Cinq poèmes de Michael Crummey

32 historiettes (32 Little Stories), ensemble qui compose la première partie de Hard Light (Lumière crue), dont sont tirés les textes présentés ici, s’inspire de récits réels qui ont été contés à l’auteur par des membres de sa famille ainsi que par quelques autres anonymes.

Comme l’explique Michael Crummey : « Ma propre imagination hyperactive est responsable d’un nombre de morceaux complètement fictifs. Plus que toute autre, cependant, c’est la voix de mon père et ces histoires qui m’ont donné l’envie d’écrire tout cela. [...] Une grande partie de ce livre est une collaboration entre moi-même et les Terre-Neuviens du passé et du présent. Certaines des personnes qui parlentn’étant plus parmi nous pour discuter de la manière dont ils sont représentés, je devrais donc dire dès le départ que certaines libertés ont été prises. »

Le travail de traduction a été multiforme, comme c’est le cas pour tout texte : il a fallu trouver le moyen de rendre la voix et le ton de ces personnes, leurs singularités, leurs individualités. Nous sommes ici dans un monde de pêcheurs, de mineurs et de paysans. La langue Terre-Neuvienne est très marquée d’un point de vue géographique (ce qui m’a amené à utiliser des régionalismes : pouding de pois, sous, piasses, câler les danses carrées) mais aussi technique (langue de la pêche à la morue, métiers de la mine et du bois, par exemple) : le chafaud, les pêcheries, stationnaire, pêcher à la turluttte, épinette. Mon choix traductionnel a été de favoriser une langue nord-américaine pour éviter de gommer cette réalité et ne pas avoir recours à une langue beaucoup trop franco-centrée qui me rebuten d’autant plus que je vis en Amérique du Nord. J’ai été amené à compulser l’incontournable Dictionary of Newfoundland English de G.M Story, W.J Kirwin et J. D. A Widdowson, mais aussi nombre d’ouvrages liés à la pêche à la morue en France et au Canada, sans oublier Saint-Pierre et Miquelon. Michael Crummey a répondu à toutes mes questions, ce qui est un avantage car les auteurs ne sont pas toujours disponibles à ce point.

Il faut enfin préciser que l’auteur éprouve beaucoup d’affection pour ce livre qui parle d’un monde disparu. Michael Crummey évoque cette relation avec beauté : « J’ai perdu ce sentiment enivrant d’être à l’intérieur de la matière, de la porter comme une couche de peau qui bouge et respire avec moi. Et l’éclat s’est terni par endroits, bien sûr. [...] Cependant, j’aime toujours ce petit livre. [...] Pour le vacillement de sa vie intérieure qui réussit à donner l’impression d’être toujours quelque chose de réel en moi, au bout de vingt ans. » Mon travail de traducteur était justement de retrouver cette immédiateté, de transmettre ces voix émouvantes qui font revivre un univers marin et rustique et qui rendent compte de vie certes laborieuses mais toujours nobles et fières. Le travail initial de traduction de ces textes s’est fait, en quelques mois, dans un envoûtement total tant j’avais été séduit par la beauté, la poésie et le réalisme de ces textes qui parlent d’un monde éloigné mais tellement proche. 

Le 19 novembre 2014, Michael Crummey devant une salle comble au Centre de littérature canadienne, où il a lu Sweetland, Galore et Under the Keel.

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1

Ainsi allait la vie

Pour la première fois, le garçon voyage jusqu’au Labrador en tant que membre de l’équipage de son père. Ils ont charrié leur équipement jusqu’à Spaniard’s Bay en passant par Harbour Grace pour s’assurer un amarrage ; ils ont chargé filets, malles, gros sel et tonneaux dans la cale du Kyle, installant des habits et des filets sur leur amas d’affaires pour s’aménager un endroit pour dormir. Au moment où le navire quitte Carbonear, plus de deux cents hommes et garçons sont descendus dans la cale pour la traversée, ressac constant de conversations désincarnées dans la faible lumière, fragments de chanson s’élevant d’un coin à l’autre.

Une demi-douzaine d’Américains de Boston et de New York dorment sous des draps de coton dans les couchettes de première classe. Ils boivent du scotch de douze ans d’âge au salon, cuivre poli autour du bar, tache sombre de bois d’acajou sur les murs. Vêtus de manteaux de laine, appuyés sur la rambarde, pour regarder des cathédrales de glace dériver lentement vers le sud, un nuage d’esquimaux venant à la rencontre du navire à Rigolet et à Makkovic. Ils regardent attentivement à l’intérieur de la cale l’enchevêtrement de pêcheurs et de matériel, des mouchoirs pressés contre leurs nez pour se protéger de la puanteur qui monte. Ils peuvent à peine comprendre un mot prononcé par ces hommes. Un homme de la Nouvelle-Angleterre demande au garçon de poser pour une photo, un banc d’îles du Labrador en arrière-plan. Ses mains, tels des oiseaux piégés au bout de ses manches, raides, pas naturelles, il ne s’est jamais fait prendre en photo auparavant. La cravate du photographe est en soie.

Le garçon revient sur le pont autour des heures de repas, se plante près des hublots de la salle à manger pour observer les garçons aux vestes blanches porter des plateaux jusqu’aux tables, mains immaculées et fourchettes en argent fin, bouchées de rosbif et purée de pommes de terre, louches de jus de viande, gâteaux et tartes pour le dessert. En trois jours, il n’a mangé que des biscuits de mer et du thé, son estomac lui fait mal comme une dent qui devrait être arrachée. Ses yeux larmoient tandis qu’il regarde la nourriture disparaître, les assiettes renvoyées à moitié pleines. Les serveurs apportent des cafetières argentées, des digestifs ; les clients repoussent leurs chaises, allument des cigarettes, lèvent un doigt désinvolte pour se faire servir plus de sherry ou de whiskey.

Ainsi va la vie, le garçon n’en sait pas assez pour ressentir de la colère, il aimerait bien que les choses soient différentes, vaguement, sans attentes ; il se tourne vers le mouvement de l’eau, se coupant les paumes à l’aide des ongles de la main pour moins ressentir la faim. Il a trois ans de moins que le scotch sur les tables.

The Way Things Were

 

The boy is travelling to the Labrador as part of his father’s crew for the first time. They have carted their gear down past Harbour Grace to Spaniard’s Bay to be sure of a berth, loading nets, trunks, curing salt and barrels into the hold of the Kyle, settling clothes and twine over the mound of their belongings to make a place for sleeping. By the time the ship leaves Carbonear, more than two hundred men and boys have descended into the hold for the voyage, a constant undertow of disembodied conversation in the dim light, fragments of a song rising from one corner or another.

Half a dozen Americans from Boston and New York sleep under cotton sheets in the first-class berths. They drink twelve-year-old scotch in the saloon, brass polished around the bar, the dark stain of mahogany wood on the walls. They stand at the ship’s railings in woolen coats to watch cathedrals of ice drift slowly south, a cloud of Eskimos coming down to meet the boat in Rigolet and Makkovic. They peer into the hold at the tangle of fishermen and gear, handkerchiefs pressed over their noses against the rising stench. They can barely understand a single word these people speak. A man from New England asks the boy to pose for a photograph, a school of Labrador islands in the background. His hands like snared birds at the ends of his sleeves, stiff, unnatural, he has never had his picture taken before. The photographer’s tie is made of silk.

The boy comes above deck around mealtimes, stands near the dining room windows to watch white-coated waiters carry trays to the tables, spotless hands and sterling silver forks, mouthfuls of roast beef and mashed potatoes, ladles of gravy, cakes and pies for dessert. In three days he has eaten only hard tack and tea, his stomach aches like a tooth that should be pulled. His eyes water as he watches the food disappear, plates sent back half-full. The waiters carry in silver pots of coffee, after-dinner drinks; the guests push back their chairs, light up cigarettes, lift a casual finger for more sherry or whiskey.

The boy doesn’t know enough to be angry with the way things are, wishes they could be otherwise in a vague unexpectant fashion; turns toward the motion of the water, cutting his palms with his fingernails to feel the hunger less. He is three years younger than the scotch on the tables.

 

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Années cinquante

 

Après la mort de père, j’ai monté un équipage et je suis descendu au Labrador moi- même. J’avais tout juste seize ans alors et d’ailleurs les pêcheries battaient de l’aile, il ne m’a fallu que deux saisons pour me retrouver avec un trou de deux cents piasses.

J’ai décroché le boulot à la mine dans l’intention de rembourser ma dette et de me remettre aussi sec à la pêche. Un des autres pêcheurs stationnaires de Breen’s Island m’a écrit cinq ou six ans après mon départ, pour me demander mon bateau et mon chafaud, il a dit qu’ils étaient en train de pourrir. Je lui ai dit d’en faire ce qu’il voulait et je n’en ai plus entendu parler. De toute façon, à ce moment-là, je savais que c’était fini pour moi.

Mon premier Noël, de retour de la mine, je suis allé voir le vieux Sellars. Il m’a offert un whiskey et une tranche de gâteau, et m’a dit d’oublier ce que je lui devais. Mais il n’en était pas question. J’ai sorti une mince liasse de billets de cinquante piasses et j’ai compté deux cents piasses dans sa main. Des billets neufs, le papier aussi craquant que la première couche de glace sur un étang, à l’automne. Puis j’ai repris un verre de whiskey et je suis rentré chez moi, à moitié soûl et avec l’impression que j’avais perdu quelque chose à jamais.

Fifties

 

After Father died I got a crew together and went down the Labrador myself; I was just sixteen then and the arse gone out of the fishery besides, it only took me two seasons to wind up a couple of hundred dollars in the hole.

I landed the job at the mine intending to work off the debt and go back to the fishing right away. One of the other stationers on Breen’s Island wrote to me once I’d been gone five or six years, asking after the boat and the stage, said they were rotting away as it was. I told him to use what he wanted and never heard any more about it. I knew by then it was all over for me anyway.

My first Christmas home from the mine I’d gone up to see old man Sellars; he had me in for a glass of whiskey and a slice of cake and talked about forgiving some of what I owed him, but I wouldn’t hear of it. Pulled out a slender stack of fifties and counted off two hundred dollars into his hand. New bills, the paper crisp as the first layer of ice over a pond in the fall. Then I had another glass of whiskey and then I went home out of it, half drunk and feeling like I’d lost something for good.

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Michael Crummey évoque la mythologie et les réalités de la vie à Terre-Neuve présentes dans son nouveau roman, Galore. Penguin Random House Canada.

La dernière chanson de Stan

 

Le premier de l’an, les orangistes se réunissaient à la Loge, leurs écharpes drapant leurs poitrines couvertes de chandails et leurs pardessus, les casquettes de laine poivre et sel ou chapeaux melon laissant leurs oreilles dénudées face au froid. À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir, marchant au pas dans Riverhead, puis ils traversaient les South Side Hills, remontant chaque ruelle avant de rejoindre le côté nord de Western Bay. Les catholiques restaient dans leurs cuisines lorsqu’ils passaient, trente-cinq ou quarante hommes chantant, les voix embrumées par leurs haleines dans le froid cinglant, les phylactères contenant les paroles des hymnes protestants. S’il y avait un membre de la Loge qui était trop malade pour se joindre au défilé, ils s’arrêtaient chez lui, pour chanter devant leur clôture I Need Thee Every Hour ou Just A Closer Walk With Thee, le malade reprenant le refrain depuis son lit.

Après le défilé, les orangistes retournaient à la Loge où les femmes avaient préparé un déjeuner. Soupe et sandwich pour 25 sous. Puis dans l’après-midi, récitations, chants et saynètes, et Tante Edna Milley arrivait à la moitié de son poème et oubliait le reste, chaque année c’était la même chose, les mots familiers s’effaçant tout comme les visages des proches morts depuis belle lurette. Le soir, un autre repas, suivi d’un discours, le pasteur ou Kitch Williams de l’école, neuf ou dix heures sonnait avant que ça se finisse ou qu’on débarrasse.

C’est alors que débutait le grand moment dans le hall, dans un grand tintamarre, les gens arrivant de toute la côte pour la danse, catholiques comme protestants. Une centaine de personnes dans la Loge, les tables et les chaises poussées contre le mur dans un bruit de raclement, le plancher en bois tanguant et grondant sous les tapements de pieds. Stan Kennedy joue de son accordéon et câle les danses carrées : Faites tourner votre partenaire, Reculez maintenant. Stan était complètement aveugle, mais pour ça, c’était un sacré accordéoniste, le visage levé vers le plafond comme un suppliant implorant le pardon. Il n’avait jamais pris de leçon de sa vie, son corps possédé par la musique, ses mains tirant des airs de l’air tandis que les gens lui criaient leurs requêtes.

C’est ce que tout le monde attendait avec impatience, cette danse-là. Stan jouait jusqu’à quatre heures du matin, il pouvait à peine prononcer un mot au moment où nous lui permettions de s’arrêter. La buée suintant aux fenêtres à cause de la chaleur des corps des danseurs.

Et la lumière grise de la lune indiquant le chemin du retour tandis que les gens sortaient dans le froid, leurs vestes pliées sur leurs bras, le son de la dernière chanson de Stan dérivant vers les étoiles.

Stan’s Last Song

 

On New Year’s Day the Orangemen gathered at the Lodge, their sashes draped across sweatered chests and overcoats, salt and pepper hats or bowlers leaving their ears bare to the frost. By eight o’clock in the morning they were ready to set out, marching down through Riverhead across the South Side Hills, up every laneway, then over to the north side of Western Bay. The Catholics kept to their kitchens when they passed, thirty-five or forty men singing, their voices mapped by clouds of breath in the bitter air, cartoon bubbles holding the words of old Protestant hymns. If there was a lodge member who was too ill to join the parade, they stopped at his home to sing outside the fence, I Need Thee Every Hour or A Closer Walk with Thee, the sick man joining in from his bed.

After the parade, the Orangemen went back to the Lodge where the women had prepared a lunch. Soup and sandwich for a quarter. Then afternoon recitations, songs and skits, and Aunt Edna Milley would get halfway through her poem and forget the rest, every year it was the same thing, the familiar words fading like the faces of loved ones long dead. In the evening another meal, and then an after-dinner speaker, the preacher or Kitch Williams from the school, it was nine or ten o’clock before that was finished and cleared away.

That was when the Time really got started, a clap of movement in the hall, tables and chairs scraped back against the walls, people arriving from up and down the shore for the dance, Catholic and Protestant alike. A hundred people in the Lodge, the hardwood floor pitching and rolling under the stamp of feet. Stan Kennedy playing his accordion and calling out the square dances, Swing your Partner, Now Step Back. Stan was as blind as a stone, but he could play that accordion, his face lifted to the ceiling like a supplicant seeking forgiveness. Never had a lesson in his life, his body possessed by music, his hands pulling tunes from the air as people shouted out requests.

It was what everyone looked forward to, the dance. Stan played until four in the morning, he could barely croak out a word by the time we let him stop. The windows dripping steam from the heat of the dancers.

And the grey light of the moon showing the way home as people stepped out into the cold, their jackets folded across their arms, the sound of Stan’s last song drifting to the stars.

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La loi de l’océan

Domino Run, Labrador, 1943

 

Durant les années de guerre, les Américains avaient des douzaines de bateaux sur la côte, qui effectuaient des relevés des îles et cartographiaient chaque recoin. Ils érigeaient des mâts sur tous les promontoires avec de petits lambeaux de soie au sommet, à quarante, cinquante pieds de hauteur pour certains. Nous n’avions aucune idée de la raison pour laquelle ils étaient là, mais nous volions chaque morceau de soie sur lequel nous tombions, les descendant du mât entre nos dents, ils étaient parfaits pour faire bouillir un peu de pouding de pois, ou à utiliser en guise de mouchoirs.

Un après-midi, nous étions au large en train de pêcher à la turlutte, à la mi-août, le temps suffisamment beau jusqu’à ce que la brise tourne et qu’un vent aussi chaud que des gaz d’échappement de fournaise souffle. Nous avons remonté nos lignes et nous sommes rentrés directement dans la Tickle, sachant à quoi nous attendre derrière. Nous sommes passés devant l’un de ces navires d’exploration sur notre chemin, planqué dans une crique peu profonde et ils n’avaient même pas jeté l’ancre, juste lancé un grappin. Nous nous sommes arrêtés pour les prévenir mais le capitaine nous a plus ou moins ri au nez, et la bourrasque s’en est venue tel que nous l’avions prévu, le vent suffisamment méchant pour décharner une vache.

Le lendemain matin, le petit bateau d’exploration se trouvait sur la terre ferme, emporté à une hauteur de plus de vingt pieds hors de l’eau. Lorsque ça s’est su, chaque bateau dans la Tickle a tout de suite mis le cap vers la crique et ça n’a pas traîné. Nous avons pris tout ce qui n’était pas boulonné, nourriture, argenterie, literie, livres et cartes, boussoles, alcool et vêtements. J’ai mis la main sur l’une de ces horloges mécaniques qu’ils avaient à bord, mais j’étais trop avide de la rapporter au bateau de Papa ; je l’ai cachée derrière un buisson et suis retourné vers le bateau pour prendre quelque chose d’autre. Et pas question que quelqu’un vienne me la voler.

Les Américains étaient plantés sur le côté, mais ils n’ont pas prononcé un mot. La loi de l’océan, vous voyez, objets de récupération. Nous étions comme une meute de sauvages d’ailleurs, soixante-dix ou quatre-vingts hommes et garçons grimpant à l’intérieur par le côté, que pouvaient-ils dire ? On a nettoyé le bateau en quinze minutes, comme si on essayait de sauver des souvenirs de famille dans un bâtiment en feu.

Les Américains ont envoyé un remorqueur plus tard ce jour-là pour le bouger de la terre ferme et nous avons tous aidé là où c’était possible, lançant quelques lignes autour de la tête de mât, le faisant balancer d’un côté et de l’autre jusqu’à ce qu’il se libère en se dandinant et qu’il glisse dans l’eau comme un phoque depuis une plaque de glace.

Nous n’avons pas cessé d’attendre qu’une autre occasion comme celle-là se présente, mais les Américains se sont montrés plus intelligents par la suite ou peut-être ont-ils été plus chanceux. C’est tout un travail de faire la différence entre les deux dans le meilleur des cas.

The Law of the Ocean

Domino Run, Labrador 1943

 

The Americans had dozens of boats on the coast during the war years, surveying the islands, mapping every nook. They had poles erected on all the headlands with little silk rags at the top, forty, fifty feet high some of them. We had no idea what they were there for, but we stole every piece of silk we came across, carrying them down the pole in our teeth, they were perfect to boil up a bit of peas pudding, or to use as a handkerchief.

We were out jigging one afternoon, mid-August, the weather fine enough until the breeze turned and a wind as warm as furnace exhaust came up. Took in our lines and headed straight back into the Tickle, knowing what to expect behind it. Passed one of those survey ships on our way, holed up in a shallow cove and they hadn’t even dropped anchor, just put out a grapple. We stopped in to warn them but the skipper more or less laughed at us, and the squall came on just like we said it would, the wind wicked enough to strip the flesh off a cow.

Next morning that little survey boat was sitting on dry land, blown twenty feet up off the water. When word got out, every boat in the Tickle headed straight for the cove and we made pretty short work of it. Took anything that wasn’t bolted down, food, silverware, bedding, books and maps, compasses, liquor, clothes. Got my hands on one of those eight-day clocks they had aboard, but I was too greedy to take it all the way to Father’s boat; hid it behind a bush and turned back to the ship for something else. And I’ll be goddamned if someone didn’t go and steal it on me.

The Americans were standing alongside but they didn’t say a word. Law of the ocean, you see, salvage. We were like a pack of savages besides, seventy or eighty men and boys climbing in over the side, what could they say? Cleared the boat in fifteen minutes, as if we were trying to save family heirlooms from a burning building.

The Americans sent up a tug later that day to take the ship off the land and we all helped out where we could, throwing a few lines around the masthead, rocking her back and forth until she shimmied free and slipped into the water like a seal off an ice pan.

We kept waiting for another chance like that to come along, but the Americans got smarter afterwards or maybe they just got luckier. It’s a job to say the difference between those two at the best of times.

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Les Brûlis

Imagine-le, si tu peux, l’oncle Bill Rose, arrière-grand-père, mineur à la retraite, homme à tout faire. Fais apparaître une silhouette à partir du peu que tu sais. Pardessus noir descendant jusqu’aux genoux, une canne, la bosse permanente de son dos causée par un accident à Sydney Mines. La scie de menuisier que ton père garde au sous-sol qui porte ses initiales : W.T.R.

Jeune homme, il a participé à la construction de l’Église Unie de South Side, quinze sous de l’heure pour son labeur. Il a fait voile vers le Cap-Breton. Il s’est ruiné la santé dans les mines à ramasser du charbon. Une demi-douzaine d’hommes de Western Bay morts dans l’accident qui lui a endommagé le dos, leurs corps rapatriés et enterrés aux Brûlis des années auparavant.

Il tient un atelier de menuiserie, à quinze minutes de la maison de sa fille, il s’y rend tous les jours sauf le dimanche, ouvre la porte sur une odeur de gomme d’épinette et de sciure de bois. Une famille étendue de ciseaux à bois en rang ordonné sur le mur du fond. Il fabrique des commodes, des bureaux et des bibelots. Un cadre de pin pour son propre cercueil, suspendu au mur, parfaitement aplani et peint des années avant qu’il n’emménage chez Minnie et son mari.

Sa femme est morte depuis plus longtemps que n’a duré leur mariage. Il sera enterré à ses côtés en 1951, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, devenu alors un étranger pour elle, son temps dans les mines complètement oublié. L’église de South Side Hills, rasée, une planche gauchie à la fois, le vieux bois disloqué pour être brûlé comme bois de chauffage. Les outils d’une vie, liquidés, à l’exception d’une scie à main que ton père a prise dans l’atelier pour qu’on se souvienne de lui.

L’initiale du milieu, sur le manche, toujours un mystère pour toi.

The Burnt Woods

 

Picture him if you can, Uncle Bill Rose, great-grandfather, retired miner, handyman. Conjure a figure from the little you know. Black overcoat to his knees, a walking stick, the permanent hump on his back from an accident in Sydney Mines. The carpenter’s saw your father keeps in the basement engraved with his initials : W.T.R.

Helped put up the United Church on the South Side as a young man, fifteen cents an hour for his labour. Sailed to Cape-Breton, spent his health in the mines picking coal. Half a dozen men from Western Bay killed in the accident that crippled his back, their bodies shipped home to be buried in the Burnt Woods.

Keeps a woodshop fifteen minutes from his daughter’s home, he goes in every day but Sunday, opens the door on the scent of spruce gum, sawdust. An extended family of chisels in an orderly row on the back wall. He builds dressers, bureaus, knick-knacks. A pine border for his own grave hung in the rafters, planed smooth and painted years before he moved in with Minnie and her husband.

His wife has been dead longer than they were married. He will be buried beside her in 1951, aged ninety-three, a stranger to the woman by then, his time in the coal mines all but forgotten. The church on the South Side Hills torn down one warped board at a time, the old lumber broken up for firewood and burnt. His lifetime of tools sold off but for the one handsaw your father took from the workshop wall to remember him by.

The middle initial on the handle still a mystery to you.

Notes

1 Collines sises sur la rive sud de Saint-Jean de Terre-Neuve.

2 L’hymne I Need Thee Every Hour a été composé par l’Américaine Annie Sherwood Hawks (1835-1918) et mis en musique par Robert Lowry, son pasteur. Just a Closer Walk with Thee est un gospel traditionnel qui a été repris par quantité d’artistes.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (2) : Vertige de la création, Alain Bashung de Gaby à Immortels

Et dire que « Gaby, Oh ! Gaby » fut une dernière cartouche, une ultime tentative de chercher un succès public qui manquait encore à Alain Bashung, malgré ses premières explorations dans les contrées d’un rock revisité dès ses albums initiaux, qu’il s’agisse des clichés de Romans photos ou des jeux de Roulette russe !

Il y avait déjà dans les chansons du deuxième album, la confidence des eaux troubles de l’intime, que cela soit « Je fume pour oublier que tu bois » ou « Bijou, Bijou », co-écrites avec Boris Bergman, dans lesquelles la sincérité de l’impudeur des sentiments touche au sublime, mais le retentissement populaire n’était pas encore au rendez-vous, quel que soit l’art du parolier de jouer avec les mots ou les calembours et le prisme de l’interprète à habiter ces textes surréalistes… Ce qui va permettre à Alain Bashung de décrocher le graal de l’engouement du public, ce sera moins la production de « Gaby » que la modernité du texte de Boris Bergman, qui s’appelait dans ses premières ébauches « Max Amphibie », dans lequel il glisse le gag provocateur : « Alors à quoi ça sert la frite si t’as pas les moules / Ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules » !

Alain Bashung, Gaby, oh Gaby, tiré de l'album Confessions Publiques (1995), live de 2012.

L’histoire d’Alain Bashung aurait pu rester, alors, celle d’un malentendu, et le chanteur aurait réinterprété toute sa vie ce thème sans en faire totalement le tour, mais déjà « Vertige de l’amour », toujours composé avec le texte malicieux de Boris Bergman, écarte sur l’album au titre décalé de Pizza toute velléité de circonscrire, de délimiter comme une figure de nouveau jouet à la mode : « J’m’écris des cartes postales du front / Si ça continue j’vais m’découper / Suivant les points, les pointillés / Vertige de l’amour »… Celui qui affirma : « Jouer avec mes blessures, c’est la seule chose que je puisse faire… », osera alors aborder celui dont il deviendra l’égal, Serge Gainsbourg, pour mieux saborder le confort d’un succès de tel quiproquo, et Alain et Serge écrivirent ensemble l’un des albums à l’humour noir le plus tranchant de l’histoire du rock français, si ce n’est du rock tout court, dont les paroles de « J’croise aux Hébrides » marquent cette volonté d’échapper au formatage du premier tube dès les formules introductrices de la présentation du maître-chanteur en parodie autodestructrice : « Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu / Mort de soif dans le désert de Gaby / Respectez une minute de silence / Faites comme si j’étais pas arrivé » !

Trop en avance sur son temps, l’album expérimental en zones aventureuses obtiendra un accueil critique dithyrambique mais sera peu vendu… Dès lors, l’artiste conscient de la nécessité de se renouveler, de changer la forme mais non le fond, de trouver de nouvelles figures périlleuses, présentera modestement son disque successeur sous le titre de Figure imposée, dont le refrain de la chanson sur fond de rupture amoureuse « Élégance » ne dévoile-t-il déjà la volonté d’un dandysme romantique, si ce n’est de rencontrer d’autres paroliers pour aborder d’autres territoires littéraires : « Échantillon décolleté en V / Pourquoi m’as-tu quitté ? / Flèche assortie / Seule particularité élégance » ? Délaissant la posture ironique, pour mieux chercher des échappées d’implicite et des collages avant-gardistes de métaphores oniriques, peu à peu, de Passé le Rio Grande à Chatterton, l’univers d’Alain Bashung, tracé au fil des coupures et remontages des textes successifs, verra Boris Bergman passer la main à Jean Fauque qui sera l’écrin de la réinvention de cette voix de crooner ténébreux en hautes terres où se hisser…

Alain Bashung, J'croise aux Hébrides, de l'album "Play Blessures" (1982).

L’album de la maturité de cette deuxième collaboration fondatrice d’une épure essentielle dans l’écriture tant musicale que textuelle verra alors le jour, ce sera Fantaisie militaire, auquel suivra son pendant plus sombre : L’Imprudence ! De « l’ode à la vie » à l’éloge de la prise de risques, le travail minutieux au tamis des poèmes où les mots filent comme les fusées des nappes sonores, ces habits virtuoses du décor acoustique de cinéma aux rêves inassouvis et aux fantasmes ardents, dont Alain Bashung est devenu le chantre, depuis l’hymne au désir féminin co-écrit avec un autre associé de talent, Pierre Grillet, « Madame rêve », dans l’album prémonitoire de cette métamorphose, Osez Joséphine, en invitation à aller plus loin sur le chemin de la création pour cet arpenteur infatigable… Véritable hymne à l’amour que cette fantasmagorie d’un « soldat sans joie » qui retrouve, par-delà les épreuves et les tourments, le goût du vrai dans la célébration de l’être aimé que suggère « Angora » : « Angora / Sois la soie / Sois encore à moi »…

Alain Bashung, Madame rêve, 1992.

Alors enfin tel qu’en lui-même, mais drapé de toutes les figures qui font son imaginaire, selon le titre anaphorique « Tel », l’artiste se verra rattrapé par la vie, mais la quittera alors en grand monsieur, avec la superbe de l’apothéose de la dernière tournée de l’album Bleu Pétrole à travers lequel son écriture croise celle du discret et énigmatique Gérard Manset, dont les titres offerts à l’interprète de génie semblent autant d’intuitions de la fin à venir, sort scellé de notre finitude, comme dans les images de « Comme un lego » dans lesquelles Alain Bashung a apporté quelques ratures-signatures : « Car si la terre est ronde / Et qu’ils s’y agrippent / Au-delà c’est le vide / Assis devant le restant d’une portion de frites / Noir sidéral et quelques plats d’amibes » ! Sa disparition en apothéose dans cette mort en artiste laisse une absence dont les chanteurs successeurs sont les héritiers intimidés, et il faudra attendre de fouiller des bandes sonores de chansons en gestation pour que surgisse tout un pan encore inconnu de son œuvre alors en cours que l’heure était venue interrompre, dans un album posthume, En amont, dont la poésie partagée avec Dominique A du titre « Immortels » semble caresser l’espoir d’avoir, justement, vaincu ce temps : « Mortels, mortels, / Nous sommes immortels / Je ne t’ai jamais dit / Mais nous sommes immortels »…

Alain Bashung, Immortels, album En amont, 2018.

Image de une : album La nuit je mens, Universal Music Group.

Alain Bashung, La Nuit je mens.




Luca Pizzolitto — Lo Sguardo delle cose / L’Apparence des choses

présenté et traduit par Marilyne Bertoncini

Extraite du recueil Tornando a casa (En rentrant à la maison), cette petite suite illustre le coeur de la poétique de Luca Pizzolitto, poète de Turin, qui évoque dans son œuvre le souvenir de lieux perdus, d'occasions manquées, de moments fragiles dont on ne garde que des sensations, concentrées dans quelques "instantanés" en gros plan comme des inserts cinématographiques. Le titre du recueil, qui utilise la forme gérondive, indéfinie, intemporelle du verbe, donne la tonalité de l'ensemble, dont Sara Comuzzo dit fort justement dans sa note de lecture :

C'est un voyage dans des mondes où les choses se brisent (et les liens aussi); les souvenirs s'estompent mais survivent, comme de vieux jouets laissés au soleil; et les prières rebondissent entre les rues, les fleurs et les plats à emporter chinois " ((E un viaggio in mondi dove le cose si spezzano (e anche i legami) ; i ricordi sbiadiscono ma sopravivvono, come vecchi giocattoli lasciati al sole ; e le preghiere rimbalzano tra le strade, i fiori e i take-away cinesi"https://medium.com/@5ara.bluesnow/poesia-tornando-a-casa-di-luca-pizzolitto-acb1b98d8e40))

Cette exploration immobile par les mots est un éternel retour élégiaque, à travers lequel s'exprime aussi le sentiment mystique d'une grâce singulière, née des choses qui nous "sauvent du néant" : sans grandiloquence, avec délicatesse, l'œuvre nous parle d'amour et de salut - le fréquent recours aux images christiques rapprochent la thématique amoureuse des poésies du fin amor - amour déçu, déchu pour une femme inaccessible comme un graal poétique.

 

Lo sguardo delle cose è

uno sguardo pulito.

Un nuovo giugno ci attende.

Il sudore sul vetro, la sabbia

danza nel vento di questi primi

giorni d'estate: il respiro

del cane sul finestrino.

Il ricordo di noi giace

sulla riva del mio niente.

 

L'apparence des choses a

un aspect honnête.

Un juin nouveau nous attend.

La sueur sur le verre, le sable

qui danse au vent des premiers

jours d'été: le souffle

du chien sur la vitre.

Ce souvenir de nous gît

sur la rive de mon néant.

 

La sovranità del vuoto,

il richiamo del desiderio,

un instabile stato di grazia.

Tutto s'apparta, tutto accade

spezzato, finalmente

l'incanto delle rovine.

Uno spazio misero rimane,

un'occasione mancata:

ci salverà solo il perdono.

 

La souveraineté du vide,

l'appel du désir,

un instable état de grâce.

Tout s'écarte, tout advient

brisé, finalement

l'enchantement des ruines.

Demeure un espace dérisoire,

une occasion manquée:

seul le pardon nous sauvera.

 

Chi getta il tuo nome nell'abisso

per trenta denari?

Chi dorme durante la veglia?

Chi stringe i polsi e ti spinge

in catene?

Nessuno torna innocente

da questo Getsemani,

nessuno è mai stato

fedele davvero.

 

Qui jette ton nom dans l'abîme

pour trente deniers ?

Qui dort pendant la veille ?

Qui serre tes poignets et te jette

dans les chaînes ?

Nul ne revient innocent

de ce Gethsémani,

Nul n'a jamais été

fidèle tout à fait.




Hommage à Claude Beausoleil

Claude Beausoleil, romancier, essayiste, critique littéraire, traducteur et poète du Québec nous a quittés le 24 juillet 2020 – annus horribilis – année noire pour la poésie. Il laisse une œuvre abondante, et le souvenir d'une personnalité remarquable dans le paysage littéraire québécois, tout autant que chaleureuse et attachante, à laquelle les auteurs qui nous avaient confié leurs textes pour notre anthologie Chant de plein ciel1 ont souhaité rendre hommage sur Recours au Poème. Nous vous proposons le choix de poèmes de Claude Beausoleil qu'ils retiennent pour en tracer le portrait littéraire, ainsi que les souvenirs évoqués par son ami Bernard POZIER, éditeur des Ecrits des Forges, et les textes inédits d'Annie MOLIN-VASSEUR, France BOUCHER, Martin PAYETTE et Jean-Luc PROULX, écrits en sa mémoire.

*

Élégie pour l’ami en-allé…
par Bernard Pozier, directeur littéraire, Écrits des Forges

 

un poème parlait
d’un temps disparu
rempli d’ombres
lumineuses

Claude Beausoleil

 

J’ai connu Claude Beausoleil au milieu des années 70. Il était déjà un poète important de la jeune génération. J’ai très vite constaté qu’il possédait une vaste connaissance, non seulement de la littérature et de la poésie, mais aussi notamment de la peinture qu’il a lui-même pratiquée. Il savait parler avec ferveur et enthousiasme de notre histoire et de notre culture.

Moi, je faisais partie de ce que certains commentateurs appelaient alors l’école de Trois-Rivières, en référence à notre regretté poète Gatien Lapointe, professeur de poésie et de création à l’UQTR et fondateur de la maison d’édition les Écrits des Forges. Claude, alors critique de poésie au journal Le Devoir, a notamment pris notre défense en traitant de rétrograde l’auteur d’un article très négatif dans la revue Lettres québécoises à propos de notre manifeste. La bande trifluvienne s’est alors mise à fréquenter les lancements montréalais.

Le milieu littéraire, surtout celui de la poésie, était alors bien différent de celui de maintenant et les lancements réunissaient régulièrement la plupart des poètes et des autres intervenants. Des échanges ont donc commencé à naître, car, à cette époque, il y avait des revues et des lectures un peu partout à travers le Québec. Claude est également rapidement venu publier avec nous.

Depuis, nous avons partagé beaucoup de projets divers et nous sommes devenus de grands complices dans l’une des passions de notre vie, la poésie, non seulement par nos conversations, mais aussi par nos actions : participations à des revues, publications de livres, lectures, salons du livre, colloques, conférences, entrevues radiophoniques, dossiers, traductions et de nombreux voyages littéraires partagés au Québec, en France, au Mexique, en Belgique ou ailleurs.

Claude Beausoleil était un être immensément généreux, ouvert et enjoué. Il m’est toujours apparu, comme à plusieurs, comme un géant de nos lettres, d’abord par sa présence physique et son dynamisme débordant, par son sens de l’accueil et du partage, ensuite par son énorme capacité de travail et d’écriture qui font voisiner son œuvre abondante et diverse de celles des Victor Hugo, Honoré de Balzac, Victor-Lévy Beaulieu ou Michel Tremblay. Si la poésie y domine, il ne faut pas négliger ses récits, ses essais ni, surtout, son travail critique et anthologique : au fil des ans, il a parlé de tout et de tout le monde, ici ou ailleurs, et s’est penché sur des poésies diverses notamment québécoise, française, acadienne, suisse romande ou mexicaine.

Sa poésie, personnelle et singulière, lyrique et baroque, visite aussi de nombreux territoires au fil de ses déplacements, voyages et séjours en divers lieux, mais elle explore de plus des thèmes très variés dont la ville, la poésie et les poètes de partout, la musique - surtout le jazz et le blues, l’hiver, l’identité, l’Amérique, les romantiques anglais et bien d’autres sujets encore, par exemple, les Contemporáneos mexicains, l’exotisme, le quotidien ou l’écriture elle-même. 

Une caractéristique flagrante de sa poétique et de sa rythmique particulière, c’est qu’il écrivait pour que ça se lise et pour que ça se dise, presque toujours avec un langage simple qui parle directement aux lecteurs et aux lectrices sans mots trop recherchés, très rares, trop spécifiques ou trop savants. Je me souviens lui avoir dit une fois en boutade : comment fais-tu pour écrire autant de livres avec si peu de mots ? (Entendons ici l’écho de son grand rire en nos têtes et en nos cœurs.)

Maintenant Claude, malheureusement nous a quittés. Son absence creuse un immense abîme dans nos êtres, dans notre culture et dans la bibliothèque du monde. Il nous reste à jamais sa poésie et ce qu’il aurait souhaité par-dessus tout, c’est qu’on la lise et la fasse lire. Je vous exhorte donc tous et toutes, en son nom, à lire ou à relire un de ses livres et à en offrir un à quelqu’un de votre choix. Ainsi seulement, nous pourrons honorer vraiment sa mémoire, célébrer ce pourquoi et par quoi il a vécu et, par-dessus tout, le garder, dans son souffle et dans sa voix, toujours vivant dans le monde et au fond de nous.

Poèmes choisis par Bernard Pozier

De Caminos paralelos

 

La gloire n’est pas un livre

ni le corps une idée

j’en arrive dans l’art

à aimer le plaisir

de raconter ma vie

dans des formes fragiles

où le présent s’avance

ballade de mon cœur

lancée sur ses heures

qui rêvent et me regardent

Sur la table des livres

des cahiers et du pain

les gestes d’hier

inaccomplis respirent

il y a un décor

imaginable et solitaire

la voix est le silence

j’y sens la certitude

des mots en fuite

au seuil de la chambre

Des feuilles de vélin

disposées sans ordre

avec un mot direct

qui propage la fable

écrire est un fait

j’y pressens le temps

écrire est un mot

soulignant le réel

d’un désir accompli

l’espace d’un instant

 

 

De Grand Hôtel des Étrangers

 

LIMINAIRE

Il nous faut témoigner avec grandeur de notre perte

partir sur les chemins du monde

laissant des traces sans retour

là dans le noir brûlé des choses

malgré la blancheur qui nous habite

aller au loin dans les mots charcutés

les sons rauques et les mixtures du néant

il nous faut tout prévoir tout nommer

tout reprendre des mémoires où s’écroulent nos âmes

en renaissances aux poudroiements légers

entre les sentiments et les cités

départager les cimes liées aux métaux d’urgence

par l’exacte beauté des meurtrissures

quand la lumière cristalline défenestre l’horizon

diffusant les espoirs d’un chant

d’un si calme chant si dense

redevenu imaginable sachant

qu’il nous faudra tout perdre

découvrir des gouffres

rêver sans illusion mais sans se taire

aller au loin aller

écrire vivre et aimer

dans le désir infini du visage du temps

Poèmes choisis par la rédaction

 

poèmes de Claude Beausoleil

à écouter ici

dits par lui-même

 

Je suis un voyageur que le langage invente

Kerouac que tu racontes
 pour jazzer le périple
d’abord Lowell puis la route
les autres sons français
les déroutes de la route
les autres dimensions
improvisent une passion
 un secret un regret

une chanson des routes

comme celle entendue
sur les pas des géants
des amoureux des poètes
des amis d’autrefois
qui sont devenus grands
des efforts pour durer
des enfances en-allées
sur la route on the road

à partir vers les cieux
tu dévides et dévalent tes mots
au creux d’itinéraires
fauves comme les enjeux
scandés
tu répètes que les mots
elliptiques sont en toi
territoire sacré
du quotidien qui file
on the road sur la page

tu répètes que les mots
sur la route infinie
d’un jardin d’Amérique
aux immeubles enfouis
dans des rêves d’enfants
qui regardent la télé
sur des postes impossibles
où ils n’osent rêver
tellement les horreurs

les peurs les monstres de la vie
sont des flambeaux meurtris
des crises de néant
aux soucoupes volantes
des armes de propagande
aux anciennes fééries

 

La Langue est un poème

La langue est un poème
advenu sous les mots

je ne sais rien
du jour nouveau
ce que je sais
vient de la nuit
tu regardes les fleurs
elles oeuvrent suspendues
répétant un deuil
ouvertes sur l’oubli
quand je dis le silence
entre par la lumière
et me tais soudain
tu t’avances et tu poses
tes mains sur ma vie
c’est la moindre des choses

 

La Langue est une fièvre

La langue est une fièvre
aux rumeurs transitoires

des mots s’y dressent
ouvrant l’époque
sans rime ni raison
objets inachevés
qui chantent et claquent
les portes et claquent
les mots tout près
que la vie chante
car l’heure n’est pas
à la fuite mais à la poésie
ce dont je parle
se précise
«à pas de loup dans le silence»*

*Yolaine Villemaire
Les Coïncidences terrestres

 

 

Désenchantée (extrait de Black Billie)

 

Dans la beauté d'un blues aux couleurs finissantes

La mort d'un amour

Sans secours

S'abandonne au pardon

La ville sans repos recommencement

A insuffler des fables sous les excès

Infinie passion

Infinie délivrance

Les ombres des néons jazzent

Lambeaux d'une histoire révulsée

Dans ce théâtre prohibé Billie chante

You Know You Let Me Down

Rien ne sert à rien plus rien

L'alcool illégal les jeux la drogue

Rien

Au cœur de la ville Billie

Dans cette ville interdite la mélancolie chuinte

Entre les tables échouées vaguement cokée

Infinis ses tourments

Infinie la langueur

Infini ce vide entre les miroirs

Plus rien ne sert à rien

La ville aux mirages insolites

Avec l'indifférence des capitales désertes

Le soleil loin si loin de ces chansons tristes

Le malheur t'attendait depuis toujours Billie

Et pour toujours tu le sais perdue désenchantée

 

*

Extraits inédits d'A travers ça,
d'Annie-Molin Vasseur

 

À travers ça 

On tatoue son corps à l’encre indélébile

pour être sûr que l’esprit ait son port d’attache.

 

Avec des je le jure

et des bouts de vérité au barbiturique

on tresse des cordes pour avancer

et on regarde 

dans l’insistance des profondeurs

impuissants

d’autres s’éloigner

 

 

Je vous suggère aussi trois poèmes de Claude Beausoleil qui, je crois, le représentent à la fois comme poète de la ville et comme poète lyrique interrogeant la poésie. Ce sont des poèmes qui font toujours écho en moi. Une autre raison de faire écho avec lui : ils proviennent d’une anthologie dont il a lui-même sélectionné les extraits provenant de ses nombreux recueils. Et ce recueil a un si beau titre qui lui ressemble : L’espace est devant nous.

 

Claude Beausoleil, L'Espace est
devant nous
, Le Castor Astral,
2007, 125 pages, 12 €.

 

JE NE SAIS PAS CE SOIR OÙ VA LA POÉSIE

Je ne sais plus ce soir où va la poésie

je regarde les mots déliés dans l’espace

je ne sais plus ce soir où va la poésie

je l’ai voulue brisée défaite et elliptique

transformée secouée aérée

je l’ai voulu urbaine

sur les lèvres du siècle

dans des hasards perdus

aux chants inconsolables

des utopies magiques

je l’ai voulu formelle ouverte ou en rupture

je l’ai voulue indirecte structurée mobile

je traversais sa nuit

et j’en rêvais le jour

je ne sais plus ce soir où va la poésie

mais je sais qu’elle voyage

rebelle analogique

écriture d’une voix noire

solitaire et lyrique

tout au sommet des mots

dans les incertitudes

sous la chute des possibles

là au centre des pages

dans l’ailleurs du monde

pour un temps infini

elle souligne les choses

elle soulève l’amour

témoigne du dedans

par les mots qui désirent

dans ce même langage renouvelé

Interroger le livre la vie la nuit

je ne sais plus ce soir où va la poésie

 

ILS

Les poèmes m’arrivent

comme des photos dérobées

au réel

ils savent ce que j’ignore

et ne sont pas à moi

de moi

en mouvement ils vont

pareils à la tremblante présence

du visible

 

MONTRÉAL TU T’EN VAS

Montréal tu t’en vas et la neige m’emporte

ma ville trouée de temps ma ville de soirs d’hiver

de trou de mémoire de travaux incertains

Montréal tu t’en vas toutes tes rues m’abandonnent

pour un poème en chute pour rien

juste pour voir comme ça à tout hasard

un chagrin l’illusion un détour ou la fin des joies

sans faire la fière dans des vitrines impossibles

des riens qui meurent et renaissent d’hier

Montréal tu me perds Montréal c’est bien toi

dans ces rues dénudées dans des blocs de verre

ces images et des livres te contant des histoires

les faux sans fond d’une ruelle où nul ne va

plus loin c’est encore toi plus avant dans le vide

tu bâtis pauvre ville pauvre enfance infinie

la mémoire et des textes de forme irrégulière

des avenues naissantes impriment sans raison

les autres dimensions des aurores et des bruits

l’aube est blanche ton ciel orange tes yeux bleus

je reconnais ton air ta façon de parler

les alliages de ton rêve né du lieu pour durer

Montréal tu ne sais pas si tes bars sont fermés

non plus si tu persistes quand le givre te nomme

si les auvents de glace rappellent des poèmes

la grande sainte-catherine street les néons las le fracas

Montréal tu révèles des trésors dont les marins profanent

jamais ne sauraient dire l’illusion ou l’ampleur

ou la loi sous le joug du gel qui nous engouffre

car que dire d’une ville venue d’elle-même

traversant sa légende initiant ses récits

au bord d’un souffle froid dans l’abîme sans trêve

ville de solitude ô ville de mon seul espoir

Montréal de ma vie Montréal de mon âme

tes souvenirs m’arrachent au-devant des oublis

tes terreurs me foudroient tes manques me séduisent

Montréal annulée Montréal triturée déliée

quel réseau de tempêtes te rendra ta vision

Montréal de mon temps revisitant les suites

et je parle de toi quand la nuit s’est enfuie

et je parle d’un poème écrit sur ton passage

tu allais ce jour-là dans un matin sans fin

ne donnant la réponse ni au vide ni au temps

*

Vive la poésie, France Boucher

 

Le temps file, le désir de poésie demeure

Claude Beausoleil

 

 

Merci à ce très grand

et très généreux poète

pour [sa] musique de Keats,

[son] grand souffle noir,

tous ses recueils

aux poèmes vastes, vibrants,

urbains, si près de la nature et du cœur

 

Claude Beausoleil

voyageur que le langage invente

promeneur dans son arrondissement

on peut tout faire à pied disait-il en 2019

dans le journal des voisins

était un créateur sans cesse en ébullition

 

J’entends encore son enthousiasme

lors de rencontres impromptues

près de la librairie Fleury

dans Ahuntsic

pour un festival à venir

un éventuel projet d’anthologie

un numéro de Lèvres urbaines

Vive sa poésie

tissée de silences

brûlante d’énergie

*

Cette précieuse anthologie de Claude Beausoleil - par Martin Payette

 

 

Un siècle de poésie mexicaine,
Anthologie dirigée par Claude
Beausoleil, Points, 2009, 220
pages, 7 € 60.

Je serai toujours éternellement reconnaissant envers Claude Beausoleil pour m’avoir fait découvrir la poésie mexicaine par le biais de son anthologie. Le poète québécois a su, à travers les choix d’auteurs et de textes, faire ressortir toute la richesse des influences autochtones, européennes et latino-américaines de cette poésie.

Je lui dédie ces deux courts poèmes « d’influence mexicaine ». Le premier, en particulier, se réfère à mon unique rencontre avec monsieur Beausoleil, au salon du livre de Montréal de 2019. Au cours de notre conversation concernant les voyages, il m’est apparu clairement qu’il n’était pas un amateur de ce que l’on appelle le « tourisme de masse » !

 

 

AU SOMMET DE LA PYRAMIDE

Ta poésie injustement molestée réclame

un sacrifice au sommet de la pyramide

précipite dans l’abîme un visiteur

qui piétine l’Aztèque et ses ruines bienveillantes

offre au condor énergétique sa nourriture :

la graisse souillée du touriste.

 

 

VISION CHAMANIQUE

La vision d’une vie réussie

une miette de bonheur dans la soupe de l’éternité

le chamane utilise ce temps comme l’escalier

qui le conduit à s’effacer du monde

ceux qui restent sur la première marche

retrouvent les chaînes un tour après.

Déjouer la cage égo dorée

à chaque instant conscient

ne plus lécher le miel de la prison.

*

LA LANGUE SANS FIN DU MONDE
par Jean-Luc Proulx

 

« L’écriture voyage vers la lecture. »

Claude Beausoleil

 

La langue est un lieu

Où s’accorder

Sur l’horizon de la francophonie

Où s’élever

La langue — sans fin du monde

Tout lui appartient

Elle fait

Fiévreuse

Elle défait

Les mots chargent les soupirs

Si elle veut la parole, elle la prend, large

Si elle veut l’écrit, elle le prend entier

Mélodieuse

Elle n’a pas de métier

En chacun

Elle improvise le chant des pleureuses

Va à l’espérance digne

Au splendide

Elle ne saurait être professionnelle, la langue

Pas plus que le paysage ne l’est

L’eau de la pluie

Le ciel plein d’arbres

La mer étale

Pas plus que la poésie

Le vent mauvais

Que les heures du temps

Longues si longues à compter

Il n’y a pas d’erreur à aimer

Si une langue contient le mot amour

Il n’y a pas d’erreur possible

À elle seule, elle contient le tout de toute langue

C’est une langue francophone ici perchée sur les balcons

On la parle française ou québécoise

Acadienne ou créole

Antillaise ou africaine ou autre

Une véritable féerie d’images, elle est

Elle demande tout

D’être dans chaque continent une langue

Pour vivre à outrance

Avec l’autre qui regarde le monde

Qui lui pose des questions

L’ombre est bleue des mots

Qui surgissent des voix

Heureuses

De parler

Si elles disent le jour, le matin et le soir

La nuit ou l’étoile noire

Corps et âme

Si elles disent l’enfant

La mère et l’enfant

Femme ou homme

Tous genres, le vivant

Si elles disent des mots tels

Elle n’est pas à surveiller

Voix des neiges

Elle n’est pas à craindre, la langue

Du poète

Née de l’exil

De partout

Si elle commence, elle n’en finit pas

Insensée, trop belle pour fuir

C’est une langue pour les passionnés du réel

Elle en a que pour cela

Ses joies ! Ses colères !

Orchestrale

Grand souffle

On l’entend de là

Dans l’air

Déployer ses rêves

Aux accents maternels

Que nous reconnaissons

À la lecture du poème ici

À n’en plus finir

Sans souffrance

Nos sens exacerbés pour la parole

Nos allers et retours dans sa romance folle, la langue

Blues fauve

Qui jamais ne s’achève

Allez, mots nouveaux ! Mots d’emprunts !

Accélérez la cadence !

Tradition et modernité coulant de source

Une note suffit pour que le sens s’éveille

En beauté

Pour que l’on s’entende, tous

À la fine pointe des murmures

Que l’on s’accorde aux instruments

Du vivre à venir

Que l’on se parle, tous

Un jour de plus

Issus

Du désir.

Claude Beausoleil dit Jack et Billie dans le blues de la nuit au marché de la poésie, à Paris en 2019

Note

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Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (1) : De l’univers de Christian Olivier, des Têtes Raides et des Chats Pelés

À l'injonction « Poètes, vos papiers ! », formule de Léo Ferré, à la déclinaison de son identité, exercice toujours clivant, les Têtes Raides, Not dead but bien raides, titre de leur premier album, préfèrent inventer leur « Iditenté », leur visage pluriel fait de la richesse de leur diversité : « Un chemin de l'identité / L'iditenté l'idétitan / L'y tant d'idées à la ronde », néologismes de leur chanson éponyme partagée avec Noir désir, véritablement hymne à la beauté de l'autre, au dépassement des frontières et au voyage cosmopolite : « Y a pas d'pays pour les vauriens / Les poètes et les baladins / Y a pas d'pays / Si tu le veux / Prends le mien » !

C'est sur la galette Gratte poil, œuvre de la maturité pour la bande de joueurs espiègles que forme l'ensemble de ces musiciens-zigotos, dont le chœur d'enfants du refrain de « Patalo » délivre une parole à redonner toutes ses saveurs à la réalité qui aurait tendance à se clore et à s’aseptiser et que « L'Iditenté » malicieuse fait voler en éclats : « Du sel dans les pâtes à l'eau / Du beurre dans les haricots / De l'eau pour s'laver la peau / Du sang pour cracher des mots / D'la voix pour gueuler plus haut / Des fleurs pour t'aimer bientôt / Du ciel pour les animaux ».

          

L'identité, Noir désir/les Têtes Raides.

Cette réhabilitation du goût du monde et de ses terriens, Christian Olivier, tout au long de l'écriture pour son groupe, n'aura de cesse de l'explorer, dressant des portraits fabuleux, entre réel et imaginaire, qui rendent leurs traits vibrants d'authenticité aux gens vers lesquels les Têtes Raides vont toujours à la rencontre. Cette ouverture à chacun qui sous-tend l'univers poétique de Christian Olivier résonne en écho avec l'univers graphique des Chats Pelés, collectif dans ce croisement d'artistes, au sein duquel se cherchent et se trouvent les mots et les images puisque ces graphistes donnent la couleur des chansons du parolier qui fait le trait d'union entre ces deux contrées. Ces derniers incarnent les ombres et les lumières, le sombre de l'angoisse et le clair de la joie, sans jamais se prendre trop au sérieux, dans un jeu incessant mêlant réalisme et fantastique, art naïf, art brut et art d'avant-garde, évitant néanmoins de réduire à un seul de ses aspects l’œuvre commune, ode aux figures offertes, ces fières gueules de la multitude tapageuse et du bazar étrange que reflète ce double-miroir d'une vie quotidienne agrandie !

Ce fourmillement de foule bigarrée innerve l'écriture qui investit les mots comme une matière à modeler, à pétrir, à sculpter de nouveaux vocables, dont la formule inventée « Iditenté » s'avère certes un des exemples les plus frappants pour piéger le terme aux contours trop nets d'« identité », mais montre également, tel un coup d'éclat parmi tant d'autres, cette capacité à jouer avec les sonorités et les sens, mystères d'un langage qui trébuche, ou plutôt s'en va « tréchubant », révélant que nos « démocraties » ne sont parfois que « décramoties » ou « démocramoties » où « des mots crament aussi », comme quoi derrière l'aspect ludique de l'exploration subtile se cache le tranchant du regard aiguisé sur le morfil de la lame qui donne alors à voir le politique du poétique, yeux grands ouverts où l'intime au féminin se fait à la fois aveu d'impossible et trait d'humour face aux errances de nos ères de dé-civilisation : « Civili civila / Civilalisation / Si la vie si Lisa / Lisa avait raison / C'est pas dans les chansons / Ni dans l'eau de mon vin / Qu'on fera de demain / Des civilisations »

Ce travail sur la langue, cette orfèvrerie du style, Jean-Philippe Gonot, auteur de l'ouvrage Têtes Raides aux éditions Seghers, consacré au groupe et à l'auteur-compositeur-interprète, en recueillera une confidence-joyau lors d'une tournée européenne de février 2005 de ces artistes qu'il suivit, mise au secret de la quête, encore une fois par-delà les frontières, du musicien et poète Christian Olivier : « L'incompréhension d'une langue n'empêche pas l'échange. Suivant ce que l'on met sous le mot, notre façon de le faire sonner, de le vivre, on transmet certaines choses, certaines sensations qui développent un sens dépassant les barrières, les règles. Il y a dans les sonorités et les façons de les prononcer quelque chose d'instinctif, de plus direct, de plus profond. Un autre langage peut-être, un rien, c'est plus simple, plus spontané, une musicalité, une rencontre. Dans le mot, il y  a plein de choses... »

Ce trésor en partage, quel que soit l'idiome de la tribu ou du pays, Christian Olivier le redéploiera par le fil rouge qu'il a tracé, entre la chanson du groupe, sur l'album Gratte poil, mais à la première personne du singulier : « Je chante » et son écho proche de l'univers d'Antonin Artaud : « Je crie » sur son premier album personnel On/Off...

Jean-Philippe Gonot, Têtes raides, Seghers, 2005, 208 pages, 17 € 50.

Ainsi passe-t-on de la première strophe du commencement du chant : « L'opaline naissante / D'une nuit déjà morte / Offerte au passé / Les nuits balaieront / Nos erreurs entassées / Dans le bas de nos ventres / À partir de maintenant / Je chante » (« Je chante ») au refrain entêtant du cri poignant : « À mes faiblesses, à mes ivresses, à mes détresses / Je crie / À notre histoire dans les couloirs de nos mémoires / Je crie / Il va s'en dire y'a rien à dire à ton sourire / Je crie, je crie » (« Je crie ») ! Tout un univers du chant jusqu'au cri de « ton sourire » !

Les Têtes raides, Je chante, une vidéo de YouTube by BMG Rights Mgmt France SARL.




Chronique du veilleur (41) : Jean-Pierre Vidal

« Elans, interruptions », le titre de la cinquième partie du nouveau livre de Jean-Pierre Vidal pourrait être une bonne entrée pour parler de Passage des embellies, œuvre d’une richesse surprenante, voire heureusement déconcertante. Il y a 7 parties dans ce regroupement de proses méditatives et poétiques.

« Chants bibliques » en est l’ultime, et ce n’est évidemment pas un hasard. La toute dernière phrase nous saisit par sa puissance et sa portée spirituelle profonde :

 

                 C’est le désordre de l’amour qui fait du monde du figement ou de la manducation le lieu pur de la joie grave.

 

Jean-Pierre Vidal, Passage des embellies suivi de Thanks, Arfuyen, 13 €.

Les questions ne manquent pas ici, comme dans la vie ordinaire. Celles qui ont trait à l’amour, à l’autre, sont primordiales. Le silence leur répond souvent. Celui de Jean-Pierre Vidal résonne en nous, comme une vibration de l’âme qui a déjà tout dit et que l’écriture saisit avec une sûreté remarquable.

                     Ne sachant pas si je suis vivant, tu peux faire en cet instant même l’hypothèse de ma mort, accomplie ou prochaine, en tressaillir peut-être dans le fauteuil près de la fenêtre où tu lis le nouveau livre de ***. Ainsi, ne connaissant rien de sa vie, de ses jours, nous habitons chacun la mort de l’autre.

 

Le regard est parfois lui-même en question. On comprend que pour Jean-Pierre Vidal, compagnon de Marie Alloy, il soit inséparable de l’acte de peindre. Regard mystérieusement creusé par le poète, qui assiste à cette transmutation de l’objet devenu « part de l’esprit » :

 

                         On ne regarde rien. Ce sont les objets du monde qui nous « regardent », de toute éternité, leurs grands yeux invisibles nous cherchent et nous obtiennent. Cela me regarde, m’oblige à regarder.

 

Jean-Pierre Vidal aime l’art, et donc le monde des formes. Il écrit : Seule la forme peut donner vie à la parole, et donc à l’existence. Ce qui échappe à la forme est perdu pour la vie. Il n’y a donc, dans la vie, que la forme. La forme est, à vrai dire, la vie. On ne saurait exprimer mieux cet acte de foi dans ce qui élève l’homme et lui fait surmonter le tragique de son destin.

Croire en la création artistique, qu’elle soit picturale ou littéraire, c’est croire en l’éternel. Ce petit morceau d’éternité que nous parvenons à cerner, à sertir de mots et d’images, nous sauve à jamais. Passage des embellies est un haut témoignage de ce que peut rêver et accomplir l’artiste. Dans la première partie du livre, « L’acte éternel » est, à cet égard, une page majeure, où se révèle pleinement la qualité unique de pensée et d’écriture de Jean-Pierre Vidal :

 

                        Il y a dans une vie quelques actes éternels qui échappent à toute morale, à toute chronologie.  Ce sont des gestes, des situations muettes, parfois des  paroles dont la justesse brise, pour un moment  hors du temps, l’infinie théorie des mensonges.

 

Présentation de l’auteur




David Tacita, Histoires d’un soir, contes numériques contemporains, extraits

Je m’étais endormi sur ton épaule, mes rêves.
Je n’arrivais à rien et pourtant ça sonnait écran plat éteint.
Il n’y avait rien, si ce n’est le silencieux ronflement d’une horloge à demie engourdie.
Par cœur lumière éteinte, par le cœur le dos endolori.
Parlent et meurent paupières.

 

Deux par deux, les pilules suivaient leurs cycles régaliens.
À la une de mes élans nocturnes,
des champs, des soupirs, bulles gravées dans le sable, qui déchargent petit à petit l’illusion
et l’envie de rien.
Céder aux paysages qui ont bon dos.

 

Et voilà que subitement je m’écrase mollement sans rien dire
quiconque sort indemne de la jonque
se retrouve herbe haute
à crier pour se sauver de la honte.

 

Mais tout me revient,
j’étais au premier rang des utiles clampins
fait d’ombres et de sèche raisin.
Il nous fallait croire que nous faisions pour le bien,
le bien commun,
mais frappait dans nos cœurs cette douce rancœur
d’un avenir meilleur.

 

Chapitre cinématique
reviens,
le verre ciselé et devin,
les ronces rouges ronges, à deux pas de l’espoir,
d’y mourir de rondes bulles d’ombres reviens,
c’est la sortie qui éreinte.

Présentation de l’auteur




Jeanne davy, miroir des femmes du jazz

Jeanne davy photographie depuis des décennies des femmes, mais pas n'importe lesquelles : elle couvre les festivals de jazz et fait des portraits des rares musiciennes qui ont réussi à se faire une place dans ce milieu essentiellement masculin. Elle témoigne au fil des années de l'évolution du parcours de celles qui ont dû s'imposer pour avoir le droit d'exister. 

"Je suis le jazz photographiquement et musicalement depuis 30 ans. Malheureusement force est de constater  qu'on ne voyait pas de femme musicienne, c’était presque exceptionnel. Rares aussi étaient les chanteuses. Il n'y avait que quelques femmes. On avait Dee Dee Bridgewater par exemple (juste interprète), et aussi Carla Bley (musicienne et compositrice) que nous devons considérer comme des cas exceptionnels dans le monde du jazz".

Dee Dee Bridgewater, © Jeanne Davy.

Clara Bley, 2010, © Jeanne Davy.

"Si on était femme on était chanteuse dans le jazz, on n’était pas musicienne et encore moins compositrice." Malgré ces difficultés dues à un sexisme forcené et certainement à un accès peu facilité à la musique pour celles qui autrefois et aujourd'hui encore dans nombre de pays sont destinées à être celles qui gèrent le foyer et élèvent les enfants, quelques rares femmes ont réussi à ouvrir la voie aux autres. 

Parmi celles-ci Clara Bley a réussi à s'imposer dans un univers totalement masculin. Elle a "été ambassadrice dans ce domaine de la création, car c'est une musicienne complète et une compositrice accomplie". Pianiste, compositrice, chef d'orchestre de jazz, c'est une figure importante du Free jazz des années 60. Elle est connue pour son opéra Escalator over the Hill et pour ses compositions reprises par de nombreux artistes. 

Anna Carla Maza, 2016, © Jeanne Davy.

Imany, © Jeanne Davy.

Le sort réservé aux femmes n'était guère plus enviable dans le milieu de la musique classique. Jeanne Davy a travaillé comme photographe d'événements tels que le concours Yehudi Menuhin ou bien le concours Rostropovitch, et a constaté qu'aucune femme ne faisait partie des jurys, encore moins des lauréats. Dans les années 80/90, "on disait les "Maîtres", il n'y avait et il n'y a toujours pas de féminin, ou alors on peut essayer de dire maîtresse, ce qui n'est pas du tout la même chose, c'est tout de suite connoté".

Jeanne Davy a tout de même vu la situation des femmes s'améliorer. A côté de Clara Bley, elle évoque Hélène Labarrière, qui elle aussi a réussi à s'imposer dans le domaine du jazz et de la musique improvisée grâce à son talent. 

Quelques rares musiciennes accomplies ont ouvert la voie, et la photographe constate qu'aujourd'hui on a moins besoin de s’imposer. "Le jazz a rajeuni, il y a des musiciens qui ont travaillé avec des chanteuses et qui connaissent les voix ou les musiciennes actuelles. Il y des ateliers et des écoles et cela n’est plus réservé aux hommes donc dans les années à venir il y aura autant de femmes que d’hommes dans le monde du jazz".

China Moses en 2009, © Jeanne Davy.

"C’est toujours plus difficile pour une femme de se consacrer totalement à la musique. Les contraintes de la vie qui pesaient autrefois sur les femmes restent inchangées, on les cloisonnait dans le rôle de la responsable de la famille et c’était beaucoup plus difficile d’imaginer qu’elle puisse partir en tournée ou même créer".

Les Victoires du jazz, qui sont des récompenses musicales françaises décernées chaque année à des artistes du monde du jazz, couronnent majoritairement des hommes. On peut même dire quasiment que des hommes, excepté pour la section "Artiste ou formation vocale française ou de production française de l'année". Les femmes continuent donc à être admises dans la section "chanteuse". Pour le reste, le prix Franck Ténot, sous catégorie des Victoires du jazz qui distingue la révélation jazz française de l'année, il y a eu Géraldine Laurent en 2008, Anne Paceo en 2011, Sandra Nkaké en 2012, et Arielle Besson en 2015, pour un prix décerné depuis 1996. Que penser de la catégorie "Artiste ou formation instrumentale française de l'année" ? Depuis 1996, une seule femme a été couronnée, deux fois d'ailleurs, et il s'agit de la toute jeune batteuse Anne Paceo.

 

La jeune batteuse de jazz Anne Paceo, France 24.

C'est donc un univers où être femme et musicienne de jazz semble être compliqué. Un domaine où les femmes sont encore très peu nombreuses, reconnaît la trompettiste Airelle Besson, "et souvent, on nous met en avant à travers le fait d’être femmes. C’est difficile pour moi à comprendre et à expliquer. J’étais la seule fille dans la classe de jazz au Conservatoire comme dans les big bands que j’ai intégrés. Et quand j’ai suivi une formation de chef d’orchestre, j’étais encore la seule femme.1

Anne Paceo, © Jeanne Davy.

Arielle Besson, © Jeanne Davy.

Malgré tout Jeanne Davy qui couvre les festivals de Jazz de Junas ou de Vauvert constate que la scène est plus ouverte aux femmes, même si les instances qui régissent certaines récompenses ne suivent pas cette évolution : "Maintenant il y a des femmes jeunes qui s’imposent, il n'y qu'à voir le programme du festivals de jazz de Junas ou de Vauvert. Les dernières scènes en 2019 on permis de belles découvertes et ont offert à pas mal de femmes talentueuses de révéler leur existence".

Isabelle Olivier, © Jeanne Davy.

Yuko Oshima, © Jeanne Davy.

Cette tendance est également celle des festivals de jazz internationaux. Il reste à espérer que ces femmes musiciennes et/ou compositrices soient admises et reconnues partout et par tout le monde, y compris par les instances gestionnaires des prix et récompenses. Il est à souhaiter que la musique soit le seul critère qui préside à ceci, le respect et l'admiration que l'on doit à toute personne homme ou femme qui maîtrise une discipline, la fait sienne et en restitue la quintessence. 

Notes

  1. Où sont les femmes dans le jazz, les Inrockuptibles, https://www.lesinrocks.com/2017/11/29/musique/musique/ou-sont-les-femmes-dans-le-jazz/

Image de une : Sandra Nkaké © Jeanne Davy.

Jeanne Davy est photographe indépendante ce qui lui permet de fréquenter de nombreux festivals de jazz (Paris, Banlieue bleues en Seine-Saint-Denis, Vienne, Montreux, Junas, Vauvert...). Elle accompagnera le batteur Max Roach pendant des années sur ses tournées européennes. Dans le même temps, elle collabore avec la BNF pour la construction des archives du festival d'Avignon (maison jean Vilar). On retrouve également nombre de ses photographies dans la presse et les revues culturelles (Le Comtadin, Calades, Avant-scène théâtre, A Propos...).

Pendant 15 ans elle sera photographe du service culturel du conseil départemental du Gard. Elle couvrira des manifestations culturelles telles que le festival de Barjac, Contes en ballades, les Transes cévenoles, festivals Blues de Bagnols-sur-Cèze... Elle est l'auteure/photographe de la première et de la dernière édition du catalogue des Arts sacrés du Musée de  Pont Saint esprit. Elle participera à de nombreuses expositions collectives mais aussi en tant que véritable artiste elle sera exposée dans de nombreux lieux.




Julieta Lopérgolo

 Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

Julieta Lopérgolo écrit une poésie qui se rattache au quotidien, en cherchant un équilibre entre fragilité et espoir. Dans son recueil « Más lento que la noche » les êtres sont souvent en position d'observateurs, face à une nature qui nous appelle mais que nous ne savons pas toujours interpréter.

 

L'issue serait peut-être de s'identifier aux éléments, dans une recherche d'harmonie qui est tout de même problématique puisque la condition humaine semble avoir une tendance à l'interprétation erronée des signes qui nous parviennent, créant ainsi un climat de violence latente.

 

Nous ne cherchons pas des formes dans les nuages.

D'emblée nous y cherchons des animaux

énormes, dangereux.

Nous les faisons se battre,

se donner l'ultime coup

avant qu'ils abandonnent leur forme. 

 

Mais tout n'est pas synonyme de désespoir. L'observation simple de la neige ou de la pluie, si on arrive à se dégager de toute approche herméneutique, est la source d'une jouissance. Mais rien ne semble moins dur, car le problème reste donc, dans cette poésie très humaine, de trouver dans le monde une place d'observateur qui puisse nous permettre d'aller vers la symbiose, quitte à devenir parfois des « espions ».

 

Arrive en parallèle la question de notre positionnement par rapport aux autres, notamment en ce qui concerne le rôle du père, axe principal de « Para que exista una isla ». Le poète veut aller vers l'autre mais avoue succomber parfois à la force des mots, aux poèmes qui raisonnent à voix haute.  C'est alors que la lumière surgit tel un antidote devant nos peurs et notre lâcheté pour faire face au monde et à la douleur de ceux qu'on a perdus. Malgré la solitude et le vide dans lesquels nous laisse l'absence des êtres chers, et surtout malgré le poids du silence, on réclame une beauté nouvelle et profonde.

 

Festival de Poesía en la Escuela 2020 Reconquista.

La poésie de Julieta Lopérgolo s'inscrit aussi dans le regret des paroles non dites, qui auraient été essentielles pour retrouver une certaine forme de paix représentée par une île personnelle, intime, qui reste à construire ; on doit donc survivre en dépassant la nostalgie, les regrets et par dessus tout un questionnement perpétuel qui semble inhérent à sa sensibilité car elle affirme, en effet, écrire « pour vivre dans les questions », en évitant tout de même toute sorte de manichéisme et en luttant en permanence pour que le langage nous apporte le nécessaire pour continuer à vivre.

 

 Afuera,

por donde se camina, 

los chicos corren, 

pasean animales, 

vuela la poca basura, 

hay un charco con flores. 

Apenas brillan. 

Nadie pisa las cabezas de las flores.

Hay cierta admiración por lo estancado, 

cierta piedad en la belleza. 

 

 

∗∗∗

 

No viene una palabra a comparecer, 

un latido, 

una excusa. 

Nada. 

No hay perdón 

para lo que no se comete. 

El perdón es del tiempo 

que clava estacas 

en la carne de los días. 

 

 

∗∗∗

 

Soñé con cadáveres de pájaros 

todavía calientes, 

raíces de árboles porfiados. 

Una maleza crece 

constante como la sangre. 

Los restos de la infancia 

con los hermanos jóvenes, 

la casa demolida 

y todo ese yuyal 

que guarda nuestros gritos. 

¿Quién no acuchillaría 

esas voces ahogadas? 

Si no me acerco, suenan 

como animales que duermen 

en túneles profundos. 

Si me detengo, vienen. 

Si las espero, se apagan. 

La desesperación se parece a un campo

arrasado de gritos.

 

Dehors,

là où l'on marche,

les garçons courent,

ils promènent leurs animaux,

quelques déchets s'envolent,

il y a une flaque avec des fleurs.

Elles brillent à peine.

Personne ne marche sur les têtes des fleurs.

Il y a une certaine admiration pour ce qui stagne,

une certaine piété dans la beauté.

 

 

∗∗∗

 

Aucun mot ne vient comparaître,

aucun battement,

aucune excuse.

Rien.

Il n'y a pas de pardon

pour ce qu'on ne commet pas.

Le pardon c'est le temps

qui enfonce des pieux

dans la chair des jours.

 

 

∗∗∗

 

J'ai rêvé de cadavres d'oiseaux

encore chauds,

de racines d'arbres obstinés.

Des broussailles poussent

constantes comme le sang.

Les restes de l'enfance

avec les frères plus jeunes,

la maison démolie

et toutes ces mauvaises herbes

qui gardent nos cris.

Qui ne poignarderait pas

ces voix étouffées ?

Si je ne m'en rapproche pas, elles résonnent

comme des animaux qui dorment

dans de profonds tunnels .

Si je m'arrête, elles viennent.

Si je les attends, elles s'éteignent.

Le désespoir ressemble à un champ

dévasté par les cris.

De “Más lento que la noche”

 

Hilanderia, "TODA Santa Fe" vidéo.

 

He decidido perdonar

la muerte de mi padre

cuando suceda.

Lo que extraño

no tiene nombre,

no existe.

Aún no sucede.

Sin embargo,

con qué amabilidad

ronda

a veces

lo imperdonable.

∗∗∗

 

En el camino de la sangre

que pasa de hijo a padre

falto.

Se adormece mi sangre,

inútil por lejana,

temblorosa,

se esconde.

¿Qué es lo que pasa

en ese tránsito?

¿Qué de la devoción,

la impotencia

y los ruegos?

El hijo se cura

del peligro de pensar

en un lenguaje que le quite

la palabra padre.

El hijo dona su temor

como un premio.

Lleva tranquilidad

al padre silencioso

tendido en una cama larga

como el temor altivo

de su ausencia.

 

 

 

J'ai décide de pardonner

la mort de mon père

quand elle arrivera.

Ce qui me manque

n'a pas de nom,

n'existe pas.

N'arrive pas encore.

Pourtant,

avec quelle amabilité

rôde

parfois

l'impardonnable.

∗∗∗

 

Sur le chemin du sang

qui passe du fils vers le père

je manque.

Mon sang s'endort,

inutile car lointain,

frissonnant

il se cache.

Que se passe-t-il

lors de cette transition ?

Qu'en est-il de la dévotion,

de l'impuissance

et des prières ?

Le fils se soigne

du danger de penser

à un langage qui lui enlève

le mot père.

Le fils donne ses craintes

comme un prix.

Il apporte de la tranquillité

au père silencieux

allongé sur un lit long

comme la crainte hautaine

de son absence.

Julieta Lopérgolo, le 31/07/20, Sobertanga XI Edicion Virtual.

 

Te hablo.

Apuesto a que mis palabras

te despierten,

se ablanden dentro de tu cuerpo,

pacifiquen el aire,

el líquido que infla tu sueño.

Te hablo

y cuando me voy no quiero

ni una sola de las palabras que te dije.

Imagino que flotan protectoras

a tu alrededor,

vendadas con suspiros.

Son fuerzas delicadas,

salmos entonando tu nombre

a la altura de mi corazón.

Todo intento es pequeño.

Así imagino yo

que te defiendo

con un ejército de palabras.

Lejos

una paz aparece.

∗∗∗

 

Un padre que se muere

limpia antes el jardín,

separa las ramas secas,

la hojarasca,

quema la oscuridad,

los restos de animales,

descarga tierra nueva

sobre la tierra pisoteada,

divide el polvo

que concentra la luz.

Una hija repite

la palabra nunca

mientras poda.

Se hace la idea de un desierto.

 

Je te parle.

Je parie que mes paroles

vont te réveiller,

ramollir dans ton corps,

pacifier l'air,

le liquide qui enfle ton rêve.

Je te parle

et quand je m'en vais je ne veux pas

un seul mot parmi ceux que je t'ai dits.

J'imagine qu'ils flottent, protecteurs

autour de toi,

bandées par des soupirs.

Ce sont des forces délicates,

des psaumes qui chantent ton nom

à la hauteur de mon cœur.

Tout tentative est petite.

C'est ainsi que j'imagine

que je te défends

avec une armée de paroles.

Au loin

une paix apparaît.

∗∗∗

 

Un père qui meurt

nettoie avant le jardin,

écarte les branches sèches,

le feuilles mortes,

il brûle l'obscurité,

les restes d'animaux,

il décharge la terre nouvelle

sur la terre piétinée,

il fend la poussière

qui concentre la lumière.

Une fille répète

le mot jamais

pendant qu'elle élague.

Elle a en tête un désert.

 

 De “Para que exista esa isla”

Présentation de l’auteur




Patrick Quillier, SUR LE CANTUS OBSCURIOR

Être attentif à la vibration (et, en l’occurrence, à ces vibrations qui se font dans les œuvres et entre les œuvres), c’est effectuer une opération acousmatique. Le lecteur doit être un auditeur capable de désensevelir le cantus obscurior (le chant plus obscur) du « texte », c’est-à-dire sa dimension acousmatique.

Sur le terme d’acousmate, on renverra ici au poème Obsession de Baudelaire. En effet, à la fin de ce sonnet, les ténèbres n’entraînent une vision que si l’on suppose un espace acousmatique, c’est-à-dire une sorte de for intérieur résonnant : Mais les ténèbres sont elles-même des toiles / Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, / Des êtres disparus aux regards familiers. Et justement c’est ce qu’au préalable mettent en place les quatrains, en créant comme un dispositif d’échos : les « bois » hurlent « comme l’orgue » ; dans les « cœurs maudits » « vibrent de vieux râles » qui entraînent en réponse les « échos » de « De profundis » qui retentissent au cœur des forêts ; dans les « tumultes » de l’océan s’entend, acousmate inquiétant, le « rire amer / De l’homme vaincu ». On peut dire en fait qu’ici l’obsession ne peut in fine déployer, innombrables, ses images violentes que dans la mesure où l’espace acousmatique a tout d’abord retenti d’un incessant martèlement.

Auguste Rodin, Orphée et Eurydice, marbre, détail, Metropolitan Museum of Art, New York.

De la sorte, en raison même de l’évanescence et quasi-immatérialité de l’acousmate, mais aussi de l’effervescence qui l’accompagne (comme dans ce sonnet de Baudelaire), être attentif à la vibration, c’est être pénétré par de la spectralité. Précisons, car il n’y a là ni flou ni vague ni fumeux. On donnera au terme de spectralité un double sens. En premier lieu, évocation des morts (à l’instar de la voix des défunts dans les rituels de nékuia homérique, invocation des morts) ; cette spectralité nous renverrait peut-être à l’activité de lecture elle-même, du moins si l’on en croit Georges Poulet : « Comprendre une œuvre littéraire, c’est, dans un certain sens, laisser l’être qui l’écrivit se révéler à nous en nous. C’est, comme Ulysse versant du sang dans la fosse, permettre à des états d’âme fantômes de reprendre vie et forme en nos âmes à nous. » En deuxième lieu, perturbation et obscurité portées dans les concepts opératoires clairs et nets ainsi que dans les catégories et les formes. Ce deuxième sens nous renvoie au malaise que peut susciter cette démarche d’écoute, dans la mesure où les repères habituels sont transformés voire perdus. Jean-Luc Nancy le note : « Le sonore emporte la forme. Il ne la dissout pas, il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une modulation dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » Les deux sens sont d’ailleurs complémentaires, comme Jacques Rebotier le fait observer : « Orphée est le vrai héros de la musique », puisqu’il sait, entre autres choses, « réveiller les âmes des morts, tirer enfin les Eurydices de la nuit de l’Hadès », ce qui en fait le « héros des ténébreux, des sombres, des obscurs. »

Maria Callas, J'ai perdu mon Eurydice, Le Meilleur de Maria Callas, une vidéo proposée par Martín Guadiana.

Faute d’aimer vraiment les morts, faute d’aimer vraiment la vie, nos contemporains formatés par l’idéologie dominante du consumérisme moutonnier, ne cessent de tuer en eux Orphée. Contre les pouvoirs qui les asservissent, s’en repaissent et les font se dévorer les uns les autres, le cantus obscurior !