Marc Tison : Sons et poésies qui s’enlacent

Cela fait des années que Marc Tison porte la poésie ailleurs, là où elle dévoile ce qui de la banalité de notre quotidien a été enseveli sous les habitudes. Il emmène le poème jusqu'au creux des jours, le rend audible, perceptible. Il rend audible cette dimension vibratoire qui fait de toute poésie l'instrument d'un lien entre nous tous, humains, par-delà le langage. Il fait de la poésie une expérience sensible qui emporte le lecteur/auditeur dans des univers à chaque fois renouvelés. Entre chant et diction, ce cadeau reproductible à volonté grâce au 33 tours qu'il vient de produire avec pour l'accompagnement musical Marc Bernard et pour la mise en œuvre graphique Jean-Jacques Tachdjian, est la suite logique de sa démarche, qui est celle d'un poète qui restitue l'épaisseur acoustique et vibratoire du poème et l'emporte dans l'univers de ceux à qui elle est ainsi offerte, pour que le partage soit consubstantiel de l'édification du sens, et au-delà, pour qu'elle atteigne à l'essence de toute poésie, la fraternité.

Pour quelles raisons mets-tu le poème en scène, en demeure d’être accueilli autrement par les gens ?
Le poème (j’enfonce une porte ouverte) est inséparable de la forme dans laquelle il se propose, qu’elle soit l’institution du livre et de l’imprimerie sur la page blanche, ou l’espace sonore et les mots qui y résonnent.
L’émotion, charnellement, est le prodrome du poème. Il se fabrique chez moi ensuite avec les mots et les langues qui viennent.
Là dans la dernière production parue en vinyle, les poèmes sont faits de matière sonore, de mots et de sons, mais aussi de matière physique. Le vinyle -l’objet n’est pas innocent-, et les affiches livrets, elles même fabriquées d’arrangements visuels.
Quel que soit l’outil de fabrication du poème (Textes pour revues et recueils, performances publiques, formes sonores, visuelles), si je regarde bien mon désir, l’intention est que ce poème renverse la frustration de ne pouvoir jamais transmettre l’exacte émotion qui a suscité le poème. Entreprise vaine s’il en est, mais l’intention elle ne l’est pas. Cela permet que l’objet, le poème, rencontre autrement, dans un cercle élargi, des groupes différents. Et j’ai besoin de ça, encore plus aujourd’hui dans ces moments de petites habitudes sociales et de replis sur des entre-soi.   

Marc Tison, 4 phonations flexibles, vinyle,  poésie musique et livret image ; musique de Marc Bernard, graphisme JJ Tachdjian, Mtmgmt, 2021.

Est-ce une manière de permettre au texte d’imprégner le quotidien des gens, de magnifier ce que la vie fait disparaitre dans une banalité qui élimine toute possibilité d’émerveillement ?
Dans ta question il y a l’éventail des réponses.
Oui bien sur, il y a que je vis très simplement -je peux dire naturellement- l’émotion quotidienne à travers, par exemple, l’odeur de la pluie sur l’herbe coupée comme aujourd’hui, une rencontre de hasard, un fait social signifiant, ou l’arrangement heureux d’une chanson, ou encore la vue d’un paysage. Le poème est là.
Alors oui le texte quand il se propose, mixtionné dans les sons vivants, et/ou dans les vidéos, c’est une façon de « faire la vie ».
Ces propositions sont autant de souhaits qu’elles rencontrent la matière sensible des gens, « les autres », dans des savoirs lire ou entendre les poèmes différents.
Même si les poète-esse-s aiment à être lus et entendus par leurs pairs, et les initiés, l’origine du poème n’est pas là, et ne peut jamais être légitimement là.
D’ailleurs, plus je me pose la question moins je sais, et moins cela m’occupe de savoir pourquoi j’écris, je fabrique, des poèmes qu’ils soient à lire, à entendre ou à voir.
C’est la vie « merveilleuse » comme ça, c’est le « ça qui est ça », des objets de l’émotion du quotidien. C’est surement en parti pour cela que je suis ailleurs des cercles habituels de la poésie.
Mes poèmes, et moi aussi, humblement cherchons surement et éternellement ce que Ferlinghetti nommait « The rebirth of wonder » - « La renaissance des merveilles ».  

Contre la mort 

Je me battrai contre la mort
Toutes les morts
A mains nues rouges 
Armées du soleil fou des solitudes célestes

 Je me battrai contre la mort
Jusqu’à effacer les disparitions
Dans la persistance sidérale

 

Extrait du EP "4 phonations flexibles" Textes voix -Marc Tison / Sons musiques Marc Bernard / Réalisation Pascal Gary.

Je t’aimerai comme avant la curée 
Avec la sauvagerie des perdants
La peur en gorge ficelée des cris
Tes sudations déversées dans mon ventre 
Seront mes psychotropes mes euphories 

Ma bouche écorchée embrassera à pleines dents
La nuque des bâtisseurs de ruines
Tes ennemis se videront de leurs sangs
Rendus blêmes
Tu auras le mien embrasé en recours

Je t’offrirai le si peu que j’ai de précieux
Mes organes vitaux
Mon sexe
Mon cœur
Mes poumons

 Et le mystère de la raison  

Je deviendrai quelqu’un de bien mieux

∗∗∗

 L’affolement des courbes

Ce sont les mains
Les mains
Les mains suivent la ligne
Elle paraît
Sur l’univers blanc  
Et au dedans
La métaphore du cœur
Le battement
On ne sait pas où
On ne sait pas où se trouve l’émotion
L’organe qui envahit l’ensemble

Ce sont les mains
Les mains
Qui le disent
En dessin dans l’air
L’affolement des courbes  

Un contre-jour
Des bouches se frôlent
La jambe enlace une taille
Le cou une paume les doigts 
Et les yeux
Le long des horizons s’étreignent
En échange les traits de contraste

 

∗∗∗

Il n’y a pas d’autre que moi

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi

Il n’y a pas d’autre homme que moi pour nourrir les oiseaux du jardin
Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour causer à mon voisin

Il n’y a pas d’autre homme que moi pour sauver le monde 

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour combattre l’obscurantisme trier les déchets

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi pour faire le ménage et advenir la paix

Il n’y a pas d’autre homme que moi
Il n’y a pas d’autre homme que moi dans la volition d’être un homme

 

Extrait du EP "4 phonations flexibles" de Marc Tison distribution numérique Absilone. Sons et poésies qui s'enlacent.

∗∗∗

 

Pierre

Pierres qui calent mesures d'usines
imbriquent des briques de terre de
pierres pierres rouges les murs des
maisons ouvrières des ouvriers
effacés dans le canton de Denain
désintégrés statistique sociale
troisième page des misères du
journal rouge maisons barricades
planches aux fenêtres et les murs
désertés rouges de pierres
s'effritent sans fin recyclées et
d'autres écrasées sans fin tapis des
sols d'autoroutes sacrifices des os
d'anciens locataires sidérurgistes au
RSA offerts à la condition de
poussières

 

Extrait de la lecture performance de Marc Tison textes et Raymond Majchrzak sons à Bereldange Luxembourg le 06 février 2019. Texte extrait du recueil "Des nuits au mixer" édition de "lachienne".

Présentation de l’auteur




Platero y yo : élégie andalouse pour narrateur et guitare, Juan Ramón Jiménez

Voici, la première édition intégrale, et en plus bilingue espagnol/français, et en livre audio de « Platero y yo : elegia andaluza para narrador y guitarra » ; Enfin pourrait-on dire, pour une œuvre singulière, d’une forme peu courante; œuvre musicale elle même réalisée à partir de l’œuvre littéraire éponyme « Platero y yo » de Juan Ramón Jiménez ; entreprise méditerranéenne s’il en est : poète andalou, compositeur italien, interprètes vivants en Roussillon, éditeur situé en Provence…

Nous présenterons brièvement ici l’auteur de l’œuvre première, puis l’œuvre poétique elle-même, le compositeur ayant réalisé, à partir d’elle, l’œuvre commune, objet de la présente édition et nous terminerons par la genèse de cette édition et une brève description matérielle de l’objet livre-CD lui-même.

Juan Ramón Jiménez, (1881-1958) est un poète espagnol d’inspiration symboliste, contemporain de Federico Garcia Lorca (1898-1936) et Antonio Machado (1875-1939) ; ils se connaissaient et s’appréciaient : Machado a d’ailleurs écrit quatre poèmes dédiés à Juan Ramón Jiménez dont un spécialement dédicacé à l’auteur de Platero. Juan Ramón Jiménez a reçu le prix Nobel en 1956, deux ans avant sa mort et a laissé une œuvre immense.

Platero · Clément Riot, Miguel-Angel Romero, Varius Artists - Topic.

Ce poète a développé l’idée de « poésie pure », une poésie habitée par un idéal supérieur de beauté et détachée de tout contenu idéologique, politique ou social… du moins explicitement. Jiménez se veut avant tout un poète du raffinement et de la nuance, et ses compositions sont souvent dotées d’une large dimension musicale. Poète non militant certes, mais néanmoins fidèle à ses idéaux humanistes et à la République,  à la fin de la guerre civile, en 1939, il doit, comme beaucoup, s’exiler ; il vivra aux USA, puis à Puerto Rico où il mourut en 1958.

Moins connu que Federico Garcia Lorca ou Antonio Machado, certainement parce que moins visible politiquement, mais aussi, très probablement, parce qu’il n’eut pas leur fin tragique et ne bénéficia donc jamais, comme eux, d’une place de choix au panthéon de l’Exil. Pourtant, certes homme discret, il est toujours resté fidèle à ses convictions : des témoignages rapportent que, par exemple, lors de son exil aux USA, en pleine période de ségrégation, lui et sa femme refusèrent toujours d’occuper les places réservées aux blancs dans les lieux et transports publics ; par ailleurs, sa poésie, quoique discrètement, fait souvent l’éloge de la liberté et nous donnerons un exemple plus loin.

« Platero y yo : elegia andaluza para narrador y guitarra – Platero et moi : élégie andalouse pour narrateur et guitare »

L’œuvre comprend 138 courts chapitres, autant de petits poèmes en prose. Une première édition partielle, 63 chapitres, est publiée à Madrid en 1914, dans une édition pour la jeunesse. L’édition intégrale sort en 1917. Platero connut aussitôt un immense succès, devint livre de lecture scolaire dès 1920 et représente depuis lors un classique et l’un des livres les plus lus, non seulement en Espagne même, mais aussi dans toute l’Amérique latine où il a bénéficié d’une multitude d’éditions, la plupart bon marché, modestes et populaires. Il est ainsi devenu un modèle de langue et représente pour l’aire hispanique, ce que Pinocchio ou Le Petit Prince représentent pour les Italiens ou les Français : une œuvre d’auteur touchant au mythe, de celles dont on oublie le nom de l’auteur.

Le contenu : « Platero et moi » est sous-titré Élégie andalouse

L’élégie est une poésie lyrique, de longueur et de forme variables, mais caractérisée par un ton plaintif particulièrement adapté à l’évocation d’un mort ou à l’expression d’une souffrance due à un abandon ou à une absence. Ici, l’élégie décrit la vie et la mort de l’âne Platero, compagnon disparu de l’auteur, et c’est en même temps le prétexte à la description poétique de la vie andalouse, de sa nature, des saisons et des personnages. Platero est aussi un symbole : l’âne andalou, méditerranéen, et au-delà, l’animal domestique universel, à la fois outil de travail, moyen de transport, compagnon, ami et confident : synthèse, symbole et archétype de l’âne !

Platero · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

La forme

Un récit, donc en prose, mais poétique, une sorte de transition entre le roman et le poème ; suite de brefs chapitres, pas plus longs qu’un poème en prose, à la fois autonomes et liés entre eux car, s’il n’y a pas de continuité entre deux chapitres, le tout forme assurément un ensemble cohérent et unitaire. Le récit poétique ne raconte pas une histoire, le déroulement d’une vie, mais seulement une suite d’instants privilégiés, heureux ou malheureux, où trois éléments sont primordiaux :

Le personnage, souvent exprimé à la première personne : le narrateur, ici le poète. L’espace, ici la campagne, une société rurale et particulièrement le lieu de l’action : Moguer (Andalousie, province de Huelva), village de l’auteur. Et enfin le temps : dans ce lieu, à la fois typique et banal, les mois et les saisons suivent leur cours, non datés, comme les mois d’une année quelconque ou de n’importe quelle année. Ce n’est pas le temps de l’Histoire, c’est un temps atemporel, mythique, qui découpe la réalité en une suite discontinue faite de moments choisis où les éléments de la nature – animaux, végétaux, minéraux – sont fréquemment humanisés.

Ce livre mérite donc, – comme Le Petit Prince – plusieurs niveaux de lecture ; apparemment basé sur de simples souvenirs, des anecdotes du quotidien, Platero délivre aussi en réalité une leçon de vie : la campagne, le paysage sentent, bougent, varient, changent de couleur ; la vie n’est pas seulement héroïsme mais aussi quelque chose de plus intime, tendre et chaleureux.

Livre pour la jeunesse donc, mais, comme le Petit Prince, lu aussi – voire autant ou plus – par des adultes, c’est à ce titre que l’âne Platero, comme tout personnage mythique, a suscité, à son tour des recréations, des adaptations, des transpositions à d’autres arts (musique, cinéma, sculpture…). Citons : en 1974 un Platero y yo du compositeur espagnol Cristobal Halffter pour chœur, voix solistes et récitant ; en 1964 un film du réalisateur espagnol Alfredo Castellón (loin d’être inoubliable il est vrai, comme l’essentiel de la production cinématographique espagnole de cette époque, pour des raisons évidentes liées au franquisme triomphant de ces années-là) ; ou encore en 1960 le « Platero y yo : élégie andalouse pour narrateur et guitare », opus 190 du compositeur italien Mario Castelnuovo-Tedesco, dont il est question ici.

Le compositeur, Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) est, comme Juan Ramón Jiménez un artiste de l’exil : il dut fuir en 1939 l’Italie fasciste après les mesures antisémites de Mussolini. Réfugié aux USA il y passa le reste de sa vie. Compositeur de tendance impressionniste et néoromantique très prolifique, Mario Castelnuovo-Tedesco a écrit pour tous les genres et ses sources d’inspiration sont souvent littéraires ; il a ainsi écrit beaucoup de “musiques à programme” pour le théâtre, l’opéra, le ballet, les marionnettes, le cinéma (48 Films entre 1941 et 1958, films d’aventures ou films fantastiques comme « le retour du vampire » ou « Dr Jekyll et M Hyde » en 1941) …, des mélodies sur, ou des compositions d’après, des textes poétiques ou narratifs (Shakespeare, Machiavel, Musset, Oscar Wilde, Dante…) ; ses très nombreuses pièces pour piano ou guitare – ses instruments de prédilection – sont souvent conçues comme des poèmes symphoniques en miniature. C’est tout naturellement qu’il s’intéressa à Platero y yo, cette œuvre d’auteur touchant au mythe.

Juan Ramon Jiménez, Platero et moi, élégie andalouse, présenté et traduit par Clément Riot, editions Oui'Dire

Parmi les 138 courts tableaux du livre, il en choisit 28 – les indispensables, comme le début et la fin, ainsi que les plus beaux ou ses préférés en tout cas…pour en faire une œuvre nouvelle, à part entière, où musique et texte s’harmonisent parfaitement, vont main dans la main, comme pour une mélodie, une chanson, un opéra, sauf qu’ici la voix est parlée, parlée mais calée précisément sur la musique comme en atteste la partition (éditions Perben), laissant toutefois une certaine marge d’interprétation aux interprètes.

Insistons clairement : il ne s’agit pas d’une ‘lecture musicale’ comme il y en a tant (texte dit sur une nappe sonore ou un habillage musical décoratif et non spécifique), la musique n’est pas ici un fond sonore utilisé pour la circonstance, mais une œuvre à part entière et spécifiquement écrite en soutien, complément et harmonie avec le texte ; elle s’inscrit dans le genre, assez rare en musique classique, d’œuvre pour « voix parlée et instrument ou ensemble instrumental » : citons l’emblématique « Pierre et le Loup » ou, moins connu, « Histoire du Soldat » d’Igor Stravinsky sur un conte de Charles Ferdinand Ramuz. Pour cette édition intégrale audio et texte couplés, une nouvelle traduction française s’imposa d’emblée, afin que le discours musical de la guitare épouse aussi étroitement et aussi naturellement que dans l’orignal espagnol, le texte narratif français.

Papillons blancs · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

Genèse du projet

En 2009 Oui’Dire éditions a publié le premier enregistrement intégral en langue originale et en français : 2 doubles CD qui reçurent un bel accueil de la critique (Guitare classique, l’Humanité, Les langues néo latines…). D’où le projet, dix ans plus tard, de clore l’aventure en réalisant un outil complet qui puisse servir, modestement, hors études universitaires bien sûr, d’ouvrage de référence pour…Pour qui d’ailleurs ? Comme le dirait le poète s’adressant à son ami Platero – « pour qui écrivent les poètes? » – répondons simplement pour : les amateurs de poésie, pour les francophones voulant découvrir cette œuvre espagnole et universelle, les hispanophones voulant, à travers cette œuvre connue d’eux, se familiariser avec le français, les musiciens et mélomanes voulant découvrir un genre assez peu connu et pratiqué dans son exigence précise de composition pour voix parlée et instrument.

Comme les Moineaux du chapitre XVII, nous ne saurions trop recommander à « nos frère, nos tendres frères » humains… de se mettre en état de poésie, « Contents, sans fastidieuses obligations, sans ces Olympes ni ces enfers qui mettent en extase ou qui tourmentent les pauvres hommes esclaves »… de se promener, comme nous l’avons fait, en toute liberté dans cette œuvre, de s’y « baigner partout, à tout moment ».

Cette union étroite de poésie et de musique, retrouvera alors, dans toute sa variété, sa vie propre, sa musicalité unique : lecture collective ou individuelle, à voix haute ou en voix intérieure : sans oublier les leçons de vie que l’âne Platero délivre à tout un chacun selon le niveau de lecture choisie : la vie n’est pas seulement héroïsme mais aussi quelque chose de plus intime, tendre et chaleureux.

Parmi les 28 chapitres de l’œuvre, commentons-en ici trois :

Platero

Juegos del Anochecer · Clément Riot, Miguel-Angel Romero. Provided to YouTube by Believe SAS.

Incontournable, c’est le premier, la présentation de l’âne ; pour entendre les correspondances musique/texte : d’abord l’espagnol, puis le Français. L’âne est Humanisé (Miroirs de jais : yeux miroirs de l’âme, noirs, vitreux, brillants) et présenté comme à la fois fragile et résistant : au début comme une peluche, doux, moelleux, sans squelette,… puis Acier (dur, solide, résistant) et enfin Argent de lune (pierre de lune, bijou délicat,…).

Gorriones/Les moineaux

Nous sommes le 25 juillet (fête de Santiago, le patron de l’Espagne). Ce poème en prose, d’apparence anecdotique, est en fait un hymne à la liberté : d’entrée le poète revendique discrètement son agnosticisme « Tout le monde est allé à la messe. Nous sommes restés dans le jardin des moineaux, Platero et moi » puis termine, décrivant les moineaux, par une ode à la libre liberté « […] Contents, sans fastidieuses obligations, sans ces Olympes ni ces enfers qui mettent en extase ou qui tourmentent les pauvres hommes esclaves, sans autre morale que la leur, sans autre Dieu que l’azur, ce sont mes frères, mes tendres frères. Ils voyagent sans argent et sans bagages, changent de maison quand ça leur chante ; ils devinent un ruisseau, pressentent une frondaison, et ils n’ont qu’à ouvrir leurs ailes pour atteindre le bonheur. Pour eux, point de lundi ni de samedi ; ils se baignent partout, à tout moment ; ils aiment l’amour sans nom, l’amour universel. Et le dimanche, quand les humains – les pauvres humains ! – s’en vont à la messe, verrouillant leurs portes, eux, en un exemple joyeux d’amour sans rite, s’abattent aussitôt, en un brouhaha frais et jovial, sur le jardin des maisons verrouillées, dans lesquelles quelque poète – vieille connaissance déjà – et quelque ânon tendre – tu te joins à moi ? – les contemplent fraternellement. »

On comparera aux « Oiseaux de passage », le poème tiré du recueil de Jean Richepin, « la chanson des gueux » (1876), rendu célèbre bien plus tard, en 1969, par Georges Brassens. Les thématiques, voire les images, sont si ce n’est identiques, du moins très proches et il n’est pas absurde de penser que JR Jiménez, francophone et francophile, eut connaissance de ce poème et s’en inspira ? C’est une hypothèse.

Amistad/Amitié 

Ici nous retrouvons tout le talent de Juan Ramón Jiménez qui, sous l’apparence d’une description factuelle, anecdotique, avec des mots simples et sans abstraction, idéalisation ou théorisation aucune, nous décrit magistralement la puissance de l’amitié, ses caractéristiques et ses composantes : la confiance (il s’endort sur son dos) ; la liberté, toujours de règle entre amis qui ne s’imposent rien (« je le laisse aller à sa guise et lui… m’amène toujours où je veux») ; la solidarité, la compassion (« je descends pour le soulager… » ; la tendresse, l’amour (« Je l’embrasse, le taquine… ») ; la complicité, l’affinité (le fameux ‘qui se ressemble s’assemble’ : « il rêve mes propres rêves »).

 

« Platero et moi : Platero y yo, élégie andalouse pour narrateur et guitare » de Juan Ramón Jiménez et Mario Castelnuovo-Tedesco. Un livre audio bilingue présenté et traduit par Clément Riot, suivi de « Un personnage littéraire nommé Platero » par Jacques Issorel et de « la poésie de Juan Ramón Jiménez et la musique de M Castelnuovo-Tedesco main dans la main » par Alicia Diaz de la Fuente, une biographie du poète et du compositeur, une biblio-discographie (138p) et un CD Mp3 (246mn) narration en français et espagnol Clément Riot, guitare M A Romero. Ouï-dire éditions, ODL 928.

Présentation de l’auteur




De la banalité revisitée par les drones

La banalité, c'est ce qui n'apparaît presque plus à force d'apparaître continûment dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience reste permanente malgré sa ténuité, ce quasi-effacement. Une conscience flottante qui ne cesse pas de s'appartenir, mais dans le flou.

Prenons l'exemple d'un paysage regardé tous les matins depuis la terrasse de sa maison par un homme qui vient de boire son café. Cette scène, de l'absorption du café jusqu'au regard porté sur le paysage, couvre tous les registres de la banalité. Le corps de notre individu répète la même suite de gestes presque sans s'en apercevoir. Dans une durée qui n'a ni commencement ni fin clairement repérable à l'intérieur du temps imparti, mettons de six heures à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller travailler. Les perceptions visuelles, auditives, olfactives et tactiles, même si quelques variations peuvent intervenir (un reflet plus mat sur la cafetière, l'aboiement d'un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu différente du café, le grain plus dur de la table sous les doigts...), sont également semblables. Les émotions et les pensées aussi. Notre individu se levant neuf fois sur dix d'un bon pied, savoure tranquillement son plaisir à boire son café.

Francis Poulenc (1899-1963) - Banalités (1940) Véronique Gens, soprano.

Si son caractère le porte à l'optimisme et qu'il ne rencontre pas de difficultés majeures au travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu. Le moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu'est la banalité. Mais elle est ici pleinement voulue.  Notre individu veut retrouver à leur place habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une condition de cette emprise.

Et c'est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement dans tous les secteurs de l'activité humaine, pourraient bousculer les agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée.

Mais, leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils davantage sur le monde ordinaire qu'un autre objet technologique connecté ? Ne pourraient-ils pas s'agréger à la banalité comme l'ont fait les téléphones portables ?

Le fait qu'un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n'ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l'avion reste une action particulière même si elle n'est pas exceptionnelle.

Mais un drone est bien autre chose qu'un avion. Dans sa nature comme dans sa fonction. Son aspect d'insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute technologie embarquée, fait du drone, à ses commencements, une espèce de jouet pour grande personne se souvenant qu'elle a été enfant. Il garde encore cette puissance magique qui favorise l'étonnement. Sa fonction de caméra volante, capable de filmer ce qu'aucun oeil humain n'a jamais pu voir en direct, (canopée amazonienne, cratères emplis de fumeroles, sommets inaccessibles ...), s'inscrit bien sûr en dehors de la banalité.

Mais elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n'apparaît presque plus, sous un autre angle, et c'est ainsi qu'elle revisite la banalité. Si l'homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un drone, il aura le sentiment d'être dépossédé de sa banalité même s'il est d'abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d'ensemble lui échappera. D'aucuns remarqueront que notre individu n'est pas obligé de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la perception qu'il a de sa banalité et de la banalité en général.

Andy Warhol, Campbell’s Soup Can, 1962, acrylique et liquitex peint en sérigraphie sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Museum of Modern Art, New York, copyright © LaJJoyce, some rights reserved. Source : Flickr. Licence : Creative Commons.

Si bientôt, comme cela est envisagé, les drones se transforment en livreurs de colis, la réception par voie aérienne d'un achat conférera au quotidien jusque-là essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans l'imaginaire.

Dans le cas du colis comme dans celui du paysage, c'est le changement de dimension spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisit pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur. Dans les lieux communs de la langue. S'adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison ? Les pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables.  La connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l'objet est à usage multiple, (filmage, livraisons et, aussi, surveillance de l'espace public), effacera les limites entre ce qui est su et non su, entre ce qu'on sait savoir et ne pas savoir. Les drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement par le seul fait d'exister, façonneront et défaçonneront l'homme contemporain sans que l'on puisse deviner ce qu'il adviendra de sa présence au monde. Dans la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui permet de mieux s'emparer de l'extraordinaire lorsqu'il survient. Une banalité bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et l'impossibilité à retrouver l'emprise minimale sur soi et le monde le conduirait sans coup férir au désarroi.

Mais voilà encore une autre histoire, qu'il vous faudra entendre




Six poèmes de Nina Kossman (Etats-Unis)

Nina Kossman a quitté l’Union soviétique enfant, avec ses parents et son frère, en 1972, pendant les années Brejnev. A cette époque, la décision d’émigrer était très risquée, l’Union soviétique étant un pays verrouillé. Il fallait obtenir du gouvernement une autorisation spéciale de sortie du territoire, autorisation rarement accordée.

Ceux qui faisaient une demande d’émigration prenaient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être privés d’emploi et s’ils étaient au chômage, ils pouvaient être arrêtés pour cette raison – même qu’ils ne travaillaient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime communiste a appelé « parasitisme social ». Les parents de Nina Kossman ont eu la chance d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays accessible aux Juifs d’Union soviétiqueen ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis. Nina a écrit plusieurs nouvelles ayant pour thème son immigration, expérience concrètement fondatrice par-delà le trauma et l’inquiétude constitutive, dont trois viennent d’être publiées en anglais.

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY -XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5

Ces nouvelles seront incluses dans un prochain livre, Dictionnaire du 20ème siècle histoire d’une famille ("Dictionary of the 20th Century : Story of a Family"). Elle a aussi publié un livre sur son enfance, Derrière la frontière ("Behind the Border ") qui relate les épreuves et le parcours d’une famille candidate à l’émigration dans l’Union soviétique de Brejnev.

L’expérience de l’émigration et de l’immigration a laissé son empreinte dans la formation intellectuelle, artistique et dans le travail d’écriture de Nina Kossman dont voici cet ensemble de six poèmes1, premiers textes à paraître en français.

∗∗∗∗∗∗

Choix de poèmes

Traduction de l’anglais Isabelle Macor

LA VALLEE DES YEUX FERMES

1

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire
Moi, né trois fois de l’arbre de chair
tombé trois fois de ses branches nues,
la masse d’eau diaphane,
rouge de la mer maternelle,
syllabes de mon nom se précipitant pour sauver
tes lèvres
immobilité
air
tes lèvres essaient de former comme mon nom-
« complaintes du vent par-dessus le tas
des os » -
que cela soit mon nom en cette vie :
Le Ciel Se Précipitant à la Rencontre de l’Eau.

 

2

Eau de pierre
colorée par le vent,
ciselée par la lumière tombée de tes paupières :
un instant est tout dans le silence du nouveau-né.
Maintenant prends une cruche,
verses-en de petits échos, à égalité
sur la terre,
sur la forteresse du scorpion,
sur les pierres transparentes,
et sur la flamme inerte à la porte.

 

3

Trempant mes pommettes
dans la substance aveugle,
dans l’eau rafraichissante du oui maternel,
Moi, fleuve de ton corps,
Moi, corde raide de la crainte que ton corps se mette en marche,
je retourne à toi la nuit, sans mouvement,
le jour, la nuit
J’ensevelis mes deux mains dans ta solitude :
les échos
me répondent dans ta vallée des yeux fermés.

 

4

Sel de la terre dans une graine de tournesol,
sel sur les feuilles de l’arbre de la destruction,
sel s’ouvrant et se fermant
comme une fleur,
transparent
labyrinthe que je dois traverser
pour fermer mes paupières avec tes doigts de sommeil
pour ouvrir les tiennes avec mes doigts d’argile et d’eau.

 

5

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire,
Moi,
hallucination de flamme sur le visage d’un enfant,
gardien des rêves aériens de l’enfant,
tous ses souffles à présent n’étant qu’un seul souffle,
tous ses mots une phrase sans fin,
Je me divise en lunes parallèles,
Je me déverse dans un bol de sang –
Tu me verras sel de ton corps,
tu m’entendras penser dans tes pensées…
Quand je t’offre une face de la lune, tu sais :
Mon visage est le visage dévoré
Par des années de maladie et de faim,
Le visage d’un enfant qui est mort
Il y a cinquante ans.

 

∗∗∗

I am Persephone. Only flowers here still recall the dead, Nina Kossman.

 

La main gauche de l’obscurité est lumière qui recule.
L’absolu est l’odeur en fuite d’une pluie antique.
La bouche que l’on baise n’est pas la bouche sur laquelle on mise son destin.
Regarde : la vibration de la lumière est fraîche brise des jours à venir.

La rive du détachement est loin des algues dormantes.
Les poings sont ouverts pour lâcher prise sous la caresse de l’air.
Rien n’est moins nôtre que les cendres emportées par le vent.
Regarde : le soleil et le corps s’élancent tous deux vers la lumière.

La veille est le rêve familier de la face sèche de la toile.
La veille : l’attente ainsi comblée par les ondulations de la lumière,
elle ne connaît plus la frontière entre le mot et le silence
et la traverse calme comme un nageur fend une vague hypothétique.

∗∗∗

A Child Dreams of a Bright Future, Nina Kossman.

 

PSYCHE A EROS

Je te t’exhorte mais tu es endormi.
Je t’éveille mais tu n’entends pas.
Ton souffle de dormeur se déploie d’ici à là-bas
En un arc majestueux jeté par-dessus les rives.
Quand je suis près de toi, je suis près d’un océan :
des voix, comme des vagues, se brisent à l'oreille
de l’Esprit qui semble seulement endormi.
L’intelligence du sommeil que tu m’as donnée,
la vertu d’une pensée issue
                 d’une paix plus profonde,
de sous la statique qui plisse la surface.
Pour apaiser la surface, je t’exhorte.

 

∗∗∗

DAPHNE PARLE

Je me ferai pousser de discrètes feuilles
dans le silence difficile de la chasteté.

Je me cacherai dans l’immense anonymat
bien que chaque arbre lui murmure mon nom.

Je suis le lit de feuilles qu’il ne pourra jamais brûler
pas même avec ses yeux de feu.

Je suis le visage nu de la fleur ; une croix.
Il ne peut s’échapper en m’atteignant.

Le dieu et le dessein ; l’amant et l’aimé ;
la poursuite et la fuite, entremêlés.

Bien que dieu, il mourra dans les profondeurs de mon écorce.
Je ferai briller sa face sur mes feuilles.

Chaque aigle aura ses paupières.
Chaque événement – sa vitesse.

Chacun des mille soleils
me poursuivra comme il a chassé.

Chacun des symboles du silence
apprendra son nom que je refuse de porter.

Je suis lui : le soleil, son bol immense
déversant les soi comme d’une fontaine de chasteté.

Il est moi : le chant persistant en fuite,
le soleil me poursuivant à jamais.

∗∗∗

He Who Holds His Head in His Hands, Nina Kossman.

 

INCANTATION

Sois en moi tel un chant silencieux
      qui ne cesse jamais, et non
comme sont les paroles prononcées –
      arrogantes et braillardes.
Cache-moi dans une langue sans artifice
      de vérités qui dorment
dans un esprit non dispersé.
      Laisse le non-dit nous faire un bouclier
parmi les phrases clinquantes.
      Rochers empoisonnés du silence,
Gardez-nous.

∗∗∗

The Soon To Be Extinct, Nina Kossman.

Refroidi par la neige,
trempé de pluie,
irrité par l’immobilité
comme si c’était un crime,
les yeux mi-clos,
les mains séparant
les anémones des asphodèles,
tige par tige, 
pétale par pétale...
Et n’oublie pas la petite-herbe-de l’eau,
comment elle s’est nourrie de l’asphodèle,
fleur des morts,
symbole de la mémoire,
et ce bref éclat du soleil
dans la vallée des morts-à-venir,
tandis que tes mains douloureuses
continuent de séparer
le pétale de la tige,
l’oubli de la mémoire
dans la tombe des dieux
qui ne règnent plus sur nous

                             ***

J’ai enfin trouvé une cité
dans laquelle ma mère vit encore.
Vieille, mais vivante,
vieille, mais marchant
toute la nuit dans mon sommeil.

 

Translator Nina Kossman reads from her translations of Marina Tsvetaeva, one of the greatest Russian poets of the last century.

Présentation de l’auteur




Charles Baudelaire, banal contemporain

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, 
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !  

(« Au Lecteur »,  

poème liminaire des Fleurs du Mal 

 

On a tout dit, en 200 ans, des paradoxes du personnage, de la modernité de sa poésie... 

On a tout dit, ou presque, puisque deux siècles après sa naissance,  son œuvre suscite toujours les mêmes réactions d'empathie, d'admiration, ou de rejet. Il suffit d'un projet comme celui mené pour le Jeudi des Mots, porté à la connaissance de poètes internationaux, pour qu'affluent les lectures et les témoignages sur l'importance cardinale de Charles Baudelaire, pour la poésie mondiale, et pour l'intime expérience poétique de chacun.

Je recueille des vidéo-lectures et des projets d'illustration démontrant la modernité de l'oeuvre, et je reçois par exemple, à l'instant où j'écris ceci, ces mots de Nedeljko Terzić, écrivain de Serbie:  

 To read Baudelaire means to live a life called Poetry. My respect for the great Poet. His verses are wisdom, sorrow and admonition. 

(c) Ange Pieraggi illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Deux cents ans, et une présence toujours vive, entre les représentations du « poète maudit » (tel que me le présentèrent les auteurs du manuel Lagarde et Michard de ma jeunesse) et la récupération en tant que « grand classique » scolaire, dont on ne lit, au fond, que quelques textes parmi Les Fleurs du Mal, livre « scandaleux » qui fit son succès – et la seule raison de sa notoriété de son vivant. Même s'il était estimé dans le milieu littéraire et artistique (critique d'art, il fréquentait les artistes et les salons dont il rendait compte),  le critique Sainte-Beuve, admiré par Baudelaire, et autorité qui faisait les réputations littéraires,  ne le cite pas et ne s'intéresse à lui qu'au moment du procès, ainsi que l'écrit Marcel Proust dans son  Contre Sainte-Beuve : 

 il n’a jamais répondu aux prières réitérées de Baudelaire de faire même un seul article sur lui. Le plus grand poète du XIXe siècle, et qui en plus était son ami, ne figure pas dans les Lundis où tant de comtes Daru, de d’Alton Shée et d’autres ont le leur. Du moins, il n’y figure qu’accessoirement.  

Le grand public, quant à lui, ne connut que le dandy débauché, vedette qu'on dirait aujourd'hui « médiatique » du procès fait aux Fleurs du Mal, livre défiguré par la censure qui, en supprimant des pièces jugées outrageantes pour la morale, déséquilibra un ouvrage soigneusement construit, pour y faire résonner des échos, interroger les mots et les mythes. Et sa notoriété ne se développe pas avant le premier quart du XXème siècle, avec les surréalistes, adeptes de la beauté convulsive,  qui admirent la noirceur et l'éclat surprenant de ses images. 

Aujourd'hui, qui n'a pas entendu évoquer à propos du poète sa haine du progrès, ce « mal nécessaire » lié à la civilisation – son mépris de la presse, pour laquelle il écrit ses critiques de peinture en journaliste consciencieux et génial – sa méfiance envers les nouvelles technologies, dont la photo, considérée comme ennemie de la peinture et de l'imagination, grâce à laquelle pourtant nous possédons nombre de portraits de lui, témoignant à tout le moins d'une fascination qui n'est pas sans évoquer, avec un peu d'anachronisme, la passion des selfies qui dévore nos contemporains...  

(c) Jacques Cauda proposition de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Qui ne s'est pas interrogé sur son antipathie pour la ville, pourtant décrite avec une acuité visionnaire, une empathie extrême pour les plus misérables de ses habitants (ce qui amena Charles Péguy à voir en lui un grand poète chrétien, tandis que Walter Benjamin en saluait le marxisme – l'un des nombreux paradoxes de la réception de son œuvre). On  pourra aussi parler de sa haine du bourgeois, membre d'une classe au pouvoir à laquelle le rattachent ses origines (fils d'un prêtre défroqué devenu fonctionnaire et d'une fille de militaire, remariée au général Aupick, beau-père autoritaire et détesté) – il appartient à cette bourgeoisie  conspuée pour son immoralité et son hypocrisie, qui le pousse à se revendiquer des mouvements contemporains de jeunes révoltés comme lui, fièrement arborant le nom de « satanistes » - et à crier sa haine pour Aupick du haut des barricades de 1848...  

Ce dandy pétri de contradictions (jusqu'à sa situation financière, le poussant, sous tutelle pour préserver son patrimoine, à vivre dans l'indigence) a vécu une époque charnière : né pendant les années troubles qui suivent 1815 – terme de la période « postrévolutionnaire »,  la destitution et l'exil de Napoléon, la seconde restauration, la succession de trois rois en quelques années qui virent se succéder Louis XVIII, Charles X puis Louis-Philippe, « porté » par la révolution de 1820, et sa « monarchie de juillet »  qui sombre avec cette révolution de 1848 à laquelle Baudelaire participa... même si sa conscience politique ne sembla pas durer davantage que cette seconde république, écrasée à peine après par l'instauration du second Empire, et le développement du capitalisme, de l'industrie, du commerce, des transports, la radicale transformation des villes et des modes de vie... 

(c) Christine Ellessebée, "Métamorphose du vampire", pour jeudidesmots.com

J'ai tendance à  le considérer en quelque sorte, comme un « dernier des Mohicans » : l'un des derniers romantiques, post révolutionnaires, sentimental plus qu'engagé, affecté d'un romantisme noir et désespéré, qui le fait frère des contemporains artistes « maudits » de ma jeunesse - un David Bowie, un Lou Reed du Velvet Underground... J'imagine qu'aujourd'hui, ce dandy écrirait un rock gothique bien gore et s'amuserait de la pruderie renaissante dans notre époque trouble de profonds changements, où la plus grande licence côtoie les anathèmes moraux, et les envolées technologiques permettent et suscitent les « retours à la terre »...  

C'est d'abord en cela, selon moi,  que Baudelaire – l'homme Baudelaire - est encore vivant à notre époque : son attitude, face aux changements, à bien des égards croise celle des générations actuelles – tellement urbaines, et empêtrées dans ces réseaux numériques dont elles ne peuvent se passer, mais aspirant à un état de simplicité et nature rénové, face aux dégradations que lui a imposée la folle course en avant du « progrès » - Qui ne rêve aujourd'hui d'une « nature temple » au sein de laquelle recréer un monde antérieur et protecteur ? Qui n'est pas nostalgique d'époques rêvées plus douces, de ces « là-bas » où « vivre ensemble », loin de la société individualiste, fragmentée qui est la nôtre – davantage encore en cette période de pandémie, contraignant à des mesures d'hygiène sociale rompant encore un peu plus les liens déjà fragilisés entre les individus ? 

 Mais Baudelaire est aussi notre contemporain  en tant que poète . On le considère - justement - comme le père de la modernité, par son choix de thèmes triviaux – la charogne, la misère, la prostitution – et par sa recherche stylistique, privilégiant au fil des ans la prose non rythmée et non rimée à la versification traditionnelle. (même s'il n'est pas le créateur de cette forme, qui a été utilisée par Aloysus Bertrand, dont le livre Gaspard de la Nuit (1835) influença lepoète qui  en fit un usage conceptuel).

(c) Jaume Saïs, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

(c) Lino Canizzaro, "A une passante" pour jeudidesmots.com

 Avec lui, c'est la forme mouvante adaptée à la modernité, sa permanente capacité de changements, l'incertitude, la croissance constante (je ne peux m'empêcher de penser à un titre du poète belge (1855-1916) Emile Verhaeren – Les Villes tentaculaires - en parlant de la recherche de Baudelaire d'une forme d'expression «tentaculaire» de la modernité). Cette recherche d'une forme le rapproche et l'éloigne de ses contemporains du Parnasse, adeptes de la « Beauté » immobile «comme un rêve de pierre », qu'il cherche plutôt à retrouver dans le fugace, le singulier – à l'origine même de la sensation, même la plus banale. C'est peut-être  un poème comme « A une passante » qui donne la clé de cette esthétique, nourrie de classicisme « revisité » par la modernité du mouvement, cette silhouette fugace d'une « fugitive beauté », « avec sa jambe de statue (…) » 

S'il dénonce ailleurs en effet la banalité en peinture, ce n'est pas tant le thème que son emploi systématique, comme des « poncifs », qu'il réprouve. On n'échappe pas au banal, qui correspond à ce qu'on mémorise, au familier qui  ne surprend plus parce qu'il se répète – et qui est bien utile au peintre qui  doit avoir un regard vif pour saisir une scène, la noter en quelques traits, avec un sens de la « notation » qui n'est pas sans rappeler la vitesse de la sténographie, développée à cette époque). Le poncif, lui, est cette méthode de reproduction par report de charbon à travers un calque pointillé de trous permettant de multiplier un dessin – dont la reproduction mécanique produit des œuvres dégradées, sosies grossiers de l'image princeps - d'où l'emploi du mot technique pour désigner en littérature aussi les stéréotypes,  banalités et clichés. 

(c) Hans Geiger, illustration pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

Ce calque initial évoque bien ce que Baudelaire reproche à une certaine pratique picturale, et ce qu'il attend de l'art : non pas un calque de la réalité, formaté par l'usage, mais sa saisie au vif du réel, du « banal » vrai, dirais-je – de ce qui se présente à nous dans la nudité, la simplicité sans attrait du quotidien -  l'élément que la mémoire de l'artiste va transcender, transformer en œuvre.  

Le banal baudelairien se nourrit de la surprise recréée pour le lecteur par la perspective proposée, qui renouvelle ou permet la rencontre avec une réalité souvent ignorée par trop de présence. Bousculant le réel, la langue poétique et sa réception, il fait que tout poète aujourd'hui lui est redevable, qu'il le sache ou non, de cet affranchissement des formes et des lieux communs de la poésie.  Des surréalistes, aux poètes «accros» de la prose que sont Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, ou Francis Ponge et ses «proèmes» du XXe siècle, jusqu'au vaste champ de ce nouveau siècle, aux mille ramifications pour l'écriture et la poésie. 

Ce bicentenaire de sa naissance est une belle occasion aussi de rendre hommage au Baudelaire traducteur auquel nous devons les magnifiques versions des œuvres d'Edgar Poe, duquel il se sentait si proche qu'il en avait « absorbé » la substance, les intégrant  son œuvre par sa présence indiscutable. Sans compter des traductions de Henry Longfellow et Thomas de Quincey, Il  publiera, sur une quinzaine d'années, une magistrale version française des trois volumes de contes, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, et l'essai Euréka de l'américain dont il écrivait, dans une lettre à Théophile Thoré de 1864 :

(c) Alma Saporito, collage pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

 La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. 

C'est vers  Jean-Michel Maulpoix (dans un article de 1999  " La poésie française depuis 1950") que je me tournerai pour souligner cette filiation dans l'échec aussi des poètes français depuis Baudelaire, devenu aphasique, « Mallarmé que son art même étrangle » : 

 La poésie moderne n'a cessé de s'initier ; depuis 1850 au moins, à la conscience de sa propre impossibilité(...) Elle est cet espace d'écriture inquiète, perplexe et chercheuse (Philippe Beck reprend  volontiers à Baudelaire le mot de « chercherie ») où l'homme se met le plus directement aux prises avec son propre langage. Le lieu de l'invention et de la conscience tout à la fois. 

(c) Sophie Brassart, projet de couverture pour Les Fleurs du Mal, pour jeudidesmots.com

La traduction – la translation – sont au cœur de l'activité poétique contemporaine - ainsi que nous avions tenté de le démontrer dans le dossier sur la traduction du numéro 207 de Recours au Poème.

C'est vrai en particulier à notre époque de "globalisation" où se multiplient les échanges d'une façon exponentielle  - et la crise de la pandémie a accéléré ce phénomène de communication, contraignant chacun d'entre nous à explorer d'autres modes de rencontres, rendus possibles par les technologies informatiques, qui offrent via nos écrans la présence virtuelle de poètes du bout du monde accueillis dans l'intimité de nos demeures. C'est vrai parce que nous sommes héritiers de la littérature du monde entier, dans l'épaisseur du temps et dans l'étendue de l'espace - et que nous abordons un futur qui s'annonce tout à fait différent de ce que nous connûmes.

Tout comme elle le fut pour l'oeuvre et la vie de Baudelaire - ainsi qu'on le comprend en lisant le poème « Correspondances », ou  ses articles sur la peinture démontrant que tout art est traduction du réel, par le biais du « dictionnaire » personnel de l'artiste, qui sublime ce qu'il voit ou qu'il touche ainsi la traduction qui est à la fois rapt et don, mais aussi outil d'exploration de nous-mêmes et du monde -  cet acte  nous est consubstanciel: nous traduisons, adaptons, interprétons sans cesse... En témoignent les nombreux poètes du monde entier qui ont répondu à des initiatives organisées pour le 9 avril, date de sa naissance, et plus largement au cours de ce mois, par le biais des Jeudis des Mots, l'initiative soutenue par Recours au Poème, et qui recueille des vidéo-lectures de poètes, disant Baudelaire dans leur langue maternelle, ainsi que des propositions neuves d'illustrations pour Les Fleurs du Mal dont certaines illustrent cet article((l'ensemble des contributions, vidéo-lectures, illustrations et propositions de couverture, seront regroupées dans une vidéo qui sera diffusée sur la chaîne YouTube de Jeudi des Mots.)) 




Jejuri, d’Arun Kolatkar – du Commonwealth au common place, quelques aspects de la banalité urbaine

 En 1977, juste un an après sa parution, Jejuri, très significativement, reçoit le Commonwealth Poetry Prize. Pour Kolatkar, qui compose en anglais et en marathi, il s’agit là d’une valorisation exceptionnelle : le recueil s’extrait de sa circulation confidentielle, si ce n’est underground (publié dans la petite imprimerie de Pras Prakashan, il touchait jusqu’alors surtout les artistes et intellectuels avant-gardistes de Bombay) pour connaître une diffusion nationale et internationale.

À la date, l’Inde, en plein essor, développe un urbanisme cosmopolite. Les poèmes qui forment Jejuri sont écrits en anglais (on se réjouit de la récente édition bilingue, parue en 2020 aux éditions Banyan, avec une traduction de Roselyne Sibille) : quelque trente ans après l’indépendance du pays, Kolatkar choisit de perpétuer cette langue que les Indiens, par la force des choses, se sont appropriée (à la lecture, on note, par contagions d’usages et de sens induits par l’hindi, quantité d’aménagements, de sens détournés, de faux-amis).

Par ailleurs, choisir Jejuri comme aire (non seulement un lieu, mais aussi un ensemble d’images, de symboles, de représentations) où déployer des poèmes est un geste signifiant : faisant un pas de côté par rapport à ce Bombay qu’il habite et connaît par cœur, Kolatkar n’en est que plus sensible, parce qu’il le reçoit frontalement, à cet ensemble composite et complexe que constitue la ville de pèlerinage.

Arun Kolatkar, Jejuri, Banyan éditions, 2020, 170 pages, 16 €.

Le poète, accompagné de son frère Makarand et son ami Manohar Oak, appréhende cette cité d’un œil neuf. La construction du recueil, qui s’ouvre par « Le bus» et se ferme par « La gare », ensemble de six poèmes que l’on pourrait qualifier de ferroviaires, souligne bien le caractère particulier de ces poèmes ambulatoires : Kolatkar n’est aucunement un pèlerin, mais bien plutôt un pérégrin ; il circule dans des espaces choisis, en un temps donné, car à Jejuri, le voyageur ne demeure pas longtemps. La brièveté de son séjour est à l’aune du caractère éphémère de tout ce qui s’y rencontre.

Le voyage en bus, puis la promenade à pied dans certains quartiers de la ville, favorisent une perception très morcelée, toute de concaténations et de raccourcis visuels ; le poème liminaire, «Le bus», où le narrateur s’amuse de son reflet dansant dans les lunettes de son voisin d’en face, l’établit d’entrée : « Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes/[…] Tu sembles te mouvoir en permanence », « continually forward/toward a destination », écrit Kolatkar, et la juxtaposition des adverbes, la redondance qu’ils établissent avec « a destination », sont révélatrices du mouvement irrépressible qui s’exerce dans l’ensemble du recueil, entre élan et attraction, incoercible curiosité et appel puissant.

Le Jeruri de Kolatkar n’est pas précisément conforme à l’image attendue. Fi des impressions usuelles et des clichés de cartes postales : pour peu, on oublierait presque qu’il s’agit d’un site fréquenté par des milliers de fidèles venus y faire leurs dévotions. Peu portés au prosélytisme, les poèmes de Kolatkar n’ont pas non plus vocation touristique, ni même ethnographique ; ils explorent plutôt l’envers du décor – la vérité nue et crue des lieux. Dans un environnement dédié aux traditions et aux croyances ancestrales, a fortiori parce qu’il s’adresse à une société fondamentalement clivée et hiérarchisée, on pourrait s’attendre à des structures solides et à des organisations pérennes. Or, il n’en est rien. Les lignes de démarcations sont très minces, si ce n’est inexistantes. Par exemple, Manohar, l’ami de Kolatkar, au gré d’une péripétie plaisante, prend une étable pour un temple : « La porte était ouverte/ Manohar pensa/que c’était un temple de plus.//[…] Ce n’est pas un autre temple,/dit-il,/c’est juste une étable ». Et cette méprise, comique dans ses effets, trouve sa justification quelques pages plus loin : « qu’est-ce qui est dieu/et qu’est-ce qui est caillou/la ligne de séparation/si elle existe/est très mince à Jejuri » ; il faut dire que les dieux eux-mêmes n’aident pas à imposer préséances et hiérarchies : s’ils « ont tous à être honorés », pour autant, ils se confondent dans des équivalences peu glorieuses ; Kolatkar, dans le poème intitulé « Yeshwant Rao », les décrète « too symmetrical/or too theatrical » : qu’ils soient trop ressemblants (« symmetrical », voici un exemple de ces faux-amis soufflés par l’hindi que j’évoquais plus haut) ou trop cabotins, trop comédiens, cela revient au même au final : comment y croire ? Rien d’étonnant si la piété elle-même est très dégradée, si prieurs et vieilles mendiantes, sur le parvis des temples, rivalisent de vénalité et de vulgarité.

Par une espèce d’ironie fatale, le temps fait son œuvre de délabrement. Aucune valeur, aucun édifice qui tienne définitivement dans Jejuri. Ainsi, « Cœur de ruines » décrit un temple abandonné : « Une chienne bâtarde a trouvé place/pour elle et ses chiots // Au cœur des ruines./Peut-être qu’elle préfère ainsi les temples ». Dans l’indifférence la plus complète, « Personne ne semble s’en soucier », la « maison de dieu » se détériore, sa  « porte [est] encombrée de tuiles cassées ». Rien n’est plus à sa place, ni ne remplit son office premier : « Ce n’est pas un seuil./C’est un pilier sur son côté » (« Le seuil de la porte »). L’œil du voyageur, de poème en poème, pointe des équipements hors d’usage, tels « un robinet à sec » ou encore « un gond cassé ». Seul Kolatkar, avec le sens du détail qui le caractérise, semble percevoir ces réalités tristement banales, qu’il transcrit avec une minutie exemplaire.

Quand tout, très vite, devient désolé, il n’est qu’à cultiver des enchantements passagers – même si, ainsi l’atteste la chute du poème, l’illusion ne saurait durer : « une canalisation/court sur sa base/tourne au coin de la maison/s’arrête net sur son parcours/avance tout droit/rase le mur/revient sur ses pas/s’enroule sur elle-même/et s’arrête soudain/souris de cuivre au cou brisé » (« La distribution d’eau »).

Difficile de garder des souvenirs quand tout est promis à la décrépitude. Le poème intitulé « Le réservoir » joue avec ces diverses dimensions (strates de mémoire, épaisseur de matière), le réservoir d’eau figurant la réserve des souvenirs collectés : « Il n’y a plus une seule goutte d’eau/dans le grand réservoir construit par les Peshwas.// Il n’y a rien dedans./ Seulement cent ans de vase ». La rime « built/silt », dans le texte original, fait apparaître le destin de toute construction : délitement, déliquescence. Qu’est-ce donc qu’un réservoir privé de ses réserves ? Une vanité des temps modernes, vaseuse, informe, malodorante. Ainsi en va-t-il de la mémoire – lieu de stockage incertain, de classifications douteuses. Le poème « Le placard » souligne la difficulté à conserver toutes choses : sa porte vitrée est brisée et rafistolée avec des morceaux de vieux  journaux jaunis ; cette réparation de fortune crée un « assemblage » (tel est le mot du poète) fait de proximités nouvelles : « tu peux voir les dieux d’or/au-delà de bandes/de cotations boursières » ; se jouxtent les réalités du monde moderne, dominé par l’économie et la finance, et les traditions du passé. Et il se trouve que les journaux comme les dieux, au moment où s’écrit le poème, sont tous, autant qu’ils sont, d’un autre âge. Tout change, vieillit, devient caduc, en proie à une obsolescence absolue.

Les temples sont désertés par les dieux, désertés par les hommes – mais, tant qu’il est un poète pour les regarder, ils ne sont pas désertés par la poésie. Le regard de Kolatkar n’est pas désenchanté, mais formule plutôt des constats souriants ; il collecte des notations empreintes d’humour et de dérision : « La porte serait partie/depuis très très longtemps/ s’il n’y avait eu/ce short/mis à sécher sur ses épaules ». Et, dans le même état d’esprit : « Le temple de Khandoba/s’élève avec le jour./Mais il ne doit pas tomber/avec la nuit ».

C’est que la ville, dans ses méandres et ses retraits, ménage des surprises saisissantes, fait surgir des émotions stupéfiantes. Ainsi, dans le poème « Entre Jejuri et la gare», Kolatkar note sa stupéfaction : « Tu t’arrêtes à mi-chemin entre/Jejuri d’un côté et la gare de l’autre./ Arrêt complet/et tu restes immobile comme une aiguille en transe./ Comme une aiguille qui a atteint un équilibre parfait entre des graduations égales. […] 

Rochelle Potkar talks about Arun Kolatkar and his multilingual page poetry, and reads some of his finest work.

Et tu te tiens là oubliant comme tu dois sembler stupide ». Interdit, stable sur ce point d’équilibre qu’est le regard, tel est le poète : saisi d’une émotion, d’un émoi tel que, faisant mentir le sens même de ces mots, il se voit immobilisé. Dans cet univers qui s’effrite et s’effondre progressivement, dans cette accumulation de chutes et de ruines, la seule instance qui soit, solide, fiable, stable, est le regard sidéré du poète. Là est l’ancrage sûr, la balise, la mesure : l’instrument précis, infaillible, qui permet de percevoir que « l’esprit du lieu/vit à l’intérieur du corps galeux/du chef de gare ».

Quand on habite Bombay, parangon, s’il en est, de l’effervescence bouillonnante des villes indiennes de ce début des années soixante-dix, curieusement, le plus court chemin pour  accéder à l’essence même de l’agglomération urbaine est de passer par Jejuri, soit d’effectuer un détour de presque deux cents kilomètres. Jejuri figure une forme de recueil premier, où les grands motifs de la poésie de Kolatkar se façonnent et s’organisent : la ville, et, dans son prolongement, la poésie de la ville, du fait de la distance et du changement de focale, plus nettement définissent leurs contours. Ce qui intéresse le poète, c’est la façon dont une cité orchestre des proximités insolites, des conjonctions qu’on dirait organiques (enkystements, absorptions inattendues, greffes) entre des univers fondamentalement différents. L’hétérogénéité est source de transformations incessantes, toutes d’adaptation, d’incorporation – de création. Kolatkar, après avoir écrit Jejuri, concentrera toute son attention à la ville-phare de l’état du Maharashtra : Kala Ghoda, poèmes de Bombay, désormais peuvent s’écrire.

Un documentaire sur le poète hindi Arun Kolatkar. Produced by Sahitya Academy.

 

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (3) : Nous n’avons fait que fuir de Bertrand Cantat et de Noir Désir, aux éditions verticales.

« Nous n'avons fait que fuir / Nous cogner dans les angles / Nous n'avons fait que fuir / Et sur la longue route / Des chiens resplendissants / Deviennent nos alliés » 

cette strophe de vers libres qui ouvrent et clôturent le poème-chant de Bertrand Cantat accompagné des musiciens de Noir Désir donne le ton à ce cri poussé par le chanteur et ses compagnons d'art, puisque l' « art » invoqué dans un des passages de cette longue complainte à la lucidité féroce de notre condition d'hommes modernes se fait le manifeste d'un engagement créateur qui sourd dès ses premières lignes, tant mélodiques que textuelles : « On a l'art du ruisseau / On a l'art de la plaine / On a l'art des sommets / On l'art des centaines de millions de combattants de la petite vie qui se cognent aux parois »

Noirs désirs, Nous n'avons fait que fuir, extrait d'un concert unique à Montpellier. Anne Lemperle.

Le regard jeté sur nos sociétés à la dérive, tel qu'il transparaît dans son évocation des « carcans » et des « parois », prend une résonance prémonitoire, à l'heure du confinement généralisé face à une crise pandémique ainsi qu'aux moments de débâcle des projets néo-libéraux relayés par des forces de l'ordre éborgnant les opposants du peuple, dans sa vindicte contre les pouvoirs déjà à l’œuvre : « Un cortège se met en route, une kyrielle d'assassins, tous insectes de proie. Ils marchent ils avancent ils signent du bout des lèvres leur projet pour le siècle qu'on lit les yeux crevés. » Et que dire alors des alertes « rouge » ou « bleu ciel » invitant au repli chez soi comme un sauve-qui-peut désespéré : « Alerte ! Tous aux abris, aux caves ventres chauds qui te protégeront, retourne chez ta mère... » ?

Le leitmotiv de ce poème choral, la perte de la langue, s’avère également bien plus qu’une métaphore littéraire, elle exprime un sentiment d’impuissance, un constat d’échec tant personnel que collectif à trouver un langage commun, que l’apostrophe répétée maintes fois exacerbe en question sans réplique : « Keskya tu dis rien ? Tu as perdu ta langue ? » On songe au départ pour l’Afrique et au vœu de silence d’Arthur Rimbaud comme on songe à la déperdition de sens et au bâillon sur la bouche de ces « millions de combattants de la petite vie » que nous sommes tous, pris en étau, « martelés », « enclumés », ayant perdu jusqu’à la capacité au rêve face à la désillusion de notre temps…

Bertrand Cantat, Noirs désirs, Nous n'avons fait que fuir, éditions verticales.

C’est alors l’image de l’horizon, cette perspective souhaitée des utopies, cette reconquête plus humaine des travailleurs, dans les impasses des jours de labeur comme dans les espérances éprouvées par chacun, qui a résonné, lors de l’improvisation de ce poème musical, le soir du 21 juillet 2002, dans le cloître du couvent des Ursulines, lors du festival de Montpellier-Radio France, en aspiration fervente à une liberté dont le parolier pressentait peut-être déjà la rareté, à travers le conflit entre le droit de rêve plus fort que l’amertume et le devoir de renoncement contrit plus fréquent que l’espoir, dans ce salut du poète aux compagnons de lutte : « J’aperçois des caboches saturées de limaille qui replongent leurs yeux au cœur de l’horizon. » confrontés à leur tour au sarcasme de l’injonction à rentrer dans le rang : « Tiens-toi bien à ta barre, l’horizon c’est des conneries inventées par les utopistes si tu veux la porte elle est là, des millions de gueules grandes ouvertes qui ont plus faim que toi, mais qui sont pas plus forts que toi, car si tu collabores, car si tu persévères, nous te protégerons de notre bras armé. »

Cet éclat nécessaire de l’idéal au cœur du regard, ni à tourner en dérision, ni à dévoyer, tel est l’éveil à la possibilité d’un élargissement des espaces auquel nous invite ce chef d’œuvre de récital de concert digne des plus belles chansons de Léo Ferré. Le penseur Joël Gayraud, conscient qu’il s’agit d’une lueur dans la nuit, en analyse également, dans L’homme sans horizon, l’enjeu pour mieux ouvrir les yeux dessillés à – l’improbable mais encore possible – horizon des utopies concrètes : « Or, tant qu'il n'y a pas de lumière, il n'y a pas d'horizon. L'humanité n'en continue pas moins de tourner en rond dans la nuit, consumée dans une errance aveugle. Et si jamais la lumière reparaît, à la faveur d'une révolte inattendue, comme le soulèvement zapatiste de 1994, ou d'une catastrophe qui dessille les yeux et ouvre les consciences, comme s'il s'en abat de plus en plus fréquemment sur une planète devenue inhabitable, une double tâche s'annonce alors, non dépourvue de difficultés: recouvrer pleinement la vue, c'est-à-dire la capacité d'appréhender l'horizon en tant qu'horizon utopique; reconnaître pour tel un horizon inconnu, différent dans les linéaments de celui qui a été défait par l'histoire. Et ne pas lui tourner le dos en le déclarant indigne des horizons perdus. » Horizon(s) à venir chercher alors, à quérir, et où se retrouver enfin !

                                                                                                                                 

Noirs désirs, Le Vent nous portera, Clip Officiel.




Regard sur la poésie Native American : Alexander Lawrence Posey, trente quatre ans de vie bien remplie.

Une fois n’est pas coutume, je vais présenter un auteur qui ne vit plus, hormis dans les mémoires, les archives et les livres. Membre de la Nation Creek, Alexander Lawrence Posey fut parfois comparé à Mark Twain parce qu’aimant faire l’usage d’un langage dialectal avec effet comique. Né en 1873 et mort en 1908, il fut, tel un météore, connu nationalement et internationalement pour ses écrits politico-satiriques rassemblés sous le titre de Fus Fixico letters (les lettres de Fus Fixico). Mais il était aussi poète. Il avait commencé à écrire de la poésie dès ses années d’études et avait vu certaines de ses créations publiées dans divers journaux de l’époque sous le nom de plume de Chinnubee Harjo, Harjo étant le nom de famille de ses ancêtres Creeks.

Influencé par Thoreau, Longfellow, Tennyson et Kipling, ses poèmes, de tonalité romantique, chantent son amour de la nature, cherchent à lire des signes qui s’y cachent et plongent dans la contemplation heureuse de celle-ci. Alexander Posey parlait couramment la langue Creek et maitrisait parfaitement l’Anglais. Il essaya dans ses vers de rendre dans la langue anglaise le rythme et les cadences de la langue creek, ce qui le laissait parfois frustré et insatisfait. Un poème intitulé My Fancy revêt a postériori un caractère prophétique ou divinatoire quand on sait qu’Alexander mourut noyé alors qu’il traversait la Canadian River en crue, pour se rendre avec un ami, de Eufaula, son lieu d’habitation, à Muskogee, chef-lieu administratif du conté.

Song Of The Oktahutchee, Alexander Posey, The Poems of Alexander Lawrence Posey, 1910. Oklahoma sun.

My Fancy

Why do trees along the river
    Lean so far out o’er the tide?
Very wise men tell me why, but
    I am never satisfied;
And so I keep my fancy still,
    That trees lean out to save
The drowning from the clutches of
    The cold, remorseless wave.

 

Ma lubie

Pourquoi les arbres le long de la rivière
    Se penchent aussi loin au-dessus du courant ?
Des hommes très sages me disent pourquoi, mais
    Je ne suis jamais content ;
Et donc je conserve ma lubie, je prétends
    Que les arbres se penchent pour secourir
Les noyés des étreintes du flot,
    froid et sans remord.

 

Alexander Posey est né à Eufaula le 3 août 1873 au sein de la nation Creek, en Oklahoma, d’un père génétiquement « blanc » mais qui se clamait Creek de culture, et d’une mère Creek appartenant à la puissante famille Harjo. Du fait de l’organisation matrilinéaire de la société Creek, Alexander était d’emblée membre de la nation Creek bien que « métis ». Aîné de 12 enfants il reçut une solide éducation ainsi qu’il était de coutume dans les cinq tribus dites civilisées (nations Creek, Cherokee, Chickasaw, Seminole et Choctaw) qui avaient subi dans les années 1830, (malgré une adaptation parfaite aux modes de vie Européens, tout en réussissant à garder leurs langues et cultures Indiennes), la dépossession de leurs riches territoires couplée à une déportation en Oklahoma selon le triste épisode historique nommé la piste des larmes (Trail of Tears). 

Agé de 19 ans Alexander Posey s’initia au métier de journaliste en devenant rédacteur du Eufaula Indian Journal alors qu’il complétait ses études à l’université Indienne de Bacone. En 1902 il fit l’acquisition du dit journal et fut le premier Indien à posséder individuellement un organe de presse (la nation Cherokee avait son Phoenix Journal, organe de presse tribal communautaire écrit en langue et alphabet Cherokee), et c’est par le biais de ce journal au tirage quotidien qu’il se fit connaître, aux Etats Unis et ailleurs, comme un journaliste plein d’humour et d’esprit. A peine sorti de l’université, Alexander Posey s’engagea en politique afin de défendre les intérêts de sa communauté Creek. Elu au conseil de la nation Creek à seulement 22 ans, son intelligence, ses qualités oratoires et ses capacités d’écoute en firent un leader parfois contesté mais néanmoins respecté. Jusqu’à la fin il restera fidèle à son engagement et le peuple Creek pleurera sa mort prématurée bien que certains Indiens traditionnalistes aient fait planer quelques soupçons qui donnèrent à la mémoire d’Alexander Posey le statut d’un personnage compliqué. En effet Posey n’était pas hostile à un changement de modes de vie pour les Indiens, on le qualifiait de « progressivist », un progressiste : c’est-à-dire qu’il prônait une part d’adaptation à la société blanche dominante sans quoi il pensait que les Indiens en général et les Creeks en particulier, ne pourraient pas survivre. Cette adaptation était fort compliquée pour les Indiens qui ne comprenaient pas le concept de propriété privée, encore moins quand il s’agissait de terrains ou de fermes. Toute activité immobilière et toute tâche bureaucratique étant d’emblée suspecte aux Indiens traditionnalistes pour qui tout se partageait, tout se « parlait », sans le gage et la garantie de papiers signés en guise de promesse de parole tenue …. promesses que les « blancs » n’hésiteraient pas à bafouer en réécrivant les traités les uns après les autres ou en les ignorant tout simplement.

Alexander Posey, qu’on peut imaginer infatigablement actif sur tous les fronts fut aussi directeur d’un orphelinat Indien. Lui-même et son épouse Minnie Harris, enseignante, eurent par ailleurs quatre enfants.

Deux ans après son décès, sa veuve fera paraître l’essentiel de ses écrits poétiques, écrits délaissés au profit de ses lettres de Fus Fixico écrites de 1902 à 1908. Ces lettres mettent en scène Fus Fixico (qui se traduirait de la langue Creek en français par : Oiseau-dépourvu-de-cœur) discutant avec d’autres personnages fictionnels de la politique nationale et des politiciens de la fin du 19ième et début du 20ième siècle. Le ton est satirique et s’en prend à la façon du gouvernement de régler « les affaires Indiennes ».  Lesdites lettres furent largement remarquées, au point que quelques journaux d’audience nationale lui demandèrent de les reproduire. Alexander Posey refusa. Il écrivait pour un public parfaitement conscient du contexte politique des territoires et des réserves Indiennes et il savait que les propos dialectaux rapportés ne seraient pas compris, pas bien traduits. Quant à l’humour irriguant les lettres il ne serait pas perçu comme tel tant les stéréotypes et les esprits occidentaux déformaient la réalité et l’histoire, prétendant mieux savoir que les intéressés qui et comment étaient les « vrais » Indiens !

Dans le poème ci-dessous, Alexander Posey joue avec les symboles. Il utilise la figure du loup que le lecteur occidental associera certainement à la culture Indienne. Mais Posey connaissait la maxime disant que l’homme (blanc) est un loup pour l’homme (rouge), aussi il fait glisser le sens du poème pour que, de l’indien-loup « sauvage, féroce et sinistre », qui résiste aux colons les délogeant et les chassant, on arrive au loup proprement dit, constatant le gâchis, qui pleure la disparition de son frère loup-rouge, hurlant avec le vent son chant funèbre à sa mémoire.

On Viewing the Skull and Bones of a Wolf

How savage, fierce and grim!
      His bones are bleached and white.
But what is death to him?
      He grins as if to bite.
He mocks the fate
      That bade, '‘Begone.''
There’s fierceness stamped
      In ev’ry bone.

Let silence settle from the midnight sky—
Such silence as you’ve broken with your cry;
The bleak wind howl, unto the ut’most verge
Of this mighty waste, thy fitting dirge.

A regarder le crâne et les os d’un loup

Comme il est sauvage, féroce et sinistre !
      Ses os sont javélisés et blanchis.
Mais qu’est-ce que la mort pour lui ?
      Il grimace comme s’il mordait.
Il se rit du sort
      Qui exige, « hors d’ici »,
De la férocité ancrée
      dans chaque os.

Que depuis le ciel de minuit le silence se dépose —
Ce même silence que tu as rompu en pleurant; 
austère le hurlement du vent sur le bord extrême
de ce gâchis considérable, ton chant funèbre approprié.

 

Gâchis consédérable fut aussi la perte des terres (nommées Bald Hill) allouées à la famille Posey qui peu à peu furent démantelées et vendues pour échouer entre les mains de la Palo Alto Land Company. Alex Posey avait espéré que la transition de citoyen de la nation Creek à celui des Etats Unis se ferait en douceur, mais le changement radical des modes de vie plus la pression de l’argent facile en un temps si court avait fait perdre la tête à plus d’un Creek qui ne saisissait pas la notion d’achat et de vente comme quelque chose de définitif. En effet les Indiens se voient comme les locataires de leurs enfants. La terre se prête aux générations qui se succèdent sans jamais appartenir à quiconque.  Un territoire est un bien commun dont la communauté dans son ensemble est responsable, sans jamais réclamer rien en privé.

Alex Posey était de cette trempe d’homme pour qui la « sobriété heureuse » était réalité. Idéaliste il avait déclaré : « Aurais-je les millions de Rockefeller je ne possèderai pas les choses couteuses qui ne sont pas nécessaires pour vivre. » Il avait aussi écrit : « le serpent à sonnette quand il a avalé un lapin rampe à l’ombre et est satisfait. Le faucon quand il a attrapé un jeune poulet cesse de voler en cercle au-dessus de la basse-cour et fiche la paix aux vieilles poules. Mais l’homme quand il a rangé assez des biens du monde pour avoir l’estomac plein et le corps vêtu, ici et dans l’au-delà, veut plus et continue d’être prédateur aux dépens de ses frères jusqu’au jour où il mange les pissenlits par la racine. »

D’après les témoignages recueillis et publiés après sa mort, on peut imaginer l’homme public Posey surmené, bourreau de travail, sollicité, généreux de sa personne, attentif au bien être de sa communauté, sincèrement concerné par son sort. Le poète qu’il était avait besoin aussi de moments de solitude, ainsi il écrit :

Mon hermitage

Entre moi et le bruit des conflits
      Il y a le mur des montagnes plantés de pins ;
Les sentiers de la vie, poussiéreux, jonchés de soucis
      Ne mènent pas à ma retraite.

J’entends le vent matinal s’éveiller
      Au-delà des hauteurs violettes,
Et, dans la lumière croissante,
      Les clapotis des lys sur le lac.

Je vis avec Echo et avec Chant,
      Et Beauté me mène plus loin
Pour voir les colonnades de son temple,
      Et longtemps ensemble nous aimons être.

Les montagnes m’emmurent, en entier,
      Et m’abandonnent mais avec un peu de bleu
Au-dessus. Toute l’année, les journées sont douces –
      Très douces ! Et tout au long des nuits

J’entends la rivière couler
      Le long de ses plages sableuses ;
Je contemple le ciel à minuit,
      Loin une infinité d’étoiles !

C’est bon, quand tout est calme,
      Quand l’obscurité se rassemble tout autour,
D’entendre, de colline en colline,
      Le son lointain vagabonder.

Le cèdre et le pin
      Ont monté leurs tentes avec moi.
Quelle ample liberté est la mienne !
      Que d’espace ! Quel mystère !

Sur la brise du sud rêveuse,
      Qui se faufile comme une abeille chargée
Et soupire, cherchant à se reposer parmi les arbres,
      Des morceaux de mélodie sont soufflés.

Ô quelles dernières lueurs retient le crépuscule,
      Les cieux obscurcis progressent !
Et quelle aube comme rose se déploie,
      Qui frappe la colline pour qu’elle chante !

Haut dans la solitude de l’air,
      Le faucon gris tourne encore et encore,
Jusqu’à ce que, tel un esprit jaillissant là-bas,
      Son image palisse et disparaisse !

 

Dans la même veine, dans un même état de contemplation, Alexander Posey décrit la nuit se posant sur le monde tandis que les étoiles apparaissent. Le poète observe de loin sa communauté plonger dans la nuit.

 

Le repos éternel auquel il est fait référence vient de la « croyance » ou encore interprétation de la vie et de la mort selon bien des cultures amérindiennes. Il est dit que l’humanité vient des astres, des étoiles, et qu’une fois mort, l’esprit des humains retourne dans la voie lactée où il retrouve ses ancêtres. Sachant cela, on imagine facilement le lien quotidien que pouvaient cultiver les Indiens avec leurs ancêtres : il suffisait chaque soir, chaque nuit, de regarder le ciel. Mais au-delà de cette référence mythologico-culturelle, l’emploi de l’adjectif éternel porte l’espoir que la nation Creek survivrait à la colonisation et prospérerait de nouveau dans un futur autant infini qu’indéfini.

On Viewing The Skull And Bones Of A Wolf, Alexander Posey How savage, fierce and grim ! All The World's A Page.

Et l’on peut aisément comprendre aussi qu’Alexandre Posey trouvait dans cette contemplation une forme de repos, cela le régénérait et lui permettait de poursuivre la mission qu’il s’était donnée : accompagner son peuple et l’aider à survivre en milieu hostile, pendant cette période difficile qu’il traversait. 

Nightfall

AS evening splendors fade
      From yonder sky afar,
The Night pins on her dark
      Robe with a large bright star,
And the new moon hangs like
      A high-thrown scimitar.
Vague in the mystic room
      This side the paling west,
The Tulledegas loom
      In an eternal rest,
And one by one the lamps are lit
      In the dome of the Infinite.

 

Tombée de la nuit

ALORS que les splendeurs du soir s’évanouissent
      Là-bas depuis le ciel au loin,
La nuit épingle sur sa robe obscure
      une grande étoile scintillante,
Et la nouvelle lune est suspendue
      Tel un cimeterre haut lancé.
Vague dans l’espace mystique
      De ce côté à l’ouest palissant,
Les Tulledegas* planent
      Dans un repos éternel,
Et l’une après l’autre les lampes sont allumées
      Sous le dôme de l’Infini.

 

  • Tulledegas : nom donné par Alexander Posey aux montagnes (et par extension à la région à l’ouest d’Eufaula), présentes sur la réserve, celles du poème précédent, qui emmurent le poète dans son hermitage.

 

Pour conclure, je dirai que l’homme politique Alexander Posey, citoyen et leader de la nation Creek n’avait pas la nostalgie des anciens temps glorieux de l’histoire de son peuple au contraire d’écrivains Indiens de son époque tels Zitkala-Sa (aussi appelée Gertrude Bonnin, Sioux) ou encore Charles Easterman (Sioux lui aussi). Il était prêt au changement pourvu que cela maintienne le peuple Creek et sa culture, et qu’il ne prenne pas le chemin de la disparition, celui des « vanishing Indians ».  Le poète Alexander Posey était un rêveur amoureux de la nature et toutes ses humeurs qu’il écoutait comme on écoute de la musique. Il avait le style romantique et à ce titre il regrettait les anciens modes de vie Indiens qui exaltent la noblesse et la dignité de l’humanité. Son chef d’œuvre restera son ouvrage en prose, les lettres de Fus Fixico, qui trouveront des imitations et que Posey qualifiera de produit industriel blanc. Elles n’avaient pas le caractère authentique de l’article original. Preuve, s’il en fallait, qu’il vécut attaché à la notion d’identité et qu’il était fier d’être Creek.

From The Vault, Alexander Posey, His world, his land. Mvskoke Media Presents Mvskoke Vision.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon

Le premier livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet, Les Tourterelles (éditions La Dame d’onze heures) avait obtenu en 2009 le prix du premier recueil de poèmes. Il contenait plus que des promesses, il révélait un authentique poète, d’une sensibilité et d’une maîtrise déjà très affirmées.

Ce sixième ouvrage, L’unique réponse, marque sans nul doute un tournant de  maturité poétique. Vers et proses poétiques alternent, d’une égale beauté, ouvrant pour nous un univers intérieur fait de silences, d’élans profonds, de naissances et d’imminences.

                        Tout poème est précédé d’un élan parti de tellement loin qu’on ne sait
plus ni d’où ni de quand il vient,

mais qui a traversé tant de pays et connu tant de visages qu’il en garde l’empreinte 
en lui comme le parfum des corps et l’éclat des espaces dans le vent qui les a frôlés.

 

Jean-Marc Sourdillon, L’unique réponse,Gallimard, 14 euros.

 

« La fragilité de tout » fascine Jean-Marc Sourdillon, « le présent  ordinaire / et tout le mystère derrière » est pour lui un texte perpétuellement en écriture. Il s’applique à en saisir le langage, à en traduire le plus essentiel. Car, dans le plus fragile, se tient l’intensité, le poignant, le radieux Ainsi, avant le chant du merle, il y a ce très particulier silence, que le poète doit dire :

                  Il y a toujours avant que le merle ne chante

un silence sur lequel il se pose, un silence qui fait socle

avant qu’il ne s’élance vers la voix à travers laquelle il s’expose.

 

Ce que le poète appelle « la déhiscence » garde le secret de ce qui n’est pas encore de ce monde et qui recèle en lui un intense espoir de vie :

 

                        On en pressent la palpitation sourde dans les soubresauts de notre
cœur, présence simultanée du mort qu’on a aimé et de la poussée de naître en nous
inexplicable et bousculant tout, glissement, déplacement dans la naissance
inachevée,

chute, progression dans la lumière.

L’intensité est dispersée.

 

La réflexion sur la poésie accompagne ces chants de transparence. Le vers est « une passerelle » pour Jean-Marc Sourdillon, et la poésie « une suite de lancers de passerelles ou de pieds d’appel. » Le poète est toujours en avant de lui-même, tendu vers une rive qu’il n’aperçoit qu’à peine, engagé dans un voyage qui devient souvent une exploration. « On se propulse dans l’espace de la vibration. » C’est une naissance éperdue, elle nous fait naître nous-mêmes, à nous-mêmes.

 

                        On écrit, ça chante dans sa tête, mais on est déjà plus loin, là-bas dans
l’espace en avant de soi où l’on sait que quelque chose ou quelqu’un nous attend.
On ne sait pas quoi, on ne sait pas qui, mais on le pressent. Quelqu’un, quelque
chose de plus haut se penche sur soi. Ou, de plus bas, tout en bas, ouvre les bras.

 

Jean-Marc Sourdillon choisit de s’arrêter sur « La semence ». Ce dernier poème me paraît contenir à lui seul toute la richesse de son livre, silence de cristal, lente montée de l’aube, souffle nourricier d’une remarquable poésie :

                       

Nuit si claire, si calme

 un sas s’est ouvert .

Nuit des soupirs, des semences.

Nuit de l’intact et de l’insoupçonnable.

 

C’est là qu’en secret se prépare

la frissonnante lumière

de Vénus à l’aube,

non pas son pas, sa venue

mais son souffle qui embue

précédant toute naissance

 

 

Présentation de l’auteur




Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France)

Certes, on ne le dit pas ouvertement mais l’idée que la production littéraire en langue régionale serait tournée vers un passé idéalisé, utilisant de surcroît un formalisme suranné, semble bien ancrée dans les esprits.

Il était donc nécessaire de montrer, par l’exemple, l’infinie variété et la modernité de la création poétique en langues régionales.
Les coordonnateurs de cet ouvrage ont ainsi jugé utile, pour la première fois, de mettre en dialogue une sélection de textes poétiques de six langues de France : alsacien, basque, breton, catalan, corse et occitan.
Ils ont tenu aussi à présenter les auteurs de ces textes, à les situer dans leur espace et dans leur temps, à donner les références bibliographiques de leurs œuvres.
Il en résulte un ouvrage polyphonique, au sens propre et au sens figuré.
Loin des préjugés parfois issus d’une production « régionaliste » – elle aussi existante et pas forcément méprisable, qu’elle soit écrite en langue régionale ou en langue française, mais peut-être trop centrée sur le village d’autrefois et les souvenirs d’enfance – les textes publiés embrassent d’autres horizons : la dimension transculturelle de l’existence, la solidarité par-delà les frontières ou encore l’introspection lucide et sans concession.

Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France), édition bilingue, Coordination : Marie-Jeanne Verny, Norbert Paganelli, Le Bord de l’Eau, 475p, 2019

Dans le même temps, la forme du poème a été pulvérisée : la rime a été oubliée, la forme fixe et la ponctuation reléguées, bien souvent, au musée au point que le texte, parfois réduit à sa plus simple expression, a parfois l’apparence d’un haïku effiloché restituant à la page sa virginité première.

Il faut donc l’admettre : l’affirmation d’une vibrante diversité linguistique ne rime pas, dans la France d’aujourd’hui, avec la reproduction de stéréotypes fondés sur la simple apologie d’une spécificité ou la dangereuse exclusion de l’altérité. Jean Pierre Siméon lui-même à qui fut confié la préface de l’ouvrage, s’en est étonné avant de s’en féliciter, en citant, à la fin de sa préface, le poète alsacien Nathan Katz :

J’ai tenté de faire œuvre d’homme. Au-dessus des frontières et des clans. Par-delà le fleuve Rhin. J’ai chanté les paysages, l’eau, les jours et la femme. En paix et en joie. C’est tout. 

On peut même dire, sans risque de se tromper, que si ce choix avait pu être élargi par exemple aux poètes des outre mers avec les différents créoles le constat aurait très probablement été le même.

Il reste que cet ancrage dans le temps présent et l’Universel (dont on sait qu’il n’est rien d’autre que le particulier sans les murs) ne fond pas les thématiques des six régions de France dans un même creuset. Chacune d’elles, en même temps qu’elle s’est attachée à sauvegarder une richesse linguistique, a enfanté d’un univers dont la coloration lui est propre et qui témoigne de la grande diversité des espaces, des histoires et des cultures au sein même d’une entité que l’on imagine à tort figée dans une uniformité qu’elle a toujours ressentie comme une offense.

***

Alsace

Sylvie Reff est née en 1946 et fut professeur d’anglais. Elle mena parallèlement une carrière d’auteure-compositrice et interprète en donnant près de 500 concerts à travers l’Europe. Elle a publié près d’une vingtaine d’ouvrages, dont trois romans en français et plusieurs recueils de poésie (en allemand, français et alsacien). Elle est à l’origine du sentier des poètes de Bischwiller, jalonné de 27 panneaux présentant la poésie contemporaine d’Alsace.

 

De Zwang 

D’Werter bluete, d’Werter ruefe
welle heim, wesse nehm wo s’isch
laufe furt, egall wo ahne
rennsch ne noch, bendsch se zamme
un wenn de meinsch hesch se gfange
froije se alli wo’s Elsass isch. 

Wo gehn d’Werter ahne wenn se verschwinde ?
De Werter wo s’Läwe drawwe ?
D’Sproch isch vun dinem
mühl gschosse wie ä ewisch frischer Wasserfall,
sie isch küpst, gschprunge, gelofe
wie d’Reh am Rand vum Wald,
un niemand hätt se gfange,
un alli han se verstande,
denn wie kennt mer
s’Läwe net verstehn ?

De force  

Les mots saignent, les mots hèlent
veulent rentrer chez eux, ne savent plus où c’est
se mettent à courir n’importe où
tu leur cours après, tu les rassembles
et quand tu crois que tu les tiens
tous demandent en cœur où est l’Alsace.

Où donc vont les mots lorsqu’ils disparaissent ?
Ces mots qui portent la vie ?
La langue jaillissait de ta bouche
telle une cascade à jamais fraiche,

elle sautait, bondissait, courait
comme les chevreuils à l’orée de la forêt,
nul ne les aurait rattrapés
mais tous la comprenaient
car comment ne pourrait-on ne
pas comprendre la vie ? 

 

 

 

Sylvie Reff, Schrei.

Pays Basque

Jakes Ahamendaburu

 

Né en 1961, Il est diplômé d’ingénierie sociale et travaille avec des enfants de migrants et des mineurs en difficulté. Militant culturel, il s’implique dans les spectacles de rue et la création poétique au sein de la revue Maiatz.

Berriro datozkigu 

Berriro datozkigu
igande arratsalde bakartiak
Hirurak paseak dira
leiho gortinen atzetik
behako bihurriek
kalearen hutsa miatzen

Frontoian larruzko pilotaren
dangada lantzinantea.
Autobus bat ailegatu da
espaloi gainean dabiltzan hormatxoriak uxatuz
Semaforoaren keinu konsagratua
Dontzeilen joan etorri interesatua
Taberna kalapitariak jendez gainezka
Haiek han eta neu
egutegiko astelehenak borratzen jarraituz...

 

Ils nous reviennent à nouveau  

 

Ils nous reviennent à nouveau
les dimanches après-midi solitaires
Trois heures sont passées
derrière les rideaux des fenêtres
des regards pervers
fouillent le vide de la rue

Sur le fronton la volée lancinante
de la pelote de cuir.
Un autobus est arrivé
chassant les moineaux du trottoir.
Le signal consacré du feu rouge.
Le va-et-vient intéressé des demoiselles 
Les cafés vociférants pleins à craquer. 
Eux là-bas et moi 
continuant à effacer les lundis du calendrier...

 

Bretagne

 

Louis Grall est né en 1952. À l’âge de quarante-sept ans, il découvre la langue bretonne qu’il pratique désormais, publiant dans les revues Brud Nevez et An Amzer. Il est l’auteur de romans et de plusieurs ouvrages poétiques en édition bilingue.  

Lampedusa
25 a viz here 2013

 

Eet on da vale fenoz war gwez an henchou don.
Dizeblant evel eur haz, e kase an avel kuit ludu
tano ar houmoul
Gortoz a ree difrom ar hleuziou, e pillou dindan
an drein.
Euz an douar e save koulskoude eun esperañs
lampr, evel hekleo an heol eet da guz.
N’em-oa aon na rag ar fank, na beza ma-unan,
na rag ar mêziou krin
Gouzoud a ouien e oa lutig eur garantez kled o
hortoz ahanon em zi,
Ar lutig ’vefen dindannañ o follennata ar
pajennou, hag e savfe d’an neh diwar ar banne
sklêrijenn-ze ar geriou puill, evel eur beskèrèz
vurzuduz.
Eul lutig flour, eur chalu flour o flourikad
pajennou leor ar ouiziègèz.
Flour al lutig.
Lampe douce.
Lampedusa.
Hag e vefen dizeblant evel an avel me ive ?
Ha didrouz e tremenfen e-biou ar re a hortoz
bara, difrom an oll anezo evel girzier dindan
drein ar baourentez ?
Ha ne welfen ket ema an enezeier o leñva, pa
varv ar re a dosta deuz outo ?
Penaoz e hellfen en em gaoud e peoh ar
pajennou, pa vez pesketêrien o skuilla fleur war
eur béz-mor, pa houlenn eur pab diganeom
kaoud méz, evel a huche gwechall Poverello Asiz.

 

Lampedusa
25 octobre 2013

 

Marché ce soir sur l’arbre des chemins.
Le vent indifférent comme un chat poussait la
cendre fine des nuages.
Les talus stoïques attendaient, en haillons sous
l’épine.
De la terre montait pourtant un espoir
phosphorescent, comme un écho du soleil disparu.
Je ne craignais ni la boue, ni la solitude, ni la
désolation des champs.
Je savais qu’au logis m’attendait la lampe d’un
amour confortable,
La lampe sous laquelle je toucherais les pages, et du
filet de la lumière remonterait l’abondance des mots,
comme une pêche miraculeuse.
Douce lampe, doux chalut effleurant les pages du
livre de la connaissance.
Lampe douce.
Lampedusa.
Serais-je moi aussi indifférent comme le vent ?
Passerais-je en silence auprès de ceux qui attendent
le pain, stoïques comme les haies sous l’épine de la
pauvreté ?
Ne verrais-je pas que les îles pleurent, car ceux qui
les approchent meurent ?
Comment pourrais-je croire à la paix des pages,
quand des pêcheurs fleurissent la tombe de la mer,
quand un pape nous demande d’avoir honte,
comme le Poverello d’Assise le criait en son temps ?

 

Catalogne

 

Renada-Laura Portet est née en 1927 et a réussi à combiner œuvre de recherche, création littéraire et traduction. Si sa prose offre une grande recherche d’écriture, sa poésie, en revanche, est plutôt méditative, métaphorique et ésotérique.

Al primer matí de les herbes 

Al primer matí de les herbes
que ventilen suau els espadats carnals
amb la crida on s’arruga la saba a flor d’aire
quan tant d›amor només és pol.len de dubtes
i arcada de vent,
tu, filleta,
abans que somnïi l’alba vergonyosa dels deus,
neixes dona,
de l’emprenta bruna vellutada
d’una mirada.

 

Au premier matin des herbes 

Au premier matin des herbes
qui caressent doucement les falaises charnelles 
avec l’appel où se plisse la sève à fleur d’air
quand tant d’amour n’est que pollen de doutes 
et arcade de vent,
toi, fillette,
avant que ne rêve l’aube intimidée des dieux, 
tu nais femme,
de l’empreinte brune, veloutée
d’un regard.

 

Renada Laura Portet dit Si Sabines amor, 1976, Lletres Catalanes.

Corse

 

Née en 1976, Sonia Moretti est professeure de corse et a participé à de nombreux recueils poétiques collectifs dont Bonanova ou l’anthologie Musa d’un populu. Elle a écrit, par ailleurs, de nombreuses chansons. Discrète sur la scène insulaire, elle excelle dans une démarche personnelle où le jeu formel sur la langue ouvre des horizons nouveaux. Elle a obtenu, en 2009, le prix littéraire de la collectivité territoriale de Corse.

Anu arrubbatu parechje cose in chjesa
È da tandu hè stata chjosa
À parechje ore di u ghjornu ;
Cù i so gesti ladri
Anu arrubbatu
À ogni passu in cerca
À ogni core
À ogni bisognu di silenziu
A chjesa stessa.

Ils ont dérobé plusieurs choses dans l’église 
Alors on l’a fermée
Plusieurs heures par jour ;
Par leurs gestes, les cambrioleurs Ont volé
À chaque pas en quête
À chaque cœur
À chaque besoin de silence
L’église toute entière. 

***

A pruminata di i cani
Si hè compia cù a litica
Mughji
È quasi colpi.
Ciò chì hè bassu è vile ind’è noi l’umani
Ùn hà briglia chì u tenghi.

La promenade des chiens
A fini en dispute
En cris
Presque en pugilat
Ce qui est vil et bas chez nous les humains 
Ne connaît point d’entrave

 

 

Sonia Moretti, Poesia Corsa d'Oghje, Université de Corse Pasquale Paoli. Témoignage de Sonia Moretti recueilli dans le cadre du projet "Puesia Corsa d'Oghje".

Occitanie

 

Né en 1980, Sylvan Chabaud chante ses créations au sein de groupes  de Rap. Sa thèse de doctorat sera éditée en 2011 par les Presses Universitaires de la Méditerranée. Il publie régulièrement des poèmes dans la revue Oc et dans la revue Europe ainsi que dans le recueil Caminant et est rédacteur au magazine culturel occitan Lo Diari.

Escriure 

Escriure es un viatge long
es un long silenci,
una atraversada
passadas
per
passadas,
la paur de ne dire tròp
quand un ferniment d’erbilha
dins lo vent
sufís
per pagelar nòstra preséncia au monde.

Écrire 

Écrire
est un long voyage
c’est un long silence, une traversée 
passages
après 
passages,
la peur d’en dire trop
quand un frémissement de graminée 
dans le vent
suffit
à mesurer notre présence au monde.

 

Totei lei lengas 

Totei lei lengas deis òmes
recampadas
sabon benlèu dire lei rebats
de la vida.
Perdre ren qu’una lenga
sariá totei nos condemnar au silenci

Toutes les langues

Toutes les langues des hommes 
réunies
savent peut-être dire les reflets
de la vie.
Perdre ne serait-ce qu’une langue 
serait tous nous condamner au silence.