Jacques Simonomis

La première note critique écrite par Christophe Dauphin pour Recours au poème, en mars 2013.
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A Larbi Ben M'Hidi et Jean Sénac, in memoriam.
 À Yvette Simonomis.

L’opposition des poètes aux guerres coloniales est une page méconnue de l’histoire littéraire. Or il y eut, dès les années cinquante, des poètes français pour dénoncer la violence de la colonisation et le recours à la torture, ou pour soutenir l’indépendance algérienne. Et, de l’autre côté de la Méditerranée, de grandes voix pour dire l’aspiration à la liberté, la douleur, l’espérance et aussi la fraternité humaine. Jean Sénac ne fut pas le seul poète à dénoncer la torture ; d’autres le firent, aussi pour l’avoir endurée. Ce n’est pas par hasard, qu’Espoir et Parole, poèmes algériens, l’anthologie de Denise Barrat (éd. Seghers, 1963), comporte un chapitre intitulé : « Torture ». Il y a aussi, moins connu, malheureusement, La Villa des Roses (éd. Librairie-Galerie Racine, 1999), de Jacques Simonomis.

Il n’est pas inopportun de nous arrêter sur l’« expérience algérienne» de Jacques Simonomis, nous plaçant ainsi sous le regard d’un jeune poète français, enrôlé dans une sale guerre. En 1960, Jacques Simon (né le 28 mai 1940, à Paris) n’est pas encore Jacques Simonomis ; il ne le deviendra qu’à compter de la parution de son premier livre de poèmes : Les Sirènes avec nous, en 1975. Il ne dirige pas la revue Le Cri d’os  (40 numéros de 1993 à 2003). Il n’a encore rien publié : son œuvre est devant lui, avec ses trois grands axes de création : le Réalisme, l’Humour et l’Imaginaire), ses images ou son vocabulaire. Evidemment, certains ne manqueront pas de déceler un « manque d’unité » au sein de cette œuvre. À ceux-là, Jacques Simonomis a déjà répondu : « Je suis fidèle à l’infidélité. Je suis comme ça, c’est naturel. La diversité des registres ? C’est mon côté « il peut le faire ». Cette poésie est avant tout taillée d’un seul bloc dans les méandres de sa vie, avec son ton, son style, ses différents registres, ses images ou son vocabulaire. Jacques Simonomis à écrit : « N’étant pas de  la race des veaux aphasiques, j’ai crié. » Jacques Simonomis possède un Regard et une Voix, c’est incontournable, et c’est malgré tout l’essentiel. Et comme cela se ressent à la lecture de Matricule à zéro (1976), Mon siècle en deux (1993), Les Couseuses (1997), Sa Majesté auriculaire (1998), La Villa des Roses, guerre d’Algérie 1954-1962, (1999), Le Calfat des étoiles (2002), Un singulier grand ordinaire (2003) ou Claudication du monde (2004).

Jacques Simon est un jeune homme qui, comme bien d’autres de sa génération (« Pour la plupart, nous n’étions pas politisés. Du reste, en France, les gens qui n’avaient personne en Algérie se moquaient du problème »), ne comprend pas très bien les enjeux de cette guerre qui divise la France en deux, et met l’Algérie à feu et à sang ; une guerre à laquelle il est « convié » pour vingt-huit mois de service militaire : Où donc en étions-nous quant à la politique- untel est un menteur l’autre ne vaut pas cher – je ne suis rien du tout – Si ce n’est rien qu’un homme au regard triste. Nous sommes en 1960. Le poète est âgé de vingt ans. Il ne tardera pas à trouver les réponses aux questions qu’il se pose sur les origines de cette guerre, sur le colonialisme, comme sur la nature humaine : Voici les larmes – la robe du silence se déchire – les souliers cognent les pavés – les volcans grondent - les derniers poings tendus – sont broyés par nos chars. En mai 1952, soit deux ans avant le déclenchement de la Guerre d’Indépendance Jean Sénac, s’était, pour sa part, déclaré ouvertement, nous le savons : « Citoyen d’une terre où l’homme est chaque jour muré à la face de l’homme, frappé dans son corps, marqué au bleu dans l’âme, humilié jusqu’au sang. »

Rappelons tout de même que la Guerre d’Algérie s'inscrit dans le cadre du processus de décolonisation (à la veille de la Première Guerre mondiale (durant laquelle la France mobilisera par la force 17.000 ouvriers et 173.000 soldats algériens, dont 25.000 seront tués), la France dispose du deuxième empire colonial du monde, après la Grande-Bretagne, peuplé d’environ soixante millions d’habitants et vaste de douze millions de km2), qui se déroule après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les prémices de la guerre d’Algérie, sont les massacres de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, alors qu'est fêtée en Europe la victoire des Alliés contre le nazisme, soit entre 10.000 et 20.000 morts selon les divers travaux historiques, à la suite de manifestations. L'Armée française rétablit l'ordre sans ménagement pour la population civile. Dans son rapport, le général Duval, maître d'œuvre de la répression, se montre cynique et prophétique : « Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés ». Le jour où la Seconde Guerre mondiale se termine, en voyant les chapelets de bombes lancées par l'armée française sur la Petite Kabylie ; en entendant les bruits sourds des canons de marine, on comprend en Algérie que toutes les illusions sont perdues. Neuf ans plus tard, l'insurrection de la Toussaint 1954, dans les Aurès, marquera le début de la guerre d'Algérie, dont la principale cause du déclenchement, réside dans le blocage de toutes les réformes, dû au fragile équilibre du pouvoir sous la IVe République, et à l'opposition obstinée de la masse des Pieds-noirs et de leurs représentants, hostiles à toute réforme en faveur des musulmans, ce que décrit de manière explicite, entre autres, le livre de Pierre Nora : Les Français d'Algérie (éditions Julliard, 1961). Mais les Pieds-Noirs ne furent pas tous de riches colons racistes ; ils ne basculèrent pas tous dans le camp de L’Organisation Armée Secrète, ou dans celui de l’Algérie française. Contrairement à un cliché faisant une règle absolue du départ précipité en 1962, il y eut le choix et les Pieds-Noirs restés en Algérie faisaient masse : 200.000, d’après l’ambassade de France, à la fin de l’été 1962 et 100.000 encore, en 1963. Ces Pieds-Noirs connaissaient ce pays qu’ils considéraient comme le leur, aux côtés de leurs frères algériens.

Deux ans après la Toussaint rouge, Jean Sénac, qui garda l’Algérie au cœur jusqu’à son assassinat en 1973, écrit à nouveau (cf. Lettre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenchement de la Guerre d’Indépendance : « Ton cœur souffre de l’injustice quand elle brise un visage français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes ? (..) Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain… La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les israélites entre autres, une minorité qui, comme elle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique… Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? » On le sait, nombreux sont ceux qui n’accepteront pas et n’acceptent toujours pas d’avoir dû lâcher leurs privilèges.

Jacques Simon est incorporé en 1960, dans le corps de la Poste aux Armées (B.P.M.) de Biskra : Biskra - la porte du désert - four ardent - bonté de l’oasis – Paysage dur - paysage fort - labours droits immenses - sillons roulés sur les collines - crêtes déchirées - étendues arides - pierrailles sans accueil – et l’ombre mince de l’alfa…  « Là, pendant une année, témoigne le poète, j’ai aimé mon métier. Car j’ai compris l’importance du courrier pour tous ces hommes déracinés. J’ai vu des gars pleurer parce qu’ils n’avaient pas de lettre. Aussi, nous faisions le maximum, allongeant les horaires de service, prenant sur les repas ou sur la sieste obligatoire… J’ai travaillé par 42° à l’ombre, assurant, malgré l’insécurité, les liaisons routières avec le terrain d’aviation ou le bureau, plus important, de Batna, à 120 km. » Au B.P.M., Simon tient également le bar du foyer militaire : « Je m’occupais souvent du bar, jugeant le maniement du décapsuleur ou du doseur à apéritifs aussi important que celui des lettres, paquets, mandats ou télégrammes… Quand on saura que nous étions dans un fort occupé par l’Infanterie de Marine et proches d’un camp de la Légion Étrangère, on comprendra que les consommateurs ne sortaient pas du Couvent des oiseaux. » De sa position, aucune des conversations de la « clientèle » ne peut lui échapper. Entre eux, les soldats parlent de leurs opérations. Ils racontent : « Au bout de dix pastis, les mots saignaient : la guerre de 39-45, l’Indochine et, pour le présent, l’Algérie. Ils racontent, sans la moindre retenue : Quand un Vietnamien à béret noir m’a montré deux champignons rabougris dans son mouchoir, j’ai quitté le bar. C’était des oreilles de fell. Un grand pendard de caporal étalait complaisamment des photos prises en douce : cadavres alignés, gros plans de mutilations, militaires posant en souriant – comme des chasseurs – pour la postérité. Une tête coupée sur un piquet…», se souviendra le poète. Durant cette période, Jacques Simon écrit beaucoup : Marche rivée - le cercle noir de nos poings blancs - bronze du cœur restant aux images qui bougent – les fusils en faisceaux – prient sur notre misère. Une nouvelle fois, chez Simonomis, la poésie sera l’exutoire suprême. L’ennui, les tortures, les bordels, la peur, la mort, les coups de chaleur, la dysenterie, les suspects jetés des camions et des hélicoptères, pieds et mains liés, les insoumis et les déserteurs que l’on traque, tel fut le lot quotidien de cette période. De cette guerre qui a longtemps caché son nom, Simonomis est l’un des rares poètes français (étrangement) à en avoir restitué les faits : « J’écrivais ces poèmes sous le manteau. Je les lisais de même à trois ou quatre copains. En rentrant à Paris, je les envoyai à l’éditeur Maspéro, qui ne me répondit pas… j’ai mis plus de vingt-cinq ans à me décider à sortir ces poèmes sur la guerre d’Algérie, écoutant le conseil de Jean Cassou, qui me disait : « Publiez-les, c’est un témoignage ! » Bien qu’écrits à la même époque, je ne les rattache pas à ma « Trilogie de jeunesse ». C’est un caillou à part. Tirés à 80 exemplaires, ils ne seront pas, je crois, réédités de mon vivant. À quoi bon. Je ne suis pas un militant. J’ai toujours refusé le joug des étiquettes et des appellations contrôlées dénoncées par Virgil Gheorghiu. Je suis sans illusion sur la nature humaine. Voir l’actualité », rapportera le poète en 1991 (cf. « Entretien » in revue Soleil des Loups). Le tirage à 80 exemplaires dont il est question ici, fait allusion aux Poèmes boxeurs (Guerre d’Algérie 1954-1962). Deux volumes de poèmes publiés en 1988, aux éditions de la Nouvelle Proue. Une publication confidentielle et bien tardive, qui en dit long sur le malaise du poète : Mon amour est-ce possible – qu’on prenne l’homme pour cible – la chasse est toujours ouverte – à l’homme à la grosse bête.

Pourquoi ce malaise ? C’est que Jacques Simonomis comprend assez vite ce qui se passe et, impuissant, baisse la tête. Il se tait comme tant d’autres ? Pas tout à fait puisqu’il confie sa rage au poème : Là-bas - très loin du champ de cette déraison - quelques dizaines de tueurs – trinquent -  à leur victoire. Il ne participe pas aux combats et ne fait pas couler le sang, mais il porte l’uniforme de l’agresseur ; le même que ses compatriotes, qui torturent impunément les personnes soupçonnées d’alliance avec la cause indépendantiste, dans cette villa baptisée du doux nom de « Villa des Roses » : Ali des Colonies -  jamais tu n’oublieras le salon rouge – de la villa des roses – la cave aux portes de l’enfer – où trois sous-officiers dirigent les chorales – trois cuisiniers français dont le maître est chinois… Ils t’ont mis nu comme un enfant – ils te montrent leur serviteurs – anneaux de fer cordes et chaînes – un fauteuil mécanique – la baignoire – un casque spécial – et tout un appareillage électrique – Faut-il donc tant souffrir pour mourir. Le poète se reproche son attitude passive devant les faits, avec cet arrière-goût amer, cette mauvaise conscience d’avoir participé d’une manière comme d’une autre « aux événements » d’Algérie : Je suis un soldat et j’en ai honte – madame - je ne peux pas vous embrasser dans la rue.

Volontairement limités à 80 exemplaires, les Poèmes boxeurs seront peu lus et ne susciteront qu’un seul article en revue, de la plume de Jean Chatard : « À vrai dire, je m’attendais, en ouvrant ce livre double, à lire quelques témoignages vaguement poétiques, à quelques flambées aussi lyriques qu’idéalistes. Et ces poèmes se révèlent explosifs… La souffrance d’hommes, dans quelque guerre que ce soit, est une plaie ouverte sur la peau fragile de la fraternité. Vous ne lirez sans doute jamais cet ouvrage, publié pour prendre date, à un très petit nombre d’exemplaires. C’est dommage, car ils pèseront lourd dans l’œuvre de Simonomis. Non pour leur pacifisme, mais pour leur qualité poétique qui en font un témoignage rare », (in Soleil des Loups n°14, 1989). Ce n’est que bien plus tard, me trouvant chez Yvette et Jacques Simonomis, courant de l’année 1997, que je pris connaissance de ces poèmes. Jean Breton que j’avisai aussitôt, ne tarda pas à partager mon avis : il fallait les publier. Malgré les réticences de Simonomis (toujours ce malaise), La Villa des Roses (Guerre d’Algérie 1954-1962), choix de poèmes exhaustifs parmi les Poèmes boxeurs, devait paraître durant l’été 1999. Un an après la parution de La Villa des Roses, le tristement célèbre général Paul Aussaresses, passait aux « aveux ». Dans un entretien accordé au journal Le Monde, en novembre 2000, le bourreau d’Alger évoqua sans le moindre regret la pratique courante de la torture, comme les exécutions sommaires ou les massacres de civils, dont il fut l’ordonnateur et l’acteur. Douze mois plus tard, Paul Aussaresses, faisait paraître son livre Services spéciaux, Algérie 1955-1957, (Perrin, 2001). Il y revendiquait non seulement ses crimes, mais les justifiait à plusieurs reprises. Ainsi, lorsqu’il évoque l’un de ces « plus hauts faits de gloire » : la torture et l’assassinat de l’un des chefs du F.L.N., Larbi Ben M'Hidi, cet ami que Jean Sénac aimait tant et qui, arrêté le 23 février 1957 par les parachutistes, refusa de parler sous la torture, avant d'être assassiné sans procès, ni jugement, ni condamnation, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Dans le poème (in Espoir et parole, poèmes algériens, anthologie, 1963) qu’il consacre à son ami (Jean Amrouche lui dédie aussi son poème « Ébauche d’un chant de guerre ») et à Ali Boumendjel, Jean Sénac écrit : Pieds et poings liés, - ils se sont pendus ? – ils se sont jetés des hautes terrasses ? – Feu sur vos mensonges… Vous avez « suicidé » nos volontés de vie… Mais le chanvre a poussé pour que lui soit rendue sa – terre véritable. - De vos cordes de mort – nous tressons nos fouets. – Le dernier souffle des héros – alimente nos forges. Voici le « récit » du tortionnaire Aussaresses (alors, et depuis 1957, directeur des services de renseignement, personnage principal de la Bataille d’Alger, et en ce sens l’homme des pires besognes, des exécutions sommaires, de la torture systématique) ; les faits étant commis avec l'assentiment tacite, comme il l’affirme, de sa hiérarchie militaire et d'un juge qui aurait lu le rapport sur le prétendu suicide avant que celui-ci ait eu lieu : « Nous avons isolé le prisonnier dans une pièce déjà prête. Un de mes hommes se tenait en faction à l'entrée. Une fois dans la pièce, avec l'aide de mes gradés, nous avons empoigné Ben M'Hidi et nous l'avons pendu, d'une manière qui puisse laisser penser à un suicide. Quand j'ai été certain de sa mort, je l'ai tout de suite fait décrocher et transporter à l'hôpital. » Le général Aussaresses est commandeur de la légion d’honneur et décoré de la médaille de la Résistance. Larbi Ben M'Hidi  est considéré comme un héros national en Algérie. À chacun son héros ! Le mien est tout trouvé. Ces faits se sont déroulés quatorze ans après que Jean Moulin fût arrêté, et torturé à mort par Klaus Barbie, au Fort Montluc de Lyon ; douze ans après la fin de l’Occupation de la France par les nazis. Dès lors on comprendra mieux l’éditorial du 13 janvier 1955 (in L’Observateur), de Claude Bourdet, Votre Gestapo d’Algérie : « Il y a un immonde manteau de silence, or nous savons et il faut faire connaître les tortures. » Hubert Beuve-Méry ne dénonce pas autre chose, dans son éditorial du 13 mars 1957 (in Le Monde),  Sommes-nous les vaincus d’Hitler ? : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu’ils n’ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu’il y a dix ans les destructions d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo. »

Les poèmes de Jacques Simonomis ne paraissaient donc pas trop tard. Ils conservaient leur actualité tout en rendant compte du sort réservé à la population algérienne et en se faisant l’écho de la misère, de la mort, de la barbarie et de l’absurdité, comme de la vie au quotidien, avec son cortège d’horreurs, de honte, de peur, et de haine : Dehors – les loques des enfants s’accrochent à ma gorge – l’aveugle cogne sur ma force – de maigres chiens bâtards rôdent sur les débauches. Il s’agit d’un témoignage. Ces poèmes, d’une grande intensité, ont été écrits sur le vif et sous le manteau, dans la peur et le dégoût, par un jeune homme frustré et humilié. Ils se passent de commentaire, tant ils prennent aux tripes. Ils dénoncent aussi ces gangrènes, toujours d’actualité, que sont la guerre, la recherche du profit, la haine, l’intolérance ou le racisme. Il faudrait aussi évoquer un autre poète qui m’est cher, Jacques Taurand (1936-2008), qui fit, lui aussi en 1958, partie de la cohorte des appelés en Algérie. De cette période, verra le jour, quelques années plus tard, une longue nouvelle entre réalité et fiction, Un Dimanche (éditions Clapas, 2000), qui lui inspira le commentaire suivant : « J’avais à cœur de publier ce texte sur cet obscur et pénible épisode de notre vie, où de longs mois d’une jeunesse ont été engloutis pour défendre une cause absurde… Cette nouvelle a vu le jour et cela a probablement exorcisé pas mal de choses qui étaient restées bien trop longtemps coincées dans ma conscience. » Cette nouvelle, l’une de ses meilleures, fut remarquée et saluée par l’écrivain algérien Mohammed Dib. La grandeur de Jacques Taurand est précisément faite de cette vibration particulière qu’il sait donner à la faiblesse autant qu’à la souffrance.

Œuvres principales de Jacques Simonomis : Matricule à zéro (éditions St-Germain-des-Prés, 1976), La Mansarde Himalaya (éditions St-Germain-des-Prés, 1977), L’Homme qui marche (éditions St-Germain-des-Prés, 1978), Dossard illisible (éditions de l'Ecchymose, 1979. Réédition La Lucarne ovale, 1999), Comme un cri d’os : Tristan Corbière (éditions Traces, 1983), L’œil américain (éditions du Soleil Natal, 1991), Mon siècle en deux (éditions L'arbre à paroles, 1993), Un âne sur le toit (éditions La Bartavelle, 1995), Les Couseuses (éditions L'arbre à paroles, 1997), Sa Majesté Auriculaire (éditions La Bartavelle, 1998), La Villa des Roses, Guerre d'Algérie 1954-1962, postface de Christophe Dauphin, (éditions Librairie-Galerie Racine -1999), Le calfat des étoiles (éditions L'Arbre à paroles, 2002), Un singulier grand ordinaire (Editinter, 2003), Claudication du monde (Le Nouvel Athanor, 2004), Fort de café (Editinter, 2004), La queue leu leu du fabuleux (Editinter, 2006).

À consulter, sur Jacques Simonomis: Christophe Dauphin, Jacques Simonomis, L’imaginaire comme une plaie à vif, essai suivi d'un choix de textes, (éditions Librairie-Galerie Racine, 2001), Simonomis, l’hoplite du poème (numéro spécial de la revue L’oreillette n° 34, éditions Clapàs).

Présentation de l’auteur




Rouge contre nuit (1) : Béatrice Marchal, La Cloche de tourmente

Isabelle Lévesque offert cette rubrique à Recours au poème de novembre 2014 à novembre 2016.

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« La bougie brûlait, sa flamme se tordait, s’élevait dans une tension, un effort ininterrompus. »

 

Pour renouer

En italiques, des lignes en prose pour présenter celle qui apparaît comme origine. Tout commence « dans un silence troué de sanglots » où la jeune fille de quatorze ans voit sa grand-mère morte et, près d’elle, la flamme d’une bougie qui semble s’efforcer de monter...

Alors, le poème. Des vers longs d’abord comme cette flamme dans la nuit du chagrin, puis des vers courts, fragiles, suspendus qui malgré tout éclairent :

 

            Source du sourire
            fontaine de force
            forme de la joie
            lumière ! 

Dernier vers : chute sur une prière exaucée qui fait naître dans le présent une capacité à retrouver, à travers les mots, celle qui initia une forme de perception :

On m’a dit que tu passais à travers
les mots de ceux qui longuement contemplent
le monde […] 

Le vers, déployé sur une durée nécessaire, accueille le souvenir devenu « rose / après tant de bleu ». Vers le soleil et le ciel, entre terre et mer, une présence. Trait d’union d’un regard qui éclaire le puits (nul danger). Lumière, devenue anaphore sur le seuil des vers du poème IV, comme on appelle ou reconnaît ce qui, plus grand que soi, ne peut être réduit. Texte après texte, ronde autant que prière, le poème consacre cette présence « devenue invisible » pour un « chant perceptible », associant « lenteur » et « ferveur » dans un hommage à Glenn Gould.

Long vers, à l’escalade du ciel, « arbre » devenu inaccessible pour que de nouvelles feuilles sur « des branches plus rares » se nourrissent de cette lumière captive du ciel.

Charme du passé « où poudroient d’indestructibles pépites », un frère « troué de vide ». En automne, même les fruits arrondis et les dahlias entonnent leur propre chant « en adieu tranquille ». Nuages blancs, échos de neige, la couleur ou son absence et la lecture personnelle du monde : les feuilles d’érable et leur « taches noires », maladie qui les apparente aux « crêpes bien cuites ». Fête de partage et de saison, régal de vie où l’ombre présente son attrait dans un retournement qui fait percevoir une douceur malgré la menace.

Cela retrouvé en l’adulte qui se souvient de l’enfant qu’elle fut dans « le crépuscule d’automne ». Un autre enfant le lui rappelle (Gabriel), il réclame un poème d’automne qui réveille Apollinaire, Lamartine rejoignant « [t]ant de beauté fragile » ou « un poème comme une flaque ». Mélancolie douce et heureuse dans la lecture d’un reflet qu’elle offre : alors l’automne n’est plus l’adieu.

La Cloche de tourmente, qui est aussi le titre de l’un des poèmes proche de la fin du recueil, ne sonne plus la menace terrible, elle s’accompagne d’un instrument de vent qui secouait les ombres, fidèle au rôle à elle dévolu depuis le XIXème siècle. Elle guide celui (celle) qui, dans la tourmente, a perdu « tout repère », tel un phare pour les marins, elle « redonne force ». Ce repère, sonore, voisine le poème, le chant. Traverser les bourrasques, les tempêtes de neige, retrouver le nord ou l’âme, ce qui permit de percevoir la lumière pour encore.

chaque coup résonne
comme des mots d’homme
au secours de l’autre

et devient poème. 

 

Vertu protectrice d’un son clair de roche, La Cloche de tourmente. Tel est le sens du titre : après la traversée reste le repère – lumière ou son pour renouer avec la vie.

Présentation de l’auteur




Nos aînés (1) : Roger Caillois

Une rubrique offerte par une précieuse collaboratrice, Joëlle Gardes, qui nous a quittés en septembre 2017. Cette première livraison de juillet 2013 débutera des épisodes qui cesseront  en septembre 2015.

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Le 3 mars 1913, à Reims, naissait Roger Caillois. Rares sont jusqu’à présent les hommages organisés pour cet anniversaire. Et pourtant, ils auraient été largement mérités. La singularité isole, l’ouverture d’esprit aussi : comment classer celui qui fut grammairien, sociologue, savant, philosophe, critique littéraire, mais aussi poète, même si ce fut le temps d’un seul recueil. À la question que lui posaient les Cahiers pour un temps qui lui consacrèrent un numéro en 1981 : « Quelle image aimeriez-vous que l’on garde de votre œuvre, de vous-même ? », n’avait-il pas répondu : « Peut-être, et exclusivement, celle d’un poète » ?

Retenons donc cette image, sauf que la poésie chez lui prolonge la démarche scientifique et ne peut se comprendre sans elle. Prolonge la vie, aussi. Cela commence par un intérêt très ancien pour les pierres. Comme Tou Wan, dont le recueil rappelle qu’il écrivit un catalogue de pierres,  Caillois, avant d’en parler, a beaucoup voyagé pour les acquérir, selon trois critères « d’importance croissante : bizarre, insolite, fantastique ». Ce sont d’ailleurs les qualités qui, d’une manière générale, ont retenu son intérêt de scientifique, plus attentif au qualitatif qu’au quantitatif. Comme le reste du monde, les pierres sont fascinantes par l’excès d’ordre et d’organisation qu’elles manifestent. Un ordre ininterprétable, une algèbre troublante devant laquelle Caillois est saisi de vertige : « Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre », dit-il dans la Dédicace. Ce vertige devant une algèbre sans résultat (« l’équation sans maître », aurait dit Saint-John Perse, son poète de prédilection), devant un ordre sans autre signification que lui-même, c’est la tâche et l’honneur du poète de lui donner forme. Aussi, dans Les Impostures de la poésie, Rimbaud est-il loué non pas d’avoir éprouvé des vertiges « mais de les avoir fixés ».

À Pierres, tardif (1966),  succède L’Écriture des Pierres (1970) : le poète écrit sur les pierres, mais elles sont elles-mêmes écriture, « chiffre » indéchiffrable. « Écritures des pierres : structures du monde » : ainsi se termine le poème « Jaspe II », sauf que ces structures sont tout sauf lisibles, et que l’interprétation n’est pas de mise, mais simplement « la contemplation intense et prolongée d’une pierre, monde en réduction, où l’âme éblouie pénètre et goûte une jubilation exaltante », ou tout simplement la « méditation ». L’écriture du poète sur les pierres implique alors une démarche très singulière. Nourri des « sciences diagonales » qu’il n’a cessé de pratiquer, le poème est une nécessité due à l’impossibilité d’un savoir généralisé. Il naît d’un constat d’échec : « Je ne me suis réconcilié avec l’écriture qu’au moment où j’ai commencé à écrire avec la conscience que je le faisais de toute façon en pure perte ». C’est ce qu’explique Le Fleuve Alphée, où Caillois, comme le fleuve mythologique, remonte le cours de sa vie. Écrire en pure perte, puisque le sens se dérobe, puisque les pierres « n’attestent » qu’elles-mêmes, comme la dendrite, comme le fulgore porte-lanterne, mais écrire dans l’espoir de trouver « pour un moment, mémorable il est vrai, sagesse et réconfort ». C’est dire que l’écriture poétique est chose grave, chose sérieuse et que le poète est aussi un moraliste, comme se plaît à le souligner Judith Schlanger dans son admirable article des Cahiers du Sud consacré à Caillois (1981).

Au-delà du parcours personnel de Caillois, d’une constante attention au langage, que ce soit celle du grammairien ou celle de l’écrivain, une question est clairement posée, celle du rapport de la poésie à la science. C’est celle que formulait explicitement Saint-John Perse dans le discours prononcé en 1960 quand il obtint le prix Nobel : devant la nuit du monde, l’attitude du savant et du poète est identique, celle d’exploration, l’un avec les outils de la raison, l’autre avec l’analogie et l’image. La science et la poésie ont la même fonction de connaissance, mais tandis que Saint-John Perse, sauf dans les moments de doute de Nocturne, croit en leur pouvoir, Caillois s’incline devant le mystère de l’univers. De la raison à l’imagination existe une continuité, et l’exploration dans tous les cas ne livre qu’un constat : le « secret » n’est que « arceaux de hasard ». Si la pierre offre des « signatures », si elles reflètent la structure du monde, ce redoublement n’en est que plus déroutant, comme l’est, à son tour, l’écriture du poète. La pierre, l’écriture de la pierre, l’écriture sur la pierre ne signifient rien : elles « témoign[en] de soi ».

Quand Saint-John Perse répond à l’obscurité du monde par l’hermétisme, Caillois, dans son humilité, préfère une sobriété, une simplicité tout aussi déconcertantes. Que sont en effet ces blocs de prose, qui n’ont pas la construction discontinue des poèmes en prose ordinaires, mais n’offrent pas non plus la limpidité de la prose ?  Descriptions précises, emprunts à la science, coexistent avec des images ou des passages à un autre ordre, comme dans ce bref paragraphe sur les « pierres de l’Antiquité classique » : « La pierre obsidienne est noire, transparente et mate. On en fait des miroirs. Ils reflètent l’ombre plutôt que l’image des êtres ou des choses ». Étonnante, dérangeante, exceptionnelle poésie, dont le lyrisme contenu est parfois traversé d’éclats de subjectivité, d’aveux de la fascination éprouvée : « Je me laisse glisser à concevoir comment se formèrent tant d’énigmatiques merveilles […] Il me vient alors une sorte d’excitation très particulière. Je me sens devenir un peu de la nature des pierres ».

Mystère du monde, des pierres, et d’une écriture qui est elle-même « énigmatique merveille ».




Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1)

Cette chronique a été proposée durant des années par notre collaborateur  Jean-Charles Vegliante. Cette première édition date d'octobre 2016.

∗∗∗

 

Pour cette anthologie, nous proposons quelques exemples – parfois singuliers mais d’après nous bien caractéristiques – de la poésie italienne majeure et parfois “mineure” ou minorée mais non moins importante, venue après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri : aussi bien en ce qu’elle a pu constituer une source pour d’autres littératures européennes et au delà (on pense surtout à Pétrarque), que par son irréductible particularité, souvent occultée ou ignorée de ce côté des Alpes.

Le presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre, de formes innovatrices ou institutionnalisées à d’autres (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable entre les deux académies – italienne et française –, ont souvent agi à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, éloignant les prétendues “sœurs latines” au lieu de les rapprocher pour de féconds échanges. Non que ceux-ci n’aient pas eu lieu, au moins depuis l’époque des troubadours descendant vers la Péninsule, puis avec la Pléiade pétrarquisante en sens inverse, enfin à nouveau de Paris en direction de l’Italie (et du reste du monde), mais trop souvent de façon asymétrique ou – en France surtout –  intermittente, sans échapper à la tendance assimilatrice, à cette acculturation sûre de son bon droit dont notre pays a donné bien d’autres exemples ; et au centralisme, duquel l’infinie variété des dialectes, parlers, langues locales italiennes (parfois riches déjà d’une vaste littérature) ne pouvait qu’avoir à pâtir. Comme quoi, la poésie elle-même n’échappe pas à l’idéologie et, plus simplement, à l’histoire dans laquelle s’ancre son expression.

La transduction, suivant l’acception néologique que j’en avais proposée dès les années 80 du siècle dernier (voir D’écrire la traduction, 19962) voudrait éviter cet écueil, aussi bien que celui des récritures, certes intéressantes – j’en connais d’ailleurs quelque chose – voire géniales (Bonnefoy) mais par trop éloignées de l’ébranlement que doit continuer de transmettre dans le texte d’arrivée, à mon avis, l’œuvre originale en sa différence. L’opération créatrice d’un texte nouveau, par définition autonome dans la langue-culture de destination, ne devrait jamais négliger cette posture première, filiale si l’on peut dire, relativement au texte de départ : Amont dévers, résurgence et source qui seraient à la fois nôtres et communes à l’autre versant, étranges doubles adret ou ubac selon la perspective adoptée – et vraisemblablement tantôt alternés, partagés en fonction du type de texte original à transduire. À amener donc, sans détournement, vers l’autre pente, en acceptant d’y être nous-mêmes transportés… facile à dire ! Il n’y a pas d’ancillarité, pas même de modestie : dans certaines limites qui sont celles de leur temps, nous croyons bien qu’il y a des versions “définitives” (avec guillemets). Et provisoires donc. C’est souvent alors d’une petite conversion qu’il s’agit, au moins momentanée – nouvel oxymore –, par exemple devant tel poème dialectal moderne, pour lequel n’existe littéralement aucun type d’équivalence possible dans une langue aussi centrale et normée que la française. Et que dire du rythme… Alors, plus que jamais, traduire sera aussi transformer, en une métamorphose qui ne devrait pas devenir annexion – voire au mieux récriture – mais demeurer au plus près de l’étranger perturbant, fût-il dans le cas des deux proches voisines qui nous occupent une sorte de familier étrange.

Faut-il préciser que ce choix, terriblement limité sans doute, n’est au demeurant que celui d’un lecteur parmi d’autres, avec les préférences et aussi les capacités de critique et d’écriture qui se manifesteront d’emblée, en bonne pratique-théorie : autant dire subjectif, encore qu’un certain nombre de limites et de règles moins discutables y aient été respectées. Nous pensons en effet que la langue – d’origine et de destination en l’occurrence –, les langues donc, restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire, sans laquelle risque de s’étioler toute transmission. Relativement extensibles, si l’on peut dire, elles ne sont pas celles de la doxa, en principe… La langue vers laquelle se dirige le flux verbal et musical (et son rythme) doit être “inventée” en quelque façon : mais qu’est-ce à dire ? Certes poussée jusqu’à ses extrêmes, ouverte à la rencontre avec l’étranger, bousculée et renouvelée peut-être, mais non « subvertie » comme on s’est plu à le prétendre un peu gratuitement, sous peine encore une fois de clôture et d’entre-soi stérilisants. La révolution est ailleurs, si elle existe. La fidélité aussi – qui a dit, par exemple, qu’il faudrait rendre la rime par la rime ? – à condition de ne pas oublier de « traduire la forme », primordiale en tous les cas. Alors, oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. Dans le vaste océan des possibilités, l’écrivant quel qu’il soit, et le traducteur plus que tout autre, se meut aussi librement qu’il le désire, sans risquer une asphyxie hors de l’eau. Son milieu naturel, d’échange et d’accueil entre les langues, est en fin de compte varié mais unique, monde sémantisé de l’humain au sein duquel toute rencontre – et la survie dans la transduction même – demeure praticable. Dante, rendant grâce à son maître Brunet Latin, par exemple : « comment [au monde] l’homme peut gagner l’éternité » (Enfer, XV). Sublime illusion, leurre du littéraire, bien sûr.  

Pour ce qui est de la poésie italienne, une autre donnée objective serait qu’elle représente au bas mot la moitié de toute la Littérature de l’aire italophone, canonique ou non : de quoi nous rassurer, quelles que soient les limites de notre sélection présente. Et de la réussite (autonome) dans la langue de destination, le français écrit – parfois à l’occasion parlé-écrit, gageure encore plus ardue –, la langue en bref des poètes d’aujourd’hui. Les textes suivent, dans l’ordre qui sera celui d’une Anthologie possible : un livre parmi beaucoup d’autres, au fil et au gré d’affinités, de regroupements à la fois formels, sensibles et thématiques. Reste donc à lire, à simplement s’avancer jusqu’à « toucher les vêtements » de l’autre (Hölderlin, Die Wanderung), dans l’autre texte ici amené au plus près de notre attente.

Première livraison :

-      Pétrarque, évidemment…

(Le sonnet d’abord,

 tel qu’en lui-même enfin…)

                   “Désir fou qui espère…”

Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,

du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.

Or je vois enfin comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;

et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.

F. Petrarca, R.V.F., i

L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un nuage amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.

Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.

Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.

Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?

F. Petrarca, R.V.F., cxxiii

Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.

Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.

Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.

Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.

F. Petrarca, R.V.F., ccxxvi

Francesco Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (Canzoniere)

-      Un écho lointain, par-dessus Leopardi :

(non plus sonnet,

mais Ballata minima)

       Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Giovanni Pascoli, Myricae 1896

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante-1

_______________________

-       Tout autre chose bien sûr, Michel-Ange :

                      (Madrigal)

Quel est celui qui de force à toi m’amène,
hélas, hélas, hélas,
lié serré, où libre suis d’entraves ?
Si tu peux enchaîner autrui sans chaînes,
et si sans mains ni bras tu m’as mis en cage,
qui me défendra contre ton beau visage ?

 Rime (M. 1)  

                       (Sonnet)

Tout vide clos, tout espace couvert,
quoi que ce soit qu’une matière enserre
conserve la nuit, tant que vit le jour,
contre ses lumineux solaires jeux.

Et si elle est vaincue par flamme ou feu,
le soleil chasse (ou lumière plus vile)
et la prive de ses divins atours,
au point que l’entame un simple petit ver.

Ce qui s’offre au soleil et se travaille
en mille graines et plantes diverses,
le rude laboureur du soc l’assaille ;

mais seule l’ombre sert à planter l’homme.
Donc les nuits sont plus saintes que les jours :
l’homme vaut plus que toutes les semailles.

Michelangelo, Rime (Son. 42)

-       Et Della Casa, vers un maniérisme ? 

Ô Sommeil, ô de la calme, humide, ombreuse
Nuit pacifique fils ; ô des pleins de maux
mortels réconfort, doux oubli des malheurs
si lourds dont la vie est âpre et douloureuse ;

secours ce cœur qui souffre et n’a de repos
désormais, et ces membres las et fragiles
soulage-les : vole vers moi ô Sommeil,
étends tes ailes brunes sur moi et pose.

Où est, loin du jour lumineux, le silence ?
et les rêves légers qui sans traces sûres
ont pour habitude de suivre tes pas ?

Hélas, en vain je t’appelle et ces obscures
froides ombres, je les flatte en vain. Ô draps
pleins d’âpreté, ô nuits poignantes et dures !

G. Della Casa, Rime

-       Des salons…     

           Femme qui coud

Oui c’est un dard, non l’aiguille
dont use en son ouvrage
celle, neuve Arachné d’amour, que j’adore :
pendant qu’elle pique et brode son beau lin,
de mille pointes perce mon cœur, et point.
Malheureux, ce trop charmant
fil de sang qu’elle tire,
coupe, noue, et affine, tourne et retord,
sa belle main chérie,
c’est le fil de ma vie.

                                                   G. B. Marino, Madrigale LXXIV

                Sifflet XXXIII

Voici un démenti en plein sa gueule
à quiconque oserait nous affirmer
que Murtola ne sait pas bien poeter
et qu’il devrait retourner à l’école.
   Je sens que monte en moi une ire folle
quand j’entends que quelqu’un veut le blâmer ;
car nul ne saurait faire s’étonner
comme lui fait, en sa moindre parole.
   Est du poete la fin l’étonnement
(je parle du suprême, non du bouffe) :
qui ne sait stupéfier, qu’il aille au ban.
   Moi je ne lis jamais ses choux, ses touffes,
sans soulever de stupeur mes sourcils :
comment être à ce point un imbécile !

                                                                             G.B. Marino, Murtoleide

-       et des prisons :

                     Au cachot

Comme va vers le centre tout corps pesant
depuis la circonférence, et comme encore
dans la bouche du monstre qui la dévore
la belette court craintive et minaudant,

ainsi quiconque de science grand amant,
qui plein d’audace depuis le marais mort
passe à la mer du vrai, dont il s’énamoure,
dans notre hôpital vient finir à la fin.

Que les uns l’appellent ‘l’antre à Polyphème’,
d’autres ‘palais d’Atlante’, certains ‘de Crète
le labyrinthe’, et certains ‘le fond d’Enfer’

(car là ne vaut faveur, savoir, ni rosaire),
je peux te le dire ; au demeurant je tremble :
c’est bastion voué à tyrannie secrète.

T. Campanella, Opere

_________

Qui pénètre en cette horrible sépulture
où règne une pérenne cruauté
trouvera écrit sur ces murs du Tartare :
“Quittez l’espérance vous qui entrez !”
Il fait jour ici autant qu’en nuit obscure,
toujours à souffrir, supporter, peiner,
car on ne sait jamais ni le jour ni l’heure
d’un retour à la chère liberté.

G. Di Michele, Opere “Cui trasi…”

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/essais/un-p%C3%A9trarquiste-sicilien-m%C3%A9connu/j-c-vegliante

-       ou prisons intérieures :

            Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,    
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…

pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?

dans l’inconscience il souffle

sur ses genoux une autre
fervente vie

           Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…

comme une langue vive
sur la peau brûlée !… 
la géographie du sang
viendrait à la surface…

(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)

         Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…

s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…

s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé

Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo (2011) 

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/09/anthologie-permanente-eugenio-de-signoribus.html




Un Américain à Séville (1)

Le tout premier épisode du feuilleton paru en octobre 2018, Un américain à Séville,  proposé régulièrement par notre regretté collaborateur et ami Jean Migrenne qui nous a quittés en 2020, et qui a continué à écrire malgré sa maladie. Nous saluons son courage, sa présence, et le remercions encore pour ces merveilles qu'il a permis à tant de gens de découvrir.

∗∗∗

Transportez-vous avec nous dans la province de Séville - dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra, en 1964. Imaginez le monde coloré des gitans… Ecoutez monter vers vous le son du flamenco : guitares, chants des hommes, claquements de talon de danseuses… Vous êtes dans le monde de « Manolito », tel que le décrivit David George, poète et écrivain américain qui vécut plusieurs années parmi eux et s'en inspira dans son œuvre. C'est cette époque et cette histoire qu'explore Jean Migrenne, pour nous la faire partager sur Recours au Poème.

MANOLITO EL DE MARÍA,
cantaor (1904-1966).

 L’un des cinq azulejos du monument élevé par la municipalité à la gloire des grands de la Soleá d’Alcalá, Plaza des Derribo, Alcalá de Guadaίra, Province de Séville. Auteurs: Julio Álvarez et Miguel Cano 1990. Cliché Jean Migrenne.

DAVID GEORGE 
poète (1930-2003)

Photo d’identité de l’auteur à l’époque.

Ces histoires de Gitans et de grottes

Qui s’agglutinent autour de la citadelle d’Alcalá

Ne sont qu’anecdotes. Elles n’ont aucune

Ambition ethnographique. Je ne fais que gratter

 

En surface. Je n’ai jamais eu l’intention

De rédiger un document scientifique rempli

De dates, de faits et de chiffres. Mieux vaut

Laisser tous ces comptes aux historiographes.

 

Je retourne aux sources. Je veux évoquer

L’atmosphère, la poésie, les faits bruts

De décoffrage, l’époque où les grottes

 

Abritaient les meilleurs, les plus grands,

Les derniers des vrais et des anciens.

C’est un hommage à Manolito, le chanteur.

(David George)

Sont reproduits ci-dessous les cinq premiers des quatorze sonnets qui figurent en version originale et en traduction espagnole dans The Flamenco Project, de Steve Kahn. Ces sonnets ont été composés ou finalisés quelque vingt-cinq années après les évènements que nous relaterons. Ils inaugurent une séquence qui en compte plus de deux cents. Nous vous en présenterons une sélection significative, centrée plus directement sur Manolito et le monde flamenco, sur plusieurs numéros. Y compris les textes écrits en commémoration immédiate de la mort de Manolito.

L’importance du personnage sera soulignée par l’apport de textes contemporains complémentaires. ((Ouvrez le coffre aux trésors (pdf joint), et vous trouverez : une bibliographie, un who is who illustré de documents sonores (liens avec possibilités collatérales infinies d’ouverture sur l’univers flamenco), la version originale des sonnets sur Dalí.))

Nous sommes en effet dans le barrio d’Alcalá de Guadaíra en 1964. La grotte de Manolito est aujourd’hui murée, comme bien d’autres, pour des raisons de sécurité. Une autre partie du barrio, moins misérable, subsiste sur le versant de la forteresse mauresque donnant sur le rio.

« Diego » est le légendaire et génial guitariste autodidacte et philosophe de Morón : Diego del Gastor. Ici, il sert d’interlocuteur au narrateur. C’est lui le sujet de The Flamenco Guitar (pages 61-80).

Nous présenterons les lieux et circonstances au fur et à mesure des livraisons.

 

 

MANOLITO, CHANTEUR GITAN

 

Il est seul, sur le pas de sa grotte,

Manolito, le Roi de la soleá,

Manolito el de María.

Manolito, le chanteur d’Alcalá,

 

Se fait tirer le portrait. Pas un rire.

Les Gitans sont graves. Ils sont au courant :

On prend Manolito en photo.

Un photographe célèbre lui tire le portrait.

 

Même les enfants se taisent. Les gamins, les gamines

Qui gloussent à la vue d’un appareil et se sauvent,

Les voici frappés de stupeur, alignés en silence,

 

Tout à fait conscients de ce qui se passe.

Manolito ne pose jamais. Il occupe,

Totalement décontracté, le centre de la scène.

 

***

 

Cet homme qui promène un regard de roi

Sur royaumes et principautés, en voit-il

Davantage que d’autres parce qu’il est roi,

Ou bien est-il roi parce qu’il voit

 

Ce que leurs yeux ne voient pas ? Regardez-le, debout,

Bras croisés, fier dans sa peau. Voyez ces badauds

Qui le saluent de la tête, comme si, rien qu’à sa façon

De se tenir, ils reconnaissent en lui celui

 

Qui en sait plus qu’eux, qui se donne pour mission

De sauver, de sacraliser leur patrimoine :

Le Livre du Cante, le cante jondo,

 

Expression orale de leur race

Aujourd’hui incarnée, chapitre et verset, par celui

Qui est seul, debout au centre de la scène.

 

***

 

Photographié des centaines de fois Manolito,

Des milliers, peut-être, au fil des ans

Par des professionnels, des touristes, des journalistes

Aficionados du cante flamenco

 

Qui se pressent au pied de la scène,

Mitraillé par les flashes et les obturateurs

Dans une salle silencieuse, alors que,

Debout, il chante, essaye d’oublier

 

Sa notoriété. Mais peu de ces gens ont su

Saisir l’homme, le chanteur derrière le chant,

Le cantaor, Roi de la soleá.

La femme danse. Le chant de Manolito est pour elle.

Parce que Manolito chante, elle fait que ses mains

Flottent dans l’air, pétales sur eau noire.

 

***

 

Il dit qu’il vit dans un trou, comme un lézard,

Sans lumière la nuit, sans autre éclairage

Que la flamme de lampes romaines, le clair de lune

Froid sur les murailles mauresques, sur les grottes

 

Taillées dans le roc, creusées dans des remparts romains

Sorte d’immortels, éternels monuments

Au temps et à la rivière qui coule tout en bas.

Même invité, quel visiteur serait prêt

 

À se rompre le cou sur le chemin muletier,

Ce sentier sinueux qui gravit la falaise abrupte

En surplomb de la rivière tout en bas ?

 

Il n’y a aucune autre voie d’accès à ce qui

Avec le temps, est devenu tas de pierres fortifié,

Suffisamment à l’écart pour que les Gitans y vivent en paix.

 

***

 

C’est un monde à part, ce barrio

Accroché à la vie au bord d’une corniche étroite

Qui longe les grottes, au sol battu

Par ânes, chiens, enfants nus et gamins

 

Qui sautent comme des cabris sur les murs du château,

Rejouent les anciennes batailles dont ils croient

Qu’elles ont réellement eu lieu sur ces parapets.

« Aux Chrétiens et aux Maures », c’est leur nom, et chaque jour

 

Ils changent de camp et s’affrontent à coups d’épées

Et de lances de roseau, de badines et de cannes de saule.

Les jours de pluie, rassemblés dans les grottes

 

Ils écoutent le Livre du Cante, les chants

Que Manolito a appris dans sa jeunesse,

Qui leur apprennent ce qu’ils sont et qui ils sont.

 

 

David George a aussi chanté l’Espagne via son interprétation des plus célèbres tableaux contemporains ou non. En voici un échantillon (qui a inspiré certains des sonnets qui seront présentés) :

Le torero hallucinogène 1968-70 ,
Huile 
sur toile, 300x400, de Salvador Dali

 

LE MATADOR DE DALÍ.

D’après Le Torero hallucinogène

 

Le tableau part d’un enfant en costume marin,

Trompette à la main, cerceau dans le dos.

D’énormes mouches fondent sur lui pour le dévorer ;

Ribambelle d’ombres en chasse d’ombres qu’il affronte,

 

Campé sur ses jambes jointes, en matador

Chez qui déjà perce la trempe de l’homme.

Un taureau gratte l’arène non loin de lui,

Taureau de sa taille, taureau qu’un enfant

 

Rêve de travailler à la cape s’il est enfant d’Espagne.

Jusque-là, le peintre a fait ce que tout peintre fait

De ce qu’il connaît : taureau, mouches, sable,

 

Odeur de sang, peut-être ; et l’enfant

Ancré là, attend de devenir homme,

Espagnol, peintre, matador.

 

***

 

Pas une, mais trois Vénus identiques, dressées

Sous les mouches, projettent leur ombre dans l’arène.

Même taille que l’enfant : sont-elles

Les premières visions venues à l’artiste ?

 

La vie est un cycle : taureau, sang, sable,

Jusqu’aux mouches qui se précipitent sur une carcasse

Et font habit de lumière qui étincelle au soleil.

L’enfant à la trompette et au cerceau reste seul,

 

La Vénus de sa vision s’efface dans son esprit,

Alors que l’homme, lui, s’assimile à la Vénus

En image double. Il fait maintenant

 

Partie d’elle comme elle fait partie de lui.

Il l’emmène avec lui, dans son habit de lumière,

Lorsqu’il débouche sur des gradins déserts.

 

***

 

Pas identiques, ces gradins déserts : certains

Ont un diadème de statues plantées sur les arcades.

Des grecques, des romaines, d’autres encore sont

Maculées de sable et de sang. Dans ces arènes,

 

Vénus a toujours été image double,

Apparition qui se mêle au soleil

Sur un habit de lumière. Elle revendique son dû :

Sang, sable, homme, taureau qui agonise.

 

Même l’avalanche de mouches sur la victime immolée.

¡Viva la Macarena! S’écrie la foule en liesse,

Lorsqu’elle passe sur les épaules des costaleros,

 

Et que mille cierges brillent sur son trône.

Son visage inspire l’homme seul, debout

Face au taureau, à cinq heures du soir.

 

***

 

Combien de taureaux devra occire ce torero

Avant que la Sainte Vierge ne lève la main

Pour mettre fin au massacre de l’homme et du taureau

Sur l’arène ibérique ? Même en rêve,

 

Il tue, il tue encore : la muleta grouille

De mouches à force de s’être frottée au taureau,

Le bras qui tient l’épée mollit, le corps se raidit à force

De se rapprocher toujours plus pour l’estocade, la fin

 

Qui ne vient jamais. Il lui faut du réel.

Sa conscience crie. À cinq heures,

À las cinco de la tarde, il fera une fois encore

 

Son entrée solennelle dans ce soleil

Qui aime la vue du sang, qui aime briller

À cinq heures sur les morts et ceux qui vont mourir.

 

***

 

Parce qu’il faut que le taureau soit de la bataille,

L’artiste l’a incorporé à l’homme, cornes à vif

Rognées par la tyrannie, meurtries, émoussées

À force de percuter les palissades. Le taureau

 

Y va, pas moins intrépide que l’homme

Avec qui il a en commun d’attendre debout,

Pieds joints, sur ses appuis, l’assaut

Qui les unit, homme et animal, l’estocade

 

Au cœur ou au poumon, ou bien la corne

Qui embroche l’autre en plein thorax.

Mais que serait la vie sans le baiser d’Aphrodite

 

Ou sans le baiser de la Mort ? Le taureau est mort.

Terrassée, la bête en lui s’affaisse,

Vient mordre une flaque d’eau et de sang.

 

 

Traductions publiées et originaux (textes, photographies, documents) reproduits avec l’aimable autorisation des ayants droit.

Bibliographie 

Le Gitan à la guitare verte, note du traducteur




PING-PONG : trois poèmes de Finlande de Shizue Ogawa

Un premier épisode de la rubrique Ping Pong, paru en septembre 2016.

∗∗∗

 

Cette rencontre de traducteurs nous est offerte par Rome Deguergue. L’esprit de la rubrique Ping-pong, ouverte avec les poèmes israëliens de Gili Haïmovich, était inspiré par les nombreux échanges entre la poète et sa traductrice. Elle est tout à fait adaptée à cette proposition parvenue en avril dernier. On imagine sans mal la somme de travaux échangés et les amitiés traçant des lignes pacifiques sur un planisphère très crispé en ce moment. (É. P.)

 

l

Plan général de l’article :

1 - introduction de Rome Deguergue ; version originale japonaise + version anglaise indissociées, car Shizue est l'auteure des deux en association avec Soraya Umewaka pour l'anglais ;

     version finlandaise ;

2 - version française ; version espagnole ; version roumaine ; version italienne ; version allemande.

“Trois poèmes de Finlande”

1.

1.1 Shizue Ogawa, angliciste, spécialiste de Keats, peintre, poète est née en 1947 sur l’île d’Hokkaido au Japon, où elle enseigna la littérature anglaise.

Une âme qui joue est le titre général regroupant une infinité de poèmes égrainés dans plusieurs volumes publiés à partir de 1999.

Les distinctions suivantes lui furent attribuées : le Grand Prix de l’Exposition Nationale Sakura pour ses créations au crayon pastel en 1963, le Grand Prix international « Antonio Viccaro » en 2011 et  « The Gerard Manley Hopkins Society Award » en 2014. Shizue Ogawa est l'invitée de maints festivals de poésie : en Belgique, France, Irlande, au Québec, en Finlande (où elle a composé les trois poèmes qui font l’objet de cette parution) et prochainement en Roumanie.

Ces trois poèmes de Finlande ont été écrits par Shizue Ogawa dans sa langue maternelle, japonaise, traduits successivement en anglais par elle-même, assistée par Soraya Umewaka, puis de l’anglais vers le finlandais par Juhani Lindholm, toujours de l’anglais vers le français par Michèle Duclos, et de l’anglais vers l’allemand par Brian Keith-Smith ; du français vers le roumain par Manolita Dragomir Filimonescu ; à nouveau du français vers l’italien par Concetta Cavallini et enfin également du français vers l’espagnol par Letizia Moréteau Dejenne.

Soulignons une fois encore, qu’entre – création et perception – de celle-ci, et derrière chaque mot du poème résident : « une âme » mais aussi des états d’âme ; ce qui induit que tout traducteur doive s’introduire dans l’état d’esprit du texte de départ. Texte de départ ici écrit en japonais, mais co-traduit par l’auteure, Shizue Ogawa, assistée de Soraya Umawaka. Une garantie supplémentaire – sans doute pour y voir conservé cet état d’esprit introductif. Ce qui permettra ainsi au lecteur de s’introduire, même indirectement, dans l’original. Car il s’agit bien ici d’accueillir le « texte source » dans un nouvel univers linguistique, via un geste poétique d’une subjectivité écrivante[1] qui n’est pas « le calque de la littéralité du poème mais l’écoute du désir qui l’écrivit »[2]. Car, « il n’y a qu’une source, c’est ce que fait un texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait »[3].  

Nous tenons à remercier sincèrement les différents traducteurs – dont les succinctes biographies paraissent à la fin de leurs traductions – d’avoir consenti à livrer leurs travaux gracieusement, afin que la – polyphonie traductive – des trois poèmes de Finlande de Shizue Ogawa poursuive son essaimage planétaire, via la publication dans la revue en ligne, Recours au Poème, où divers articles et autres recensions à propos de la poète japonaise figurent déjà.

     Rome Deguergue

∗∗∗

            1.2 Trois poèmes

 

フィンランドの思い出 (I)

 

もし2本のペンを持っていたら ムックラの荘園

 

 

荘園の入り口に

いく本もの(かし)の木が立っていた

()(みち)をたどると建物にいたる

ここはムックラ 妖精の都

木々の葉に住む妖精が

人々の声をいつまでも覚えている

 

妖精はいつしか訪れる人の名も覚え

たった1度の訪問客も

親しく名で呼ぶ

ああ 私にもし2つの魂があったら

ひとつはムックラの荘園の

湖のほとり

 

荷物を部屋に置き

湖のほとりを歩く

風はなく 波は影を作らない

対岸には  白く遊ぶ雲が映っている

だれもがここに立ち

あの妖精たちの不思議な命について考える

 

ああ 私に2本のペンがあったら

1本を岸辺に残してゆこう

荘園に集う人が 

それを取り

ムックラの妖精と語ったことを

湖の砂に書きとめられるよう

°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (I)

 

If I Had Two Pens ― Mukkula’s Manor

 

At a manor’s gate,

a myriad of oak trees stood tall.

I followed the path, reached the house,

Mukkula, a fairyland.

Fairies that live in an oak tree’s leaves,

never forget visitors' voices.

 

Fairies also naturally remember their names,

calling out visitors by their first names

even on their first visit.

Ah, if I had two souls,

I would leave one

at the lake side of Mukkula’s Manor.

 

I settled my baggage in my room,

walked along the lake.

There was no wind, no shadows from waves.

Silhouette of white playful clouds spread across the shore.

Everyone who stands here

thinks of the mysterious fairies' lives.

 

Ah, if I had two pens,

I would leave one at the shore,

people who gather at the manor,

can take that pen,

write down their conversations with fairies

on the lake’s sand.

 

Author's note: Mukkula is the name of a town located by Lake-Vesijärvi in Lahti, Finland.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

フィンランドの思い出 (II)

 

いち日 

 

 

岸辺の砂は

冬 水とともにこおり

動きをとめる

浸食されずに

森の神話を聞きながら眠る

 

夏至に太陽は

赤いまま 

湖のむこうに沈み

すぐそばから 

朝日となって輝く

 

かもが数ひき 泳ぎ去った

私は  しゃがんで砂をすくった

ひとにぎりの砂

砂は

私の故郷の砂よりも 目が粗かった

 

波が静かに 指のあとを消した

私はある思いにいたった 

「私の精神は 不滅のままここに残る」

私の存在もまた 歴史のいち日を生きたから

この土地をこんなにも愛したのだから

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (II)

 

 

A Day

 

Winter,

beach sand crystallizes with water

at a standstill

without eroding,

sleeps while listening to forest myths.

 

Summer solstice,

the sun stays red,

sinks behind the lake

nearby,

a luminous sun rises.

 

A couple of ducks drifted away.

I squatted, scooped sand,

just a handful,

it was coarser

than sand from my country.

 

The waves silently erased my finger traces.

My thought evolved,

"My soul will stay here eternally",

because my existence lived a historical day,

because my love for this land is so great.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°° 

フィンランドの思い出 (III)

 

永遠の湖 

 

 

荘園に(つど)った人々の声は

まだ(なみ)()にたゆたう

さようなら

さようなら

日本のことばをくり返して

覚えようとした人

その人は「きれいな音だね」ともう1度言って

去っていった

 

私は湖をふり返り

別れを告げる

永遠の湖

別離は平凡な日常

出会いよりも容易に訪れる

荘園は暮れることのない夏の日に

無言でたたずみ

(ひな)をかえす鳥のように

私たちの想いを抱き続ける

 

さようなら

きれいなことばだね

別れは出会いよりも

きれいだね

永遠に打ち寄せる波の音

私たちの声

 

 °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Memories of Finland (III)

Eternal Lake

 

People's voices echo in a manor,

still swaying on waves.

Sayōnara,

Sayōnara.

Someone repeated the Japanese expression,

tried to remember it.

He said, "The sound is beautiful",

he said that once more and left.

 

I turned around

and said my goodbyes

to "the eternal lake".

Parting is a daily routine,

easier to encounter than meeting.

The manor stands still, silent,

on summer days that never darken.

It continues to embrace our dreams

like a bird that hatches chicks.

 

Sayōnara,

it is a beautiful word.

Parting is

more sincere than meeting.

The waves' sounds and our voices,

eternal surge on the shore.

 

Author's note: Sayōnara means "goodbye" in Japanese. 

 

From Stars A Soul at Play (IX)

Memories of Finland (I), (II), (III) were translated by Soraya Umewaka and Shizue Ogawa.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

1.3 Version en finnois

Juhani Lindholm est traducteur et journaliste littéraire. Après avoir été un fervent activiste à l’université, il décida de débuter une carrière dans le journalisme. Il a traduit de nombreux classiques en finnois et influencé la culture littéraire au sein de diverses organisations, dont la société, « Eino Leino ». Il conféra en outre une grande impulsion à la – Réunion de la Biennale internationale des écrivains de Lahti –, manifestation attachée à porter la littérature finlandaise sur la scène internationale.     

 

Muistikuvia Suomesta (I)

Jos minulla – olisi kaksi kynää

 

Kartanon portilla seisoivat

lukemattomat korkeat tammet.

Kuljin polkua, tulin talon pihaan,

Mukkulan satumaahan.

Keijut elävät tammien lehdissä

eivätkä unohda vieraiden ääniä.

 

Keijut toki muistavat myös heidän nimensä

ja puhuttelevat heitä etunimillä

jo ensi käynnillä.

Voi jos minulla olisi kaksi sielua,

niin toisen jättäisin järven rantaan

Mukkulan kartanon luo.

 

Vein matkatavarat huoneeseen

ja lähdin kävelylle pitkin rantaa.

Oli tyyntä, aalloilla ei ollut varjoja.

Leikkisät valkopilvet levittivät ääriviivansa vastarannan veteen.

Jokainen joka seisoo täällä

ajattelee salaperäisten keijujen elämää.

 

Voi jos minulla olisi kaksi kynää,

niin toisen jättäisin rannalle,

ja kartanoon kokoontuvat ihmiset

voisivat ottaa sen kynän

ja kirjoittaa keskustelunsa keijujen kanssa

rannan hiekkaan.

 

 

Muistikuvia Suomesta (II)

Muuan päivä

 

Talvi,

rannan hiekka jähmettyy veden alle

ja pysähtyy

eikä murene,

uinuu ja kuuntelee metsän tarinoita.

 

Kesäpäivänseisaus,

yhä punaisena aurinko

vaipuu järven taakse,

ja ihan vieressä

nousee taas loistamaan.

 

 

Muutama sorsa uiskenteli kauemmas,

minä kyykistyin, haroin hiekkaa,

kourallisen vain,

se oli karkeampaa

kuin hiekka minun maassani.

 

Ääneti aallot pyyhkivät pois sormieni jäljet,

ja mieleeni hiipi ajatus:

« Sieluni jää tänne ikiajoiksi »,

se oli historiallinen päivä elämässäni,

sillä niin paljon minä tätä maata rakastan.

 

 

Muistikuvia Suomesta (III)

Ikuinen järvi

 

Ihmisten äänet kaikuvat kartanossa

ja keinuvat vielä aalloillakin.

Sayōnara,

Sayōnara.

Joku toisteli japanilaista sanaa,

koetti muistella

ja sanoi: « Se on kauniin kuuloinen »,

sanoi sen vielä kerran ja lähti.

 

Minä käännyin

ja jätin jäähyväiset

« ikuiselle järvelle ».

Eroaminen on jokapäiväistä,

helpompaa kuin kohtaaminen.

Kartano on hiljaa ja liikkumatta

kesäisinä päivinä jotka eivät pimene.

Se syleilee yhä meidän uniamme

niin kuin lintu hautoo poikasiaan.

 

Sayōnara,

se on kaunis sana.

Eroaminen

on kauniimpaa kuin kohtaaminen.

Laineiden liplatus ja meidän äänemme

vyöryvät rantaan ikuisesti.

 

Tekijän huomautus: Sayōnara on « näkemiin » japaniksi.

 

∗∗∗

 

2. Ces trois poèmes de Finlande ont été écrits par Shizue Ogawa dans sa langue maternelle, japonaise, traduits successivement en anglais par elle-même, assistée par Soraya Umewaka, puis de l’anglais vers le finlandais par Juhani Lindholm, toujours de l’anglais vers le français par Michèle Duclos, et de l’anglais vers l’allemand par Brian Keith-Smith ; du français vers le roumain par Manolita Dragomir Filimonescu ; à nouveau du français vers l’italien par Concetta Cavallini et enfin également du français vers l’espagnol par Letizia Moréteau Dejenne

2.1 Michèle Duclos, maître de conférences honoraire, agrégée et docteur, a consacré son enseignement et sa recherche à l’université Michel de Montaigne de Bordeaux à la poésie britannique et irlandaise contemporaine. Sa recherche a porté essentiellement sur le poète Kenneth White à qui elle a consacré sa thèse et de très nombreux articles. Elle fut l’une des premières à traduire Shizue Ogawa, avec sa consœur, Jacqueline Starer.

Souvenirs de Finlande (I)

 

Si j’avais deux plumes – Le Manoir de Mukkula

 

Aux portes du manoir

se dressaient d’innombrables hauts chênes.

J’ai suivi le chemin, jusqu’à la demeure

de Mukkula, terre des fées.

Des fées qui vivent dans les feuilles des chênes

et n’oublient jamais les voix des visiteurs.

 

Naturellement, les fées se rappellent aussi le nom des visiteurs,

et les accueillent en les appelant par leur prénom

même lors de leur première visite.

Ah ! Si je pouvais avoir deux âmes,

j’en abandonnerais une

sur les rives du lac du manoir de Mukkula.

 

J’ai déposé mes bagages dans ma chambre,

j’ai marché le long des rives du lac.

Il n’y avait ni vent, ni ombre faite par les vagues.

Les silhouettes de nuages blancs joyeux s’étendaient sur la berge.

Quiconque  passe là

ne peut s’empêcher de penser aux vies mystérieuses des fées.

 

Ah ! Si seulement je pouvais avoir deux plumes,

j’en abandonnerais une sur la berge.

Les gens qui se réunissent au manoir

pourraient prendre cette plume,

écrire leurs conversations avec les fées

sur le sable des berges du lac.

 

 

NdP : Mukkula est un faubourg de Lahti en Finlande, situé sur le lac Vesijärvi.

 

 °°°°°°°°°°°°°°°°

 

Souvenirs de Finlande (II)

 

Une journée

 

L’hiver,

le sable de la plage se cristallise sous l’eau,

s’immobilise

et sans s’éroder,

s’endort en écoutant les mythes de la forêt.

 

Au Solstice d’été,

le soleil devient rouge,

disparaît derrière le lac,

tout près,

se lève de nouveau et brille.

 

Quelques canards s’éloignèrent en nageant.

Je m’accroupis, pris du sable dans ma main

juste une poignée,

il était plus gros

que celui de mon pays natal.

 

Les vagues, silencieuses, effacèrent les traces  de mes doigts.

Ma pensée bougeait,

« Mon âme restera ici éternellement »,

parce que mon existence a vécu un jour dans l’histoire,

parce que mon amour pour cette terre est si grand.

 

∗∗

 

Souvenirs de Finlande (III)

 

Lac éternel

 

Des voix résonnaient  dans le manoir,

ondulant tranquillement sur les vagues.

Sayonara,

Sayonara.

Quelqu’un qui avait répété des mots japonais

et tenté de les retenir,

m’a dit : « Le son de ce mot est beau » ;

il l’a dit une fois de plus puis il est parti.

 

Je me retournai

et fis mes adieux      

au « lac éternel ».

La séparation est chose habituelle,

elle est plus facile à faire que la rencontre.

Le manoir a retrouvé sa tranquillité, son silence,

en ces jours d’été qui jamais ne s’assombrissent.

Il continue d’étreindre nos rêves

comme un oiseau qui couve ses petits.

 

Sayonara,

est effectivement un beau mot.

La séparation est

plus belle que la rencontre.

Le bruit des vagues battant éternellement les rives du lac

n’est-il pas celui de nos voix ?

 

NdP : Sayonara signifie « au revoir » en japonais.

 

∗∗∗

 

2.2 Brian Keith Smith est germaniste à l’université de Bristol, Angleterre, spécialiste de Hugo von Hofmannsthal, (écrivain autrichien, l’un des fondateurs du Festival de Salzbourg) de peinture et de musique. Il a entre autres fait paraître : une anthologie des “Femmes poètes allemandes”, ainsi qu’un recueil de textes intitulé “Bristol Austrian studies”. Il écrit aussi de la poésie.

 

Erinnerungen an Finnland I

Wenn ich nur zwei Federhalter hätte – Mukkulas Herrenhaus

 

Vor den Herrenhaustoren

standen groß unzählige Eichen.

Ich ging den Pfad entlang, erreichte die Wohnstätte

Mukkula, Feenland.

Feen die in Eichenblättern wohnen

und niemals Stimmen der Besucher vergessen.

 

Naturgetreu gedenken Feen auch Besuchernamen,

rufen sie mit Vornamen an

sogar beim ersten Besuch.

Ach, wenn ich nur zwei Seelen haben könnte

ließ ich eine

auf den Bänken des Sees vom Herrenhaus Mukkula.

 

Ich setzte das Gepäck in mein Zimmer ab,

ging die Ufer des Sees entlang.

Kein Wind, keine von Wellen getriebenen Schatten.

Schattenriß von weißspielenden Wellen auf der anderen Seite des Ufers gebreitet.

Jeder, der hier steht,

kann nur an das Leben dieser rätselhaften Feen denken.

 

Ach, wenn ich nur zwei Federhalter haben könnte

ließ ich eine am Ufer.

Leute, die am Herrenhaus zusammenkommen,

könnten den Federhalter nehmen,

Gespräche mit den Feen auf dem Sand des Seeufers

aufschreiben.

 

Mukkula ist ein Vorort von Lahti in Finnland auf dem Vesijarvi See gelegen.

 

∗∗

 

Erinnerungen an Finnland II

Ein Tag

 

Am Winter

kristallisiert sich mit Wasser der Sand des Strandes,

hört auf zu regen

ohne sich auszuwaschen,

und schläft beim Zuhören den Sagen im Walde ein.

 

Bei der Sommersonnenwende

rötet sich die Sonne,

sinkt hinter den See nebenan,

steigt noch empor

und scheint.

 

Enten schwammen hinweg.

Ich bückte mich, nahm in die Hände Sand,

eine Handvoll.

Er war kiesiger

als bei mir zuhause der Sand.

 

Die Wellen löschten mir die Fingerspuren lautlos aus.

Dann dachte ich:

‘Meine Seele bleibt auf ewig hier’,

denn mein Dasein lebte einen Tag in der Geschichte,

denn meine Liebe ist zu diesem Land.

 

∗∗

 

Erinnerungen an Finnland (III)

Ewiger See

 

Stimmen hallen im Herrenhaus

noch wellenartig

Sayonara,

Sayonara.

Einer, der japanische Wörter wiederholt hat

und an sie zu erinnern versucht,

sagte mir: ‘Der Ton dieses Wortes klingt schön’,

sagte das Wort nochmals, dann ging er weg.

 

Ich drehte mich um

und sagte ‘Lebewohl’

zum ‘ewigen See’.

Abschiednehmen ist ein festgelegter täglicher Ablauf

einfacher als zu begegnen.

Das Herrenhaus steht schweigsam still

an Sommertagen die niemals verdüstern.

Es umschließt weitrer unsere Träume

wie ein Vogel ihre Kleine ausbrütet.

 

Sayonara

ist ja ein schönes Wort.

Abschiednehmen ist

schöner als Treffen.

Der Ton der auf Ufern ewigschlagenden Wellen

ist unserer Stimmen Ton.

 

Auf japanisch Sayonara bedeutet: ‘Aufwiedersehen’.

 

∗∗∗

2.3 Manolita Dragomir-Filimonescu est professeure de français au Collège National du Banat et à l’Institut Français de Timişoara, Roumanie, poète et traductrice, ainsi que membre de l’Union des Écrivains de Roumanie, de la Société des Poètes Français et de la SPAF. En 2015, aux éditions ArTPress de Timişoara, elle a fait paraître sa traduction en japonais / roumain du recueil poétique de Shizue Ogawa (via la traduction française) : « Une Âme qui joue ». Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques, elle a réalisé un véritable pont culturel entre la France et la Roumanie avec des représentants importants de la poésie française.

 

AMINTIRI  DIN FINLANDA (I)

 

Dacă aş avea două pene – Hanul lui Mukkula

 

La porţile hanului

se ridicau nenumăraţi stejari înalţi.

Am urmat drumul, până la casa

lui Mukkula, pământ cu zâne,

Zâne ce trăiesc în frunzele  stejarilor

şi nu uită niciodată vocea vizitatorilor.

 

Desigur că zânele îşi amintesc şi numele vizitatorilor,

şi-i primesc chemându-i pe nume

chiar de la prima lor vizită.

Ah ! De-aş putea avea două suflete,

l-aş abandona pe unul

pe malurile lacului de la hanul lui Mukkula.

 

Mi-am pus bagajele în cameră,

am mers de-a lungul malurilor lacului.

Nu era nici vânt, nici umbră făcută de valuri.

Siluetele norilor albi, bucuroşi se întindeau pe ţărm.

Oricine trece pe-acolo

nu se poate opri să se gândească la vieţile misterioase ale zânelor.

 

Ah ! Numai de-aş putea avea două pene,

aş abandona  una pe ţărm.

Oamenii care se adună la han

ar putea lua această pană,

să-şi scrie conversaţiile cu zânele

pe nisipul de pe  malurile lacului.

 

 

Nota autorului: Mukkula este un cartier periferic din Lahti în Finlanda, situat pe lacul Vesijarvi.

 

∗∗

 

AMINTIRI  DIN FINLANDA (II)

 

ÎNTR-O  ZI

 

Iarna,

nisipul  plajei se cristalizează sub apă,

se imobilizează,

şi fără să se erodeze,

adoarme ascultând miturile pădurii.

 

La Solstiţiul de vară,

soarele devine roşu,

dispare în spatele lacului,

şi foarte aproape,

se trezeşte iar şi străluceşte.

 

Câteva raţe se depărtează înot.

Eu mă ghemuiesc, iau nisip în mână

numai un pumn,

este mai mare

decât cel din ţinutul meu natal.

 

Valurile tăcute ştergeau urmele degetelor mele.

Gândul meu se mişca,

« Sufletul meu va rămâne aici pentru totdeauna »,

pentru că existenţa mea  a trăit o zi în istorie,

pentru că dragostea mea pentru acest pământ este atât de mare.

 

∗∗

 

AMINTIRI  DIN  FINLANDA (III)

 

LAC  ETERN

 

Răsunau  voci  în  han,

ondulând liniştit pe valuri.

Sayōnara,

Sayōnara.

Cineva care a repetat cuvinte japoneze

şi a încercat să le reţină,

mi-a spus : « Sunetul  acestui cuvânt este frumos » ;

el a mai spus-o încă o dată apoi a plecat.

 

Eu m-am întors

şi mi-am luat rămas bun

de la «lacul etern».

Despărţirea este un lucru obişnuit,

şi-i mai uşor de făcut decât întâlnirea.

Hanul şi-a regăsit calmul, liniştea,

în aceste zile de vară care nu se-ntunecă vreodată.

El continuă să ne îmbrăţişeze visele

ca o pasăre care-şi cloceşte micuţii.

 

Sayōnara,

este efectiv un cuvânt frumos.

Despărţirea este

 mai frumoasă decât întâlnirea.

Zgomotuul valurilor lovind etern malurile lacului

oare nu este acela  al vocilor noastre ?

 

Nota autorului : Sayonara înseamnă « la revedere » în japoneză.

 

∗∗∗

 

2.4 Concetta Cavallini est professeure de littérature française à l'Université de Bari, Aldo Moro, Italie. Elle est spécialiste de la Renaissance, en particulier des rapports entre France et Italie, ainsi que de Michel de Montaigne, auteur à propos duquel elle a publié deux monographies et plus de soixante articles et autres études. Elle poursuit également ses recherches sur Pierre de Brach et la poésie contemporaine, notamment celle d’Yves Bonnefoy.

 

Ricordi di Finlandia (I)

Se avessi due penne –  La tenuta di Mukkula

 

Alle porte della tenuta

Si ergevano numerose alte querce.

Ho seguito il cammino, fino alla dimora

Di Mukkula, terra di fate.

Fate che vivono nelle foglie di quercia

E non dimenticano mai le voci dei visitatori.

 

Naturalmente, le fate si ricordano anche il nome dei visitatori

E li accolgono chiamandoli per nome

Anche durante la loro prima visita.

Ah! Se potessi avere due anime,

ne abbandonerei una

sulle rive del lago della tenuta di Mukkula.

 

Ho deposto i miei bagagli nella mia camera.

Ho camminato lungo le rive del lago.

Non c’era vento né ombra creata dalle onde.

Le forme delle nuvole bianche gioiose si allungavano sulla spiaggia.

Chiunque passi di là

Non può evitare di pensare alle vite misteriose delle fate.

 

Ah ! Se solamente potessi avere due penne,

ne lascerei una sulla spiaggia.

Le persone che si riuniscono nella tenuta

Potrebbero prendere questa penna,

Scrivere le loro conversazioni con le fate

Sulla sabbia delle rive del lago.

 

NdP :Mukkula è un sobborgo di Lahti in Finlandia, situato sul lago Vesijärvi.

 

∗∗

 

Ricordi di Finlandia (II)

Una giornata

 

L’inverno,

la sabbia della spiaggia si cristallizza sotto l’acqua,

si immobilizza,

e senza erodersi,

si addormenta ascoltando i miti della foresta.

 

Al Solstizio d’estate,

Il sole diventa rosso,

sparisce dietro il lago,

vicino,

si leva di nuovo e brilla.

Alcune anatre si allontanarono nuotando.

Io mi accovacciai, presi della sabbia in mano

Giusto un pugno,

era più spesso

di quello del mio paese natale.

 

Le onde, silenziose, cancellarono le tracce delle mie dita.

Il mio pensiero si muoveva,

 « La mia anima resterà qui eternamente »,

perché la mia esistenza ha vissuto un giorno nella storia,

perché il mio amore per questa terra è così grande.

 

∗∗

 

Ricordi di Finlandia  (III)

Lago eterno

 

Delle voci risuonavano nella tenuta,

ondulando tranquillamente sulle onde.

Sayonara,

Sayonara.

Qualcuno che aveva ripetuto delle parole giapponesi

E tentato di ricordarle,

mi ha detto : « Il suono di questa parola è bello » ;

l’ha detto una volta in più poi è partito.

 

Mi girai

E dissi addio

Al « lago eterno ».

La separazione è cosa abituale,

è più facile da fare che l’incontro.

La tenuta ha ritrovato la sua tranquillità, il suo silenzio,

in questi giorni d’estate che non imbruniscono mai.

Continua a stringere i nostri sogni

Come un uccello che cova i suoi piccoli.

 

Sayonara,

è effettivamente una bella parola.

La separazione è più bella dell’incontro.

Il rumore delle onde che sbattono eternamente sulle rive del lago

Non è quello delle nostre voci?

 

NdP : Sayonara significa « arrivederci » in giapponese.

 

∗∗∗

 

2.5 Letizia Moréteau est née en Argentine et réside en France, à la fois par amour et en mémoire de ses ancêtres français. Poète, écrivaine, traductrice, formée à l’Art Thérapie, elle fait de l’accompagnement : un art décliné en poésie.

 

Recuerdos de Finlandia (I)

Si tuviese dos plumas – La mansión de Mukkula

 

A las puertas de la mansión , una miríada de altos robles erguidos.

Me encaminé por el sendero hacia la morada de Mukkula, tierra de hadas.

Hadas que viven en las hojas de los robles,

Y jamás olvidan las voces de los visitantes.

Como es natural, las hadas recuerdan también el nombre de los visitantes,

Y los reciben llamándolos por su nombre,

Incluso cuando se trata de la primera visita.

Ah ! si pudiese tener dos almas, abandonaría una

En las orillas del lago de la mansión de Mukkula.

 

Dejé mi equipaje en mi habitación

Y caminé bordeando las orillas del lago.

No había ni viento ni sombras esbozadas por las olas.

Las siluetas de las juguetonas nubles blancas

Se extendían hasta la otra orilla.

 

Toda persona que se demora por aquí, no puede sino

pensar en las vidas misteriosas de las hadas.

Ah ! si pudiese tener dos plumas,

Abandonaría una en las orillas.

Así, los huéspedes de la mansión

Podrían transcribir con esta  pluma sus conversaciones con las hadas

En la arena de las orillas del lago.

 

Nota del autor : Mukkula es una localidad de Lahti, Finlandia, a orillas del lago Vesijärvi.

 

∗∗

 

Recuerdos de Finlandia (II)

Un dia

 

Cuando llega el invierno,

la arena de la playa se cristaliza con el agua,

Se inmoviliza

Y, sin erosión,

Se duerme escuchando

Los mitos del bosque.

 

En el Solsticio de verano

El sol se vuelve rojo,

Desaparece detrás del lago,

A proximidad,

Se eleva de nuevo y brilla.

 

Unos patos se alejaron nadando.

Me incliné para recoger un poco

De arena en mis manos,

Sólo un puñado,

No era tan fina como la de mi país natal.

Las olas, silenciosas,

Borraron las huellas de mis dedos.

Surgió un pensamiento : « mi alma

Permanecerá aqui eternamente »

Porque mi existencia

ha vivido un dia en la historia,

porque mi amor por  esta tierra es tan grande.

 

∗∗

 

Recuerdos de Finlandia (III)

Lago eterno

 

Un eco de voces de la mansión

Ondulando aún entre las olas.

Sayonara

Sayonara

Alguien que había repetido

Palabras japonesas e intentaba

Recordarlas, me dijo :

« El sonido de esta palabra

Es bellísimo »

Repitió la palabra una  vez más

Y se fue.

Me di vuelta y dije hasta siempre

Al « eterno lago »

Despedirse es una rutina diaria,

Es más fácil que asistir a un encuentro.

La mansión recobró su quietud, su silencio

En estos dias de verano

En los que jamás anochece.

Su recuerdo continúa abrazando

Nuestros sueños

Como un pájaro protegiendo a sus pequeños.

Sayonara es realmente una hermosa palabra.

Despedirse es más bello que encontrarse.

El sonido de las olas latiendo eternamente

Entre las orillas contiene el sonido de nuestras voces.

 

Nota del autor : Sayonara significa « hasta la vista » en Japonés.

 

 

 



[1] Yves Bonnefoy, La communauté des traducteurs.

[2] Yves Bonnefoy, « Le Canzoniere en sa traduction », Conférence, printemps 2005, p. 376.

[3] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 27.

Sources des trois précédentes notes : extraits de parutions de la professeure, Marcella Leopizzi, spécialiste du courant libertin du 17e siècle et de poésie contemporaine française.

 




La quatrième dimension du signe

Parmi les savoir-faire qui unissent l'image et l’écrit, enlumineurs, calligraphes, poètes, peintres, graphistes, proposent depuis longtemps un travail sur la lettre. Des siècles unissent l'art pictural et la littérature dans des mises en oeuvre qui répondent à des impératifs artistiques guidés par une pensée théorique. La lettre est alors le lieu d'une sémiotique à part entière, qui ne dépend plus de sa portée sonore et scripturale usuelles. 

Depero, Subway

Dans cette mutation vers le pouvoir évocateur du tracé, elle n'en perd pas pour autant son pouvoir sémantique. Bien au contraire, qu'il s'agisse des enlumineurs du Moyen Âge ou des futuristes italiens ou russes, des graphistes contemporains poètes du geste et du sens encore trop rares qui utilisent les nouvelles technologies pour prolonger cette recherche du Graal, tous présentent ce point commun : opérer une transmutation de l'écrit. Ces alchimistes partagent il est vrai cette belle ambition :  faire de la lettre un tableau multidimensionnel...

Pour commencer, il faut considérer les livres d’heures du Moyen Âge : ils proposent des lettrines dessinées par les copistes en tête de chaque page. Mais loin de représenter une décoration, gravures et lettrines participent à la composition sémantique du manuscrit en complémentarité avec l'écrit. Ce qui est représenté dans ce travail pictural dépasse le domaines des interprétations possibles du texte. Ces motifs et tableaux participent à l’élaboration du sens. Ils complètent dans un commentaire littéral ou indirect certains points suggérés par le texte. Il existe un dialogisme entre ces deux vecteurs artistiques.

 

Bibliothèque nationale de France.

Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle un grand poète, Stéphane Mallarmé, renoue de manière significative avec cette mise en scène de l’écrit. L’organisation de la page mallarméenne offre en effet des jeux sur l’espace scriptural et la typographie qui servent un dispositif destiné à la recherche de nouveaux rythmes visuels et sonores. La page est le lieu d’une métamorphose : il est question de représenter la parole en unissant les effets des sonorités portés par le travail graphique.

Guillaume Apollinaire au début du vingtième siècle propose également un emploi pictural de la matière scripturale du poème. Ce n'est plus la lettre qui est l'objet d'un travail pictural mais le mot, le vers, qui deviennent des éléments concourant à former un support graphique. Le calligramme illustre la thématique du poème, et permet au poète de  mettre en lumière certains mots. Plus encore il scande la rythmique si chère à Apollinaire, et offre un écho aux images dont sa poésie est si riche. Une porte ouverte vers l'imaginaire, qui plonge le lecteur in medias res au coeur d'un univers éminemment poétique grâce au déploiement sémantique visuel du poème offert dans sa globalité au regard. 

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, Gallimard, NRF, Paris, 1914.

"La Colombe poignardée et le jet d'eau", paru dans Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, propose une thématique traditionnelle élégiaque. Amours et amis perdus son l'objet de la  plainte du poète, et l'occasion du poème. Mouvement ascendant et chute sont tout entiers inscrits dans le mouvement des vers qui composent le dessin. Le jet d'eau "qui pleure et qui prie" est central, et soutenu par ce que le lecteur pourra reconnaître comme un oeil qui pleure. Un poème-objet qui grâce au traitement de la thématique unit tradition et modernité. Les lamentations sont  affaire de millénaires de témoignages, mais la modernité en permet le traitement original. Illustration et Art poétique, le calligramme permet une superposition des niveaux de lecture offerts simultanément par le poème devenu l'occasion de l'élaboration d'un langage visuel ouvert à de multiples interprétations.

 

Quant aux calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l'époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l'aurore des moyens nouveaux de reproduction...(( "L'Imagination plastique des calligrammes", Willard Bohn, in Que Vlo-Ve ? Actes du colloque de Stavelot, série 1, n°25-30, p. 1 à 23.))

 

 

 

La démarche est motivée par cette même ambition qui est d'allier la représentation picturale au texte : transmuer l'écrit en un support graphique. Il ne faut pas oublier que les inventions telles que la photographie et le cinéma ont motivé de nombreuses questions chez les écrivains et poètes, sans oublier les plasticiens de ce début du vingtième siècle. Le rapport au temps est déplacé et son déroulement est envisagé commune succession de moments sur un axe horizontal((Jusque là il était pensé comme vertical, donc dans son rapport à une transcendance. C'est à partir de ce déplacement que Deleuze considèrera pour penser le cinéma)). Guillaume Apollinaire, entre autres bien sûr (car cette question du rapport au temps sous-tend nombre de démarches artistiques de ce début de siècle) parlera de simultanisme.  Il sera n'en doutons pas quelque peu influencé par le futurisme italien, et Marinetti...

Les futuristes italiens, Marinetti en tête, intègreront ces paramètres pour les mener plus avant dans le recherche d’un nouveau sens offert au langage, en opérant un syncrétisme des vecteurs artistiques. Le mot est alors travaillé dans son rapport à la peinture. ils inventent des découpages visuels mis en scène et emploient des onomatopées et bruitages sonores.

Poussées à l’extrême ces mises en oeuvres de différents moyens d’expression artistiques se veulent le reflet de la modernité, et des technologies qui accompagnent l’homme dans sa vie quotidienne.

Marinetti se définit lui-même comme «poète agitateur culturel » : « …contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page ».

Marinetti et tristan Tzara.

Créer une page « typographiquement picturale » est l’ambition des futuristes italiens, mais également celle des futuristes russes, moins radicaux mais qui suivront la même ligne de conduite, qui a pour ambition de mettre en scène la lettre comme un objet en soi signifiant et d’en faire l’élément essentiel de la poésie imprimée, tout comme le son est celui de la poésie orale.

Frappez les Blancs avec le coin rouge, affiche, 1919, El Lissitzky (1890-1941), © AKG-Images

Aujourd'hui on peut affirmer que tous les vecteurs de production artistique participent à la création d'oeuvres qui elles aussi concurrent à une transformation des catégories génériques. Dépassement et perméabilité mènent à découvrir des moyens d'expression inédits. Un très bel exemple est la pratique de Wanda Mihuleac, qui dirige les Editions Transignum. Pour l'élaboration d'un livre dont la forme et le contenu ne sont pas déterminés mais sont au contraire le fruit du happening elle organise des "Work shop pluridisciplinaires" : artistes plasticiens, auteurs, public, travaillent à partir d'un support écrit sans souci de hiérarchie de ces démarches mais dans une constante attention au lien sémantique qu’ils apportent au support premier, le texte, réécrit grâce à un syncrétisme fructueux des vecteurs d'expression artistique.

Pascal Quéru, Petite frappe, 2008.

Les interventions sur les conditions de production de l'oeuvre, la typographie ou sur le traitement de l’espace scriptural permet une ouverture vers une multiplicité d'interprétations qui outrepassent celles que toute tentative de déstabilisation du mot peut permettre. Faire sens au-delà du pouvoir évocateur du signe, et alors repousser les frontières des potentialités du langage. 

Loin de la simple illustration, on ne parle plus de simple accompagnement du poème par exemple par des œuvres intrinsèquement autonomes tant au point de vue de leur production que dans leur signification. Il est question de révéler les potentialités du texte en intervenant sur sa catégorie, sur sa forme, sur sa disposition sur la page. C'est ce qui opère lorsque ce travail sur le signe concerne la poésie, support ouvert par définition à une pluralité d'interprétation. 

On peut alors ressentir que le signe s'ouvre sur une dimension supplémentaire. Il s'inscrit bien sûr dans le triangle sémiotique qui rend compte du fonctionnement de la langue actualisée, c'est à dire produite dans un discours particulier (sa forme, son référent et le concept qu'il convoque). Mais il invite aussi à d'autres lectures, plurielles et qui peuvent être considérées comme relevant d'une seconde instance sémiotique. Une sorte de dédoublement du système d'actualisation du signe.

Triangle sémiotique d'Ogden.

Bien sûr la poésie intègre par nature le tremblement du sens, en en appelant à la dimension autotélique du langage. Oui mais il est toujours question du langage déstabilisé par son emploi syntaxique ou paradigmatique, qui alors va puiser le sens ailleurs que dans son emploi usuel dans la langue. Pour ce qui est du travail graphique, sonore, pictural dont le support est l'écrit, il me semble que ce sens pluriel, quelle que soit la modalité de fonctionnement qu'il met en oeuvre pour produire un sens sur le sens, ne relève pas que du travail du mot, mais de sa mise en situation.

Sa production le situe  en effet entre les frontières de l'écrit, de la phonologie et de l'art pictural. Il s'ouvre alors à des potentialités démultipliées. Une dimension supplémentaire du signe, apparentée à celle autotélique mise en oeuvre par la fonction poétique de la langue, mais produite par d'autres moyens que ceux offerts par le travail sur le lexique seul. 

Aller plus loin sur cette voie ou bien l'explorer mène à convoquer un visage avant tout solaire et d'une sagesse enfantine, celui de Pierre Garnier, qui avec son épouse Isle Garnier a inventé et théorisé le Spatialisme littéraire...Le poème déstructuré n'offre plus aucune linéarité ni ancrage paradigmatique. Il est fourmillements et éclats sonores et visuels. L'unité sémantique se construit à partir de cet éclatement. Il ne s'agit pas moins de travailler le signe, mais dans sa déstructuration, pour pousser le travail jusqu'à ensemencer l'unité phonologique du mot, voire graphique en mettant la lettre elle-même en équilibre parce que soumise à un travail typographique qui la désolidarise de son unité, le mot (et de facto le mot désunit de son unité sémantique la phrase).

J'ai débarrassé la poésie des phrases, des mots, des articulations. Je l'ai agrandie jusqu'au souffle. [...] à partir de ce souffle peuvent naître un autre corps, un autre esprit, une autre langue, une autre pensée - Je puis réinventer un monde et me réinventer. 

L'état sauvage de la langue, dira le poète, qui épure jusqu'à l'extrême son emploi "civilisé".((In Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.))

 

Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.

Le groupe Brésil, en 1958, définit son Plan pilote pour la poésie concrète comme tel : 

Poésie concrète : tension de mots-objets dans le temps-espace. Structure dynamique : multiplicité de mouvements concomitants… Le poème concret communique sa propre structure. Il est un objet dans et par lui-même et non l’interprète d’un autre objet extérieur et de sentiments plus ou moins subjectifs. Son matériel : le mot (son, forme visuelle, charge sémantique). Son problème : les relations fonctionnelles de cette matière.((Op. cit.))

La page se couvre de morphèmes, de phonèmes, de "constellations" sonores qui amplifient la portée visuelle du texte, et surtout empêche toute interprétation littérale ou même métaphorique...

Jean-Jacques Tachdjian est un graphiste éditeur auteur et artiste qui s'inscrit dans cette démarche, qui est celle d'une recherche sur les dynamiques de production de sens lorsqu’il s’empare du mot pour en faire un lieu d’énonciation graphique qui se situe et n’est appréhendable qu’en considérant l’aspect sémantique et sémiotique de ses réalisations… Le mots, image, pluralité vectorielle signifiante, se décompose en morphèmes travaillés et intégrés à une scénographie génératrice d’une ouverture du sens. Dés lors, le mot-image, ou l’image-mot, révèle les potentialités illocutoires inscrites dans l’espace scriptural de la page.

Dans la continuité de cette recherche pour une mise en oeuvre inédite et libératoire du texte, Julien Blaine et jean-François Bory dans Les Carnets de l’Octeor 1962 mettent au point la poésie sémiotique : dépasser la langue pour redonner toute sa vitalité au signe. La collection Agentzia est lancée en 68 par Jean-François Bory, Julien Blaine, Jean-Marie le Sidaner et autres. Technologies nouvelles et enregistrements, mot répété qui déclenche des vibrations, éviction de toute structure logique, qui devient dynamique sur une page spatiale qui est le lieu de l’expression du déploiement du signe. Ces dispositifs permettent à une énergie primale de voir le jour.

Quelles que soient les motivations, c'est encore et toujours ce Graal, la production de sens inédits permise par le déploiement de potentialités inexplorées de la langue, qui est objet des mises en formes créatrices des remises en mouvement du signe, hors de son emploi usuel, et poétique. Une libération fructueuse qui a donné lieu à des démarches variées et à des oeuvres inimitables. Si aujourd'hui les moyens technologiques offrent un potentiel inestimable à ce travail sur les au-delà de la langue, n'oublions pas que l'Histoire de l'Art est un tricot dont les mailles une à une relient les archétypes aux modalités, sans jamais de redites, mais dans une avancée qui promet encore des émerveillements.

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Image de une : Pierre Garnier, poème Pik boupicvert » en picard), Ozieux 1, 1966.




Shuhrid Shahidullah

Cette chronique publiée au début de l'année 2016 propose une approche complète du travail du poète Shuhrid Shahidullah. Marilyne Bertoncini permet à nos lecteurs de découvrir des poètes anglophones mais aussi italophones, grâce à son travail de traductrice enrichi par sa pratique de la poésie.

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Shuhrid Shahidullah (né en 1975 en Kushtie, Bangladesh) est l'une des voix les plus originales et les plus puissantes de la scène poétique bengali de ce nouveau millénaire. Il a déjà publié cinq recueils, dont le premier, Autobiographie du Dieu, publié en Inde en 2001. Ses écrits et poèmes font partie de son engagement contre l'establishment littéraire et culturel  Shirdanra........ (Epine Dorsale), petite revue coéditée par lui, est devenue une plateforme influente pour les jeunes poètes d'avant-garde au Bangladesh. Il traduit et publie régulièrement des textes de la littérature mondiale, dont un dossier spécial sur les poètes roumains des années 90, ainsi que d'autres poètes européens contemporains. Sa principale traduction en Bengali inclut les Lettres à un Jeune Poète de Rainer Maria Rilke. Il travaille actuellement à son premier roman, traduit La Maison en Lames de Rasoir de Linda Maria Baros et prépare, avec la poète Marilyne Bertoncini, une anthologie bilingue de ses poèmes (français-anglais) à paraître. Invité au Festival International de Poésie à Paris en 2014, il a présenté ses poèmes, publiés dans La Traductière.

Titulaire d'une maîtrise en littérature anglaise de l'université de Calcutta, il travaille dans les bureaux bangladais du NETZ, organisation basée en Allemagne, chargée de l'amélioration du niveau de vie, de l'éducation et des droits civiques des plus démunis au Bangladesh.

Shuhrid Shahidullah (born in 1975 in Kushtia, Bangladesh) is one of the freshest and most powerful voices in Bengali poetry scene in the new millennium. He has published five  collections of poems until now. His first collection of poems (Autobiography of the God) was published from India in 2001. His poems and other writings are part of his ‘movement’ against the literary and cultural establishments.  Shirdanra ( Backbone), a little magazine co-edited by him has become an influential platform for the young and avant-garde writers in Bangladesh. He also translates regularly from the works of the world literature. Lately, he translated and published a special dossier on ‘90s generation of Romanian poets along with other European contemporary poets. His major translation in bengali includs Letters to A Young Poet by Rainer Maria Rilke. Currently, he is working on his first novel and translating The House Made of Razor Blades by Linda Maria Baros. He is also working now with french poet Marilyne Bertoncini for his upcoming bilingual (english, french) anthology. He was invited to present his poems in Paris International poetry festival in 2014. La Traductere, the official publication of the festival published his poems in that occasion.

Shuhrid has a Master degree in English Literature from University of Calcutta, India. Currently he is working in Bangladesh office of NETZ, a Germany based development organisation, to facilitate livelihood, education and human rights support for the extremely poor households in Bangladesh.

Photographer: Peter Dietzel.

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Nouveaux poèmes

Traduction : Marilyne Bertoncini

Identity

Into your belly I insert a feather of a ruthless bird
That simple sign of mine you carry to the world-- where
            the reincarnated dogs safeguard
            the under-aged pregnant girls

Someone of them is my mother

Someone of them is called Bird
I am her secret feather

Identité

J'insère dans ton ventre la plume d'un oiseau cruel
Tu mets au monde ce simple signe de moi – au monde où
                               les chiens réincarnés protègent
                               les mineures enceintes

L'une d'entre elles est ma mère

L'une d'entre elles se nomme Oiseau
Je suis sa penne secrète

***

The Jungle Story

Hearing the groaning of a tigress, every time,
                           I put hands on your breasts        

Seems myself is a novice tourist;
       have come to an unprotected forest
                            across the line of an undecided borderland;
Leaving the bullet-pierced body of my sister
                                                           hanging on the barbwire--
I have come to collect the roadmap
                                           for carrying her body back

But, once come, I’ve fallen asleep putting my hands on your breasts
              and my bullet-pierced sister has fallen asleep in you and
               a solar-jungle is emerging out from her sleep;
Trees are raising their heads; so are the animals and birds

And continuously bowing down my head, I am immersing myself
             in the clay— in a submerged bloody jungle—
Putting my fingermarks on your breasts
                leaving you as an eye-witness—oh, you matricide!

Histoire de la Jungle

Chaque fois que j'entends rugir une tigresse,
                              Je pose mes mains sur tes seins

Je me sens étranger ;
                 Dans une forêt sans protection
                                de l'autre côté d'une frontière indécise ;
Laissant le corps de ma soeur percé d'une balle
                                                                              pendu aux barbelés -
Je suis venu rassembler les cartes routières
                                                  pour ramener son corps

Mais une fois rentré, je m'endors, les mains sur tes seins
                et ma soeur percée d'une balle est endormie en toi et
                une jungle solaire émerge de son sommeil ;
Les arbres dressent leurs têtes ;  comme les animaux et les oiseaux

Et tête basse, je me plonge
              dans la glaise – dans une jungle inondée de sang --
laissant l'empreinte de mes doigts sur tes seins
              t'appelant comme témoin oculaire – ô, toi, matricide !

***

Mirror

The vesper diminishes in the mirror
             when fever comes without any shivering;
On top of that the mercury leaps high and,
            in delirium, distorts the landscape and identity of the father

Your dearest kid, crawling, come to you
You had given birth to him in the open market at the budget
                                                                       of a leap-year
Ah! Why he resembles me today
                                    in the mirror

Putting a mirror on your navel I will see myself once again
                                              I may deserve this much spirituality
But in the mirror, I find, instead of my own face, the glossy third world
                that remains standing with numerous orphanages
Each orphan has a wooden donation box in his hands

You donate uterus and I collect sperm
Thus, age after age we give birth to each other;
                               never  blame you alone

But if fever comes without shivering but the vesper shivers
Don’t look for my birth-mystery, oh mother,
                                          in the sins of a bastard mirror

Miroir

Vénus diminue dans le miroir
et vient la fièvre sans tremblement et le mercure  monte haut et,
           dans le délire, déforme le paysage et l'identité du père

Ton plus cher enfant rampe vers toi,
Tu lui as donné naissance sur le marché libre
                             grâce au budget d'une année bissextile

Pourquoi me ressemble-il aujourd'hui dans le miroir

Posant un miroir sur ton nombril je me verrai de nouveau
                                            J'ai droit à cette spiritualité
Mais dans le miroir, au lieu de mon visage,  je trouve le tiers monde glacé
                              dressé là, toujours,  avec tous ses orphelinats
Chaque orphelin a dans les mains une boîte d'offrandes en bois

Tu donnes ton uterus, et je recueille du sperme
Ainsi, sans cesse, nous nous engendrons mutuellement ;
                                Sans jamais te blâmer

Si la fièvre revient sans tremblement mais que tremble Vénus
Ne cherche pas le mystère de ma naissance,
O mère, dans les péchés d'un miroir bâtard

***

Performance

Spread the fire in winter vegetables
                            at the obduracy of a broken-horn buffalo,    
Let it burn the cigar of the middlemen,
                         tip for truck-drivers and
                         the blurred face  of farmer’s wife
                                               that emerges out piercing the thick fog

Take a snap

The dance is yet to be finished;
                following its moves sing a song—ecologic
                                    in theremixed sites of prayers

Oh! the paddy-lifter girl!
I had extended my hands to your abdomen and collected
Your pubic hair that is constantly complicated like the poverty-line
This country will offer me a befitting reception for that
Already asked me to spread the fire,
                                 take a snap,
                                 dance and
                                   sing following the sharia law

But I am still waiting at the bottom of your abdomen
I am that wound, oh girl, of your old memories left in the paddy field

Représentation

Répand le feu dans les légumes de l'hiver
                                avec l'obstination d'un buffle à corne brisée,
Laisse-le tout brûler - cigare des intermédiaires,
                               pourboire des chauffeurs routiers et
                               le visage brouillé de femme de fermier
                                                 émergeant de l'épais brouillard qu'il perce

Prends une  photo

La danse doit encore finir ; dans les sites de prières remixés
                 suivant ses mouvements chante un air – écologique

O, la cueilleuse de riz !
J'ai tendu les mains vers le bas de ton ventre et cueilli
ta toison pubienne, inextricable comme le seuil de pauvreté
Ce pays me fera bon accueil pour cela
On m'a déjà demandé de répandre le feu,
                           prendre une photo
                           danser et
                           chanter selon la charia

Mais j'attends toujours tout au bas de ton ventre
Je suis cette blessure, o jeune fille, de tes vieux souvenirs laissés dans la rizière

*

Executioner

See you in my dreams only

You grow capital crops in the shade of vegetable garden
Parents of missing-girls in fair come to buy that every day
But can’t afford
You demand so high a price
Difficult to touch it in their life-time

Why don’t you put off your mask even in the dreams

The sun melts itself green-cold; the sweet sun-drink is sold
         on the road where the girls have assembled nude today
                  to celebrate the vegan day
Their faces are covered with your masks only

How far the civilized human beings will go without killing animals
How many days man will remain human without killing man
Uteruses of vegan girls swell with so many questions like these
In their swollen uterus fetuses sleep like a question mark

Will they be born in the field of capital crop in the shade of vegetable garden

See you only in dreams
Otherwise I could only see you in the night of the capital punishment 

Bourreau

Je ne te vois que dans mes rêves

Tu fais pousser des cultures de profit sous ton potager
Les parents de celles qui disparurent au marché viennent chaque jour acheter ta récolte
Mais n'en ont pas les moyens
Tu demandes un tel prix
Qu'en toute une vie ils ne pourraient te le payer

Pourquoi n'ôtes-tu pas ton masque, même dans les rêves

Le soleil fond, comme la glace, et la boisson de doux soleil  frappé est vendue
           à l'angle des rues où les filles se sont assemblées nues aujourd'hui
                       pour célébrer la Journée Mondiale Végétalienne
leurs visages seuls sont couverts de ton masque

Jusqu'où ira l'homme civilisé sans tuer d'animaux
Combien de temps restera-t-il humain sans tuer un autre homme
L'uterus des jeunes filles veganes s'enfle de ces questions
Dans leur uterus gonflé dorment des foetus en points d'interrogation

Naîtront-ils dans des cultures de profit  déguisées en potager

Je ne te vois que dans mes rêves
Sinon nous nous serions rencontrés dans la nuit de la peine capitale

*

Forgiveness

Forgiveness is an extraordinary game
I don’t know even the rules to play it
Have you ever tried to teach me—I can’t remember though
Which I can only recollect: if I would have been forgiven by somebody
              I would ask for one or more lives for me to learn
              few games of forgiving or not-forgiving

Le Pardon

Pardonner est un jeu extraordinaire
Je ne sais même pas comment on y joue
Avez-vous jamais tenté de me l'enseigner – je ne m'en souviens plus
Voici ce dont je me souviens  :
si l'on me pardonnait
                 je saurais comment vivre à nouveau  pour apprendre les tours
                 afin de pardonner ou pas.

*

Navel

A snake lies down, encircled,
in your navel
A snake lies down, encircled,
in my navel
They will sleep that way
Whole winter and summer--
Until I wake your snake up
With my finger
Until you wake my snake up
With your finger

After they wake up
They will be taken aback for once to see each other
Then, as if to correct a mistake of the previous lives,
The snake of your navel will come and
Lie down in my navel
The snake of my navel will go and
Lie down in your navel

Since then, through winter and summer,
They will be sleeping like that
Only to safeguard skeletons
                  of our several previous lives

Nombril

Un serpent dort, enroulé,
dans ton nombril
Un serpent dort, enroulé,
dans mon nombril
Ils dormiront ainsi
Tout l'hiver et l'été -
Jusqu'à ce que je réveille ton serpent
Avec mon doigt
Jusqu'à ce que tu réveilles mon serpent
Avec ton doigt

Une fois réveillés
Ils seront d'abord surpris de se voir
l'un l'autre
Puis, comme pour corriger l'erreur de précédentes vies,
Le serpent de ton nombril viendra
Se coucher dans le mien
Celui de mon nombril ira
se coucher dans le tien.

Dès lors, tout le long des hivers et des étés,
ils dormiront ainsi
Juste pour préserver les squelettes
                              de nos  vies précédentes

*

Commune

One hand at your mouse, another at your button
And the remote control on the pillow

This is our 21st century
This is our closest universe

This story is not of incest
But PC*, you are the only hope
At every click, net and internet
Colonial cousin poke; inter-racial at chat-rooms
Who speaks, once is visible, next time not

The house you built in the blank I can touch it once but next time can’t
In spite, sacred moaning keeps me meditated
hardcore loneliness encapsulates primitive myths in the emotins
Fake ID smashed silicon and bring pure orgasm

PC, future is emerging by opening and pressing your button
Robot god complete his masturbation; goddess watches it all through videocam
She has also your mouse at her one hand while another hand at your button
The fetish angels are trembling within her two lips;
Firewalls are shattered at memory-less vibrators--
                                thus open thousands of risky free zones

At every home, PC, thus awaken is our solitary commune  

Communauté

La souris dans une main,
ton  bouton dans l'autre et
la télécommande sur l'oreiller

Voici notre 21ème siècle
Notre plus proche univers

Ce n'est pas une histoire d'inceste
Mais PC*, tu es le seul espoir
A chaque clic à travers net et internet
Les cousins coloniaux se pokent  : interracial dans les chat-rooms
Qui parle, parfois visible, parfois non

La maison que tu as bâtie dans l'espace, parfois je peux la toucher et parfois non
Malgré cela le mugisssement sacré me laisse pensif
la solitude du hardcore encapsule des mythes primitifs dans les émoticons
et un faux ID porte à un pur orgasme

PC, l'avenir se déploie en ouvrant et pressant ton bouton
Le dieu robot finit sa masturbation : la déesse regarde tout cela à la videocam
Elle aussi a ta souris dans un main et l'autre sur ton bouton
Les anges pervers tremblent entre ses lèvres :
Les pare-feux se brisent sous les vibrations sans mémoire -
ouvrant ainsi des milliers de zones de risque.

O, PC ! Dans chaque foyer, c'est ainsi que s'éveille notre solitaire communauté

(* PC – Personnal Computer. Le son de PC est presqu'identique au mot bengali Pisi, signifiant “oncle paternel”)

∗∗∗

Entretien avec Shuhrid Shahidullah

 

 

Cet entretien avec le poète bengali Shuhrid Shahidullah était programmé depuis longtemps, mais l'actualité politique récente, et les crimes et intimidations répétés contre des écrivains et des éditeurs au Bangladesh, jusque dans les allées de la grande Foire du livre d'Ekushey*, donne à ce témoignage et à cette analyse de la situation de la culture dans ce pays un écho particulier que nous souhaitions partager avec nos lecteurs. (English version follows)

*

Marilyne Bertoncini : Shuhrid, merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. J'avais préparé quelques questions pour toi, et je me suis rendu compte que tu pouvais avoir envie de répondre aussi au questionnaire intitulé "Contre le Simulacre", que nous avons proposé à des poètes français sur l'état de l'esprit poétique en France – mais dont le thème me semble toucher plus largement le monde. Sens-toi libre de répondre aux questions que tu préfères, comme tu l'entends.

Tu as déjà publié des poèmes sur ces pages il y a quelques années, et nos lecteurs auront certainement été surpris par ta poésie, très différente de l'idée que l'on s'en fait habituellement : pas de lyrisme, pas d'images brillantes, mais une profonde préoccupation politique pour le monde, ton pays et tes compatriotes : peux-tu nous expliquer en quelques mots la situation politique et historique de ton pays, et ses liens avec ta poésie?

Shuhrid : Je suis un poète imparfait, dans un monde imparfait. Mon pays, le Bangladesh, en fait partie. Il est considéré comme un pays du Tiers-Monde, situé en Asie du Sud. Historiquement, dans la société de l'Asie du Sud, l'acquisition du savoir et de la sagesse prévalait fortement sur la pratique d'autres professions, comme le commerce – La société était paisible et non-violente. C'était une économie de type agricole. Nous n'envahissions aucun pays, alors. Mais nous avons été envahis de nombreuses fois, par des puissances étrangères, dont  les Moghols, et bien sûr,  les Européens (Hollandais, Français, Britanniques). Les Européens sont venus ici tenter leur chance dans le commerce. Plus tard, avec l'argent et la violence, ils se sont ingéniés  pour devenir les maîtres de cette région. Les Britanniques nous ont dirigés pendant deux cents ans, de 1757 à 1947. Ils sont parvenus à détruire notre système d'éducation et nous ont gentiment offert un système éducatif qui forme des fonctionnaires au service du royaume de Sa Majesté.

 Le Bangladesh a gagné son indépendance du Pakistan en 1971, après une sanglante guerre de libération qui a coûté la vie à 3 millions de Bengalis. En terme de dimension de massacre en un temps limité, il s'agit du deuxième plus grand génocide depuis la deuxième Guerre Mondiale. Auparavant, nous avons été la première nation à donner notre sang pour maintenir l'honneur de notre langue maternelle Bengali, que nous appelons Bangla. Le 21 février a été déclaré Jour International de notre Langue Maternelle par les Nations Unies.

On voit ainsi que, bien qu'étant une nation pacifique, nous avons subi de nombreux tourments politiques. L'histoire de mon pays est à la fois glorieuse et frustrante. Après l'indépendance, la plupart du temps, nous avons été dirigés par des juntes militaires soutenues par les puissances du monde. Depuis les années 90, nous avons ce qu'on peut appeler un gouvernement démocratique avec une brève interruption en 2007-2008, quand un gouvernement soutenu par les militaires est arrivé au pouvoir. Mais la classe dirigeante de ce pays est le porte-drapeau d'enjeux étrangers. Nous disions adieu au colonialime en 1957, mais nous portons toujours cette histoire dans notre sang. Au nom de l'aide humanitaire et du développement, le colonialisme est encore très présent dans ce pays. Seuls 64% des gens savent écrire leur nom, et partant de là, nous déclarons que 64% de la population est éduquée. De par sa position stratégique géo-politique, le Bangladesh fait partie des plans prioritaires des superpuissances. C'est pourquoi nous subissons si souvent l'impact des politiques globales.

Du point de vue économique, il y a un fossé toujours plus grand entre ceux qui possèdent quelque chose et les autres. L'exploitation traverse toute la société, empêchant mon peuple de développer pleinement des qualités humaines.

La beauté de cette nation est qu'elle ne se plaint même pas vraiment. L'influence du soufisme et du baulisme**  rend mes compatriotes indifférents à la vie terrestre. Ceci rend mon peuple indifférent à la vie terrestre. Ils ont toujours été plus mystiques que religieux.  Toutefois, le récent essor du fondamentalisme religieux a lui aussi laissé des traces. Ces dernières années, des écrivains ont été tués ; un grand nombre d'entre eux est en danger.  L'état utilise la censure, bannissant des livres, arrêtant des auteurs.

Ceci a un rapport avec ma poésie. Je veux intégrer ces faits à mes poèmes, de façon poétique. Le traumatisme colonial, le conflit politique, l'extrémisme, l'omniprésente exploitation de mon peuple, les enjeux globaux des structures de pouvoir, tout ce qui a lieu dans le monde et aux franges de celui-ci, je veux que tout ceci fasse partie de mes poèmes. Je veux révéler ce qui est caché sous la surface. Je veux décoder les significations pour les encoder dans des sens différents. Ainsi, mes poèmes ne sont pas un blog politique, je suis à la fois politique et apolitique. Je mène la vie de la petite bourgeoisie, mais je rêve qu'un jour le prolétariat s'unira et me chassera de ma zone de confort. Ils mettront le feu au bureau sur lequel j'écris. Je veux voir si mes mots survivront à ce feu ou deviendront des cendres. Tous mes poèmes sont des prières trompeuses – la spiritualité d'un non-croyant.

L'une de tes façons d'être engagé dans la vie politique et littéraire de ton pays est ton activité de rédacteur en chef – peux-tu nous parler de ces activités et de la scène littéraire au Bangladesh?

Depuis 16 ans, nous publions un petit magazine nommé Shirdanra (colonne vertébrale). Je suis l'un des co-fondateurs de cette revue. Nous la dirigeons collectivement. Ahmed Nakib et Laku Rashman sont mes coéditeurs. L'un est un poète prolifique et l'autre un cinéaste. Nous avons aussi un éditeur qui travaille dans le même esprit : Ulukhar Publications. Notre ami Sagar Nil Knan, propriétaire de cette maison d'éditions, publie des auteurs marginaux, qui n'écrivent que dans de petites revues et ignorent la tentation de devenir des écrivains connus sur la scène littéraire grand public. Pour autant que je sache, Ulukhar est la seule maison d'édition du pays qui agisse ainsi pour les auteurs marginaux, en courant le risque de pertes financières.

Franchement, je ne suis pas satisfait de ce que nous avons fait jusqu'à présent avec ce magazine. Au Bangladesh, l'intérêt pour la littérature dans la société n'est pas très significatif. Je citerais Hanif Qureshi : "Autrefois, il y avait de la culture, maintenant, il y a les achats." Sans doute est-ce un jugement un peu exagéré pour mon pays où tant d'habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Mais l'influence de la société consumériste est très présente. Nous avons échoué à pourvoir le plus grand nombre avec une éducation correcte. Et ils n'ont rien à faire de la poésie. Les autres, les gens prétendument cultivés, ne veulent plus penser. Ils veulent des distractions bas de gamme, qui ne requièrent pas de réflexion. Ils ont la télé et Facebook pour se distraire. Dans le même temps, les gens se tournent de plus en plus vers la religion depuis les attentats du 9/11 aux USA. Il y a un mélange bizarre d'économie émergente dans le cadre culturel d'un  marché ouvert envahissant.

La littérature grand public aussi est influencée par ces faits. De plus, elle est contrôlée par les maisons d'édition populistes du Bangladesh. Ainsi, la littérature grand public sert les buts du marché. ShirdaNra voulait être une plateforme alternative pour de jeunes écrivains. Nous espérions qu'ils provoqueraient une arrivée de colère explosive avec des pensées neuves et de l’énergie pour la société. Pas seulement par le contenu, nous espérions que les jeunes poètes surgiraient aussi avec des formes d’avant-garde. Comme notre but n’est pas de servir le marché, mais plutôt de créer une voix critique capable de défier l’establishment, nous sommes d’une certaine façon marginalisés sur la scène littéraire. Toutefois, nous ne sommes pas encore déçus. En tant qu’éditeur, je veux que mon magazine demeure la plateforme alternative pour des écrivains potentiels.

Si tu devais définir la poésie en quelques mots, que dirais-tu ?

Pour moi, la poésie est l’épanchement d’une âme blessée qui saigne. L’âme est blessée parce qu’on lui a interdit de se développer pour elle. La poésie est un désir de beauté cosmique. Mais le monde a dressé de nombreux murs devant nos yeux pour nous empêcher de le voir dans tout son éclat. Notre âme essaie de les pousser sans cesse – et se blesse. Sans la lumière de la beauté cosmique, elle demeure incomplète. Elle pleure. Ces pleurs de l’âme, nous les appelons poésie.

D’un autre côté, la poésie est aussi pour moi un miroir magique. Quand je me tiens devant, j’y vois un être préhistorique, un tueur rusé qui se ment à lui-même. C’est le moi qui a perdu la capacité d’aimer, même soi. De l’autre côté du miroir, niant la chaleur du mercure qui brûle, la beauté attend de m’embrasser. Atteindre ses bras est mon but ultime. Mais le miroir est si magique qu’il ne me laissera jamais le traverser. La poésie n’est pas la beauté elle-même ; elle est promesse de la beauté jamais rencontrée.

∗∗∗

Voici le questionnaire Contre le Simulacre - Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain :

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je vous rejoins jusqu'à un certain point. Tout est politique. La poésie est l'essence de ce "tout". Ainsi elle ne peut être que politique. Le nier serait inhumain. Mais l'important est de savoir quelle politique on défend. La poésie peut aussi être un instrument d'exploitation. Elle peut être utilisée contre l'homme et la nature, comme d'autres formes d'art, le cinéma par exemple.

En lien avec ceci et la méta-poétique révolutionnaire, j'aimerais pouvoir te lire mon dernier livre, paru en février. La traduction anglaise de ce long poème est "L'Emergence du Camp de la Mort". Le fond est très politique. Il traite de l'inhumanité qui envahit le monde et mon pays. Mais en même temps, c'est un projet ambitieux sur le plan de la forme également. Il défie la forme traditionnelle de la poésie. Non, il n'est pas expérimental. Il est plus que cela.  Commençant  par une interprétation traditionnelle des muses, il se met à délirer. Il utilise le discours racoleur d'un vendeur de rues, des études de cas tirés d'un projet de recherche, des dialogues de cinéma, des collages et des montages, bribes de romans, pointillisme pictural etc. Hélas, le poème n'est pas traduisible ; il fourmille de références locales qui perdraient leur force dans la traduction. C'est le sort de mes nombreux poèmes.

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

C'est naturel – c'est ce qui est beau dans la nature. C'est ainsi que la nature maintient son équilibre. Mais de nos jours, nous tentons d'être plus forts qu'elle. Rien n'est garanti entre les mains de l'homme. Nous sommes des dangers en croissance qui bloquent tous les moyens de guérir. La poésie est le seul remède qui reste au monde. Et elle est en grand danger maintenant, elle aussi. Peu lisent la poésie de nos jours. Autant que je sache, Recours au Poème a dû cesser son activité d'éditions. Je n'en connais pas la raison précise, mais je peux imaginer que le manque de lecteurs est l'une des principales raisons. Dans mon pays, réputé comme très cultivé et poétique, les livres de poésie les plus vendus sont tirés à 500 exemplaires. Oui, cinq cents, dans un pays de 160 millions d'habitants.

Ainsi, je doute fort que l'optimisme prophétique d'Hölderlin soit encore à l'ordre du jour. Le seul remède que je vois aujourd'hui est la destruction. La complète destruction de la prétendue civilisation humaine et l'émergence d'une nouvelle civilisation, si nous en avons encore le désir.

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

J'aimerais pouvoir le dire pour moi-même. Comme déclaration, c'est tellement puissant que seul un génie poétique comme Baudelaire peut le dire. Laisse-moi citer l'un de nos poètes ( Sukanta Bhattachariya, mort en 1947, seulement âgé de 21 ans). Il a dit : "O, poésie, je t'abandonne maintenant ; dans le royaume de la faim, le monde est prosaïque : même la pleine lune ressemble à un rooti grillé" (pain rond traditionnel).

Je peux vivre trois jours sans pain, bien sûr, si je peux avoir du riz à la place. Ah, ah, ah ! Mais je peux survivre aussi bien des jours sans poésie. En tant que forme artistique, je suis plus intéressé par le cinéma que par la poésie. Malheureusement, je ne peux pas faire de films. Je peux seulement écrire de la poésie, de la poésie imparfaite, plus précisément, comme je te le disais plus tôt. Je peux m'arrêter n'importe quand d'écrire de la poésie et me lancer dans le commerce d'esclaves, comme Rimbaud, le premier visionnaire. Au marché des esclaves, ma première affaire serait de me vendre moi-même. Mais si je pense à moi-même, c'est ce que je fais chaque jour. Me vendre sous une forme différente, c'est le mot qui signifie maintenir une famille, avoir la paix en société, essayer d'être un bon citoyen et un consommateur privilégié du marché mondialisé où vous avez toujours "deux pour le prix d'un".

A la fin, c'est toujours la poésie qui me rappelle que je suis encore un être humain, et qu'une chose reste à vendre. C'est mon âme blessée qui me pousse à écrire de la poésie, ou lire au milieu de la nuit, après avoir regardé les débats télévisés de politique, les débats académiques sur le génocide et l'immigration illégale, sur les chaînes télévisées, et la pornographie sur internet. Pendant longtemps,  la vie a été enchaînée, partielle et déformée. Je ne suis pas certain que la poésie ait tant de pertinence ici.

Mais je suis tout à fait d'accord avec la fin de la déclaration, quand Baudelaire écrit "ils ne savent pas, ils ne se connaissent pas. Je suis l'un d'entre eux." Et j'adore Baudelaire.

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

J'ai étudié la littérature anglaise. Mais  je n'ai rien appris sur la poésie grâce à mes professeurs et à l'institution, sinon un sorte de jargon. Je n'y retournerais pas. Je préférerais me battre plutôt que de faire des devoirs. Je veux apprendre de la vie. Et la vie est pleine de chaos. Avoir un instinct de lutteur peut y être utile. L'histoire de la poésie est une histoire de révolte. Si vous êtes un bon élève docile à l'école de la poésie, alors, vous avortez la terrible naissance d'un nouveau poème ;  dans ce cas, vous ne faites que répéter vos grand-parents-poètes.

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Les poètes ne m'intéressent pas particulièrement. Je ne les trouve pas différents des autres hommes. Dans ce cas, j'aimerais répéter M. Heidegger un peu différemment : "L'homme, pour quoi faire?" Toutefois, j'aimerais creuser la question "La poésie, pour quoi faire?" Dans le monde ordinaire, la poésie a un rôle. Le premier rôle de la poésie est le sabotage. Saboter le code établi du monde, le langage fixé qui forme et gouverne notre conscient et notre subconscient. Le role de la poésie est donc l'anarchie ; douter de tout ce que la civilisation veut nous enseigner. Alors, un espace pour une vraie créativité émergera et la pésie sera de nouveau capable de chanter pour les muses. Le sens général de la vie est quelque peu stagnant de nos jours. Nous nous répétons et nous imitons. La poésie peut révéler la vérité profonde de la vie et nous informer que ce n'est pas du tout "notre" vie.  Nous vivons d'autres vies que les nôtres. Dans les dysfonctionnements de la grande philosophie qui inclut les religions, la poésie reste seule pour nous parler de la vie dont nous voulions jouir, et que nous n'aurons jamais tant que nous vivrons.

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* http://www.pierremartial.com/Bangladesh-le-pays-ou-editeurs-ecrivains-et-lecteurs-defendent-les-livres-jusqu-a-la-mort_a238.html

**(les Bauls sont  un groupe de ménestrels bengalis mystiques qui couvre l'état indien du Bengale de l'Ouest et le Bangladesh. Les Bauls sont à la fois une secte religieuse syncrétique et une tradition musicale. C'est un groupe hétérogène, comprenant de nombreuses sectes,  mais ses membres sont principalement des hindous Vaishnava et des soufis musulmans.)

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Shuhrid Shahidullah (né en 1975 en Kushtie, Bangladesh) est l'une des voix les plus originales et les plus puissantes de la scène poétique bengali de ce nouveau millénaire. Il a déjà publié cinq  recueils, dont le premier, Autobiographie du Dieu, publié en Inde en 2001. Ses écrits et poèmes font partie de son engagement contre l'establishment littéraire et culturel  Shirdanra........ (Epine Dorsale), petite revue coéditée par lui, est devenue une plateforme influente pour les jeunes poètes d'avant-garde au Bangladesh. Il traduit et publie régulièrement des textes de la littérature mondiale, dont un dossier spécial sur les poètes roumains des années 90, ainsi que d'autres poètes européens contemporains. Sa principale traduction en Bengali inclut les Lettres à un Jeune Poète de Rainer Maria Rilke. Il travaille actuellement à son premier roman, traduit La Maison en Lames de Rasoir de Linda Maria Baros et prépare, avec la poète Marilyne Bertoncini, une anthologie bilingue de ses poèmes (français-anglais) à paraître. Invité au Festival International de Poésie à Paris en 2014, il a présenté ses poèmes, publiés dans La Traductière.

Titulaire d'une maîtrise en littérature anglaise de l'université de Calcutta, il travaille dans les bureaux bangladais du NETZ, organisation basée en Allemagne, chargée de l'amélioration du niveau de vie, de l'éducation et des droits civiques des plus démunis au Bangladesh.

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This interview with Bengali poet Shuhrid Shahidullah, from Bangladesh, had been scheduled a long time ago, but the recent news – violence and intimidation against publishers and writers even  at the Book Fair in Elkushey, Bangladesh, gives this testimony and analysis of the cultural situation in this country a peculiar echo – we are glad to share it with our readers.

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Shuhrid, thank you for accepting this interview for Recours au Poème. I wrote a few questions for you, and realized that you could wish to answer the questions we proposed to other French poets for our inquiry intitled "Against Simulacrum" – here are both mine questions for you, and the inquiry (broad characters) Feel free to answer to the questions you prefer, the way you want.

You already published a few years ago on these pages, and our readers will surely have been surprised at your poetry, which  is very different from the usual idea of what poetry should be : no lyrics, no brilliant images, but a deep political concern for the world and your country and fellowmen : can you tell a few words about your country's story and political situation, and their link to your poetry?

Shuhrid: I am an imperfect poet in an imperfect world. My country, Bangladesh is a part of this world. It is labelled as one of the third world countries and located in South Asia. In South Asia, historically we had a society where acquiring knowledge/wisdom was strongly encouraged compared to trading or other professions. The society was also peace-loving and simple living.  It has been an agro-based economy. We did not invade any country anytime. But we had been invaded times and again by different foreign powers including, Mughals, and of course by the Europeans (Dutch, French, Britishers.  Eouropeans came here to try their luck in trade. Later on, they used their brain with money and brutality to be the ruler of the region. British ruled us for two hundred years from 1757 to 1947. They had successsfully destroyed our education system and kindly offered us an education system to produce clercs to serve the Queen’s kingdom.     

As a separate country, Bangladesh gained its independance in 1971 from Pakistan after a bloody liberation war. It cost 3 million lives of Bangladeshi people. In term of largest genocide in a given time, this has been the second largest genocide after the second world war. Before that we have been arguably the first nation to sacrfice blood to uphold the honour of our mother tongue Bengali, we say Bangla. That very day 21st February has been given the status of International Mother Languge Day by the United Nations.

So you can see, although we were a peace-loving nation, we had to suffer lot of political turmoil. History of my country has been glorious and frustrating at the same time. After independence, most of the time, we had been ruled by the military juntas supported by the big power houses of the world. Since 1990s, we have a so called democratic government with a short break in 2007-8 when a military backed non-elected government was in power. But the ruling class in the country are the flag bearers of the foreign game makers. We said ‚bye‘ to colonialism in 1957 but we still  bear that history in our blood. In the name of humanitarian and development aid,  colonialism has a strong presence in the country. Only 64% of the people can write their name and by dint of that we claimed that we have 64% literate population. For its strategic geo-political position, Bangladesh is in master plan of the super powers. So we are often impacted by the global politics.

As an economy, there is an ever increasing gap between haves and have-nots. Exploitation is pervasive across the society. It denies my people to achieve the full quality of human being.

But the beauty of the nation is that it does not complain that much. The influence of sufism and Baulism ( The Baul are a group of mystic minstrels from Bengal which includes Indian State of West Bengal and the country of Bangladesh. Bauls constitute both a syncretic religious sect and a musical tradition. Bauls are a very heterogeneous group, with many sects, but their membership mainly consists of Vaishnava Hindus and Sufi Muslims.) This makes my people indifferent to the worldly life. They have been more spiritual than religious. But the recent development of religious fundamentalism has left its marks on it also. Last few years, numbers of writers were killed; scores are in threat. State has also been restrictive; banning number of books, arresting writers.

It is all related to my poetry. I want to internalize them in my poems in poetic way.  The colonial trauma, political conflict, extremity, pervasive exploitation of my people, the global game of power structures, everything that is taking place in the world and outer side of the world, I want their share in my poems. I want to get them from their deeper surface. I want to decode their meaning only to encode them into different meaning. So, my poems are not a political blog. I am political and apolitical at the same time. I lead the  life of a middle class but I dream someday proletariats will come together and kick me out from my comfort zone. They will set fire on my writing table. I want to see whether my words survive in that fire or turn into ashes. My poems are all disguised, self-deceiving prayers; spirituality of a non-believer. .       

One of the ways in which you are concerned in your country's litteraty and political life is your implication as an editor – can you tell us more about your activities and the litteraty scene  in Bengladesh?

Shuhrid:  These last 16 years, we have been publishing a little magazine called Shirdanra (Backbone). I am one of the founding editors of the magazine. We run it as a teamwork. Now Ahmed Nakib and Laku Rashman are my co-editors. Both of them are prolific poet and film maker respectively. We have also a like-minded publisher here; Ulukhar Publications. Our friend Sagar Nil Khan, the owner of the publishing house publishes books from the off-beat writers only who write only in little magazine and ignore all temptations to be a writer in the so called mainstream literary scene.So far I know Ulukhar is the only publishing house in the country who are doing this for the off-beat writer; taking risk of financial loss.

Frankly speaking, I am not satisfied what we have done so far with the magazine. In Bangladesh, stake of literature in the society is not that significant now. Let me quote Hanif Qureshi: once there was culture now there is shopping.This will be a little bit exagerated for my country though, with huge number of people under poverty line. But the influence of a consumerist society is very much present there. We failed to provide proper education to the larger number of people. So they do not bother about poetry. The rest, the so called educated people do not want to think any more. They need cheap entertainment which does not require thinking. They have television and facebooking for their entertainment. People are getting themselves more into religion at the same time after 9/11 phenomenon in USA. A strange combination of an emerging economy in the time of  pervasive open-market culture.

Mainstream literature is also influenced by that. Additionally, it is controlled by the populist media houses in Bangladesh. So the mainstream literature is serving the purpose of the market.

ShirdaNra wanted to be an alternative platform for the young writer. We expected them to be angry and explosive coming up with fresh thoughts and energy for the society. Not only content wise , our expectation is that young poets will also come up with avante-garde form also. As our purpose is not to serve the market rather creating  critical voice who will challenge the establishment, we are somehow, marginalised on the literary scene. However, we are not frustrated yet. As an editor, I can see my magazine will remain the alternative platform for the potential writers. 

If you had to give a definition of poetry, in few words, what would it be?

Shuhrid: Poetry, to me, is the bleeding expressions of a wounded soul. The soul is wounded because it has been denied to be completed itself. Poetry is a thrust for the cosmic beauty. But the world has set lot of walls before our eyes to stop us to see it in full bloom. Our souls try to it push it again and again and got wounded. Without the light of the cosmic beauty it remains incomplete. It cries. We name the tears of the soul as poetry.

On the other hand, poetry to me is also a magic mirror. When I stand before it I can see a pre-historical shrewed and self-deceivng killer being. That’s me who has lost power to love even himself. Other end of the mirror, denying the heat of the burning mercury, beauty waits to embrace me. To reach in her arms is my ultimate goal. But the mirror is so magical it will never allow me to  pass through it. Poetry is not the beauty herself; she is the promise of the beauty never met.

1) Recours au Poème defends the idea that poetry is at the same time a political action and a revolutionnary metapoetics – waht do you think of this position (and you can be in complete opposition to this idea)

Shuhrid: I support your position to some extent. Everything is political. Poetry is the essence of that `everthing`. So it has no other way but to be political. Denying this fact is inhumane. But the important question is which politics are you defending. Poetry can be used as an exploitive tools also. It can be used against man kind and nature like other form of arts i.e. example films.

In relation to this and to revolutionnary metapoetics, I wish I could read you my latest book came this February. The English translation of the long poem is „The Emerging Deathcamp“. Content wise it is very much political. It deals with the theme of the current pervasive inhumanity world wide and my country. But at the same time it is an ambitious project of the poetic form itself. It has challenges the traditional form of poetry. No, it is not experimental. It is more than that. It has started with an traditional rendition of muse but after that it went mad. It has used canvassing of a street hawker (seller), case studies of research project, cinema’s dialogue and collage and montage, parts of novels, pointilism of paintaings and so on. Unfortunately, the poem is untranslatable; it is full of local reference which will lose its strength in translation. It happened to translations of my many poems.

2)    "Where danger grows, there also grows what heals" says Hölderlin – Do you think it is still topical?

Shuhrid: That is natural-- beauty of the nature. That’s how nature keeps it balance. But nowadays we are trying to outsmart nature. Nothing is secured in the hands of man. We are increasing dangers and preventing all the paths of healing. Poetry is the only healing system left in the world now. That is also in great  danger as people say. Few read poetry nowadays. So far as  I know,  Recours au Poeme had to stop its e-book project. I am not sure of the exact reason but I can guess absence of readers is one of the major reasons. In my country, known as very cultural and poetic, the best selling poetry books is printed only in 500. Yes five hundreds in the country of 160 million of people.

So I strongly doubt that the prophetic optimism of Holderlin is still topical. The only healing I can see now is destruction. Complete destruction of the so called human civilisation and an emergence of a new civilisation if we have still thirst for that.

3) Baudelaire wrote : "You can live without bread for three days – note without poetry ; those among you who pretend the contrary are wrong : they don't know themselves."Do you consider poetry the way Baudelaire did?

Shuhrid: I wish I could say that for myself. As a statement it is too strong that only a poetic god like Baudelaire can utter it. Let me quote from one of the poets from my language (Sukanta Bhattachariya; who died in 1947 at 21 only). He said, Oh poetry, I am sending you on leave now in the realm of the hunger, the world is prosaic; even the fullmoon looks like a grilled rooti (local round bread). 

I can live without bread for three days, of course, if I get rice istead. Ha ha ha. But I can survive so many days without poetry. As an art form, I am more interested in film than poetry. Unfortunately, I cannot make films. I can only write poetry, imperfect poetry, to be more specific. Any day I can stop writing poetry and go for slave business like Rimbaud, the first visionary. In the slave market, my first business could be to sell myself. But when I look back on myself, that is what I am doing every day. Selling myself in different form in the name of maintaining a family, having peace in the society, trying to be a good citizen and a benefitted consumer of a global market where you always  ‚buy one get one free‘.

At the end of everything this is again poetry that reminds me that I am still a human being and one thing is still left to sell.That is my wounded soul which instructs me to write poetry or read it in the middle of the night after watching political talk shows, academic debate on genocide and illegal migration on television channel and pornography on the internet channel. For many days, life has been channelised, partial and deformed. I am not sure if poetry has that much relevance to it.

But I completely agree with the last part of the statement when Baudelaire says: they don;t know themselve. I am one of ‚them.‘ And I love Baudelaire.

4)    In one of his songs, Leo Ferré says " contemporary poetry doesn't sing any more, it crawls (...) At the school of poetry, one doesn't learn, BUT FIGHT". What about you?

Shuhrid: I was a student of English literature. But thanks to my teachers and institutions I learnt nothing about poetry there, other than some jargon. I will never go there again. If I would have to go back to school, I would love to fight instead of preparing my assignments. I want to learn from life. And life is full of chaos. Having a fighting instinct can be helpful there. History of poetry is a history of revolt. If you are a good and obidient student of the school of poetry, then you stop or abort the terrible birth of a new poem; you mere repeat your grand—poets or parents in that case.

5) And in the end, could you answer the  question : "Poets, what for? "(Heidegger) - on the same line as this sentence from Bernanos "Poetry, what for?"

Shuhrid: I am not that much interested about poets. I don’t see them different from other people. In that case, I would love to repeat Mr. Heideggeer in different way, „man, what for?“. However, I am very much eager to go deeper in to the question „Poetry, what for?“. In the current world, poetry has a role. The prime role of peotry is to sabotage. Sabotage the  set code of the world, the set language that shape and governor our consciousness and subconsciuosness. The role of poetry is thus anarchic; disbeliveing everything that civilisation want to preach us. Then a space for real creativity will emerge and poetry will be able to sing for the muse gain. The comprehensive meaning of life is somehow stagnated now. We are repeating and imitating ourselves. Poetry can reveal the real truth about life to inform us that this is not ‚our‘ life at all. We are living the life of others. In the dysfunctionality of grand philosophy including religions, poetry is left alone to tell us about that life we wanted to enjoy but never get them in life-time. 

*

Shuhrid Shahidullah (born in 1975 in Kushtia, Bangladesh) is one of the freshest and most powerful voices in Bengali poetry scene in the new millennium. He has published five collections of poems until now. His first collection of poems (Autobiography of the God) was published from India in 2001. His poems and other writings are part of his ‘movement’ against the literary and cultural establishments.  Shirdanra ( Backbone), a little magazine co-edited by him has become an influential platform for the young and avant-garde writers in Bangladesh. He also translates regularly from the works of the world literature. Lately, he translated and published a special dossier on ‘90s generation of Romanian poets along with other European contemporary poets. His major translation in bengali includs Letters to A Young Poet by Rainer Maria Rilke. Currently, he is working on his first novel and translating The House Made of Razor Blades by Linda Maria Baros. He is also working now with french poet Marilyne Bertoncini for his upcoming bilingual (english, french) anthology. He was invited to present his poems in Paris International poetry festival in 2014. La Traductere, the official publication of the festival published his poems in that occasion.

Shuhrid has a Master degree in English Litterature from University of Calcutta, India. Currently he is working in Bangladesh office of NETZ, a Germany based development organisation, to facilitate livelihood, education and human rights support for the extremely poor households in Bangladesh.




Un regard sur la poésie Native American (1)

Une chronique qui dure, et qui permet encore à nos lecteurs de découvrir des merveilles, des poètes et auteurs engagés dans une réalité sociale et économique que Béatrice Machet nous fait appréhender à la lumière de leurs œuvres. ce premier épisode est paru sur Recours au poème en février 2013. 

∗∗∗

 

La poésie de Diane Glancy

Auteur prolifique, Diane Glancy est née en 1941, d'un père Cherokee et d'une mère d'origine Germano-Anglaise. Comme tous les métis "Indiens" devenus écrivains, elle reconnaît que c'est la culture Indienne qui l'a le plus nourrie. Diane aime à dire qu’elle ne cherche pas à prendre la parole, mais à la donner à ceux qui ne l'ont jamais eue, afin de leur rendre la voix, afin de réécrire l'histoire trop souvent transmise au travers du filtre d'anthropologues ou d’ethnologues conditionnés, déformés par les a priori, n’offrant d’interprétations que celles attendues d'une culture blanche dominante et oppressive. Diane écrit de la poésie, des essais, des scripts, de la fiction. Elle a reçu de nombreux prix littéraires. Elle est professeur Emérite de l’université Macalester de St-Paul dans le Minnesota, où elle a enseigné la littérature Anglaise et Amérindienne. Elle pense que la salle de classe est une embarcation prête pour un voyage, un endroit où ses étudiants et elle-même prennent des risques et repoussent des frontières. Actuellement, elle vit dans le Kansas auprès de sa fille et de ses petits-enfants.

Disponibles en Français : Pour Iron Woman, aux éditions Wigwam
                                         Cartographie Cherokee, aux éditions de l’Attente.

Job 13 :15--  Briseras-tu la feuille à la dérive ?

Boucle  

Un pinson qui apprend le  mauvais chant a des ennuis. Apparemment, de temps en temps, au lieu d’apprendre le chant de son propre père, un pinson mâle apprend le chant d’un voisin ; chaque trente-six du mois, il apprend la chanson d’un voisin qui n’est pas de la bonne espèce.   
Jonathan Weiner, Le bec du pinson.

Une fois les feuilles sur un arbre
elles seront envoyées à terre vers ce qui
inconnu d’elles
boucle leurs bords.

Elles n’appartiennent à personne
qui soit de leur propre espèce.
L’ombre du cheval
est une feuille, disent-ils
ratissée jusqu’au sein de leur décomposition
laissant le soleil dans la cour
courir
brisé.
Si vous alignez toutes les feuilles tombées
combien de fois feront-elles le tour de la terre ?
Qu’est-ce qu’un cheval ?
Une feuille ?
La signification de briser ?

Miniature Américaine

Elle est
plus petite que
l’histoire, son
acte de naissance non
enregistré. Comme
elle est sévèrement
capturée
par l’huile sur
un petit médaillon
ovale, cheveux
séparés
depuis le milieu,
attachés derrière
la tête
pour tenir
ses oreilles
ouvertes à
sa voix à lui,
qui est
quelque chose comme
un trottoir
encroûté après
la chute du grésil sur
la neige. Sa propre voix
est une
pile de feuilles dont les
langues sont
veinées et
fourchues après
les guerres Indiennes,
farcies dans
la marionnette
de sa
bouche, une
chaussette-singe tordue
et nouée
en une
forme qui n’est pas
la sienne.

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Ajustement

Pour  que son portrait s’adapte à la pièce, elle a fait la maison petite, les chaises petites, le divan. Elle a fait les enfants petits, comme des chaussures séchées qu’elle aurait passées au four.
                                                                                                                                                            Nos sorties au musée ; les halls et les pièces vides, les hauts plafonds, l’endroit vide de meuble : l’imaginer petit, disait-elle, si petit qu’elle pourrait tenir  le musée dans sa main. Regarder seulement la collection de miniaturistes : George Catlin, John Copley, Thomas Cummings, William Dunlap, Charles Fraser, George Freeman, Robert Fulton, Ann Hall, Henry Inman, John Jarvis, Edward Malbone, Anna Peale, James Peale, Henry Pelham, Gilbert Stuart, Thomas Sully, Benjamin Trott, John Trumbull, Benjamin West, Joseph Wood; leurs portraits punaisés là; il y en eut d’autres beaucoup d’autres, leurs petits pinceaux comme des feuilles dans la forêt où les arbres sont trop nombreux pour en faire état dans un  endroit petit comme celui-là petit comme il est.

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Remuda  II Procession

Les bestiaux  grimpent la rampe
traînant leur croix.
Leurs voix telles des chants grégoriens
s’élèvent vers le ciel bleu,
les nuages froids.
leurs yeux sont blancs et larges.
Les vaches flamboient.
Elles iront sauvages au paradis
où des places sont installées
dans des tentes ondulées
avec tables et chaises pliantes
avec  des écriteaux portant leur noms.
Un poisson sera attaché sur leurs têtes.
Elles tiendront leurs cornes dans la gueule.
C’est la foi par conséquent
qui vient
élever les morts.

Driving  Conduire

Le problème c’est les feuilles et le ratissage
de la mémoire est un acte faisant se dérouler ce qui tombe ici

L’objet vers lequel le râteau se déplace
n’est pas ce qui se trouve ici
mais un verbe à la suite du sujet des feuilles
qui désigne les feuilles comme son objet

Le grand érable dans la cour plus large que la cour
couvre aussi la cour du voisin mais ses feuilles tombent dans la vôtre
vagues après vagues elles ondulent sur la pelouse
la cour nue s’ouvre au soleil que l’arbre
réquisitionne en grande partie

Le problème c’est les feuilles elles viennent chaque année sur l’arbre
et tombent dans la cour et tombent
elles changent du vert au rouge ou du vert au jaune
peut-être quelques-unes brunes comme un feuilleté dans le four

Une feuille a le goût de crème glacée
si vous mangez du raisin avec

Les feuilles ont l’odeur des noms elles
déroulent la mémoire de l’automne
le problème des feuilles
est l’objet direct de la désaffection

Une fois vous avez donné des feuilles à votre belle-sœur
pour son anniversaire
votre frère a dit comme s’il n’y en avait pas assez dans la cour
mais elles étaient rouges et son anniversaire tombe en automne

Pendant que vous tirez le râteau
vous recevez le paquet de ce que vous pourriez appeler courrier
à récupérer

Ratisser fait arriver d’autres noms
pelouser par exemple
qui pourrait être un nom ou un verbe potentiel
du genre des feuilles pelousent la surface de la cour

Et si votre place au paradis dépendait des feuilles que vous ratissez ?

C’est la non fiabilité des mots
leurs sens pareils aux feuilles qui tombent               
selon des motifs déconstruits par le vent qui pousse
toutes les feuilles du voisin dans votre cour

Pendant la nuit vous entendez les griffes des feuilles courir
dans la rue
elles s’accrochent à votre porte et tentent d’entrer

Les guerres ont commencé avec des feuilles

Dans les rêves parfois vous ratissez dans l’après-vie
les feuilles ne manquent pas de tomber
vous vous rêvez comme une série de ratissages

Une fois les voisins ont essayé toute une journée de charger une jeep
avec  plus qu’elle ne pouvait contenir
ils arrangeaient et réarrangeaient
et rien ne pouvait changer l’espace libre dans la jeep
sauf la pensée que  la vie est une série
de bagages
pour laquelle le véhicule est plus petit que la charge qu’elle doit transporter

Les feuilles sont-elles uniquement ratissées en Amérique ?

Vous pensez à l’Allemagne
d’où une partie de vos ancêtres sont venus depuis la frontière ouest
d’une forêt
des râteaux dans les bateaux ils ont traversé l’océan 
parce qu’il y avait plus de feuilles en Amérique

Le problème c’est les feuilles
les vagues empilées avec elles
continuellement déversées sur le rivage

vous conduisez votre voiture au travers de feuilles qui courent dans la rue
de la façon dont les crabes déguerpissent

Vous avez vos repères
dans les voitures que vous conduisez à travers les feuilles en Amérique
les petits amis des Impalas pesant deux tonnes
la remorque verte de la gare
et la brune que vous écartez de la voie du mariage
Un mot est plus que le son qu’il produit
au passage de l’air poussé par la bouche
il tombe comme des feuilles sur l’oreille

Le problème c’est les feuilles vous ne pouvez pas vous éloignez d’elles
elles peuplent la cour comme des squatters que vous devez ratisser

Si la neige tombe dessus elles resteront tout l’hiver
et tueront l’herbe en dessous
avez-vous bougé une plaque de feuilles ayant gelé
tout l’hiver
avez-vous vu le sol en dessous de la plaque ?
Le problème c’est les feuilles qui tombent et tombent chaque automne
elles dormiraient dans votre lit si vous les laissiez faire

Vous entendez l’océan pendant que vous ratissez
mais plus que l’eau  c’est le ratissage
de la première voiture que vous avez possédé en propre
vous étiez mariée et  jeune mère
vos voisins un couple de militaires à la retraite
vous avait vendu la voiture qu’ils avaient ramené de Californie
une Ford verte de l’armée rouillée par l’air salé et par l’océan
bordant la base militaire où ils étaient stationnés
et votre mari l’avait achetée pour que vous puissiez aller
faire les courses

Cette voiture est parmi les feuilles que vous ratissez
les vertes feuilles devenant brunes

L’importance des feuilles quitte le désir
amer dans la cour
le son du ratissage à travers elles
le fracas d’une ancienne bataille
les feuilles fuient le râteau et  se retirent

Et si la façon dont vous ratissez vos feuilles est celle dont vous traitez les nations ?

Sans savoir pourquoi vous vous souvenez combien vous vous vouliez conduire le camion aspirateur de feuilles qui vous faisait passer par les vieux quartiers voisins
vous les appeliez avec le ton du vendeur de glaces
et les feuilles couraient
attention disiez-vous et vous les regardiez s’écraser
dans le paradis des feuilles que vous saviez là

L’Illiade en fait parle de feuilles
la longue guerre entre les Grecs et Troie
Don Quichotte était une feuille
les matadors depuis l’Espagne
dirigent les feuilles dans les rues en jouant des castagnettes.

Granted   Accordé

Court avertissement pourtant
vous saviez que cela viendrait
sol (nu)
feuille (ratissée)
arbre (avec branches)
si chéries
les distillées
bien que n’étant pas parmi
(dehors) nations
le nettoyage
un compost
un genou de feuilles ratissées
laisse-moi m’y assoir
(toute) l’ombre
d’hier
vous pouvez
passer la main (au travers).

***********************************************

Les feuilles s’écrasent sous le râteau de leur mouvement

L’histoire (américaine)
tire une boulette __________
à la tête
couvre les sentiers de la guerre
les massacres
les territoires lotis
maintenant ré-empile
les feuilles empilées (sur elles-mêmes).
Redonne à la terre son ancienne apparence
celle d’avant la chute
au-dessous
il y a des sauvages
qui dansent
au son de leur musique.

********************************************

Pousseurs de feuilles

Tout au long des années les feuilles sur la pelouse
ratissées je ne peux m’empêcher de penser
que nous donnons nos vies
à leurs rouges manteaux
à venir
tellement de combinaisons
dans ce qui ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
un tout ayant de la valeur
nous apprenons pour finir
les couloirs des arbres
le petit (auto) portrait
des feuilles.

*********************************************

Parce que c’était sur eux

il lui fallait marcher sur des dalles de marbre qui faisaient mal et qui étaient également glissantes.
Parce que sa maison était un sol de marbre dur comme des vagues, parce que les dalles avaient des tourbillons de verre en elles elle les vit comme des milliers de Terres. Et parce qu’elles étaient sous ses pieds, les nuages vinrent et vécurent dans sa tête. Les Etres Tonnerre et l’Eclair. L’Eclair d’abord parce qu’il était plus rapide. Langue de serpent zigzagante. Les Etres Tonnerre plus lents parce qu’ils étaient chargés lourdement du bruit de l’Eclair. Tonnerre . Tonnerre, disaient les Etres Tonnerre. Ils grondaient  depuis sa bouche. C’était la haute atmosphère. Les nuages des essaims d’abeilles dans sa tête. Les Eclairs tirés depuis ses yeux. Il faisait craquer les dalles de marbre jusqu’à ce que les tourbillons terminés par une queue s’élèvent hauts par-dessus les cieux dans sa tête. Loin au-dessus des vagues au sol pareilles à des lames de verre si brisé qu’elle ne pouvait séparer les morceaux les uns des autres. Tous lui hachaient les pieds alors qu’elle allait sur les terres brisées. Elle versait son sang. Alors que les Etres Tonnerre tempêtaient depuis sa bouche.

*******************************

Grosse légume

La femme a perdu prise. Elle boit
du 7-Up quoiqu’on veuille que cela signifie.
Oh  Seigneur. Une épaule déboîtée.
Un Figolu. Et pourquoi doit-
elle être tremp’ejaborée ?
Pas dans le ton non plus. Vous pensez
qu’elle aurait rectifié maintenant.
Sa propre langue. Son propre espace.
Bénie soit-elle. La femme a vécu comme une
abeille de ruche. Une palissade binée.
Dont la vie est un jour de lessive avant
l’électrification des campagnes. Dont les changues
s’élèvent contre l’aube. Bénissez son un-jour-
libérée. Son ouplala. Roule-
nationale
. C’est encore devant elle.
Son sniff-encombré. Bing-de-hanche. Pow Wow.
Toutes ses fiestivités.

• Ouplala pour Opila, cérémonie d’action de grâce, de give away chez les Sioux ( Lakota)

Squaw

Une squawl une squawk ou bien entre. Je le serai donc.  Ramasse la terre roule-là sous un buisson à proximité du champ de maïs labouré. Je peux dire comment prendre en charge le langage, souffler dedans comme dans un sac de papier kraft, le frapper de mes mains. Je suis le reste après la division de mes numéros qui ne tombent pas juste.  Pas la voix de l’absolu ou de l’agression, mais voici ma gamelle, haka, voici ma gamelle.

Poèmes traduits par Béatrice Machet




Le scalp en feu (1)

La première livraison de cette série de chroniques que nous devons à Michel Host a été  publiée dans le tout premier numéro de Recours au poème, le numéro 1 de en mai 2012.

∗∗∗

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente, dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre six fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, son auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ouvrir à chaque fois toutes ces fenêtres ou quelques-unes seulement.

UNE PENSEE

« La poésie n’est jamais fictive ». (Frédérick Tristan)

Même négative, cette tentative de définition de la poésie est une des plus profondes parmi toutes celles que j’ai rencontrées. On la relira dans Le retournement du gant - (Entretiens avec Jean-Luc Moreau, p. 73, Fayard, 2000).

Il me faut faire un ou deux pas de plus.

Oui, bien entendu, la Poésie de l’un ou l’autre, tel ou tel de ses poèmes, avant que d’être écrits, puis figés dans les pages d’un recueil, ont d’abord tissé un lien profond avec son existence, sa temporalité sur terre, ses amours, ses goûts et ses dégoûts, ses révoltes... En somme, ce que l’on résumerait par l’expérience, la part non-fictive de l’homme, de la femme qui se sont déclarés poètes.

Mais s’ouvrent aussitôt un champ de mines et le jeu de vie ou de mort. De ce lien, de cette expérience, le poète peut n’avoir fait que le théâtre de ses opérations intimes, le lieu où, habile stratège, avec plus ou moins de discrétion il sollicite l’admiration de ses généraux et celle des généraux qu’il aura vaincus. On résume cette position, d’ordinaire, par poésie nombriliste. À moins qu’il ne s’agisse de poésie imitative, car il n’est pas exclu que le militaire des Lettres s’inspire d’autres stratèges des temps anciens, les Gengis Khan, les Alexandre, les Scipion, les Napoléon du verbe poétique… Que n’est-on capable de faire, en effet, pour être encensé ! Souvent, cette poésie-là perd ses bras, ses jambes et sa vie sur les terrains où elle fait mine de combattre. Elle périt car elle est périssable.

 L’autre cas, plus rare il me semble, est celui du stratège qui n’entre en lutte, en poésie donc, que pour sauver les siens, je veux dire les hommes. On ne sauve qu’en ralliant les peines de tous, les enthousiasmes de tous : en partageant, en somme. C’est dire que cette « expérience », cette part non-fictive, est hautement transmissible et clairement à transmettre. Partagée, elle n’est plus fiction de soi. Qu’elle s’appuie sur la beauté ou l’horreur, l’amour ou la détestation, la colère ou la célébration, qu’importe…  les combattants, et derrière eux la foule, passeront à travers le champ miné et tout le monde restera en vie.

 LE POÈME

C’est « La chanson des cheveux dénattés » de Jaroslav Seifert, poète praguois, tchèque et universel, parue dans le recueil Le concert en l’île et autres poèmes, publié en traduction[1] chez Belfond, en 1986, avec une préface d’Hubert Juin.  Seifert reçut le prix Nobel de Littérature en 1984. Ce n’est pas pour cette raison que Le Scalp en feu le met en exergue, mais parce que son engagement ne fut pas de façade et que la vie est au cœur de sa poésie.

Hubert Juin nous en dit ceci : « Pas de tumulte, ici. Pas de rhétorique éclatante ou indue. Pas d’éclat, justement. Cette mesure partout appliquée est plus terrible que les cris. C’est ainsi, je crois, que chemine la poésie de Seifert, s’avançant dans la profondeur. Elle a partie liée avec le quotidien, avec l’homme de tous les jours… »

- Donc, pourquoi Seifert ?
- Eh bien… « la profondeur »… « le quotidien »… « l’homme de tous les jours »…  Nous tous.
- Et pourquoi ce poème et non un autre ? 
- Pour la Femme, qui se trouve en son centre. Pour la beauté Femme intime, sa beauté cosmique.
 

La chanson des cheveux dénattés

Sans talons, dans des pantoufles de vair doux
bougent des jambes de femme.
Mes yeux refusent le sommeil.
Quand elle a rejoint la fenêtre, elle s’est assise
dans ses pantoufles de vair doux.

Elle cache son foulard de soie, plus lourd de quelques larmes,
là où il fut auparavant.
Combien pèse une larme ? Cela fait rire !
Comme est pesante cependant la solitude d’une nuit plus lourde de quelques larmes.

Il pleut en silence, le cheveu de son parfum
vers les rondeurs de ses épaules de colombe,
et le peigne soulevé par la main
regagne en descendant la tresse
des cheveux de ce parfum.

Elle couvrira la tempe de sa beauté,
Sous la cambrure d’un bras. Légèrement,
pour la nuit, elle refait ses tresses défaites il y a un instant,
sur la tempe de sa beauté.

 Jaroslav Seifert

 LE POÈTE

Gaston Marty est le Poète.

Non parce que je l’avais rencontré, il y a des années aujourd’hui, sans m’être douté de rien. Il ne m’avait pas donné alors l’occasion de deviner quoi que ce fût. Il fut mon professeur de pédagogie de l’espagnol, langue et culture que je m’apprêtais à enseigner pendant des dizaines d’années. Il pratiquait, ô combien ! son métier, j’apprenais le mien. C’est une autre rencontre, celle que je fis des Éditions de l’Atlantique, sises à Saintes, en Charente-Maritime, qui me permit de le retrouver : il y publiait des recueils de poèmes. Nous refîmes connaissance sur cet autre terrain, comme dans une « autre vie » qui s’ouvrait.

En premier lieu, je reprends ici des notes que la revue en ligne La Vie littéraire avait accueillies lorsque ne lui avait pas succédé encore La Cause Littéraire. Et aussi j’y détaille un peu plus les circonstances de ces retrouvailles inattendues.  

En second lieu, je citerai quelques poèmes de Gaston Marty, qui nous parlent de l’ici et du maintenant, mais aussi de l’hier et de l’ailleurs.

 I – QUATRE SAISONS UN DÉSIR  de Gaston MARTY

Aux Editions de l’Atlantique, Collection Phoïbos, 2009

Gaston Marty fut mon guide lors de la préparation de concours destinés à faire de moi un professeur d’espagnol, il y a de cela quelque temps ! C’était à Orléans. Un heureux hasard  - ma rencontre avec les éditions de l’Atlantique, précisément – a permis que nous nous retrouvions. La France est petite et grande à la fois : ce maître excellent était donc aussi poète ! J’aurais bien dû savoir que, pour beau et exaltant qu’il soit, le métier de professeur (c’était ainsi qu’il était alors, et j’espère qu’il l’est resté en dépit des bruits sinistres qui courent ici et là !), s’il fait dans bien des cas la totalité d’un homme, lui ouvre cependant assez de portes pour qu’il puisse, s’il en a la force et le désir, se réaliser dans une vie plus ample, à d’autres mesures.  Je suis donc reparti sur la piste de Gaston Marty, elle me conduisit vers le sud, là où il vit désormais, occupé d’une revue de création littéraire - Souffles -, et de sa propre poésie. Son recueil des Quatre saisons n’a rien d’horticole et tout de ce plus vaste désir. Son éditrice présente ainsi sa poésie : « [Elle] est pleine de compassion et d’humanité…  celle qui s’interroge et interroge le souvenir. Il faut y ajouter une langue parfaitement originale et des images qui nous enchantent, faisant vibrer en nous la mémoire perdue. » (Silvaine Arabo).

Une langue, oui, et qui sonne, claire, sur ce temps du souvenir, parfois d’une nostalgie vite rappelée à la tenue, à la noblesse discrète de l’allure et du dire… Genio y figura ! – quelque chose d’espagnol peut-être,  de simple et d’essentiel :

La vieille femme se tient buste droit
…………………………………………………
Je savais en sa cuisine trouver salon
Aux reflets de feu sur mosaïque gauchement réparée.
Table aussi que l’on touche à regret
Par peur de blesser la nappe et défleurir le temps.
Accourez maison inachevée mémoire fidèle
La femme étiole les fleurs changées de vase faux cristal.

On le pressent, plus que les quatre temps de l’année, c’est le temps tout entier qu’emportent avec eux ces vers d’autant plus libres qu’ils se vêtent de rigueur et fuient toute emphase. La force en est telle qu’ils nous emportent aussi dans ce temps élargi, même ceux d’entre nous qui n’en auront respiré que de lointains effluves, ou même n’en auront rien respiré. Sa poésie me semble avoir été de longtemps densité, cristallisations, prises secrètes dans et sur un réel sans cesse à saisir, énigme de nous-mêmes que l’énigme d’un tour inattendu tente d’ouvrir pour nous le révéler. En témoignent ces distiques bleutés et suspendus, dans l’attente des lectures révélatrices :

Il n’était plus ici rumeur de ville
mais pierre bleue un extrait de jour et nuit

Cassant comme une falaise dussent y foisonner les nuages
je m’essayais à ce bleu brusqué ou sans trouble

Parfois enfoui bleu de la plus belle eau
et en sa qualité la remontée des oiseaux

Haut nouage (2001)

Dans l’attente du miracle d’adolescence, de ce que le jour déraille enfin, de ce que nous nous appropriions un autre monde, celui du partage, son visage et notre autre visage… Ainsi dans les proses brèves de « L’onde et la braise » (1988) : « On nous dit de partager mais quelles miettes si par escapade nous découvrons de quelle rivière sourdent les verdures aux visages de feuilles. Il suffirait j’imagine de supplier le monde d’entrer en poésie ou suivre au matin délié la bruine alliant prairies pelouses cœur des sarments pour qu’entre nuit et jour réverbère et soleil émergé le train de l’aube brise ses aiguillages. »

Faisons retour à ces « Quatre saisons un désir » que viennent de publier les Éditions de l’Atlantique. Ce pourrait être notre livre d’heures, celui des heures condensées, rassemblées, d ‘une existence qui suit son tracé aventureux quoique posé, méditatif et songeur. Non livre de prière  - encore que la vie demande qu’on la prie de nous laisser la goûter pleinement -,  mais livre célébratoire, sous sa tenue de travail et de parade intime. En témoigne l’exergue, emprunté à Alain Fournier : « Au vent de cet hiver qui était si tragique et si beau ». J’y devine tout un siècle qu’on ne se résignera pas à jeter aux chiens en dépit qu’il fut si difficile. On y prit le meilleur dans sa soudaineté :

Nos danseurs jour et nuit de la Saint-Jean
n’avaient envisagé les mépris de plus tard
les horizons se couchant leur suffisaient.
Adolescence telle une rafale
et la pierre jetée dans l’eau sous forme de galet
repart de la surface qu’il caresse.

On y avança, en ce siècle-là, de cent façons, toujours en quête d’une forme nouvelle du destin, d’une espérance dans les mots mêmes des livres :

L’errance fut celle d’un piéton du sable
au rendez-vous de la voile conquise.
Sous la poudre volante crissaient rues platanes
parquets rues en beau désordre.
………………………………………………………..
Il nous revenait de rallier quelques livres suprêmes
avenues et appartements d’un exil tourné en résidence.
Pâques se complaît à intervertir pages et murmures
dormeuse buée regard fixe des mots.

L’exil est résidence. Brève et provisoire sans doute. Gaston Marty s’arrête et repart aussitôt. « Le parcours levé tôt apprivoise le lointain / une journée si longue nous verra ailleurs. »  Le secret est dans cette perpétuelle mobilité, qui aide à comprendre et accepter :

Il est jours tellement grenus que même
la chanson de plainte s’y perdra
jours étouffés dans la nuit.
Commandeur de la mer et la mort
le temps à dos d’homme se déshabille peu à peu
le temps se mêle à nos foules croisées
d’un air de léger compagnon.

Et si pèse l’inéluctable hiver, s’il convient de le regarder en face : « La suite va être un hiver sans échappée / imposant la pierre sous forme de pierre / ou d’eau gelée jusqu’à la profondeur des maisons.’, si « Le papillon perd dans nos mains la poudre de ses ailes »…, reste à se dépouiller de l’inutile « en un regard infini », à trouver « un verger aventuré aux frontières possibles », car « Arrive l’heure des temps pacifiés / s’épanche le suc de l’arbre qui craint la gelée / notre marche nous mène à des faubourgs orangés. »

Livre d’heures de Gaston Marty, oui, ou « Saisonnier », image d’une vie exprimée en ses quatre étapes symboliques, haute pensée, stoïque et espagnole quant à la profondeur, sensible et lumineuse tel un grand ciel variable, émouvante en son dire fluide et mesuré, au plus près du phénomène de notre existence prise dans ses frontières d’espace et de temps, mais libre celle-ci parce qu’elle se dit et s’écrit infiniment, heureusement :

Au milieu d’une puissante immobilité des choses
S’élèvent les feux tressés du bonheur.

                                      *

II - QUATRE POÈMES

(Extraits de L’ombre de partage)

Même sans signet l’œuvre s’épanouit à la juste page
puis deviendra un vaisseau d’oubli.
Une feuille emporte la feuille précédente
Il en est qui fuient devant l’auteur muet
poursuivi par les soleils.
Aidons les yeux très neufs à déchiffrer
les livres capables d’être suprêmes.
Pour qui choisit cet esseulement d’écrire
le libre texte se mire dans l’illimité
de l’après-midi.

                                      *

 Nous voici désertés

Nous avons eu l’insigne noblesse d’échouer
à flanc de gare et balcons à l’entour.
Une houle de trains ralentis enlace de loin
les maisons émergeant de brumes ensoleillées.
Simple passage ou arrêt durable le récit de branche
craque en sève glacée d’un printemps sans merci.
Bifurcation des rails essaimant à cette approche
ou débordant au-delà de la marquise.
Les trains immobiles boivent les saisons.

                                      *

Nous souhaitons à ce ciel volutes pour oiseaux
s’envolant des terrasses à l’envers des nuits.
L’espace se lève entre toits
et arrières de demeures
que la mer a violacées et défroisse.
Carrefour invisible entre les toitures
Divers élans s’y croisent
le temps d’une corolle.
Délectation de ne pas savoir où point le jour
tant la cour possède de façades vitrées.

                                      *

Cette distance nuage à nuage occupe
une belle part de l’après-midi
suscite village d’embarquement et abordages terriens
présence fragile de la voix.
Tellement le souvenir regroupe les visages
le temps reste en retrait
de part et d’autre de nos vies.

_________________________.

Gaston Marty a aussi écrit et publié: L’onde et la braise (La Nouvelle Proue, 1988) ; En cet azur de grises cavalières (Académie européenne du livre, 1991) ; Conteuse d’orage (Poésie sauvée, collection, 1995) ; Vers des faubourgs orangés (Ed. du Panthéon, 1995) ; Jusqu’au dernier soleil (Collection Lucarne sur, 1988) ; Comme un affût endormi (Collection Lucarne sur, 2001) ; Haut nouage (Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001) ; Quelques demeures inquiètes (Collection Lucarne sur, 2002) ; Une brassée au plus près du feu (Ed. Encre & Lumière, 2003) ; Visage de source (Littérales, 2006) L’ombre de partage (Souffles, 2008). Il a été couronné à de nombreuses reprises, entre autres du Grand Prix de la Compagnie des Ecrivains méditerranéens de Montpellier (1986) ; du Prix Comtesse de Mauléon Narbonne (1987) ; du Grand Prix de la ville de Béziers (2003)…

Toujours aux Éd. de l’Atlantique, prochainement, sera publié de Gaston Marty le recueil : À cette ville qui sut boire ses amants, sable et vent.

AUTRE(s) CHOSE(s)

Il m’a toujours semblé que la poésie, pour « tenir », doit tenir à ma vie, à mon être caché, puis visible, celui de mes songes et de mes actes. Elle tisse le lien de cohérence.

Bien qu’elle puisse y donner de belles images, de jolies musiques, sa demeure n’est pas la rhétorique.

                                      *

« Un grand corbeau traverse le ciel du XIIIe arrondissement. Il se dirige vers le Panthéon et les tours lointaines de La Défense. Il ne laisse derrière lui aucune trace, aucun sillage. Il ne le sait pas et le saurait-il qu’il n’en aurait cure. » ( Faits & Gestes, carnets, 2012 )

C’est en mars de cette année 2012. L’hiver va finir. Le ciel est dégagé. Je vois le corbeau et l’inscris en ma mémoire. Il s’éloigne, point se minusculisant dans l’espace blanc. Où va-t-il ? Où va-t-il si loin, si sûr de son cap ? Cherche-t-il l’introuvable vie ? Sait-il, là-bas, un port d’arrivée, un peuplier que seuls connaissent les grands corbeaux ? L’émotion me saisit de cette solitude infinie. De cette force aussi l’image me poursuit et me peuple.

                                      *  *

À propos des mauvais poètes : « […] évidemment, personne n’a jamais eu le courage de suggérer ce que l’on devrait faire aux petits oiseaux qui ne savent pas chanter et qui chantent quand même. Il semble ne pas y avoir de suggestion possible, à part leur tirer dessus. »

G. K. Chesterton, De la mauvaise poésie 

 Extraits d’un  « Petit Vocabulaire de survie, contre les agélastes et la timidité dans la pensée et le dire » - par Michel Host  (à paraître aux éd. Hermann) :

POÉSIE

Selon la Mère Michel, c’est  « le roc fertile. »

L’idée n’est pas son amie : « La poésie cesse à l’idée. Toute idée la tue. » (Jean Cocteau)
Ne pas la confondre avec ses succédanés : la pôôésie… la poézzzzzzie… la pwèzie… etc.

POÈTE

Platon contesta son utilité. Il s’est donc fait d’une grande discrétion, au point d’apparaître, dans nos paysages, sans plus d’importance que celle d’un bœuf ou d’un mouton : « Si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel. »  Baudelaire.

Si, selon Balzac, « madame de Bargeton s’était éprise du Byron d’Angoulême », c’est qu’il y eut bien plus de faux Byron que de vrais. Cette reproductivité du médiocre se reflète aussi dans bien des œuvres dites poétiques : « Ignorerais-tu, du reste, que les vers de nos jeunes rimeurs ont la faculté de se reproduire comme des lézards dont la queue repousse allègrement même si elle a été tranchée à la base ? » Ernst Theodor Amadeus Hoffmann.

 FEU(x) SUR DAME POÉSIE

LE POÈTE AVEC OU SANS RECUEIL

Il est plusieurs façon de faire feu : sur qui l’on attache au poteau : il y faudra tout un peloton d’exécution, d’ailleurs difficile à réunir ; et sur qui l’on allume les flambeaux pour voir briller ses joues, son front, ses yeux. Nous préférons user de cette manière. De la première, beaucoup moins, et s’il se peut jamais, quoiqu’il faille bien, parfois, que justice soit faite. 

« Dame Poésie » - ne signifie nullement que Le Scalp en feu ne traitera que de la poésie des poétesses.

« Le Poète avec ou sans recueil » - signifie que des débutants, voire des inconnus pourraient se voir ici scalpés sans plus de façons !

 Poèmes de Charo Rojo

Charo Rojo est madrilène, spécialiste de l’art et de l’esthétique, élevée dans la magnifique université Complutense. Elle a étudié l’avant-garde littéraire espagnole des années 1927-1932, le surréalisme, et que sais-je encore… Elle peint et sculpte, et son esprit s’est naturellement tourné vers la spiritualité, la méditation. Nous aurons l’occasion de reparler d’elle. Voici, en attendant, quelques-uns de ses poèmes récents.

EL NUEVO SER                                       

No es momento de destapar recuerdos
ni de recoger la arenas dormidas
que se perdieron en el camino.

No es tiempo de mirar hacia atrás
porque la lluvia ya no cae
sobre los campos del ayer
ni el sol riega con su luz
los templos que quedaron dormidos.

Pero sí es el momento de recibir letras
como luces entre dos manos,
luces como la verdad y el perdón,
compañeros silenciosos en  nuestro caminar
huéspedes necesarios del corazón.

Es el momento de levantar los ojos,
de escalar las montañas más altas
y desplegar nuestras alas.

Es tiempo de abrirnos a otro espacio,
de recibir al planeta Tierra,
de mecerlo 
y cantarle
y velar en nosotros sus sueños de primavera.

Porque acaba de nacer
en el despertar de los tiempos
lo diferente, el nuevo ser.

Charo Rojo

EN LOS DOMINIOS DEL CORAZÓN

Allí donde anida la música más clara
todas las palabras que aún duermen
el sueño de los hechos por nacer
me devuelven al camino de la infancia
al inicio remoto de mi Ser.

Estás en mí
y te llamo Verdad
Silencio lleno
Espíritu asistente y Guía
Espacio celestial en mi cuerpo.

Y te pregunto qué tengo que decir
qué palabras debe escribir esta pluma
qué silencio he de romper
para que los sonidos necesarios
para todos nosotros se pronuncien.

Aún mi voz se aloja en tu hueco
sin obtener respuesta
pero tu presencia me augura
capullos  recién florecidos
en este infinito invierno.

Todo es diferente en los dominios del corazón.
Los silencios son velas,  pequeñas chispas de paz  
calor puro, colores entre las sombras
verdades aún mudas o tal vez dormidas. . .
Y con solo tu presencia anuncias el despertar.

La Libertad lucirá  su blanca mirada
y nos dirá el porqué de los cuadrados unidos
rejas soldadas a nuestro ser
como si fuéramos tan solo ventana
ojo prisionero buscando el azul.

Nos dirá que somos  más que un buscar
porque  somos sobre todo acción
microcosmos divino
espacio donde luchan los contrarios
enfrentamiento inmemorial.

Nos dirá que somos además un fluir
un comienzo a cada nuevo instante
ese fluir que por encima de la lucha
reclama su alma de río
agua siempre nueva saciando nuestra sed de  paz.

La inmensa bondad nos envuelve
su calor atraviesa nuestra piel.
Solo al despertar llenos de luz
comprendemos el gran secreto
ése que solo anida en los dominios del corazón.

Somos vuelo
potencialidad
lámpara incandescente
la mano de Dios en la Tierra
aroma sagrado de eternidad.

Charo Rojo
____________.

N.B.
La volonté “internationaliste” du Scalp et du magazine dans lequel il s’insère fait que l’on ne traduira pas systématiquement les poèmes et textes ici publiés.

 

                                                     LIEUX DE POÉSIE

Lieu 1

La flaque sur le trottoir après la pluie
les moineaux y viennent boire
leur splendide étang

Lieu 2

Les Éditions de l’Atlantique – BP. 70041 – 17 102  SAINTES CEDEX

http://mirra.pagesperso-orange.fr/EditionsAtlantique.html

Les Éditions de l’Atlantique publient aussi la superbe et abondante revue : SARASWATI

Lieu 3

La revue
      
NOUVEAUX DÉLITS est régulièrement publiée par Cathy Garcia, qui est une poétesse que je considère comme l’une des plus grandes et lumineuses de notre époque. D’elle LE SCALP EN FEU sera amené à parler plus longuement dans quelque temps. Vient de paraître le n° 42 de sa revue (avril, mai, juin 2012) : on y lit l’aujourd’hui, l’urgence, le rire, les larmes, les charmes…
Aller sur le site : 
et sur : http://www.arpo-poesie.org/

 Fin de Scalp 1


[1] Traducteur : Igor Polach, en collaboration avec Hélène Angliviel de La Beaumelle.