sal, en Cabo Verde. Joaquín Campos.

TIANANMÉN                      

                                                           

La plaza como un aeropuerto

ya no huele a cadáver

sino a vida muerta.

 

Un niño sonríe ondeando

la insignia nacional.

Su padre, perjudicado,

echa humo por la boca.

La madre,

emocionada,

tira fotos con el móvil.

 

Un guardia de escaso rango y edad

anhela el fin de su jornada laboral

erecto como un cable.

Mientras, los conductores azotan el asfalto

en una imagen de película.

 

Y ante todos ellos Mao,

con su gesto impertérrito,

llenando de humillación

todas las cabezas,

las cámaras de fotos,

los bolsillos de las gentes,

y el recuerdo de unos estudiantes

de los que nunca sabremos ni sus nombres.

 

 

TIANANMEN

 

La place comme un aéroport

ne sent plus le cadavre

mais la vie morte.

 

Un enfant sourit et fait ondoyer

le drapeau national.

Son père, embarrassé,

écume de rage.

La mère, 

émue,

prend des photos avec son portable.

 

Un garde au rang et à l’âge insuffisants

espère la fin de sa journée de travail

droit comme un câble.

Entre temps, les conducteurs fouettent le macadam

comme une scène de cinéma.

 

Et devant tous, Mao,

avec son geste imperturbable,

remplissant d’humiliation

tous les esprits,

les appareils photos,

les poches des gens

et le souvenir de quelques étudiants

dont on ne saura jamais les noms.

 

Joaquín Campos recita 'Se ha ido la luz', un poema incluido en su obra 'Demasiado humano'. Joaquín Campos.

ALTIPLANO            

                                   

Una voz temerosa

desde el altiplano,

que siempre es plano

aunque aparente alto,

me contó lo tuyo con las estrellas.

 

Cuando recapacité,

bajé la cuesta

y abracé la realidad.

 

HAUT PLATEAU

 

Une voix craintive

depuis le haut plateau

qui est toujours plat

même s'il semble haut,

me raconta ton histoire avec les étoiles.

 

Quand j’y ai réfléchi,

j’ai descendu la pente

et embrassé la réalité

 

POÈMES DE « CATRES»

CERCO

 

Cerco a tu personalidad, 

que como las brasas 

no solo calientan, 

sino que hasta queman 

como el sol que se refleja 

en el límpido arroyo, 

cegando a diestro y siniestro. 

 

Cerco a tu piernas, 

que con el baile abruman 

como columnas que se alzan 

hasta el cielo de tus ojos,             

lugar donde esquivo 

a tus extremidades, 

por perversas. 

 

Cerco a tu piel, 

que como tres embalses 

con las compuertas abiertas, 

carboniza mis yemas 

cuando simplemente te rozo, 

a sabiendas de que acercar la lengua 

me  convertiría en un hombre mudo. 

 

Sin embargo el cerco a tus ojos 

se hace materialmente imposible: 

porque entre soñarte, 

rozarte y admirarte,

sobresale la densidad de tu mirada,

a la que en otros tiempos

llamarán bombas de racimo.

 

SIÈGE

 

J'assiège ta personnalité,

qui est comme les braises :

non seulement elles réchauffent

mais elles brûlent même

comme le soleil qui se reflète

dans le ruisseau limpide,

en aveuglant à tort et à travers.

 

J'assiège tes jambes,

qui en dansant m'accablent

comme des colonnes qui se dressent

jusqu'au ciel de tes yeux,

endroit où j'esquive

tes extrémités,

tellement perverses.

 

J'assiège ta peau,

qui comme trois barrages

avec les vannes ouvertes

carbonise le bout de mes doigts

alors que je ne fais que t'effleurer,

en sachant qu'approcher ma langue

ferait de moi un homme muet.

 

Pourtant assiéger tes yeux

devient matériellement impossible :

car à force de rêver de toi,

de te frôler et de t'admirer,

se détache la densité de ton regard,

que dans un autre temps

on appellera bombe à fragmentation.

 

Lectura de 'Tarde nublada' y anuncio del lanzamiento de 'Catres' en el Ateneo de Málaga. Joaquín Campos.

MAY 

 

 

Te desnudo y me desnuco, 

observando el vacío de tu cuerpo, 

que repleto de cordilleras, 

donde los pezones parecieran 

coronados por nieve negra, 

aprecio que tu cerebro, 

disoluto, 

se deprecia entre tus piemas, 

harinas de otro costal, 

mientras tu coño asoma como la barra de pan 

del horno del panadero. 

 

Porque May, 

estas aquí para saciar mis ganas de sexo, 

y no para casarnos; 

cuando pagar habría sido mucho más honroso 

que escuchar esas plegarias clásicas: 

creo que me gustas. 

 

 

 

MAY

 

Je te déshabille et je me brise la nuque

à observer le vide de ton corps

rempli de cordillères,

où les tétons semblent

couronnés par une neige noire,

je constate que ton cerveau,

dissolu,

se déprécie entre tes jambes,

une autre paire de manches,

pendant que ta chatte pointe comme la baguette

sort du four du boulanger.

 

Parce que May

tu es là pour satisfaire mon envie de sexe

et pas pour qu'on se marie ;

en fait payer aurait été bien plus honorable

que d'écouter ces prières classiques :

je crois que tu me plais.

 

 

Lectura de 'Destrucción masiva' y anuncio de lanzamiento de 'Catres' en la librería Malpaso de Barcelona. Joaquín Campos.

MARINA 

 

Dentro de tu pantalón blanco 

todo mi sueño, 

cuando esta mañana desperté seco 

y ya ando precipitado. 

 

Tu festival físico es digno de estudio, 

oliéndome el glande a crimen 

y la boca a tu aliento 

 

que me envenena  como el pisco 

que me sirves sin saber 

que yo querría beberlo 

en el cráter de tu coxis. 

 

 

 

 

MARINA

 

Dans ton pantalon blanc

tout mon rêve,

et alors que ce matin je me suis réveillé sec

je suis déjà tout affolé.

 

Ton festival physique est digne d'étude,

car mon gland sent le crime

et ma bouche ton haleine

 

qui m'empoisonne comme le pisco

que tu me sers sans savoir

que je voudrais bien le boire

dans le cratère de ton coccyx.

 

 

'Metas' es un poema de Joaquín Campos incluido en la obra 'Demasiado humano' que edita Sr.Scott.

Notes

  1. Déclarations dans l'entretien à «Revista purgante », https://revistapurgante.com/pensar-en-el-lector-no-tiene-sentido-joaquin-campos/  (lien en espagnol).

       2. Journaliste espagnol, dans El Cultural, supplément du quotidien ABC

       3. Comparaison évoquée lors de la présentation de Campos que Quintana Paz (professeur de Philosophie à l'Universidad Europea Miguel de Cervantes) avait fait dans l'Ateneo de Madrid (27-09-2020).




Dans mon ventre il y a une forêt — la performance comme état d’être

La performance est pour moi un partage d’organicité, une relation nouvelle à nos imaginaires qui diffracte nos relations à l’espace-temps. Ainsi, lacte performatif convoque l’inattendu. Pipo Delbono, Johann Le Guillerm, Angelica Liddell ou encore linégalée Phia Menard dans ses performances en solitaire mais aussi, plus proche des scènes de poésie et de poésie sonore, NatYot, Pierre Guéry ou Jacques Rebotier, travaillent sur des procédés dexplosion du rapport espace-temps. Ils éclatent les corps, la langue et l’espace vers des contrées encore inconnues tout en conservant des parts narratives plus ou moins importantes. Jerzy Grotowski lors de ses conférences au Collège de France nous disait que « lorganicité est la chair de lesprit  »1. Le corps nous parle de cet esprit à travers sa chair, sa matière et la forme de cette matière.

Ce nouveau territoire de conscience et d’imaginaire apparaît tout autant chez le performeur que chez le spectateur, sans savoir ni comment ni pourquoi ce territoire apparaît. Mais il apparaît et c’est l’essentiel. Tous les sens sont alors mêlés dans une perception unique, sans pouvoir préciser l’origine. Là, la sensation est physique avant tout et ouvre sur de nouveaux imaginaires.

En tant que performeuse et auteure j’acte la présence comme un état de conscience spécifique qui à la fois est matière et la traverse. Et cette présence ne peut traverser la matière que si celle-ci est activée, par le performeur mais aussi par tout ce qui l’entoure, espace extérieur, lumière, costumes, croyances.

Le poème narratif Dans mon ventre il y a une forêt, dont je suis l’auteure, et qui vient de paraître, décrit la longue métamorphose d’une femme, d’une occidentale, suite aux nombreux rêves initiatiques que la forêt lui a transmis. Cette femme part dormir aux creux de la forêt Amazonienne, puis de la Mangrove du Gabon et dans la jungle de Rio.2 Le récit raconte comment elle devient animal, arbre et forêt. Une méduse, une enfant au long cheveux noirs, un figuier étrangleur viennent habiter son ventre. Elle ne sait pas encore la pleine capacité daccueil de son ventre. Elle devine qu’il est loin d’être plein.

Sensuit une profonde métamorphose.

 

A mon arrivée en Équateur au cœur de la forêt amazonienne, je suis comme une feuille tremblante et desséchée recherchant désespérément l’arbre duquel elle était tombée. J’installe mon lit, sans aucune fierté, sur une planche en bois surélevée recouverte d’une vieille moustiquaire trouée au milieu de la forêt, à un bon kilomètre de marche du village. La piste est toute petite, les hommes qui s’aventurent jusqu’ici marchent à la queue leu leu.

Mes premières nuits sont compliquées, entre frayeur et émerveillement, le sommeil et les visions ont du mal à s’installer. Je ne sais pas du tout pourquoi je suis venue jusqu’ici. Qu’est-ce que je suis venue foutre au milieu de cette forêt, seule, sans amis ni famille…

Si je n’ai ni rêves ni visions, José me conseille de déposer de la bile de crocodile sur les yeux. Ça brûle et rend aveugle pendant 2 ou 3 jours, puis les visions de la forêt apparaissent…

Puis, une nuit, un rêve éprouvant me traverse. Un anaconda s’avance vers moi, sa gueule grande ouverte et il me gobe !  

 

Je suis aspirée dans son intérieur et je descends par petits mouvements saccadés de reptation.

Je ressens tous les détails de la paroi du ventre de la bête qui lentement fait entrer mon corps à l’intérieur du sien. Plus l’anaconda exerce de la pression sur mon corps, plus je ressens la métamorphose.

Je crie et demande de la douceur, sinon ce changement d’état sera difficile à vivre. Une chorale et de nombreux chants me parviennent. Je suis persuadée que le village d’à côté s’est réuni pour chanter. Mais l’anaconda m’explique que je suis passée de l’autre côté.

De l’autre coté de quoi ? C’est un mystère, mais je n’ai plus la force de poser la question…

Ces chants s’amplifient et montent vers le ciel, les nuages s’ouvrent comme une immense percée lumineuse.

….

Un arbre, solide, vieux, de tous les temps, se présente à moi et s’installe dans mon corps avec un naturel déconcertant, comme s’il rentrait chez lui. C’est un figuier étrangleur, il m’offre sa force et son ancrage dans la terre. C’est un des arbres les plus gros, les plus larges de l’Amazonie. Une liane de ces figuiers vient entourer un autre arbre, puis l’étrangle, prend sa place et s’élargit.

Il m’a offert sa force sans m’étrangler.

 

Je ne connaissais pas cet arbre avant de le voir en rêve, c’est Maria, une chamane Shuar- uwishin tsuakratin en shuar – qui me conta comment elle reçut cet arbre en cadeau. L’anaconda est la forêt et je faisais maintenant partie d’elle.3

Le rêve ici est regardé et écouté comme un espace de réalisation et de dévoilement intime qui traduit de façon poétique et parfois décalée notre relation à la société humaine et à notre environnement naturel sensible.

La performance In situ élaborée sur ce poème narratif, véritable fable écologique, se décline dans un acte performatif doux et lent - La lenteur est bien souvent en soi un acte subversif - invitant le public à glisser dans un corps en sensation ouvert sur des paysages, alternant paysages intérieurs et déplacements physiques.

Le seul matériel utilisé est un écouteur casque. Le public se déplace avec un audio guide à l’oreille sur un parcours spécifique, défini en amont, et il reçoit le texte susurré à l’oreille par la performeuse dans une douce intimité.

La performance cherche à offrir de nouvelles épaisseurs perceptives en prenant appui sur ces territoires de l’imaginaire où le monde du vivant nous traverse dans sa perception la plus large, dans un déplacement géographique ouvert sur les paysages environnants, mis en frottement avec le récit.

Tous les paysages intimes et extérieurs se croisent et se tissent ensemble. Cette création invite également à rester à l’écoute de ses rêves, pour les habitants des campagnes comme des villes.

Mon travail de performeuse, je le perçois comme un processus d’approche indirect du gouffre, un tâtonnement dans l’errance, en opposition avec toutes ces méthodes de savoir-faire si sûres d’elles-mêmes et des effets qu’elles produisent. Ce chemin est fragile et silencieux, il n’est jamais certain, la terre peut parfois se dérober. L’errance me fut nécessaire, la dé-construction aussi. Je ne suis jamais certaine d’être traversée, ni d’aller vers l’explosion de nos espace-temps, mais je connais les chemins qui y mènent et ceux qui n’y mèneront jamais

« Nous ne sommes rien : c’est ce que nous cherchons qui est tout.» 4

notes :

1 - Jerzy Grotowski, La lignée organique au théâtre et dans le rituel, Paris, Le Livre qui parle coll. « Collège de France », 2008

2 - les rêves de ce texte sont issus de mes carnets de note. Ils ont été récoltés lors de mes voyages en Équateur, au Brésil et au Gabon, entre les mois d’octobre 2015 et février 2019.

3 - Dans mon ventre il y a une forêt, Maelström, p 17-19.

4 - Friedrich Hölderlin, Hypérion, Paris, Gallimard, 1973, Trad  Philippe Jaccottet




Grenier du Bel Amour (1) : Jakob Von Hoddis

Une chronique dont voici le premier numéro publié dans le sommaire n°68 de Recours au poème, en octobre 2013, et qui sera régulièrement sur nos pages jusqu'en juillet 2016.

∗∗∗

 

Qui connaît encore, aujourd’hui, Jakob van Hoddis ? Et pourtant, il fut, dans ce que nous appelons  l’entre-deux guerres , l’un des principaux poètes allemands, qui influença aussi bien le mouvement dada que, tout naturellement, le surréalisme naissant qui allait prendre la suite de ce dernier.

Oh ! Je sais bien que van Hoddis fut classé comme schizophrène par les psychiatres de son époque, et que cela lui valut de disparaître dans les purges nazies, quand le parti au pouvoir dans son pays décida de l’élimination systématique des « aliénés mentaux. » Mais est-on vraiment « fou » lorsqu‘on est capable d’écrire que (je suis obligé de citer là dans la belle traduction qui nous est offerte) « La fiancée doucement gèle sous son  léger ensemble./ L’ange se tait. Les courants d’air passent comme fiévreux./ Il tombe à genoux. Maintenant les deux tremblent/ du rayon de l’amour qui a surgi des cieux.// Rires des éclats de trompettes et du sombre tonnerre/. D’un léger voile l’aurore a été survolée./ Lorsque d’un tendre et faible/ mouvement elle lui donna sa bouche à baiser. » Oui, au regard de la société et de la pensée alors dominantes (mais est-ce vraiment si différent de nos jours ?), on est sans doute fou comme l’ont été un James Joyce, un Pablo Picasso, ou plus près de nous dans le temps, un Jackson Pollock en Amérique. Ou, si l’on en croit Winnicott, comme on a reproché à quelqu’un comme Carl Gustav Jung d’avoir été fou dans son enfance…

Encore que l’on puisse se poser la question de savoir s’il ne faudrait pas retrouver la distinction que faisaient les Anciens (je pense ici, particulièrement, à ce qu’avance Le Phèdre, ce si beau dialogue de Platon), cette différence, donc, entre la mauvaise et la bonne folie. Ou alors, que veulent dire des expressions comme les « fous de Dieu » (que ce soient les Bauls de l’Inde ou les Saloï du christianisme orthodoxe), ou cet « amour fou » qui plonge au plus profond du légendaire celtique… et trouve son apothéose dans l’ouvrage d’André Breton qui porte précisément ce titre ?

Au fond, je dois être honnête, je ne connais pas assez les pièces du dossier pour porter un jugement. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si van Hoddis, en admettant qu’il offrait des signes clairement psychiatriques, n’était pas fou comme le furent avant lui Hölderlin ou Frédéric Nietzsche – c’est-à-dire d’avoir poussé si loin son exploration  d’une « autre réalité », qu’il en demeura à jamais marqué dans sa chair et son esprit ?

Dans son dernier Séminaire publié, Jacques Lacan ne posa-t-il pas ainsi la notion de synthome (et toutes les association d’idées sur ce mot sont évidemment les bienvenues), qui dénote chez celui qui est « psychotique » l’accès à un ordre du langage et la trouée vers un réel auquel les « hommes quelconques » n’ont certes pas accès ?

Est-ce pour rien, de ce point de vue, que, en littérature, van Hoddis fut l’un des chefs de file de l’expressionnisme – rappelant de la sorte l’improbable géométrie des images du Cabinet du docteur Caligari, ou anticipant sur les intuitions les plus fulgurantes d’un Murnau ?

Et lisons – et relisons  - le dernier poème qui nous est offert de lui, qui date de 1918, et qui, sous le titre « Der Idealist » (je comprends assez d’allemand pour entendre ce mot-là !), se termine par ces mots : « Là-dessus, même si dans l’escalier la/  peur de chaude pisse le traversait encore,/ il jura fidélité sans remords/ une fois encore, obstiné malgré tout, à sa/ noble devise : Nature, nature ! »

Présentation de l’auteur




Livres en vie (2) : Pierre Dhainaut

Une chronique qui a vu le jour en 2017 sur les pages de Recours au poème.

∗∗∗

Les Heures fabuleuses du fonds Dhainaut de la bibliothèque de Lille

C’est moi quand j’étais petite fille
(Michel Simon dans Jean Vigo, L’Atalante)

Privilège rarissime : Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de bibliothèques, m’emmène faire les magasins. En fait, le long des linéaires nous répétons le cours du temps : son index pointe vers des manuscrits illustrés plus anciens que l’invention de l’imprimerie, puis vers des incunables. Nous suivons ensuite, en boustrophédon, des mètres et des mètres d’imprimés, jusqu’à rejoindre l’époque contemporaine. Si n’étaient quelques cartons ouverts et quelques vracs échoués de-ci de-là, on pourrait croire que le temps est docile, et qu’il coule bien, comme en un canal qui nous fait oublier le tracé du lit originel. Une précision de mon guide me fait écarquiller les yeux : ici, l’on conserve sans limite de temps ; dans cet endroit normalement caché aux regards, « pour toujours » est une expression qu’on peut prendre à la lettre. Soudain, mon parcours devient plus dangereux.

Au bout de la travée, nous arrivons à destination : c’est le présent du fonds Dhainaut, le don le plus récent accueilli par la bibliothèque. Ici pour toujours donc.

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jean-Jacques lit la poésie. Il me confie qu’Octavio Paz, par exemple, l’a profondément marqué. Du poète mexicain, justement, il y a des lettres : avec Pierre Dhainaut, ils se sont écrit. Mais ce n’est pas là que nous fouillons. Je ne devrais pas être là, à le regarder faire l’inventaire, mais je suis là ; mon passeur sait que j’ai franchi la porte, et que maintenant j’arpente ces couloirs car je veux écrire sur des livres rares, les livres disparus des étals des libraires, sur les livres d’artiste aussi. C’est bien pour des livres que nous sommes venus dans ces arcanes. Or, alors que je croyais avoir rejoint des coordonnées familières, voici que j’hésite. Plus probablement aurai-je mal calculé mon trajet, la faute est mienne. Je retrouve en effet des lignes écrites à la main, les traces enluminées des Heures passées. Ça commençait bien : nous étions perdus dans l’espace-temps et nous n’avions plus de certitudes.

Depuis quelques temps, Pierre Dhainaut prend plaisir à raconter l’histoire de cette fillette qui, chaque jour, se rendait dans l’atelier du grand Caspar David Friedrich. Elle venait chaque matin et le maître, ému (et sans doute un peu flatté), ne manquait pas de lui offrir quelques-uns de ses dessins. Que pensez-vous que l’enfant faisait, de tant de belles feuilles ? Plein de robes pour ses poupées, bien sûr. Je découvrais soudain tant de papiers, pliés, découpés, foliacés, collés, tissés, bariolés, froissés, marouflés, peinturlurés, que ce fut net : le poète était devenu cette petite fille. Pendant que les vieux bonshommes pontifiaient dans leurs livres, notre écrivain jouait à la poupée sur la plage, il s’élevait en enfance. Il avait tout Un art des passages : nous étions prévenus,

le seuil s’invente ici

avait-il écrit à son ami le loup dans la véranda (( Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017. Ce livre a pour sous-titre « Rencontres, poèmes, études » et reprend, parmi beaucoup d’autres, les textes publiés en 2015 par Le Loup dans la véranda sous le titre Gratitude augurale. )) ... Quelque chose, du dehors, avait appelé l’animal, le bébé était à deux doigts de passer de l’autre côté, dans le jardin. En frontispice l’enfant regardait le large. Et donc le voyage en réalité débutait là où nous nous pensions arrivés.

Seuls avec des pages et des pages d’écrits et d’images, la première tentation fut de refermer sur elles les grilles de l’expérience et du savoir. Que voir d’après Peinture et poésie d’Yves Peyré ? Que voir d’après Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers ? J’avais l’impression de ne pas avancer. Quant à mon guide, il peste d’inventorier si lentement, les formats échappent aux fourches des tableurs en usage. Dans cette collection d’œuvres parfois uniques, le livre se défile. Seuls avec la clarté et le chanté des feuilles, nous sommes arrêtés par chaque ouvrage, ses couleurs, ses dimensions, son papier, ses pliures, ses illustrations, la graphie nette de Pierre Dhainaut et son sens de l’espace. Sans l’animation fureteuse des mains et des doigts, l’œil n’a pas accès à tous les domaines du visible. Parfois aussi, l’un de nous lit à l’autre quelques vers, une strophe, retenu par un rythme, l’émotion d’une évocation. Nous quittons peu à peu les livres pour entrer dans le présent sensible, audible, tangible. Le temps, donc, a changé de densité. C’est comme s’il devenait un air plus épais, portant plus, et que nous avions l’impression d’être plus légers.

Désormais nous sommes mieux disposés pour accueillir ce distique :

Plein air dès le seuil,
ne rien ajouter, aller à la rencontre.

Je le lis dans « Cœur, aubier, horizon », l’un des deux poèmes de Passion du précaire (2009) (( Tous les livres cités dans cet aperçu sont consultables à la bibliothèque municipale de Lille. Que le personnel et Jean-Jacques Vandewalle soient ici chaleureusement remerciés pour leur disponibilité, leur confiance, denrées rares. Comme les poètes, ils font un travail nécessaire et invisible. Les visiteurs curieux auront besoin des cotes. Les voici :

  • Passion du précaire avec Régis Lacomblez, Xsellys éditions, 2009 : DH-LA8-3 ;
  • Ce qu’il faut de patience à la surprise avec Jacques Clauzel, col. «A travers », 2009-2010 : DH-MA8-41 ;
  • Esquisses avec Jean-Pierre Thomas, col. « Les Carnets de Samoreau », 2008-2011 : DH-MA8-20 ;
  • Par la fenêtre ouverte avec Isabelle Raviolo, La Dame d’onze heures, 2014 : DH-MA8-40 ; 
  • L’esprit de la lettre avec Youl, 2006 : DH-MA1-1  ;
  • Premier jour tous les jours avec Régis Lacomblez et Bruno Collet, Xsellys éditions, 2006 : DH-LA8-2 )).

Si l’écriture manuscrite laisse ici la place à l’imprimé, la démarche n’est pas pour autant contredite. Sous sa couverture rempliée, dans son in-seize raisin en feuilles, le texte garde sa fragilité, il s’accorde au principe d’ordre donné par les deux sérigraphies de Régis Lacomblez : de ces deux Extractions émerge une typographie à demi effacée avec laquelle il fallait dialoguer.

Isabelle Raviolo / Jean-Pierre Thomas © BM Lille

 Chaque réalisation est donc d’abord l’histoire d’une rencontre. Pierre Dhainaut choisit judicieusement de dire « échanges », au pluriel, pour parler de sa relation avec la peinture. Son écriture s’ouvre, par exemple au crayon de Jacques Clauzel, et partant révèle Ce qu’il faut de patience à la surprise. Inspiré par l’enfant qui court devant lui, il lançait :

Ne cueille aucune fleur

non pas pour formuler quelque interdit de plus, mais pour se laisser libre d’approcher au plus près cette vie si menue. Chaque poème est l’occasion de ne pas se borner à demeurer inscrit dans un moi-je. Il nous mène vers la fleur, la vigne vierge, le goéland, vers autrui, vers l’inconnu :

tu t’élargis
tu élargis le monde.

Bruno Collet © BM Lilles

Bruno Collet © BM Lille

« L’élan est pris », m’écrit Jean-Jacques. Transporter, c’est effectivement ce que fait une telle écriture : viennent à nous différentes façons d’appréhender le monde. Ainsi nos rendez-vous se multiplient-ils, et que l’écriture soit « traversée » avec Jacques Clauzel, ou bien « envol » avec Isabelle Raviolo, toujours elle est franchissement. Avec elle nous devenons plus intimes. Le poète, le peintre : nous voilà parmi eux alors même que leur collaboration ne nous était pas destinée. Nous faisons connaissance avec des caractères d’artiste. C’est tout autre chose que d’établir des séries ou réunir des collections : à chaque ouvrage nous distinguons une personnalité, ce sont des individus privés que nous saluons, dans leur manière de choisir un support (les papiers tissus fantaisies de Youl, par exemple), de le manipuler, de l’enluminer puis de l’offrir à une écriture et une lecture.

Dans cette relation, il faut bien dire que nous entrons presque par effraction. Le peintre, le poète : le plus souvent tout part d’une correspondance. Le poète reçoit un pli, sa parole répond à la main qui en est l’origine. L’écriture de Pierre Dhainaut ne se développe pas hors de ces circonstances, elle ne se déploie pas à force d’arrogance verbale, elle s’accorde parfaitement avec l’humilité de ceux qui utilisent plutôt les tâtonnements d’un modeste organe de préhension. D’où sa connivence avec les dessins que Jean-Pierre Thomas lui adresse dans les Carnets de Samoreau. Comme pour expliciter la commune démarche de leurs « Esquisses tremblantes », l’écrivain note : « nous ne sommes pas les maîtres des lieux et des forces cosmiques ». Précisément : de telles forces ne sont l’apanage que des fées. Si leurs manifestations nous enchantent de leur merveilleuse présence, si nous oublions qu’il pleut en regardant Par la fenêtre ouverte, c’est-à-dire en prêtant maintenant attention au jaillissement noir, ocre, bruissant des oiseaux d’Isabelle Raviolo et Pierre Dhainaut, c’est que la perception des volatiles a regagné la confiance magique de l’enfance. Féerie de la lettre : l’écriture y est toujours en situation, aussi quotidienne que l’arrivée du courrier, elle est habitée, amoureuse. Avec Youl, en 2006, L’Esprit de la lettre s’accommode très bien d’un format plus grand et plus solide :

Tel est le rite matinal, attendre, sans impatience, l’arrivée
de celui qui donne un sens de plus au temps, qui l’ouvre

(…)

Ici, par chance, un facteur a posé son vélo comme autrefois.

Chaque jour d’un tel calendrier, chaque heure, la correspondance vient l’illuminer, lui conférer sa réalité fabuleuse de conte. Elle donné à l’écriture son rythme, laquelle se fait alors poème. En leur féerique durée, les jours ne se succèdent pas, c’est le Premier jour tous les jours, vignettes ou médaillons gravés par Bruno Collet : feuillets d’hymnes, de louanges, de célébration de la vie délivrée de son servage infernal.

S’élever en enfance, façonner des robes de papier pour des poupées magiques, est-ce bien sérieux ? C’est à ce stade, en tout cas, que le monde redevient passionnant. D’ailleurs, avec Jean-Jacques, nous osons nous l’avouer : nous sommes touchés, émus par ce que nous voyons. Ce n’est pas un signe de faiblesse : plutôt une capacité à se mettre en crise, malgré l’âge. C’est parce qu’il écrit avec les mains que Pierre Dhainaut ne sépare pas critique et création. Écrire est la trace de cette phase brûlante de mort et de régénération, de nuit préparant la fraîcheur de l’aube. Aussi bien le renouveau des lilas.

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