MARIO MARTÍN GIJÓN, Poésie/prisme et passion de traduire suivi de Poèmes de Des en canto,

L'auteur espagnol Mario Martín Gijón est le créateur d'une œuvre fascinante, qui dans sa construction  kaléidoscopique puise dans les possibilités poétiques du langage de façon novatrice. Ses poèmes proposent ainsi de multiples lectures à partir d'un jeu de mots-gigognes qui est aussi une profonde réflexion sur la morphologie, la phonétique et la sémantique, produisant ainsi une mise en abîme du langage qui prend de ce fait une dimension évocatrice démultipliée.

Le traducteur que je suis se voit confronté à de multiples défis, qui font appel plus que jamais aux rapports entre les langues et à leurs valeurs poétiques intrinsèques : on se retrouve parfois devant des prismes qui élargissent le champ des possibilités dans la version finale, et qui me font réfléchir quant aux choix dont je dispose pour trouver un équilibre entre la fidélité et l'humilité nécessaires pour respecter le travail de l'auteur et une incitation passionnante à élargir les significations.

C'est, à la base, le travail quotidien d'un traducteur : opérer des choix tout en restant au service du créateur de l’œuvre. Mais il s'agit ici bien plus que d'un exercice d'école : même si la traduction entre deux langues latines peut sembler plus aisée qu'entre deux langues dont les structures syntaxiques sont éloignées, la point essentiel consiste à se sortir des suggestions multiples des poèmes par des trouvailles qui doivent être, comme je viens de l'évoquer, une projection lumineuse dégagée par la langue originale à travers la traduction.

 

Mario Martin Gijon, Des en canto, RIL editores, 2019.

Prenons comme exemple le poème « ruego ». Le jeu des mots poétique, la double lecture, consiste à voir le mot « ruego », c'est-à-dire « prière » et les italiques qui apportent une dimension personnelle à travers le terme « ego ». Il est évident que « prière » enlève toute dimension évocatrice. Le jeu peut consister à trouver des correspondances phonétiques (prière, prie-hier, pri-erre, etc...), mais on se rend compte aisément que ce parallèle est trop simple et dépourvu de la dimension égocentrique du titre en espagnol. Nous pouvons essayer de faire la même chose avec « ego » : égaux, moi, émoi, je, jeu... et la liste peut continuer, en rappelant une nouvelle fois que le travail de la traduction consiste à faire des recherches entre les significations profondes des langues, dans un jeu d'échos qui s'avère parfois bouleversant. Ici, cette recherche axée sur la phonétique ne fonctionne pas, rendant une version toujours plate du titre : on doit alors partir des considérations sémantiques, à travers des synonymes : imploration, instance, requête... rien ne me semblait pertinent. On mélange alors, tel que le fait l'auteur, le jeu phonétique et sémantique : à la sonorité en « o » du mot ego, on ajoute.... oraison, pour un résultat en français, « egoraison », qui cette fois prend tout son sens.

Cette méthode peut fonctionner aussi pour traduire des vers comme

 

cárcel

            es

               tial 

 

C'est-à-dire un point de rencontre entre « cárcel », prison, et « celestial » céleste. Dans son rôle de double démiurge, poète et linguiste, Mario Martín isole ici les phonèmes « e » et « s » à la partie centrale du mot « celEStial » , ne correspondant à aucune syllabe, pour qu 'on puisse comprendre la comparaison à travers l'isolement du verbe « es »  (la cárcel es celestial ), donc la prison est céleste : à partir de cette idée, le choix de traduction consiste à proposer un néologisme, « ciellule de prison », qui semble répondre à cette double idée. 

Il est évident que cette façon de faire ne peut pas être pertinente à chaque fois. Opérer des choix, tel qu'on l'a suggéré, reste essentiel. Un exemple flagrant se trouve dans le poème « dedicálogo », qui établit la construction anaphorique suivante :

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

que des gracias

a quien te hizo sufrir 

etc.

 

En espagnol la lecture est déjà multiple : « des » est le subjonctif du verbe « dar », donner. Il peut s'agir à une incitation à l'offrande : « il faut que tu donnes... ». Il peut aussi, mais cette fois dans un nouveau jeu verbal, correspondre au préfixe négatif « des » (le français dé-), mais en sachant que l'étymologie de certains mots ne semble pas évoquer ce préfixe : « despecho » signifie « dépit », par exemple  et vient de despectus, proprement « action de regarder de haut en bas » . De même « desprecio » signifie « mépris », mais la création de l'auteur en deux mots, « des precio » pourrait signifier « que tu donnes, que tu mettes un prix ». Une fois qu 'on a compris cette structure, la traduction s'avère problématique, car on ne pourrait pas à chaque fois commencer les vers par « que tu fasses ceci ou cela » : le vers « que des gracias » mélange la desgracia, le malheur, et le fait de « dar gracias ».

Traduire, de notre point de vue, n'est pas trahir, mais plutôt choisir. Illustrons donc notre choix par la traduction des deux derniers vers de cet extrait : nous proposons

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

 

De cette façon, nous nous adaptons à l'utilisation des parenthèses par l'auteur, qui crée à chaque fois une double lecture. De même, nous restons dans un champ lexical proche à « remercier » : la reconnaissance, et de plus, la parenthèse nous permet de préserver le prisme en gardant la possibilité de deux lectures : que ta connaissance... ou que ta reconnaissance aille... ce qui ouvre la porte aux interprétations du signifiant poétique.

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples pour illustrer cette création. Dans nos conversations avec l'auteur, nous avons aussi fait le choix commun -Mario Martín parlant très bien le français- de ne pas compliquer excessivement la lecture de la version avec la multiplication de parenthèses et de crochets qui auraient provoqué des possibilités difficiles à cerner, pour rendre plutôt parfois la traduction plus « lisible » que l'original. Tout ceci dans le but, espérons-le de (ré)créer un poème, toujours sur la base du respect du texte original.

En guise de mode d'emploi pour la lecture en français, prenons l'exemple de ces poèmes

 

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

qui peut être lu de la façon suivante

 

 je crie (ou je crible) un livre

qui est déjà écrit (ou: qui est déjà cri)

il m'empêche d'y parvenir (ou “il m'empêche de partir”)

 

 

ou encore, nous pouvons lire aussi les mots en italique d'un autre poème :

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

C'est-à-dire : saveur du jour (ou savoir du jour ) (ou du journal) altéré, par toi même touché.

Pour nous ce travail a été passionnant, car il correspond entièrement à notre vision de la création poétique, axée sur les possibilités infinies du langage. Nous espérons que la lecture des poèmes de Mario Martín Gijón vous procurera autant de plaisir qu'à nous : la poésie, plus que jamais, est ici un jeu de correspondances entre les mots et le monde.

 

MARIO MARTÍN GIJÓN

Poèmes de “Des en canto” (RIL editores, 2019)

Traduction par Miguel Ángel Real

 

 

dedicálogo

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

 

que des gracias

a quien te hizo sufrir

que des cartas

a quien sepa ju(z)gar

 

que des dicha

a quien guardó silencio

que des nudos

para seguir atados

que des en tu mecer

el cuerpo sobre un abismo                                              

 

que des en más cara

vida que esta

que des en canto

de lo perdido

 

 

 

 

 

 

dédicalogue

 

que tu (t')abandonnes

(sous) ton ombre

que tu (mé)prises

ce que tu as

que tu (dé)daignes

l'adversité

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

que tu (dé)mines

celui qui j(ou/ug)era

 

que ton (bon)heur[e]

soit pour celui qui a gardé le silence

que tu me (re)noues

pour rester attachés

que tu (dég)ourdisses

le corps sur un abîme

 

que tu par(s)viennes

à une vie plus chère

que tu des en chantes

ce qu'on a perdu

 

 

Rendicion, Mario Martin Gijon.

 

de c(e/i)sión en

                        c(e/i)sión

dec(e/i)d(e/i)mos    

 

 

de (s/c)ession en

                                   (s/c)ession 

nous déc(é/i)dons

 

como un árbol

sin c(o/e)rteza(s)

te humed(e/i)ces

                             mejor 

 

comme un arbre

sans [é]cor(ps)[ce]

ton humi(l/d)ité

                        grandit

 

Tratado de entrañeza, Mario Martin Gilon.

 

sab(e/o)r

               del tiempo

                                em

                                     atado

(con) tus propias (á)manos     

 

 

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

el p(a/e)so del tiempo

es poso

            en el (p/b)eso  

 

           *

(es)cribo un libro

ya es(c/g)rito

que no me deja (o/hu)ir 

 

                *

nos a(r)mamos

(con/de) paciencia

oculta de silencio

para el (j/f)uego

en que ard(ec)imos

(de/la) verdad          

 

le temps qui (p/l)asse

est le/la marc(que)

            que l'on a ét(r)einte

 

                    ∗

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

                    ∗

nous nous a(r/i)mons

(de/avec) pa(t/sc)ience

occulte de silence

pour le (j/f)eu

où nous avons (brû/par)lé

(de/la) vérité              

 

Latidos y desplantes, Mario Martin Gijon.

 

cárcel

            es

                tial

 

en la que vivo

                        y

 

entre paredes

                        car

                             miento

                                        do                        

 

lo que fui

 

 

 

 

ciellule

            de

                 prison

 

où je demeur(e/s)

                        et

 

entre deux parois

                            ouffr

                                   ance

                                               que

je fus

 

CONTINUIDAD Y RUPTURA EN LA POESÍA ESPAÑOLA ACTUAL, Mesa redonda con los poetas, Javier Pérez Walias, Eduardo Moga y Mario Martín Gijón. Modera el escritor Iván Sánchez. Asociación Cultural Caleidoscopio A.C.C. - CONTINUITÉ ET RUPTURE DANS LA POÉSIE ESPAGNOLE ACTUELLE, Table ronde avec les poètes Javier Pérez Walias, Eduardo Moga et Mario Martín Gijón. Le modérateur est l'écrivain Iván Sánchez. Association culturelle Caleidoscopio A.C.C.

 

ruego

 

in

    ti(')

      mi(')   

            dad

                  nos 

 

                    *

definición

 

ceniza que nace de tu cuerpo

                                                    ema 

 

 

(eg)oraison

 

in

            t(o)i

                        m(o)i

                                   dez

                                               nous

 

                    ∗

finition

 

cendre qui naît de ton corps

                                             aume

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil.

Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).

Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.

La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a-t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.

Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ». 
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.

Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité. 

 

The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)

We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.

I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.

I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.

Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.

Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.

 

Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.

Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?

Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.

Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.

“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.

We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.

Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.

Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.

 

Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)

Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.

Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.

Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.

Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.

Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.

Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ? 

Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.

Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.  

« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici. 

Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.

Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol. 
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1

 

 

Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :

Buying Thread

The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.

Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.

You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?

Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?

 

 

 

Acheter du fil 

La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.

D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.

Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?

Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ? 
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?

 

 

 

A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !

 

Note

 

1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) - ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).

Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.

Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70. 

Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S'a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.

Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré

Big Foot (Si Tanka), 1826-1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.

Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.

Cikala : petit ou petite en langue Lakota

Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.

 

 

Présentation de l’auteur




Du mystère orphique, suivi de La Beauté Eurydice, Chant III

Cette publication ainsi que celle des poèmes d’Angelo Tonelli étaient destinés à être des interventions prévues au sein du Festival annuel de Poésie de Solliès-Pont. Ce travail démontre combien nombre de ceux qui défendent et illustrent la Poésie avaient préparé les nombreuses manifestations qui auraient dû avoir lieu. Malheureusement, tout comme le Marché de la Poésie de Paris, cette rencontre annuelle a fait l’objet d’un arrêté préfectoral et a été annulée au dernier moment. Nous avons donc voulu honorer le travail de son organisateur Georges de Rivas, et de tous ceux qui avaient prévu de venir pour certains de très loin, pour montrer combien est vive la Poésie et porter sa parole, comme nous tentons de le faire ici.

 

I Du mystère d'Amour à la présence du Logos

Si en l'origine était le verbe, la poésie est par essence le chant orphique et la lyre son signe emblématique. Baudelaire l'a défini ainsi : « Tout poète lyrique en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l' Eden.» Orphée et Eurydice liés l'un à l'autre comme la parole au silence attestent qu'il n'est d'histoire que de l'âme en quête d'harmonie et de lumière-amour. Par Eurydice se révèle le sens mystique de l'âme qui est le sens du silence, et Orphée s'ouvre par là même à la beauté, à l'effusion et à la grâce d'un chant inouï subsumant la douleur de sa descente aux Enfers.

Eurydice, recluse dans les closeries de son silence éveille l’ouïe intérieure du poète inspiré par son absence.  Ainsi Orphée va-t-il enchanter les Furies en devenant le témoin auditif et extasié de l'harmonie retrouvée du monde.

Eurydice, recluse dans les closeries de son silence éveille l’ouïe intérieure du poète inspiré par son absence.  Ainsi Orphée va-t-il enchanter les Furies en devenant le témoin auditif et extasié de l'harmonie retrouvée du monde. Les doigts d'un archet invisible glissent sur toutes les cordes et les fibres de son corps révélé comme la lyre où vibre la musique des sphères et la Voix où s'élève le chant d'Univers. Le chant orphique dévoile son mystère, événement intérieur et avènement de la Voix où s'égrène sous la beauté d'images euphoniques l'alliance renouée entre musique et poésie. 

 

 

Gustave Moreau, Orphée.

Et au-delà de l'image et du son vibre le timbre unique d'une voix d'or, fille du plus haut silence où se parlent les vivants et les morts. Ainsi la poésie déploie-t-elle au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme poignant et flamboyant.

 

John Roddam Stanhope (1878), Orphée

Sa source est l'amour et la beauté du chant est son émanation par la grâce d'une parole nimbée du sceau céleste du Logos. La poésie orphique n'est pas seulement descente aux enfers – la Catabase- elle est aussi l'Anabase, ascension vers la source originelle de sa parole de pure essence supra-sensible. Elle résonne à un alphabet prénatal, à un vivant mystère d'outre-mort, assumant la vocation de sa voix oraculaire, prophétique. Il s’agit dès lors de « la révélation éclatante d'axiomes et de hiéroglyphes qui ont existé avant l'univers et qui se maintiendront après lui » comme l'a écrit Lautréamont.

Eurydice, lumière de l'âme plongée dans la nuit est la muse d'un chant d'amour inouï émané de la voix-lyre d'Orphée aux lèvres d'or.

Elle est l'innocence qui prélude aux destinées des grands poètes, la muse de la poésie orphique qui est lyrique mais aussi tragique et épique. Son mystère naît de sa confrontation au mal ; sa disparition tragique, son arrachement à la joie nuptiale sont la source de la beauté d'un chant qui est « une langue de l'âme pour l'âme ».

 

Orphée et Eurydice de Gluck, "J'ai perdu mon Eurydice", Juan Diego Flórez  et l'Opéra Royal.

 

Le poète Adonis révèle ainsi le sceau sous lequel apparaît l'inspiration orphique : « Avec la langue, on fait l'élégie des choses, mais qui fera l'élégie de la langue ? ». La lyre d'Orphée est gloire et célébration du Logos, son auto-révélation par le médium du poète, incantation jaillie à même l'Origine et fait écho à l'injonction de Hölderlin : « Maint homme / a peur de remonter jusqu'à la source ».

 

II La quête d'une Langue du Paradis

 

Orphée comme Dante vivent la douleur de l'impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine pourraient délivrer cette parole enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient au Paradis. Au chant 23 du Paradis, Dante évoquant Béatrice écrit : « Et à la lumière vive transparaissait / la substance brillante, si claire / dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. » Et elle me dit : « Ce qui t'abat / est une force à quoi rien ne résiste / Là est la sagesse et la puissance / qui ouvrit la voie entre ciel et terre / dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : « ainsi mon esprit / devenu plus grand, sortit de soi-même/ et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit. Si à présent résonnaient toutes les langues / que Polymnie fit avec ses sœurs / on n'atteindrait pas au millième du vrai en chantant le saint rire, / et comme la sainte lumière le rendait pur ; / ainsi en décrivant le paradis / le poème sacré doit faire un saut / comme celui qui trouve la voie interrompue » (Le Paradis Gallimard p 219).

 

Arthur Rimbaud, 1854-1891, photographie d'Etienne Carjat vers-1872, L'Express.

 

Au seuil de cette parole inaccessible se sont heurtés les plus grands poètes : « marche forcée dans l'indicible » pour René Char et Rimbaud s'écriant : « Je n'ai que des mots païens » ne pouvant exprimer sa sublime vision suprasensible. « Les mots manquent » écrit Hölderlin qui se consume dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses au monde.

René Char confirme une telle intuition, saisissant l'essence de ce mystère orphique : l'identité narrative du Logos devenu langage qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème. Sur un ton prophétique, il dit la venue imminente du poème et son éminente vocation : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Le poète s'avère ainsi co-extensif au langage qui l'édifie à tous les sens du mot et Orphée se révèle comme le chantre consubstantiel au Logos dans l'éclat d’éternité d'où vont jaillir, au-delà des mots, les sons inouïs et les harmoniques de son chant. Car René Char nous le précise : « Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot mais il le dit à voix si basse que nul ne l'entend jamais ». Cette voix-là est bien la voix du silence, précellence de la voix d'Eurydice en son essence-ciel, qui murmure à l'oreille du cœur et inspire le chant orphique.

 

Orphée et Eurydice (Christoph W. Gluck), opéra dansé de Pina Bausch, à retrouver du 24 mars au 6 avril 2018 au Palais Garnier.

 

Lumière incréée, instillée en l'obscure nuit de l'âme, Eurydice investie de haute mémoire songe sous ses lèvres closes, le destin de l'âme du monde et le retour d'Orphée sous le sacre du silence et le sceau de la beauté. Elle est l'écho éthérisé du sublime amour dont est tissé le Verbe et en la rose blanche de son cœur que miment les colombes elle est la résonance éternisée de la parole perdue.

C'est bien le ciel qui a le dernier mot : Dante nous l'affirme depuis sa haute vision éprouvée lors de son ascension vers l'Empyrée. Le poète fait écho à l'intercession de la prière adressée à la Vierge par Saint-Bernard, telle qu’évoquée au Chant XXXIII du Paradis.La Vierge est bien l'image vivante de la Divine Sophia préfigurée par Béatrice, sa médiatrice guidant le poète dans le monde spirituel.

Ainsi la vénération de Dante pour Béatrice est vénération envers l'éternel féminin qui inspira les plus grands poètes, musiciens et artistes, elle est la source inspiratrice de la Sophia Perennis.

La Rose blanche d'où émane la lumière virginale est présence éternisée de la Sophia, et Béatrice est l'éternel Féminin reflétée dans l'âme de Dante comme Eurydice en est l'écho éthérisé vibrant en l'âme d'Orphée ...Et il est encore et toujours question d'indicible et inaccessible étoile, celle qui dispense la grâce.

Dante s'adresse ainsi à la Vierge-Sophia : « Dame tu es si grande et de valeur si haute/ que qui veut une grâce et à toi ne vient pas / il veut que son désir vole sans ailes. »
Et Dante nous précise : « ma vue en devenant limpide/ entrait de plus en plus dans le rayon / de la haute lumière qui par soi-même est vraie.
« A partir de ce point mon voir alla plus loin / que notre parler, qui cède à la vision, / et la mémoire cède à cette outrance. »

Tel est celui qui voit en rêvant, / et, le rêve fini, la passion imprimée / reste, et il n'a plus souvenir d'autre chose. » (p. 309 ) « A cette lumière on devient tel / que se détourner d'elle pour une autre vision/ est impossible à jamais consentir ; »

 

Christoph Willibald Gluck, Orphée et Eurydice, Monteverdi Choir, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, metteur en scène John Eliot Gardiner, chorégraphe Giuseppe Frigeni, directeur artistique Robert Wilson.

 

« Mais pour ce vol mon aile était trop faible : / sinon qu'alors mon esprit fut frappé / par un éclair qui vint à son désir.»  (p. 313)

L'Imagination à l’œuvre dans la Divine Comédie, ici-même au chant 33 a été lumineusement comprise dans son essence supra-sensible par Saint- John Perse et ainsi exprimée lors de son Discours prononcé à Florence à l'occasion du 700éme de la naissance de Dante :

« Il a vécu à hauteur d'homme des temps qui ne sont pas le temps de l’Homme. »

Propos liminaires relatifs à l'approche du mystère orphique.

Témoignage de ma propre inspiration ce texte ouvre la réflexion consacrée à la voix orphique. Elle sera sensible à toutes ses approches comme à celles qui vivent aux lisières du mystère orphique, depuis l’Inexprimable Rien de    Giuseppe Ungaretti à Philippe Jaccottet pour qui « Dire avec des mots ce qui n'est pas dicible sera le rôle du poète. »

 

 

 

 

J'ai vu la mort aux yeux de marbres de Carrare

 La Beauté Eurydice  Chant III (page 22-23-24)

 

 

    I. Eurydice

J'ai vu la Mort à face de carême, son visage blême aux yeux de marbre de Carrare qui descendait depuis l'Anneau d'Oort sur son carrosse macabre rempli de spectres glabres et blafards comme l'aura des lunes hivernales !

 J'ai vu la Mort au crâne de céruse qui voguait sur son coursier aux crinières de cendres guidé par des candélabres nimbés de nuit, leurs sept yeux troués par les sept sceaux des ténèbres !

 La Mort et son cortège de ruses, ravie jadis de voir la couronne d'épées au front du tyran de Syracuse 
la mort qui laissait échapper de sa Bouche d'Ombre des myriades de voix de Cassandre
Et leur timbre strident de striges, pareil à l'effet torpide du curare, plongeait dans une profonde sidération les neuf Muses pétrifiées en leur haute Constellation !

J'ai vu la Mort en son apparat de ténèbres ouvrant leurs yeux d’or trompeur et sans carat dans les cieux vides
la mort surgie sur son traîneau de plomb où traînaient des plumes de palombes calcinées et ses yeux de sabre marbré où pleuvaient des larmes de sang jaillies aux orbites nues des Pleureuses et des flocons de neige noire aux orbes de sphères sans mémoire !

Et sur la vaste ellipse d'un astre aux apsides anoxiées deux foyers vides comme des pupilles de mort en coma
Et d'autres astres troyens exorbités exhibant encore la poussière d'une apocalypse à leur chevelure de trichoma !

J'ai vu un cortège d’astéroïdes troyens échevelées qui, propulsés par l'ire de titans resurgis, hélitroyaient des tyrans aux masques de démons fomentant des séismes et des autodafés !
Et d'autres entités qui hantaient depuis la nuit des temps le seuil d'éternité où se cache la Beauté
Sombres divinités au service du Malin qui troublent les mânes des morts, telle la sorcière qui dans l'opéra Orlando Furioso vole les cendres de Merlin !

 J'ai vu encore depuis la Voie lactée une route lointaine encombrée d'ombres pensives qui tenaient conseil avec le peuple des elfes et l'Esprit des forêts
Et tous appelaient depuis l'héliopause où s'initiait de très grands souffles oraculaires
Tous appelaient le retour d'Orphée, le poète inspiré par l' Ether !

 J'ai vu une âme couleur fleur de pécher guidant la nuée de génies   et voyants qui pressaient le pis d'or vermeil d'une étoile naissante à peine sortie de sa couche embrasée.

Et veillant avec Hölderlin sur l'alphabet divin, Rimbaud chaussé des cothurnes de foudre qui dansait sur les feux des novas ayant trouvé la langue divine où se révèlent toutes choses au monde

 J'ai vu Rimbaud exhaussé aux portes du firmament, arborant la grâce de la beauté en son âme nimbée du lys blanc, et son cœur très ardent saisi par l'éclair du pur amour où embaumait la rose rouge qui l'appelait depuis la Terre !

 

Vi recorda, o boschi ombrosi : l'Orfeo de Claudio Monteverdi.

 

Orphée

Ô Génie de Rimbaud, en tes abysses encore vertes fuyant l'ennui des villes et des salons littéraires au fond d'obscures Abyssinies
Enfant des froides Ardennes parti pour le golfe solaire d’Aden où tu rêvas dans ta solitude abyssale d'ange déchu à l'Eden que le siècle te déroba ! 
Et depuis ton trépas, tu es devenu, âme très rebelle, un enfant de Marseille que la Vierge sur les Hauteurs pleura deux fois à ton entrée dans le port
Car tu portais à tes membres le poids de ta ceinture d'or et dans ton cœur de Voyant, le rosier arborescent du chant éternel, la merveille des Voyelles ! 
Ô Poète, nous avons vu ta ferveur de comète incandescente muée en iceberg des nuées et neiger des larmes de glaciers à tes joues halées d'un rayon lumineux
et nous t'avons suivi génie aux semelles d'or sur la route embrasée du crépuscule cheminant vers l'étoile de l'Amour, lumière incréée où le Christ au sourire t'attendait !

 

 

Eurydice

J'ai vu près de la mort au regard irisé de marbre et aux pupilles d’albâtre, la splendeur d'une lumière épousant le fleuve de la Voie lactée constellée d'un cortège d'âmes qui voguaient sur les violons de vents solaires
Leurs cordes stellaires vibraient au souffle du zéphyr, archet gréé d'un air très pur à nos paupières closes et notre ouïe enneigée !

 Or la mort livide pareille au sang où infuse le curare contemplait muette le passage rituel de berceaux sidéraux nimbés de nobles idéaux où exultait le rire angélique d'enfants, tels les rayons du nouveau soleil levant  
La mort aux orbites trouées d'abîmes où couvait la braise d'un feu ancien, regardait, comme saisie d'hypnose l'Espérance du monde voguer vers la terre, en ces âmes d'enfants vêtues de leur tunique d'or, leur unique corps de lumière !

Fin de la première partie : ma voix. 

 

II Deuxième Partie : Isis-Sophia

 

 Orphée

 

Ô sublime mystère d'Amour, Poésie, nectar de l'âme et divine ambroisie
Tu nous saisis, cénesthésie de la lumière du monde et étrange Parousie 
Ainsi écoutions-nous naguère l'Aède qui nous fit voir le Verbe des Védas
Mais voici que je m'éveille de l'hypnose dans laquelle j'ai écouté ta parole
comme si elle était mienne, voix d'or que j'ai reconnue et qui m'a toujours
bercé, refuge d'une antienne sainte et pur enchantement de mon sommeil !

 Toi que je vois, immatérielle présence de Poésie au berceau de ton silence
Tu es ce sémaphore du génie métaphorique à la proue de vaisseau de nuit chargé d'un vin d'or où miroitent les étoiles
Toi qui transportes l'extase de visions divines où rêvent de nouveaux mystères orphiques
Dis-moi, ô part céleste de mon âme et miroir de l'âme du monde, dis-moi, ô secret de mon amour et muse du poème d'univers, le chiffre de ton innaissance et l'éternité de ton essence !

 

 Eurydice

 

Fille des mystères d’Eleusis sous la diaphane parure d'Isis-Sophia
Source lointaine des Védas ou écho des filles hautaines de l'Edda
Suis-je, pur naissain d'éclairs et essaim de nouveaux mystères orphiques
O vision fauve aux fovéas de nos dévas, suis-je ode pure et écho d'outre-monde, cette eau-vive dont la Rose rêva ?

Ô lumière d'or qui visita mon âme à l'orée des forêts où j'ai vu le jour à l'appel de ton amour,
Qu'il neige, qu'il neige encore des roses de feu en ce chœur euphorique,
neiges galactiques que ton ange  changea en hymnes chromatiques
Et sur l'arroi royal de la comète au rêve nivéal, passe ce charroi poudreux d'images primordiales tiré par les chevaux fougueux de la foudre divine !
Fable maîtresse, matrice féconde, ineffable Matière, je suis l'Alma Mater, la source inépuisable de ton vers
Dans l'insondable nuit du monde, je suis le sémaphore qui éclaire la route où cheminent et conversent les vivants et les morts ! 4
Voilier d'augures veillé par des ailes de colombes, voilier de foudre où sur le vélin de sa voile transie d'orages, surgit avec ses signes et présages,
ce pur regard jailli de la nuit des âges

 Je suis la Beauté qui fulgure et s'évanouit à l'heure où le voilier de neiges du sommeil fond l'écume de ses songes aux feux du poème levé parmi les sons d'une aube inouïe ! 

 

 

 

Orphée

Ô me souviendrai-je de ce voilier très pur et n'aurai-je pu voir par son hublot de neige la fenêtre du ciel que j'ai connu avant de naître
N'ai-je pas vu s'égrener ces arpèges inouïs résonant au seuil de la mort et
surgir hors de sa gangue mythique, la Déesse Ganga hélée d'ange védique
Et sur les eaux sombres du Gange, chanter la face sainte et la louange d'une Inde plus antique ?

 Ô lumière d'or en ce chœur euphorique, qu'il neige, qu'il neige des roses de feu, neige galactique qu'un ange change en hymnes chromatiques !

Mère des mystères d'Eleusis, je te salue en ta parure d'Isis-Sophia, en cette aube où s'ablue dans l'écume du songe un dieu d'amour nimbé d'oubli
Et fume encore l'Asie sous ces prunelles de feux fauves où rêvent les Dévas

Je te salue, mère des mystères d’Éleusis voguant sur la voile d'Isis-Sophia,
Ô toi qui m'aida à voir aux lèvres de l'Aède le Verbe des Védas !

 

 

Eurydice à Orphée

 

 

Tu es l'élu descendu des cieux, héraut du sublime Opéra de l' Eden où chantait un chœur d'archanges aux voix de velours au milieu de ces tentures de soie pourpre
Tu es l'élu couronné d'une nuée d'oiseaux-lyres mimant toute la joie et la douleur du monde , et le Voyant porteur des chants futurs de la Création
Ô Prince des poètes, chantre de l'Amour et de l'Espérance-Poésie, nimbé par la beauté de l'âme du monde et sanctifié sur l'autel de l'âme de la terre

Toi qui a bu l'eau sinistre du Styx pour renaître, phénix aux rives du Futur,
Tu as levé l'épée de la parole vénérable jaillie du Saint semblable à Dieu
Comme l'étoile de ma nuit tendait sa voile de candeur au fond de ton cœur
semant sur les sables arables de tes jours la rose rouge-feu aux reflets d'or
La Rose mystique aux effluves divines exhalées telle une immense louange
Sous l'arc-en ciel de la nouvelle alliance de l'Humanité et des anges !

 

 

Orphée à Eurydice

Tu es le visage de la poésie et la beauté réverbérée de la lumière de l'âme
Présence invisible de la grâce et source d'étrange félicité où ruissellent les larmes des dieux enivrés par ces hymnes d'amour coulant de ton cœur de neige dans les eaux-vives du poème
Et sur ces eaux d'au-delà où baigne ton mystère vogue un berceau d'osier d'où s'élève l'ode sacrée de l'Enfance constellée de hautes figures de vérité
Ta beauté d'ombre voisée qui est fontaine où va boire mon âme assoiffée !

Tu m'apparus dans ta robe de nuées d'or veinées de pourpre et ce fut alors l'instant des noces de la joie des sens et de la gloire divine
Comme montait l’albescence empourprée à tes joues et passaient sous la Voie Lactée, les palombes du sublime désir qui portaient à pâmoison leur roucoulement d'aubes extasiées !

Ô Danse sacrée, sceau nuptial posé sur nos deux cœurs noués à une flèche d'or, armoiries de notre immémorial amour,
Haut vol de colombes qui passa au-dessus du pré où nous rêvions libres de l'airain, l'étreinte sublime de l'éternité !

 

Image de une : Gustave Moreau, Orphée sur la tombe d'Eurydice, Musée Gustave Moreau.




Les dessous du Festival Voix Vives en Méditerranée

Recueilli par Christine Durif-Bruckert cet entretien avec Sébastien Charles, coordinateur du festival Voix vives de Méditerranée en Méditerranée  a été réalisé durant le Festival , dont les dates correspondent à une période estivale fertile en manifestations. Une sorte de vitalité retrouvée, une « trêve » emportée de haute lutte par la directrice, Maïthé Valles-Bled, et son équipe.

Ce rassemblement  annuel d’une grande richesse offre au public des rencontres et des échanges avec des poètes, des éditeurs, et des voix, vives s’il en est, de celles qui font avancer la poésie, qui la portent, qui la lisent, et l’offrent aux visiteurs venus nombreux malgré les circonstances. A côté de cette programmation officielle se sont déroulées d’autres manifestations, ainsi celles de La Matrice de Thau, association menée de maîtresse-main par deux femmes engagées, qui organise expositions et spectacles, fruits d’une année durant laquelle sont proposés des ateliers d’écriture, de musique, et une présence physique, aux jeunes défavorisés. L’Art comme outil de remédiation a été l’occasion de nouer des liens souvent salvateurs. Témoin de cet engagement auprès des jeunes, la série de manifestations organisées par La Matrice de Thau est le résultat de ce travail quotidien.

Des actions « périphériques » ont enrichi la palette des propositions de cette manifestation singulière dans son déroulement comme l'installation off de l'artiste anglo-italienne Giovanna Iorio, qui a permis aux promeneurs d'écouter des voix de poètes associées aux arbres de la place ou du jardin Simone Weil, quand se reposaient les voix des artistes, et les inédites « soirées au Patio » des éditions Pourquoi viens-tu si tard ? qui ont permis d'entendre poètes en off et poètes invités, mêlant leurs voix dans la belle communion des échanges.

Que souhaiter, si ce n’est que se poursuive ce foisonnement créatif, et que se rencontrent ces univers générationnelles et culturels, au sein d’un Festival augmenté ouvert plus encore sur cette diversité ? Que souhaiter ? Eh bien, que nous puissions encore lire de la poésie, nous rencontrer et vivre dans cette fraternité que seule la présence de chacun autour du poème comme d’un totem, d’un feu incandescent, permet.

 

CDB : Bonjour Sébastien. Le but de cet entretien :  connaître et honorer ton travail sur le festival des Voix vives de Sète et comprendre comment les choses se sont déroulées cette année. Depuis combien de temps es-tu en poste sur ce festival et comment es-tu es arrivé là …. ?
Je suis arrivé un peu par hasard, recruté par Maïté, mais dans un cadre complètement différent. Elle est conservatrice des musées de la Ville et j’avais postulé pour un poste au musée Paul Valéry. De là, en 2010, je suis arrivé sur le Festival qui, à cette époque, n’accueillait qu’une petite trentaine d’éditeurs. Les choses ont grandi petit à petit, et je peux considérer que je suis à plein temps sur le festival à partir de juin. Cette année je suis technicien, ce que je ne suis pas nécessairement les autres années.
Je suis beaucoup en déplacement avec Maïté sur les éditions à l’étranger : El Jadida au Maroc est la première à laquelle j’ai assisté. On a fait quelques éditions à Sidi Bou Saïd en Tunisie, et une collaboration régulière à Gênes sur un festival organisé par Claudio Pozzani, se tient tous les ans au mois de juin. En octobre, il y aura un festival Voix Vives à Tolède avec la directrice, Alicia Martinez qui a été une poète invitée du festival. Il y a aussi une autre édition qui n’a eu lieu qu’une fois mais qui reprendra certainement à d’autres occasions :  l’édition à Ramallah.
Nous avons cette volonté de faire voyager le concept du festival et de l’ouvrir justement à toute la Méditerranée. C’est un festival qui a vocation à se déplacer sur d’autres rives de la Méditerranée. D’autres pays aimeraient l’organiser, comme la Grèce ou le Portugal. Après bien sûr c’est une question de budget :’est extrêmement difficile maintenant, on trouve des partenaires privés, mai peu de subventions.
De plus, cette année, on n’a pas pu avoir de technicien, ce qui nous oblige nous, tous les membres de l’équipe, à assurer des tâches différentes. Les affiches, les panneaux, toute la signalétique c’est moi qui les réalise. Il y a aussi tout un travail de petites mains extrêmement important sur le festival et qui nous prend énormément de temps – et que des jeunes de Tolède assuraient en partie les autres années.
Comment avez-vous réussi à le maintenir cette année alors que tous les festivals de Sète et d’ailleurs ont été annulés ?
Ah ça a été un vrai combat de Maïté. Elle suivait l’évolution de la situation par rapport au Covid. Il a fallu évidemment attendre les autorisations de la préfecture, et de fait on a peu communiqué ou un peu tard. Bien sûr, ça a eu un impact sur le public. Il y a eu une autre particularité aussi, c’est qu’on avait les élections municipales et certains candidats n’auraient certainement pas soutenu le festival. Quand on a eu la confirmation qu'il aurait lieu, c'était aussi sous une forme plus restreinte en ce qui concerne l’occupation de l’espace public.
Et vous avez eu beaucoup de déperdition sur les éditeurs ? Comment fonctionnez-vous ?
Paradoxalement non, parce que maintenant on fonctionne avec des stands payants. J’ai eu des désistements de la part de nombreux éditeurs, de façon tout à fait justifiée : Ils ne se sentaient pas suffisamment en sécurité ou avaient des malades autour deux, ou encore parce qu’en terme de trésorerie, ça leur était difficile d’assurer un hébergement. Mais d’autres éditeurs qui souhaitaient venir depuis très longtemps en ont profité puisqu’il y avait des espaces disponibles. Il y a toujours eu un turn-over : de plus en plus d’éditeurs maintenant connaissent le festival et veulent venir. J’ai toujours une certaine flexibilité sur la place pour pouvoir accueillir des gens, mais effectivement c’est une place qu’on pourrait presque agrandir. Ce serait une expansion relativement limitée pour que je puisse continuer à me déplacer et venir voir les gens. Je ne suis pas là pour aligner des noms sur un programme ou pour placer les gens sous leurs tentes. Ce n’est pas du tout ma façon de voir les choses.
Il m’arrive d’accueillir des maisons d’éditions très peu connues au moment où je les accueille, qui sont en devenir, qui cherchent encore leur identité et qui grandissent avec le festival aussi. C’est intéressant d’avoir ce panel-là.
Un poète n'est jamais invité deux années de suite. Maïté s’appuie sur un comité international où chacun, selon sa spécialité, son pays aussi, sa langue, découvre de nouveaux auteurs qui n’ont jamais été traduits en français. Beaucoup d’auteurs sont traduits en français pour la première fois  à l’occasion du festival.
Les animateurs du festival aussi font des propositions parce qu’eux-mêmes sont poètes et qu’ils font des rencontres. Ce qui nous permet d’avoir des auteurs qui n’ont jamais été invités.
On s’appuie aussi sur les propositions des éditeurs. Certains nous envoient leurs propositions dans l’année. On tient compte évidemment de la qualité du poète, et en général on n'invite que des poètes qui ont déjà été publiés, qui ont déjà un parcours ou une œuvre, et là aussi les propositions d’éditeurs sont bienvenues. De toute façon, ça passe toujours par eux.
Et toi qu’est-ce qui te mobilise le plus sur ce festival.  Qu’est-ce qui te fait vibrer ? enfin si tu vibres…
 Je vibre un peu oui (sourire). J’ai un rapport très particulier aux livres. J’aime les livres. Je suis issu des Beaux-Arts. J’ai fait un peu d’illustration et je connaissais un peu l’édition, pas nécessairement l’édition de poésie. J’ai une tendresse particulière pour les éditeurs. C’est vraiment un métier que je respecte énormément et il y a presque un rapport affectif qui s’est créé d’années en années avec ceux que je connais déjà. J’aime l’idée de bien accueillir les gens
Après, je suis d’un milieu populaire. Mon papa était routier. J’ai tendance à dire que si quelqu’un comme lui passait sur la place, j’aimerai qu’il puisse ouvrir un livre, qu’il ait envie d’ouvrir un livre.
Les festivaliers qui viennent, c’est important qu’ils puissent acheter des livres suite aux lectures. Mais j’aime qu’il y ait des gens justes de passage qui ne s’intéressent pas nécessairement à la poésie, et qui se mettent à ouvrir des livres, et parfois à en acheter. C’est presque une politique de la goutte d’eau. C’est une idée qui me parle vraiment, le fait que tout le monde puisse venir ici à la rencontre des livres, des éditeurs. Il y a beaucoup de gens qui n’osent pas toucher les livres. Ils pensent que ce n’est pas pour eux.
 
On a une particularité aussi sur ce festival, c’est que la poésie en France, ne fournit évidemment pas les plus grosses ventes de livres en France, contrairement à ce qui peut se passer à l'étranger. En France, les gens se disent « ah c'est de la poésie, ce n’est pas pour moi. » Alors qu’on est dans la ville de Brassens, qu’on appelle pourtant « le poète ». Mais quand on parle de poésie, ça devient quelque chose d’inaccessible, d’intellectuel. La poésie a un peu une image de quelque chose de confiné, d’entre soi etc. Alors que c’est tout l’inverse. Si on organisait un festival de rock, de cinéma, les partenaires, on les trouverait demain. La poésie c’est une bulle culturelle. On a du mal à amener les gens vers elle.
Vous développez peu le off. La scène ouverte reste un peu confidentielle malgré tout.  Ça c’est très dommage parce que c’est important cette notion de off.
La scène ouverte  a été un peu plus développée que les autres années. C’est certainement une scène qui doit être mise en valeur. Je suis entièrement d’accord.
Vous avez des projets précis par rapport au festival pour faire évoluer les choses en général ? Tu voudrais faire bouger des choses particulières sur ce festival ? 
Il y a toujours des idées nouvelles, on a aussi le web radio. Il y a plein de choses qui se font autour du festival.
Sur la capacité d’accueil des éditeurs, je pense à l’évolution du confort lié aux stands, à l’ombre en particulier. Ça c’est très logistique. J’aimerai revenir à la gratuité des stands.  Ce serait presque une priorité si on avait le budget. Je pense aussi à une évolution un peu plus forte vers des jeunes poètes du monde hip-hop, du monde urbain, parce qu’on est dans la rue. Effectivement dans le festival, on vit avec le bruit de la ville et il y a toute une jeune génération. Et là je ne parle pas d’âge, mais d’une jeune génération qui, entre guillemets, écrit pour le micro. Il y a des poètes à lire et des poètes à entendre, et il y en a qui savent très bien faire les deux. On a peut-être des scènes à découvrir à ce niveau-là, ce qui permettrait aussi de créer quelque chose de transversal avec une autre génération, avec des jeunes issus d’autres environnements. Je pense à des jeunes de quartiers, mais pas seulement. Peut-être s’ouvrir à la culture gitane, très présente à Sète et à la culture maghrébine. Peut-être avoir des choses qui s’ouvrent vers ces gens qui vivent là et qui sont méditerranéens sans l’être. Mais ils le sont malgré tout et il y a des ouvertures à créer là-dessus. 

 

En périphérie du Festival

 

 

Chaque année le Festival des Voix Vives en Méditerranée s'élargit et d'autres événements sont proposés au public, en périphérie des nombreuses manifestations proposées par les exposants, les participants et les organisateurs de ce qui représente le noyau central du Festival. 

 

 

La Matrice de Thau

Le mini festival de Sète c'est l'idée de Fatima Ouhada. Fatima Ouhada, est présidente fondatrice de l’association de la  Matrice de Thau. Avec toute son équipe de militants bénévoles profondément motivée, l’association veut promouvoir l’accès à la culture des personnes qui en sont  exclues.  Les pratiques artistiques ouvertes aux différentes formes de création, théâtrales, picturales, musicales, qu’elle développe tout au long de l’année, sont de véritables supports de communication entre des population qui s’ignorent, se méconnaissent et s’isolent.  « La culture est une force nous dit Fatima Ouhada. Plus que jamais aujourd’hui, ce droit doit être au cœur de nos préoccupations ». Notre collaboration avec l'association a commencée l'an dernier en juillet 2019, salle du quartier haut de Sète, autour des arbres et du vent, au moment du festival des voix Festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée.

 Nous avions improvisé une exposition, des soirées de lectures poétique  et musicale, et chemin faisant s’est instaurée la première édition du  mini festival  de la Matrice de Thau, comme l'a nommé Fatima Ouhada.

Une deuxième édition ne faisait aucun doute, toujours soutenue par la Ville, Sète agglopôle et son président, le maire de la Ville, les élus, la DRAC et les services de la préfecture de l’Hérault. Le programme 2020 s’est ainsi construit, in extremis, sur le thème très à-propos de l’évasion : Evasion Culture, Evasion Lecture, autour de la magnifique exposition de photographies de Jeanne Davy, une artiste locale, et de ses portraits de  chanteuses de Jazz, les Elles du Jazz.

Du 23 au 26 Juillet, poètes, chanteurs, musiciens et performeurs ont occupé pour trois soirées le parvis de l’Église Saint Louis, un lieu enchanteur sur les hauteurs de Sète. L’une des plus belles vues de la ville en ces soirées d’été. Des soirées denses, rythmées par les morceaux de rap et les intermèdes musicaux de deux talentueux musiciens du conservatoire de la ville de Sète.

Repas et apéritifs dînatoires préparés avec talent par les bénévoles de l’association ont largement contribué à l’enthousiasme, à l’amitié et au partage de ces instants d’évasion tellement attendus après les temps de confinement. Plus de 300 personnes, habitants du quartier, passants et auteurs du Festival, se sont mobilisées et croisées sur ces trois journées, entre exposition et lectures poétiques.

De nombreuses improvisations ont prolongé ce programme déjà copieux. Les auteurs présents sur le Festival des Voix Vives ont participé à la lecture des poèmes de l’anthologie Le courage des vivants, coordonné par Christine Durif-Bruckert et Alain Crozier (Jacques André Éditeur) : Luc Vidal et Eva -Maria Bergue, Stephan Causse, Alain Marc…et Alain Snyers  qui nous a fait participer à sa performance.

En attendant la 3ème Edition 2021…

Un article de Christine Durif-Bruckert

 

Les soirées au Patio

 

Les soirées "Poètes au Patio" ont été organisées par Marilyne Bertoncini et Franck Berthoux qui dirige les éditions Pourquoi viens-tu si tard ? (PVST ?). Ces moments de partage ont été l'occasion de retrouver des poètes tels qu'Eva-Maria Berg, Laurent Grison, Henri Artfeux, Alain Marc, et bien d'autres qui sont venus enrichir ces instants de partage. 

Lambert Savigneux, les "Poètes au patio", une  lecture aux soirées organisées par les éditions "Pourquoi viens-tu si tard ?".

Pascal Ricard et Alain Marc parlent du livre Les Yeux n'usent toujours pas le papier, Soirées au Patio organisées par les éditions "Pourquoi viens-tu si tard?", à Sète, en juillet 2020.

 

Le public a été au rendez-vous, et cette première édition est une réussite. Les poètes présents ont pu échanger avec les visiteurs venus nombreux. Ces moments ont été l'occasion de constater combien la poésie est vivante, fertile et vectrice de fraternité et de liberté, car la convivialité a permis à tous de vivre des moments précieux autour du poème. 

Sabine Venaruzzo au "Poètes du patio", juillet 2020.

Dany Hurpin présente les éditions La Cartonera, aux Poètes du patio, en juillet 2020.

 

L'installation "La Voix des arbres" 

 

Après la carte des poètes du monde, le  projet international « Voix des arbres » de Giovanna Iorio a été présenté lors des soirées des « Poètes au patio » et au cours de la soirée du 23 juillet sur le parvis de l’église Saint-Louis. 

Les poèmes de Giovanna Iorio lus par Marilyne Bertoncini  sur la musique de Lucio  Lazzaruolo, ont, le temps du festival, été écoutés sur le téléphone portable de chaque personne qui le souhaitait en scannant le QR code correspondant auprès des platanes de la place du Pouffre, auprès de l’église Saint-Louis et au parc du Château d’eau. La poésie était aussi présente dans le vent de Sète !

 




Givi Alkhazichvili, Le dernier poète métaphysicien

Présenté par Lexo Doreouli et traduit par Nana Gogolachvili.

Umberto Eco en parlant de la poésie de Mallarmé a offert au public un jeu impressionnant syntagmatique : « Tout sa vie Mallarmé rêvait à l’expression de l’indicible, mais a été vaincu. Dante considérait l’échec inévitable à ce propos, comme il croyait que l’expression des formes infinies avec les formes finies est une arrogance Luciférienne et préférait la poésie de l’échec à l’échec de la poésie. C’est-à-dire non pas la poésie de l’inexprimé, mais la poésie de l’impossible à dire ».

En effet est-il possible de saisir et d’arrêter de quelque façon que ce soit une véritable réalité ou de la restituer dans un phénomène relativiste, tel qu’est la langue où les mots commencent à parler des sujets de langue seulement dans les moments particuliers ? Par exemple, quand les gens sont confrontés à des décès (« Devant la mort nous parlons français » – Montaigne).

Le langage de notre temps qui est transformé en chaîne continue de citations, a un usage purement pragmatique qui ne rend plus compte des choses et la liaison entre les mots et leur âme sacrée disparait. Mais malgré cela, partager le pathos agnostique des paroles d’Eco à mon avis est encore impossible. Au moins, jusqu’à ce qu’il existe non pas la tradition d’une sorte de poésie métapsychique, mais le cas rare et unique comme les textes de Tomas Tranströmere ou de l’auteur de ce livre, le poète moderne classique géorgien Givi Alkhazichvili

Le signe ontologique de la poésie de Givi Alkhazichvili est justement l’éveil et la libération de la langue, qui ,selon Foucault, s’enfermant en soi, autrement dit dans son interprétation, a commencé à écrire non pas l’histoire de l’histoire, mais l’histoire de la langue.

 

Je ne sais pas, si l’auteur Givi Alkhazichvili restera l’un de derniers poètes métaphysiciens, mais à chacune de mes tentatives de comprendre ses poèmes, il me prend un si fort sentiment heideggerien qu’à l’avenir il me sera impossible d'évoquer la présence de quiconque avec une telle ampleur. Givi Alkhazichvili réussit à forger des mots vivifiants, qui ne sont pas liés par les règles grammaticales et à gagner le droit de créer le silence, la langue du silence. Dans ses poèmes les mots d’après le contexte ont leur signification initiale et présentent aussi les choses de façon archétypale. C’est juste la langue de la poésie qui ouvre l’archéologie inconsciente.

 

Givi Alkhazishvili.

Il est évident que cela ne concerne pas l’état « Adequatio rei et intellectus » ou un projet de religion esthétique dont le but serait de répondre aux questions de la philosophie de diagnostic. Une telle chose serait vraiment « une arrogance Luciférienne ».

Givi Alkhazichvili établlit le fondement de la conscience poétique, qui d’une part essaie de dépeindre quelque chose sans le dire ou en cachant le mot, et d’autre part appelle à la réduction radicale poétique, pour que le symbole poétique ne se déforme pas à travers l’Univers réel.

 La poésie de cet auteur est vraiment phénoménologique. D’après Derrida, entre le monde réel et le monde matériel il n’existe pas de différence. C’est seulement dans la langue qu’elle existe par son anxiété transcendantale. La différence ne se voit pas là, où le poète parvient à s’exprimer sans entrer dans le monde linguistique. Ceci contribue au développement d’une immunité contre les suicides en séries de la langue constamment menacé de disparition.

L’hermétisme de la poésie de Givi Alkhazichvili est à la fois la raison de son état herméneutique et la formation d’une conception esthétique et stylistique qui a influencé sa position civile et existentielle contre le régime soviétique. Il faut dire audacieusement que non seulement G.A., mais aussi sa poésie étaient les dissidents de l’époque soviétique. Dans ses textes autobiographiques il rappelle souvent comment le directeur de l’école a enfermé dans son cabinet un petit garçon de sixième avec la cravate rouge de pionnier au cou. Dans un espace fermé, debout devant un squelette anatomique, le pauvre garçon ne quittera pas le cabinet avant qu’il n’écrive un poème sur Lénine. Le son et le ton de l’idéologie brûlent ses oreilles : « Voulez – vous rentrer à la maison ? Écris un poème sur Lénine ! ». Il est évident que cet ordre n’a pas fonctionné et cela a défini son avenir antisoviétique et perturbé son invention littéraire. L’initiateur de Rebelliones sans aucune base légale était envoyé dans l’Armée Soviétique, où il a tenté de se suicider à plusieurs reprises. De cela et du reste encore Givi Alkhazichvili a produit des merveilles artistiques dans ses romans : « Futur passé » et « De part et d’autre de la porte de fer ».

 Après l’auto-apprentissage de la littérature européenne, il se rend compte rapidement qu’il peut séparer artistiquement le citoyen et le poète et ses idées « sociales-réactionnaires » cèdent la place à la poésie méditative.

Depuis lors, Givi Alkhazichvili écrit des recueils poétiques importants tels que : Sorti de l’intemporalité  (1998) ; Le désir de retrait (2005) ; Khoronikoni (système de chronologie)(2006-2007) ; Livre d’épîtres (2012) Soleil inconnu (2014) et le livre récemment publié La terre de mes jours (2015). C’est avec des poèmes de ces livres que les lecteurs francophones pourront découvrir la créativité de dernier poète métaphysicien géorgien Givi Alkhazichvili.

G.Alkhazichvili a traduit du russe en géorgien la poésie d'Afanasy Fet, d'Andrei Bely et d'Aleksandr Block. En 1998 il a reçu le Prix d` État d'Akaki Tsereteli pour son livre Sorti de l’intemporalité.  En 2011 il s'est vu décerner le prix littéraire le plus important du pays, « Saba ».

 

 

Le Duo

 

Tout involontairement

Je me souviens de ta caresse,

Du soleil

Et du rythme de ta respiration,

l’écho de l’écho

Et nous tout seuls...

 

Comme je t’aimais alors, infiniment,

Toi, l’anonyme coauteur de ces poèmes.

 

           * * *

 

Je ne suis pas préoccupé,

Que tu ne puisses plus me voir,

Mais que tu m’appelles seulement

Et que tu essaies de me faire souvenir

Comme nous brûlions alors,

Avec notre cheminée brûlante...

Et je comprends que notre coexistence

Était une fumée

Gagnant le ciel...

Une fumée montante.

 

           * * *

 

Dans mon enfance, ayant ma part de ciel,

j’étais toujours à apprendre à voler.

Maintenant, je ne peux plus voler même dans mes rêves

Et mon ciel s’appuie sur la terre.

 

Mais, quand tu ouvres les yeux de mon ậme,

Tu me présentes tout l’Univers, je perds mon corps

Et je sens ma respiration devenir légère.

 

Parfois je quitte la terre et je sens mon cœur tellement serré,

Que la tristesse d’un orphelin sans mère

Remplit mon silence.

 

Inexpliquables les moments, quand Jésus écrivait sur le sable.

Écrivait et effaçait, et, ce qu’il effaçait

Demeurait en nous éternellement.

 

 

 

Une pomme rouge a roulé...

 

(Épître du mois de mars)

 

Le temps n’ est jamais ni peu,

Ni beaucoup,

Il est toujours assez.

C’est le vouloir, qui est toujours insuffisant...

 

L’instant est profond,comme le puits –

Quand on aime il frémit tellement...

Nous parlons de l’avenir,

Comme si nous allions rester ici encore mille ans

Et discutons du passé qui est toujours présent,

Car nous sommes ici

Et nous tenons le temps avec les dents

Et c’est seulement l’ậme qui nous suffit pour supporter le mal...

Et c’est tout... c’est tout... toujours tout...

Les oiseaux noirs comme il te semblait

Sont toujours des sacs à ordures volant vers le lac Lici

Portés depuis les cours de l’hôpital oncologique

Traversant les entrepôts et les morgues,

Et tes yeux spectatrice et le vent froid faisant les adieux

 Les accompagnent vers nulle part.

 

Le temps n’est jamais ni peu, ni beaucoup,

Il est toujours assez pour la vie et la mort,

 Et que de choses voit l’œil

Dès sa profondeur perplexe ?!

 

Tu es transparente comme l’air

Et ne peux cacher même la Télé devant les enfants,

Ni miroir, ni fenêtre...

En voyant tes épaules fines j’ai peur

 Que la brise ne t’emporte comme un papillon

Et que tu ne disparaisses comme une ombre.

 

Même la colère ne te prend plus quand tu remarques les yeux fixés des gens

Même si tu vois tout de part en part...

Les murs, le placard et tes mains légères comme des ailes

Et les pauvres cancaniers chuchotant de toi.

Tu écoutes ta propre respiration

Et involontairment répètes le motif obsessionnel et simple

De la voix de ta grand-mère

...Une pomme rouge a roulé...

Et tu vois la pomme, comme une nature morte.

 

Ici le temps passe, ne s’enfuit pas comme d’habitude,

Et le matin on peut voir les dauphins solaires,

Les chambres couvrent leurs yeux de leurs mains

Et tu te donnes à la somnolence en respirant de bonheur.

 

Elle est étonnamment affreuse la profondeur de l’instant,

Qui regarde toujours ailleurs...

 

On peut voir les marchands avec leurs gros sacs

Dans les couloirs sombres de l’hôpital,

Se glissant de chambre en chambre,

Jetant un œil vagabond et pậle.

Ils nous regardent en passant.

Nous sommes à table, nous deux.

On nous a offert de la confiture de framboise – un goût maternel

Nous diluons le thé et la framboise dans le temps

En sirotant les jours restants...

Et quelque chose disparaît comme une vapeur de thé...

Et sa légèreté se précipite dans des mots parlés,

Dans le chuchotement jailli de ta bouche

Frédonnant toujours les mêmes paroles

La tête baissée...

...Une pomme rouge a roulé...

 

           * * *

 

Te souviens-tu de nos fuites,

nos journées passées dans les champs,

Cueillant les fleurs jusqu’au soir ?!

Oui, c’est moi,

L’herbier de ces jours.

 

           * * *

 

Combien de nuits dois-je blanchir

Pour forger un jour,

Un tel jour,

Que nous avions passé ensemble.

 

           * * *

 

Pourquoi tu l’éteins ?

Laisse-le briller,

La luciole pense qu’elle éclaire le sombre.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pile ou face ou la contingence révélatrice

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié par Stéphane Mallarmé avant sa mort, ouvre à des interprétations diverses. Ce poème iconoclaste, qui s’étale sur onze doubles pages, joue avec toutes les variations typographiques, tailles de polices, majuscules, italiques, espace scriptural.

Mais ce qui ressemble à une contingence des mises en œuvre graphiques concourt à l’élaboration d’une polysémie porteuse de sens, et des pluralités d’interprétations qui ont valu au « coup de dés » et à son auteur cette réputation de poème/poète hermétique. Mais parler d’hermétisme serait postuler qu’il n’existe qu’un seul sens, difficilement perceptible dans certains cas. Ors la notion de contingence, celle qui est inhérente à la production du texte, à laquelle s’ajoute celle de sa réception, est un élément clé de la prise en compte des déploiements sémantiques d’une œuvre. Comme le lancer d’une pièce de monnaie, le pile ou le face, convoque le hasard, ou bien autre chose, mais n’est en aucun cas prévisible, le sens produit par un énoncé est soumis à des paramètres aléatoires qui interdisent toute prédiction quant à une interprétation prédéterminée.

Stéphane Mallarmé, Un coup de dé, lu par Denis Lavant.

 

Un lancer de pièce de monnaie, somme toute, que ce jeu entre un émetteur et un récepteur, que cette rencontre de deux subjectivités, qui unissent des paramètres imperceptibles qui seront à l’origine du dévoilement d’un univers sémantique unique.

C’est dans cette combinatoire complexe, le pile et le face, le lancer de la pièce de monnaie, dont le résultat est aussi hasardeux que la coïncidence qui amène un émetteur à croiser un récepteur, que se trouve convoquée, de manière contingente, la pluralité des plis, replis, doublures et ourlets du tissu textuel. Un palimpseste, une tapisserie qui trame à chaque fois un paysage différent, un coup sur pile, un coup sur face, dans ce jeu avec les potentialités illimitées du signe.

Un coup de dé jamais n'abolira le hasard, édition originale annotée par Stéphane Mallarmé, Sotheby's.

Le texte comme un palimpseste dévoile alors de multiples couches sémantiques. On peut considérer son déploiement comme une source infinie de potentialités, fruit de l’interaction entre un émetteur, l’auteur, et un récepteur, le lecteur/spectateur. Il est soumis à de multiples étapes de perception, qui concourent toutes à son effacement, à sa recréation, à des lectures infiniment renouvelables… Cette disparition révélatrice n’est pas une perte, bien au contraire. Il s’agit d’une combinatoire apte à mettre en jeu le signe, à le contextualiser autrement, à l’actualiser de multiples manières, afin d’ouvrir à une polyphonie significative et à chaque fois nouvelle.

 

Philippe Jaccottet, Sur la poésie, 1974.

Cette mise en œuvre remet en question la pensée logocentrique du signe. L’univocité du sens est une théorie qui de Platon à Saussure a mené à l’élaboration d’une démarche linguistique qui a fixé le signe dans un carcan sémantique perçu par les poststructuralistes comme réducteur. Le texte, et son unité, le mot, est soumis à des bouleversements multiples, à des interprétations et à des réactivations improbables et inattendues. Dans cette optique les liens qui existent entre le signifiant et le signifié devient aléatoire et s’opèrent des glissements de sens indéterminés et illimités d’un signifiant à un autre.

La déconstruction postule donc une absence de structure centrale, et de sens univoque. Déjà certains auteurs avaient tenté cette déstructuration en imaginant des dispositifs particuliers. Au début du 20ème siècle, Victor Segalen et Paul Claudel, dans Stèles1 (1912) et Cent phrases pour éventails2 (1927) ont voulu remettre en question cette idée d’une production univoque du sens. Ils juxtaposent des idéogrammes et des textes en français. Ni Claudel ni Segalen ne connaissent l’écriture chinoise. Il s’agit pour eux d’une écriture autre, qui vaut pour sa calligraphie. Ils les emploient comme des symboles (au sens saussurien) qui figurent le monde des idées. Ils sont donnés à voir, et sont perçus comme des intermédiaires entre l’œuvre picturale et l’écriture. Dans Cent phrases pour éventails3 Paul Claudel calligraphie des mots français en les mettant en scène comme des idéogrammes. Certaines lettres sont espacées par de larges blancs, qui demandent au lecteur de s’arrêter précisément sur un mot en particulier. 

Poèmes en cavale, jeudi 9 avril au Pannonica, Nantes. Lecture d'un extrait de "Stèles", de Victor Segalen, par Christian Doumet

 

Ce dispositif a pour effet de prolonger la perception que le lecteur en a, de le donner à voir afin qu’il puisse le contempler, d’en réactiver les potentialités. Les mots deviennent alors des entités autonomes, tous les sens dont ils sont porteurs apparaissent dans les blancs laissés entre leurs lettres.

Ne peut-on rapprocher cette mise en œuvre avec les différents niveaux de lecture et les graphies variées qui figurent inévitablement dans tout texte ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit là d’éléments non textuels aptes à générer du sens, tout comme le paratexte et les éléments extradiégétiques viennent compléter, enrichir, parfois en altérant pour révéler, les unités de langue qui constituent une globalité textuelle ouverte à toutes les actualisations. Rares sont les imprimés qui ne présentent qu’une seule typographie, qu’un seul niveau de lecture, etc.… On peut aller jusqu’à affirmer, comme le suggérait Derrida, que la polyphonie sémantique est présente au sein même du langage.

 

Yves Bonnefoy, La poésie est fondatrice d'être, France Culture, juillet 2016.

Il s’agit alors de rendre perceptible cette infinité de potentialités, afin de faire apparaître ce que Derrida a appelé des « différances », opérées par les mises en situation du texte. Une déconstruction générative de sens, une révélation perceptible grâce à l’effacement qui devient paradoxalement découverte de la pluralité sémantique du signe. L’enjeu est alors d’inventer des combinatoires qui permettent des productions sémantiques multiples, comme la juxtaposition du texte avec l’image choisie de manière aléatoire, le jeu avec l’espace scriptural, le work in progress qui permet de produire le texte en alliant son inscription figée dans l’espace/temps avec un moment appréhendé dans sa dimension anecdotique.

C’est cette démarche qui préside au travail de Wanda Mihuleac, qui use de tous ces possibles, afin de révéler une multitude de dimensions sémantiques du texte, de l'image, de l'image et du texte juxtaposés complémentaires et révélateurs des potentialités démultipliées par la rencontre de ces différents supports. Ce travail postule de considérer l’écrit comme un palimpseste, mais en creux, car la réécriture est opérée par l’effacement progressif des signes, ce qui permet de rendre compte des ouvertures du texte qui en l’occurrence déploie une pluralité de lectures possibles. Il s’agit alors de creuser la peau des mots, de les brûler, de les effacer, et de graver ces strates signifiantes qui émergent de sa disparition sur du parchemin, à la manière des palimpsestes. Métaphore de l’épaisseur du derme et des différentes couches qui le composent, qu’il s’agit de trouer, de creuser, pour fouiller l’amplitude sémantique du signe et atteindre sa chair, sa pulpe, sa matière génératrice de sens infinis.

 

 

Les spectres de Jacques Derrida, Différences et traces, France Culture, Les chemins de la connaissance, 26 janvier 2011.

Ces tentatives de restitution des possibles illimités du texte, en juxtaposant, en enlevant, ou bien en creusant, permettent de tenter d’approcher ses possibles et d’activer ses diverses potentialités sémantiques grâce à des combinatoires isomorphes convoquées d’un niveau à l’autre. Il s’agit aussi de rendre compte de la créativité du sujet parlant.  A ce titre on peut penser à la grammaire transformationnelle qui use des transformations obligatoires et/ou facultatives qui permettent de passer de la structure de base aux suites terminales de la production d’écrits, grâce à des réarrangements, des permutations, des effacements, des additions. Ces manipulations permettent de produire un nombre infini des phrases réellement possibles et dans lesquelles les composantes livrent une somme d’énoncés à chaque fois différents.

Il n’est alors pas interdit de dire que ces productions de textes aléatoires, anecdotiques, sont aptes à rendre perceptible l’éventail des possibles d’un même texte, qui n’est autre que finalement la rencontre entre une forme endormie et un récepteur. Ce dernier actualise l’énoncé de manière particulière, car il charge les signes de sa subjectivité. Et si la mise en œuvre de tout texte est un acte, sa déconstruction en est un aussi. L’effacement loin d’être une aporie est donc un acte d’écriture qui offre aux signe la possibilité de déployer le vide constitutif du langage dés lors qu’il n’est pas actualisé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des potentialités du sens.

Philippe Jaccottet, Eclaicies.

 

Notes

[1] Œuvres complètes de Victor Segalen, tome 2, Robert Lafont, collection Bouquins, Paris, 1995. [1] Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, Gallimard, collection Poésie, Paris, 1996. [1] Op. cit




Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue

Les éditions du Castor Astral nous ont habitués à des anthologies bilingues de qualité, toujours audacieuses, jamais complaisantes. Ce panorama de la poésie néerlandaise contemporaine se découvre avec curiosité et impatience.

Le lecteur ne peut que savoir que cette profusion de voix va donner lieu à un plaisir certain de lecture et à des découvertes. Victor Schiferli, écrivain, poète et conseiller international sur la fiction à la Fondation néerlandaise des Lettres soutenant la traduction de livres, est le maître d’œuvre de cet ouvrage. Il écrit dans sa préface : Il est difficile de comparer notre poésie contemporaine à celle qui s’écrit actuellement en français, en anglais ou en allemand. La poésie française actuelle semble tendre vers moins de concision, davantage d’expérimentation et une plus grande proximité avec la prose que la poésie néerlandaise. Il a choisi vingt-quatre poètes écrivant toujours en 2020, il faut les citer tous , tant, et c’est le propre des anthologies réussies, leurs voix, chacune gardant sa singularité, s’entrechoquent, se lient, puisent les unes dans les autres vigueur et beauté :

Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, 2019, 336 pages, 20 €.

Simone Antangana Bekono, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Ellen Deckwitz, Arjen Duinker, Radna Fabias, Ingmar Heytze, René Huigen, Astrid Lampe, Erik Lindner, Lieke Marsman, K. Lichel, Tonus Osterhoff, Hagar Peeters, Ester Naomi Perquin, Ilja Leonard Pfeuffer, René Puthaar, Marieke Lucas Runeveld, Alexis de Roode, Alfred Schaffer, Mustafa Stitou, Anne Vegter, Nachoem Wunberg. Les traductrices et traducteurs sont Bertrand Abraham, Kim Andringa, Danial Cunin, Pierre-Marie Finkelstein, Paul Gellings et René Puthaat. La quantité de poèmes dévolue à chaque poète est telle que le lecteur ne se fait « pas seulement une idée » mais saisit la particularité de l’auteur(e). Ainsi se joue la force de l’anthologie, sans être oubliée, la voix précédente laisse toute la place à la suivante, elle est appropriée par le lecteur qui, plus que la découvrir et la recevoir, la pénètre toute.

Une question peut apparaître : quelle est la particularité de la poésie néerlandaise ?  La réponse risque d’être réductrice voire subjective. Cependant, il est essentiel de s’attacher à l’extraordinaire vigueur des voix choisies, l’appétence des poètes pour la langue est exceptionnelle, tonifiante et vectrice d’originalité et d’audace. Les tonalités sont multiples, les sources d’inspiration variées, les thèmes diffèrent, l’un va opter pour une poésie prosaïque, l’autre lyrique, l’une s’attachera à un rythme proche du slam mais à la scansion travaillée par le sens, l’autre écrira sous forme de distiques… Le trait commun entre ces poètes est l’unicité de leur voix, leur force et l’originalité des registres utilisés. S’ils s’inspirent les uns les autres c’est uniquement dans l’attachement pris à rester soi et à ne pas chercher « à faire comme », on ne relèvera donc aucune similitude entre les poètes et c’est un bonheur. La poésie néerlandaise, et je serai là particulièrement affirmative, est vivifiante, rassurante (pour sa fougue et sa qualité) et prometteuse par l’énergie engagée. Le penchant d’un auteur pour un style qui lui correspond n’est ici le signe d’aucune complaisance, l’adhésion à la langue est entière : En poésie seule nous singeons les oiseaux (Astrid Lampe) le langage révèle ce que pourrait être le bonheur (Erik Lindner) Il faut noter dans cette poésie la présence fréquente d’un humour féroce, une ironie non dénuée parfois d’auto-dérision voire d’accents tragiques :

 

Comprenez-moi à loisir de travers.
Dans un coude du fleuve
il m’a été donné de faire un fils ;
et dans la lumière vaporeuse du petit jour,
je lui ai appris à faire mes nœuds. 

Benno Barnard

 

Benno Barnard op de nacht van de Poëzie 2018, Benno Barnard à le Nuit de la Poésie 2018.

 

Pour rentrer
chez moi, il faisait
nuit, j’ai pris le raccourci dans le parc,
j’ai entendu un écureuil
dire ta mort est la première
chose réelle qui va t’arriver.
Si c’est vrai, ai-je pensé, un
écureuil dit parfois la vérité.

 Mustafa Stitou

 

 

Aujourd’hui, la poésie
me semble un pays pour lequel
on ne m’a pas accordé de ticket
un vieil amour dont je n’ose
toujours pas effacé le numéro
de mon téléphone
une île lointaine
peuplée de pingouins.

Lieke Marsman

 

 

Lieke Marsman, Identiteitspolitiek is een modegril, zeg je, La politique identitaire est une mode, dites-vous ?

 

La poésie, plus qu’un champ d’expression, est une ressource sans failles et c’est ce que prouvent ces voix néerlandaises. L’extrême variété de cette poésie mise en évidence dans cette anthologie, outre signifier un avenir prometteur, affirme combien chaque poète a sa place dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait. Aucune restriction ne lui est édictée, aucun modèle ne l’assujettit, aucune auto-censure n’a lieu, il est libre d’écrire et d’être dans sa singularité.

Dans la diversité des voix, les résonances entre les poèmes opèrent cependant, oppositions subtiles parfois, ou correspondances surprenantes, mais toujours présents la sensibilité du poète et l’attachement à la langue comme filigranes.

 

Il suffit parfois
d’un seul
regard
sur la saisissante nature sauvage
pour se rendormir comme
une bête sauvage
par exemple comme une bête d’’eau
qui dans l’eau
n’aime pas l’eau

Anneke Brassinga

 

Anneke Brassinga op de nacht van de Poëzie 2015, Anneke Brassinga à la Nuit d la Poésie 2015.

 

dire une nouvelle fois
ce qu’un autre a dit
et dans cette chose autre
trouver un abri
dire ce qu’un autre a dit
et employer ces mots 
jusqu’à leur faire confiance

Tsead Bruinja

 

 

Tsead Bruinja op de Nacht van de Poëzie 2018, Tsead Bruinja à la Nuit de la Poésie 2018.




Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Amelia Rosselli, Corrado Govoni

Suite. Episodes précédents : Questionnements politiques et poétiques 5, Questionnements politiques et poétiques 4, Questionnements politiques et poétiques 3

 

Questionnements politiques et poétiques 6

 

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). Et déjà en 2003 Giovanni Raboni avait, dans des circonstances semblables, essayé de faire mieux connaître cette littérature foisonnante de l’autre côté des Alpes. À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en plusieurs épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

Amelia Rosselli

 Le temps peut s'arrêter...

Le temps peut s'arrêter en bien
ou en mal ; il frissonne impertinent
de toute sa large bouche obscure, ou s'arrête
et hurle qu'il en a assez : de
cette belligérance.

Le Temps n'est pas un ventre ; c'est un croc
qui sourit sagement ou persifle
pendant que tu sers son maître, le cœur
brisé.

Le Temps coud et raccommode ! et demande
dans ton rapide, brisé penser
pourquoi tu as laissé la confiture
se gâter ? Je ne suis pas un croc dit
le jongleur, le Temps ne s'arrête pas pour moi
dit le poissonnier ; le tout est
le tout, le Temps est le Temps, bouté hors
des ciels.

Une perle, un sacrifice, un psalmodier
reportages de morts... Je ne suis pas un jongleur
cria le poissonnier, ma main
ma tête, chantent que le temps a
tous ses frissons coordonnés avec le Temps.

Onze chevaux allaient cueillant des mûres
pensant qu'ils deviendraient
vieux, mais le Temps, lui, était assis et
cousait, sans égards pour leurs
larges bouches ouvertes, leurs cavernes
qui désiraient davantage.

Commencèrent onze courses, la "free
lance" pensée vieillissait encore : le Temps
était assis encore pensant, qu'il ne
vieillirait jamais. Accidents indéfinis, paradis
aigris - tous sont dans les bouches
des chevaux, dans leurs ventres terrorisés.
Le Temps-pensant cadra le trou
le Temps-soucieux cherchait à devenir
vieux. Le Temps-assis se collait
à sa place : il n'y avait bataille plus terrifiante
que celle qui était mienne.

J'ai accroché le Temps : il est assis
cueillant des mûres collé à sa
place : mais des cris brisés glissent
de la bouche : le Temps n'a pas de frissons
n'a pas d'autre lieu que la terre !

Puis nous marquerons le Temps, qui
devint énorme beaucoup, portant des barils
à la terre déserte, ou transformant
les carottes en raves, ou différemment
occupant son âme désintéressée. Le Temps
n'a pas de butins ! il peut devenir
vieux, n'était pour mes butins,
qui partagent le total.

Des raves à gorge déployée sourirent :

n'es-tu pas préparée pour
la bataille encore ? Ta flèche est-elle si
légère ? L'encombrante nature
restituera le vol : tu mourras,
et deviendras forte, fumant des fournitures
ou autres maux.

Qui fumant des plats d'argent, creusèrent
leurs fosses légères assez pour
mener droit à ce paradis
où le Temps n'a aucun tort, ni
ornières pour t'agripper. Et encore
pendant que ton sourire blesse, avec
un vouloir de pleurs, qui mène la chanson
une misère brodée de blanc
Temps, plus moëlleux que la grâce
de mon ventre, son faire en te trop-faisant,
pendant que tu te dresses fort.

 

(Il tempo può fermarsiauto-traduction it., de : "Sleep"  
une version aussi dans le Nouveau recueil) 

 

 

 

Amelia Rosselli dice Amelia Rosselli (gitz6666).

 

∗∗∗

Et aussi, proposé par Edoardo Sanguineti :

Corrado Govoni

 

souffle d’éventail

 

Près d’un canal une fillette triste
aux yeux en amande, fleurs de lotus,
suavement désenfile de son koto
des sons comme grains d’améthyste.

L’aube, de ses mains ornemanistes
teinte avec soin le paysage inconnu
et le soleil surgit pareil à un ex-voto
bordé de filets violacés-bistres.

Des boqueteaux de graciles arbustes
frémissent tous d’ignorés oiseaux,
semblables parfois à des piverts ;

et c’est un matin paisible et clair
presque comme les aubades d’Outamaro,
le peintre dit des Maisons vertes.

 

 

 

crépuscule sur le Pô

 

Comme un fruit mûr tombe le jour.
Du pont qui enjambe le fleuve sonne un cor.
Avec un fracas de cascade élevée
un train perce le vide sur la voie ferrée.
Les bruits par le silence sténographe
s’effacent comme figures d’un cinématographe.
Le vent travaille ses gammes de flûtiste.
Le ciel est prompt autant qu’un transformiste.
L’eau qui court court à la mer
se teint le visage de lilas crépusculaire.
Dedans, les maisons mirent à la rive
leur image qui semble fugitive.
Dans une barque pleine de légumes
pendant que les maisons de lumières s’allument,
une femme avec un éventoir mangé aux mites
pousse le feu sous sa vieille marmite.

 

          De :  “les feux d’artifice

 

                            1

            Promenade romantique

 

Un trio de sœurs scrupuleuses
se sont assises parmi les roses.
En chemin ont mangé du massepain
et des figues fraîches sur du pain,
et ont cueilli des primevères
à enfiler dans leurs livres de prières.
Elles font la sieste dans la cour pavée
d’un château rouge tout déchaussé,
près d’une petite grange
où une jeune enfant doit s’appeler Solange.
– Ah, si nous avions cette belle vachette,
qui fait si bien du lait! Et cette courgette
Dieu sait comme elle doit être bonne frite! –
Sais-tu sais que tu pèches par désir ? Chut!
Allons plutôt visiter les salons
du château! Sur les marches attention! –
Les couloirs sont pleins de cadres écaillés
et de lambeaux d’étoffes bariolées.
Une pièce contient une cage à araignée
et des bouts de miroir encore argentés.
La plus jeune des sœurs hors piste
en cache deux dans son mouchoir de batiste,
tout heureuse. Un chat-huant s’enfuit
par le plafond. En bas dans le pré ça mugit.
– Regardez, une perruque! – Jette-la donc,
elle peut te faire avoir des boutons! –
Les heures doucement descendent la pente du Carmel
du jour comme des brebis à la blanche laine.
Dans la chambre la plus solitaire
poussière et mouches ont tant vicié l’air
que les sœurs pour pouvoir mieux respirer
ouvrent une fenêtre sur les prés-salés.

 

 

                             2

             Crépuscule ferrarais

 

Le minou s’étire sur le rebord
en bâillant dans la vitre à miroir.
Dans la marmite de terre moussue
le géranium ouvre ses fleurs embues.
Le rideau de la chambre étale
ses roses de fine percale.
Les portraits qui savent tant d’histoires
sont disposés en éventail de mémoires.
Dans le calme plat de la psyché ornée
la lampe semble un navire coulé.
Sur le toit d’une proche maisonnette
au bout d’une perche une girouette
agite ses ailes comme un oiselet
pris par les pieds dans un lacet.
Très haut, en l’air, depuis les remparts
cabriolent des cerfs-volants pleins d’art.
Les hirondelles murmurent dans les nids.
Un grillon au jardin fait son cricri.
Le ciel enferme dans un filet d’or
la terre comme un insecte chanteur.
Parmi de jaunâtres écumes, dans la glace
la pieuvre de la lampe remonte à la surface.
La tristesse s’appuie contre un accoudoir
pendant que les églises bercent le soir.

                                                                               (1905)

 

Corrado Govoni, Il Palombaro (Symphony DSCH).

 

air de danse en mélancolie

 

La vendange du couchant fait don à la verrière
du dernier ambré grappillon crépusculaire ;
le ciel inaugure sa palpitation d’étoiles
comme une immense géométrie de neige.
Deux blanches colombes qui roucoulent sur la gouttière
font croire un instant à l’âme qu’elle est comme au jour de la première  communion ;
ma joie est une marmotte qui danse sans excitation
sur l’épaule d’un savoyard qui fait pleurer sa vielle.
L’ombre compatissante avec son voile noir
s’assied au chevet de ma tristesse,
essayant de me consoler avec des mots de gentillesse
que la pendule dément de son déni sans espoir.
L’ampoule nue en frissonnant rince
sa maigre virginité dans le miroir comme en un flot profond,
pendant que des fleurs essuient la sueur de sang de leur front
dans le suaire charitable de l’eau.

 

 

 

                 Automne

 

Ô triste vent!
Voltigent comme des volants
les fruits ailés des samares.
Entre les arbres le froment
s’étend au loin très loin
comme une verte neige d’astres.
Les oies en triangle s’en vont
en nombre pair
vers les marais.
Adieu beaux nuages klecksographiques!
Adieu beaux couchants de cinabre!
Crissent sous les pieds
les petits obus des glands
(pensez au fils prodigue!).
Un triste refrain siffle sur ta lèvre.
Adieu belles nuits cryptographiques!
Et le sommeil qui ne vient plus...
Oh mais quand tu seras là>
et mettras entre les draps
des bouquets odorants de lavande!

 

 

 

 

Corrado Govoni, La Trombettina (Alamano Capecchi).

                   

beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
les fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est tiré un peu en arrière
par le poids de ta longue tresse.

 

 

 

                       le soleil

 

Pendant que les bœufs labourent la terre luisante et brune,
énormes incertaines choses blanches tombées de l’œuf de coton de la lune,
saluée par les rauques coqs tôt réveillés
et saluée par les fouets des charretiers
qui claquent fort parce qu’imbibés de gouttes
rassemblées dans la nuit le long de la musicale route,
entre les peupliers, éternels inquiets pâles, elle est douce ta basse face
ronde de saine joie, brillante de grenache.

 

 

 

 

matin avec colombe imposée

 

“Colombe qui as les ailes d’argent”
ô colombe qui éveilles la lumière
avec tes ailes d’ange lascif
et apprends comment roucoule des mots
d’amour le vent aux feuilles et à l’herbe
“colombe qui as les ailes d’argent”
tu as les pattes fleuries de corail
et tu entraînes des colliers de sanglots
recouvrant de pudeur la rosée
tu gonfles l’ardoise de tes lisses plumes
tu emportes le toit roucouler au paradis
l’anneau de ton col est pour la terre le soleil
est une plume que murmure la mer
“colombe qui as les ailes d’argent”
colombe cendrée
tes pattes sont imprégnées d’aurore
de tes sanglots est enflé le matin
ô colombe qui détaches la lumière du chéneau
et la tapes et la fais vivre et la lances
avec un battement d’aile blonde
éternelle assoiffée d’amour colombe
martèlent la soif les cigales
pour toi de courageuses femmes nues
brilleront pour toi des gués limpides
“colombe qui as les ailes d’argent”
si dans le trèfle glapira le renard
dénonçant la lune parmi les fougères
qui cache ses fautes nocturnes
“colombe qui as les ailes d’argent”.

 

automne

Je suis tout épuisé
par le dur labeur solitaire
d’extraire la lumière chaude d’une femme
qu’elle ne s’écoule pas en pleurant
me glaçant pieds mains et cœur
hors de toute cette boue aqueuse alentour
fervent malchanceux inepte
pendant qu’un sein riait parfait
et que de la fraise brune du mamelon
j’ôtais le dernier petit nœud
l’autre restait laid et aveugle
comme une petite noix de coco
glorieusement nue était une jambe
mais l’autre était enserrée
dans une atroce jupe
de chiffons de lanternes ferroviaires
les yeux étaient deux pures aigues-marines
mais le lièvre barbarement tué
par moi avec la crosse du fusil
se vengeait sur sa bouche
inébranlable à l’horreur de mes baisers
à me faire sombre déçu dans le sang
par les verres d’hiver filé
avec mon visage de poisson asséché
annoncée par les coqs
de nausée des fanaux
je t’attends comme une aube sale ô brume.

 

 

 

le roitelet

 

En haut, en bas, il va et vient toujours inquiet,
fouille et becquette parmi les ronces :
ici une graine, là une goutte et une feuille
sans que de manger il ait très envie,
sans savoir s’il vole ou s’il marche.
Il ressemble aux filles les plus vives :
on ne les arrête qu’avec des baisers.

 

Corrado Govoni, La primavera del mare, voce di Karl Esse (Sergio Carlacchiani).

 

* * *

 

La pluie est ton habit.
La boue est tes souliers.
Ton fichu est le vent.
Mais le soleil est ton sourire et ta bouche
et la nuit des foins tes cheveux.
Mais ton sourire et ta peau chaude
est le feu de la terre et des étoiles.

 

 

 

Trad. de l’italien : J.-Ch. Vegliante 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (40) : William Cliff

Ecrasez-le, Homo sum, Fête nationale, Immense existence, on aimerait citer tous les titres de l’œuvre de William Cliff qui publie aujourd’hui Le Temps, qui semble les contenir tous. C’est le livre d’un poète hors définition, hors jeu, hors classe, d’une sincérité d’autant plus troublante qu’on la sent profondément à vif…

On pourrait citer la formule de son ami et compatriote Jean-Claude Pirotte : « une voix parfaitement émancipée », mais la singularité de ce poète qui se confond avec celle de l’homme voyageur, en errance, en continuels soubresauts et aventures, va bien au-delà. Je songe à un éternel adolescent, mal dans cette société, mal dans son être, et pourtant tellement capable d’exaltations d’âme et de chair, qu’il regarde tous ses contemporains restés sur le quai, alors que son bateau ivre vogue depuis longtemps en pleine mer.

Ce sont quelques escales de cette navigation qu’il évoque dans Le Temps : les logements souvent presque insalubres, les débuts de sa curieuse carrière de professeur, les poèmes écrits sur le tableau noir, les jeunes gens attirants, la poésie des villes, Bruxelles, Dijon, Gheel, Paris, « les rêves comme l’eau de pluie qui s’écoule » et qui « s’en vont se perdre avec les illusions perdues »…

William Cliff, Le Temps suivi de Notre Dame, La Table Ronde, 15 euros.

Et, malgré toutes les misères, un air entraînant fait valser tout cela, avec des notes de dérision qui sont si proches de celles, funèbres, du désespoir, un air de printemps plus fort que tout :

          Au printemps il est temps de rénover sa peau,

         d’aller dans la forêt se vautrer au terreau

         plein de feuilles pourries et d’entendre un oiseau

        chanter avec folie, voir un gars de la ville

        passer et repasser devant un corps débile

        pour se rincer l’œil et se réchauffer la bile.

 

William Cliff, Brut de poésie, dit pas Jacques Bonnaffé.

 

Bien sûr, on pourrait admirer les prouesses du voltigeur de l’alexandrin, de ce créateur de rythmes de « proèmes », dans la lignée d’Une Vie ordinaire de Georges Perros, qui fait du langage apparemment prosaïque une matière poétique inédite, incroyablement ductile et syncopée. Dans le poème final, Notre Dame, qui date de 1996, William Cliff  fait pertinemment  référence à Charles Péguy, offrant ses pauvres vers à la Vierge, tout comme lui à la cathédrale : « Je les ai faits comme un bon ouvrier ».

Oui, il y a de la modestie dans cette façon d’écrire, bien plus que de la légèreté ou de la fantaisie. J’en veux pour preuve cette adresse à Dieu, au « Grand Etre Suprême », où l’on entend passer d’humbles paroles, comme celles d’un enfant  triste, étonné par une condition humaine qu’une seule existence ne suffira pas à explorer :

 

         Je voudrais bien savoir pourquoi ces hommes viennent

         si nombreux dans ma rue ainsi se promener ?

        pourquoi dépensent-ils leur temps, Etre Suprême,

        à user le pavé et retrousser leur nez ?

 

William Cliff, Brut de poésie, dit par Jacques Bonnaffé.

 

Si le terme de fraternité poétique a un sens, c’est ici qu’il doit être employé. William Cliff, qui est à présent octogénaire, a toujours été le frère des « malheureux dont pleure le cœur », sans doute parce que son propre cœur, secrètement, n’a jamais cessé de pleurer.

 

Présentation de l’auteur




Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses

Issu d’une longue expérience de l’écrit et de la danse, Le corps est-il soluble dans l’écrit ? est une œuvre choré-graphique de Louise Desbrusses créée en 2013, régulièrement produite en festival et résidence, et désormais disponible en livre et DVD.

Publiée en avril 2018 aux éditions Principe d'Incertitude dans la collection Pulsar qu’elle inaugure, accompagnée du film réalisé par Victoria Donnet, cette Conférence dansée retrace et affirme l’unité d’un corpus librement constitué autour d’un mouvement qui transcende la notion de discipline. Un(e) geste poétique qui s’étend et s’espace.

Toujours j’écris depuis mon corps, 
Depuis mon corps tout entier, 
Des textes écrits pour le corps tout entier 
De ceux et celles qui les liront, peut-être. 

 

Louise Desbrusses, Le Corps est-il soluble dans l'écrit ? Conférence dansée, (1 DVD), Principe d'Incertitude, 2018, 31 pages.

Souffle, murmure, chantonnement. Posture, figure, forme – mouvement. Zen, Tai. Chi, certainement. Vibrations d’une colonne d’air qui se déplace, calme typhon. Propagation, ondulations. En avant, travelling, arrière – mouvements. D’une main, de l’autre, épaules, bras. Voi-e/-x. De l’écrit qui se fait corps, du corps qui s’écrit, qui se livre en un livret, une partition. S’incarne dans la danse encore et dans le corps du texte avec ce livre-disque qui articule cette danse-conférence de l’autrice, poète et performeuse, Louise Desbrusses.

Portrait de l’écrivaine en danseuse, de l’écrivaine-danseuse en artiste. Pieds nus, vêtue de noir, seule sur une scène plongée dans l’obscurité, le clair du visage et des extrémités contrastant avec leur environnement, avec pour seuls accessoires un micro serre-tête et occasionnellement un pupitre, Louis Desbrusses gravite, navigue à vue, évolue dans un lieu indéfini dont elle fait progressivement état, qu’il s’agisse de la scène ou du livre. Une atmosphère palpable dans laquelle elle déroule, dévide, délie, (se) joue. Des phrases, faits, gestes et langue. De la répétition, de la représentation, du sens et de la sensation. 

Quels textes écrit-on et pour qui, si seule sa matière grise est noble et respectable, pour ne pas dire de sexe masculin ? 

Louise Desbrusses et Violaine Schwartz, Couronnes, boucliers, armures, Atelier du Plateau, Septembre 2007.

Les mots sont posés et le ton mesuré, comme pesés, patiemment, à l’oral comme à l’écrit. Le regard intens-/attent-if (« What if ») à l’in-/at-tention du spectateur/lecteur. Le discours aéré pour laisser, espaces et silences, la réflexion s’introduire entre les lignes et les oreilles. Comme toutes celles et tous ceux qui écrivent pour ou dans le cadre de la performance, Louise Desbrusses doit faire avec la conscience de la représentation et son expérience. Avec les doutes quant à la réception de ce que l’on envoie, à l’image que le public voit et renvoie. Et plus encore lorsqu’il s’agit de retranscrire, d’incarner, de témoigner de sa propre présence. 

Dans sa préface, l’éditrice, écrivaine, dramaturge et metteuse en scène, Célia Houdart s’interroge (« pourquoi ai-je soudain l’image de moi, enfant et jeune judoka, apprenant à chuter avec souplesse ? ») et évoque au sens littéral du terme « une posture qui serait une danse, en même temps qu’un manifeste. » Une démarche qui dépasse le procédé apparent, ses circonstances et leur discours, pour devenir processus et manifestation du corps et d’une identité toujours mobiles. D’un étant-là, être-femme qui, se sachant divisée, séparée, fragmentaire, accepte de se découvrir, intimement et publiquement, et de se surprendre elle-même dans son entièreté et son étrangeté.     

Louise Desbrusses commence debout. Et elle ne sera plus jamais une écrivaine assise.  (Célia Houdart)

Une forme d’émancipation et de revendication qui (s’)affranchit, croise supports et genres, transcende les disciplines, confronte nos expériences et pratiques respectives ici et maintenant. Artistiques, bien entendu, mais aussi corporelles – méditation de pleine conscience (dépasser le mental), Tai-Chi (le travail interne ne sert à rien si tu ne tiens pas sur tes jambes), Yoga (Faîtes avec le corps que vous avez aujourd’hui) – personnelles et quotidiennes, tout en renvoyant à la neurologie, à l’ostéopathie, à la sophrologie (« Prendre acte des marques profondes laissées dans le corps par la famille, par l’environnement, par le milieu social, les études, le sport, la danse classique, les idées reçues, le dressage du corps féminin »).

Ici c’est le corps qui dicte. Plus dialectique que didactique – l’apparente contrainte formelle de la posture n’étant qu’un maillon d’un enchaînement libérateur dans son ensemble –, le mouvement relève ici davantage du lâcher-prise que de la maîtrise pourtant réelle qui découle. Initié il y a plus d’une quinzaine d’années – avant, puis avec le travail chorégraphique de l’Américaine Deborah Hay qui propose de « contre-chorégraphier le corps formaté » – cette voie parcourue et tracée par Louise Desbrusses – qui cherche à « reconfigurer l’acte même d’écrire » et « par conséquent son produit, le texte » –, se révèle pleinement sur scène, qui transforme le geste en élément d’une geste plus vaste.

La plupart d’entre nous ont une idée de l’être humain, donc de soi, héritée du XIXème siècle quand les neurologues de l’époque se représentaient l’organisme de la même manière que le bourgeois mâle blanc se représentait le monde. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Contre le dualisme qui régit la perception du corps et de l’esprit ; contre la hiérarchisation – politique, économique, culturelle – du corps physique et social, produite et reproduite par les modalités de sa représentation, parfois « en conflit avec ses propres choix politiques et esthétiques » ; contre le sexisme et la domination masculine qui (se) font autorité dans le domaine de la pensée et des lettres comme partout ailleurs ; Louise Desbrusses, autrice de romans (L’argent, l’urgence (2006) et couronnes boucliers armures (2007) chez P.O.L.), d’une pièce radiophonique (Toute tentative d’autobiographie serait vaine, France Culture) et autres essais (du corps (&) de l’écrit (2009-2010), revue Inculte), pose en actes la question de la fin et des moyens de l’écrit.

 

Une question-danse et dense qui, si elle ne doit apparaître qu’après coup (« Il est impossible d’improviser si vous vous regardez faire. ») disparaît généralement au profit de son instrumentalisation. D’où l’importance de se réapproprier, de s’emparer – dans un sens non utilitariste, une conception non séparée – de sa vie, de son œuvre, de son corps, comme outil de production pour les rétablir et les restituer dans leur intégrité comme porteurs et vecteurs de liberté, d’égalité et d’unité. Un souci et un désir de cohérence qui se retrouvent dans le beau et respectueux travail d’édition réalisé avec Principe d’incertitude qui inaugure avec cette Conférence dansée la collection Pulsar qui, s’inspirant du commerce équitable, interroge les rapports entre auteur.e.s et artistes, édition, diffusion et public.    

Et chaque jour, pourtant, et pendant trois mois comme je m’y suis engagée par contrat, j’en sors dépouillée un peu plus de ce que je croyais être moi, que je ne savais même pas être moi. 

Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Fidèles à cette question, diffuse mais insoluble, Louise Desbrusses et Principe d’Incertitude ont choisi avec Pulsar de répondre par un objet mixte qui s’explore et s’expose en soi et en parallèle à la performance. Un livret à rabats, sobre et soigné, réalisé par le studio de design graphique pluridisciplinaire Surfaces, dont les photographies, fragments extraits du corps de l’auteur et du film introduisent puis s’effacent devant le texte avant de réapparaître au cœur de l‘ouvrage qu’elles concluent.        

 

Louise Desbrusses, teaser du film  Le Corps est-il soluble dans l'écrit ?

 

Un film, inséré en DVD à la fin de l’ouvrage, de Victoria Donnet, artiste elle aussi pluridisciplinaire, qui rend compte – entre distance et proximité, netteté des traits et flou de la silhouette, fluidité et plans saccadés – du rythme de la Conférence dansée et des mouvements qu’elle met en scène et suscite. En supplément, La conférence en questions, séquence dans laquelle l’artiste et performeuse se propose de répondre au public au terme de chacune de ses représentations, ouvre et referme tour à tour cette création qui s’écrit jour après jour, de ligne en ligne et pas à pas.    

 

Je m’appelle Louise Desbrusses, 
Je suis écrivaine. 
J’écris, 
C’est une danse.  

 

 

Présentation de l’auteur