Pourquoi je ne sais pas dire cerise

Sur le bout de la glotte

 

 

L’Institut culturel aimait travailler avec moi. Depuis quelques mois, du moins. J’en étais vaguement interloqué mais plutôt heureux. Je le vivais comme une sorte d’élection, presque de promotion. Un jour, la responsable m’avait entendu dans un débat sur la littérature hongroise, et elle s’était rappelé mon existence, qu’elle avait oubliée sept ou huit ans plus tôt alors que j’avais déjà passé une tête dans des débats de l’Institut culturel. Depuis quelques mois, j’y avais passé tout le corps, on aurait presque dit que j’y passais ma vie. Disons que j’y suis revenu trois, quatre fois, en un temps record. Une coqueluche.

Je ne suis pas spécialiste de la langue de l’Institut. J’en ai chanté des comptines, traduit quelques poèmes, j’ai fait quelques voyages dans le pays, glané quelques diplômes çà et là, à la valeur toute relative. Dans ma vraie formation initiale, on ne pouvait pas faire de séjours linguistiques : littérature française, latin, grec.

Quant à mon autre grande passion, c’est la langue et la littérature hongroises. Aussi, ce soir là, je ressentais quelque appréhension à présenter une soirée avec deux vraies grandes traductrices professionnelles de la langue de l’Institut. Mon baluchon de bon élève ne faisait pas contrepoids à l’angoisse. Je jetais toutes mes forces dans mon point faible. J’avais lu leur livre avec passion, griffonné les jolis beaux volumes au crayon à papier, comme j’aime faire avant les rencontres littéraires, reconnaissant envers l’existence des points d’exclamation, d’interrogation et surtout des smileys pour marquer les passages émouvants, étranges et humoristiques. J’avais pris, comme souvent, des notes sur de multiples feuilles volantes, tel le gamin de L’Argent de poche, prêt à y fourrager comme dans des feuilles d’une salade livide, le jour J, comme si l’angoisse de ne pas trouver la question suivante activait mon cerveau…

C’est bien ainsi que je procédais ce soir-là et le débat semblait s’être plutôt bien passé. À vrai dire, à côté de la finesse d’analyse des deux traductrices, j’avais un peu l’impression de jouer l’Appassionata avec des moufles mais enfin, de fil en aiguille, les choses se sont mises en place, le dialogue a eu lieu entre elles, entre nous et même avec la salle. Les gens du public sont repartis heureux avec leurs livres dédicacés. Le mien, consacré aussi à la traduction et que l’Institut culturel avait pris la peine d’annoncer et proposer également à la vente, est resté vierge d’acheteurs : les modérateurs ne sont pas les auteurs, aux yeux du public, pas plus que, suivant le proverbe, les conseilleurs ne sont les payeurs. La séparation des genres est ici de l’ordre du dogme, de l’interdit ontologique. On ne franchit pas si facilement une telle frontière. On ne change pas de casquette à vue, et la retourner reste mauvais genre. Bref, nous nous acheminions doucement vers le dîner traditionnellement offert par l’Institut culturel après ces rencontres, ripailles financées par la Centrale au nom des « coutumes locales » – ah la gastronomie française… La troisième mi-temps commençait, joviale. Je sentais confusément que l’occasion m’était donnée de démontrer que je n’avais pas que des moufles et des gros sabots, que je pouvais articuler quelques gammes délicates en société, produire avec prestance quelques entrechats de conversation.

Tout commençait à merveille avec quelques gentils traits d’esprit visiblement appréciés de mes consœurs elles aussi plus détendues. Forcément, n’étant pas un spécialiste de la culture ni de la langue de l’Institut, c’est le hongrois qui est devenu le terrain d’exploration favori de la conversation… D’ailleurs, entre spécialistes d’un domaine on ne parle pas plus de sa spécialité que de corde dans la maison d’un pendu. Lors de la troisième mi-temps, la coutume locale veut que l’on ne discute jamais de ce que l’on a en commun. On ne parle pas boutique. On trouve un terrain tiers. On s’ouvre à l’autre sur ce qui le différencie. Tout allait parfaitement bien, je continuais à égrener quelques bons mots au gré des questions grammaticales et lexicales de mes amies, quand soudain, l’une d’elles, traductrice et écrivaine très impressionnante, me demanda en plein milieu de ma tirade : « D’ailleurs, comment dit-on cerise en hongrois ? » Comme cela, à brûle-pourpoint, sans raison, la question a fusé presque comme un reproche, et je me suis arrêté net de parler tout en fixant son regard attentif. J’ai freiné brusquement et versé dans le fossé. « C’est…cerise en hongrois… c’est… non, non, c’est cse…, euh cse quelque chose, euh, je ne sais plus, csecse… oui, non, euh, csecse ».

- Ha ha, c’est csecse alors en hongrois me questionna, interrogatrice et réprobatrice la responsable de l’Institut culturel. Alors c’est « tchêtchê », hein ?

- Euh presque, je crois, je...non, c’est…

Décrire l’ambiance de glace qui a commencé à étreindre et étrangler le dîner, je ne saurais le faire. Tout ce que je disais semblait désormais suspect. Les yeux se plissèrent sur l’imposteur. Quoi ? Il traduit du hongrois et il ne sait pas dire « cerise » ? C’était d’autant plus grave que je venais justement d’expliquer la façon dont j’avais traduit des poèmes slovènes sans connaître la langue… et que j’avais découvert à cette occasion le nombre des mots slaves présents dans le hongrois… Imposture sur imposture, belote et rebelote… Mais cerise, à propos… ?

Je tournais et retournais la question dans ma tête, tandis que nous quittions le fromage pour la poire. « Mais pourtant, c’est cse… ». Je m’arrêtais là à chaque fois. Csernye ? Et le cerisier csernyefa ? Non, non je confonds ocsi csornye et La Cerisaie…Ah, les gros yeux noirs des cerises… Rien à faire, le mot ne me venait que sous une forme tronquée... Pourtant, c’est comme en russe, avais-je essayé d’articuler justement, sauf qu’en russe, c’est… ? C’est quoi ? En allemand au moins, me demandais-je à part moi, je le sais… Mais le mot ne me venait pas davantage… Cherry en revanche me trottinait, trottait, que dis-je galopait dans la tête avec un son de grelot insolent, cherry cherry cherry cherryCherry, je ne t’aime pas, cherry je ne t’adore pas… Je prétextais alors minablement, dans une incise, que ces derniers temps je n’avais pas beaucoup traduit du hongrois et tâchais, de toutes les forces de mon amertume hébétée, de terminer la soirée à la manière d’un match de football raté – avec le visage impassible du joueur qui a mis son pénalty au-dessus de la cage à la 75e minute et continue à jouer au ballon, il le faut bien puisque le coach ne veut pas le sortir, mais qui poursuit en fuyant tout éclat, par pur acquit de conscience, pour dissuader du lynchage par la sobriété de sa mécanique musculaire, la banalité de ses contrôles et de ses contres, la sueur de son rostre incliné.

Pour l’allemand, c’est le lendemain seulement, dans l’après-midi, que Kirsche m’est revenu, remonté comme un petit soleil rouge du fond de ma mémoire, et surtout bien classé comme sur un livre d’image à côté de sa sœur et quasi homonyme l’Église, Kirche, elle-même se déroulant aussitôt en chapelet avec Küche et Kinder… Il était temps qu’un cliché vienne à ma rescousse…

Mais en hongrois, dans ma langue chérie, la cerise restait bloquée au seuil du cerveau, démesurée pour franchir mes synapses. J’ai donc fini par prendre le dictionnaire. Et j’ai vu : cseresznye. La honte m’est à nouveau tombée dessus comme une visière. Des stryges me croassaient aux oreilles mentales « Csecse, csecse » avec des ricanements de mouettes, ce qui dans leur langue signifie (car bien sûr je parle stryge) : « Gros crétin ! ». J’essayais de me sangler dans une excuse quelconque, de toutes les forces de ma mauvaise foi. Ma mémoire s’en mêlait. Le rythme et les rimes merveilleux de la rime « csecse/becse » du célèbre poème « Pour mon anniversaire » d’Attila József, tournaient et retournaient dans ma tête, comme des castagnettes consolatrices – l’inverse de celles du rêve du Vertigo d’Hitchcock :

Harminckét éves lettem én –

meglepetés e költemény

csecse

becse

 

Années, voici ma 32ème

Ma surprise ? C’est ce poème

le beau

bibelot

 

Tout le poème joue sur un même procédé – un mot coupé en deux qui rime avec lui-même (« csecse/becse »), ce que je n’ai pas réussi à rendre totalement avec « le beau / bibelot ». Y a-t-il un terme savant pour décrire ces rimes intérieures tirées d’un seul et même vocable ? Comme il doit être beau, ce terme, cet anacoluthodiplose qui manque à mon vocabulaire… Peut-être ressemble-il, comme si souvent, à ce qu’il décrit, telle l’anapeste deux brèves une longue, tel le spondée deux longues, tel le dactyle une longue deux brèves, telle l’ïambe une brève une longue, tel le trochée une longue une brève ? Ah l’anapeste de Budapest… Voilà que je dérive sur le Danube… Chacun comprend bien pourquoi je ne sais pas dire « cerise » : qui trop dérive mal retient… Si je pouvais au moins m’attacher à une branche du fraisier sortant de son feuillage, « az eperfa lombja » (« le feuillage du fraisier ») de mon cher Kemény, l’un des rares poèmes du H muet (A néma H) que je n’ai pas traduits… Et si c’était pour cela que je ne savais plus dire cerise ? À cause de la fraise ?... Non, non… J’essaye vraiment de me raccrocher à toutes les branches de salut que j’entrevois au bord ou au fil de l’eau, même des fruits qui n’en ont pas (c’est le cas des « baies de la terre », les Erdbeere, les fraises qu’on écume au ras du sol) :

Aux branches

Aux planches

 

Csecs, tss tss…

Est-ce qu’il y aurait des mots autorimes (appelons-les ainsi) en français qui me permettraient au moins de rendre csecsemecse à défaut d’avoir retrouvé cseresznye au dîner de l’Institut culturel ?

Beau Brim-

borion

Cela ferait une sorte de rime de début de ligne entre beau et –bo… Pas très orthodoxe du point de vue sonore, il faut bien le reconnaître. Voilà qui plairait à l’ami Vinclair.

Ah je pourrais tenter un jeu de mot :

Joli

Fichet

Mais outre que cela ne rime pas, à aucun moment le poète hongrois ne qualifiait son colifichet, c’est moi qui ai, pour la rime, introduit l’idée d’un « beau bibelot », et me voilà qui avance de liane en liane dans l’inexactitude…

Ah, mais en voici un, plus que parfait, plus qu’une autorime, une auto-holorime :

Jou

jou.

Trop court hélas…

Faut-il dire :

Un chou

Joujou

Ou mieux :

Un jou-

Jou chou.

Peut-être, oui, mais c’est une satisfaction qui n’a rien d’un fruit rouge bien rond en bouche… Une compensation peut-être, bien que « joujou » ne rende que de bien loin « csecse »… Faute de griottes se contenterait-on de joujoux-choux, petit clin d’œil au Bled de jadis à la clef ? Parlons-en des griottes – quand j’ai cherché « cerise » dans mon dictionnaire en ligne, il m’a aussi donné « griotte », que je connaissais bien sûr (bien sûr, bien sûr) : meggy. Un mot amusant parce que c’est un homonyme presque parfait de « megy », « il (ou elle) va ». Au fond, un csecsemecse, à sa manière, en tout cas par association, par destination si l’on veut, un « megymeggy » (et vogue la griotte). En tout cas, ce soir-là, je n’ai pas non plus pensé aux griottes… C’était cerise ? néant, cerise ? cse quelque chose, cerise ? néant, cerise ? cse cse, cerise ? csernye, cerise ? non ça c’est les yeux noirs, cerise ? cse cse ? cerise ? bê bê. Voici pour mon encéphalogramme entre la poire et le fromage.

Plein des gens, je le sais, s’en seraient bien mieux sortis que moi. Ceux qui ne perdent pas leurs moyens devant une question embarrassante, qu’ils savent éluder avec une assurance toujours agrémentée d’un soupçon de dédain.

Voici leur méthode.

Version primaire : je n’ai pas entendu et je change de sujet.

Version péremptoire : « Non, non (voire « t’t’ », bruit de la langue sur le palais), les noms de fruits ne sont pas les plus significatifs ! ».

Version plus sophistiquée : « Non, avec cerises justement ça ne colle pas, mais avec framboise oui ! » Et de dérouler...

De fait, outre tout ce à quoi mon cerveau était occupé (la langue de l’Institut culturel, mes moufles sur le piano, la troisième mi-temps…), je pensais très fort au mot málna, framboise, parent du malina des langues slaves. En somme, ce n’était pas la cerise sur le gâteau ni l’arbre qui cache la forêt mais la framboise qui cachait la griotte...

Je ne fais clairement pas partie de ces élus de l’habileté sociale qui se sortent de tous les mauvais pas par un salto arrière bien propre. Au contraire, j’appelle à moi les phares comme un acteur les feux de la rampe, je me mets bien en face d’eux, je fais freiner le véhicule et l’on découvre que le responsable de l’accident n’est même pas un beau cerf, mais un petit lapin.

Comment un traducteur du hongrois ne sait-il pas comment on dit cerise ?

Comment peut-on être persan ?

Ah voilà encore une citation salvatrice… Qu’insinuent les pages roses de mon inconscient qui s’insinuent à chaque difficulté ? Que tout cela serait à ironiser, que ces dames n’ont pas de questions de hongrois à me poser, qu’elles n’ont pas de leçon de maîtrise de la langue à me donner, qu’un dîner n’est pas un grand oral… Peut-être, mais enfin… Connaissez-vous un seul traducteur chevronné d’une langue qui ne sache pas dire un mot aussi courant et, loin d’avouer vraiment le trou de mémoire bête, se met à bégayer ?

Maudit csecs (mamelon, lolo – évidemment le « csecse » de « csecse/becse » veut dire « son lolo » mais c’est une fausse piste génialement créée par le poème en coupant le mot en deux… quelqu’un pourrait toujours s’amuser à traduire : « bibe/lolo »), affreux csecsen (Tchétchène), csecsemő, autre mot qui m’est venu tout de suite après… Le nourrisson ! Mesdames, pardonnez-moi, mais tout de même : je ne sais pas dire « cerise » mais je sais dire « nourrisson » qui lui ressemble !

Cela n’a aucune importance, me répondrez-vous, ce qu’il faut, c’est savoir le mot que je vous demande, pas le mot d’à côté, et, plus encore, tous les mots, tous les mots courants en tout cas, au rasoir, comme disent les comédiens. Imaginez-vous un comédien qui ne saurait pas comment parle Cyrano ?

Et qui au lieu de :

C’est queuqu’ navet géant ou ben queuqu’ melon nain…

Dirait… vous m’avez compris… »

Non, mon erreur n’est pas que queuqu’queues de cerises. Hélas, c’est bien le fruit de mon incompétence. Ou bien ? Hourrah ! Serait-ce celui de mon inconscient ? Serait-ce la faute à Rousseau et à son « idylle des cerises », ou à D. H. Lawrence et la superbe scène de Sons and lovers que je donnais à traduire à mes étudiants anglais ? Serais-je fâché avec le temps, ou juste le teint des cerises ? Ce fruit oublié sera-t-il à jamais mon nez de clown de Christian démasqué sur les épaules de Cyrano… Un Cyrano qui, comme pour nous tous, s’appelle google… Car n’est-ce pas à force de traduire sur mon ordinateur, à force de vérifier les mots sur les dictionnaires en ligne que j’ai transformé ma tête en une passoire, en une pastèque pleine d’eau rouge, cerise géante sous son écorce verte ?

Oui, je n’ai pas le choix : il faut remettre en cause ma manière de travailler, d’apprendre. Essayer de comprendre les causes de l’impasse.

D’abord, je pourrais dire que c’est parce que je fais de la version, pas du thème. Voyez-vous, je reconnais très facilement le mot cerise dans un texte. Facile, c’est cse…cse…csernye…euh cseresznye… mais oui, et cseresznyefa est encore plus simple –fa voulant dire arbre, il va de soi que c’est bien de cela qu’il s’agit et non d’une confusion avec nos amis csecs, csecsebecse, csecsemő (je ne parle même pas de la csecsemőhalandóság, la mortalité infantile, car nous sommes au pays de Semmelweiss), je laisse de côté csésze (la tasse, on voit bien que l’étymologie arabe est la même qu’en français), à ne pas confondre avec « cseszés », « le frôlement », puis « la baise », allez savoir pourquoi, Csesznek (qui veut dire aussi « ils sont foutus » ou « ils baisent », allez savoir pourquoi) mais qui, avec majuscule, est un village hongrois du côté de Veszprém, cette magnifique fusion de « vesprée » et de « suprême »). Pour mémoire, citons aussi : csetepaté, l’escarmouche, avec lequel on aurait pu aussi faire un :

csete

paté

Simple assonance, mais qui semble démontrer que le hongrois est plus riche que le français en mots autorimants (dénomination voisine, renvoyant discrètement à la notion de four autonettoyant).

Mais vais-je vraiment me lancer dans la traduction de csetepaté sous prétexte de csecsebecse ? Je me vois déjà en train de chercher, en vain et vainement, une escar/mouche, une échauf/fourée en miroir… Stop ! Une cerise comme un sens interdit. Route barrée.

Alors pourquoi cet oubli ? Eh bien voilà, c’est qu’il y a des mots qui font plus ou moins partie de mon vocabulaire passif, ou actif, surtout en France… Voilà une manière bien laide de dire qu’il y a des mots avec qui je ne suis pas encore ami. Je les connais, bien sûr, mais ils ne font pas partie du premier cercle. Ils sont du deuxième ou du troisième, comme les garçons de l’autre classe, de l’autre côté de la cour. Je les connais de vue, je les observe du coin de l’œil, je les reconnais si besoin, mais d’ici à citer leur nom… Je dirais même plus. Les connaître du coin de l’œil, ne pas savoir leur nom me donne…un certain avantage… Je les ai bien repérés mais eux ne le savent pas. Alors, s’ils s’avisent de faire un mauvais coup, j’aurais, moi, un coup d’avance, je serai déjà prêt à bondir, à parer, à fuir… Si je les connaissais, si leur nom s’imprimait dans mon cerveau comme tes dents sur les citrons amers, ils me verraient, puisque je les verrais, ils me connaîtraient puisque je les connaîtrais, ils s’installeraient dans mon cerveau, ils l’espionneraient, ils me paralyseraient…

Pour moi, pas de traduction sans cache-cache. Oui, le mot un peu mal connu, aux contours encore flous comme un fruit dans le couchant, lorsqu’il reparaît dans un texte reprend toute sa force soudaine, en une épiphanie triomphale – comme le soleil de Baudelaire :

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s'être lavés au fond des mers profondes.

 

Oui, j’organise l’amnésie. Je fais le funambule, depuis des années, entre l’hypermnésie et les abîmes de l’oubli. Je refuse la maîtrise rationnelle qui ferait de moi, justement, ce traducteur automatique, cette intelligence artificielle qui fait si peur à Diane Meur… J’orchestre presque, à cette fin, ma propre ignorance… Pour pouvoir voir un mot ressurgir du gouffre du néant dans toute sa gloire de mot étranger, apparaître dans le liquide révélateur, dans la chambre noire de l’omission… Je me refuse de l’apprendre par cœur dans ma chambre parisienne, ce mot « cerise » que je n’ai jamais encore vraiment eu l’occasion d’inscrire dans ma mémoire émotionnelle, là-bas, en Hongrie, contrairement aux moustiques (szúnyogok) du village de Nyúl (« Lsapin »), l’été 1997…

Je sais bien que si je n’étais pas autodidacte, je n’aurai pas de ces trous de mémoire splendides, de ces cerises wannabe proustiennes… Si j’avais fait hongrois, 1ère, 2ème et même 3ème langue, un curus aux Langues-O, que sais-je… Mais le hongrois n’est pas pour moi une langue de l’école, je ne veux pas devenir interprète à la Commission européenne, je ne cherchais pas un job… C’est la langue du poème, une langue O, si vous voulez, mais dans un tout autre sens, celui d’un œuf d’autruche mystérieux, d’un « mont analogue » à la coque, d’une marquise de Kleist, d’un œil au beurre blanc sur le monde, langue de vide et de vertige, pas une glotte rouge comme une griotte… Diable, me direz-vous, que la mauvaise foi est bavarde ! Ce type ne pouvait-il simplement avaler des listes de vocabulaire, comme tout le monde ? Et vous aurez raison… Et pourtant… Et pourtant, elle tourne assez rond, ma théorie de la cerise, mon anamnèse platonicienne du lexique : apprendre, c’est se ressouvenir, c’est-à-dire oublier sans cesse, pour mieux se retrouver, mon enfant…

Et c’est aussi pour cela que j’aime traduire.

Guillaume Métayer, A, comme Babel, Traduction poétique, éd. La Rumeur libre, septembre 2020, 96p.




Les brodèmes d’Ekaterina Igorovna

Le rythme est certainement l'essence du poème, la musicalité une opportunité de libération hors des carcans du langage. Je me suis demandé si c'est ce que représente Ekaterina Igorovna dans ses Brodèmes, qui sont des poèmes traduits en en morse et brodés sur du tissu. Est-ce qu'il s'agit de dessins, de signes ? Ce qui est certain c'est que le morse, structure binaire, donne à voir la trame rythmique du poème, et rend perceptible cette dualité qui entre la parole et le silence ouvre aux multiplicités des réceptions, donc des interprétations. C'est donc avec une vive curiosité que je l'ai interrogée, peut-être aussi pour savoir si elle avait approché cet ailleurs de la poésie, grâce à son dispositif, son art, sa sensibilité.

Pourquoi broder des poèmes en Morse ?  Qu’est-ce qui motive votre démarche ?

Pour moi, la broderie et la poésie possèdent un point commun : des mouvements piquer-percer créant un rythme vital faisant écho au rythme des vers. En ce qui concerne les poèmes, je suis attirée par leur dualité : la poésie classique est éthérée mais d’une structure réglée et ciselée. Je me nourris de cette coexistence, la broderie la possède également. 
Depuis l’enfance je suis attachée à ces deux arts. Au fil du temps j’ai décidé de les unir grâce au code Morse que j’utilise comme symbole d’une communication humaine très codifiée mais pourtant floue et mystérieuse. Dans ma série phare « Brodème » (mot-valise issu de « broderie » et « poème »), j’attire l’attention sur valeur des mots prononcés et écrits. L’ignorance abîme et anéantit ; apprenons à entendre, nous entendre autant entre-nous qu’en nous.
Cette idée est accomplie par la technique du point de croix que j’utilise. Le processus de création requiert temps et patience. En exécutant une oeuvre j’essaye de m’écouter, je muris mes réflexions, je chasse mes peurs… afin d’écouter les autres.
Le Morse est à l’origine de toutes les communications numériques et fut créé pour que des gens puissent garder le lien dans des environnements hostiles, pour qu’ils puissent mener conversation et actions. Depuis sa création en 1832 nous communiquons sans cesse mais nous ne sommes plus/pas capables de nous écouter vraiment. J’espère qu’en regardant mes brodèmes les gens se poseront la question : « Qu’est-ce que je veux vraiment ? », « Que dit ma voix intérieure ? ».

Le Lion et La Colombe d'Alyre, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Quels poèmes avez-vous déjà transcrits ? Comment les choisissez-vous ?
Mon premier brodème reprend un poème écrit par mon ami poète Alyre ; il s’agit de vers d’amour. Ensuite, je suis tombée sous le charme de « Je vous aimais… » d’Alexandre Pouchkine, « Albatros » et « Une Charogne »de Charles Baudelaire, « Alicante » de Jacques Prévert, « Certitude » de Paul Éluard… Il y a également quelques citations de Nietzsche et de Tolstoï.
Je ne choisis que des poèmes qui me font vibrer, qui me rappellent des souvenirs, devant lesquels je suis subjuguée…

Je vous aimais...d'Alexandre Pouchkine, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

 

 

 

Je vous aimais... et mon amour peut-être
Au fond du cœur n'est pas encore éteint. 
Mais je saurai n'en rien laisser paraître. 
Je ne veux plus vous faire de chagrin. 
Je vous aimais d'un feu timide et tendre, 
Souvent jaloux, mais si sincèrement, 
Je vous aimais sans jamais rien attendre...
Ah! puisse un autre vous aimer autant.

Alexandre Pouchkine

 

Est-ce que le fait de traduire des poèmes en Morse permet de rendre perceptible leur rythme ? Est-ce que le « dessin-poème » réalisé restitue une sorte de trame rythmique, prosodique, de l’écrit ?
Si on élude la problématique de la fluidité de la transcription, i.e. la maitrise du code Morse, le brodème ajoute une seconde structure poético-visuelle entre l’oeil et l’oeuvre poétique.
Mes brodèmes magnifient la poésie car ils conservent son lyrisme mais exacerbe son mystère.
Réalisant des poèmes en langue française, polysémique par excellence, le sens du poème varie selon la perception personnelle de chacun. C’est ce qui rend la poésie énigmatique et mystérieuse. Donc la transcription des poèmes en Morse permet plutôt de rendre perceptible leur secrète profondeur, leurs vibrations comme leurs jeux de mots.

 

Pensez-vous que vous exposez des poèmes, ou bien des œuvres picturales, ou est-ce entre les deux, entre écriture et dessin, ou un dessin écrit mais pas un calligramme ?
Comme leur nom l’indique, mes brodèmes forment une oeuvre protéiforme qui se transforme devant nos yeux et se joue des deux registres d’expression.
D’emblée, une abstraction nous saisit puis, dès que nous avons la bonne clé (le code Morse), nous découvrons des mots cachés, des vers et le sens de l’oeuvre s’enrichit.
Il s’agit d’une dialectique entre poésie et picturalité.

 

Alicante de Jacques Prévert,  broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

L’ensemble se situe entre le dessin et l’écriture, mais il s’agit d’une écriture tout de même, le Morse, composé de structures binaires, comme la parole et le silence, dualité qui sous-tend l’écriture poétique. Est-ce ce que vous traduisez l’essence du poème ?
 Comme vous l’avez souligné, il ne s’agit pas de traduction mais de transcription d’un alphabet à un autre. En occurence, l’essence du poème est mieux que restituée, elle est rendue à son origine primitive, mise en abîme par l’hermétisme du code Morse.
Quelle seront les poèmes que vous traduirez encore, et est-ce que vous pensez à étendre votre démarche à d’autres catégories génériques ?
 Actuellement, je travaille sur plusieurs projets. Je continue ma collaboration avec Alyre, je m’inspire toujours des classiques.
Récemment, j’ai reçu une proposition d’une collaboration avec un artiste sculpteur, donc vous verrez prochainement des sculptures avec des poèmes en Morse.

 

Charles Baudelaire, Une charogne

Une Charogne de Charles Baudelaire, broderie
à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

 

Présentation de l’auteur




JORGE VARGAS, LE REGARD QUI PORTE

Le poète, photographe et apprenti-cinéaste mexicain Jorge Vargas, né en 1990, appartient à une génération confrontée depuis le plus jeune âge aux violences endémiques qui ravagent son pays.

Sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), puis sous celle de Enrique Peña Nieto (2012-2018), sous le couvert d’une lutte de l’État contre les narcotrafiquants, une véritable guerre civile, de fait une immense entreprise criminelle de répression, s’est déroulée aux quatre coins du pays, soldée par des centaines de milliers de morts, assassinés de manière innommable : des personnes enlevées, violées, rançonnées et torturées, dont les corps ont été plongés dans l’acide, découpés, emballés dans des sacs en plastique et jetés dans le courant des rivières ou entassés dans d’immenses fosses communes. Quelques épisodes particulièrement horribles sont bien connus, par exemple celui des étudiants d’Ayotzinapa (26 septembre 2014) : ces étudiants, issus de la ville d’Iguala, se rendaient en bus à une manifestation commémorant justement un massacre, mais ils ont été arrêtés par la police d’Ayotzinapa, mis en garde à vue, puis livrés au cartel des Guerreros Unidos ; le bilan final sera le suivant : 27 blessés, 6 morts et 43 disparus. Face à cette situation, la présidence actuelle, celle d’Andrés Manuel López Obrador, a adopté une politique visant à réduire la misère (notamment par l’investissement démultiplié de l’état dans les services publics) et la corruption (par exemple par la revalorisation des salaires des fonctionnaires), misère et corruption qui sont des terreaux propices à la violence, mais les résultats d’une telle politique ne pourront être vraiment visibles que sur le long terme, d’autant que la crise sanitaire est venue aggraver la situation du pays. Il faut imaginer l’horreur prolongée dans laquelle la population mexicaine a été plongée depuis tant d’années, jour après jour : voir des voisins, des amis, des parents disparaître selon des modes opératoires ignominieux.

Le fondateur des Lettres françaises, Jacques Decour, au moment de l’irrésistible ascension du nazisme écrit : « Je ne crois pas que la tour d’ivoire soit honnête ni même possible en 1931. » Et encore : « Je suis de ceux qui croient que les opinions engagent. » La lignée des artistes résistants au sens le plus précis et urgent du terme, lignée à laquelle Decour appartenait au plus haut point, Jorge Vargas en est indéniablement, avec quelques autres de ses compatriotes. Son regard infaillible prend en charge le malheur et les souffrances de son peuple pour les donner à connaître cristallisés dans le poème, la photographie, la séquence cinématographique, afin que la mémoire des disparus reste vive et que la solidarité nécessaire entre vivants soit maintenue avec force. On pense à ce qu’a écrit René Char au seuil de ses Feuillets d’Hypnos sur « la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. »

Le prix à payer est parfois le plus fort : Decour a été fusillé par les nazis au Mont-Valérien quelques semaines après avoir fêté ses 32 ans. Souvent, le prix c’est qu’il s’agit de prendre vraiment les armes et de faire silence comme artiste tout en entretenant le feu sacré, comme les notes de Feuillets d’Hypnos en sont le témoignage. Les créateurs hantés par le destin cruel et injuste de leurs frères humains comme peut l’être Jorge Vargas, refusent la tour d’ivoire et sont de plein pied dans les tempêtes de l’histoire contemporaine, avec tous les risques que cela comporte, au point que l’on peut craindre pour eux. Mais leur vie est également en jeu d’une autre façon, parce qu’on n’endosse pas sans en souffrir soi-même les destinées fracassées de tant de semblables. Certes, l’art tend à opérer jusqu’au bout sa fonction cathartique, au nom des victimes et pour le bien de leurs chantres, mais l’empathie est si accueillante aux tragédies qu’elle peut parfois, bouleversée, peser sur l’existence même de l’artiste qui donne à entendre rien moins que le chant puissant des temps obscurs qu’il lui échoit de vivre.

C’est ainsi que Jorge Vargas nous montre, dans des photos de la vie quotidienne, l’existence menacée de ses compatriotes, qu’il filme des documentaires fictionnels révélant l’inouïe violence qui frappe son pays, ou élabore des scénarios de longs-métrages dans lesquels l’histoire tragique dont il est le témoin attentif est entrelacée aux grands récits mythiques des Grecs (Antigone, Électre ou Oreste sont contemporains des héros de tous les jours), ou encore que dans ses poèmes il évoque, invoque et convoque, catabase constante, les martyrs de son temps. Dans ces trois domaines (photographie, cinéma, poésie), on observe une manière aiguë de saisir les choses vues mêlée à de récurrentes transfigurations soudaines, opérées par variations scalaires, qui nous conduisent jusqu’aux parages de ce qu’on peut appeler du sublime, car nous sommes littéralement projetés tout prêt des limites du supportable, juste en-dessous de la tension qui nous ferait basculer dans la folie.

Dans les photos, ce sont souvent des détails qui enclenchent ce processus, ou alors un jeu de perspectives, ou bien une composition décentrée. Sur les écrans, la déconnexion entre la voix off et les plans séquences, la dé-focalisation soudaine ou encore la rigueur du montage remplissent cette fonction. Dans les poèmes, c’est, récurrente, la vieille figure de l’épiphonème (un changement de focale porté par une voix apparemment nouvelle dans le cours des vers, comme surajoutée à l’énonciation) qui ouvre de telles percées vers des hauteurs d’émotions partageables lors de cette étrange communion qui s’instaure entre le poème et ceux qui le lisent ou l’écoutent. On en prendra ici un seul exemple, celui de ces chiens s’approchant d’un cadavre, mais s’éloignant aussitôt en raison de la pestilence, car il est alors dit de ces animaux résolument exemplaires : « Eux qui sont capables de sublimer l’amer/ En avenante vapeur de beauté. » Traduire Jorge Vargas est donc à la fois un honneur et une épreuve singulière, qui vient sans aucun doute enrichir l’expérience du traducteur en lui proposant un cas de figure nouveau : comment faire porter par le français tout ce que l’original espagnol a su prendre sur lui ?

Jorge Vargas, le regard qui porte, cela doit par conséquent s’entendre ainsi : le regard qui porte sur lui la souffrance du monde, le regard qui porte loin cette souffrance, vers la résilience.

Présentation de l’auteur




La poésie ekphrastique d’hier et d’aujourd’hui

L'un des aspects les plus intéressants de la poésie d'aujourd'hui est la poésie ekphrastique.

Le terme "ekphrastique" provient d'une expression grecque de description. Selon l'Oxford Classic Dictionary, l'ekphrasis est une description littéraire étendue et détaillée de tout objet, réel ou imaginaire.

Dans l'antiquité, l'une des premières formes d'ekphrasis se trouve dans "L'Iliade", lorsqu'Homère fournit un long récit des scènes détaillées gravées sur le bouclier d'Achille.  Dans la littérature grecque, la relation entre l'art et la poésie a été examinée par Simonide de Kéos (vers 556 - 468 av. J.-C.) qui a déclaré :

Η ζωγραφική είναι ποίηση που σιωπά -  La peinture est une poésie silencieuse

Dans la littérature latine, Horace (65 - 8 av. J.-C.) disait "Ut pictura poesis" signifiant "Comme la peinture, la poésie est aussi" (Ars Poetica).  Et Léonard de Vinci, dans "Un traité de peinture", déclare : "La peinture est une poésie qui est vue plutôt que ressentie, et la poésie est une peinture qui est ressentie plutôt que vue".

La poésie ekphrastique a particulièrement prospéré à l'époque romantique ; un exemple notable est "Ode à une urne grecque" de John Keats. 

Le Bouclier d'Achille, utilisé dans sa bataille avec Hector, alamyimages.fr.

Ce poème est la description d'une pièce de poterie que le poète considère comme très évocatrice. Il formule une hypothèse sur l'identité des amoureux qui semblent jouer de la musique et danser, figés dans un mouvement perpétuel. 

D'autres exemples du genre étaient courants au XIXe et au XXe siècle. Rappelons deux particulièrement significatifs :  le poème "Before the Mirror" d'Algernon Charles Swinburne qui reprend la "Symphonie en blanc, n° 2" de James Abbott McNeill Whistler et le volume de Claude Esteban "Soleil dans une pièce vide", inspiré des peintures d'Edward Hopper.

 Mais ce n'est qu'en 2007 qu'un véritable mouvement artistique littéraire appelé Immagine & Poesia a été fondé par la poétesse Aeronwy Thomas, (fille du poète Dylan Thomas) avec quatre autres membres fondateurs (Gianpiero Actis, Lidia Chiarelli, Silvana Gatti et Sandrina Piras) qui croyaient que le pouvoir de l'écrit et le pouvoir de l'image visuelle, une fois réunis, créeraient une nouvelle œuvre non seulement plus grande que les parties, mais aussi modifiée, améliorée, changée et magnifiée par l'union. Sur la scène du théâtre Alfa à Turin, en Italie, le Manifeste du Mouvement  Immagine & Poesia a été lu devant le public le 9 novembre 2007, à l'issue des célébrations du Festival Dylan Thomas de cette année-là.

En quelques années, Immagine & Poesia s'est rapidement répandu via le web où sont publiées les collaborations entre artistes et poètes, ainsi qu'à travers des expositions internationales. Aujourd'hui, le Manifeste d'Immagine & Poesia est traduit en trente langues et le mouvement comprend des centaines d'artistes et de poètes du monde entier.

Depuis 2014, le livre électronique annuel d'Immagine & Poesia est publié par l'éditrice canadienne Huguette Bertrand et la présidente du Mouvement Lidia Chiarelli. Chaque année, l'e-book comprend de nombreuses contributions ekphrastiques de différents pays. Les œuvres du poète-éditeur de la Beat Generation, Lawrence Ferlinghetti, et de l'artiste américaine Agneta Falk Hirschman font partie des cinq dernières éditions.  Un journal en ligne entièrement consacré à l'écriture inspirée par les arts visuels est The Ekphrastic Review, fondé par l'artiste et écrivain canadienne Lorette C. Luzajic.

Le Mouvement Immagine & Poésie a particulièrement évolué ces dernières années en véhiculant un message de paix, de fraternité, de respect mutuel et de coopération entre des écrivains et des artistes appartenant à des pays et des cultures différentes.

D'autre part - sur un plan purement esthétique - la poésie ekphrastique a donné une impulsion au développement de la "beauté" : de beaux poèmes combinés à de belles images, adoptant presque comme devise les mots que Fiodor Dostoïevski attribue au prince Myškin :

 La beauté sauvera le monde

John Keats: 'Ode on a Grecian Urn', lu par Matthew Coulton.

Image de une : Keats, Urn.




ESTEBAN MOORE : L’IMPOSSIBLE TEMPS RETROUVÉ

Le recueil “Las promesas del día y otros poemas”,  du prestigieux auteur argentin Esteban Moore, se lit comme un récit de voyage très particulier. En l'occurrence, un voyage de retour vers son pays natal. Le recueil débute par le poème qui lui donne son titre: il s'agit d'un réveil urbain dans une réalité monotone et désenchantée.

L'atmosphère sensorielle -odeurs, sons, visions- est pesante et établit d'emblée un climat gris et pessimiste. Quelles seront donc les promesses du jour ?

Après ce premier poème en guise d'introduction, Perspectivas montre l'arrivée en avion à Buenos Aires, qui est marquée par la distanciation: alors que d'autres passagers admirent la ville et évoquent “sa vocation européenne”, le poète rappelle l'“obscure profondeur de (la) vacuité” qui entoure la capitale.  Mais puisque tout est, en effet, question de perspective, le dernier vers laisse -peut-être- la porte ouverte vers un « pur espoir », que l'on va retrouver à plusieurs reprises dans les différents poèmes du livre, au ton plutôt narratif, écrits dans une forme libre par la versification et la ponctuation, traduisant ainsi une spontanéité apparente mais qui révèle toute la force d'une poésie réflexive et profondément vivante.

Esteban Moore, Les promesses du jour.

La lecture nous conduit souvent à travers cette dialectique urbaine : la métropole est en général considérée comme une menace (« la mégalopole, lente, constante, a dévoré le quartier »  ou, plus loin « une ville qui dévore nos rêves ») car elle défigure le présent et trouble les souvenirs du poète ; la ville transforme le passé, auquel on ne peut plus se raccrocher. La nostalgie du passé sera dès lors très présente, par exemple dans le poème « Los amantes », où le poète nous parle des retrouvailles entre deux personnes que la distance a éloignées et qui essayent, grâce aux mots, de sauver de l'oubli la douceur de leur jeunesse perdue.

La ville, elle, semble s'écrouler, nous entraîne dans sa chute et provoque un désarroi profond, notamment quand Moore insiste sur la description d'une société éloignée de la nature et de la lumière. Ce sont les vastes paysages de la campagne qui donnent, littéralement, de l'air à la réflexion poétique, même si ces décors sont loin d'être idylliques et rappellent à l'auteur la fragilité de l'existence. (« Les fleurs blanches / qui tremblent sous le ciel / absorbent la lumière »).

Comme une parenthèse dans le recueil, un poème rend hommage à son compatriote Leopoldo Lugones et évoque, dans un profond pessimisme, le suicide de ce poète en 1938, en buvant un mélange de cyanure et de whisky.

Mais on peut bel et bien ne pas être déçu par ce que les jours nous promettent : les touches d'espoir sont bel et bien présentes et trouvent un ancrage très concret, essentiellement sensoriel, voire sensuel: le paysage, les odeurs, les fleurs, la présence d'une jeune fille, ou... un fauteuil, ce qui nous fait à penser aux « merveilles concrètes » de l'espagnol Jorge Guillén, et plus particulièrement à son poème Beato sillón (« sillón » signifiant donc « fauteuil »), où la présence de cet objet avait un sens en soi et où l'on pouvait lire aussi que les yeux « ne voient pas, ils savent » . Des objets qui prennent à chaque fois une grande importance, comme cette rondelle qui est à l'origine d'un long poème autour des souvenirs et des expériences vécues, comme si cet ancrage dans la réalité était indispensable pour retrouver le sens du temps qui ne reviendra plus.

Le recueil se nourrit donc d'instantanées qui illustrent la dialectique de l'existence:  prenons l'exemple de certaines maisons qui ont subi la force des éléments et qui témoignent d'un présent instable ainsi que d'un passé incertain, mais qui hébergent tout de même « une petite fille qui brosse patiemment ses longs cheveux ».

Mais l'harmonie sera toujours passagère ; elle est créée, comme on vient de l'indiquer, par la vision d'une jeune fille qui passe dans la rue. Le bonheur, la grâce du personnage semblent d'abord incompris par l'observateur, mais d'autres textes du livre, en prose cette fois (Ella, Esa mujer), nous montrent comment le regard et les sens se libèrent quand le poète retourne dans certains lieux pour trouver un refuge où va se révéler l'intensité des rencontres. Ces lieux clos -un petit appartement, par exemple- laissent « dehors les sons du monde, les rumeurs de la ville, les insidieux regards ».

Le point de départ des questions posées dans ce livre est, justement, le regard que l'on porte sur les choses. Loin d'être un voyeur passif, le je poétique se présente à nous pour mener une recherche existentielle intense à travers les mots. Par ailleurs, les souvenirs se mélangent parfois avec les rêves, comme dans le poème qui s'intitule, justement, « Sueños » (Rêves), où résonnent des échos du romancier mexicain Juan Rulfo car les morts et les vivants semblent cohabiter dans une quête de vérité.

On peut aussi faire allusion dans ce retour au pays aux réunions entre amis, qui décrivent des tranches de vie où l'on évoque le partage du typique asado argentin et où le nom de Carlos Gardel, prononcé avec une « ferveur emphatique » semble être un hommage à la mémoire collective.

Las promesas del día y otros poemas” est un travail sur la mémoire et sur le sens de la poésie et le pouvoir des mots. Le livre nous fait également réfléchir sur notre place dans le monde, et sur la valeur, toute relative, du « retour aux sources », qui ne nous garantit pas une quelconque stabilité mais, au contraire, laisse la porte ouverte à toute une série de questions à travers lesquelles nous pouvons nous demander, comme fait le poète, quelle est la promesse cachée dans chaque journée.

 

 

Esteban Moore lit ses poèmes au festival international de poésie, au Teatro el Círculo Rosario, Argentine.

Les promesses du jour

 

La ville se réveille sous les accords monotones

            /d'une musique mécanique, moteurs et métal

                                   en mouvement

Le soleil éclaire le firmament trouble – sa vaste palette de gris

les formations vaporeuses de combustible brûlé

l'air fétide, aigre, acide

                        est accompagné

par la fumée sombre des décharges à ciel ouvert en feu

                                                           /qui flotte létale au sud

 

La radio, entre des chanteurs latinos / rock banlieusard

                        et cumbia

des critiques travestis, histoires de sexe, secrets d'alcôve, drogue, crimes,

la vie intime des joueurs de football

            les implants mammaires

                        des vedettes – les botineras[1] – les starlettes de service,

transmet les dernières nouvelles -arguments politiques-visions du monde

cuites en leur propre intérêt dans la cuisine

                                   / des « savoirs conventionnels » -q.v : J.K Galbraith-

conçues par les propriétaires des vies et des biens

qui tendent les fils qui guident leurs marionnettes parlantes

 

La ville se rend déjà à la solitude de la foule,

dans les rues -restes de nourriture

                                   -bouteilles

                                   -ordures

l'odeur pénétrante de l'urine, de la merde

                                                           /tellement humaines

 

 

 

 

Las promesas del día

 

La ciudad despierta a los monótonos acordes

                      /de una música mecánica, motores y metal

                                                    en movimiento

El sol ilumina el firmamento turbio -su dilatada  paleta de grises

 las vaporosas formaciones de combustible quemado

el aire fétido, agrio, ácido

                                se acompaña

del humo oscuro de los incendiados basurales a cielo abierto  

                                                               /que flota letal desde el sur

 

La radio entre cantantes latinos / rock chabón

                               y cumbia

críticos travestidos, historias de sexo,  secretos de alcoba, drogas, crímenes,

la vida íntima de los jugadores de fútbol

                   los implantes mamarios

                              de las vedettes  -las botineras --las estrellitas de turno

transmite las últimas noticias -argumentos políticos–visiones del mundo

horneadas  en beneficio propio en la cocina

                                          /de los ‘saberes convencionales’ –q.v.:J.K. Galbraith-

concebidas por los propietarios de vidas y hacienda

quienes  tensan los hilos que guían a sus marionetas parlantes

 

La ciudad ya se entrega a la soledad de la multitud,

en las calles -restos de comida

                                     -botellas

                                     -basura

el  penetrante olor de la orina, de la mierda

                                                                  /tan humanas

 

* * *

 

Perspectives

 

« ...une mer de verre mêlée de feu... »

            Apocalypse 15,2

 

Tu pourras écouter ---pendant que le commandant entame

la descente annoncée 

les mots du passager assis près du hublot

qui, tout en observant depuis les hauteurs les lumières de la ville

commente à haute voix

la ferme vocation européenne qui y habite

                        /il souligne son importance pour le monde

 

Il décrit avec profusion de détails

les particularités de certains endroits

                        /bâtiments et monuments qui la caractérisent

 

Il indique leur placement sur la plaine indéchiffrable

                        /semée de grappes serrées de lumière

Magique -verrerie électrisée -qui scintille dans la nuit noire

                                   /au rythme d'allez savoir quelles musiques

dans cet océan d'ombres et de brumes qui amplifie

                                   /la sombre profondeur de sa vacuité

 

La voix aux prétentions élevées

de cet interprète improvisé de ta ville

se mélange avec tes pensées et

….................................................tes souvenirs

 

La sienne n'est ni ne sera ta ville

celle qui s'étend incontrôlable -traînée par les désirs d'un grand nombre

dans les régions encore nues du pur espoir

 

 

 

Perspectivas

 

                                                  "…un mar de cristal mezclado con fuego…" 

                                                             Apocalipsis  15.2

 

Podrás escuchar----al tiempo que el comandante inicia

la anunciada maniobra de descenso

las palabras del pasajero ubicado en la ventanilla

quien observando desde la altura las luces de la ciudad

comenta a viva voz

la decidida vocación europea que la habita

                           /destaca su relevancia para el mundo

Describe con abundancia de detalles

las particularidades de algunos de los lugares

                         /edificios y monumentos que la caracterizan

 

Señala su ubicación en la indescifrable llanura

                     /sembrada de apretados racimos de luz

Mágica -electrizada cristalería -que titila en la noche cerrada

                                     /al compás de vayan a saber qué ritmos  

en ese océano de sombras y brumas que magnifica

                                     /la oscura profundidad de su vacío

 

La voz alta en pretensiones

de este improvisado intérprete de tu ciudad

se mezcla con tus pensamientos y

.................................................... recuerdos

La suya no es o será tu ciudad

esta que se expande incontrolable -arrastrada del anhelo de muchos

en las aún desnudas regiones de la pura esperanza

 

 * * *

 

Notes sur un week-end dans la campagne

 

 

Nuit

La nuit noire

a sa lune blanche

pâle; froide.

 

 

Aube

Le ciel sombre

promet par sa couleur

l'eau et la grêle

 

 

Midi

Les fleurs blanches

qui tremblent sous le ciel

absorbent la lumière

 

 

Soir

Les coups de queue soudains du brouhaha font frémir la joncheraie

troublent les eaux tièdes et peu profondes de la lagune

on n'entendra plus l'âpre -rauque chant de la grenouille

les ramiers qui s'éloignent en battant leurs ailes avec désespoir

                        /annoncent la présence des rapaces

 

 

 

Notas de un fin de semana en el campo

 

Noche

 

La noche negra

tiene su luna blanca

pálida; fría

 

 

Amanecer

 

El cielo oscuro

promete de su color

aguas, granizo

 

Mediodia

 

Las flores blancas

temblando bajo el cielo

absorben la luz

 

Atardecer

 

Los repentinos coletazos de la tararira estremecen el juncal

enturbian las aguas bajas y tibias de la laguna

ya no se escuchará el áspero -bronco canto de la rana

las torcazas que se alejan batiendo sus alas con desesperación   

                                              /anuncian la presencia del ave rapaz

 

 

Note

1. On appelle « botineras » les femmes qui sortent ou qui ont des liaisons avec des footballeurs




Regard sur la poésie Native American : Elise Paschen

Elise Paschen ou comment la pluralité des identités semble mener au refuge de l’imagination et de l’écriture.

Naître fille de la première ballerine Osage de tous les temps, vivre nourrie du mythe romantique de l’aventure maternelle, voilà qui peut déterminer un destin ! Elise Paschen appartient à la Nation Osage comme sa mère Maria Tallchief (Ki He Kah Stah Tsa), danseuse étoile des ballets russes de Monte et Carlo puis, après sa rencontre avec Balanchine qu’elle épouse, étoile du New York city ballet. Le père d’Elise, troisième époux de Maria Tallchief, Henry D Paschen junior, est quant à lui un businessman de Chicago. C’est donc à Chicago qu’Elise Paschen, née en 1959, sera élevée. Néanmoins le lien avec sa famille d’Oklahoma et la communauté Osage est bien réelle. Elle se sent intimement liée à son histoire. Il faut se souvenir qu’au 17ième siècle, la vallée du Mississippi, du Canada jusqu’à son embouchure était territoire proclamé français par les explorateurs Jacques Marquette et Louis Joliet, sous contrôle du roi de France donc, et c’est ainsi que le nom Osage a été donné par des français à ces communautés de langue apparentée au grand groupe des langues Sioux, le Dhegihan.

En réalité il faudrait dire Ni-u-kon-ska ou Wazhazhe, ce qui signifie « People of the middle waters », les gens des eaux du milieu. Originaire des grandes plaines, cette nation a prospéré dans les vallées du Mississippi et de l’Ohio avant de migrer au dix-septième siècle à l’ouest du Mississippi sous la poussée Iroquoise, Iroquois eux-mêmes repoussés par l’invasion européenne. Le peuple Osage est cousin des peuples Ponca, Omaha, Kaw et Quapaw. Au cours du dix-neuvième siècle, ainsi que de nombreuses autres tribus déportées, les Osages furent forcés par l’armée Américaine de quitter le Kansas pour être parqués sur une réserve en Oklahoma, état où la majorité des descendants Osage vit encore aujourd’hui, même s’ils ne sont pas tous restés sur la réserve.

Auteure d’un premier recueil intitulé Houses: Coasts (Maisons : côtes), chez Sycamore Press, en 1985, Elise Paschen sort un deuxième recueil remarqué par ses pairs et couronné par le prix Nicholas Roerich. Intitulé Infidelities (infidélités), sorti chez Story Line Press en 1996.  Ce livre attire l’attention de Joy Harjo (Muskogee-Creek, voir https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-12/) qui écrit : « Ces poèmes sont passionnés, épisodes lyriques de beauté précise et dangereuse. Je suis fière d’accueillir ce premier livre de poésie dans le monde. » Elise, comme beaucoup d’entre nous à une plus ou moins grande échelle, est hantée par l’enfance, par les événements familiaux, par la fragilité émotionnelle et sentimentale. Dans ce livre, ce qu’on nomme ‘problèmes familiaux’ en général, sont évoqués : les accidents au sein d’une relation, l’amour et ses troubles, selon l’angle de la « race », du genre ou de la classe sociale, parfois comme rêvés, parfois comme cryptés, et d’autres, comme celui qui suit, apparaissent plus limpides et transparents.

Elise Paschen lit « Swan Queen » en l’honneur du Mois du patrimoine amérindien et célèbre sa mère, la danseuse étoile Maria Tallchief.

INCANTATION

To light the dark
of you where no
light has explored,

to trek the deserts,
accept mirages,
swim gulfs, inhabit

the islands, caves,
the rooms and alcoves
of you, the chambers,

to chart the arteries,
to join the valves,
the bolts, the nails,

to open windows,
hazard exits,
fall through trap floors,

to upend drawers
slam doors, to shatter
the glass of you

but waking, sleeping,
to learn to say
no more to you.

INCANTATION

Pour éclairer l’obscur
en toi qu’aucune
lumière n’a exploré,

pour arpenter les déserts,
accepter les mirages,
nager dans les golfes, habiter

les îles, grottes,
les pièces et alcôves
en toi, les chambres

pour tracer les artères,
pour joindre les valves,
les boutons, les clous,

pour ouvrir les fenêtres,
pour risquer des sorties,
tomber dans des trappes,

pour retourner les tiroirs,
claquer les portes, briser
le verre en toi,

mais éveillée, endormie,
apprendre à te dire
çà suffit.

 

Elise a fait ses études universitaires à Harvard puis à Oxford, a obtenu un doctorat en littérature anglaise et américaine en travaillant sur la poésie de William Butler Yeats. A Oxford elle participe et co-dirige la revue Oxford Poetry. Ses influences littéraires viennent de Yeats mais aussi de la poète américaine Elisabeth Bishop. Elle avoue qu’elle a eu besoin de recourir au monde de l’imagination afin de pouvoir évoluer et grandir en tant qu’enfant, baignée dans un univers de mythes et de légendes dans lesquelles sa mère, pour des raisons professionnelles, était plongée. Elise raconte dans un entretien accordé à un magazine Américain, que dès l’âge de sept ans, elle était capable de convertir le fruit de son imagination en des récits, poèmes et pièces de théâtre. Plus que capable, elle avait besoin de ce recours. Aujourd’hui elle vit à Chicago et enseigne l’écriture à l’école des beaux-arts de Chicago (School of the Art Institute of Chicago).

Dans un entretien accordé au journal étudiant The Harvard Crimson Elise Paschen explique que ses rêves sont souvent des départs pour de futurs poèmes. Elle les note au réveil. Ou bien des poèmes entiers lui sont offerts pendant qu’elle rêve. Ainsi, une semaine avant le décès de sa mère, Elise a fait un rêve très marquant qui lui a permis de reprendre une pièce de prose jamais achevée, écrite longtemps auparavant, qui relatait l’époque où les parents de l’auteure se séparaient et que Maria Tallchief partait au Danemark avec Rudolf Noureev. Maria devait danser un spectacle avec le danseur Danois Erik Bruhn qu’elle présenta à Noureev. Les deux hommes tombèrent amoureux et ainsi se forma un triangle amoureux.

Voici le poème publié dans The Nightlife  (la vie nocturne), édité par Ren Hen Press en 2017.

The Week Before She Died

I dream us young, again,
mother and daughter back
on 69th Street inside
our old brownstone—across
from the church, patch of lawn—

a house neglected, wrecked,
as if the family
had been forced at gunpoint
to move away. In corners
dirt stacked like miniscule

anthills ; along the edges
of room—crumpled clothes, bodiless ;
littered across the floor
dry-cleaning bags, vestiges
of what they once protected.

A Turkish scarf, embroidered
with sequins, glitter, beads,
tantalizes. My mother
holds it close, says, “You should
wear it.” The doorbell rings.

At the top of the stairs
he waits for us to answer.
My mother’s ballet partner,
Russian, stows something covert
behind his almond eyes. With three

regal strides he commands
our gaze, pronounces the red
brocade robe his, lofts high
the scarf, the sash he flung
in Giselle, circling the empty

living room. With mischief he bows
low before my mother. Her love
for him, a mountain. The doorbell
chimes. A blond, blue-eyed dancer,
in epaulets arrives.

She straightens shoulders, turns,
walks away. Rudy asks
Erik, “ Did you ever tell her
about us ?” No response. The secrets
men keep, my mother knows.

La semaine avant sa mort

Je nous rêve jeunes à nouveau
mère et fille de retour sur la 69ième rue
à l’intérieur
de notre vieux grès brun — en face
du carré de pelouse de l’église —

une maison négligée, démolie,
comme si la famille avait été obligée
de s’en aller
menacée par la pointe d’un fusil. Dans les coins
la poussière était empilée comme de minuscules

fourmilières ; le long des plinthes
des habits chiffonnés, sans corps dedans ;
jonchant le sol
des sacs de nettoyage à sec, vestiges
de ce qu’ils avaient un jour protégé.

Un châle turc, brodé
de paillettes, de brillant, de perles
intrigue. Ma mère le tient
serré et dit :  « tu devrais
le porter ». La sonnette d’entrée retentit.

En haut de l’escalier il attend
que nous répondions.
Le danseur partenaire de ma mère,
un russe, dissimule quelque chose
derrière ses yeux en amande. En trois

enjambées royales il capte
notre regard, déclare que l’étole rouge
de brocart est sienne, lance haut
le châle, l’écharpe qu’il jetait dans
Gisèle, faisant le tour

du salon vide. Espiègle il s’incline
bien bas devant ma mère. Son amour
pour lui, une montagne. La sonnette
carillonne. Un danseur blond aux yeux bleus,
avec des épaulettes, arrive.

Elle redresse les épaules, se retourne,
s’éloigne. Rudy demande
à Erik : « lui as-tu déjà dit à propos
de nous ? ». Pas de réponse. Les secrets que
les hommes gardent, ma mère les connaît.

 

Dans son recueil Bestiary, (Bestiaire, édité lui aussi chez Red Hen Press en 2009), Elise Paschen nous propose un monde animal réel ou imaginaire en nous montrant combien mince est la limite, s’il y en a une, entre l’humain et l’animal. Les poèmes nous emmènent de la vie quotidienne et domestique aux mondes mythologiques, par exemple celui des sirènes. Les poèmes nous font passer d’une réalité concrète faite d’engagements et de responsabilités familiales à la réalité du « rêve » ou encore de l’au-delà, par le biais de métamorphoses. L’auteure, tout en utilisant les diverses formes et modes de versification à l’occidentale, puise aussi dans son héritage Osage, pour faire apparaître les lueurs du magique au sein du quotidien de nos vie. Et ces lueurs magiques semblent permettre, bien que la vie soit rude, parfois cruelle et injuste, de garder une forme d’optimisme et de regard positif sur le cours des choses. Elise propose une façon « résiliente » de poser son regard, comme un début de guérison après les traumatismes accumulés siècle après siècle.

The Flycatcher’s Fall

Near the stones marking the Sweat Lodge,
a newborn flycatcher has tumbled
from the nest. “Careful : don’t touch it,”
I warn my inquisitive daughter.
“The mother might reject her young.”

Perching the flycatcher on bark,
my husband climbs a ladder, slips
the fledging in a crowded nest.
He teeters, “Not much room up here,”
as beaks open, expecting worms.

Pregant again, I’m craving something
salty. Our six-month fetus raps
my rib, demanding food. “The baby
wants her mommy,” tugs our daughter
on my sleeve, looking up the tree.

How will this flycatcher sustain
her brood ? Will the fallen one starve ?
We hear a whistled whit in air
while wing-flutter overhead darkens
the sun. All the small birds respond.

La chute du gobe-mouche

Près des pierres qui délimitent la hutte à sudation,
un gobe-mouche nouveau-né est dégringolé
du nid. « Attention : ne le touche pas, »
j’avertis ma fille curieuse.
« La mère pourrait rejeter son petit. »

Ayant perché le gobe-mouche sur l’écorce,
mon mari grimpe à l’échelle, glisse
l’oisillon dans un nid surpeuplé.
Il chancelle, « pas trop de place là-haut, »
pendant ce temps les becs s’ouvrent dans l’espoir de vers.

De nouveau enceinte, j’ai furieusement envie de quelque chose
de salé. Notre fœtus de six mois me boxe
les côtes, il exige de la nourriture. « Le bébé
veut sa maman », dit notre fille en me tirant
par la manche, elle regarde en haut de l’arbre.

Comment cette gobe-mouche subviendra-t-elle
aux besoins de sa couvée ? Est-ce que le petit tombé mourra de faim ?
Nous entendons un pépiement dans l’air
alors que le battement d’ailes au-dessus de nous obscurcit
le soleil, tous les petits répondent.

 

Toujours dans le recueil Bestiaire, voici le poème intitulé Wi’-gi-e, ce qui signifie prière en langue Osage. Mollie Buckhart, la voix du poème, raconte. Elle est la sœur de Anna Kyle Brown qui fut la première victime de ce qui fut appelé « le règne de la terreur » sur la réserve Osage en Oklahoma. Des gisements de pétrole avaient été découverts sur la réserve, là où des terres semées de rochers arides avaient semblées bien « suffisantes » pour y parquer des Indiens.  Pour accéder au gisement, les chercheurs devaient louer les terres aux Osages et leur reverser des royalties. Chaque personne inscrite sur le rouleau de la tribu commença à recevoir un pécule trimestriel et, au fil du temps, alors que l’on extrayait de plus en plus de pétrole, les dividendes se comptèrent par millions de dollars. De ce fait les Osages qu’on renommerait les « milliardaires rouges », faisaient des envieux parmi les blancs qui convoitaient leur fortune. Les faits du poème remontent aux années 1920. Des hommes blancs (sous la houlette de William Hale) cherchant à s’approprier cette richesse, conspirèrent avec des médecins locaux, des membres des forces de l’ordre, des médecins légistes et des journalistes afin de tuer 24 membres de la nation Osage et de déguiser ces meurtres en accidents. Ceci pour s’emparer de leurs biens. Mais la vague de terreur ne s’arrêta pas là, ce fut une hécatombe : défenestrations, empoisonnements, morts par balles, ensanglantèrent la réserve, des crimes pour lesquels les enquêtes furent bâclées, et les coupables jamais inquiétés.

Wi’-gi-e

Anna Kyle Brown. Osage.
1896-1921. Fairfax, Oklahoma.

Because she died where the ravine falls into water.

Because they dragged her down to the creek.

In death, she wore her blue broadcloth skirt.

Though frost blanketed the grass she cooled her feet in the spring.

Because after the thaw, the hunters discovered her body.

Because she lived without our mother.

Because she had inherited head rights for oil beneath the land.

She was carrying his offspring.

The sheriff disguised her death as whiskey poisoning.

Because when he carved her body up, he saw the bullet hole in her skull.

Because when she was murdered, the leg clutchers bloomed.

But then froze under the weight of frost.

During Xtha-cka Zhi-ga Tze-the, the Killer of the Flowers Moon.

I will wade across the river of the blackfish, the otter, the beaver.

I will climb the bank where the willow never dies.

 

Wi’-gi-e

 Anna Kyle Brown. Osage.
1896-1921. Fairfax, Oklahoma.

Parce qu’elle est morte où le ravin tombe dans l’eau.

Parce qu’ils l’ont traînée dans le ruisseau.

Morte, elle portait sa jupe bleue de drap fin.

Bien que l’herbe fût couverte de gel elle rafraichissait ses pieds dans la source.

Parce que j’ai retourné la bûche du pied.

Ses chaussons flottaient en aval vers le barrage.

Parce qu’après le dégel, les chasseurs découvrirent son corps.

Parce qu’elle vivait sans notre mère.

Parce qu’elle avait hérité des bénéfices du pétrole sous le sol.

Elle portait sa progéniture.

Le shérif déguisa sa mort en un empoisonnement au whisky.

Parce que, lorsqu’elle fut assassinée, les jarretelles s’épanouirent.

Mais ensuite gelèrent sous le poids du givre.

Pendant Xtha-cka Zhi-ga Tze-the, la Lune* du Tueur de Fleurs.

Je traverserai la rivière du tautog, de la loutre, du castor.

Je grimperai le talus où le peuplier ne meurt jamais.

*Les Indiens d’Amérique découpaient l’année en lunes et non en mois, leur donnaient le nom d’un fait marquant arrivé pendant cette période de 28 jours. (N.d.T.)

 

 

Birth Day, d'Elise Paschen, Poetry Every Day Project.

Pour terminer cette présentation, voici un poème publié lors du confinement pendant ce qu’on a nommé la crise du covid19, (publié sur le site Poem of the Day). Elise joint ce commentaire : pendant cette période de distanciation sociale et de confinement chez soi, j’apprécie chaque rencontre avec le monde naturel. Je suis ravie de pouvoir me souvenir du moment où j’ai écrit ce poème, l’hiver dernier. Nous rendions visite à ma tante, qui a plus de 90 ans, dans le sud (Oklahoma), et nous avons randonné dans les marécages. Ce poème parle de l’interdépendance dans la nature. Il s’agit de la façon dont nous nous connectons entre nous.

Aerial, Wild Pine

A flare of russet,

green fronds, surprise
of flush against
the bare grey cypress
in winter woods.

Cardinal wild pine,
quill-leaf airplant
or dog-drink-water.
Spikes of bright bloom—
exotic plumage.

How they contour
against the trunk.
I miss that closeness
against my skin,
milky expression.

Before they latched,
their grief revealed
in such a flash.
Seekers of light,
poised acrobats.

Over the wetlands
a snail kite skims
tallgrass, then swoops
to scoop the apple
snail
 in curved bill.

The provenance
of names, of raptor
and prey, the beak,
like a trapdoor,
unhinging flesh.

The way two beings
create a space
for one another—
the bud to branch,
tongue against nipple.

« Pin sauvage », aérien

Une éruption de reinettes,
rondes vertes, surprise
du rouge contre
le cyprès nu et gris
dans les bois en hiver.

Pin sauvage cardinal,
plante aérienne feuille-plume
ou chien-boire-eau.*
Pointes de fleurs lumineuses —
un plumage exotique.

La manière
dont elles contournent le tronc.
Contre la peau
cette proximité me manque,
expression lactée.

Avant qu’elles ne se verrouillent,
leur chagrin révélé
par cet éclat.
Chercheuses de lumière,
acrobates en position.

Au-dessus des marécages
un milan rase
les herbes hautes, puis en piqué
ramasse l’escargot
jaune
 dans son bec courbe .

La provenance
des noms, du rapace
et de la proie, le bec
comme une trappe,
chair déséquilibrée.

La manière dont deux êtres
créent un espace
l’un pour l’autre —
bourgeon contre branche,
langue contre mamelon.

 

* les mots en Italiques sont les noms communs américains donnés au « pin sauvage », scientifiquement connu sous l’appellation Tillandsia fasciculata, il n’est pas un conifère mais appartient à la famille des Broméliacées (comme l’ananas), il est originaire d’Amérique centrale et des Antilles. Ses bractées sont rouges et ses fleurs violettes. (N.d.T.)

La manière dont deux cultures, deux civilisations créent un espace l’une pour l’autre, voilà qui aurait été intéressant de faire évoluer au cours des siècles… Les tourmentes de l’histoire Européenne et sa course aux richesses, d’où son expansion coloniale, font que la nation Osage est certainement celle qui aura eu les contacts et les échanges avec les trappeurs français et les autorités françaises les plus serrés, aux Etats Unis s’entend. D’ailleurs, en 1725, une délégation Osage fut conduite à Versailles. Quand la Louisiane fut vendue aux Etats Unis, c’est Jean-Pierre Chouteau, commerçant français de fourrures qui fut nommé « Indian Agent » pour les Osages, c’est-à-dire dans un rôle de référent, d’administrateur, mais aussi de contrôle bien évidemment ! Hélas l’espace de domination créé, les politiques génocidaires menées, n’ont pas permis la possibilité d’un échange égalitaire respectueux des nations Indiennes : inenvisageable à l’époque. Cette histoire des rapports entre la France et la nation Osage est anecdotique au regard de la poésie contemporaine telle que pratiquée par Elise Paschen, néanmoins il m’apparaissait intéressant de le mentionner, de plus Elise parle et lit le français m’a-t-elle confié.

 

Qu’il me soit permis d’exprimer gratitude et remerciements sincères à Tobi Harper, Deputy Director chez Ren Hen Press qui a permis la reproduction des poèmes tirés de Bestiary et de The Nightlife, remerciements et reconnaissance envers Elise Paschen pour son éclairage, sa gentillesse et la confiance accordée en m’envoyant quelques-uns de ses nouveaux poèmes.

Présentation de l’auteur




2 entretiens avec Giuseppe Conte

Bernard Bretonnière offre ici à Recours au Poème deux entretiens devenus introuvables, réalisés avec Giuseppe Conte  : le premier, publié sur la revue Face B, à l'occasion du séjour de l'auteur à la Maison des Traducteurs Saint-Nazaire, de fin septembre à début novembre 1987, juste après avoir reçu le « Comisso » 1987 – l’un des principaux prix littéraires italiens – pour son roman Equinozio d’autunno. L'Oceano e il ragazzo, nominé au prix Viareggio 1984 et publié en France aux Editions Arcane 17 était son premier livre traduit en français : c'est à son propos que Bernard Bretonnière l'avait rencontré à l'issue de son séjour, dans cet appartement de la Maison des Ecrivains qui domine, superbement, l'estuaire de la Loire.

Le second entretien fait partie du livre "Le Roi Arthur et le sans-logis", publié en édition bilingue (l'entretien, toutefois, est la langue unique, utilisée par les deux interlocuteurs) et interroge les rapports de l'auteur avec la poésie et le théâtre, et l'importance des mythes dans sa création.

L'Océan et l'enfant,  Giuseppe Conte, traduction Jean-Baptiste Para, préface d'Italo Calvino, éd. Arcanes, 1989

 

« LE POÈTE EST UN HOMME

QUI VEUT FAIRE RENAÎTRE LE SENS DU LANGAGE »

Bernard Bretonnière : La poésie, en France, est certainement le genre littéraire le moins lu – et particulièrement en ce qui concerne les écrivains contemporains. N’êtes-vous pas étonné que votre premier livre traduit en français soit un recueil de poèmes ?
Giuseppe Conte  : J’aurais déjà été étonné pour mes romans ! Alors oui, cela me surprend beaucoup. Aucun poète italien de ma génération n’a été traduit en français. C’est un pari pour l’éditeur. Aussi, je suis préoccupé parce que la possibilité d’être réellement diffusé en France m’apparaît bien faible. Disons que si mon livre a été vendu à quatre mille exemplaires en Italie**, j’espère en vendre ici quatre cents...
 Traduttore, traditore est un aphorisme italien qui incite à vous demander plus qu’à tout autre : comment un écrivain étranger, et particulièrement un poète, peut juger la traduction qui est faite de ses textes ?
Je dois dire que j’ai eu la chance de trouver quelqu’un qui est non seulement un traducteur mais aussi un poète et un critique. Jean-Baptiste Para((Secrétaire de rédaction à la revue Europe, Jean-Baptiste Para a publié deux recueils de poèmes Arcanes de l’ermite et du monde (« La petite sirène », Messidor) et Une semaine dans la vie de Mona Grembo (Arcane 17) ; un troisième recueil Le Jeu de l’ange paraîtra prochainement aux Éditions Ryôan-Ji.)) a traduit mes poèmes de la meilleure façon : il en a transcrit la musique italienne en musique française. Dans ce passage, le sens n’a pas bougé : ce que je découvre, c’est une autre musique mais en retrouvant très exactement ce que je voulais dire. Aussi, ce qui est intéressant dans cette nouvelle lecture, c’est de se découvrir d’une autre façon et donc d’approfondir ce que l’on a mis dans le texte. Cela, je peux l’apprécier en français ou en anglais – que je parle – à défaut de pouvoir le faire en suédois ou en russe, langues dans lesquelles j’ai été traduit mais que j’ignore.
 La description des objets frappe, dans votre poésie. Italo Calvino le remarquait lui-même. [Italo Calvino a souligné dans votre poésie l’importance de la description des objets.] Le langage de l’écrivain doit-il cerner l’objet ou doit-il le faire, plutôt, s’échapper de ce qu’il est ?
 Si l’écrivain se contente de montrer, l’objet est mort. Une véritable description doit révéler la partie invisible de tout objet, la partie de mystère que le langage ordinaire et le langage de la science ignorent. Le langage de la poésie doit voir cela. La précision dans la versification amène à découvrir l’invisible.
Les autres poètes ligures ont plutôt choisi une expression dépouillée, voilée, aride.
 Les poètes ligures des générations précédentes – Sbarbaro, Montale, Caproni – ont choisi un langage très dépouillé, très essentiel. Italo Calvino a cherché la liaison entre ma poésie et celle de ces anciens, pour découvrir que nous avons tous réfléchi sur le paysage en lui donnant une valeur symbolique et morale. « La sirène du monde a perdu sa voix » écrit Sbarbaro ; ça, je ne le crois pas puisqu’au contraire je recherche cette voix ; ne pouvant le faire par le dépouillement, j’utilise un langage métaphorique tendu vers les cycles du mythe.
 « Le poète est peut-être un homme qui porte en lui / la cruelle pitié du printemps » avez-vous écrit. Comment comprendre ce curieux assemblage de mots donné comme définition ?
 Le printemps, c’est quelque chose qui revient chaque année apporter une renaissance. Le poète est un homme qui veut faire renaître le sens du langage et la façon de regarder les choses. Mais pour renouveler, il faut par principe détruire et donc être cruel avec soi et avec ceux qui nous empêchent d’appeler ce printemps. La question que vous me posez m’oblige à ma poser à moi-même d’autres questions... Pourquoi la pitié ? Pitié et cruel sont deux mots contradictoires ; le printemps est au-delà du paradoxe et le poète au-delà de la cruauté et de la pitié : son regard sur les choses ne doit pas être lié à sa propre conscience mais – selon mon opinion – impersonnel ; c’est un regard mythique, lié à la conscience du monde. Il faut la cruauté pour détruire le vieil ego en soi et la pitié (qui est l’amour) pour construire le nouveau.
Vous parlez d’impersonnel... Votre poésie,dans son vocabulaire et ses images, est très universelle, peu située dans le temps, rarement dans l’espace et elle échappe toujours au moi. Vers quelles destinations emmenez-vous donc votre lecteur ?
 Mes références géographiques sont toujours mythiques, situées au-delà de l’espace, comme la Grèce mycénienne, l’Irlande des Celtes, l’Amérique des Indiens. L’hégémonie de l’avant-garde a réduit la poésie au langage. La poésie en tant qu’expérimentation de cet ordre me paraît une voie mortelle. Ailleurs, il y a la poésie existentielle, la poésie qui pleure sur l’expérience personnelle. À mon sens, la poésie doit transfigurer l’expérience personnelle pour faire passer quelque chose sur le sens de la vie, l’âme du monde, la nature, le destin.
La nature – animaux, végétaux, minéraux, éléments – est constamment présente dans votre œuvre. Peut-on parler d’une conscience écologique ?
L’écologie est quelque chose de différent. Il n’est pas possible de dire Il faut sauver la nature si l’on ne change pas la perception même de la nature. J’ai redécouvert une certaine idée de la nature mais il m’a fallu, pour parler d’elle, redécouvrir une pensée et un mythe qui me permettent eux-mêmes d’établir un nouveau langage. On ne peut pas parler de la nature aujourd’hui en ignorant le fait qu’elle est menacée et qu’elle avait été sacrée.
 Vous invoquez souvent les dieux. Est-ce la nature qui vous ramène aux mythes ?
Bien sûr. Il y a là une liaison très profonde. Pour parler de la nature, il faut retrouver les anciens dieux de la nature. La nature n’a pas de langage propre mais je pense qu’elle trouve un langage à travers nous. Ainsi, si je regarde la mer, je vois le dieu de la mer et l’on ne peut en parler sans voir la liaison avec le cosmos : la marée et la lune, la pierre et l’étoile. C’est cela qui a été perdu par notre civilisation. Le mythe, c’est la mémoire occultée de l’humanité. Mais il parle à travers cela même qui l’a occulté : l’histoire et la technologie, essentiellement. Pour parler du mythe aujourd’hui, il faut retrouver l’énergie de la vie, même dans la condition désolée du monde actuel !
Cela vous porte vers un certain optimisme ?

Cela me permet de croire que la vie, se transformant toujours, va continuer...

Pendant les tempêtes d’équinoxe, l’on a, presque chaque jour, vu votre silhouette arpenter, littéralement contre vents et marées, le front de mer de Saint-Nazaire. Comment, à travers des sensations aussi naturelles, sauvages, brutes, détachées du temps, peut-on atteindre une écriture contemporaine ? Rien n’est plus romantique que la mer, la tempête ; alors pourquoi n’écrit-on plus aujourd’hui comme au XIXe siècle ?
 D’abord, je me promenais beaucoup le matin pour voir quelque chose qui m’étonnait : le jeu des marées que j’ignore sur la Méditerranée où je vis. La marée n’est pas seulement une transformation de la mer : c’est un symbole magique de métamorphoses lointaines, c’est une fascinante transformation continue du lieu. En se promenant pendant ces matins d’automne seul à mille kilomètres de sa maison, face à une autre mer, on peut sentir toute la solitude du monde – voire le désespoir – en même temps que la liberté.
Ensuite, je suis très proche du romantisme et, avec des amis de ma génération, nous travaillons, en Italie, sur l’interprétation nouvelle des romantismes anglais et allemand. Mon écriture n’est pas foncièrement contemporaine ; la poésie n’est jamais contemporaine, elle est hors du temps comme le désir ou le rêve, comme quelque chose qui arrive et change le temps. Être contemporain pour un poète, ce serait accepter la réalité présente en tant que telle. C’est impossible ! Le poète transforme la réalité. Il y a près de deux siècles entre Shelley et moi : je ne peux pas oublier les expériences culturelles qui nous séparent – de Marx à Freud. On ne peut écrire de la même façon mais on peut écrire sur le même sujet, et avec la même âme.
La vie sauvage vous tente-t-elle ? Est-ce un retour vers lequel vous voudriez tendre ? Est-ce le quotidien actuel qui vous pèse et qui nous emprisonne ?
J’aime, personnellement, vivre dans un cadre feutré, civilisé... La vie sauvage, c’est le symbole de ce qui a été perdu. Si l’on ne peut pas redécouvrir une nature sauvage qui n’existe plus, on peut chercher ce qui, à l’intérieur de soi, est emprisonné par la pensée technique, rationaliste. Le quotidien actuel ne m’empêche pas de retrouver le mythe et la puissance ; ce qui m’emprisonne, c’est l’idéologie, le pouvoir de la vision scientifique et utilitaire, la pensée analytique. Mais je ne peux pas être assez naïf pour croire que je vais retourner à Shelley ou à Mallarmé !
 En quoi la mythologie celte intéresse-t-elle le Ligure que vous êtes ?
En Italie, personne ne connaît la mythologie celte. [En Italie, la mythologie celte est pratiquement ignorée.] Je l’ai découverte en Irlande. Ce qui m’a séduit, c’est sa perception musicale et magique de la nature, une perception qui lie le naturel et le surnaturel ; la mythologie celte donne à voir une nature en constante métamorphose, presque sans dieux.
Où les dieux seraient humains ?
 Disons que ce sont des humains qui ont obtenu l’éternelle jeunesse.
L’homme, contrairement aux dieux que vous affectionnez, ne peut se métamorphoser. Si le choix d’une métempsycose vous était offert, qu’aimeriez-vous devenir ?
Je choisirais d’abord d’être un saumon puis un oiseau de mer. Le saumon parce qu’il vient de l’océan et remonte procréer vers la source du fleuve : cette idée a une force symbolique réconfortante car elle évoque la possibilité de se retrouver soi-même dans le chaos et la difficulté.
Et l’oiseau de mer ?
Parce qu’il va manger le saumon ! Il faut savoir être l’ennemi de ce que l’on a été.
Donnez-vous maintenant le don d’ubiquité.  Où vous voyez-vous ?
J’aimerais vivre une vie sur la mer ligure et une vie dans le désert du Nouveau Mexique ; ce sont les lieux les plus forts, les plus essentiels que je connaisse. Le désert, c’est la mer loin de la mer.
Continuons le jeu : vous ne refuseriez pas le destin d’un dieu ! Mais quel dieu
Je ne voudrais pas être un Dieu de monothéisme. Dans la mythologie grecque, je me vois en Zeus parce qu’il s’est transformé de multiples façons pour assouvir sa puissance amoureuse... Ça, j’aimerais beaucoup... (rire.) Dans la mythologie aztèque, j’aimerais être Nanauatzin parce que j’aime cette idée qu’un dieu puisse être petit et malade... Car Nanauatzin, se sacrifiant dans le feu, devint le soleil.
Dans la nature que vous aimez, quel arbre seriez-vous ?
Un cerisier en fleurs parce qu’il est blanc et qu’on ne peut encore manger ses fruits.
Et quel minéral ?
 Une pierre du chemin, la pierre qui, tournée vers le zénith, devient menhir. J’aimerais être un menhir !
 Auriez-vous alors une époque de prédilection ?
Je voudrais en essayer plusieurs. Au moins deux : avant le déluge et pendant l’empire romain. Le déluge pour savoir ce que personne ne sait, c’est-à-dire s’il y eut avant des géants,  des prophètes, des savants cosmiques – la légende dit que les druides ont un savoir hérité d’avant le déluge. L’empire romain parce que je n’aime pas les Romains.
En bon Ligure que vous êtes...
Oui, mais je voudrais être un Celte qui se rebelle contre l’Empire romain ! Et permettez-moi encore une autre époque : le XVIIe siècle, pour être navigateur et rencontrer Robinson Crusoë ou Gulliver.
Êtes-vous un nostalgique ?
 Non, je ne me sens jamais nostalgique. Je pense que le mieux doit encore arriver. En réalité, j’aime beaucoup vivre dans mon temps, regarder vers notre futur commun et écrire (parce que je ne sais pas faire autre chose) non pour sauver le monde mais pour ajouter quelques petites images de beauté dans la bibliothèque de l’univers.
Le concept de beauté dans l’art ne vous intimide-t-il pas ?
Il ne me fait pas peur. J’emprunterai, pour répondre, l’idée de Yukio Mishima selon laquelle c’est en refusant la beauté que l’on a produit notre univers de violence et de frustration contemporaines.

*

Bernard Bretonnière : Quelle importance symbolique accordez-vous à la quête du Graal, et comment l’interprétez-vous dans notre monde contemporain ?
Giuseppe Conte : Le Graal est un symbole ou, pour mieux dire, le symbole le plus important, dans la tradition occidentale, de l’illumination spirituelle, si difficile à atteindre dans la réalité. La quête du Graal, c’est le départ pour une aventure spirituelle répondant à l’exigence d’une plénitude de vie et d’une connaissance de l’origine de la vie que l’homme a toujours recherchée. De plus, le Graal, en tant que symbole, mêle les traditions chrétienne et pré-chrétienne, surtout celtique, dans lesquelles le chaudron magique de Dagda figure l’univers et les énergies cosmiques. Dans notre monde contemporain où chaque chose nous parle de dégradation et d’impossibilité, partir à la recherche du Graal signifie suivre la voie de la connaissance, de l’illumination spirituelle tout en sachant que la vérité est toujours difficile et imprenable. Je pense que la puissance du mythe survit dans ce monde contemporain, que nous sommes visités par les mythes et par leurs courants d’énergies divines. Visité par la figure de Joseph d’Arimathie, j’ai aussitôt cherché à l’imaginer dans notre réalité médiatisée où l’on fabrique sans cesse de faux mythes. Voilà le fond dialectique – et donc dramatique – de ma pièce.

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Terre del Mito , Arnoldo Mondadori Editore (édition française Terres du Mythe,  traduit de l’italien par Nathalie Campodonico, Arcane 17, 1993

Que vous semblent promettre aujourd’hui le Graal et toute quête des mythes auxquels vous vous attachez dans chacun de vos livres ?
G.C. : La meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie d’écrivain, c’est une carte postale que j’ai reçue après avoir envoyé un exemplaire de L’Océan et l’Enfant  à Ernst Jünger. Elle venait de Wilflingen, et Ernst Jünger écrivait : « Vos poèmes ont encore leurs racines dans les mythes. » Mes poèmes et mes romans, dont Terres du Mythe  cherchent à interpréter les mythes anciens avec des outils contemporains, et à lire le monde contemporain grâce aux courant de cette énergie si propre au mythe. Le Graal et le mythe me semblent promettre un regard neuf bien qu’ancien, métaphorique et toujours renouvelé sur l’Âme, le Destin, la Nature, le Cosmos.
 En quoi la poésie, puisque vous êtes avant tout poète, mène-t-elle au théâtre, ce qui est beaucoup moins souvent le cas pour le narrateur ?
G.C. : La poésie mène au théâtre quand elle cesse d’être lyrique. Nous avons vécu, dans ce siècle, l’absolu du lyrisme. J’ai écrit, avant tout, de la poésie lyrique ; mais, de plus en plus, j’ai éprouvé la nécessité de sortir d’un lyrisme qui me donnait parfois l’impression d’être devenu une cage pour mon langage. Mon dernier livre de poèmes s’intitule Dialogo del poeta e del messaggero (Dialogue entre le poète et le messager), et, dans l’idée du dialogue, on peut déjà trouver les premiers principes de dramatisation. Je crois que la poésie mène naturellement au théâtre, je pense qu’elle contient déjà, en elle-même, les éléments du théâtre.
 Passer de la poésie au théâtre, est-ce passer de la voix unique du je aux voix multipliées du tu, il, nous, vous, ils ?
G.C. : Parfaitement, passer de la poésie au théâtre est une chose qui concerne la voix : la voix unique du je, c’est le lyrisme, c’est la poésie lyrique ; lorsque la voix est divisée, brisée – et l’individu –, le je se trouve face à un chœur » et devient donc tu, il, nous, vous, ils : nous sommes dans le domaine du théâtre. Pour les Anciens, il s’agissait tout simplement d’une façon différente de faire de la poésie : ils parlaient de poésie lyrique et de poésie dramatique (et de poésie épique, naturellement, qui est devenue le roman).
 Cette pièce Le Roi Arthur et le Sans-abri [Sans-logis] n’est pas à strictement parler « poétique ». Sa forme respecte une réelle construction dramatique. Vous a-t-il été facile de vous soumettre à cette contrainte ?
G.C. : C’est vrai, je n’ai pas utilisé le vers dans ma pièce, et même si j’aime beaucoup le théâtre rituel et poétique de Yeats, par exemple, Le Roi Arthur et le sans-abri [-logis] est d’une toute autre nature. J’ai voulu transférer le sens de ma recherche de poète dans la construction dramatique, transformer la poésie en action. C’est vrai que j’ai toujours dévoilé ou raconté l’irruption du mythe, c’est-à-dire d’une réalité sacralisée – je crois que le mythe est le sacré dont on peut parler quand on est laïque ; ici, dans ma pièce, je mets en scène cette irruption : la forme dramatique donne voix, aussi, aux forces qui s’opposent, à tout ce qui est sacré et mystère ; et dans la forme dramatique, je cache le je derrière chaque personnage : je partage donc la condition du faux Roi Arthur, le comédien Riccardo, et je partage la condition du faux (peut-être) sans-abri, Joseph – s’il s’agit vraiment de Joseph d’Arimathie ou non n’est pas dit dans la pièce... Je m’intéresse à la construction dramatique depuis longtemps, disons avant d’écrire mes premiers poèmes et récits. La plus grande part de ma formation a été occupée par le théâtre : les Grecs, Shakespeare et les auteurs élisabéthains, Goethe et le Sturm und Drang, Alfieri, Goldoni, Manzoni, jusqu’à Ionesco, Beckett et les auteurs anglais contemporains – Osborne avant tout. Dans les années 70, j’ai participé aux expérimentations de l’avant-garde romaine – il y avait alors à Rome une cinquantaine de spectacles d’avant-garde chaque soir ; cette avant-garde avait aboli les mots, et la plus extrême avait aboli l’action. Je me rappelle un extraordinaire spectacle de Simone Carella seulement construit sur les métamorphoses de la lumière. J’ai traversé le désert du sens pour aboutir au sens. Désormais, je pense que le théâtre peut retrouver sa dimension rituelle et cathartique s’il retrouve ses racines mythiques – qu’il n’a jamais cessé d’avoir –, mais d’une façon nouvelle qui n’oublie pas les contradictions de la réalité contemporaine. Donc, pour répondre à votre question, travailler à une réelle construction dramatique n’a été, pour moi, ni facile ni difficile : disons que cela a constitué l’accomplissement d’un rêve, la réponse à une nécessité très puissante.
B.B. : Peut-on dire que vous écrivez pour consoler ?
G.C. : En italien, le sens du mot consolatorio est péjoratif. Ceux qui pensent que la littérature doit seulement constituer une critique de la réalité considèrent la consolation comme une chose banale. Mais j’ai toujours pensé que la littérature doit ajouter de la réalité à la réalité et, dans les moments les plus difficiles de mon expérience, au point extrême de la douleur, j’ai compris que la poésie pouvait me consoler : il n’y avait plus que lire des vers de Borges ou de Foscolo qui avait un sens. Si l’on écrit pour ajouter de la réalité à la réalité, alors on peut écrire pour célébrer l’énergie divine du monde et, en célébrant la joie de l’être, nous pouvons nous consoler de la douleur de l’être. Dans cette perspective, il est vrai que j’écris pour donner des chocs et blesser, mais aussi pour donner des caresses et consoler.
  1. : Qu’est-ce qu’une « machine à fabriquer des anges » ?
G.C. : Dans la pièce, c’est la télévision qui est appelée machine à fabriquer des anges » ; Joseph, le sans-abri, a capturé le faux Roi Arthur et a démasqué le pouvoir de dégradation et de corruption que recèle, en soi, la télévision ; mais en même temps, par l’action qu’il a projetée, il veut utiliser la télévision comme un nouvel outil de révélation magique ; c’est pourquoi il parle d’une machine à fabriquer les anges – un messager n’est-il pas un ange ? et la télévision ne devrait-elle pas être le lieu où apparaissent les messagers ?!
 Quelles indications simples pourriez-vous donner prioritairement au lecteur, au metteur en scène ou aux interprètes de cette pièce ?
G.C. : L’indication que je donne au lecteur, c’est de s’arrêter un instant sur les légendes, de cueillir le rythme de l’action : dans l’action, dans la musique de ce qui se passe, il y a la poésie de la pièce. Au metteur en scène, je demanderais de travailler beaucoup avec l’image de la télévision et de la caméra, sur le thème de la représentation dans la représentation, sur le contraste entre le vrai et le faux, entre la réalité et l’apparence, en considérant que, dans notre réalité médiatisée, le rapport entre les choses – la réalité de la télévision est- elle une sur-réalité, une sous- réalité ou une apparence ? – est encore différent de ce que l’on rencontre chez Pirandello. Je me permettrais de lui donner une dernière indication : exploiter le thème symbolique du vent et de la tempête, de la lumière et de l’aube. Aux interprètes, je dirais enfin d’entrer dans les personnages sans peur, avec le maximum d’énergie physique et mentale. J’aimerais voir un Joseph – c’est un personnage très difficile, un défi, je crois – violent et énigmatique, contemporain et lointain. Riccardo – c’est un personnage qui produit également des citations théâtrales et cinématographiques –, je l’aimerais somptueux et bouffon, bavard et vaincu.
propos recueillis par Bernard Bretonnière




Traduire Claudia La Rocco

... la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d'ouvrir l'Etranger en tant qu'Etranger à son propre espace de langue.

Si ces mots d'Antoine Berman expriment le désir profond de tout traducteur, ils exposent aussi l'approche fondamentale et nécessaire du poète traducteur qui s'efforce ici de révéler quelques extraits de textes récents par l'écrivaine américaine  Claudia La Rocco, aux lecteurs francophones qui ne la connaissent probablement pas. Approche fondamentale, puisque toute traduction s'inscrit sur le plan éthique qui vise à ‘reconnaître et à recevoir l'Autre en tant qu'Autre’. Nécessaire, puisque Claudia La Rocco se propose déjà de traduire une vision du monde fondamentalement décentrée et ludiquement péripatétique pour un public anglophone, forçant le traducteur, en ce cas poète-plus-que-traductrice, à dé-couvrir une double étrangeté étrangère.

L’œuvre de Claudia La Rocco explore l’hybridité et l’improvisation dans un processus de déplacement entre poésie, prose et représentation-interprétation.

Claudia La Rocco dans Taste, une performance et une installation spécifiques au site créée par Rashaun Mitchell et Silas Riener en collaboration avec La Rocco et Davison Scandrett. 

Parmi ses livres, vous découvrirez une sélection de textes choisis, The Best Most Useless dress (La plus belle robe inutile), le recueil intitulé I am trying to do the assignment (J’essaie de faire mes devoirs) et petit cadeau, un roman publié (avec titre français) tant en version imprimée et digitale que retransfusée en ligne par le théâtre The Chocolate Factory.

En collaboration avec le virtuose et compositeur Phillip Greenlief, Claudia La Rocco incarne plus récemment animaux et girafes dans un texte expérimental, multidisciplinaire et improvisé qui engendra les albums July (juillet) et Landlocked Beach (Plage sans accès à la mer). Claudia a également édité I Don’t Poem : An Anthology of Painters (Je ne poème pas : Une anthologie de peintres) et Dancers, Buildings and People in the Streets (Danseurs, bâtiments et gens de la rue), le catalogue pour le projet PLATFORM créé par Dancespace en 2015 pour lequel elle était directrice artistique. De 2005 à 2015, Claudia La Rocco était critique littéraire pour le New York Times. Elle a aussi beaucoup écrit pour la rubrique culturelle de WNYC New York Public Radio. Ses textes ont été réimprimés dans de nombreuses anthologies, notamment dans Imagined Theatres : Writings for a theoretical stage (Théâtres imaginés : Textes pour planches théoriques) et On Value (Sur la valeur). Sa dernière publication en date Quartet est publié aux presses Ugly Duckling. Son deuxième roman, The Ongoing Sea est en cours de préparation.

L’écriture de Claudia La Rocco trace la progression d'une exploration discursive qui remet constamment en question les notions de genre, discipline, langage, interprétation. Les référents ‘réalistes’ se muent souvent en métalangages et parfois en représentations d'images mentales qui mettent en relief le méconnu-reconnu, ou en représentations de processus mentaux qui explorent le langage du corps et aboutissent au questionnement de l'inconnaissable, tel un delta de rivière cheminant vers la mer dans une pluie d’été. Mais j’aurais tort de m’arrêter sur cette proto-métaphore propre au littoral, car il n’y a pas de métaphore centrale dans l’écriture de La Rocco. Toute métaphore se voit aussitôt désaxée par l’axe métonymique, ce qui donne l’impression d’une écriture toujours à l’écoute, toujours en mouvement. A l’instar d’Henri Michaux, La Rocco ‘[s’]éparpille à chaque pas, mais ne [s’]engloutit jamais dans sa salive’.     

La tâche du traducteur est ici de dévoiler un style à la recherche de différents plans du réel et de l’imaginaire d’une autrice toujours à l’écoute en s'efforçant de ne pas dé-voiler la complexité du littoral linguistique qui se veut ancré dans le corps. Traduire signifie donc rendre une recherche d’expression artistique ou du moins, reproduire le projet de sondage constant d’une expressivité stylistique au risque d'aller à l'encontre des tendances habituelles de la langue française. 

Ceci débouche sur un nœud-problème de toute traduction, mais qui m’est cher : le temps. Etant avant-tout poète et non traductrice, c’est l’intuition qui guide mon approche du texte poétique, et souvent d’importantes décisions se prennent lors de ma réponse viscérale au poème, et aussi à son rythme. Mais confrontée avec l’envergure d’un roman poétique, comme c’est le cas dans l’extrait de The Ongoing Sea (La mer en cours), j’éprouve la difficulté de choisir le temps de la narration dans la langue d'arrivée. Dans ce cas, et afin de rendre le ton personnel de la conscience exploratrice et la continuité entre le passé et le présent, le prétérit du récit américain se traduit par celui du passé composé plutôt que par le passé simple employé uniquement pour ancrer le récit. Ceci offre un bref contraste avec le premier extrait, ‘A Map for Snow White’ qui se veut linguistiquement défini(tif) en offrant une parodie-critique des contes de fées.

Claudia La Rocco on Writing Through Dance, The Institute for Curatorial Practice in Performance (ICPP) is the first institute of its kind, a center for the academic study of the presentation and contextualization of contemporary performance. ICPP encourages curators, field professionals, and artists from all backgrounds to apply.

Deuxième difficulté : le temps, toujours et malheureusement. Le temps grammatical (tense) et le temps ‘extra linguistique’ (time) mesuré par la narratrice au moment de la narration ne correspondent pas toujours, puisque la narration est accompagnée de commentaires et de retours réflexifs. Comme il n'y a concordance univoque ni entre l'emploi des temps, ni entre la façon d'établir la chronologie des processus par rapport au moment de la narration, dans les deux langues en question, et comme la narratrice prend parfois des libertés linguistiques propres à la langue parlée, la traduction du prétérit devrait osciller entre le passé composé, l'imparfait, le passé simple et le plus-que-parfait dans le texte français. De plus, si les formes du prétérit renvoient à des époques différentes marquées par des repères temporels, dans certains cas, le prétérit s'applique à des processus qui peuvent être envisagés soit comme états, soit comme processus. La traduction présente là aussi des formes temporelles différentes. Il se fait que l’extrait ci-dessous est court, certes, mais pour amorcer une traduction d’un texte de cette envergure, il s’agit néanmoins de réfléchir à ces choses.

Quant aux problèmes stylistiques, ils portent essentiellement sur les relations prépositionnelles complexes, qu'elles soient coordonnées ou apposées, ainsi que sur certains cas de subordination. La notion de relations prépositionnelles complexes suppose l'enchaînement d'un nombre variable des relations suivantes : spatio-temporelles d'origine, producteur-produit, possesseur-possession (génitif ou non), cause-effet, localisation spatiale et descriptions détaillées (configuration, dimension, couleurs incertaines etc.). Résoudre le problème posé par ces relations prépositionnelles complexes, comme celui posé par certains cas de subordination (l'introduction de propositions interrogatives indirectes, par exemple), signifie étoffer pour éviter l'inélégante succession de ‘de’ ou de conjonctions de subordinations semblables. Puisque l'étoffement doit être minimal, il est aussi contraignant, et porte ma signature, comme par exemple la phrase ‘Olivia caressa la surface de la table polie par le temps de ses mains’.

Les difficultés touchant au plan lexical sont localisées et relèvent d’une sorte d’évasion linguistique qui fait recours au biologique dans le roman en cours commencé à l’aube d’une pandémie et la question se pose de savoir si la trajectoire discursive tendra à concevoir un autre être que l’humain né des caprices d’une révolution créatrice. Bref, il semble dès lors inutile de faire un inventaire de défis rencontrés en cours de traduction, d’autant que le langage de Claudia La Rocco, étant inventif, appelle l’invention. Si certaines nuances s’estompent parfois d’autres, au contraire, se rehaussent de couleur par jeu ludique—les petites trouvailles qui font de la traduction un acte créateur.

Dans le cadre d'un projet qui, à l'origine, visait à découvrir et à faire découvrir ‘l'Etranger en tant qu'Etranger à son propre espace de langue’ par l'expression artistique, les problèmes de traduction deviennent défis et le désir de la traductrice tend à compléter celui de l'écrivaine. Si, en suivant les traces de l'autrice pour qui le moi se désagrégeant ne fait pas peur, l’instance narrative se défie de visions acceptées, détruisant tout barrage préexistant au croisement du temps et de l’espace ; la traductrice doit se défier de solutions faciles et invite vous à passer un beau dépaysement.

∗∗∗

A Map for Snow White

 

She told me to follow the footprints
Warmer weather came

 She asked me to follow her scent
There were streams

She called me and called me and called me
There was some sort of long silence

 That’s how narrative works in fairytales
That’s how places unfind themselves

 There was an owl
There was a bat

 Again and again, the tall tower went dark
Green hills greenly sloping and white flowers everywhere

 I realized I wouldn’t ever know where to begin
The secretary gave me the unopened letters

 So small, these flowers
 kept crushing them

 I realized I was making the path backwards
The ways in which we ask to be remembered

 

∗∗∗

 

Une Carte pour Blanche Neige

 

Elle me dit de suivre les empreintes
Le temps se réchauffe

Elle me demanda de la suivre à la trace
Il y eut des ruisseaux

Elle cria mon nom, le cria et le cria
Il y eut une sorte de long silence

 Ainsi se déroule la narration dans les contes de fées
Ainsi les lieux se détrouvent

Il y eut une chouette
Il y eut une chauve-souris

Encore et encore la haute tour fut plongée dans le noir
Vertes vallées verdoyant en aval et des fleurs blanches partout

 J’ai compris que je ne saurais jamais où commencer
La secrétaire me donna les lettres cachetées

 Si menues, ces fleurs
Que je ne cessais de les écraser

J’ai compris que je me frayais un chemin à rebours
De manière à assurer votre souvenir de ma mémoire 

 

 

 

The 21st Century

 

1.

I have to make myself like a vole on the tundra
The leviathan awaits

 There’s nothing we can do about any of this

Think of a barely-there membrane
Cave beast no cave
Net game no net

The leviathan is coming
The idea of him is magical
The ice is thin
The water is black
Little feet on the tundra, quivering

You make yourself a better engine
Half horse, half function

You make a death of shivering
All the world goes quiet

The leviathan is here
The idea of it is magical
The idea of it won’t quit.

 

2.

Knowledge of my mortality
Looms over me like a giant oyster

Pete the Lecherous Doorman is just waiting for me to make my move;
I should brain him with a sock full of pennies.

 Finally, a use for pennies.

 

∗∗∗

 

Le 21eme Siècle

 

1.

Je dois me faire à l’image d’un campagnol de la toundra
Le léviathan attend

On ne peut rien y faire

Imaginez une membrane à peine perceptible
Bête des cavernes sans caverne
Jeu de netball sans filet

Le léviathan arrive
Le concevoir est de la magie
La glace est mince
L’eau est noire
Petites pattes de la toundra, tremblotant

Vous vous faites un meilleur moteur
Moitié cheval, moitié fonction

Vous faites d’un frisson une mort
Le monde entier fait silence

Le léviathan est là
Le concevoir est de la magie
Le concevoir ne nous quittera pas.

 

2.

La conscience de ma propre mortalité
Plane sur moi comme une huitre géante

Pierre le Concierge Lascif m’attend au tournant ;
Je devrais l’assommer d’un coup de chaussette pleine de sous.

 Enfin, une utilité pour les sous.

 

Claudia La Rocco, The Best Most Useless Dress: Selected Writings of Claudia La Rocco, Badlands Unlimited (New York), 2014.

Excerpt from The Ongoing Sea (manuscript in progress)

 

 

 

A Map for Snow White avec Evelyn Davis (piano) et Claudia La Rocco (voix) figure dans l’album ‘animals & giraffes’ (Edgetone Records, 2017), Philippe Greenlief.

 

1.

The dinner table was very long. Only three chairs were taken; the last remaining Weavers.

“Why are there so few of you?” Olivia asked, or perhaps only thought to ask.

“Interspecies breeding is a dangerous game,” a wizened old woman responded, smiling sweetly. Her lips parted, revealing teeth both gold and filed into points. Or perhaps she didn’t say anything. Perhaps she only smiled. Perhaps she wasn’t so old. Olivia pressed her hands down onto the smooth, worn surface of the table. She didn’t talk much after that. Her thoughts chased themselves around. Her body felt heavy.

That night she dreamed of a man running through the forest. His head was crowned with beautifully curving horns.

He is very tired
He wants to be the hero before he’s dead
Or not that he wants this
But he has the time

The girl yells and yells and yells

The man is still running
He is full of blood

The girl keeps yelling no

 

She woke in the middle of the night, a night free of the hum of background systems and console lights. The glass of water on the bedside table wasn’t vibrating. The air came sweet through the open window and the moon was the kind of almost full where you can’t really tell if it is or it isn’t. “The gravity of the moon,” she whispered. She sat on the edge of the soft mattress and tried to focus on the fact that she was indeed on Earth. Had she imagined returning? Had she imagined not returning? The night was full of small sounds. A fragment of a memory surfaced: her only visit to Australia, walking alone through the quiet streets of Melbourne as evening descended and the tall trees became a cacophony of shrieking birds coming home to roost. The immense feeling of being so far from home, on an island surrounded by miles and miles of ocean. The Earth as island.

 

∗∗∗

 

1.

La table de la salle à manger était très longue. Seulement trois chaises étaient occupées : les derniers Tisseurs.

‘Pourquoi si peu parmi nous ?’ demanda Olivia, ou peut-être seulement pensa-t-elle à poser la question.

‘La reproduction entre espèces est un jeu dangereux,’ répondit une vieille rabougrie avec un petit sourire suave. Ses lèvres s’entrouvrirent, laissant paraître des petites dents pointues, certaines en or. Ou peut-être ne dit-elle rien. Peut-être sourit-elle seulement Peut-être n’était-elle pas si vielle. Olivia caressa de ses mains la surface de la table polie par le temps. Elle ne dit plus grand-chose après. Ses pensées se pourchassaient dans sa tête. Elle avait le corps lourd.

Cette nuit-là elle a rêvé d’un homme qui courait à travers bois. Sa tête était couronnée de belles cornes en tire-bouchon.

Il est très fatigué.
Il veut être le héros avant de mourir
Ou ce n’est pas ce qu’il veut
Mais il a le temps

La fille crie et crie et crie

L’homme court toujours
Il est plein de sang

La fille continue à crier que non

Elle s’est réveillée au milieu de la nuit, une nuit sans le ronronnement de systèmes de fond, sans lumières de consoles. Le verre d’eau sur la table de nuit ne vibrait pas. L’air entrait tout doux par la fenêtre ouverte et la lune était du genre presque pleine quand on ne sait pas vraiment dire si elle l’est ou pas. ‘La gravité de la lune,’ a-t-elle chuchoté. Elle s’est assise sur le bord du matelas mou et elle a essayé de se concentrer sur le fait qu’elle se trouvait bien sur la Terre. Avait-elle imaginé y retourner ? La nuit était pleine de petits bruits. Un fragment de mémoire fit surface : son seul séjour en Australie, marchant seule dans les rues paisibles de Melbourne alors que le soir tombait et que les arbres se transformaient en cacophonie d’oiseaux rejoignant leur nid, le gosier déchiré de cris. Le sentiment immense d’être si loin de chez elle, sur une île entourée de milles et de milles d’océan. La Terre comme île.

 Extrait de The Ongoing Sea / La Mer en cours (inédit)

Note

1. Henri Michaux, Qui je fus. Gallimard, 1927.

Présentation de l’auteur




Heike Fiedler : Se promener entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître toutes les plantes

Entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje réalisé par B. Chabradzé

Heike Fiedler est une auteure et artiste sonore et visuelle multilingue dont le travail explore, par le biais de l'improvisation électroacoustique, la frontière ténue entre le langage et le son. Née en Allemagne en 1963, elle vit et travaille à Genève depuis 1987.

Son travail se décline dans différents registres : performances, interventions en milieu urbain, réalisations visuelles et sonores, installations. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes (Langues de mehr, 2010 et Sie will mehr, 2013, éditions spoken script ; En attendant le poème, éditions des sables, Genève, prévu pour mai 2020), un récit autobiographique (Mondes d’enfa()ce, Zoé, 2015), des histoires courtes, un flip-book. Cette année, sortira son premier roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020). Elle est également traductrice et auteure de nombreuses autres publications (revues, blogs, sites). Elle participe aux festivals de poésie et de littérature dans le monde entier, parfois aux festivals de musique et à des expositions collectives. Elle anime des ateliers d’écriture dans le domaine de la poésie contemporaine, conceptuelle et improvisée.

Chabradzé : Bonjour Heike Fiedler. Je suis heureux de pouvoir m’entretenir avec vous. J’ai eu le plaisir de traduire vos poèmes en géorgien pour le festival littéraire international de Tbilissi qui, malheureusement, a été reporté pour des raisons compréhensibles. Traduire vos textes a été un grand plaisir, d’autant plus que ce type de poésie est relativement nouveau pour moi. J’ai traduit plusieurs auteurs-compositeurs, parmi eux Léo Ferré, chez qui le son est un élément essentiel, inséparable du texte, considérant que « toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie ». Mais vous allez bien plus loin. Vous ne vous contentez pas de sonorisation simple des textes, mais recherchez des sons à l’intérieur des mots mêmes. Plus encore, vous superposez le son, le texte et l'image et étendez ainsi le sens conventionnel du « texte ». Vous allez au-delà des mots, de la signification verbale du langage. Vous faites voir ce qu’on entend et faites entendre ce qu’on voit. Vous retournez les mots comme un habit pour nous en montrer la doublure. Les lettres se déplacent dans vos mots comme si, lassées par leur ordre habituel, elles se révoltaient pour reprendre leur liberté... Comment en êtes-vous arrivée à l’emploi de telles méthodes ? Quand et pourquoi avez-vous commencé à faire de la poésie de cette sorte ?
Heike Fiedler : Sans trop me perdre dans des détails, je résumerais le quand et pourquoi de ma pratique ainsi : j’ai découvert la poésie visuelle, quand j’étais adolescente, je vivais encore en Allemagne. Je ne me rappelle plus ni comment ni de qui, mais je me rappelle avoir écrit mon premier acrostiche à l’occasion du premier Smogalarm à Düsseldorf, à l’âge de seize ans. Rétrospectivement, je considère ce moment comme un fait déclencheur pour ma sensibilisation à la matérialité des mots.
Huit ans plus tard, j’ai découvert la poésie sonore lors d’un festival à Genève, où je faisais mes études en lettres, avant de rejoindre le groupe de programmation de ces événements de poésie sonore en 1998 et durant une quinzaine d’années. Ainsi, j’ai pu observer et rencontrer beaucoup de poètes qui pratiquaient la poésie sur scène. J’ai découvert l’importance de la voix, de la respiration et du corps comme outil de transmission du texte poétique. Ces univers rentraient en résonance avec le fait que je pratique la musique depuis mon enfance, d’avoir fait du théâtre. J’ai alors commencé à faire des expérimentations poétiques, j’ai pris des cours de musique électroacoustique, je me suis initiée au montage vidéo. Je me disais que si la voix transporte le texte poétique dans l’espace, cela devait être possible avec la poésie visuelle également.
Je me suis appropriée des outils permettant de projeter son et image en temps réel en autodidacte, ce qui n’est pas le cas pour la littérature, que j’ai étudiée. Entre poésie et mon intérêt pour la musique électroacoustique, j’ai compose mes poèmes en réalisant des mixages, des substitutions, des superpositions, des fondus enchaînés ou cross-fades, pour le dire autrement. Je m’enregistrais, je commençais à performer publiquement, j’avais crée un trio de poésie sonore composé de Marina Salzmann, Alexa Montani et de moi-même.
Voilà en gros le quand et le comment de ma pratique, que j’aimerais expliquer encore un peu. Je crée moi-même les éléments que j’utilise, que ce soit du texte, de l’image ou du son. Le texte poétique écrit habituellement sur une page imprimé, connaît son extension en le spatialisant durant la performance. C’est dans l’interaction ou l’interconnexion entre les médias que j’utilise, qu’une sorte de texte augmenté émerge dans la mise en réseau entre ces éléments et dans un processus qui rappelle la synesthésie, c’est-à-dire la perception simultanée d’un événement par plusieurs sens. Je mélange et traite les éléments en temps réel, tout en improvisant, via un midi contrôler, sans vouloir le contrôler vraiment. Ainsi, malgré les préparations laborieuses et précises, il y a toujours de la place pour le hasard, pour l’inattendu qui s’installe dans l’interaction entre texte, image et son. En évoquant le hasard, ma réponse se termine avec un clin d’œil sur Stéphane Mallarmé, qui avait révolutionné la poésie avec son texte Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

B.C. : Au risque de me répéter, je dirais que la poésie sonore est une nouveauté pour moi, même si j’en connais les anciens. En effet, cela me fait penser à une tradition de poésie de performance établie par des auteurs comme Henri Chopin, Franz Mon… et même Beckett ou Apollinaire, sans parler des auteurs appartenant au mouvement Dada. En effet, en plus des déconstructions (Nature morte), vous avez aussi des répétitions (Hommage à Eurydice). En répétant un mot, vous montrez qu’il n’est plus le même. Et parfois, à l’inverse, vous trouvez le chemin entre deux mots qui n’avaient pas grand-chose de commun avant. Vous donnez aux mots des sens inhabituels. Vous êtes-vous inspirée de ces auteurs ?
H.F. : Franz Mon, un des représentants des plus importants de la poésie concrète, visuelle et sonore en Allemagne, même s’il n’a jamais voulu être classé dans un schéma poétique quelconque, a été une découverte importante pour moi. Je connais très bien son travail à la fois théorique et pratique, puisqu’il a été le sujet de mon MA en lettres à l’Université de Genève. J’avais pu l’inviter au festival de poésie sonore que nous y organisions et je lui ai rendu visite plusieurs fois à son domicile à Francfort. Il m’a inspirée, je me suis inspirée de lui, de ses réflexions sur la langue, les articulations.
Et en 2004, un peu par hasard, j’avais pris connaissance d’un workshop avec Henri Chopin à la Schule für Dichtung à Vienne, je les avais contactés, mon inscription avait été retenue. Je savais que Chopin enregistrait et mixait les bruits de sa voix avec un Revox, découpait et recollait des bandes, sur lesquelles il s’enregistrait, qu’il réalisait des cut-up, pour ainsi dire. Durant cette semaine, nous avions pu l’expérimenter nous-mêmes en sa présence, tester d’autres technologies encore, sous l’égide de l’animateur de l’atelier. Chopin lui-même était déjà assez âgé. C’était sans doute un moment très important dans mon parcours, tout comme le fait d’avoir étudié le mouvement Dada ou la Beat Generation.
La pratique des répétitions que l’on trouve souvent dans mes textes est par contre le résultat d’une influence qui me vient de la musique concrète que j’adore écouter, tout comme j’ai dévoré les livres qui s’y réfèrent et qui thématisent le son, les déviances instrumentales, l’expérimentation, les découvertes de phénomènes acoustiques, ceci grâce aux développements technologiques. Ces découvertes-là me fascinent encore, en phonologie aussi, cela va de soi.
Mais la répétition est aussi l’expression d’un état méditatif, chamanique. Elle renvoie au rituel, à la méditation, et l’écriture est quelque chose de cet ordre-là, tout en ayant en vue la notion deleuzienne du devenir : devenir-écriture, devenir-répétition. Avec cette perspective, la répétition se soustrait à ce qui est figé. Même ce que nous faisons tous les jours est toujours différent d’une fois à l’autre. C’est à cela que le texte « Hommage à Eurydice » réfère. Tout est mouvement. L’énumération des mots dans ce texte (les mêmes branches les mêmes respirations les mêmes injustices...) n’est pas guidée par une suite logique comme dans les chaînes d’association, ils se succèdent de manière plutôt arbitraire. C’est peut-être moins leur sens qui est inhabituel, que leur enchaînement, d’où la surprise de leur apparition. C’est quelque chose que l’on me dit souvent par rapport à mon écriture, qu’elle soit expérimentale ou linéaire.
B.C. : Vous jouez avec les mots, mais aussi avec les machines, instruments électroacoustiques auxquels s’adaptent vos mots ou des bouts de ces mots. Vous faites sonorement ce qu’on peut faire visuellement. Or, l'ingénierie et la manipulation du son numérique est un métier à part entière. Êtes-vous autodidacte dans ce domaine ? Pratiquez-vous la musique ? Et, bien sûr, comment transportez-vous tous ces instruments ?
H.F. : Si les quelques cours en musique électroacoustique mentionnés plus haut m’ont effectivement aidé à maîtriser l’outil ProTools pour faire des montages sonores, je suis autodidacte pour tout le reste, oui. L’action me pousse à faire des recherches pratiques et comme je me produis sur scène, je cherchais évidemment des outils ou instruments plus adaptés à la performance en temps direct. Ainsi, je me suis acheté un Jamman pour réaliser des boucles, un KaossPad pour faire des loops également et pour réaliser des modulations sonores, puis Ableton Live, un outil qui me permet de jouer à la fois les sons que je prépare à l’avance et que je traite en temps réel. Du côté visuel, je travaille avec modul8, parfois j’y rajoute madmapper, une application qui permet de mapper l’image dans l’espace avec plus de précision. Là aussi, je suis presque autodidacte. Ma spécialité ou spécificité est de mettre ces outils en lien entre eux et avec mes textes, soit en solo, soit en collaboration avec des musicien.ne.s avec lesquel.le.s il m’arrive de collaborer, surtout avec la violoniste Marie Schwab, orientée électroacoustique elle aussi.
Parfois, j’enregistre des bouts de morceaux que je joue sur ma guitare ou ma flûte traversière pour les utiliser lors de mes performances pour les mixer avec mes textes et images durant la lecture. Il m’arrive plus rarement de les jouer sur scène, ce qui m’amène à votre question sur le transport. Je voyage avec mes microphones, mes instruments électroacoustiques, avec des câbles, des adaptateurs d’alimentation, des adaptateurs pour des systèmes électriques différents d’un pays, d’un continent à l’autre. Il faut prévoir à l’avance. Être en contact avec des techniciens sur place, penser aux transformateurs de courant nécessaires pour que le tout tient la route lors de l’action, acheter parfois du matériel nécessaire sur place en compagnie des ingénieurs de son... c’est un univers très complexe qui dépasse le fait de mettre un livre dans sa valise et surtout, c’est plus lourd. Je voyage avec une valise pleine, rien que pour le matériel. Si l’envie me prends d’utiliser une guitare, comme à Cotonou (Bénin) ou à Mexico City par exemple, pour accompagner un texte (il m’arrive souvent de créer en jouant la guitare à la maison), je demande sur place s’il est possible d’en avoir une, simplement.
Je ne suis pas seulement autodidacte, mais aussi autonome en ce qui concerne la mise en place de la palette des instruments que j’utilise : un Jamman, un KaossPad, un Looper RC-202, un mixer, dans lequel je branche mes instruments, quatre micros, dont un DPS. Ça fait beaucoup, mais j’adore utiliser tout cela.
Une fois le tout installé, je me branche sur le système son, il y a le sound-check, le check pour la projection des images et c’est prêt. Parfois il y a des pannes, comme à Port-au-Prince en Haïti, car le branchement pour mon mixer s’est écrasé lors du transport et une de mes valises s’était cassée. Ainsi, j’ai pu découvrir le réflexe très admirable des gens sur place qui est de ne pas courir pour acheter du neuf, mais de trouver des lieux de réparation. La valise, par exemple a été recousue, je voyage encore avec.
Ceci dit en passant, je peux me produire sur une grande scène, tout comme dans un appartement ou dans une bibliothèque, au cas il m’arrive de prendre un petit ampli, qui est suffisant pour un plus petit public. Et je lis souvent avec seulement un livre à la main, ce que j’apprécie beaucoup.
B.C. : Vous oscillez dans un même poème entre l'allemand et le français et l'espagnol et l'anglais… et désormais aussi le géorgien, comme dans « All eins » ! Comment passez-vous d’un mot d’une langue à d’autres mots des autres langues ? Comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce le sens ou le son qui vous permet ces passages ? Pourriez-vous nous décrire le processus de cette création originale ?
H.F. : Au départ, il y le passage de ma langue d’origine, l’allemand, à la langue française suite au déménagement dans une autre région linguistique, en l’occurrence la Suisse romande. Ensuite, il y a les langues apprises par immersion ou via des études. Peu à peu, étant sensible aux sons des mots, j’ai transformé en système poétique ce que nous, les personnes qui pratiquons plusieurs langues, faisons malgré nous, quand nous parlons : il nous arrive de mélanger les langues, de placer malgré soi un mot dans une autre langue que celle de la conversation qui est en train de se faire.
J’ai commencé à écrire des poésies qui fonctionne selon ce principe. Parfois, je mélange les langues à l’instar de l’écriture automatique, de manière intuitive, d’autres textes sont plus construits. Dans ces cas, c’est clairement la matérialité sonore qui me guide, qui mène d’un mot à l’autre, sans toutefois me détacher complètement du sens, ce qui est de toute manière impossible. Une fois, j’ai été invitée à un colloque universitaire sur le plurilinguisme, dont un des volets fut intitulé « Erfahren oder erzeugt », que l’on pourrait traduire avec Ressenti ou construit. C’est exactement ainsi que je procède : entre ces deux manières de faire et entre le sens et le son.
Prenons le mot rue par exemple et imaginons une personne qui ne parle que le français ou l’allemand. Voilà, une rue est une rue. En tant que germanophone, cela m’évoque le mot rüber, ne pas seulement à cause de la similitude sonore entre la première syllabe de cet adverbe et le mot rue. Il y a aussi une sorte de familiarité sémantique, puisque rüber évoque l’autre côté, le fait de traverser, comme traverser une rue (ou une frontière). Ce n’est qu’un hasard évidemment, à l’instar de Saussure et l’arbitraire du signe, mais c’est à partir de cette découverte-là, que j’ai eu envie de chercher d’autres mots auxquels je pouvais appliquer ce système. J’ai donc cherché des mots français ou allemands plus ou moins homonymes, tout en restant dans une perspective clairement guidée par le sens. Il en résultait le poème Dissens dissonanz, dans lequel j’évoque sonorement le sujet du nomadisme versus la sédentarité, les problèmes que rencontrent les réfugié.e.s : naufrage no frage keine frage etc.
Par rapport au poème que vous citez All eins, il est intéressant de mentionner qu’Allein veut dire seul.e en allemand et en le disant, on entend a line, un mot anglais qui veut dire eine Linie auf Deutsch, all eins, tout ce vaut pour le dire en français. Fragments de langue, de langues différentes. Un jeu que l’on peut faire ad infinitum avec toutes les langues qui existent.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de connaître chaque langue qui figure dans mes textes plurilingues pour les apprécier. Au contraire : on peut se promener entre les lignes, entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître le nom de toutes les plantes qu’on voit.
B.C. : Malgré cette concentration sur les effets, le sens est omniprésent dans vos œuvres. Il s’en dégage une philosophie de partage et de liberté. Chacune de vos performances devient politique, voire même engagée, par sa réalisation. En mélangeant les langues, vous vous ouvrez aux sons différents, à d’autres rythmes. C’est comme si vous visiez l'égalité, l'inclusivité et la cohabitation pacifique. Ce multilinguisme très ouvert et cette ouverture de l’horizon très fluide, sont-ils les reflets de votre vision du monde sans barrière, sans murs, sans crainte de changement, du renouvellement constant ? Quels sont vos thèmes de prédilection dans cet engagement ?
H.F. : Oui, c’est exactement ce que je vise, vous résumez parfaitement mes préoccupations et mes intentions. Traverser les frontières en passant d’une langue à l’autre, métaphore pour le passage, le mouvement, l’ouverture, la rencontre de l’autre. À travers la forme ou le style poétique, c’est un plaidoyer contre l’homophobie, la transphobie, le racisme, pour nommer quelques aspects qui sont inclus dans le terme de l’inclusivité que vous mentionnez. Quant à l’écriture inclusive, je la pratique depuis longtemps déjà, d’abord parce qu’en tant que personne germanophone, cela va de soi d’utiliser les formes du féminin quand il s’agit de parler de professions et parce que la langue évolue avec la société, reflète ses réalités. Le rejet que l’écriture épicène et son usage orale a longtemps subi et subit encore, surtout en francophonie, tout en passant par l’Alliance Française, m’a toujours étonné ou disons : heurté.
Aussi, je considère la poésie plurilingue comme une sorte de traduction de notre vie contemporaine polyglotte, polysémantique.
 B.C. : Vos combinaisons linguistiques sont très construites, parfois très mathématiques. Votre plurilinguisme y joue sans doute beaucoup. Vous fractionnez, déconstruisez les langues. On y découvre les unités qu’on n’avait pas forcément remarquées avant, cachées dans l’ensemble des mots. En combinant différentes langues dans un même texte, vous considérez la langue comme un matériau sonore. Cette démarche interroge le statut de la langue à la manière de Gilles Deleuze. Tout ceci ressemble à un travail de recherches. Est-ce en lien avec votre formation ?
H.F. : Deleuze est un philosophe que j’aime vraiment beaucoup. Le premier livre que j’ai lu était Dialogues, co-écrit avec Claire Parnet. C’est un ami qui me l’avait offert. Je suis sortie de cette lecture en écrivant le poème A rose et une rose qui est une construction très sonore et porte le sous-titre Hommage à Gertrude Stein et Gilles Deleuze. Il se réfère à la fois au vers connu A rose is a rose de G. Stein et à l’idée que Deleuze émet au sujet du mot ET qui représente, selon lui, « une sorte de ligne de fuite active ».
On rencontre cette ligne de fuite dans le texte All eins, allein, a line, on retrouve Deleuze dans le poème Dissens dissonanz, évoqué plus haut : « Bien plus, cette science nomade ne cesse pas d’être ‹ barrée ›, inhibée ou interdite par les exigences et les conditions de la science de l’État. » Mille Plateaux, Gilles Deleuze, Félix Guattari).
Et vous avez raison, mes textes plurilingues renvoient à sa perception de la langue maternelle : « L’unité d’une langue est d’abord politique. Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par la langue dominante » Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p. 128.
Si j’ai étudié Deleuze en autodidacte, en le lisant et en écoutant ses cours sur CD et plus tard sur internet, j’ai par contre étudié la philosophie analytique du langage. Elle faisait partie de mon parcours de licence à l’Université de Genève. Ainsi, je me suis familiarisée avec les interrogations et concepts philosophiques autour du sens des mots, de leurs significations, en passant par Frege, Davidson ou Dummet. J’aime les approches théoriques, établir des liens entre recherche et pratique, entre écriture et performance.
B.C. : Vous êtes également traductrice. Ces expériences de performeuse vous aident-t-elles dans vos traductions où, souvent, c’est le son, rythme ou calembour qu’il faut transmettre plutôt que le sens littéral des mots ?
H.F. : J’ai réalisé quelques traductions et je trouve que c’est une entreprise passionnante, car il faut constamment se poser les questions que vous évoquez, selon l’auteur ou l’autrice à traduire. Parfois, il faut s’octroyer le droit de mélanger les stratégies. Je pense que ma sensibilité pour les mots, pour les sons, ma pratique d’écrivaine et de poétesse sonore m’aident dans ce processus de traduction. Par ailleurs, il y a des écrivains qui font des poèmes à partir des traductions homophoniques qu’ils/elles réalisent, je pense à Ernst Jandl, à Oskar Pastior et Ulrike Draesner ou encore au mouvement Oulipo. La traduction s’est ouverte aux jeux de langues, les traducteurs/traductrices aujourd’hui s’en réclament, mais ça n’a pas toujours été ainsi.
Je suis curieuse de découvrir quelle stratégie de traduction vous avez choisi pour transférer mes poèmes en géorgien, une langue que je ne connais pas, avec une écriture que je trouve tellement belle et que je me réjouissais pouvoir découvrir lors du festival littéraire international de Tbilissi qui n’a pas pu avoir lieu. J’espère pouvoir la découvrir ultérieurement.
B.C. : À votre question sur la stratégie de traduction que j'ai choisie pour transférer vos poèmes en géorgien, vous avez répondu vous-même. En effet, en raison de la richesse de vos textes, j'ai dû alterner, voire même mélanger, des stratégies, non seulement d'un poème à l'autre, mais parfois dans un même texte. Pour rester bien fidèle aux originaux, rejouer les combinaisons que vous y déployez avec vos déconstructions, ou accentuer certains sons, j'ai dû, par moments et suivant les contextes, vaciller entre les approches linguistiques, littéraire ou encore sémiotique. Les nombreuses ressources phonétiques du géorgien permettent ces variations. Vous faites beaucoup de rencontres cultuelles. Dans le cadre des Rencontres d'ici et d'ailleurs, en partenariat avec Laboratorio Arts Contemporains, vous avez animé des ateliers performance également avec des jeunes dans les pays différents du monde. Je suppose que performer avec le jeune public doit être différent que performer avec des adultes. Comment faites-vous pour les familiariser avec votre technologie ? Avez-vous des méthodes précises pour vous adapter à leurs connaissances ? Ce sont des mots ou des mouvements qui se mettent au premier plan ?
H.F. : Je donne rarement des ateliers de poésie où je demande aux participant.e.s. de se familiariser avec la technologie que j’utilise. C’est une perspective d’avenir, peut-être. Je peux sensibiliser ou familiariser les adultes à la thématique et la pratique de la poésie sonore et de la performance en faisant des excursions dans l’histoire littéraire, sans oublier, cela va de soi, le regard et la distance critique quant à la dominance des hommes blancs. Il est moins adéquat de procéder ainsi avec les enfants. Mes instruments sont par contre faciles à manipuler pour obtenir un effet immédiat en parlant dans un micro par exemple, d’entendre sa voix différemment ou faire des loups et s’entendre en répétition. Cela suscite la curiosité, permet d’établir une relation de manière rapide et spontanée, c’est d’expliquer une facette de la poésie en faisant simplement. Toutefois, et c’est important de le redire, mes ateliers ne sont pas articulés autour de la technologie, mais autour de la poésie, du spoken word. Et au premier plan ne se trouve ni le mot ni le mouvement, mais simplement les mots qui sont en mouvement, à travers la parole, à travers les corps et les mots des participant.e.s dans l’espace. L’aspect du collectif, du partage, est omniprésent : partager les mots, dire ensemble, faire des improvisations, créer des textes nouveaux à partir des écritures individuelles préalablement réalisées, que ce soit au Sri Lanka, au Bénin, en Inde, en Colombie, en Suisse, simplement là, où je donne des ateliers de poésie.
B.C. : En parlant des enfants, je pense à votre livre : Mondes d’enfa()ce, un récit poétique qui joue avec les mots dès son titre, paru chez MiniZoé en 2015. C’est un livre autobiographique dans lequel vous évoquez à la troisième personne votre enfance allemande et votre chemin vers l’écriture. On plonge dans l’Allemagne de l’Ouest après-guerre, mais aussi dans la Suisse, romande. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
H.F. : J’écris des nouvelles, un premier roman sortira très prochainement, pour dire que j’écris aussi de manière linéaire. Mes textes en prose ne sont pas basés sur les jeux de mots, ni le récit autobiographique que vous évoquez, sauf le titre. C’était presque évident : dans ce livre, j’évoque mon enfance et l’enfance est constituée de mondes différents, y compris la découverte du monde extérieur. Ce sont ces découvertes-là auxquelles l’enfant fait face, qui figurent dans le livre. Le récit est écrit à la troisième personne du singulier, aucun nom propre n’est mentionné, parce que malgré nos expériences individuelles et très intimes, il y a aussi des choses que nous partageons, une sorte d’interchangeabilité entre les générations, même entre les cultures, j’ose dire. Puis il y a ce passage : « Elle est allongée dans l’herbe parmi des êtres qu’elle ne connaît pas. Une langue à droite, une autre à gauche. Ça entre d’un côté, ça ne sort pas de l’autre. Les mots restent à l’intérieur, bien enveloppés. Elle les porte en elle. Elle saute, elle se lève, elle marche. Marcher et sauter, bien secouer, bien brasser. En sortir une langue métisse, la sienne... »
B.C. : Avec vos performances, qui brisent la linéarité sur laquelle notre langage est basé, vous interrogez et critiquez, en quelque sorte, le pouvoir structurel qui représente principalement le pouvoir des hommes. Cet engagement vous serait-il dicté par la réalité dans laquelle, pour occuper la place qu'elles méritent, les femmes artistes doivent souvent, même de nos jours et même en Europe, s'adapter au modèle dominant masculin ? Vous êtes-vous heurtée à de telles barrières durant votre parcours de femme écrivain ? Que signifie pour vous être auteure, performeuse ?
H.F. : Cet engagement est une nécessité et dépasse la question liée à la place des femmes artistes. Il concerne l’ensemble des places que les femmes occupent et les injustices ou inégalités qu’elles y subissent et qui commencent très tôt, dans l’éducation notamment, que ce soit dans l’univers familial ou dans les institutions. Les représentations stéréotypées sont véhiculées à travers les jouets et les livres pour enfants, même à travers les animaux en apparence innocents, du genre papa et maman ours, qui elle est à la maison et s’occupe des enfants ourson. Tout cela va avoir un impact sur la construction sociale du genre, sur les choix professionnels à faire et les inégalités salariales qui en résultent en partie, la pandémie nous le rappelle tous les jours. Quant à l’art, les femmes y sont encore sous-représenté.e.s, dans les universités aussi, bien qu’il y ait une légère amélioration.
Personnellement, j’ai été confronté à des barrières liées au genre, mais souvent, elles ne sont pas tangibles ou concrètement saisissables. Et si vous le verbalisez, c’est que vous hallucinez, puisqu’il n’y a pas de preuves et tout le monde pense généralement d’en être affranchi des comportements sexués, ce qui n’est de loin pas le cas.  Très généralement, je dirais tout simplement ceci : si j’avais été un homme, les efforts personnels à fournir pour survivre dans le monde artistique auraient pu être plus doux, moins combattants, surtout au début. C’est peut-être plus facile pour les jeunes femmes aujourd’hui, mais d’après les échos que j’ai, en donnant des cours dans une école d’art par exemple et en tant que mère de deux filles adultes, beaucoup de choses ne sont pas encore acquises, l’inégalité persiste.
Toutefois, les jeunes femmes sont plus nombreuses qu’autrefois à oser d’envisager des parcours professionnels d’artistes ou d’écrivaines, ce dernier encouragé avec l’apparition des instituts littéraires. Elles sont plus nombreuses à être familiarisées avec les technologies modernes et personne ne met en doute leur capacité, c’est ce que j’espère en tout cas, alors que vingt ans en arrière, il fallait dire 5 cinq fois que vous êtes capable de brancher un câble, avant qu’on vous laisse le faire.
Individuellement, il fallait construire une sorte d’affirmation de soi et les femmes continuent de le faire, collectivement, à travers les manifestations, les grèves, le militantisme féministe. Il faut que nous restions vigilantes, les acquisitions sont fragiles. Les revendications des femmes connaissent une sorte de regain, avec des enjeux différents, ce qui prouve que le combat à mener est encore et toujours nécessaire et important.
Pour revenir à mes débuts, il est vrai que je me suis inspirés d’auteurs majoritairement masculins, je concède, car il y avait peu de femmes actives dans le domaine qui m’intéressait et je les ai découvert seulement ensuite. Je me suis toutefois affranchie de cette influence, en cherchant ma propre voix d’écrivaine et d’artiste. J’étais déjà familiarisé avec la critique littéraire et l’écriture féministe à travers mes études en lettres. J’ai toutefois entrepris une formation universitaire complémentaire en études du genre pour mieux comprendre les mécanismes qui engendrent les inégalités, comment celles-ci se manifestent. En tant qu’auteure et performeure, cela m’a amené inéluctablement à la lecture d’auteures comme Judith Butler, Eika Fischer-Lichte, Peggy Phelan ou Diana Taylor.
B.C. : Quel sont vos projets d'avenir ? Vos lecteurs et vos spectateurs pourront-ils bientôt se réjouir d'un nouveau livre ou d'une nouvelle performance de Heike Fiedler ? Merci de m'avoir accordé cet entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje  !
H.F. : J’ai deux livres qui sortiront avant la fin du printemps : un roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020) qui est déjà imprimé, relié, qui n’attend la fin du confinement pour sortir et un livre de poésie (En attendant le poème, éditions des sables, Genève, 2020) qui est en train de parcourir les derniers instants avant de se voir matérialiser concrètement. Ce sont deux nouvelles expériences, puisqu’il s’agit de mon premier roman et de mon premier livre de poésie écrit uniquement en français, loin de l’expérimentation, enfin presque ! Il y aura donc une série de lectures à venir, les premières ont dû être annulées pour des raisons de COVID-19. J’ai crée une page internet qui sera à la fois une sorte d’archive et de fenêtre vers des actions à venir en lien avec le roman :
Parallèlement, je continuerais de réaliser des lectures-performances comme j’ai l’habitude de le faire. Des nouveaux textes sont en route, un a été publié récemment, le 21 mars, c’est ici. On m’a posé la question si j’allais faire une performance sur le confinement, je l’envisage, mais je ne le sais pas vraiment.
Merci pour vos questions. Cela m’a fait très plaisir de les lire et d’y répondre.

 

Avril 2020, France, Suisse

Heike Fiedler et Marie Swab, 25.AAF, Audio Art Festival, Tu’ es (germ) : do it tu es (fr) : you are. - electroacoustic and visual poetry, electroacoustic violin.

 

∗∗∗

ჰაიკე ფიდლერი

Heike Fiedler

ლექსები

Poèmes

ფრანგულიდან თარგმნა ბაჩანა ჩაბრაძემ

Traduction géorgienne par Boris Bachana Chabradzé

 

Pour Afrin

encore une autre ville
sous les bombes
encore un autre enfant
face au char d’assaut
encore un autre femme
sous l’aviation militaire
encore un autre homme
face aux désastres

encore un poème
contre la guerre
encore un cri
contre l’injustice
encore nos mots
contre les guerres
encore sans fin

cette question
qui s’empare, qui produit
                                      à répétition
les armes de destruction

 

ქალაქ აფრინს

კიდევ ერთი ქალაქი
ბომბებქვეშ
კიდევ ერთი ბავშვი
ტანკის პირისპირ
კიდევ ერთი ქალი
სამხედრო ავიაციის ქვეშ
კიდევ ერთი კაცი
კატასტროფის წინაშე

კიდევ ერთი ლექსი
ომის წინააღმდეგ
კიდევ ერთი ყვირილი
უსამართლობის წინააღმდეგ
ისევ ჩვენი სიტყვები
ომის წინააღმდეგ
ისევ გაუთავებლად
ეს კითხვა
ვინ იგდებს ხელში, ვინ აწარმოებს
                                                  კვლავ და კვლავ
მასობრივი განადგურების იარაღს

 

 

∗∗∗

Le goût

a-t-il
vraiment
changé de
puis ja
mais être
sûre
demain
tout se
ra encore
différent

 

გემო

ნუთუ
მართლა
შეიცვალა მას
შემდეგ იგი ვერას
დროს იტყვი
დარწმუნებით
ხვალ
კვლავ სხვანაირად
იქ
ნება
ყველაფერი

 

 

 

 

* * *

où commencent les choses qui nous dépassent qui nous dépassent qui nous 
Dépassentd qui nous passentdé qui nous assentdép qui nous ssentdépa 
qui nous sentdépas qui nous entdépass qui nous ntdépasse t qui nous dépassent comme

სად იწყება ის რაც ჩვენს ძალებს აღემატება რაც ჩვენს ძალებს ღემატებაა რაც ჩვენს 
ძალებს ემატებააღ რაც ჩვენს ძალებს მატებააღე რაც ჩვენს ძალებს ატებააღემ რაცჩვენს 
ძალებს ტებააღემა რაც ჩვენს ძალებს ებააღემატ რაც ჩვენს ძალებს ბააღემატე რაცჩვენს 
ძალებს ააღემატებ რაც ჩვენს ძალებს აღემატება როგორც

 

 

Graffiti

Molécules libres.

Saisons. Béton.

Graffiti.

Odeur d’urine.

Réveil, enfants,

Monsieur, Madame,

Monnaie, machines

à billets.

Retour, maison,

dehors, dedans,

Histoire de remplir

le vide.                        

Buvons, buvons.

L’amour est trop beau

pour ne pas s’arrêter

un instant.

გრაფიტი

თავისუფალი მოლეკულები.
წელიწადის დროები. ბეტონი.
გრაფიტი.
შარდის სუნი.

მაღვიძარა, ბავშვები,
ბატონი, ქალბატონი,
ხურდა, ფულის მთვლელი
მანქანები.

დაბრუნება, სახლი,
გარეთ, შიგნით,
უბრალოდ
სიცარიელის შევსება.

შევსვათ, შევსვათ.
სიყვარული ზედმეტად მშვენიერია
იმისთვის, რომ არ შევჩერდეთ
წამით.

 

* * *

plonger dans le noir
derrière mes paupières

la vision penchée
côté sud
like the wind

le regard ne se couvre pas
de mousse verte.

une idée traverse
l’atmosphère
la fenêtre est restée ouverte
sous la pluie

ჩაძირვა სიბნელეში
ქუთუთოებს მიღმა

ხედვა მიმართული
სამხრეთით
Like the wind

მზერა არ იფარება
მწვანე ხავსით.

აზრი კვეთს
ატმოსფეროს
ფანჯარა დარჩა ღია
წვიმაში

 

Ivre

je suis ivre de fatigue ivre de vivre ivre de comme ivre de faire ivre de moi ivre d'être ivre de toi ivre de
marcher ivre de toujours ivre d’écrire ivre d'avoir ivre encore ivre de ne pas ivre de
rester ivre d'aimer ivre de ne pas ivre des chemins ivre des lendemains ivre de boire ivre de
l'incendie ivre incertitudes ivre de nous ivre des mots ivre de l'ombre ivre de tout ivre d'aller
ivre d'avoir ivre de nul part ivre de me tenir ivre dans les airs ivre dans les interstices ivre de
solitude ivre du calme ivre d'écrire ivre de savoir ivre de vouloir ivre de maintenant ivre de
l’instant ivre simplement ivre de rêves ivres de livres ivre du blanc

 

მთვრალი

მთვრალი ვარ დაღლილობით ცხოვრებით მთვრალი როგორც მთვრალი კეთებით
მთვრალი ჩემით მთვრალი ყოფნით მთვრალი შენით მთვრალი სიარულით მთვრალი  მარადი მთვრალი
წერით მთვრალი ყოლით მთვრალი ისევ მთვრალი არათი მთვრალი დარჩენით მთვრალი სიყვარულით მთვრალი
არათი მთვრალი გზებით მთვრალი ხვალინდელი დღეებით მთვრალი სმით მთვრალი ხანძრით მთვრალი
გაურკვევლობებით მთვრალი ჩვენით მთვრალი სიტყვებით მთვრალი ჩრდილით
მთვრალი ყველაფრით მთვრალი წასვლით მთვრალი ყოლით მთვრალი უადგილობით მთვრალი
დგომით მთვრალი ჰაერში მთვრალი ბზარებში მთვრალი მარტოობით მთვრალი სიმშვიდით მთვრალი
წერით მთვრალი ცოდნით მთვრალი ნდომით მთვრალი აწმყოთი მთვრალი წამით მთვრალი
უბრალოდ მთვრალი ოცნებებით მთვრალი წიგნებით მთვრალი თეთრი
ფურცლით მთვრალი

 

* * *

Traverser les parcs.
Convergence.

Nous parmi les arbres,
les montagnes en face.

Une idée de l’hiver,
les vaches
dans le pré devant.

J’accélère,
les mots
me retiennent.

Désolée
pour mon retard

პარკის გადაკვეთა.
თანხვედრა.

ჩვენ ხეებს შორის,
პირისპირ მთები.

ზამთრის იდეა,
ძროხები
წინ მდელოზე.

სიჩქარეს ვუმატებ,
სიტყვები
მაკავებენ.

ბოდიში
დაგვიანებისთვის.

 

Nature morte

Les mots sur la table, dehors

une nuit d’hiver,

une paire de gants, un cendrier

nature morte peu avant minuit

La machine à écrire 

le jour à venir,

quelques roses séchées

l’enfant dort.

Frontières et fils de barbelés

les camps de réfugié.e.s

la mer, les noyé.e.s.

Augmenter le volume radio,

ambiance urbaine, tandis 

que les corps, les humains, 

partout les pays 

uire e re ire en ruines 

ruire struire 

reconstruire 

les mots 

sont la route sur laquelle

nous avançons 

ნატურმორტი

სიტყვები მაგიდაზე, გარეთ
ზამთრის ღამე,
წყვილი ხელთათმანი, საფერფლე
ნატურმორტი შუაღამემდე ოდნავ ადრე

საბეჭდი მანქანა
მომავალი დღე,
რამდენიმე დამჭკნარი ვარდი
ბავშვს სძინავს.

საზღვრები და მავთულხლართები
ლტოლვილთა ბანაკები
ზღვა, დამხრჩვალები.

რადიოს ხმის აწევა,
ქალაქური გარემო, მაშინ

როცა სხეულები, ადამიანები,
ქვეყნები ყველგან
ელი და ხელახლა ლი ნანგრევებად
ბელი ნებელი
ასაშენებელი

სიტყვები
გზაა, რომელზეც
წინ მივიწევთ

 

* * *

l’asphalte
retient
la chaleur des mots
sur lesquels
nous avançons

* * *

il y a un petit détail
qu’il ne faut pas oublier
c’est le risque
du métier

* * *

dehors le vent mange
le temps mange la vie
tient à une ficelle

* * *

ასფალტი
ინარჩუნებს
სიტყვების მხურვალებას
რომელზეც
წინ მივიწევთ

* * *

არის ერთი პატარა დეტალი
რომელიც არ უნდა დაგვავიწყდეს
ესააპროფესიული რისკი

* * *

გარეთ ქარმა შეჭამა
დრომ შეჭამა სიცოცხლე
რომელიც ბეწვზე ეკიდა

 

Amoureusement poème

durant des heures, ne me force pas, hors temps, vas-y.

ici, le passage d’étoiles, leurs reflets dans les criques, la douceur de forets.

où vas-tu, ainsi, longeant les murs en  béton ?

glisse protection, un clin d'œil dans le vide.

au bord des routes, les fleurs jaune-citron,

les couloirs pour hérissons.

ne pas plus tard qu’hier, cette grande tempête.

chante la chanson, mon enfant !

léger comme un brin, comme ça serait,

quand même pas, c'est tout autrement.

c’est si près et ailleurs en même temps. les rêves

en déroute, la guerre, partout,

véritable désordre, fous nous étions,

auroria.

au petit matin, l'espoir, malgré le chaos.

un jour après l'autre, le monde.

serait-il devenu trop étroit pour l’espoir ?

on continue, en amazone, malgré l'huile sur la mer,

l'oiseau, plus la mer, les poissons, plus la mer.

au fond, les coquillages, vie maritime.

le feu se propage sur les eaux.

se répand à nouveau

les arbres détruits

les écosystèmes.

nos cris dans la plaine,

vomissure, coup sur coup.

il ne reste que les mots,

déchirure et usure,

malgré tout, au loin l’horizon.

nos regards engagés, ne pas,

continuer de dire le bonheur

tombe du ciel tombe toujours  

des nues en passant hurler

                                             je t'aime

შეყვარებულად ლექსი

საათების განმავლობაში, ნუ დამაძალებ, მათ მიღმა კი, რამდენიც გინდა.
აქ ვარსკვლავების მწკრივია, მათი ანარეკლი ყურეებში, ტყეების სინაზე.
სად მიდიხარ, ასე, ბეტონის კედლებს რომ მიუყვები?
გასხლტომა დამზღვევის, თვალის ჩაკვრა სიცარიელეს.

გზების გასწვრივ, ლიმონისფერი-ყვითელი ყვავილები,
დერეფნები ზღარბებისთვის.
გუშინდელ დღემდე, ეს დიდი გრიგალი.

იმღერე სიმღერა, ჩემო ბავშვო!
ღეროსავით მსუბუქი, ასე იქნება,
არა, რა თქმა უნდა, ეს სულ სხვანაირადაა.

ეს ისე ახლოა და სხვაგანაა ერთდროულად, ოცნებები
გარბიან, ომი, ყველგან,
ნამდვილი არეულობა, ჩვენ ყველანი ვიყავით,
ავრორა.

სისხამ დილით, იმედი, ქაოსის მიუხედავად.
დღე დღეს მიჰყვება, მსოფლიო
ნუთუ ზედმეტად ვიწრო გახდა იმედისთვის?

აგრძელებენ, ამაზონზე, ზღვაზე ნავთობის მიუხედავად,
ჩიტი, ზღვა აღარ, თევზები, ზღვა აღარ.
ფსკერზე, ნიჟარები, საზღვაო ცხოვრება.
ცეცხლი ედება წყლებს.

მიმოიბნევა ხელახლა
დამსხვრეული ხეები
ეკოსისტემები.

ჩვენი ყვირილი დაბლობში,
ნარწყევი, თითო-თითოდ.

დარჩა მხოლოდ სიტყვები,
ნახლეჩი და ნაცვეთი,
ყველაფრის მიუხედავად, შორს ჰორიზონტი.

ჩვენი გულმოდგინე მზერა, არა,
კვლავ ვიმეორებდეთ ბედნიერება
ციდან ცვივა ყოველთვის ცვივა
ღრუბლებიდან ღრიალის გავლით
                                                    მიყვარხარ

Carte blanche à Heike Fiedler, Anthologie de la poésie Suisse romande, UNIL, Université de Lausanne.

Présentation de l’auteur




Pankhuri Sinha, la femme blessée

À l’heure où le Brexit a sonné le glas des échanges Erasmus entre Albion et l’Europe, Phankhuri Sinha aurait son mot à dire sur le sort de l’étudiante étrangère dans une terre d’accueil devenue pays d’exclusion et d’expulsion. Elle a écrit tout un recueil, Prison Talkies (2013), sur la douloureuse expérience de la vie en prison (2007), après que l’université de Buffalo, la prenant en traître, l’eut remise aux mains des services d’immigration américains.

. La perte instantanée de statut fut cataclysmique pour la jeune femme, qui se sentit trahie, victime d’une injustice, car elle était depuis longtemps établie aux États-Unis. Une autre perte de statut, liée à son divorce, ne fut guère moins traumatique. Sa relation avec la diaspora indienne à laquelle elle appartient a toujours été, avoue-t-elle, « tendue et problématique ». La diaspora, en effet, fidèle reflet de la tradition au pays, voulait lui imposer ses valeurs et son mode de vie, et c’est cette volonté qui fut la cause de la distanciation d’avec un époux qui, au départ, du temps qu’ils étaient étudiants (1993-1996), avait été son plus fidèle allié. Le schéma est, en Inde, par trop familier pour les jeunes couples.

Pankhuri Sinha, Twitter.

Si on lie cette histoire personnelle aux remous (matés par la pandémie) concernant la politique de citoyenneté, basée sur la religion, initiée par le gouvernement Modi, on se doutera que la biographie de cette poète originaire du Bihar, l’un des États les plus rugueux de la République indienne, vibre à l’unisson d’un des phénomènes épineux de notre époque, la question migratoire : « des gens qui attendent, des vies en transit ». C’est du Bihar que part le plus gros contingent de migrants vers les mégapoles indiennes. La vie de Pankhuri s’assimile aujourd’hui aussi à une forme de nomadisme, entre la provinciale Muzaffarpur et l’urbaine Delhi, comme elle le fit entre Amherst et Calgary. Guère étonnant que son œuvre soit bilingue (hindi, anglais, avec une prédominance du premier) et que le roman dont elle vient de commencer la rédaction traite de sa difficile relation avec la diaspora. Quant à sa poésie, de façon guère surprenante à la lumière de ce qui précède, elle la veut politique, la dit postmoderne, et elle pratique le vers libre.

La généralisation, quand on traite de l’Inde d’un point de vue occidental, a toutes les chances de se fourvoyer mais on distingue des « tendances » fortes et l’une d’elles concerne certaines femmes. On ne s’engagera pas ici sur le terrain de la « situation de la femme en Inde » mais disons que Pankhuri fait partie de ces Indiennes qui n’acceptent pas d’être bâillonnées.

Avec sa poésie, Pankhuri part au front. La poète est meurtrie mais pas terrassée, elle est véhémente. Son rythme suit sa respiration intime, ses longues exhalaisons, ses chutes promptes. Ses mots sont libérés des multiples traditions poétiques qu’offre l’Inde et qui, dans son cas, ne seraient que des carcans, un énième emprisonnement. Lorsqu’on l’entend déclamer ses vers, de ce ton si particulier qui est habituel dans son pays, et qu’on peut trouver en Occident un peu compassé, on croirait entendre une femme soumise. Mais, sur le papier, intellectuels et militants, les vers de cette historienne et professeure attirée par l’engagement politique prennent sa réalité à bras le corps : comme sa vie, ils sont préoccupés par l’existence débarrassée de tous ses fards, par la multiplicité des existences autour d’elle confrontées aux aléas de situations mouvantes et incertaines. Ils sont la continuation des discussions, des débats, des procès dont sont jalonnées les vies ballottées, notamment des femmes, dans une société tiraillée entre des pôles irréconciliables.

Libérée de la tradition, débarrassée de toute scorie lyrique - même si elle n’exclut pas la joie face à la neige ou à un rayon de soleil -, la poésie de Pankhuri Sinha n’en reste pas moins poétique au sens primordial : elle est l’expression d’un souffle, elle est un souffle. Je parle, donc j’existe. Et le bilinguisme paraît résoudre en elle la déchirure, par lui elle renoue les fils déliés. Elle est traduite en plusieurs langues indiennes et autres, et si c’est la première fois que des poèmes de Pankhuri Sinha sont publiés en français, on comprend bien que c’est dans et par le verbe, dans et par ses deux langues relayées par d’autres que, depuis qu’elle est publiée, cette femme panse ses blessures.

Those who crept inside all talks

 

Those who crept inside all talks
Were not necessarily
Creeper like creatures
Creepers that came close
Wrapped around
Encircled
And bloomed
In fragrant bunches of color
In those very ornate things called flowers
No, some were complete parasites
Far away from anything
So organic
Or the entire structure
Of flowers blooming
The land, the soil
The roots, the creeper
And whatever it was
That it had crept on.
Was it a tree like talk
Was it a bush like talk
Was it a total mess?
Was it a total forest
Made up of a conversation?
What bloomed?
Which colors spoke loudly?
Which colors had a fragrance?
What persisted?
What persevered?
What was so fleeting?
Momentary?
What’s everlasting
About momentary sparkles?
What made a promise
To last forever
Before being swallowed
By the dark?


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions
N’étaient pas forcément
Des lianes 
Qui vous étreignaient
Vous enveloppaient                          
Serraient
Éclosant
En odorantes grappes de couleur
En ces entités alambiquées qu’on appelle fleurs
Non, certains étaient de simples parasites
Sans rien
D’organique
Comme une efflorescence
Ou toute la trame
de la floraison
Sol, terre
Racines, liane,
Quoi que ce soit sur quoi
Ça eût grimpé.
Était-ce un débat arbre
Était-ce un débat buisson
Était-ce un vrai foutoir ?
Était-ce toute une forêt
Qu’est-ce qui s’épanouissait ?
Qu’est-ce qui périssait ?
Quelles couleurs clamaient ?
Lesquelles embaumaient ?
Qu’est-ce qui persistait ?
Persévérait ?
Qu’est-ce qui était bref ?
Éphémère ?
Qu’y a-t-il d’éternel
Dans des miroitements furtifs ?
Qu’est-ce qui fit la promesse
De durer à tout jamais
Avant d’être englouti
Par les ténèbres ?

 

∗∗∗

The girl with the big eyes

Hurts
Really hurts
Plainly and simply hurts
Darkly and deeply hurts
That deep within
Or even on the surface
Easily visible
Everybody was wanting the pleasure of the kill
Was secretly harboring it
Hiding it
In some crevice inside
That ultimately the girl will trip and fall
She will simply loose it big
Be dead
Or some place close to it
It will all be over for her
The years of baby making
And she will be left barren
She will be left with nothing
The girl with big staring eyes
The girl with big empty eyes
They all knew it
And kept it hidden
Like the pleasure of the kill
Disguised in being right
Like the pleasure of the kill
For those who would never lift a gun
Or a knife
Or a hammer
Just do it plotting
Conspiring
Forever
Presenting her with the wrong turn
The wrong question
The wrong path
For her to see and walk
A creature of free spirits
To look, to bemuse
To ponder, to peruse
With her big empty eyes
Vacant now
Totally devoid of that pleasure of kill
That everybody else’s eyes had.

 

La fille aux grands yeux

 

Fait mal
Fait très mal
Tout simplement, tout platement mal
Sombrement, infiniment mal
Qu’au fin fond d’eux-mêmes
Voire à la surface
À la vue de tous
Tous brûlaient de l’envie de tuer
Entretenaient en secret
Dissimulaient
Dans une fissure enfouie
Le voeu que la fille trébuche, chute
Perde gros
Soit morte
Ou pas loin
Finies pour elle
Ses années de fertilité
Elle sera stérile
Perdra tout
La fille aux grands yeux, au regard fixe
La fille au grand regard creux
Ils le savaient tous
Le dissimulaient
Comme le goût du sang
Camouflé en rectitude
Comme le goût du sang
De ceux qui jamais ne tiendraient un fusil
Un couteau
Un marteau
Mais conspirent
Complotent
Ils lui suggéraient 
Toujours la mauvaise question
Le mauvais choix
La mauvaise voie
Sur laquelle s’engager, aller voir
Esprit libre
D’aller vérifier, déroutée
Cogiter, scruter
Avec ses grands yeux vides
Vitreux désormais
Totalement exempts du goût du sang
Présent dans le regard de tous les autres.

 

∗∗∗

Those In Charge

 

This was really atrocious
That those who were in charge
Of the larger system
The courts, the judges, and all the judgments
Were pre-occupied with the question
Of who had left whom
Without looking into the mechanics of how and why
In the cases of some very painful breakups
Very painfully caused breakups
Politicized
Like a teacher
Speaking from the side of one
Like the society
Crowning one the king
Without making the other
The queen.

 

Ceux qui étaient aux manettes

 

C’était affreux
Ceux qui étaient aux manettes,
Le système,
Tribunaux, juges et jugements
Étaient exclusivement préoccupés par la question
De savoir qui avait quitté qui
Sans examiner les ressorts du pourquoi et du comment
Dans le cas de très douloureuses ruptures
Ruptures très douloureusement causées
Politisées
Tel un maître d’école
Parlant au nom d’un seul
Ou la société
Qui couronne un roi
Sans faire de l’autre
Une reine.

 

∗∗∗

Still that poem

I still have that poem inside me
But cannot write
No one can write poetry like this
Its impossible
To write poetry
In so much pain
With the weather
Being made to hit you
With claws of steel
An ever present weather talk
With every move
When it almost controls
All movements
Not understanding
Not understanding at all
What the weather is to the poor man
And the rich man
What the weather is in times of war
And what the weather should be
How the weather was once lovely
Specially the snowfall
And is no more.

 

Ce poème encore  

 

J’ai encore ce poème en moi
Sans pouvoir l’écrire
Qui pourrait composer ainsi
Comment
Poétiser
Dans ces affres
Avec le temps
Dont sont braquées sur soi
Les griffes d’acier
Perpétuelle conversation sur la pluie et le beau temps
Dès qu’on bouge
Alors que le temps contrôle presque
Tous les mouvements
Sans comprendre
Sans comprendre du tout
Ce que le temps est au pauvre
Est au riche
Ce qu’est le temps en temps de guerre
Ce que le temps devrait être
Ou qu’il fut si beau
Surtout la neige
Et puis n’est plus.

 

∗∗∗

The golden coin

A golden coin
A dollar coin
Danced in front of me
Like someone had tossed it
Or simply held it between their fingers
As that man came in
Bought hot chocolate
And began to sip with reading
That coin danced in front of me
Like someone held it
In between their fingers
And showed all it could buy
Specially the hot chocolate from the vending machine
And all things from the vending machines outside
And from the counter of the cafeteria outside
All the whiff
And the aroma
Hot and sweet and spicy
And salty
So hard to explain
The hot steam of food
Smelling it
In cold weather
On a cold day
With a bad cold
Stuffy nose
Choked voice
Almost asking
Well
How much would it buy?
And will there be more coins?
A heap of them
Clanking?
This was after the snowfall
After winter
After the war had already been lost
All her energy depleted
Faith gone
This was after they had broken her final stand
And yet
Somewhere she resisted
Something boiled inside her
As he sipped
Eluding again
To that consuming debate
The subject, object dichotomy debate
As he simply lifted his cup
And turned the pages
And why was it not so normal
Just the grand public sphere
The grand café
The women liberated
The reading
In the professional sphere?
Why did that dollar coin
Dance so loudly?

La pièce dorée

Une pièce dorée
Une pièce d’un dollar
Dansait devant moi
Comme si on avait tiré à pile ou face
Ou l’avait seulement tenue entre les doigts
Lorsque cet homme entra
Acheta un chocolat chaud
Se mit à le siroter en lisant
Cette pièce dansa devant moi
Comme si on l’avait
Tenue entre les doigts
Pour montrer tout ce qu’on pourrait acheter avec
Surtout le chocolat chaud du distributeur
Les choses des distributeurs dehors
Au comptoir de la cafétéria dehors
Toute l’odeur
L’arôme
Brûlant, sucré, épicé
Et salé
Si difficile à décrire
La vapeur brûlante de la nourriture
La humer
Par temps froid
Par une journée froide
Avec un mauvais rhume
Le nez pris
La voix étouffée
À quasiment demander
Alors
Que peut-on se payer avec ?
Et y en aura-t-il d’autres ?
Un tas
Tintant ?
C’était après l’hiver
Après la neige
Après que la guerre avait été perdue
Elle n’avait plus d’énergie
Plus la foi
C’était après qu’ils avaient brisé son ultime ressort
Et malgré tout
Elle résistait, bon an mal an
Bouillait intérieurement
Alors qu’il sirotait
Esquivant encore
Ce débat dévorant
Le débat dichotomie sujet, objet
Tandis qu’il levait sa tasse
Tournait les pages
Et pourquoi n’était-ce pas si normal
Juste l’imposante sphère publique
L’imposant café
Les femmes libérées
L’interprétation
Dans la sphère professionnelle ?
Pourquoi cette pièce d’un dollar
Faisait-elle tant de bruit en dansant ?

 

Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle

 

Just Names, Poème de Pankhuri Sinha, sur l’expérience des immigrants, sur les liens émotionnels que l’on ressent avec une terre étrangère, son ambiance, le fait d'y avoir vécu, et sur la douleur de ne pas y avoir trouvé de bases solides. Poème tiré du recueil Chère Suzannah.

Présentation de l’auteur