Biagio Marin, Les Litanies de la Madone et autres poèmes spirituels

Une magnifique édition de près de trois cents poèmes de Biagio Marin nous est ici proposée en version bilingue (dialecte de Grado et français).

Les litanies de la Madone, ce sont quatre-vingt-seize poèmes écrits en 1937 (le poète a alors quarante-six ans) dont la première publication en Italie n’aura lieu que douze ans plus tard. Elles sont suivies de « poèmes spirituels » dont les derniers datent de 1982 soit peu de temps avant la mort du poète (1985). En outre, Laurent Feneyrou, le traducteur, nous fait cadeau d’une importante étude d’une centaine de pages avec photos d’époque pour accompagner cette œuvre qu’il qualifie d’« insulaire ».

Comme la porte d’un sanctuaire, le livre s’ouvre sur un lieu immobile au milieu des eaux, au milieu du temps. C’est le mois de mai, le « mois de Marie ». On est immédiatement immergé dans la lagune de Grado, uniformité changeante qui, à aucun moment, n’est monotonie mais plutôt lumineuse harmonie de terre, de ciel et d’eau.  

Biagio Marin, Les Litanies de la Madone et autres poèmes spirituels, Traduction de Laurent Feneyrou, Éditions Conférence, collection Lettres d’Italie, 432 pages, 23 euros.

Un lieu cher au cœur du poète lequel s’exprime dans le dialecte de son île, preuve s’il en était besoin de l’attachement à sa terre natale marquée par le culte marial et les rites sacrés, terre de son enfance qu’il a choisie pour y finir sa vie. Grado, où souffle le vent et l’esprit, est présente tout au long du livre et dans le très beau poème intitulé Né au cœur (p.213) dans lequel il écrit : De Grado « je me suis nourri/ de Grado j’ai grandi […] au nuages seuls j’ai donné voix/et aux vents les plus tendus, / je leur ai donné le nom du village/ quand enfant, j’étais un Doge. »

Dans Les litanies, tout comme dans les Poèmes spirituels, l’auteur utilise des procédés stylistiques qui évoquent les formes liturgiques (répétitions). Outre la reprise de fragments de prières (Notre père) et de cantiques (Je crois en toi…), il donne pour titre à ses poèmes, dans Les litanies de la madone, les noms latins de l’invocation à la Vierge. Il commence à la dixième, celle qui porte de nom de sa mère : Maria, morte à l’âge de vingt-six ans. Quant aux Poèmes spirituels – est-ce un choix du traducteur ? – leur nombre, deux cents, n’est pas sans rappeler le rosaire (quatre chapelets de cinquante oraisons).

Entre célébration et prière, supplications et actions de grâces, images du passé et réalité du présent, le poète nous dévoile un mysticisme ancré dans le monde sensible, dans le cœur, dans la chair. Loin d’une statuaire éthérée et inaccessible, l’art de Biagio Marin nous dévoile une madone dans son corps terrestre, vivant, un corps protecteur et nourricier. D’incantations en incarnations, au cours d’invocations emplies d’humilité, de douceur et de passion, le poète « chante le mystère de la maternité et de la créativité par laquelle Dieu lui-même s’avère1 ».

Dans un temps hors du temps, on assiste à une quête mystique fondée sur un hommage émouvant à sa mère et, au-delà de sa mère, à toutes les mères du monde. Poète de l’amour, Marin sacralise la femme et instille une sensualité à fleur de mots. On pense à « l’âme charnelle» chez François Cheng ou encore à Christian Bobin quand il dit que : « la foi, ce n’est pas la récitation d’un dogme, c’est l’attention portée au vivant, c’est toucher, par moments, le plus brûlant de cette vie3 ». Marin, lui, écrit : « Je veux la brûlure que donne l’amour » …

Dans des poèmes embaumés de jasmins et de roses, dans un enchantement de sons et de danses, Marie « née d’une âme, de l’envol d’un être en prière », apparaît sous les traits d’une adolescente au regard bleu, aux boucles blondes, à la fois divine et profondément humaine. Marie, « adolescente aux grands yeux resplendissants », « lumière de l’âme », « épouse enfant », mère de tous qui console et pardonne « reine et amour des pécheurs et des saints », qui donne « à l’adultère même/ la chaste odeur de la virginité » !

Nombreux sont les vers de Marin qui témoignent d’un éloignement par rapport au catholicisme. Plus qu’un poète religieux, Marin est un troubadour mystique : « Je ne sais pas prier, je ne sais que chanter Dieu ». De l’église officielle il rejette les dogmes. Il écrit : « Je ne comprends pas qu’il y ait des prières… Les mots que je dis doivent être miens… Les mots d’autrui en rien ne comptent… ».

Il prie, ou plutôt chante avec ses mots à lui, ancrés dans sa propre vie dont il distille des fragments dans ses textes, en particulier dans les « Poèmes spirituels » : si sa mère en est la figure centrale, sa grand-mère, qui l’a élevé, est aussi présente dans ses souvenirs.

Il remercie Dieu pour ses dons, « Pour chaque bouche close/qui » à lui « s’est ouverte à l’aube », Dieu qu’il voit « dans les yeux des femmes enchanteresses » et ceux d’une fille de Grado, Dieu qu’il boit aux sources des montagnes, aux étoiles et dans le silence, la contemplation, la méditation, le rêve « Prière à Dieu n’est pas parole : c’est floraison silencieuse dans le ciel/l’ouverture au soleil d’une fleur de pommier/ et, au sommet d’un rosier, d’une rose seule. »

« In interiorie homine habitat veritas ». Fraternisant avec les idées de Saint Augustin, Marin sait que Dieu est partout et en chacun de nous : ainsi écrit-il « Notre père avant d’être aux cieux/tu te serres dans les cœurs… » Ses poèmes sont un long chant d’amour et de communion avec la nature et l’univers entier « Je te chante des psaumes/ en tout lieu/ matins calmes/soirs de feu. », « À l’église je te perds :/je te trouve en chemin/, dans chaque pensée/de mon obscurité », Dieu, au plus profond de l’homme mais aussi dans les eaux de la lagune, dans la mer, « flamme d’amour dans le désert », et l’on comprend que pour l’auteur, la création poétique et la foi sont intimement liées.

 « Flamber un instant/brûler dans le vent/ la seule éternité » Le doute parfois l’assaille. L’éternité promise, « terrible, seule » est perçue comme l’anéantissement de l’individu : « Nous serons tous fondus/dans la grande unité/pour toujours, pour l’éternité/ sans plus de visages et muets. », et s’il parle de la mort comme de « l’Ombre sacrée », son évocation le remplit de tristesse et de nostalgie « elle était belle la lumière/là sur la terre, d’été… »

« Mourir : c’est perdre Dieu dans sa joie, / dans sa gloire pure de poète ». La mort et les fêtes votives traversent nombre de poèmes. Étrange coïncidence : Biagio Marin qui a chanté Noël « avec au cœur une épine qui fait plus mal qu’un clou » mourra un 24 décembre !

Ces textes d’ombre et de lumière rassemblés et commentés par Laurent Feneyrou révèlent toute la beauté de l’écriture d’un poète méconnu en France et qui ne peut nous laisser indifférents : Biagio Marin a écrit autant parce qu’il avait la foi que parce qu’il doutait. Seul, bien qu’habité par Dieu, il nous apparaît dans une dualité que peut-être seule la poésie permet d’unifier. Une dualité à laquelle fait écho celle de ce paysage que l’on croit immobile où « rien ne coule, et rien ne change » mais où tout est mouvement car tout passe, tout s’enfuit, emporté par le vent. Même Dieu… « Dieu même est perdu, mais reste une rime ».

Sortis de l’ombre, les mots de Marin deviennent alors des éclats d’éternité brillant dans une lumière toute vénitienne et à notre tour, nous sommes pénétrés d’enchantement.

Co me te baso, letta da Mimmo Pelini, une vidéo proposée par Domenico Pelini.

BIAGIO MARIN – poèmes extraits de Les litanies de la Madone  et autres poèmes spirituels(traduits par Laurent Feneyrou)

Domus aurea (p.69)

Maison d’or des rêves enfantins,
flamboyante sur les nuages du couchant,
en gloire dans les cieux matutinaux,
couronnée d’étoiles aux firmaments.

Ma maison, pleine d’anges aux ailes
seulement faites de lumière silencieuse,
retentissant dans les flots d’un choral,
qui s’ouvrait au cœur d’une rose ;

je te vois encore au soir de ma vie
et je m’abandonne encore à ta paix,
et pleure le cœur de grande nostalgie
quand les passions se taisent.

 

Oh mère (p.143)

Oh mère, oh mère
après une vie entière
voilà que c’est le soir
tu regagnes mon cœur.

D’un aussi lointain
tu viens comme une aurore
avec mes boucles qui te dorent,
avec le silence du soleil.

Et moi, le cœur tremblant,
je regarde la merveille
qui en moi s’éveille,
s’ouvre comme une fleur.

 

De la sainteté (p.199)

De la sainteté
je ne sais que faire ;
je veux la brûlure
que donne l’amour ;

Je veux le tourment
que me donne le vent
de la passion
faite chanson ;

Je veux l’enfer
du feu éternel
qui me détruit
et crée la lumière.

 

Verbe, mon seul refuge (p.189)

Verbe, mon seul refuge,
mon intime demeure
loin de toute plage
au-delà de tout ciel de juillet.

Le chemin qui mène
dedans mon séjour
n’a ni asphalte ni pavé
ni ciel avec nuit et avec jour.

Sans répit coule
l’éternel avec les heures
et dedans ce ruisseau
parfois je vis.

 

La lumière m’a apporté le message (p.211)

La lumière m’a apporté le message
de l’autre monde, de Marie :
sans bruit, elle a fait le long voyage
au rythme d’une litanie.

Dans la modulation de l’air le visage
lentement a souri,
la bouche s’est ouverte sans un mot :
belle bouche violette,
proche-lointaine, elle est restée seule.

Je voulais, oui, l’appeler au sacrement :
j’ai tendu mes mains pour l’effleurer,
de lumière une aile
me l’a emportée avec le vent.

 

Notes

1. Edda Sera, Les litanies de la Madone, préface

2. Cinq méditations sur la mort Le livre de poche 2013 page 114

3. Interview France Culture « La poésie comme chemin spirituel ».

Présentation de l’auteur




Faire parler les sons, faire chanter les notes

Yi-Ping Yang, née à Taïwan et 1er prix du Concours international de Timbales de Lyon en 2006, et Jérôme Dorival, clarinettiste et musicologue, composent ensemble au sein du Centre national de création musicale, le GRAME.

J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt leurs passions, leur fougue et leur complicité à faire revivre dans le monde musical et poétique d’aujourd’hui la compositrice et interprète, Hélène De Montgeroult, figure du 18ème siècle, jusqu’alors totalement tombée dans l’oubli.

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 Du renouveau dans la percussion contemporaine

En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud1.

Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d'images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l'objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux2, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.

Karelle Prugnaud et Yi-Ping Yang dans Monstration.

En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud3.

Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d'images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l'objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux4, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.

Cette performance « montre » la figure de la femme qui se débat dans un monde masculin et déploie une énergie fantastique pour exercer son talent. Une question particulièrement vive dans le monde de la musique, aussi bien dans les répertoires classiques que contemporains. Yi-Ping se sent particulièrement concernée.

Lorsqu’elle arrive en France, à l’âge de 21 ans, il n’y a pratiquement pas de percussionnistes dans les orchestres symphoniques.

Les choses changent un peu, mais les pupitres de percussions sont encore occupés par des hommes, et il n’y pratiquement pas de timbalière. C’est un milieu masculin. C’est un peu plus souple dans le registre contemporain, mais la femme n’y est pas non plus en position de force, et je le regrette. Je me bats beaucoup pour faire évoluer les choses.

Elle est vite remarquée par la qualité de son interprétation. Ce soir d’octobre dans le petit théâtre de l’Elysée, l’audace et la liberté de ses improvisations m’ont littéralement sidérée.

Toute légère, fluide, elle dirige avec une poigne inouïe son petit monde d’instruments. Elle est timbalière et claviériste, mais aussi multipercussionniste.  Elle joue le marimba, le vibraphone, les cymbales, le xylophone, et bien d’autres encore. Avec talent, elle dialogue avec eux, les fait parler, les fait sortir de leur gong dans un phrasé sonore aux nuances infinis.

Elle sait « travailler » les sons, les faire vibrer dans l’espace comme des bruits d’aile et de vent. Elle va les chercher loin, quelquefois « à la main » par des frôlements, des caresses, des tapotements, des griffures sur la peau des cymbales ou encore par des crissements d’archet sur les bords métalliques des timbales. Il lui arrive de faire naitre, de terres plus lointaines, des sons caverneux, qui par leur soudaineté laissent surgir une émotion très organique.

Les rythmes et l’évolution de leur intensité deviennent de véritables écritures, exubérantes, sourdes ou incantatoires, quelquefois plus silencieuses. La manière dont elle fait apparaître le silence, et le conçoit comme une présence rythmique centrale est l’une des forces poétiques de son jeu : la musique c’est le silence aussi, elle met dans le silence. Un silence suspendu au bout de ses baguettes, au bord d’elle-même, juste le temps de bouleverser l’écoute :  si c’est trop bruyant ou trop plein, on perd la puissance de la musicalité et du ressenti.

L’engagement artistique de Yi-Ping Yang est total. Il est important dit-elle avec conviction, de savoir et de décider si l’on veut être artiste. Et de l’être.  

Elle l’est à n’en pas douter : une présence intuitive, des compositions de gestes, de voix et de corps, qui forment un langage chorégraphique subtil, sur le mode primitif, sensuel ou plus recueilli. Et puis ce désir intrépide, qui lui est propre, de produire un monde sonore des plus poétiques.

Dans sa recherche insatiable de sonorités nouvelles, elle fait le choix du métissage. Elle mixe son savoir-faire avec d’autres musiques, jazz, folk, traditionnelles, étrangères, et avec d’autres registres artistiques, la danse sous toutes ses formes, le théâtre, le chant et la poésie, au croisement de la vidéo, des musiques électroniques et des enregistrements : Je veux sortir de mes habitudes, de mon seul rôle de musicienne classique, des cases qui sont habituellement assignées aux musiciens.

Ses créations de poésie sonore sont de ce point de vue une révélation : elle a entre autre créé tout un univers autour du dadaïsme, où s’entremêlent poésie et musique. Ainsi son adaptation pour percussion du célèbre poème phonétique Ursonate (1922 1932) de Kurt Schwitters qui fut sans doute l’une des incarnations les plus étonnantes de l’esprit dadaïste. La Ursonate traduite quelquefois par « Sonate en sons primitifs » fut enregistrée par son auteur lui-même en 1932. Il en existe un arrangement pour quatuor  (Alexis Agrafiotis), une version avec trombone et clavier (Einleitung und Zweiter) et l’adaptation en quatre parties de Yi-Ping Yang, avec percussions et objets.

Monstration.

Elle a par ailleurs composé de nombreuse performance autour des poèmes sonores de Ghérasim Luca extraits de Héros-Limite. Dans la performance Danse(s) plein-vide construite sous sa direction, la thématique du Plein-Vide s’incarne dans l’espace et le temps par des jeux de contrastes et d’interpénétrations des partitions dansés, jouées et parlées.

 Le parlé-chanté que produit Yi-Ping sur les poèmes de Ghérasim Luca naît du cœur même de la matière sonore. Elle nous en fait découvrir le pouvoir primordial, originaire, aussi envoûtant que les chants des rituels chamaniques. 

Yi-Ping Yang. Ursonate (Part 1), Kurt Schwitters (PercuFest 2012).

Elle est également très proche du milieu théâtral.

C’est le théâtre qui m’a initiée à la performance, mais aussi qui m’a poussée à trouver de nouvelles perspectives pour la percussion. Ça a donné une autre couleur à mon parcours Je crois qu’aujourd’hui de nombreux jeunes musiciens classiques aimeraient ça, mais ils n’en ont pas l’opportunité ».

Dans une grande liberté d’improvisation, elle met en scène une musique qui révèle les textes, en libère le sens :

 C’est mon travail de construire un discours ou une rythmique intérieure pour amener le texte vers une certaine évidence, vers une intensité.

Il ne s’agit pas pour Yi-Ping Yang d’accompagner les comédiens, mais de créer avec eux :  

Tout ce que j’improvise, les timbres, les nuances et les sonorités, c’est ma parole en fait.  Je choisis certains instruments et pas d’autres. Je mûris la mise en scène avec l’équipe théâtrale, je n’aime pas l’idée d’une musique d’accompagnement. La musique ce n’est pas ça. Pour « Le tigre bleu de L’Euphrate », j’ai choisi des instruments et une musique en lien avec la culture orientale, ça organisait un voyage sur le monologue d’Alexandre3.

Dans le projet Migrance(s)4 créé par la Compagnie des Lumas pour les Rendez-vous internationaux de la Timbale, elle est à la fois musicienne et comédienne, jouant sa propre trajectoire artistique en duo avec la comédienne Béatrice Chatron. Entre réalité et fiction, ces deux femmes interrogent les raisons de leur exil. Migrer, quitter son pays natal, faire sa vie ailleurs, à quel prix, et pour réaliser quels rêves ?

Ces dispositifs de co-écriture sont essentiels pour elle en ce qu’ils transcendent le rêve de chacun pour en réouvrir la portée. Elle précise néanmoins combien ces collaborations sont exigeantes et nécessitent une attention à la sensibilité et aux positions esthétiques et théoriques de ses partenaires de jeu. Mais, elle n’en doute pas, c’est dans l’épreuve créative de ces altérités et la remise en cause des mondes clos que surgit la poésie. Elle a même introduit la performance dans les jurys de percussion où elle est très impliquée au niveau international :

 Je défends les compositeurs classiques les plus pointus musicalement et à la fois je défends les notions de performance.

Aujourd’hui, elle veut aller plus loin dans l’improvisation pour élargir ses propres espaces imaginaires :

On est dans une autre interrogation, on ne sait jamais où on va. En tant qu’artistes, on a encore trop de craintes, il ne faut pas avoir peur de faire certaines choses à la hauteur de l’art de la musique.

Il n’est pas surprenant, au regard d’un tel état d’esprit, qu’elle veuille faire vivre « au présent » la musique de cette grande pianiste de la Révolution, Hélène de Montgeroult que Jérôme Dorival, par ses recherches passionnées d’historien a fait sortir de l’oubli.

 

Une musicienne du 18ème siècle d’une incroyable modernité

 

Jérôme Dorival, questionne l’oubli total et incompréhensible de cette grande artiste : comment ça s’organise l’oubli d’une musicienne aussi talentueuse ? Pourquoi son parcours d’interprète, de compositrice est-il à ce point méconnu ? Et plus concrètement, comment réparer et mettre en plein jour ce qui peut encore l’être ?

Pour moi dit-il l’urgence c’est que cette musique soit accessible aux artistes contemporains. Il fallait éditer ses partitions. Donc j’ai créé une maison d’éditions. C’était la seule possibilité pour que sa musique soit accessible. J’ai produit un disque, j’ai engagé un pianiste, Bruno Robillard, et un ingénieur du son. Ce disque a été très bien accueilli.

Lorsqu’il découvre ses partitions, il est « soufflé » : J’ai eu du mal à le croire, quelqu’un qui était capable d’écrire ça. A vrai dire, je n’avais jamais rencontré un tel talent, à la fois par la dimension poétique de ses compositions, l’exception de son jeu et ses pratiques pédagogiques totalement révolutionnaires. Professeure au Conservatoire en 1795, la première femme dans un milieu alors masculin, elle a publié la plus grosse méthode de piano forte du XIXème siècle qui comporte 114 Etudes, et bien d’autres pièces, dont neuf Sonates. Ce Cours monumental commencé vers 1788 et publié vers 1812, montre que le piano romantique était déjà présent à Paris sous la Révolution et l'Empire, bien avant l'essor de Mendelssohn et de Schumann. Jérôme Dorival voit même dans les plus modernes de ses études composées de 1788 à 1810 des anticipations de Chopin, de Schumann, et même de Brahms (Étude n° 104).

Parallèlement, il publie en 2006 aux éditions Symétrie un premier ouvrage (un 2ème est en préparation), Hélène de Montgeroult, la Marquise et la Marseillaise. Il est difficile de mettre à jour des archives sur des artistes dont la vie fut si peu publique. Hélène de Montgeroult n’a jamais fait de concerts. Il y a dans la noblesse de l’époque un certain nombre d’interdits, dont celui de ne pas exercer de métier.  Elle faisait des auditions privées, ce que l’on appelait la musique de salon. Un espace étroit et confidentiel pour une musique aussi grandiose.

Avec patience et ténacité Jérôme Dorival a reconstitué et réhabilité sa personnalité comme il l’explique dans son ouvrage : « Écrire l’histoire d’une compositrice met en cause les méthodologies habituelles de la musicologie, plus adaptées aux hommes …». Il faut donc chercher d’autres sources, d’autres témoignages, une autre matière documentaire, ne pas écarter certains textes, sous prétexte que leur caractère anecdotique, familier, quotidien leur ôterait crédibilité et sérieux ». Et cela demande beaucoup de temps : j’ai d’ailleurs arrêté la création musicale pour m’occuper d’Hélène de Montgeroult. J’ai pensé que c’était plus urgent.  Ensuite je me remettrai à la composition.

Rencontres internationales de percussions, Juin 2019, Verzé, Etude n°60 d’Hélène de Montgeroult, Arrangement pour Marimba (Resta Jay, 2019).

 

 

En contrepartie l'histoire de la musique a gagné une musicienne désormais incontournable. Mais, nuance Geneviève Fraisse qui a préfacé l’ouvrage, Hélène de Montgeroult n’est une pionnière que parce qu’elle est une grande artiste, une vraie créatrice. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’à cette période, la polémique à propos de la femme artiste est particulièrement vive.

Grâce à ce disque et à ce premier ouvrage relayé, entre autres, par les arrangements percussionnistes de Yi-Ping Yang, des interprètes de premier plan commencent à s’emparer de la musique d’Hélène de Montgeroult et à en mesurer la profondeur, la poésie et l’intensité. En elle, s'affirme la voie des compositrices qui furent aussi de grandes pianistes que notre époque redécouvre enfin : Fanny Mendelssohn ou encore Clara Schumann.

Pour Jérôme Dorival comme pour Yi-Ping Yang, la musique n’existe pas sans la poésie. Cette conception commune sous-tend l’admiration qu’ils portent à cette musicienne qui savait si bien « faire parler les touches » comme le disait d’elle à cette époque la peintre Elisabeth Vigée- Lebrun.

La musique a une poésie particulière. Elle est subtilité précise le musicologue

Quand les mots sont impuissants, la musique arrive à point nommé. Ça ouvre des mondes sensibles, au-delà des sensations, Il y a un moment où l’analyse musicale s’arrête, on ne peut pas dire la beauté, on la contemple.

Elle est langage universel, entre passé et modernité, ici et ailleurs. Yi Ping Yang incarne ce langage : avec la musique contemporaine, je me sens sur un terrain neuf, novateur mais qui s’appuie sur l’ancien. Et qui fait des ponts entre l'Orient et l'Occident.

Les sons des percussions de Yi Ping et du piano d’Hélène de Montgeroult résonnent entre eux et nous pénètrent de leur immense beauté. Ils éclairent en notre intériorité des foyers d’émotion et « un sentiment de l'infini qui est l'essence même de la musique." comme l’écrivait Liszt à Georges Sand en 18385.

 

 

Notes

1. Monstration, Level 1, La boite à joujoux, création & interprétation musicale :Yi-Ping Yang assisté de Rémy Lesperon, mise en performance & interprétation : Karelle Prugnaud, texte : Tarik Noui, photographe : Michel Cavalca, production : RIT-Infinity, Association pour la percussion contemporaine, Octobre 2020, Théâtre de l’Elysée, Lyon

2. La Boîte à bijoux prolonge le geste du compositeur Claude Debussy, avec sa Boite à Joujoux, œuvre composée pour sa fille.

3. Texte de Laurent Gaudé, mis en scène de Gilles Chavassieux,

4. de Dorothé Zumstein, mise en scène d’Eric Massé, la compagnie des Lumas est dirigé par Angélique Clairand et Eric Massé.

5. Liszt, Lettres d'un bachelier ès musique, lettre IX, 30 novembre 1838.




Claude-Henri Rocquet aux éditions Eoliennes

Les éditions Eolienne, sises à Bastia, ont récemment publié trois gros volumes des œuvres poétiques complètes de Claude-Henri Rocquet1, que Xavier Dandoy de Casabianca m'a fait découvrir.

Disparu en 2016, cet auteur né en 1933 dans les Flandres – racines jamais oubliées qui lui faisaient aussi aimer la peinture de Bosch, Bruegel et Van Gogh, auxquels il consacra des livres - fut une rencontre déterminante pour l'éditeur corse, qui en parle dans un touchant hommage publié sur la revue Le Quartier Latin((http://www.quartierlatin.paris/?presence-de-claude-henri-rocquet)) :

Je n’avais qu’un peu plus de vingt ans et je venais de perdre père et mère quand je l’ai rencontré. D’une culture renversante – humiliante, même –, sa vie entière était orientée vers la création littéraire. Mais laquelle ? Son espace vital, construit autour de son bureau et de ses cahiers, protégés par une lourde muraille de livres, certainement protecteurs et bienveillants, était sa place forte. Au sein de cet espace chargé, sa culture se révélait de nature à renforcer la présence à la réalité, et notamment à la réalité de l’éphémère. De notre éphémère. Le temps est parfois plus mince qu’une vitre.

Enseignant, critique d'art, Claude-Henri Rocquet et l'auteur d'une œuvre prolifique (plus de 40 livres) dont 3 ouvrages consacrés à Lanza del Vasto, auquel il vouait une grande admiration : lycéen à Bordeaux, sa rencontre avec l'auteur venu donner une conférence fut déterminante dans son engagement à ses côtés, durant la guerre d'Algérie, « pour la paix et contre la torture ». Il publiera, en 1981, des entretiens réunis dans « Les Facettes du cristal », suivis d'autres avec le spécialiste de la préhistoire André Leroi-Gourhan (Les Racines du Monde, 1982) , ou l'historien des religions Mircea Eliade (L'Epreuve du labyrinthe, 2006) Le dialogue avec ce dernier2 le conduisit non seulement à réfléchir sur la nature et les métamorphoses du sacré, mais le prépara à la rencontre avec l'église othodoxe, au sein de laquelle il retrouva la foi, avec Anne Fougère, qu'il épousa selon ce rite.

entretien avec Claude-Henri Rocquet, ed. Le Centurion, 1983, 239 p.

Du poète, mais aussi dramaturge et comédien, notamment dans « Oncle Vania » au Théâtre du Nord-Ouest – monté par Jean-Luc Jeener – ou encore lauréat du grand prix catholique de littérature – en 2009. De l'auteur, dans le documentaire Le Jardinier de Babel, tourné en 1993, Xavier Dandoy de Casabianca dit encore :

L’homme était en quelque sorte un artisan continuateur de la Bible, contemporaine, éternelle, sans cesse renouvelée comme une mer, tantôt déchaînée, tantôt d’huile, mais jamais morte. La mer de Dun-kerque, l’église des dunes. Là où il était né.
Là où, aussi, il fût grièvement blessé, à bord d’une embarcation qui le menait à Bruges, par une tempête digne de Jonas.

S’il doutait ce n’était pas de la Bible, mais parfois, d’être allé trop loin, lui. Le Christ dans la pharmacie, Noël du clou… oui mais pourtant, voilà, le Christ pouvait être là, de nos jours. Il la rendait vraie ou bien peut-être, plus précisément, il se laissait relier à Elle. Peut-être un indice sur ce thème, cher, de la transparence. La lumière en transparence.

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documentaire de Xavier Dandoy de Casabianca, Le Jardinier de Babel

Choix de poèmes par Xavier Dandoy de Casablanca

 

Déjà

 

Déjà le rouge a gagné les collines

Déjà l’automne se recueille

Dieu de grâce Dieu de lumière veuille

Que je me tienne dans le feu des vignes

 

Et que je vive encore une saison

Dans la douceur de ma maison

 

 

Village

 

Le village dans la brume

Appareille déjà vers l’hiver.

Brève sera la rougeur des vignes,

Brefs ces jours d’automne où la fumée

S’élève des feux d’herbes dans la vallée.

Prépare-toi donc à t’éveiller la nuit

Près de ton feu qui rêve et va s’éteindre

Si ta main ne le réconforte.

C’est alors que les yeux ouverts

Sur la neige qui vacille à la vitre

Tu t’étonneras d’être encore.

 

 

À l’abri

 

Trouverez-vous le chemin de la maison ? Verrez-vous sa façade ? Reconnaîtrez-vous l’arbre et le jardin ? Nous demeurons dans l’invisible et le village est transparent. Un buisson d’oiseaux le couronne qu’une source à midi revêt de rosée. Ce que vous prendrez peut-être sur le sentier pour une pierre stupide est le seuil de notre loge. Si vraiment vous désirez nous voir, prenez par la sylve, prenez par la sève.

 

 

Le poète quitte son jardin secret

 

Et maintenant que nul n’aura plus soin de vous

Mes arbres et mes herbes folles

Frères et sœurs de sève et de silence

Vivez vivez tenaces contre le rocher

Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes

Je vous confie à vous-mêmes je vous confie

Au temps et à la terre

Au loin j’écouterai dans la rumeur humaine

Votre sagesse instruire les étoiles

 

 

Enfance

 

L’enclume répondait à la cloche matinale

et la cloche à l’enclume répondait. On entendait

bientôt la plume d’un écolier docile

porter le plomb d’un problème insoluble.

Combien de seaux ? combien de sacs ? de brocs ?

Combien de boisseaux et de pintes ? Combien ?

Combien de collines ? de lacs ? de pintades ?

Et combien d’entrelacs ?

Combien de temps encore me reste-t-il à vivre ?

Combien de fer, de nickel et de cuivre ?

Sur le cahier la tache rouge et la blessure

de l’encre magistrale comme un ruban de livre

de messe ou de prix

te rappelaient le sang qu’il faut qu’on verse

si l’ennemi brise la paix des villages et des sillons

d’ici.

Combien ?

Combien de temps vous reste-t-il à vivre ?

 

 

Portrait

 

Je suis le creux du ruisseau

Son lit rugueux de cailloux

Mais je n’en suis pas la source

Elle naît en lieu plus haut

Plus secret et plus profond.

Si je ne suis qu’ossements

De pierraille que l’insecte

Sec et froid traverse, inspecte,

Ou si l’eau s’empresse et perle

Et parle aux herbes, au merle,

C’est la loi de la saison

Non celle de ma raison.

Ma vertu est patience.

 

 

Avec ce double volume se clôt l'édition de l'œuvre poétique complète aux éditions éoliennes.

Il comprend : Tome 3 (Art poétique) Avant-propos d’Anne Fougère ; Le mineur obstiné, propos de Claude-Henri Rocquet recueillis par Paul Lera ; Art poétique – Dialogue interrompu de Claude-Henri Rocquet & Daniel Cunin ; Art poétique : choix de textes ; Les deux interlocuteurs de Claude-Henri Rocquet : Paul Lera (1933-2009), Daniel Cunin / Tome 4 (Petite nébuleuse) : Petite nébuleuse ; L’arche d’enfance : Les cahiers du déluge ; Sept récitations ; La mère ; Celle qui parle ; L’enfance et la mémoire ; L’enfance de Salomon ; Sept poèmes publiés ici & là. Notes de l’éditeur. Biobibliographie, par A. Fougère. Claude, par X. Dandoy de Casabianca. Postface de l’Œuvre poétique complète, par J-L. Jeener.

 

 

Présentation de l’auteur




Opus 10 : Jim Jarmush, , Permanent vacation, Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

Jim Jarmush, Permanent vacation.

Une fois le chant désenchanté, reste la chanson. C’est, de Jim Jarmush, Permanent vacation.

John Lurie au saxophone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étincelle. Son nom d’Ayler dans Manhattan bombardé – clin d’œil intellectuel, et pourquoi non ?

 

The dance scene, Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloysious Parker vaque d’ici à ici d’un quartier de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gaspards ne sont plus un endroit où socialement quelque chose a lieu, elles ressemblent, du moins est-ce ainsi que je les vois, à une salle de cinéma, en ses fauteuils de parfois grand inconfort l’esprit se divertit, aucun mystère ne s’y célèbre, on ne sacrifie à aucun rite, rien n’appelle à la communion, la tête phosphorescente se détourne de l’immonde religiosité des sociétés humaines.

Christopher Parker dance on music of Earl Bostic, Permanent vacation, Jim Jarmusch.

Permanent vacation. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponibilité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait durer jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dispense, où vieillir sera ne plus cesser d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du saxophone, dans Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

 

 

Dans Once Upon a Time… in Hollywood Quentin Tarantino expose l’envers du décor de l’usine des Studios à la fin des années soixante. Il documente la réalité. On y voit ce que chacun plus ou moins sait, à savoir des rapports sociaux qui sont des rapports de force d’appartenir aux rapports de classe, le travail difficile des acteurs (et de tous les professionnels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humiliation favorisée par leur faiblesse morale et par leur médiocrité intellectuelle – tout cela exaspéré par le changement de pouvoir industriel déterminé par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, première partie, Once Upon a Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réalité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégularité cahoteuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seulement voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour conséquence de changer l’envers du décor ou la supposée réalité en fiction et, par vases communicants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bords du cadre de l’image animée comme des lignes de coke, en réalité pure et dure – pour la raison que dans cette dimension, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Drive de Los Angeles, trois membres de la famille Manson massacrèrent la femme enceinte de Roman Polanski et ses amis.

Brat Pitt meets Pussycat, Once Upon A Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Le passage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la villa de l’acteur Rick Dalton : le mouvement retrouve sa fluidité, le montage son inventivité.

D’où la conclusion suivante : la barbarie est garante de la réalité des films.

Un souvenir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Preminger et Walsh, l’un d'eux, Michel Mourlet, contribuant parfois à Défense de l’Occident, affirmait que par esprit de cohérence l’amour du cinéma américain conduit à l’amour du système qui le produit, parce qu’il est impensable sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.

 

Un souvenir en appelant un autre : dans le fragment réalisé par R.W. Fassbinder pour le film collectif L’Allemagne en automne, réalisé à la suite de la mort par suicide aidé en prison de Baader, Ensslin et Raspe, sa mère avec laquelle il se dispute, lui confie qu’elle serait pour un pouvoir autoritaire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sublime nuance : la réalité des films, qui influe sur la réalité du spectateur, est, elle, inspirée de Rosa Luxembourg, Anarchie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racontes de belles !

Interview de Quentin Tarantino, à propos de Once Upon A Time in Hollywood.




Angelo Tonelli, Chants du plus grand fleuve (extraits)

Ces poèmes font partie d'un échange prévu par Marilyne Bertoncini entre l'auteur et Georges de Rivas, organisateur du Festival de Solliès-Pont,  annulé cette année. En lien avec les poèmes de Georges de Rivas publiés dans ce numéro et la thématique de l'orphisme, les poètes auraient dû s'entretenir avec l'aide de la traductrice, à l'occasion d'une vidéo conférence organisée pour évoquer ce sujet, mais aussi la Poésie, bien sûr. Cet échange entre le poète et celle qui est le lien entre lui et la Francophonie n'a pas eu lieu. Ce travail démontre combien nombre de ceux qui défendent et illustrent la Poésie avaient préparé les manifestations qui auraient dû avoir lieu. Malheureusement, tout comme le Marché de la Poésie de Paris, il a fait l’objet d’un arrêté préfectoral et a été annulé au dernier moment. Nous avons  voulu honorer le travail de son organisateur Georges de Rivas, et de tous ceux qui avaient prévu de venir pour certains de très loin, afin de porter témoignage de ce qu'est vive la Poésie, et porter sa parole. Nous ne sommes qu’un modeste relais, et nous remercions l’auteur pour sa contribution.

 

Canti del fiume più vasto

Traduction de Marilyne Bertoncini

II

Il tempo dell’abisso è rosa mistica
e il tempo delle cose è suo riflesso.
La colonna di marmo che precipita
dall’alto sprofonda nella cenere
sottomarina del Golfo-Meraviglia.
Ascolta rombi assorti di conchigilia
ronzare in pieno etere quando le ciglia
la Grande Dea dischiude che si erge
ridente, gigantesca, ineludibile
in controcielo, la Sorgente
delle cose visibili : la spiga
mietuta nel silenzio allora a Eleusis
e adesso rotearta in pieno sole
intona il mantra cieco ma rovente
della vita sorgiva, la morente
mai. Ho visto
la Nave dei Morti scivolare
lungo il Nilo e intanto stormi
di pellicani blu accoccolarsi
nella Baia dei Delfini tutti d’oro.
Tende l’arco
un Apollo distratto e già ci sfiora
sibilando in controluce il dardo aureo.

 

II

Le temps de l'abîme est une rose mystique
et le temps des choses son reflet.
La colonne de marbre qui s'écroule
du sommet s'engloutit dans la cendre
sous-marine du Golfe des merveilles.
Écoute la méditation vrombissante des coquillages
qui bourdonne dans l'éther lorsque les cils
ouverts, la Grande Déesse  se dresse
riante, gigantesque, incontournable
à contre- ciel, Source
des choses visibles: l'épi
récolté dans le silence jadis  à Eleusis
tournoie désormais en plein soleil
entonnant le mantra aveugle mais brûlant
de la vie jaillissante, la mourante
jamais. J'ai vu
la Nef des Morts glisser
le long du Nil tandis que des nuées
de pélicans bleus se blottissaient
dans la Baie des Dauphins toute d'or.
Il tend  son arc
l'Apollon distrait dont nous effleure
le  bruissement en contre-jour  du dard doré.

 

III

Il mare è sterminato, sterminato
il computo delle viventi e delle morte
creature : pullulano
infinità di mondi a ogni sguardo : è questa
la prima certezza. La seconda
il lampo di sangue nella cornea
della Dea : ogni fiorire
nasconde uno sfiorire, ogni bellezza
un orrore, ogni cosa
si converte nel contrario, non riposa
mai ; La terza certezza
è il sole allo zenith,
fermo, nel suo splendore.

 

 

III

La mer est illimitée, illimité
le nombre des vivants et des morts :
les créatures pullulent
et une infinité de mondes à chaque regard : voici
la première certitude. La seconde
est l'éclair de sang dans la cornée
de la Déesse: chaque fleurir
cache un  défleurir, chaque beauté
une horreur, toute chose
devient son contraire, sans répit
à jamais ; La troisième certitude
est le soleil à son zénith,
fixe, dans sa splendeur.

 

 

L’isola non ha nome, né memoria
di grappoli, licheni e balaustre
macchiate di mirtillo o profumate
distillano parole di sapienza
gli dei dell’autunno, da oltre le foglie
rosse, oro che separano lo sguardo dalle acque
torbide dentro, lucenti in superficie
del fiume, nel crepuscolo incipiente.
Gli argini sussurrano di amori
un tempo rifulgenti, voli
di falene incontro a luci
non divine come quelle che brillavano negli occhi
accesi della Ninfa mattutina. L’anima
vuole guizzi notturni e gesti rarefatti,
per vie poco battute dagli umani. La città
diviene Ade trasparente
e dolce, ma esiziale
come ogni Ade, quando il tempo
si chiude su se stesso, e spezza il volo
dei gabbiani in controcielo. Miete foglie
e anima, novembre, se Lucina
si apparta oltre il sole, e la collina
diventa un monte nero, nella sera.
restiamo accovacciati nella vita
che la Morte ci insegna con la falce,
la Mietitrice, da sempre
sulle nostre tracce, anche nel culmine
della forza giovane, dell’amore,
che già spiava da dietro la porta socchiusa
al primo ingresso del seme nel solco
genitale della mater, al primo
vagito del nascente, sempre presente
al fianco del vivente, da sempre :
conviene abbandonarsi al suo fendente
rapido o infinitamente
lento, come l’argine
cede al fiume in piena, la foglia
d’oro dell’autunno al vento
forte di tramontana che si slancia
dalle fole spigolose della Apuane
verso la valle tenera della Magra, fiume
benevolo, quasi Eden
dell’anima. Poesia
è sapienza martoriata, sguardo fermo
o tremante sull’abisso della vita
che sempre cova in sè la dipartita
per dischiudere le soglie dell’altrove :
restiamo accovacciati nell’attesa
e cogliamo i fiori della sera
e del giorno, come bimbi
che la madre li sveglia, e ancora un poco
si attardano nel caldo del lettino
consacrato dal sonno, ancora un poco…

il fiume è generoso, il dio del fiume, che distilla
una quiete da aurora primordiale
quando il sole trionfa, nell’estate
serena delle ali dispiegate
in piena libertà tra acqua e cielo,
azzuri, conciliati in perfezione
di anima e di spirito, musica
vivente
creature delle altezz e degli abissi.
Il fiume è generosoo, il dio del fiume,
con il poeta che soggiorna ore e giorni
a contemplare il flusso senza fine
che trabocca, all’orizzonte, in altre acque.
Guizzano uccelli blu cobalto in controsole.
Già si placano
le grida dei gabbiani, si avvicina
dalle gole dei monti la notturna
madre dei viventi, golfo sacro
per il palpito lontano delle stelle.
e si occulta nella tenebra anche il falco
sguardo diritto, tragitto silenzioso,
contro l’ultimo sole. Potente
è vita, potente sara morte
come fiume che scorre in piena luco e poi si ingorga
in vertigini notturne, botri, abissi
graditi a Kronos, agli dei
della materia disfatta, che è riverbero
della luce primigenia. Perfino la latrina
del corpo marcescente è vasta musica
di obeo barbarici, accordati
al deforme, all’inumano.
Ogni corpo vivente, infulgidito
dalla linfa del sangue che trascorre
ha meta nel vento che ne scortica
l’involucro di carne, libera le ossa
per lo sguardo calcinante della luna.

 

IV

L'île est sans nom, ni mémoire
de grappes, de lichens et de balustrades
tachées de myrtille ou parfumées
ils distillent des paroles de sagesse
les dieux de l'automne, par-delà les feuilles
rouges, or qui séparent le regard des eaux
troubles en profondeur, brillantes en surface
du fleuve,  au naissant crépuscule.
Les berges  bruissent  d'amours
jadis  resplendissants, vols
de phalènes vers des lumières
non divines  comme celles qui brillaient dans les yeux
vifs de la Nymphe matinale. L'âme
veut des éclairs nocturnes , des gestes raréfiés,
le long de voies peu fréquentée des humains. La ville
devient un Hadès transparent
et doux, mais funeste
comme chaque Hadès, quand le temps
se referme sur lui-même et brise le vol
des goélands à contre- ciel.  Moissonne feuilles
et âme, novembre, si Lucine
s’éloigne par-delà le soleil, et  la colline
devient, le soir, une montagne noire, le soir.
nous restons blottis  dans la vie
que la mort nous enseigne de sa faux,
la Faucheuse, toujours
sur nos pas, même au plus haut
de notre jeune force, de l'amour,
qui déjà derrière la porte entr’ouverte guettait
la première entrée de la graine dans le sillon
génital de la mater, le premier
vagissement du naissant, toujours présente
au flanc du vivant, depuis toujours:
mieux vaut s'abandonner à son tranchant
rapide ou infiniment
lent, comme la digue
cède à la rivière en crue, la feuille
d’or de l’automne au vent
puissant de tramontane qui se précipite
des gorges  anguleuses des Alpes Apuanes
vers la tendre vallée de la Magra, fleuve
bienveillant, presque un Eden
de l’âme. La Poésie
est sagesse torturée,  regard ferme
ou tremblant sur l'abîme de la vie
qui toujours en soi couve le trépas
pour dévoiler les seuils de l’au-delà :
nous restons blottis dans l’attente
cueillant les fleurs du soir
et du jour, comme des enfants
que leur mère réveille, et qui encore un peu
s'attardent dans la chaleur du lit
consacré par le sommeil, encore un peu ...

le fleuve est généreux, le dieu du fleuve, qui distille
un calme d’aube primordiale
quand le soleil triomphe, dans l'été
serein des ailes déployées
en pleine liberté entre l'eau et le ciel,
azurs réconciliés dans la perfection
de l’âme et de l’esprit, musique
vivante
créatures des cimes et des abîmes.
Le fleuve est généreux, le dieu du fleuve,
pour le poète qui des heures et des jours demeure
à contempler le flux sans fin
qui se déverse, à l'horizon, dans d'autres eaux.
Des oiseaux bleu cobalt scintillent à contre- soleil.
Déjà se calment
les cris des goélands s'approche
des gorges des montagnes la nuit
mère des vivants, golfe sacré
pour la lointaine palpitation des étoiles.
et se cache dans les ténèbres le faucon même
regard droit, silencieux trajet,
vers le dernier soleil. Puissante
la vie, puissante sera la mort
comme un fleuve qui coule en pleine lumière puis s’engorge
en  vertiges nocturnes, fossés, abîmes
qui plaisent à Kronos, aux dieux
de la matière défaite, réverbération
de la lumière primitive. Même le cloaque
du corps en décomposition est une vaste musique
de  barbares haut-bois, accordés
au difforme, à l'inhumain.
Chaque corps vivant, resplendissant
de la lymphe sanguine qui le parcourt
trouve destin dans le vent qui écorche
son enveloppe de chair, libère les os
sous le regard calcinant de la lune.

 

Final musical de la lecture des Canti del Fiume più grande,
festival du Fiume Magra (août 2020), organisé par Angelo Tonelli,
musique de et par Daniele Dubbini : pour écouter, 
cliquer ici

Présentation de l’auteur




Génération jeunes haïjins, D’une fleur à l’autre

En 2012 est parue aux éditions de la Lune bleue une anthologie rassemblant pour la première fois quelques voix émergentes du haïku en France : dix voix singulières qui ont, depuis, fait leur propre chemin.

On y trouve Vincent Hoarau, Cécile Duteil, Stéphane Bataillon, Soizic Michelot, Loïc Eréac, Gwenaëlle Laot, Jean-Baptiste Pedini, Lydia Padellec, Rahmatou Sangotte et Meriem Fresson. Tout comme l’anthologie DUOS, 118 jeunes poètes de langue française, parue en 2018 à la Maison de la poésie Rhône-Alpes (Bacchanales 59), j’ai ressenti le besoin voire l’urgence de mettre en avant ces poètes nés à partir de 1970, très peu représentés à l’époque dans des projets collectifs. Chacun, à sa façon, a contribué à l’essor du haïku et continue aujourd’hui de le pratiquer : Vincent Hoarau a créé le premier groupe haïku sur un réseau social, Meriem Fresson a permis une redécouverte du haïbun grâce à ses recherches en littérature comparée à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, Soizic Michelot, après la réalisation de haïkus visuels (films et expositions), se consacre aujourd’hui à la méditation et à sa diffusion à travers livres et animations…

D'une fleur l'autre, Collectif de dix haïjins nés à partir de 1970, sous la direction de Lydia Padellec, Editions de la Lune Bleue.

Je reprendrai ici une partie de la préface que j’ai rédigée pour ce livre qui reflète bien l’apport et l’expérience cruciale du haïku dans nos vies, les influences et les découvertes, les règles plus ou moins respectées, l’ouverture à d’autres arts.

 

D’une fleur à l’autre
le papillon voyage
le cœur léger

 

« D’une fleur à l’autre », d’une génération à une autre, le haïku voyage avec la légèreté d’un papillon. Poème du quotidien, originaire du Japon, le haïku apparaît en France à la fin du XIXème siècle et la première publication française Au fil de l’eau date de 1905 : les trois auteurs, Paul-Louis Couchoud, Albert Poncin et André Faure n’ont pas trente ans quand ils entreprennent leur voyage en péniche pendant l’été 1903. Aujourd’hui, quel regard portent les jeunes auteurs sur cette forme poétique si particulière ?

Nés entre 1972 et 1984, les dix haïjins de cette anthologie vivent en France et ne sont jamais allés au Japon. Pourquoi un tel engouement ?

La rencontre avec le haïku est, pour beaucoup d’entre eux, liée au hasard : en flânant dans une bibliothèque ou une librairie, un titre de livre qui interpelle, la lecture du premier haïku et la révélation ! La découverte peut se faire aussi à travers une revue – Haïkaï d’André Duhaime (pour Jean-Baptiste), une rencontre avec un poète comme Paul de Maricourt ou isabel Asúnsolo (pour Loïc, Gwenaëlle et Rahmatou), un film « Sans soleil » de Chris Marker (pour Soizic), à travers la transmission d’une mère à sa fille (pour Cécile) ou d’une grand-mère à sa petite-fille (pour Meriem).

« Je suis d’emblée tombé amoureux de cette forme d’écriture simple et dépouillée » (Vincent), car il s’agit bien d’amour – amour de sa forme brève, amour de sa fulgurance, de son « esprit », de l’émotion qu’il suscite. Avant de pratiquer le haïku, certains écrivaient déjà  (poésie, nouvelles). L’apport de ce poème japonais dans leur écriture poétique a été primordial : l’influence des classiques tels que Bashô, Issa, Hosai, Chiyo Ni a été très formatrice, mais également celle de contemporains comme Damien Gabriels, Madoka Mayuzumi ou André Duhaime, et dans une autre mesure Jack Kerouac et Guillevic. D’une poésie hermétique, l’écriture du haïku ramène à la réalité et nous oblige à porter un regard plus attentif sur notre environnement et sur nous-mêmes, à nous replacer, en tant qu’être humain dans la nature, humblement. « Ecrire des haïkus, à la longue, transforme l’attitude du poète à l’égard du monde qui l’entoure. Ce n’est pas uniquement un exercice littéraire. C’est bien plus que ça. » (Vincent). « J’écris de la poésie depuis 2001 et le haïku a donc été, sans même le savoir, la forme qui m’a permis d’emprunter ce long chemin. Ma poésie s’en ressent encore aujourd’hui, même si je me suis éloigné de certaines règles pour tenter l’aventure d’un langage encore plus personnel. » (Stéphane). Pour d’autres, l’écriture n’est pas venue immédiatement : « J’ai attendu longtemps avant d’en écrire ; lorsque l’on aborde le haïku par l’étude, on se sent un peu écrasé par les modèles que l’on a lus et passer du côté de la création n’est pas si naturel. » (Meriem).  « J’étais  une  simple  lectrice. Bien  des  années après, des textes me sont venus spontanément dans cette forme. » (Soizic). 

 

Sous la pluie
j’apprends
le nom des fleurs

Soizic Michelot

*

Pressant le pas
à l’autre bout du chemin
la fin de l’été

Jean-Baptiste Pedini

 

Comme la poésie, il n’est pas toujours facile de définir le haïku : « il doit se ressentir, se vivre » (Rahmatou). « On capture un instant, une impression. On s’arrête sur un détail, sur une scène qui nous plaît ou sur une chose insolite qui aurait pu passer inaperçue. » (Cécile). Ces « petits riens » dont parle très justement Gwenaëlle. S’appuyant sur une citation de Gaston Bachelard « La poésie est une métaphysique instantanée », Stéphane montre que le haïku « nous entraîne vers une métaphysique à partir du brin d’herbe ».  Le haïku exprime une découverte personnelle, aussi instantanée qu’une photographie. Il est « un étonnement. Un étonnement de chaque instant. Il révèle l’extraordinaire dans l’ordinaire de nos vies, il lève le voile sur ce que nous ne savons plus voir. Il se saisit de l’instant présent pour en déceler sa part d’infini. » (Loïc).

Les étoiles
leur silence et le mien
si différents

Loïc Eréac

*

Esquisses –
user mes crayons
au grain de sa peau

Cécile Duteil

*

Ses côtes saillantes –
dessous, son ventre
de cinq mois

Rahmatou Sangotte

*

Dans l’évier blanc
torrent de cendres minuscules.
Débris de barbe.

Stéphane Bataillon

 

Concernant les règles qui régissent ce petit poème, tous s’accordent à dire que le fameux rythme 5/7/5 qui « a un sens dans l’histoire littéraire du Japon » (Meriem), n’est pas essentiel en français. « Je ne suis pas une spécialiste du japonais. Ce n’est pas ma langue, pas la façon dont j’ai appris à parler, à penser, à découper et interpréter le réel. Je ne peux pas voir le monde et écrire comme un japonais. » (Soizic). Certains haïjins, alors novices, ont débuté en respectant le 5/7/5 ; très vite, avec la pratique et l’expérience, ils s’en sont éloignés, car la recherche systématique de ce rythme pouvait « dénaturer le texte » (Jean-Baptiste).  « La forme du haïku doit être dictée par son contenu. » (Vincent). Le kigo, par contre, apparaît pour beaucoup indispensable car « il nous replace dans le cycle de la vie » (Loïc). « Qu’on le veuille ou non, il me semble que le haïku est indissociable de la nature et des saisons » (Gwenaëlle) Rahmatou souligne qu’elle aime« l’adapter à son environnement assez urbain, toujours dans un souci d’authenticité. »  Pour Vincent, « le kireji est un outil précieux. Il permet de donner de la densité et du souffle au haïku parce qu’il introduit du silence, de la perspective, de la suggestion et du non-dit. » La connaissance des règles peut être une bonne base pour écrire un haïku, mais c’est un art difficile : « le haïku s’affûte, s’aiguise, se travaille, se simplifie… Le plus important pour moi est d’en respecter l’esprit, l’exigence et la sincérité. » (Soizic).

Fukushima –
je pense à la fillette
en ciré jaune

Vincent Hoarau

*

Mâchouiller
la pointe des cheveux mouillés
j’aspire la mer

Gwenaëlle Laot

*

Hall d’immeuble glacé
mon nom collé
près du tien

Meriem Fresson

*

Vitre de train –
dans le sillage des gouttes
chemin de pensées

Lydia Padellec

 

Il est intéressant de signaler que huit des dix haïjins présents dans cette anthologie participent de manière occasionnelle ou régulière à un kukaï, échangent des haïkus via des blogs et des forums. Quelques uns animent des ateliers de haïku, aiment associer ce poème à d’autres arts comme l’art postal, le livre pauvre, la photographie (Gwenaëlle et Rahmatou), le film (Soizic). Les haïkus de ce livre sont accompagnés des gravures sur bois de l’artiste chinoise Limin Chen, rencontrée grâce à mon amie Eva-Maria Berg.

Avant de clore tout à fait cet article, je souhaiterais évoquer quelques haïjins talentueux qui auraient pu faire partie de ce collectif : Hélène Leclerc et Jimmy Poirier (Québec), Coralie Creuzet, Minh-Triet Pham et Hélène Duc, lauréate du prestigieux Prix Mainichi en 2012 et qui vient de nous quitter.

fin de journée
en un mouvement d’ailes
l’oiseau traverse le soleil

Hélène Leclerc, extrait de DUOS, 118 jeunes poètes

*

double absence
un ciel sans étoile
et ce lit si grand

Jimmy Poirier, extrait de Le bruit des couleurs (éditions David, 2014)

*

cache-cache avec ma fille –
une pâquerette
sous l’arbre centenaire

Coralie Creuzet, extrait de Mille soleils (éditions unicité, 2017)

*

transparents
le souffle de la brise de mer
ailes de libellule

Minh-Triet Pham, extrait de Reflet aveugle (éditions unicité, 2016)

*

solstice d’hiver –
j’emporte sous mes paupières
l’odeur des clémentines

*

libérée du gel
l’haleine du pissenlit
ennuage l’allée

 *

ma main ouverte –
une étoile dans le ciel
de la fourmilière

Hélène Duc, extraits du Silence de l’autre rive (éditions unicité, 2014)

**

Pour Hélène Duc, partie rejoindre les étoiles le 8 octobre 2020

 




Rossano Onano

Choix et présentation de Giancarlo Baroni ; traduction de Marilyne Bertoncini

 

Dans le numéro 57 du magazine «Vernice», l'écrivain Sandro Gros-Pietro consacre à Rossano Onano un souvenir affectueux qui commence ainsi :
«Rossano Onano laisse un vide infranchissable dans la poésie et la littérature italiennes».

Dans le numéro 57 du magazine «Vernice», l'écrivain Sandro Gros-Pietro consacre à Rossano Onano un souvenir affectueux qui commence ainsi : «Rossano Onano laisse un vide infranchissable dans la poésie et la littérature italiennes». Ce ne sont pas des paroles de circonstance, le vide est là et il est grand chez ceux qui l'ont connu et apprécié comme personne et comme poète ; une personne ouverte sur son prochain et à la fois réservée, capable d'écouter, un poète d'une qualité remarquable qui n'aime pas jouer et n'aspire pas à occuper le devant de la scène.

Son regard sur le monde est toujours inédit, oblique, latéral, participant mais sans être capturé et enchevêtré. Original, ironique, mais jamais, jamais indifférent, Onano préfère rester à distance quand il parle de douleur et de désespoir, comme cela est peut-être inévitable pour un écrivain qui travaille comme psychiatre.

L'un de ses recueils importants est intitulé Notes sur la proxémique (2002) ; « La « proxémie», écrit-il, «entendue comme la science des distances que l'homme place diversement entre lui et les autres, est avant tout une science de l'amour : seuls ceux qui sont loin, en fait, peuvent être désirés». Trouver la bonne distance entre soi, les autres et les choses dans la vie et dans l'écriture entre soi, les personnages, les histoires et les lieux est une question centrale. « Nous sommes face à un auteur caustique et affectueux », déclare Maria Grazia Lenisa. Parfois, les tons et les atmosphères ondulent et s'assombrissent, les histoires liées deviennent plus menaçantes, agressives, menaçantes. Mais la tragédie n'est qu'évoquée. L'élégance de l'écriture nous distrait du drame, l'ironie bienveillante, le rythme sinueux, ému mais jamais agité, qui entraîne parfois le lecteur dans une sorte de danse qui touche l'abîme sans y tomber. Maria Grazia Lenisa écrit dans la Préface du recueil Inventaire du motocycliste partant pour le Paris-Dakar (1990) : « Rossano Onano (...) articule sa poésie sur deux registres formels : le court qui capte l'éclat lyrique ironisé, celui qui se trouve plus dans une sorte de récitatif et narration ». Très habile dans la forme courte où il s'appuie sur un rythme musical persuasif et apaisant et une écriture transparente et mémorable, mais également habile à dilater les vers en leur donnant maintenant un aspect de narration fabuleuse maintenant d'essai en poésie. Nous avons choisi ici quelques-uns de ses courts textes poétiques, à la précision presque cristalline, dont il est le maître. Presque clair comme du cristal ! Car, nous rappelle l'auteur, expliquant le titre de son recueil anthologique Scaramazzo (2012), dont la traduction française serait « tarabiscoté » - comme les perles baroques (note de la traductrice) : «Scaramazzo, car il a des imperfections extraordinaires, bien plus intéressantes qu'une perle canoniquement parfaite. L'histoire est un collier de perles scaramazze ».

 

 

 

Poésies de Rossano Onano, choisies par Giancarlo Baroni, et traduites par Marilyne Bertoncini

 

Il movimento della vita è vario
come il rivo che ride sulla fonte
poi planando si strozza nell’estuario:
velocemente scorrono origàmi
di barche fatte in pagine di diario.

         (Minkowski: “La vita avanza da sola, e non sono gli avvenimenti che la fanno avanzare”)

 

 

Le mouvement de la vie varie
comme le ruisseau riant à la source
qui ralentit et s'étrangle à l'estuaire : 
véloces  glissent des origamis
de barques faites de pages d'agenda.

 (Minkowski : « La vie avance d’elle-même, et ce ne sont pas les événements qui la font avancer »)

 

 

Il mondo ha un cordone ombelicale
che invisibilmente sale
oltre l’ossigeno per filtrare
dalla sbigottita quiete universale
la comprensione del silenzio
l’irrazionale mistero dell’amare.

 

 

 

 

Forse la poesia più corrispondente
che sia possibile fare
sulla condizione esistenziale
dell’uomo è un immanente
punto interrogativo sopra un bianco
foglio di carta trasparente.

(da Gli umani accampamenti, 1985).

 

 

 

 

 

Peccato che la storia universale
nel collettivo eterno divenire
ci lasci l’incombenza individuale
della formalità di morire.

 

 

 

*

Dare forma al Silenzio nostra antica
irrevocata vocazione.

 

 

 

*

La vita è soprattutto un informale
quadro di Mondrian dove il rosso acceso
si affronta con il bianco dell’attesa.
In mezzo corre una bandetta nera.

 

 

 

*

Io sono un angelo paradossale
distratto dall’umano ma trafitto
sopra la croce di una cattedrale.

 

 

*

 

Io prego quanti mi conoscono
di non lasciarmi partire
potrei piangere come un angelo
che ha voglia di morire.

Sappiate che quando mi apparto
in realtà voglio dire
che cerco la strada più comoda
per farvi un poco soffrire.

 

 

*

L’amore di mia madre s’accontenta
dell’analoga voce di mio figlio
che chiama nonna quando s’addormenta.

 

 

 

*

Le nostre mani noi vorremmo avere
nell’aria del mattino abbandonate.

 

 

 

*

Mi si associano compagni di viaggio
per nulla cerimoniosi. Caproni
stesso avrebbe poco da dire. Ad ogni
stazione si diradano gli uomini
che mi hanno accompagnato. Si difforma
nel particolare l’allegoria.
Il controllore non è mai passato.

(da L’incombenza individuale, Forum/quinta Generazione, 1987)

 

 

 

 

*

Io che cerco l’uccellino del freddo, da scaldare
nella tasca interna della giubba a sinistra, e sfido
i rovi. Lui che si libera in pianura, fascinato
dall’iride losco delle canne appostate, dai
cacciatori che puntano l’umido, la polenta.

(da Inventario del motociclista in partenza per la Parigi – Dakar, Edizioni Tracce, 1990)

 

 

*

Quando irrompe il nano della pallacanestro, i giganti
si guardano intorno sgomentati, soffrono il minuto
palleggio frenetico, si inibiscono. Inducono argomentazioni
capziose, lo interdicono da tutte le squadre del regno.

(da Le ancora chiuse figlie marinaie, 1994)

 

*

Possediamo un senso romanico della misura
e lunghe nicchie d’ombra ed una barocca paura.

(da Il senso romanico della misura, Edizioni Tracce, 1996)

 

 

*

E` lontano il tempo, è oggi lontano
da speranza oppure da nostalgia,
quando a me che mi amo scrivo cari
saluti, a presto, quando sono via.

(da Appunti ragionati di prossemica, Book Editore, 2002)

 

 

*

Palazzo di Giustizia, istruttoria

 Mi avvalgo della facoltà di rispondere
dice l’imputato, inutilmente.
L’aula è spoglia di mobili, vasta
e vuota, anche il giudice è assente.

(da Ammuina, Genesi Editrice, 2009)

 

 

 

*

Sei partita quando ero lontano, senza salutare
Anche Maura è accorsa subito, pensava di trattenerti.
Io sapevo che non era possibile chiamarti a voce alta.
Neppure tenere un lembo chiaro della tua veste.
Noi che siamo i tuoi figli abbiamo aperto la porta bianca.
Sappiamo che tu non volevi vederci piangere.

(da Scaramazzo, Genesi Editrice, 2012)

 

*

Il sandalo regale ha l’infradito
Ramesse a filo d’oro l’ha cucito.

Ramesse l’ha calzato alla sua sposa
nell’arca d’oro la donna riposa.

(Il sandalo di Nefertari, 2016)

 

 

Le monde a un  cordon ombilical
qui s'élève invisible
par delà l'oxygène pour filtrer
de la stupéfaite paix universelle
la compréhension du silence
l'irrationnel mystère d'aimer

 

 

 

 

Peut-être que la poésie la plus proche
qu'on puisse faire
sur la condition existentielle
de l'homme serait un immanent
point d'interrogation sur le blanc
d'une page transparente.

 

 

 

 

 

Dommage que l'histoire universelle
dans l'éternel devenir collectif
nous laisse la corvée individuelle
de la formalité de mourir.

 

 

 

Donner forme au Silence notre antique
et non abrogée vocation.

 

 

 

La vie est avant tout un tableau
abstrait de Mondrian où s'afrontent
le rouge vif et le blanc de l'attente.
Entre les deux court une bandelette noire.

 

 

 

Je suis un ange paradoxal 
soustrait à l'humain mais transpercé
sur la croix d'une cathédrale

 

 

 

Je prie tous ceux qui me connaissent
de ne pas me laisser partir
je pourrais pleurer comme un ange
qui désire la mort.

 Sachez que lorsque je m'isole
en réalité je veux dire
que je cherche le moyen le plus simple
pour vous faire souffrir un peu.

 

 

L'amour de ma mère se contente
de de la voix similaire de mon fils
qui appelle mamie en s'endormant.

 

 

 

Nos mains nous voudrions les avoir
dans l'air matinal abandonnées.

 

 

 

S'associent à moi des compagnons de route
en rien cérémonieux. Caproni
lui-même aurait peu à dire. A chaque 
arrêt se raréfient les hommes
qui m'ont accompagné. S'altère
dans les détails l'allégorie.
Le contrôleur n'est jamais passé.

 

 

 

 

 

Je cherche l'oiselet du froid, à protéger
dans la poche intérieure gauche de ma veste, défiant
les ronces. Et lui se libère dans la plaine, fasciné
par l'iris louche des roseaux postés, des 
chasseurs qui visent le ragoût, la polenta.

 

 

 

 

 

Quand au basket surgit le nain, les géants
regardent autour d'eux, consternés, il subissent le minuscule
dribble frénétique, qui les inhibe. Ils engagent des discussions
spécieuses, le font interdire dans toutes les équipes du royaume.

 

 

 

 

 Nous possédons un sens roman de la mesure
et de profondes niches d'ombre et une peur baroque.

 

 

 

Il est loin, le temps, et aujourd'hui est loin

de l'espérance ou de la nostalgie, 
quant à moi qui m'aime j'écris de cordiaux
saluts, à bientôt, quand je voyage.

 

 

Palais de Justice, instruction

 Je me prévaut du droit de réponse
dit l'accusé, en vain
La salle est dépourvue de meubles, vaste
et vide, même le juge est absent.

 

 

 

Tu es partie quand j'étais loin, sans dire au revoir
Même Maura s'est précipitée, elle pensait te retenir.
Je savais qu'il n'était pas possible de t'appeler à voix haute.
Ni même de tenir un pan de ta robe claire.
Nous, tes enfants, avons ouvert la porte blanche.
Nous savons que tu ne voulais pas nous voir pleurer.

 

 

 

 

La sandale royale a une bride
Ramsès l'a cousue d'un fil d'or.

Ramsés en a chaussé son épouse




Adige Batur, Anneme Mektup (Lettre à maman)

Présenté et traduit par Rime Hanane Abdalli.

Ce poème  traduit du turc, a été écrit pour la mère décédée du poète. Elle souffrait de la maladie d'Alzheimer, a commencé à oublier les mots trois ans avant sa mort, puis a complètement perdu sa capacité de parler... Le poète a établi une communication silencieuse avec elle pendant sa maladie. Avec cette communication, les rôles de la mère et du fils se sont inversés. Ce poème exprime tous ces sentiments.

Le mot Sureyya au début du poème est le nom de la mère du poète, la première chaîne fait référence à un texte familier aux musulmans du Moyen-Orient.

 

 

 

 

Tu es une lampe de Surayya                                          Ramak : dernier regard, dernier symptôme 

 

Tu attends à l’entrée de la plaine verte.

Fenêtres ouvertes, 

Ils te disent de regarder.

Un seul pas, 

Un seuil.

Tu penses que la route est finie

C’est comme la fin d’une rime

--------

Tu vas bientôt commencer une prière

Plus de peur pour toi, plus de chagrin

Plus d’agitation de l’hiver, plus de traces de printemps 

---------

Quand as-tu mangé ton dernier pain ? 

Tu avais des mots, ou est ce que tu les as laissés ? 

Il y a une photo laissée dans ton sac : ta mère.

Celle que tu n’as jamais oubliée 

Et une prière de ton grand père le cheikh

Un rendez-vous d’hôpital sur un bout de papier vert 

Un mouchoir

----

Je me dis que, 

Ta porte va s’ouvrir doucement 

Comme tu montes les escaliers 

Avant tes mains blanches souriaient à travers la porte

Même quand tu oublies petit à petit, tes doigts nous reconnaitront

Parce que tes mains nous connaissent 

----------

Tu ne te souviens pas de qui je suis

Mais tu ne peux pas oublier que tu m’aimes

Que je t’aime 

Une paire de pantoufle devant la porte, 

Maman, 

Je suis venu. 

 

 

 

Adige Batur'un "Anneme Mektup" ismini verdiği şiir, Alandayız'ın 01 plakalı sayısında yayımlanmıştır. Le poème d'Adige Batur intitulé "Une lettre à ma mère" (publié dans la planche 01 d'Alandayız).

Présentation de l’auteur




Panpoésie

La pandémie de Covid 19 relève de la tragédie. J’emploie ce mot au sens premier de la Grèce antique qui évoque une situation dans laquelle l’homme prend douloureusement conscience d’un destin individuel ou collectif, d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature, sa condition même.

La pandémie est un événement mondial qui, dans un renversement historique inattendu, fragilise la mondialisation elle-même, de façon provisoire sans doute car le capitalisme et sa pensée semblent intacts. Elle comporte des éléments propres au tragique : pragma (fait), tyché (hasard), telos (issue), apodeston (surprise), drama (action)…

Il me revient la première phrase de L’écriture du désastre (1980) du romancier, critique et philosophe Maurice Blanchot (1907-2003) : « Le désastre ruine tout en laissant tout en l’état ». Le désastre, source d’inspiration, peut être aussi expiration, c’est-à-dire anéantissement visible ou destruction invisible.

Maurice Blanchot lu par Augustin Nancy : "Je suis suspect".

Le mot « désastre » et le mot « désir » ont une origine étymologique très proche, en rapport avec l’astre faste ou néfaste. Le désir, qui est l’expression d’un manque, a la dimension d’une quête. Au désir du désastre répond le désastre du désir. Le désir lutte avec l’ordre du réel pour transfigurer la réalité alors que le désastre lutte avec la réalité pour transfigurer l’ordre du réel. Cette opposition est centrale, déterminante, obsédante dans les œuvres de nombreux poètes, dont Paul Celan est le plus représentatif. Expression du désir et du désastre, l’œuvre poétique n’exclut ni la souffrance ni l’espoir.

 

Christian Prigent, Ecrire la poésie (2/5) : habiter en poète. Les Chemins de la connaissance Émission diffusée sur France Culture le 08.03.2005. Par Jacques Munier et Christine Berlamont.

La crise que nous subissons place les hommes à une bifurcation où ils doivent choisir une voie. Krisis, en grec, est le moment décisif, celui de la décision, du jugement. La voie poétique est la plus lumineuse. Source de création, elle devient le signe lisible et la voix haute d’un refus des ténèbres qui ouvriraient la porte au désespoir. Je la choisis sans hésiter.

Le poète peut, selon moi, concevoir un « chaosmos », pour reprendre le mot-valise de James Joyce (1882-1941) dans Finnegans Wake. Commencé en 1922 et terminé seulement en 1939, il s’agit du dernier livre publié par l’écrivain irlandais. Il clôt le cycle joycien et propose une écriture de la métamorphose permanente qui ouvre à une vision nouvelle du monde et de la littérature. Le « chaosmos » exprime, dans un paradoxe troublant, à la fois le chaos et le monde ordonné – kosmos en grec signifie « ordre de l’univers ». Il pourrait être compris comme une tentative de composition du chaos face à un anti-monde où se rétractent les libertés, se crispent les esprits, se masquent les visages, s’éteignent les regards.

James Joyce lisant Finnegans Wake.

 

« C’est en poète que l’être humain habite cette terre » écrit Friedrich Hölderlin. Mettre en mots le tragique de la pandémie, c’est faire entendre les voix des hommes qui bâtissent et habitent le monde, c’est dire leur destin au prisme du présent. C’est pourquoi je propose de revenir à l’étymologie grecque de pandémie : pan (tout) – démie (de démos, le peuple). Face à une pandémie à combattre s’affirme la pan/poésie/démie que je nommerais plus simplement : panpoésie. La poésie devient alors le tout, pour tous. Elle remplace les maux par les mots.

Un lecteur malicieux entendrait dans panpoésie l’interjection « pan » qui transcrit un bruit sec, une détonation. Pourquoi pas ? Le mot juste est parfois un claquement de langue ! Un autre lecteur penserait au dieu Pan de la mythologie grecque. S’il fallait associer celui-ci à la panpoésie, ce serait en se souvenant qu’il intimida les Titans en guerre contre les dieux olympiens grâce à sa voix et aux bruits amplifiés par une conque. Si Pan pouvait provoquer la terreur – d’où le mot « panique » qu’invente Rabelais dans son Gargantua en 1534) –, il serait utile pour combattre le coronavirus !

On peut, comme Philoctète, disposer des flèches d'Héraclès et ne pas savoir guérir son propre mal. En reconnaissant leur impuissance, les hommes sauraient s’en remettre à la puissance de la poésie. En ce temps tragique que nous traversons, ce « langage dans le langage » comme l’écrit Paul Valéry, est la plus belle et la plus universelle des nécessités.

J’écoute à présent la cantate profane Geschwinde, geschwinde, ihr wirbelnden Winde de Jean-Sébastien Bach (1729, BWV 201), dont le thème est la lutte mythique entre Phébus (Apollon) et Pan ; et c’est en panpoète, les yeux grand ouverts, que je choisis d’écrire.

 

Jean-Sébastien Bach, Cantate BWV 201, Geschwinde, ihr wirbelnden Winde.

Image de une : Doïna Vieru, Ré-écriture du désastre.




Ionuț Caragea, J’habite la maison aux fenêtres fermées

Ionuț Caragea, est un écrivain, poète et essayiste roumain. Il est l'une des figures importantes  de la génération poétique de l’an 2000, et un des écrivains roumains les plus originaux. Il a vécu à Montréal de 2003 à 2011.

Il fonde, le 16 juillet 2008, avec le poète Adrian Erbiceanu, l’Association des Écrivains de Langue Roumaine du Québec et les éditions ASLRQ. Il est également connu en France, où il a publié plusieurs livres traduits ou écrits directement en français. Il est membre de La Société des poètes et artistes de France. Ionut Caragea a été récompensé à deux reprises par la Société des Poètes Français. Mon amour abyssal a reçu le prix "François-Victor Hugo 2018" et J'habite la maison aux fenêtres fermées a remporté le prix "Mompezat 2019".

 

Certificat de renaissance

j’ignore ce qu’on trouve au-delà
ainsi que derrière le ciel
je regarde la lune
ce mystérieux miroir
dans lequel l’humanité
cherche son visage imperceptible
cette île de lumière
entourée d’un océan de nuit
cette fleur dont les pétales
furent arrachés
par certains dieux en délire
cette pièce qui refuse
de tomber dans le creux de nos mains
quand nous prions les yeux fermés
au croisement de nos rêves cinglés
ce fruit défendu
portant toujours la morsure
qui nous bannit du Paradis

oui, je vous le dis
j’ignore ce qu’on trouve au-delà
mais je peux imaginer
une éternité où il fait bon vivre
une éternité où naîtront les mots
pour me tenir compagnie

d’ici là
j’exhume mes vieux souvenirs
et les croque tel un chien affamé
tout en espérant ne pas m’étouffer
de ma propre enfance
et me retrouver sans ombre

car l’ombre
est la seule qui valida
mon certificat de renaissance
quand plus personne ne croyait en moi
quand le temps cheminait tel un ver
dans mon coeur mûri d’amour
quand mon esprit se mettait au carré
pour me convertir en poème

 

 

Extrait du recueil Mon amour abyssal traduit et lu par Amalia Achard.

 

Le trousseau

je traîne après moi une ombre
un trousseau débordant de pensées
venues du monde où je vivais
avant que je m’incarne

le vol m’est impossible
car le trousseau pèse lourd
tout ce que je peux faire c’est enlever
une par une les pensées
qui deviennent mots
ainsi j’arrive à avancer
un pas, un petit pas à la fois

je m’efforce encore et encore
pour enlever toutes mes pensées
que je sois léger tel un oiseau
toutefois le trousseau reste pesant
et je crie d’impuissance:

n’était-ce assez d’être Sisyphe
poussant son coeur
en haut de la colline ?
pourquoi faut-il encore traîner
ce trousseau débordant de pensées ?

dans sa langue
l’oiseau me répond :

comme j’aimerais moi aussi
être un ange !
mais quand mes ailes
me portent trop haut
hélas, je perds mes plumes
mes yeux se font de glace
et je perds mon souffle

pendant que toi au moins
tu peux écrire de mes plumes
toi au moins tu peux voir
au-delà des nuages…

 

 

 

Citate din antologia de poeme, citate si aforisme "In asteptarea pasarii", editura eLiteratura, Bucuresti, 2015. Poème tiré d'En attendant l'oiseau, paru aux élidions Eliteratura, Bucarest, 2015.

 

Armées silencieuses

mon ombre m’espionne à chaque pas
pour rendre son rapport à la Mort
mais moi je fais semblant
d’être calme et obéissant
je regarde les croix qui ne sont autres
qu’emplâtres sur la face de la Terre
et je dis : ça me va, Madame la Mort,
ça me va !

le Temps avale avide
les battements de mon coeur
il me laisse comme pourboire
quelques souvenirs
juste quelques petits souvenirs
et je dis : ça me va, Monsieur le Temps,
ça me va !

heureux et triste à la fois
car je suis encore
une dispersion de la lumière
dans une goutte de sang
je fais ma prière
et je dis : ça me va, Madame la Vie,
ça me va !

je fais semblant
d’être calme et obéissant
mais le soir
ayant l’air d’un rêveur
j’écris
et les mots s’alignent
comme des armées silencieuses
sur la feuille de papier
combattant la fatalité

 

Ionut Caragea, Dans un carrefour de rêves.

 

Statue de marbre

mon existence
une symbiose
entre deux mondes
et le temps un serpent
qui part vers l’inconnu
abandonnant sa chemise
dans ma tête

mes mots dessinent
l’architecture parfaite
d’une renaissance
mais moi, têtu comme un âne
je déchire la feuille de papier
en attendant
l’apocalypse de l’amour

les mots mordent encore
dans ma chair
de leurs dents acérées
mais moi, comme
une statue de marbre
j’attends qu’une hirondelle
vienne cueillir mes larmes

 

 

Abandonné, un poème extrait du recueil Mon amour abyssal. Traduction et lecture d'Amalia Achard

 

Un tas de métaphores

même si le sens de la vie
n’est qu’un souvenir pendu
à la ficelle d’une forte illusion
ou une pluie qui tombe sans clémence
sur les ombres nichées
dans la poitrine de l’herbe

même si la guerre des esprits étroits
frappe à la porte de mon coeur
et je suis obligé de plier mes ailes
au lieu de survoler les vastes étendues
de terres et de mers

même si l’obscurité piétine de ses sabots
la fondation des rêves
et seule la joie de la mer
reste la pluie d’étoiles filantes

même si la lune est une larme glacée
sur la face de la nuit
et si les pics des montagnes enneigées
ne peuvent pas tremper leurs pointes
dans l’encre du ciel
pour réécrire l’histoire du monde

même si je suis qui je suis
un être ordinaire dans la foule

je ris toujours face à la mort
en lui offrant un tas de métaphores

 

Ionuţ Caragea - Poeme din volumul Mesaj către ultimul om de pe Pământ. Ionuţ Caragea - Poèmes du volume Message au dernier homme sur Terre

 

Le monument du silence

je lis des silences
pour écrire des mots
je lis des mots
pour approfondir les silences

pour le reste,
beaucoup de bruit existentiel
que le coeur cherche
à transposer en musique
et des myriades de larmes
que je partage avec les gens
au pique-nique de nos âmes
dans l’allée des questions
sans réponse

je lis des silences
sur le visage des étoiles
sur les lèvres des ombres
dans les yeux pétrifiés des croix
et dans les mains
qui me caressent en rêve

je lis des silences
pour m’emmurer en silence
être le monument érigé
en l’honneur de celui qui règne
sur les dimensions
des silences absolus

je lis des silences
j’agonise et meurs en leurs seins
pour renaître en silence
et prier ceux
qui m’ont souri
dans les icônes de la solitude

je lis des silences
pour écrire des mots
je lis des mots
pour approfondir les silences

 

Ionut Caragea, Voyage, voyage.

 

Oeuvre inachevée

si je pouvais choisir
ne serait-ce qu’un seul
de tous les rêves
que j’ai fait jusqu’ici
j’opterais pour la vie…

…cette chanson à laquelle
j’ajouterais les battements
de mon coeur

…cette statue de sel
sculptée par mes pleurs
déshydratés

…cette poésie où mes vers
comblent le vide laissé
par le départ des êtres chers

…cette peinture à laquelle
j’ajoute une tache de sang
et laisse comme héritage
ma signature en croix

 

 

La roulette rousse

quand l’amour te frappe
tel un boomerang sur la tête
avant que tu espères prendre
l’oiseau au vol

quand l’amour est un carrefour
à sens giratoire et tu tournes
autour du même coeur
perdant toutes tes larmes

quand l’amour est une guillotine ailée
et toi, l’oisillon quittant le nid du coeur
pour s’écraser sur la roche noire du néant

quand l’amour est l’illusion
d’une fleur à laquelle tu as arraché
tous les pétales avec tes pensées négatives
alors qu’en fait elle ne s’était
même pas épanouie

quand l’amour est une série infinie de questions
et toi, un acteur de cirque qui exerce
l’équilibre de la vie
sur le fil d’un rêve impossible

quand l’amour est un feu couvant sous la cendre
où tu jettes de temps à autre un espoir
telle une bûche pourrie

quand l’amour est une fata morgana
dans un désert charnel
et toi, un errant qui navigue tel Achab
sur l’océan sans rivage
pour enfoncer ton harpon
profondément dans le coeur de la
blanche vérité

quand l’amour est une situation sans issue
du coma profond appelé vie

quand l’amour est un poème sans fin
qui attend telle une balle chargée
de parfum d’immortelles

que tu joues la roulette rousse
dans la maison aux fenêtres fermées

 

 

Ionuț Caragea, Armée silencieuse, extrait de « J’habite la maison aux fenêtres fermées » Slam, musique et collages : Thierry Moral.

 

Poème dans l’antichambre obscure

certains poèmes
resteront des foetus
dans l’antichambre obscure
sans recevoir leur baptême sur la page en pleurs
sans nous regarder tout droit
dans les yeux

un poème non-né
est un murmure qui reste sans voix
dans une forêt de pensées
une étincelle éteinte
dans l’infini de l’obscurité
c’est un rêve ayant perdu ses ailes
avant même qu’il apprenne
le vol de l’accomplissement

où sombrent-ils, ces poèmes non-nés ?
quelle est leur demeure, le ciel ou la terre ?
reviendront-ils nous plonger dans la joie ?

j’attrape de ma main fébrile le stylo
et je reste aux aguets d’un murmure
d’une étincelle
d’un rêve aux yeux ouverts
le rebelle reste impassible
à l’appel de mon désir

j’ouvre un livre
je lis d’autres vers
quand soudain
tel un enfant jaloux
le poème à naître se révèle
dans toute sa splendeur
en me suppliant :

je suis à toi
écris-moi
ne réfléchis pas longuement !

parent compréhensif
je cède à sa prière
et mon poème non-né
devient le nouveau-né –
poème charmant tant de lecteurs !

 

Extraits de J’habite la maison aux fenêtres fermées, ed. Stellamaris, Brest, France, 2019.

Présentation de l’auteur