Murmure des Ténèbres

MURMURES DES TÉNÈBRES

 

Postquam autem coenabant sedentes et colloquentes in luctu et lacrymis…
Jacobi a Voragine

Après leur repas du soir, ils s'assirent et s'entretinrent avec tristesse et larmes
Jacques de Voragine

« Nous voici à l’abri dans les mains jointes de la terre,

loin de la lumière du jour, loin de la douceur des nuits,

loin du vacarme du monde, ses insultes, ses cris.

 

Seules nos voix pourraient troubler, dans le silence,

la sueur des pierres, ce rythme de larme qui goutte,

ou le battement de nos cœurs, ou l’étranglement de nos souffles.

 

Mettons nos voix à l’unisson de l’eau des pierres,

nos souffles accordés aux mouvements de l’air.

N’allumons ni lampe ni torche

pour qu’aucune lumière d’homme ne nous trahisse.

 

Seules nos voix nous accompagnent

et que nos mots

soient un murmure d’eau dans les ténèbres,

un filet de lumière dans notre obscurité. »

 

Ainsi parlait Maximien, et ses frères l’écoutaient.

 

« Pourtant dans ce silence, dit Marcien,

une angoisse me prend

et la tristesse

désespérée

de celui qui, dans la douleur des solitudes

ne parvient pas même à prier.

 

Nous voici ensemble, sous son Nom réunis;

exclus pourtant de la communauté des hommes.

Ne sont-ils pas nos frères aussi ceux qui nous chassent?

Que Dieu les sauve!

Que jamais

nous n’ayons contre eux de haine.

Ce qui m’attriste

et dont s’embuent mes yeux,

c’est d’être incapable de partager l’amour

au nom duquel je vis. »

 

Marcien étouffait ses sanglots dans la grotte

et ses frères sentaient leur gorge se nouer.

 

La voix de Sérapion glissa dans les ténèbres:

 

« Tu parles d’amour, mon frère,

et c’est l’amour qui nous sépare du monde »

 

Et Sérapion pleurait tout en parlant.

 

« Comment aimer ceux qui nous haïssent?

Comment voir la part de sainteté qu’ils portent?

Comment pardonner à ceux qui nous poursuivent?

Dieu seul peut pardonner. »

 

Ses six amis mêlaient leurs larmes

aux siennes et au murmure des eaux…

 

« Quand bien même, souffla Maximien,

quand bien même

il ne resterait qu’une perle d’amour dans l’océan des haines,

cela suffirait à me donner espoir. »

 

« Et n’a-t-il pas été bafoué, flagellé, crucifié, mis au tombeau?

reprit Constantin.

Et à ceux qui souffraient de sa souffrance,

à ceux qui pleuraient de le voir souffrir, il disait

« ne pleurez pas sur moi, fils et filles de Sion

pleurez sur vous et vos enfants ».

La route des méchants est plus sinistre

que les ténèbres qui nous environnent

Ne pleurons pas sur notre sort, mes frères,

plaignons ceux qui sont travaillés par la haine.

N’ayons pour eux que des prières et des mots de consolation

et ces mots nous consoleront. »

 

Malchus parla alors dans la tristesse épaisse des ombres:

 

« Ayons une pensée, mes frères, pour le plus grand de nos persécuteurs.

La haine qui l’anime est la mère des haines,

et son pouvoir est absolu:

c’est lui qui décide et condamne en ce monde.

Tu dis vrai Marcius, il est notre frère…

Le sommeil des tyrans est déchiré de crimes.

Lorsque la nuit entrouvre les portes de l’enfance,

l’enfant en lui crie d’effroi et de peine

de toute la souffrance qu’il provoque.

Le ventre de sa mère se révulse d’horreur,

et sa douceur s’assèche infiniment.

Il souffre, mes frères, dans sa nuit.

Mais alors que l’amour qui nous porte

mue nos souffrances en joie et jouissance,

la haine attise les siennes

tord ses poumons et sa langue,

brûle ses yeux,

pétrifie son cœur,

putréfie ses viscères,

émiette son cerveau.

Prions pour Décius, mes frères,

et s’il nous faut nous lamenter

que ce soit sur lui et non sur nous. »

 

« Ne ressens-tu donc aucune angoisse

demanda Denis, la voix tremblante,

frères, pardonnez-moi, je me sens couvert d'un grand linceul

qui glace ma sueur et mes larmes;

mon cœur bat si fort que je redoute

qu'il brise sa cage d'os.

L'obscurité nous protège dis-tu.

Elle me serre si fort que j'ai mal à poser mes mots dans l'air.

Éloigne de moi ce calice de fiel, disait, sur la croix,

celui qui, ce matin encore, me faisait espérer. »

 

 

C’est Jean qui répondit:

 

« Notre frère connaît l’angoisse, Denis,

comme chacun de nous

ici, en ce moment;

comme la connut notre frère sur la croix.

Mais j’entends sa prière

de remettre nos vies entre les mains de Dieu

et de nous abandonner nous-mêmes.

C’est en faisant taire toute haine en nous,

en retenant le seul aujourd’hui entre nous,

que nous effacerons les horreurs du monde. »

 

« Tu es de bon conseil, frère de miséricorde,

dit Maximien

Proclamons qu’il est doux de vivre en aimant.

Laissons agir seulement ce moment entre nous,

laissons cette confiance que nous partageons,

cet amour qui nous lie,

faire en nous leur travail d’apaisement.

Laissons l’obscurité glisser en nous

par toutes les portes de nos corps.

L’amour la fera lumière.

Vivons loin des rumeurs du monde

dans la solitude des amants.

Abandonnons toute angoisse, toute haine.

Et espérons.

Qu’avons nous à craindre?

Nous naîtrons à nouveau demain un premier jour.

Chaque réveil nous est résurrection. »

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 illustrations : céramiques  de Muriel Desembrois pour le texte  Murmures des ténèbres,  La Diane française éd. 

lecture à écouter en suivant le lien vers bribes

subito, sicut Deus voluit, dormiverunt
Jacobi a Voragine 

et à l’instant, par la volonté de Dieu, ils s’endormirent.
Jacques de Voragine

Un ciel de Dieu étendit alors sur eux ses voiles.

Passant le seuil,

Ils entrèrent dans le sommeil séculaire des scruteurs d’horizons,

où le temps s’efface,

enveloppés,

flottant

 

*

 

 Raphaël Monticelli nous offre cette liturgie pour le Vendredi Saint comme accompagnement sonore du poème inspiré par "La Légende des sept dormants" de La Légende dorée de Jacques de Voragine  : musique de Gilbert Trem,  textes de Raphaël Monticelli, chemin de croix et habits sacerdotaux de . Henri Maccheroni. commande passée par le R.P. Benoit Pekle au noms de la communauté dominicaine de Nice.




Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

Figure-toi, si tu veux bien, une conscience vraiment malheureuse, un désespoir profond, étayé par la raison. Ulysse, par exemple, quand il cherche Ithaque. Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. 

Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. Nous savons que le concept le plus général de travail a été pulvérisé dans la polynésie mondiale de l’emploi et du mini-job : nous savons très bien compter, mais très mal valoriser. Nous savons que la Terre n’est qu’un océan de batailles commerciales opposant des réseaux dont les postes sont des humains numériques (hommes machinées et machines humanisées). Nous savons par ailleurs que certains des derniers métiers libres sont acculés, comme certaines espèces animales, à des territoires si petits et si coupés de toute ressource que l’extinction ou l’insignifiance semblent bientôt la seule issue. La poésie est l’un de ces êtres vivants affaiblis dont l’existence repliée ne nous apparaît que comme une survivance n’ayant plus rien à offrir que la tristesse d’une irréversible stérilité. Le noir de cette conscience malheureuse est lucide, hélas.

Gérard Mordillat, Le Linceul du
vieux monde
, Editions Le temps
qu’il fait, 2011, 80p, 12€.

Gérard Mordillat a choisi de ne rien cacher des « ravages » qui nous alarment :

 

Regarde bien
C’est ça
Quand le libéralisme passe
Rien ne reste
Plus rien. 

 

Devant des mots que trop de poètes refuseraient, il ne recule pas. L’auteur ne s’en tient pas à la bonne conscience poétique : à force de rester retrancher derrière les frontières du signe, celle-ci a fini par devenir moribonde, pudibonde à l’excès, et du coup la bête ne sait plus mordre. Ce sauvage, au contraire, la fait bondir hors de son territoire, lui fait bander ses muscles et ruer dans les brancards. Le Linceul du vieux monde est un livre de poèmes qui permet de prendre la température de notre longue nuit d’hiver, mais sans complaisance pour elle. Il ne s’agit surtout pas de la jouissance nihiliste d’un vieux bande-mou tiré de Houellebecq, ni du plaisir sénile de quelque décliniste ami des médias. Au contraire, quand le poète Mordillat parle, la bouche de l’enfant se met à parler, et c’est une langue qui vient d’ailleurs : c’est, sinon un espoir, du moins un désir d’espoir, et c’est en cela que le poème mérite que certaines bêtes s’y acharnent, presque à l’insu de tous les civilisés.

Mais c’est si dur, d’écrire des poèmes. Il faut être ou bien terriblement surdoué, ou bien naïf, ou bien outrecuidant pour croire qu’aujourd’hui encore, c’est facile de faire un poème, que c’est nécessaire d’y croire, et que d’emblée on y respire à l’aise. Car il ne s’agit pas simplement de vouloir échapper au néant : cela aussi, l’écrivain néo-libéral le veut ; d’une certaine manière son sens du confort et sa bonne conscience lui dictent son credo moral. Lui aussi veut la vie, la lumière, il veut le droit, en un mot le commerce avec ses  « frères humains ». Mais si Le Linceul du vieux monde nous touche à ce point, c’est que l’on y voit bien qu’écrire encore et toujours de la poésie, c’est plus difficile que ça. Qu’est-ce que c’est que cette « cause », celle de l’enfant assassiné qui « pend à la crémone » ? Qu’est-ce que c’est que cet « orage » qui est le gros temps de la poésie ? Que nous disent ces amantes multiples, désirées, désirantes, irradiant sous nos yeux dans l’écriture ? Que nous disent les flammes de ces figures mythiques, portables dans le texte de Mordillat, et qui éclairent nos mains de charbon comme autant de petits foyers ? Et qu’est-ce que c’est que ce mince espoir révolutionnaire contenu dans le poème, cette pâle lueur, transportée de montagne en montagne à travers la nuit, et que l’on se transmet tant bien que mal, génération après génération ?

Chaque jour tu fais l’épreuve de la foule, épaule contre épaule, tu passes par le temps de la foule. Tu vois par exemple ce peuple qui jubile :

 

Les petits-bourgeois
Français.

 

Ils étranglent les singes, ils hurlent « mort à l’étranger » ! L’élan fasciste du peuple existe, il se laisse même observer avec une précision toute documentaire : la machine économico-politique fabrique un désir terriblement pervers, une passivité inconsciente face à la puissance de mort qui se développe à tous les étages de la fusée sociale. Sale ivresse, qui n’a rien à voir avec l’enivrement de l’extase ou du gai savoir, mais tout à voir avec une méchante biture, binge drinking ou alcoolisme du misérable. On s’avilit, on s’abrutit, métro-boulot-dodo-rototo, et là-dessus la formation sociale construit la fierté, la morale, les icônes et les dieux. Le poète a la tâche difficile de sortir de l’addiction, de dessoûler son être. Il doit pouvoir écrire à Zeus tout-puissant :

 

J’arrache le rêve délicieux
D’un Paradis pour tous[…] Les dieux ne sont plus nécessaires 

 

Le livre de Mordillat est l’écrit d’un « réfractaire » qui n’a pas désappris l’art de se mettre en colère. C’est l’acte de résistance d’un enfant pirate contre les saints patrons de la bienveillance et du bien-être, grands contremaître de la performance sociale moyenne, grands managers d’endurance à destination des classes laborieuses et anonymes. Voilà « solo », dur et sec, farouchement indépendant. L’émancipation, c’est comme la pensée, ça commence par un non, et tant pis pour la bonne éducation, et, à tout prendre, tant pis même pour la bonne foi.

L’orage a ses éclairs.

Chaque jour tu te poses ce genre de questions : où vont, coude à coude, ces costumes, ces tailleurs ? Quel est le sens de leurs trajets pendulaires ? Chaque matin, chaque soir, ces femmes « [d]e raison corsetée », ces « employés modèles », ces étudiants, ces écoliers, où peuvent-ils bien aller ? Mordillat documentariste regarde, il note :

 

Ils vont
Ignorant les leçons de l’histoire 

 

C’est dire qu’ils ne vont nulle part. Pour reprendre le titre du poème, ils vont « Cap aux morts », insouciants, sûrs de leur innocence. Or, toi et moi, nous marchons aussi dans cette foule « au pas cadencé », il est si dur de s’en extraire, nous sommes dedans. Jusqu’au cou ! Et depuis la naissance ! Nous sentons depuis toujours la sueur froide, à la fois fraternelle et rivale, pathétique et odieuse, de ces épaules pressées contre les nôtres, assujetties aux transports, ces épaules employées, entrepreneuses ou ouvrières, épaules creusées par l’airain du marché. On bosse, et on attend de passer à la caisse !

Mais le poète nous dit : jusqu’au cou ce n’est pas jusqu’aux yeux. Ce n’est pas jusqu’aux oreilles. Ce n’est pas jusqu’à la cervelle. Je peux émerger du « silence océanique », je peux reconquérir les traits de ma liberté : le « je » du solitaire, dans l’échange du poème, devient aussi le mien, lire-écrire sur autrui c’est devenir l’enfant qui rêve, devenir poète, devenir « Jacques Prevel », « Paolo Ucello », ou bien d’autres encore, peu importe les noms de ces encagés-vifs :

 

Comme lui je suis
Seul en compagnie 

 

Une simple comparaison, et peut-être, peut-être que nous sommes sauvés : l’empathie, chez Mordillat, est l’émotion qui rallume le grand feu de la métaphore, c’est-à-dire le grand voyage de la matière jusqu’à la vie.

Faire une métaphore, c’est faire un saut « hors du rang » :

 

Elle dort enfin. Elle dort enfant.
Elle dort en fa. Elle dort en faon.
Elle dort en fille. Elle dort en fesses. 

 

Émouvant miracle de « L’allitérée ». Jonglerie ? Oui. Virtuosité gratuite des signes ? Non. Le jongleour fait passer les éléments de parole les uns dans les autres, c’est un alchimiste qui intensifie les échanges, un physicien nucléaire qui brise, concasse et réassemble, si bien qu’autre chose rayonne, un animal sauvage frémit en plus d’un corps nu. Mais le processus métaphorique n’est pas qu’un fantasme : c’est une reconfiguration objective de nos désirs. Le moment où l’on se plonge dans la natura naturans des syllabes et dans l’harmonia mundi du chant poétique, le moment où ça nous chauffe au fond du four dantesque, ce n’est pas de l’ordre de la représentation, ce n’est pas du « foutre à blanc » selon l’expression désenchantée de Bernard Noël. C’est un changement révolutionnaire de toute l’économie politique de nos désirs : la chaleur du regard sur « elle » la fond, elle redevient fissible, chantante comme la roche, fragile, sa beauté surgit, fraiche, « tendre et rose », tremblante comme une forêt à l’aube. La poésie enrichit l’expérience concrète du désir. Alors à côté de ça, le  grand collisionneur de hadrons n’est qu’une grosse quincaillerie préhistorique ! Et ce serait mal comprendre la puissance poétique que d’imposer là-dessus la question de la fidélité. Écrire un carnet de « Beautés » nues et plurielles n’est pas le symptôme d’une domination donjuanesque, c’est tout aussi bien faire « Retour à la bien-aimée », se retremper dans Pénélope, dans sa singularité, mais à neuf, toujours autrement. C’est casser les habitudes de « la conjugalité », réinventer l’amour contre les habitudes et la routine. Allitérer : réitérer la première fois.

 

Bien sûr que la poésie transforme objectivement la réalité : pour preuve, l’homme en colère est donc transmué en amoureux Éros, le jongleur en perpétuel e-jaculator !

 

L’oiseau plaisir
Lui serre le kiki
Mon sexe s’envole à tire d’ange
Lave sa plaie au ciel 

 

Le jongleur Mordillat reprend à son compte le télescopage qui a toujours caractérisé cette parole : une gourmandise dans le maniement des mots, sans distinction de classe ou d’origine (« oiseau », « kiki » et « ange » cohabitent très bien !) vient rencontrer une tendance bouffonne à railler. Le Linceul du vieux monde est le livre d’un satiriste.

Beaucoup d’ouvrages saturent leur texte de mots d’ordre. Le mot « ange », par exemple, ou le mot « ciel », finissent par constituer chez certains auteurs de véritables trous noirs qui surdéterminent toutes les pages, toute l’écriture. Leur redondance monotone semblent annihiler la lecture : ils fascinent, stupéfient, comme les yeux de la Méduse. L’industrie de l’édition adore cet effet : les lecteurs, toujours facilement romantiques ou enclins à la spiritualité, en redemandent encore, et les auteurs, complaisants, sages et fraternels, acceptent timidement d’embobiner l’audience. On appelle ça la grandeur de la littérature, et il paraît qu’en dernier recours, on ne doit pas rire avec ça. Hé bien la contre-grandeur de ce Linceul, c’est de se moquer de cette noblesse angélique, de ces nappes de lumière censées annoncer la présence glorieuse de l’être-au-monde : le joker associe « l’oiseau » et « le kiki », et si ange il y a, ange il tire. Humour cru, peut-être, mais humour tout de même. Mordillat, semble-t-il, fait honneur à son lecteur en lui offrant une variété qui laisse le choix. L’homme du peuple est bigarré. Son poème est ouvert en ce sens simple qu’il n’enferme pas. Il conjure ses propres héros qui disparaissent à mesure qu’ils apparaissent.

Une fois enclenché le processus de la métaphore, né de la colère et de l’empathie, le désir poursuit son envol et la vie reprend son souffle : rythme du poème. Lire ou écrire transforme, intérieurement, objectivement. Avec Mordillat ce mouvement libérateur ne se fige pas. Il peut bien convoquer Ulysse, ce n’est pas le vainqueur de Troie qui l’intéresse : nous savons aujourd’hui que ce que l’on appelle révolutionnaire court le risque de tourner à la haine, au dogmatisme, au terrorisme. Mai 68 comme mythe, Deleuze comme icône, Marx comme statue : danger du glacis autoritaire et conservateur. Par bonheur, la temporalité des poèmes de Mordillat n’est pas linéaire. Comment l’écriture pourrait-elle séparer les époques comme s’il s’agissait de stations qui seraient quittes les unes des autres ? Le joueur de lettres en costume à losanges révèle le « magma incandescent » qui forme la pâte du monde : les « pôles », les « jours » et les « nuits » se rejoignent, « les mois, les saisons » se « rapprochent » :

 

Il n’y eut plus qu’un temps
Le temps T
La croix des amants terrassés

 

Le poète partage la même intuition que l’historien matérialiste dont Benjamin fait le portrait dans ses Thèses. Le temps n’est pas une frise, il n’est pas un anneau serpentiforme car chaque présent n’en a jamais fini de bondir sur le passé et le passé n’en a jamais fini d’appeler le présent. Le temps est plutôt une étoile dont les couches ne cessent de glisser l’une sur l’autre et de fluer l’une dans l’autre. Ce sont des énergies qui font l’amour, qui font la vie. Et c’est ainsi que le fauve aux milles tours ne cesse, depuis son profond navire, de tracer son parcours propre, et de nous mordre le cœur – rapide comme la lettre, à la vitesse d’un esprit qui s’efforce de ne pas oublier son histoire.

Présentation de l’auteur




Impressions de lectrice sur quelques ouvrages de Marilyne Bertoncini

Avant le récit-poème poignant d’une aventure orphique née de ce que l’on appelle « un fait divers », La noyée d’Onagawa, (Jacques André éditeur, 2020), j’avais lu les ouvrages de Marilyne qui ont impulsé sa démarche : « assembler ce qui peut être le corps de la mémoire en ses pièces éparses ».

Une aventure d’écriture que l’on a envie de suivre, de livre en livre.

Dans Mémoire vive des replis, (éditions Pourquoi viens-tu si tard ? 2018) lu en premier, je me suis trouvée au coeur d'une puissante métaphore, et j'ai aimé aussi faire lecture des photos-images qui métaphorisent cet acte créateur de déplier/ déployer la mémoire par la force de la poésie.

Il y a un mot très ancien: "remembrance" qui contient dans ses phonèmes la chair du souvenir. C’est un terme qui convient à cette démarche. Reprendre conscience et possession de toutes les dimensions de l'être. Le passé revient visiter le présent. On pense à Proust bien sûr pour cette expérience existentielle de coïncidence entre les perceptions qui abolit l'épaisseur du temps. L'étoffe mémorielle se déplie et révèle l'être. La puissance, le pouvoir de la poésie sont éprouvés.

Marilyne Bertoncini, Sable, éditions Transignum, 2018.

J'habite ma vie comme un rêve
où les temps s'enchevêtrent

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Vie est ce rêve qui me dessine
sur la vitre où la pluie trace
d'éphémères chemins brouillant
mon reflet dans le paysage

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images d'eau sans consistance
ondoyant entre deux espaces

 

 

Des strophes qu'on a envie de garder en soi, comme un poème d'Apollinaire.

J'ai retrouvé cette démarche dans L'anneau de Chillida  (L’atelier du grand Tétras 2018)

 

"Le dialogue avec les formes est plus important
que les formes elles-mêmes"       (Eduardo Chillida)

 

D'emblée, l'exergue nous emporte dans cette aventure.

En dialoguant avec la forme et le mouvement de l'anneau qui  toujours se dérobe, s'enroule et se renouvelle, le poète joue avec sa propre vie, l'interroge, la situe. La métaphore de l'anneau, la relecture des représentations mythologiques du monde, la convocation des figures mythiques fondent là aussi une entreprise existentielle, une quête de sens.

La poésie est une langue qui permet d'atteindre les grands mystères. J'aime que les poètes la situent à ce niveau. C'est là où, lectrice de poésie, je me sens  grandie. La lecture ne se termine pas, le livre revient, on le reprend. Signe fort.

Marilyne Bertoncini, L'Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, 2018, 80 pages.

Crépuscule inversé
la nuit s'évanouit
dans l'éclat du poème

 

J’ai continué le parcours dans cet univers avec  SABLE   (Editions Transignum 2019), avec des  reproductions des œuvres de Wanda MIHULEAC. Poème traduit en allemand par Eva Maria BERG.

SABLE est un nom de femme, le nom d’une femme. Fable poétique, Sable évoque une histoire, celle d’une victoire sur l’empêchement de la parole, l’histoire d’un cri, racontée à trois voix : celle de la poète, Marilyne Bertoncini, celle de la plasticienne, Wanda Mihuleac, celle de la traductrice en allemand, Eva Maria Berg. On peut ajouter la dédicataire, la mère de la poète, dont le destin croisé constitue la trame.

Avant d’accéder au texte, nous sommes confrontés à deux premières œuvres de Wanda Mihuleac, instaurant l’unité chromatique qui sera aussi celle des mots, et l’univers troublant d’un élément, le sable, abritant l’insolite, et même des signes inquiétants : en couverture, les lettres rouges du mot SABLE nous avaient alertés.

Au fil des pages, nous allons rencontrer à la surface ou à demi enfouis dans cette matière figurée comme le lieu de projections mentales, un globe oculaire, une main d’or, des lettres en désordre, les étranges petites sphères des gouttes d’eau… Il ne s’agit pas bien sûr d’illustrations, mais plutôt d’un commentaire visuel du poème.

La scène d’enfance évoquée par le premier texte soulève les souvenirs et nous savons que le poème va s’inscrire dans l’exploration mémorielle que, de livre en livre, poursuit Marilyne Bertoncini.

L’évocation d’un élément, d’un paysage, est aussi l’évocation d’un être et de sa présence au monde.
Chargé depuis toujours de symboles et de signes, associé à l’écoulement du temps et à sa dilapidation, le sable est ici un élément ambivalent qui, composant avec la beauté du ciel et des vagues, est aussi celui qui enfouit, cache, étouffe.

Marilyne Bertoncini lit Sable lors d'une lecture performance à la galerie Depardieu à Nice, avec Narki Nal.

Cette matière des métamorphoses et des secrets possède une force insidieuse et imprévisible. Les similitudes font advenir des paysages qui sont aussi des situations mentales. La correspondance des formes aboutit à une confusion des éléments :

 

O corps de Danae enseveli sous l’or
du désir   sable  devenu

meuble et fluide manteau instable
là pénètre       la  dissout
flamme           palimpseste
d’elle-même

Dans l’éternel inchoatif des nues qui passent en reflet
Des dunes grises de la mer et des vagues de sable
(…)

La dune mime l’océan
les nuages y dessinent de fuyants paysages
dont l’image s’épuise dans l’ombre vagabonde
d’un récit ineffable

 

 (à rappeler ici la citation en exergue de Yogi Milarépa :

« sachez donc qu’allée et venue
Sont comme des songes,
Comme des reflets de la lune dans l’eau. »)

 

 

Dans ce paysage qui est aussi intérieur, la métaphore femme/sable est d’abord celle de sa destinée : friabilité, effacement, enfouissement, étouffement.

 

Elle est allongée comme la dune aussi
nue
ses pieds touchent la mer
(…)

et la bouche d’Elle sans cesse tente
le cri qu’étouffe toujours
le sable qui volète

Marilyne Bertoncini, Sable, Editions Transignum, 2018.

La page 44 donne le pouvoir aux allitérations, en français comme un allemand, installant une sorte de paysage sonore ; les similitudes de sonorités entraînent des similitudes de sens qui invitent au déchiffrage de la « fable » :

 

Effacement -ce ment-  ça bleu
Les sables meubles et sans traces
Et la femme sans face         sang

 Elle veut naître
être   n’être rien de plus
mais l’ogre de sable-ocre dévore sa parole

 Sie will geboren werden
Sein   nur sein  nichts sost
Aber der Oger aus Ocker-Sand verschlingt ihre Worte

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, performance réalisée à partir de Sable.

L’effacement gagne les œuvres plastiques jusqu’à l’abstraction, conjurée par le palimpseste de la dernière œuvre de Wanda Mihuleac.

Dans la dernière page du poème, on assiste, comme à un dénouement,  au surgissement, à l’émergence d’une parole qui a déjoué le bâillon :

 

Je déboule dévale le long du flanc de Sable
(…)

Je déboule dévale du giron de la dune
(…)

Je suis fille de Sable
mais les mots
                 m’appartiennent

        Je crie 
                     J’écris.

 

Histoire d’une émancipation vers la création et d’un refus de l’effacement, Sable est aussi un hommage à la mère, confondue avec les paysages et les éléments qui ont constitué l’être.

Présentation de l’auteur




Gaspar (Lorand)

Découvert dans une anthologie de poésie, alors que j’étais étudiante, puis approfondi dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Carnets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Patmos et autres poèmes et Arabie heureuse, ainsi que dans la biographie que Jean-Yves Debreuille lui a consacrée, dans la collection Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. Lorand Gaspar, ancien chirurgien de l’Hôpital français de Bethléem et de Jérusalem, puis du CHU de Tunis, avec qui j’ai eu le privilège de correspondre, suite au courrier que je lui avais adressé. Qui me répond : « C’est ainsi que le poème, parfois, peut se mettre à vivre en dehors de son auteur, par la force et l’expérience vivantes de quelques lecteurs ».

Lorand Gaspar à Isabelle Larpent-Chadeyron,
le 13/07/ 1995.

Confronté très tôt à la mort, déporté durant la Seconde Guerre mondiale, Lorand Gaspar choisit de vivre en France où il entreprend des études de médecine à Paris. Polyglotte (à l’âge de dix ans, il parle couramment le hongrois, le roumain, l’allemand et le français), il est naturalisé français avant de partir exercer dans les hôpitaux de Jérusalem et de Bethléem. Il séjournera seize ans en Israël, étudiant la Bible, l’histoire, la géologie, la faune et la flore du Proche-Orient, participant même aux fouilles archéologiques de Qumran (Le peu que j’ai réussi à lire et à écrire je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui commencent à poindre dès quatre heures en été1). Il traverse Beyrouth, Patmos, sillonne la mer Égée et les déserts de Transjordanie, apprend l’anglais, le grec et l’arabe. Rencontre Georges Schehadé, Yves Bonnefoy, Georges Perros, Jean Grosjean et Henri Michaux. Se lie d’amitié avec Georges Séféris. Après la guerre des Six Jours, il quitte Jérusalem pour un poste de chirurgien à Tunis, qu’il occupera de 1970 à 1995. Homme discret habitant plus tard Sidi Bou Saïd, en Tunisie, là où nous nous rendîmes à plusieurs reprises, ce village blanc, baigné de soleil, tout de portes bleues, et où je cherchai désespérément son nom, sur les boîtes aux lettres : Un village vrai, avec quelques boutiques vraies, un très vieux café adossé à la mosquée, perché en haut d’un escalier flanqué de deux balcons d’où l’on domine une partie du village et la mer. […] Des orangers amers, des jasmins, des agaves, et des bougainvillées. Une vieille maison au bout du village, adossée à la colline, une pièce lézardée, penchée comme un balcon sur le large2Ce poète cher à mon cœur, amoureux du Proche-Orient (Les grands souks du Proche-Orient restent pour moi plus magiques que tous les théâtres du monde3), qui a voyagé également dans toute l’Europe, ainsi qu’au Kazakhstan, aux États-Unis, au Yémen, en Égypte et en Jordanie, refuse de séparer le corps et l’esprit, étroitement liés dans sa vie personnelle. Si certains l’appréhendent uniquement sous l’angle de l’écrivain, du traducteur, du médecin, du chercheur en neurosciences ou du photographe, il demeure incontestablement et principalement le poète du désert, de la lumière et de la pierre. Un poète humble, d’une humilité qui ne s’abaisse pas, mais qui reconnaît sa petitesse face à l’immensité d’une connaissance qui le dépasse : Non, ce n’est pas le savoir qui corrompt, mais ce tout petit bout de savoir, sujet à révision, pris pour le tout. L’idée que le savoir peut être un tout clôture4. Ses textes sont empreints de discrétion, de renoncement. S’il pouvait laisser la parole aux pierres et aux déserts, il le ferait. Son abnégation irait jusqu’à se retirer devant ce qui est plus grand que lui, plus étendu. Son écriture a été marquée par ses déménagements successifs, par les conflits israélo-palestiniens, par son expérience du désert, lieu de source et de ressourcement. Par l’acte médical, indissociable de l’acte d’écriture. Avec lui s’établit une correspondance entre science et poésie : de la chirurgie naît l’importance des mains qui cousent et recousent autant qu’elles écrivent. Il consigne sur des petits bouts de papier, sur des carnets, des notes prises à l’hôpital (feuilles d’observations), des réflexions qui lui serviront à mettre en ordre ses pensées, à rédiger plus tard ses Feuilles d’hôpital. Il parle de ce silence nécessaire à l’écriture, de la nature qui l’entoure, de ce cadre de vie imprimé de chaleur et de lumière, que l’on retrouve tout au long de ses textes et qui s’inscrit dans son espace-temps.

 

Nous ne savons plus les fils qui nous lient
ces vents de résurrection
aux fonds inhabités.
Et d’où tenons-nous ces deux traits de feu
qui un instant nous clouèrent
une si claire douleur dans l’épaisseur des reins ? 
[…] Transparence
qui n’explique rien5.

 

 

Moez Majed, Lorand Gaspar.

J’ai lu et relu les textes de Lorand Gaspar, quelque vingt ans plus tard, ce poète dont les lignes furent pour moi une rencontre, une certitude. Ses allusions à la musique de Bach, çà et là, m’ont portée. Quelle joie j’éprouve encore chaque fois que j’ouvre un de ses livres ! Dans ses pages : la pierre, la roche, le calcaire, le marbre, le granit et l’argile, mais aussi la mer, les îles, les barques, les olives et le pain. Patmos, Delphes, Qumran, la Judée et la Transjordanie, Jérusalem et Jéricho, les orangers en fleurs, le jasmin, le Jourdain, les nomades et le lait de chamelle. La lumière. La poésie et la chirurgie. La lumière que je n’ai trouvée nulle part ailleurs : les lueurs, la clarté, l’aube, le matin, la porosité du jour sur la peau6, la pulpe du soleil, la luminosité, le rayonnement, le feu, la flamme, la transparence du désert, mais aussi la douceur des ocres, la chaleur des pierres, les terrasses blanchies, les murs de torchis, les couches du jour et tous ces termes qui éclairent, qui sont sources, mais également reflets. Qui absorbent la lumière ou qui la réfléchissent. Entre le rocher de Patmos et les pierres de Jérusalem, il y avait un dénominateur commun : la lumière7. Les déserts qu’il traverse sont lieux de l’ocre et du beige, du grège et du grès, déserts de sable ou de pierres, lieux de contemplation, de silence et de méditation. Lieux de l’ascétisme. C’est la roche, l’écru et le bistre. L’érosion. Les couches de sédiments. Le vide qui n’est pas rien. Vide empli d’immensité, de vie souterraine, brûlante et hospitalière. Celui magnifiquement décrit dans son recueil Égée Judée : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes8. Ce désert fascinant, lieu de renoncement : Renoncer à tout ce qui peut lier, entraver la marche, alourdir la charge du chameau9. Ces plaines infinies, réduites à l’essentiel. Les nomades, les caravanes de Bédouins, de Touaregs, au loin. La sécheresse, les dattiers, les agaves. La faune : insectes et reptiles. Toutes ces images qu’il garde en lui, précieusement – l’épiphanie d’une transparence inexpliquée des épaisseurs de la terre10 Le désert, thébaïde, lieu de chaleur et de réponses. Lieu de répit et de changement de souffle. D’introspection et de recueillement. De méditation. 

Le désert qui ouvre potentiellement aux rencontres : son amitié pour Georges Séféris, à qui il dédiera l’un de ses ouvrages. Ses similitudes d’écriture avec Yves Bonnefoy, que j’apprécie aussi beaucoup. Ses photos en noir et blanc, présentes dans Mouvementé de mots et de couleurs, sur lesquelles s’appuieront les textes de James Sacré. Des photos d’Afrique du Nord, de pierres et de sable, de Bédouins en marche, clichés baignés de lumière.

 

Il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
ces brèves rafales de l’esprit
couleurs et cris dans les choses
il a suffi de voir, d’écouter
l’olivier grandir et la mer
recoudre ses filets dans la nuit11.

 

 

Collectif Sons of Nietzsche, Lorand Gaspar, Corps corrosifs, extrait de la représentation  du 11 juillet au Centre Européen de Poésie d'Avignon dans le cadre du Festival d'Avignon 2016. Avec Matthieu Dessertine (voix), François Fuchs (contrebasse), Matthieu Jérôme (clavier) et Ianik Tallet (batterie, percussions). Direction artistique : Géraud Bénech

Oui, Lorand Gaspar, qui nous a quittés le 9 octobre 2019, restera pour moi incontestablement lié à une forme d’humanisme ancrée au désert. Ses poèmes ont été éclairés par la lumière qu’il savait capter, qu’il laissait entrer par les fentes de ses fenêtres, qu’il laissait pénétrer en lui pour qu’elle inonde ses mots. Pourrais-je aujourd’hui parler de la lumière de l’invisible ?

Rien n’a été ajouté venant d’ailleurs, la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis toujours12.

 

 

Notes

[1] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [2] Lorand GASPAR, Arabie heureuse, DEYROLLE Éditeur, 1997. [3] Lorand GASPAR, Feuilles d’hôpital, REVUE EUROPE n° 918, octobre 2005. [4] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986. [5] Lorand GASPAR, Égée Judée (Îles),  éditions GALLIMARD, 1993. [6] Lorand GASPAR, Égée Judée,  éditions GALLIMARD, 1993. [7] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [8] Lorand GASPAR, Égée Judée (Pierre), éditions GALLIMARD, 1993. [9] Lorand GASPAR, Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [10] Lorand GASPAR, Carnets de Jérusalem, éditions LE TEMPS QU’IL FAIT, 1997 [11] Lorand GASPAR, La maison près de la mer, in Égée Judée, éditions GALLIMARD, 1993. [12] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986.

Présentation de l’auteur




Annie Salager, Pressentiments obstinés…

Quelquefois on rêve
d’un ruisseau au temps de l’enfance 
et d’un champ près de lui,
il était tout de poésie
et un ciel nourricier
répandait ses flûtes de lumière
dans la vigueur des feuillages
tandis qu’il caressait l’herbe du ruisseau

 

Aujourd’hui ou demain sous un ciel 
que parfois on veut croire illimité
sans vouloir admettre que
lentement il s’étouffe, menace, et
où la vie peu à peu va  vers son extinction,
naîtront peut-être des mots neufs
encore peu audibles pour un chant à venir…

 

Pour survivre ils auront choisi
d’abandonner la guerre des étoiles
et les conquêtes de l’espace etc.
tant de fuites aveugles en avant
et de fertiliser enfin la musique
et la longue geste du vivant
dans ses prairies et dans ses champs,
quelquefois on rêve à la vie demain
qui pourrait être la vie
si elle en embrassait la poésie

 

 

                              *

 

 

Le grand vivant

 

Partout le feuillage nouveau-né
balbutie au vent qui l’initie aux caresses du ciel
le babil de ses pousses vert tendre
immenses les arbres, enfantines leurs feuilles

 

les branches où danse un temps sans âge
avaient laissé leur vigueur exploser en bourgeons
et la lumière par-dessus nos têtes
s’était muée en vie qui nous soulève
à notre tour du sol vers plus de jour

 

là où nous passons le plus souvent sans rien voir,
épris de notre suffisance et aveugles au grand vivant
qu’avec eux nous sommes, en nous croyant
encore d’un autre monde qu’eux …

 

                                      *

 

 

 

Prier Déesse

 

 

Aussi fragile que coquelicots des fossés et des champs
aussi miraculeuse  rémanente  capricieuse

 

toi lumière, voilée dans les mots que tu habites
que tu crées et assoiffes d’un désir de beauté
sans cesse renaissant  toi née en nous
d’une première larme  d’une première joie

 

habillée de tant d’idéaux que l’histoire
invente défigurés en haines

 

lumière  qui es le véritable être de notre esprit
dans l’air que l’on respire  dans le souffle de l’âme,
ne t’éloigne pas de nous petits humains en devenir 
qui sentons partout monter les dangers !

 

                                      *

 

Tout va changer…

 

 

C’est le printemps, tout va sûrement changer
pour nous qui écoutons avec si peu de sagesse
la nature depuis si longtemps
… les forêts de l’Amazonie et tant d’autres,
où les cultures indiennes ont été arasées
avec le plus sauvage et cruel mépris,
ne se sentiront plus déboisées défigurées
par des forces inconnues d’elles
venues de puissants réseaux financiers,
ni tant d’iles aux lagons bleus
noyées par la montée des océans…

Nous avons tant à changer
pour la survie du vivant
que nous continuerons ou
réapprendrons - qui sait ?- à aimer,
par exemple dans les humbles
métamorphoses des abeilles  ou à
respirer dans le parfum des lilas blancs,
ça y est c’est le printemps
crois-moi, il faut - et c’est urgent -
je vais, tu vas sûrement changer …

 

 

                                      *

 

 

Résister pour changer

 

Liés par notre respiration et notre souffle
à la nature où nos corps perçoivent parfois
l’immense champ de vibrations qu’est le réel,
écoutons-en aussi au fond de nous le silence,
il a créé l’être en nous qui sommes part d’elle
dame Nature, l’avions-nous  oublié ?

 

C’est à partir d’elle encore aujourd’hui,
la mal écoutée, que viendront peu à peu
même en y croyant à peine
des coopérations nouvelles
et fertiles en bien des domaines
avec certain altruisme, qui sait ?
puisque sans lui tout lien s’avère impossible
entre meilleure qualité de vie
et combat du terrestre pour sa survie !
( l’assèchement des eaux et l’infécondité de l’air
qui certes détruiraient d’abord les plus pauvres
étant promis à tous, riches et pauvres  )

 

Ce n’est pas à la science ni à la poésie
mais à notre prétention à tout dominer
du vivant qu’aujourd’hui il faut
que tu apprennes à résister  Sapiens  vite, vite !

 

                                        *

 

 

L’invisible poème du terrestre

 

La terre assoiffée souffre
de la violence humaine
qui l’épuise l’assèche aujourd’hui
et l’esprit souffre de
son intelligence inadaptée au vivant

 

Existe-t-il pourtant
une autre beauté absolue
que la beauté évolutive
du vivant sur terre ?
L’esprit voudrait
se croire plus fort,
mais entend-il
le silence dans la parole
qui est en lui,
créée par lui ?

 

Toutefois du silence
l’écho chante toujours,
il dure au fond de nous
il est musique et chant dans
l’invisible poème du terrestre
et nous sommes en lui,
écoutons-le nous sommes lui
le chant du vivant et
nous sommes sa terre

 

                          *

 

Notre terre

 

Elle embrasse la beauté
du vivant tout entière
elle en est le chant profond 
et tant nous sommes part de lui,
son chant, nous qui sommes ses yeux
nous qui sommes ses mots
qui sommes elle, la terre - vie,
plus forte que la mort
puisqu’elle alterne
le délitement et l’épanoui,
elle la terre - vie
nous demeure  encore,
malgré savoirs et  beautés,
encore presque invisible
comme si des millions d’oiseaux,
disparus chaque année,
tant et tant d’animaux faibles ou forts
expulsés d’où ils faisaient vie,
n’étaient pas avec nous une part de la diversité
qui nous semblait pourtant si chère …

 

                             *

 

 

 

Jeune animal

 

Aujourd’hui tu le sais 
l’air,  ce jardin de vie autour de la terre
à l’image de notre soif d’être
où le bleu ressemble à l’infini du rêve
- mais souvent figure ton besoin de puissance -
l’air n’est plus inépuisable, ni inaltérable,
et puisque tu n’es plus le roi de l’univers
tu découvres qu’il faut grandir et
comprendre pour ta survie la peur
qui t’aveugle,  t’étouffe,
et reconnaître qu’il faut changer de vie
Ne remettons plus à demain,
jeune animal fragile de la faune terrestre,
ce qu’il est urgent d’inventer aujourd’hui

 

                                *

 

Partout, un cri de soif

 

Nous n’avons plus d’autre choix
que de lutter dès aujourd’hui
afin que le chant de la vie
ne devienne pas cri de soif
de la terre épuisée qui l’annonce,
inexorable cri de soif qui dessèche
l’incalculable beauté du vivant
où se crée ce qui nous assemble

 

Oui jamais depuis les premières cellules
sa beauté n’avait cessé de se créer
la science le sait bien aujourd’hui
sans que nous voulions le comprendre
ni affronter les conséquences
d’une société qui recherche autant
les gaspillages coloriés de liberté
qu’elle accepte de voir celle-ci s’effriter

 

Malgré les flambées de forêts
où nous commencions juste à admirer
le langage des arbres nos ainés - sans cesser
toutefois de détourner de soi-disant
inutiles cours d’eau au profit
des cultures intensives ni d’assécher
des nappes phréatiques en arguant
de l’urgence pour la consommation -

 

Malgré ça, que deviendront sous les
fontaines sèches l’éclat de rire des enfants
l’innocence du devenir
la joie des prés que butine l’abeille
sans qui la fécondité du vivant
disparaît, que deviendra le souffle
qui donne à l’esprit de renaitre
comme de la mort nait la vie ?

 

Devenons ce que nous ne sommes pas
tout à fait, la coccinelle renversée
luttant de tout son corps à carapace
pour se remettre sur ses pattes!
Nous sommes comme elle, minuscules
et si nous ne l’ignorons plus
nous nous sommes découvert au même
moment une puissance qui nous grise …

 

Ne robotisons pas le bel esprit
que la vie en nous a su inventer
existe-t-il là-bas ailleurs ou nulle part
existe-t-il sur d’autres planètes
une aussi belle phase du vivant
que celle où nous est devenu possible
malgré notre réalité  infime
de penser la beauté et de vivre l’amour ?

 

                              *

 

 

 

Terra nostra

 

Ici ou là on épuise des nappes souterraines,
ici ou là des forêts brûlent,
incendies et boues d’inondations entassent
ici ou là la misère des humains par millions
et l’azur au-dessus de tous n’est plus
le pur espace qui semblait infini

 

Consommer est devenu le fils obscène
de son géniteur spéculer
et vengeance est la fille obscène
de sa vieille génitrice la haine

 

Ici ou là nous allons sûrement
nous appliquer à chercher comment
l’intelligence et l’esprit sont part eux aussi
de la biodiversité, et pour que l’humain
puisse survivre ici demain
nous allons sûrement leur donner
une vraie place en nous, plus humblement,
avant de tout démolir du vivant, ou non ?

 

                                        *

 

 

Le cri du terrestre

 

Cri du terrestre, le voilà qui tombe
sur nous jour après nuit,
sur l’évolution du vivant
où s’inventent le temps la vie,
de l’air à l’oiseau, de l’eau à l’esprit
tout est liens choix de liens
adaptations et créations
parfaites et à la fois évolutives
qui sont comme nous parmi eux
l’absolu miracle du vivant

Ce cri, tombé sur nous  comme sur tout
le terrestre dont nous cassons partout
l’harmonie avec inconscience et mépris,
du fric en fièvre aux forêts abattues,
saurons-nous entendre ce cri ?

Là-haut voici soudain la lune pâle
dans l’éclat du ciel bleu d’avril
pareille à une illusion d’être, pareille
à un nuage tout là-haut où elle nous apparaît,
comme la terre encore, de beauté revêtue !

 

                                       * * *

 

in  Le chant du terrestre (à paraître)

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Mouvements pour un décollage dans les étincelles

Mouvements, premier chapitre de Face aux verrous, est composé d'un long poème entouré par les encres d'Henri Michaux, qui encadrent et  séparent ce premier texte des autres. Il est présenté comme suit : 

 

I

 

     Mouvements*

 

 

 

 

*Ecrits sur des signes représentant des mouvements.

 

 

 

 

 

 

 

Pour commencer par considérer le texte, Mouvements est un long poème, un manifeste, à entendre et à recevoir dans cette émotion que le caractère incantatoire des vers rythmés, courts et irréguliers réveille en nous. Il est cette pulsion de vie, ce cri performatif, comme un écho qui renverrait sur lui-même, un retournement de la parole vers l’intériorité du poète qui tente une libération. La parole crée son propre contexte référentiel, et la fonction autotélique du langage ne s’exerce plus à travers l'évocation des éléments du réel ou anecdotiques.  La parole devient son propre objet, parler devient agir. Un multiplicité de verbes d’action, et un usage fréquent de phrases nominales contribuent à cette éviction de la mimésis. Ce que Michaux cherche sera le point focal de ce qui habite son œuvre : l'éveil, cet espace hors des geôles carcérales de la pensée et du corps. Moments, son dernier recueil, est le livre de l'apaisement, de la libération, de la paix. Le poète a trouvé l'endroit où tout mouvement a cessé, non pas parce qu'il est immobile, mais parce qu'il regarde le mouvement, ni agi ni agissant, mais énergumène à la vision extérieure, globale et spéculaire.

Henri Michaux, Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

La poésie de Michaux est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, concepts qui structurent le poème.

Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes de dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que
           le geste, visible et pratique qui va
           suivre)

(...)

Signes de la débandade, de la poursuite et
          de l’emportement
Des poussées antagonistes, aberrantes, dis-
          symétriques

signes non critiques, mais déviation avec
          la déviation et course avec la course
signes non pour une zoologie
mais pour la figure des démons effrénés
accompagnateurs de nos actes et contra-
        dicteurs de notre retenue

Signes des dix mille façons d’être en equi-
          libre dans ce monde mouvant qui se
          rit de l’adaptation
Signes surtout pour retirer son être du
          piège de la langue des autres
faite pour gagner contre vous, comme une
         roulette bien réglée
qui ne vous laisse que quelques coups
         heureux
et le ruine et la défaite pour finir
qui y étaient inscrites
pour vous, comme pour tous, à l’avance
Signes non pour retour en arrière
mais pour mieux « passer la ligne » à chaque
         instant
signes non comme on copie
mais comme on pilote
ou, fonçant inconscient, comme on est
piloté

Signes, non pour être complet, non pour
        conjuguer
mais pour être fidèle à son « transitoire »
Signes pour retrouver le don des langues
la sienne au moins, que, sinon soi, qui la
       parlera ?
Écriture directe enfin pour le dévidement
      des formes
pour le soulagement, le désencombrement
      des images
dont la place publique-cerveau est en ce
      temps particulièrement engorgée

Faute d’aura, au moins éparpillons nos
         effluves.

 

 

L’emploi presque systématique de verbes d'action dans la plupart des poèmes de Michaux est révélateur de cette volonté de ne plus être agissant dans cette dimension. Sa poésie est en cela une poésie de l’immédiateté, une poésie du mouvement, une conjonction parfaite entre signe et geste, entendre ici geste comme un acte prédéterminé par la volonté de délivrer un message qui passe par le vecteur du signe, donc du langage, et signe le résultat du geste.

Dans la postface du recueil, Michaux écrit : 

 

...Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l'état naissant, à l'état d'innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après... et après tant d'autres. Me libérer eux ? C'est précisément au contraire pour m'avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m'ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs.

 

La juxtaposition de ces figures en mouvement, sur des pages, cet enchainement de postures toutes différentes place la représentation dans un espace qui se situe hors des limites de la représentation et hors du territoire dévolu aux instances assumées par le langage. Le caractère sériel de l'ensemble n'inclut aucune progression, se situe hors d’un espace temporel particulier, mais dans l’immanence d’un mouvement qui n’est ni avancée dans une durée ni immobilité. Plus que des signes ce sont des gestes qui sont le signe du geste, sans pour autant être tautologiques, car on ne mesure pas le néant par rapport au néant.

Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

Henri Michaux, Mouvements, Typolittéraire.com.

Henri Michaux, Mouvements, in Face aux verrous, Poésie Gallimard, nrf, Saint-Amand, 1992, 196 pages, 9,50€.

Le signe est dissout  dans un geste qui devient l'unique vecteur d'une volonté de communication qui transcende le désir de la représentation. Un geste représenté par le geste. Le réel et sa projection inscrite dans l'emploi du langage n'est plus l'objet qui soutient la production de ces représentations, qui ne sont plus motivées par la volonté de restituer une perception de la réalité dans une transfiguration quelconque. Il s'agit uniquement de gesticulations, de montrer la chenille qui tente de s'évader de son cocon.

Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.

Mais les signes ? Voilà : L'on me poussait à reprendre mes compositions d'idéogrammes, quantité de fois repris déjà depuis vingt ans et abandonnés faute d'une vraie réussite, objectif qui  semble en effet dans ma destinée, mais seulement pour le leurre et la fascination.

J'essayai à nouveau, mais progressivement les formes "en mouvement" éliminèrent les formes pensées, les caractères de composition. Pourquoi ? Elle me plaisent plus à faire. leur mouvement devenait mon mouvement. Plus il y en avait, plus j'existais. Plus j'en voulais. Les faisant, je devenais tout autre. J'envahissais mon corps (mes centres d'action, de détente). Il est souvent plus loin de ma tête, mon corps. Je le tenais maintenant piquant, électrique. Je l'avais comme un cheval au galop avec lequel on ne fait qu'un. 

 

Ces propos de la postface de Face aux verrous ne sont pas sans rappeler les qualités du geste dans la calligraphie chinoise, qui trouve son origine dans l'éviction de toute idée prédéterminée de communication, mais qui est tout entier concentré sur le tracé du pinceau. Dans Idéogrammes en Chine paru chez Fata Morgana en 1971, Michaux rappelle cette distinction essentielle entre signe et geste : " Mais étaient-ce des signes ? C’étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n’avons pas de membres mais des envies de membres, des tensions, des élans". Alors il n'est pas déraisonnable de considérer cet art du geste propre à  Michaux comme une tentative d'aller au-delà des possibilités du langage (des mots ou de l'image) et de ce que la poésie offre de liberté aux mots. Il ne s'agit pas non plus d'idéogrammes, que le poète considèrera comme étant des signes figés. Débarrassés des signifiants donc des signifiés il imprègne ces signes motivés par aucune pensée préalable de la latitude de pouvoir signifier, ou pas, de manière immanente, et de cette possibilité de n'exprimer que la danse de l'être au-dedans de soi-même. Un paradoxe entre inertie et mouvement d'une pensée qui a cessé de s'exprimer, le mouvement d'un corps immobile pour lequel il n'existe plus qu'un flux électrique et salvateur. 

Official Excerpt Henri Michaux, Mouvements, balet in one act, compagnie Marie Chouinard, 2005/2011.

Présentation de l’auteur




Yona Wallach, Poèmes

Traduits de l’hébreu moderne par Virginie Genest et Amotz Giladi

La biche monstrueuse

 

Et tous les oiseaux étaient dans mon jardin

Et tous les animaux étaient dans mon jardin

Et tous chantaient l’amertume de mon amour

Et la biche chantait plus merveilleusement que tous les autres

Et le chant de la biche était le chant de mon amour

Et tous les animaux se turent

Et les oiseaux cessèrent leur cri

Et la biche monta sur le toit de ma maison

Et me chanta le chant de mon amour

Mais dans chaque animal se trouve un monstre

Comme il y a quelque chose d’étrange dans chaque oiseau

Comme un monstre existe en chaque homme

Et la biche monstrueuse tournait autour du jardin

Et les oiseaux inclinaient leur tête au chant de la biche

Et les animaux sommeillaient au chant de la biche

Et j’étais comme si je n’étais pas quand la biche chantait

En ce doux moment elle a brisé mon portail.

Et tous les animaux ont fui et les oiseaux se sont envolés

Et la biche est tombée du toit et s’est brisé le crâne

Et j’ai fui et dans le jardin de mon amour je renferme un monstre

Gorille noir et mauvais comme l’oubli.

 

 

 

 

 

 

Yona Wallach, Bande annonce officielle.

Yonatan

 

Je cours sur le pont

Et les enfants sont derrière moi

Yonatan

Yonatan ils m’appellent

Un peu de sang

Juste un peu de sang pour recouvrir le miel

Je suis d’accord pour une piqûre d’aiguille

Mais les enfants veulent

Et ce sont des enfants

Et je suis Yonatan

Ils coupent ma tête avec une branche

De glaïeul et ramassent ma tête

Avec deux branches de glaïeuls et enveloppent

ma tête dans un papier froissé

Yonatan

Yonatan ils disent

Vraiment, excuse nous

Nous ne savions pas que tu étais comme ça.

 

∗∗∗∗

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n'aime plus vraiment avoir peur

 

Je jouais avec la peur

Comme avec un enfant

Je la secouais devant moi

Je la regardais

Et je l’appelais

Peur peur viens,

Je lisais

Les choses

Les plus effrayantes,

Je devenais accro à ces sensations

Comme si c’était la chose la plus importante

Et je le fais encore

La peur,

Les petites peurs ne m’intéressaient pas

Seule la grande peur

Emporte tout

Maintenant je n’aime plus vraiment avoir peur

Je me suis retrouvée assise

Et l’ai encore appelée dans un murmure

Comme dans ces jours-là

Peur peur viens

Viens jouer à la peur avec moi

J’ai pensé que c’était ce

Que je devais faire

Encore dans ces jours là

Avoir peur,

Je frémissais de peur

Voyais des choses terribles

Les entendais aussi

Ça a commencé un jour

J’ai découvert la peur

Et découvert d’autres choses

La folie par exemple

Mais c’est ailleurs

Sous une forme similaire

J’ai découvert les perceptions humaines

Après ça j’ai découvert le choc de l’interprétation

Des choses différentes j’ai comprises

Et j’en ai eu marre d’autres choses

Mais la peur était la dernière

J’ai marché dans de longs corridors

Toujours de longs corridors

De monastères hôpitaux

De bâtiments publics

Et je me suis dit

Que d’emblée toute cette peur et cette folie

Je pars j’en ai marre

Je n’aime plus vraiment avoir peur

Il est maintenant temps de récolter

Je récolte les fruits de la peur

Pour la plupart pourris

Je les regarde avec un sourire

Pas avec horreur

Et les rejette de ma vue

Je n’aime plus vraiment avoir peur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait du documentaire Les sept bobines de Yona Wallach.

 

La femme devient arbre

 

La femme devient arbre

Dont voici les deux mains les bras

Qui s’élèvent vers le ciel

Deux branches qui se séparent

De son corps

Du tronc de son corps reposant

Sur d’invisibles genoux

Elle est visible jusqu’aux genoux

Et ses cuisses sont

Les racines de la terre

Son ventre séduisant une cavité

Un creux dans son ventre le tronc

Ses cheveux abondants

De longues branches

Des rames

Voici que la femme devient

Un tronc antique

Elle est si belle

Et splendide

Je ne l’ai pas vue

Avant

Mais je savais

C’est la femme

Devenue tronc

Pas de feuilles vertes

Pas de signes de croissance

Tout est asséché depuis longtemps

Le beau visage est devenu bois

Tout est uniforme

Est-ce que tout cela est arrivé d’un coup

Sans déroulement

Ce qu’il n’est pas possible d’accomplir

Pour celui qui est vivant

Se produit instantanément en vision

Ce qui est possible se produit avant

La matérialisation après cela

Aucun intérêt

Car c’est seulement la sensation

Qui crée une telle image

Je sais bien de qui on parle.

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Femmes artistes et écrivaines, dans l’ombre des grands hommes

Bien que dénoncés depuis plusieurs décennies, les programmes d’enseignement  de la littérature perpétuent la vision d’un monde majoritairement masculin en matière de création – la femme étant idéalement le modèle,  la confidente et la Muse du créateur.

Cet ouvrage rappelle fort opportunément, en fournissant exemples et  arguments, que les femmes artistes sont plus nombreuses qu’il ne nous est donné d’apprendre dans les manuels, mais qu’en outre nombre d’entre elles ont mis leur art et leur talent sous le boisseau pour soutenir la carrière de leur compagnon. On pense dans le domaine pictural au destin des « muses » de Picasso – la carrière brisée de Dora Maar – ou d’Ulrica Zorn, la « poupée » d’Hans Bellmer ((voir article de Philippe Thireau https://www.recoursaupoeme.fr/ruines-de-perrine-le-querrec-leblouissement/)) …

Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes, ouvrage collectif sous la direction d’Hélène Maurel-Indart, Classiques Garnier, coll. « Masculin/Féminin dans l’Europe moderne », série XIXème siècle, 2019. 288p.

Ainsi que le souligne l’introduction, les femmes – ridiculisées et traités de « bas-bleus » si elles se piquent de littérature – sont entrées sur la scène intellectuelle, « de biais », sous des déguisements (comme George Sand), de façon anonyme – ou encore par délégation, comme Colette avec Willy, à travers l’œuvre du compagnon seul visible sur la scène mondaine : et de citer entre autres Julia Daudet, Zelda Fitzerald, Catherine Pozzi… On a peine à voir rappeler le mépris qui mène un Lanson, à la fin du XIXème, dans son Histoire de la littérature française, à dénigrer jusqu’à Christine de Pizan :

 la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs à l’infatigable facilité et à l’universelle médiocrité  (p.12)

Le XXème siècle, quant à lui, s’il reconnaît l’existence de l’écriture des femmes, la cantonne dans une sorte de limbes, sans lien ni comparaison avec la « vraie » Littérature – des mâles,  ainsi que le souligne avec un stupéfiant mépris sous la « galanterie » qui reconnaît en partie leur existence,  Jean de Larnac en 1929 dans une Histoire de la littérature féminine en France :

J’aimerais enfin y montrer la continuité de l’effort littéraire des femmes  et révéler, dans leurs œuvres, ce qui est proprement féminin et en fait un ensemble fort différent de la littérature masculine (…) Les femmes seraient-elles donc impuissantes à (…)transmuer (leur sensation directe) pour la transmuer en une œuvre aux contours nettement délimités ? 

CQFD : voici donc l’écrivaine cantonnée aux domaines où « elle excelle » : « la correspondance, qui n’est qu’une conversation à distance, la poésie lyrique et le roman confession, qui ne sont qu’un épanchement du cœur » (p. 13)

Le projet salutaire du livre que nous présentons – et qui donne son titre au thème de ce numéro de Recours au Poème, est donc de faire revivre les « voix  contrariées » en soulignant les processus d’occultation  et de dépréciation des œuvres féminines par une approche diachronique du statut de la femme dans notre société occidentale. Eliane Viennot considère ainsi que cet « effacement » de la femme dans l’histoire littéraire est un phénomène historiquement daté, qui « s’emballe » au 18ème siècle. Béatrice Didier analyse de son côté les aspects historiques et sociologiques du nom d’auteur assigné aux femmes en littérature, et à la place que lui accorde une « autorité » mâle dans le monde des lettres … dégageant tout un ensemble complexe de situations.  Les essais suivants s’attachent à identifier  des profils de femmes et écrivaines dont les parcours illustrent les diverses postures qu’elles ont pu assumer pour exister en tant qu’autrices.

 

 

D’abord les humiliées, meurtries par le « grand homme » qui les relègue à l’ombre  la comtesse Dash, « plume de rechange » d’Alexandre Dumas, Claire de Duras dont l’œuvre  - le roman Ourika - est volontairement ignorée par son frère chéri, Chateaubriand ; Louise Collet exclue de la vie littéraire et cantonnée à la correspondance par Flaubert, Catherine Pozzi « sacrifiée sur l’autel valéryen »… 

 

 

Ensuite, les « Mélusine » qui érigent pour l’histoire  la figure de leur grand  homme et leur œuvre, revue par leurs soins : la néfaste sœur de Nietzche, qui reconfigura la Volonté de Puissance pour en faire un outil de propagande nazie, ou du côté lumineux, Grace Frick créant la figure mythique de Marguerite Yourcenar.

 

Les « sœurs, épouses, amantes émancipées » sont aussi évoquées : Madeleine de Scudéry, « l’illustre Sapho » qui se délivre de l’emprise de son frère, Marie Shelley, en Angleterre, Thérèse Huber dans l’Allemagne du XIXème siècle qui fut « nègre » de ses deux maris avant d’être veuve et auteur-autonome…  et au début du XXème siècle, Silvina Ocampo qui ne disparaît pas dans son duo avec Adolfo Bioy Casarès, ou encore  Ilse Garnier, poète spatialiste avec son mari Pierre,  qui use de son prénom pour sortir de la dualité du couple créateur avec le Blason du corps féminin ((voir ici l'article de Carole Mesrobian : https://www.recoursaupoeme.fr/ilse-au-bout-du-monde/ )) … Le cas de Suzanne Duchamp aussi est évoqué, figure moins connue, rarement évoquéee,  quoiqu’aussi active que ses frères dans le mouvement dada (auquel contribuèrent de nombreuses femmes artistes)…

Comtesse Dash, Mémoires des autres

 

Madame de Duras, Ourika, Garnier-Flammarion

 

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Silvina-tomado-por-Bioy-Casares-en-Posadas-1959

D’un grand intérêt, ces portraits – faciles d’accès et agréables à lire – démontrent que « rien n’est jamais acquis » à la femme qui écrit – ou crée : sa place, elle doit la conquérir contre tout un système qui ne la cantonne sans doute plus aussi visiblement qu’autrefois, mais qui hésite encore à lui permettre d’accéder à une même reconnaissance que l’écrivain (j’en veux pour preuve encore la si faible représentation féminine dans une institution comme l’Académie Française). Le livre s’accompagne d’une bibliographie et d’un index des noms propres qui en font un outil pour d’ultérieures recherches.




Ilse au bout du monde

Ilse Garnier a disparu le lundi 17 mars… Je ne veux pas ici évoquer la femme de Pierre Garnier, mais la femme, elle. Elle est née à Kaiserslauten en Rhénanie-Palatinat en 1927. Ses grands-parents ont énormément compté, son grand-père notamment, qui l’a sensibilisée à la poésie, à la géographie, à l’Art.

Elle a douze ans lorsque la guerre éclate et elle est intégrée dans l’Union des jeunes filles allemandes.  Elle échappe de justesse aux bombardements et en 1950 réussit à obtenir un visa pour la France où elle rencontre son futur mari Pierre Garnier chez sa tante. Elle commence des études de germaniste à l’Université de Mayence.

Elle et Pierre Garnier ont créé le spatialisme afin de renouveler l’écriture poétique. Pierre Garnier et elle ont créé le spatialisme afin de renouveler l'écriture poétique… Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle ne soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Ilse Garnier.

Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

 

Cette question est évoquée dans un reportage qui a été enregistré pour le journal télévisé de la chaine France 3 Picardie. Je reporte ici sa transcription qui figure sur le site de l’INA

Marie Roussel

Souvent dans l’ombre de son mari, Ilse Garnier est pourtant un auteur inspiré. Son amour des lettres lui vient sans doute de son grand-père bavarois qui l’emmenait se promener en forêt en lui récitant des poèmes. Douceur de la vie de famille mais aussi rigueur de la seconde guerre, quelques années plus tard. Les bombardements, la peur, l’embrigadement pour la jeune allemande. Elle en sortira décidée à tourner la page.

Ilse Garnier

On s'est lancés dans une poésie expérimentale parce qu’on voulait une rupture.

Marie Roussel

Parce que le passé était trop difficile ?

Ilse Garnier

Parce que le passé était… s’est terminé, s’est terminé assez mal. Et un renouveau semblait nécessaire.

(Musique)

Marie Roussel

Des mots qui dansent sur les pages, libérés des formes traditionnelles, une musique pour les yeux. C’est cela, la poésie spatiale. Un terme inventé par Pierre Garnier en 1963, en pleine euphorie de la conquête de l’espace.

(Musique)

Pierre Garnier

J’ai simplement posé des mots sur la page en état de tension et puis mettre un titre. Si je fais un cercle et que je mets eau (E. A. U) au-dessous, il est certain que l’esprit du lecteur doit mêler le cercle à l’eau, l’eau au cercle. Et donc, il apparaît une image où le cercle est l’eau et le l’eau est le cercle.

Marie Roussel

Ilse et Pierre, Pierre et Ilse, on pense souvent à eux comme le couple Garnier. Pourtant, il y a bien longtemps qu’ils n’écrivent plus à 4 mains.

Pierre Garnier

Au début, quand on publiait quelque chose sous les deux noms, c’était toujours sur moi que ça retombait.

Ilse Garnier

C’était normal parce que Pierre était connu.

Pierre Garnier

Oui, mais ce n’était pas cela du tout.

Ilse Garnier

D’autre part, d’autre part, la société est quand même restée très machiste.

Marie Roussel

Aujourd'hui, l’équilibre est rétabli avec la sortie, pour la première fois, d’une anthologie des poèmes d’Ilse. Elle accepte l’hommage simplement, consciente que les honneurs sont fugaces et que c’est uniquement le temps qui la fera peut-être un jour passer à la postérité.

Elle publie donc ses productions, à côté des livres écrits en collaboration avec son époux. Une bibliographie importante lui rend hommage, une anthologie de son travail est parue, une biographie aussi. Elle et Pierre son tous deux reconnus à part égale dans cette si belle aventure en poésie. Mais tard. Aujourd'hui. Ce fut progressif. Dans les année 1990, elle avait écrit un ciné-poème, qui n'a été réalisé qu'en 2016 par Meritxell Martinez et Albert Coma.

Poème cinématographique d'après un scénario d'Ilse Garnier.
Animation et montage: Albert Coma et Meritxell Martínez

Alors, que dire, si ce n’est que cette place de second plan a été une question de réception des œuvres du couple. On imagine très bien la manière dont tout ceci a pris place. L’habitude des hommes étant majoritairement de rendre les honneurs aux hommes.

Nombre de femmes et d'hommes s'interrogent à propos de cette propension à mettre en avant des productions masculines. Dans son article “Pas d’histoire, les femmes du nord ?” l’auteur, Marcel Gillet, pose un “constat de carence” pour ces femmes du Nord qui furent “longtemps les grandes muettes et oubliées de l’histoire”2.

Je pense toutefois que ce n'est pas une affaire de lieu, même si on peut poser une analyse par région qui soit apte à rendre compte d'ancrages économiques et sociaux spécifiques. Le fait de reléguer les femmes à un rôle de second plan peut trouver des explications qui se situent bien en-deçà de ces éléments anecdotiques. La poésie, sa pensée critique comme la production de la majorité des discours théoriques littéraires sont majoritairement le fait des hommes. Il semblerait en ce domaine notamment mais pas seulement, que cette fonction judéo-chrétienne du logos, de la place masculine réservée à la production du discours et de facto des lois concerne ce domaine comme tout autre. Cette fonction n’est toutefois pas un trait distinctif de nos sociétés industrialisées.

C’est un fait, l’histoire littéraire, celle de l’art, quel que soit le pays concerné ou l’époque, le prouvent. De la création aux institutions censées réglementer ou recenser les instances créatrices et leurs acteurs, à la promulgation de règles, de la parole critique, domaines occupés par les hommes, on constate que les femmes n’ont que très rarement l’occasion de s’inscrire dans ces paradigmes d’élaboration et de gestion des instances artistiques.

Ilse Garnier, en 2011, photo 
Guillaume Gherrak.

Une différence existe, qui n'est pas inhérente à la production féminine propre, car aucune caractéristique intrinsèque ne la distingue des productions masculines, mais elle vient de la réception des œuvres produites par les femmes, ainsi que de la place qui leur est octroyée dans l’édification de l’histoire littéraire et de ses institutions. C'est ce que nous apprend la vie d'Ilse. On peut se demander en regardant son parcours, s'il existe des freins rencontrés exclusivement par les femmes dans le processus qui mène à la publication de la poésie, à sa visibilité et reconnaissance,  et à son exégèse ? Pourquoi, et comment, la visibilité des femmes est-elle limitée...?

Force est de constater que la première des barrières à la réception objective des productions féminines est la considération de ces productions, qui diffère selon que le nom de leur autrice/auteur sur la couverture du recueil est féminin ou masculin. L’horizon d’attente n’est bien sûr pas le même selon le sexe du producteur des textes. Considérer que cette variation de prise en compte du texte dès avant sa lecture est motivée par la nature de ce texte serait affirmer qu’il y a une écriture féminine avec des schèmes spécifiques qui la distinguerait de la poésie masculine. Ors il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’une attente, d’une manière de recevoir le texte et de le considérer. On peut aisément rapprocher le lyrisme de Marceline Desbordes-Valmore de celui d’un Chateaubriand. On peut tout à fait reconnaître le brio d’une Madame de Staël qui dans De l’Allemagne pose les prolégomènes du romantisme, rapprocher ses propos de la pensée de Chateaubriand, celle du Génie du christianisme par exemple.

Ilse Garnier, Rythme et silence,
Rhythmus und Stille
, Aisthesis
Verlag, 2008, 429 pages.

Malgré cet état de fait, malgré ses œuvres, à elle, d'une grande richesse, l’histoire littéraire a préféré attribuer la découverte et l’énonciation d’une pensée et d’un art romantique à des hommes. Les femmes qui ont non seulement contribué à l’édification du mouvement mais qui en sont, pour Madame de Staël, à l’origine, ont totalement disparu des instances retenues comme fondatrices de cette modernité littéraire, dont le masculin a récupéré les lauriers. Mais demandons-nous si le romantisme aurait été le romantisme si des hommes ne s’étaient pas emparés de ces éléments théoriques, et n’avaient poursuivi le travail entrepris par l’autrice de De l’Allemagne… ? Et qu’est-ce qui motive ce regain de considération pour les productions masculines, pour la pensée masculine, qu’est-ce qui permet d’expliquer que ce soit aux hommes que revient l’attribution de ces inventions que sont les découvertes de nouvelles formes littéraires, poétiques, et de leur pensée théorique ?

 

Il semblerait que la symbolique représentée par la figure masculine puisse en partie rendre compte de cet état de fait. Dans l’édification des structures anthropologiques de l’imaginaire, la fonction masculine représente l’extériorité, la force, la parole. Quelle que soit la société considérée, cette fonction masculine d’affirmation exogène des principes vitaux ne varie pas. Dans l’inconscient collectif l’homme est le principe actif du couple, par opposition la femme représente l’introversion, non pas la passivité, mais le mouvement intériorisé et mesuré de l’affirmation de l’être. Les études anthropologiques postulent que cette binarité féminin/masculin est à l’origine de la dualité qui structure la pensée.

Ilse et Pierre garnier

 

Chacun des termes des catégories est pondéré d’une valeur négative ou positive selon les sociétés. Mais partout la valeur négative est féminine et la valeur positive est masculine. C’est ce que Françoise Héritier appelle « la valence différentielle des sexes » qui mène à « une plus grande valeur accordée à ce qui est censé caractériser le genre masculin » et « un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique »3. Cette « valence différentielle » est ajoutée aux caractéristiques listées par Claude Levi Strauss qui démontre qu’il existe des traits présents dans toutes les sociétés humaines, que sont la prohibition de l’inceste et l’exogamie, la répartition sexuelle des tâches et le mariage qui est une institution liant deux famille (la femme étant ici considérée comme une valeur d’échange et non comme un être à part entière). 

Cette catégorisation méliorative et péjorative sous-tend également la pensée chinoise du yin et du yang, le premier principe étant attaché à la terre, au froid, au caché, à la nuit, au nord, à l’infériorité et le second au soleil, au jour, à la chaleur, à la supériorité. Dans la pensée grecque les mêmes axiomes se retrouvent, le chaud et le sec sont des valeurs masculines, le froid et l’humide féminines. A l'opposé de la pensée grecque et chinoise, dans la pensée des Inuits de l'Arctique central, le froid, le cru et la nature sont du côté de l'homme, tandis que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. Mais nous constatons également un renversement des valeurs valorisées, ce qui place à nouveau la femme dans une hiérarchisation qui n’est pas à son avantage. "(...) En Europe, l'actif est masculin et le passif est féminin, l'actif étant valorisé ; dans d'autres sociétés, en Indes ou en Chine par exemple, le passif est masculin et l'actif est féminin. Et c'est alors le passif qui est valorisé. »4

 

Ilse Garnier, Chant du rossignol, progression du sielnce.

La hiérarchisation de ces valeurs du féminin et du masculin structure l'imaginaire collectif et est omniprésente et systématique, les termes des oppositions peuvent varier d'une culture à l'autre : "le sens réside dans l'existence même de ces oppositions et non dans leur contenu.»5 Pour reprendre la question que soulève Françoise Héritier, on peut s’interroger sur les raisons de cette hiérarchisation d’un système binaire qui aurait pu ne constituer qu’un outil de caractéristiques de valeur égale.

Enfin, on peut aussi évoquer le fait que seule la femme peut créer la vie, mettre au monde, et que cela engendre ce que l’autrice précédemment citée nomme une « sur-puissance ». Ce potentiel créateur se double d’une capacité à mettre au monde une fille comme un garçon, ce qui place la femme à une place de nature à effrayer les hommes, à les supplanter grâce à ce pouvoir que cette capacité de façonner la vie engendre. Cette capacité biologique féminine s’est retournée contre la femme puisque l'homme a voulu se l'approprier comme un élément indispensable pour qu'il puisse se reproduire en tant qu'homme dans un fils. Citer Aristote pour rappeler que la femme doit être dominée par la pneuma masculine.

Pour finir, et comme conséquence de cette capacité à engendrer la vie, donc à être de facto toute puissante, la peur ressentie de manière inconsciente et viscérale par l’homme vis à vis de la femme s’accompagne d’une défiance, d’une infériorisation et d’une mise à l’écart obligatoire pour que le sexe féminin ne soit pas celui de la mère. Pour ceci il faut que la fonction féminine soit reçue tolérée et accueillie grâce à une mise à distance préalable qui implique aussi une domination.

 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant.

Ces éléments inscrits dans la structure anthropologique de nos imaginaires montrent que les conditions spatio-temporelles de la prise en compte de la création féminine ne changent pas le fait que celle-ci soit soumise à une domination masculine. Cette symbolique, ensemble de schèmes archétypaux, est ancrée dans l’inconscient collectif et ne favorise pas l’émergence d’une pensée et d’un art non pas féminins, mais de pensées et d’œuvres féminines côtoyant les productions masculines dans un partage des liens édifiés par la présence dans ces domaines des deux sexes admis sans différenciation aucune, quelle que soit la particularité et le moyen d’expression choisi. Les exemples sont légion, qui prouvent que c’est encore un constat qui s’impose6.

Commençons par considérer les instances dirigeant des institutions, les présidences, qu’il s’agisse de jurys qui décernent des prix de poésie, ou des ufr et laboratoires de recherche qui sont eux aussi majoritairement dirigés par des hommes. En France, et dans le monde francophone, la majorité des présidents de jurys et de concours de poésie sont des hommes. Les jurys sont eux aussi constitués d’éléments masculins surnuméraires. Pour le prix Mallarmé par exemple, trois femmes pour 25 hommes composent le jury, six lauréates pour 42 lauréats, c’est dit dans la présentation « récompense un poète d’expression française publié… ». Le prix Apollinaire compte 11 membres pour son jury, dont deux femmes, le président n’est pas une présidente, et affiche un palmarès de neuf femmes lauréates, pour un prix qui existe depuis 1940 (il est annuel).

Ilse Garnier, L'île inaccessible.

 

Le prix Théophile Gautier, dix femmes considérées et lauréates pour vingt ans d’existence, est une exception. Le Grand Prix de poésie, décerné par la Société Des Gens de Lettres : depuis 2000 aucune femme n’a été lauréate, deux les quinze années précédentes, et pour ce qui concerne le Grand Prix de poésie, quatre femmes mise en avant depuis sa création en 1944. Il est inutile de poursuivre cet état des lieux, les quelques « enseignes » considérées dressent assez bien le paysage et  montrent cette emprise du masculin sur les instances qui édictent une certaine « norme ». Il est également tout à fait déconcertant de recenser le nombre dérisoire des femmes dans certaines anthologies, ou bien lorsque la parité existe, elle est utilisée comme un argument de vente, vantée comme une qualité, "remarquée comme remarquable"… Par exemple, pour une anthologie de poésie contemporaine récente, deux femmes pour quatorze poètes…

Il semble que les femmes n’ont pas d’autre choix que de se dissocier d’une production artistique et intellectuelle qui les relègue à une place ombragée et ombrageuse, affirmant par là une différence malgré elles. Cette omniprésence masculine se retrouve dans les prises de parole lors de manifestations diverses liées à la poésie, telles que les lectures, festivals, hommages rendus d’ailleurs majoritairement à des poètes masculins dont on retrace l’œuvre en lui offrant une cohérence sémantique et paradigmatique dont sont très rarement gratifiées les œuvres féminines.

Dans les pays anglo-saxons ainsi que pour ce qui est des pays latins et méditerranéens, la question reste soumise aux mêmes constats, bien que les instances symboliques ne soient sensiblement pas les mêmes.

A ces considérations il est nécessaires d’ajouter que les femmes sont pour majorité tributaires d’un quotidien dont elles assument encore pour la plupart les obligations matérielles. S’occuper des tâches ménagères et des enfants, sont des actes qui leur incombent encore, quel que soit le pays ou le milieu concernés. Ainsi, elles travaillent et gèrent les instances pragmatiques nécessaires à la bonne marche des choses relativement triviales de la vie de la famille. Il est alors remarquable de constater que malgré ces obligations diverses et lourdes auxquelles bon nombres sont soumises elles n’en sont pas moins des poètes et penseuses (féminin très peu usité pour ce mot) accomplies. 

Ilse Garnier, Invisible.

 

Ainsi, quand bien même une femme serait publiée, il lui faut accepter d’être considérée comme une femme avant d’être lue comme une autrice et/ou une poète-sse. Et malgré la pluralité de recueils et de livres dont elle dotera peut-être sa bibliographie, il lui faut sans cesse se heurter à une prise en compte de sa pensée et de son art amoindris et déconsidérés par rapport à des productions masculines. Ce domaine qu’est la littérature ne diffère pas en ceci de tous les autres domaines. L’homme y affirme son attirance pour la médiatisation et la visibilité sociale. Et il est inexact d’affirmer qu’une écriture est féminine ou masculine, car aucun critère ne permet d’établir de distinctions formelle ou sémantique opérantes. Ce qui distingue les productions des femmes de celles des hommes est la réception qui est faite de ces dites productions. Cette différence de lecture et de prise en compte perdure, avec pour seule avancée la présence des femmes dans certains milieux, car leur accès est possible (que l’on pense qu’il n’y a qu’une cinquantaine d’années qui nous séparent de l’époque où la femme n’avait pas le droit de voter, de travailler ou d’avoir un compte en banque sans l’autorisation de son mari – que dire alors de publier un recueil de poèmes ??? ). Malgré tout  aujourd’hui lorsqu’une femme est remarquée et mise en avant il faut soupçonner encore trop souvent cette volonté de laisser entrevoir une tolérance qui n’a rien à voir avec le partage de compétences et l’échange d’idées. Cette présence est majoritairement symbolique, elle se veut signal de la mansuétude des hommes, et désir d’accepter les femmes dans des domaines dont ils ne lâchent pas pour autant les rênes. Rien n’est naturel, et tant que sera remarquable la présence féminine elle ne le sera pas.

Ilse, elle, a fait honneur à ce que sont les femmes. Elle a magnifiquement illustré ce mot de  Simone de Beauvoir “On ne nait pas femme, on le devient”. Elle est née libre d’exprimer la puissance de l’humain, ce qu’elle a fait, conjointement à l'affirmation de la femme, aussi, auprès de son époux Pierre, partenaire et ami, et amis. Elle a su exprimer toutes les polarités de ce qu’est une être humain féminin, a accompli dans la création son propre chemin, et a accompagné son compagnon, qui l’a accompagnée aussi. C’est ça aussi qu’il faut regretter, pleurer, ces valeurs de l’union sacrée, dans un équilibre qui permet de danser sur toutes les cimes tant est porteur l’amour partagé.

Notes

 

  1. https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00722/ilse-et-pierre-garnier-poetes-createurs-de-la-poesie-spatiale.html
  2. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_250_3798
  3. Françoise Héritier, Masculin/féminin 1, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1 ère édition. 1996, édition de 2012.
  4. Op. cit.
  5. Op. cit.
  6. "A plusieurs voix sur Masculin/Féminin II : Dissoudre la hiérarchie", in Mouvements, 2003/3, n°27 - 28, p. 204 à 218, Cairns.info

 

 

 

 

 

 




La Tencin, femme immorale du 18è siècle

« On voit bien à la manière dont il nous a traitées

que Dieu est un homme »

Mme de Tencin

J’ai rencontré Alexandrine de Tencin à l’aube du siècle des Lumières et j’ai pu me surprendre en elle comme dans un miroir. Née en 1682, sous le nom à rallonge Claudine-Alexandrine-Sophie Guérin de Tencin, je l’ai croisée par hasard et d’emblée j’ai eu envie de la suivre. Immorale, séductrice, cupide, brillante, et pleine d’esprit, cette présumée coupable de l’Histoire m’a intriguée. La jeune Alexandrine, enfermée au couvent à huit ans pour n’en ressortir qu’à trente ans, a eu tout le loisir de fomenter son coup d’état contre l’ordre patriarcal qui la tenait sous sa botte de cuir. La religieuse Tencin, comme la nommait Saint Simon, devra attendre la mort de son père pour s’enfuir du couvent et défrayer la chronique parisienne de son insatiable soif de pouvoir. Toute « femme » qu’elle est dans l’ordre naturel des choses, elle n’a cure de son déterminisme biologique pour agir à sa guise. Elle ne songe qu’à régner sur sa liberté au mépris des fastidieuses conventions de son milieu social.

Madame de Tencin.

Dès qu’elle est libérée de ses vœux en 1712, elle pénètre dans les arcanes du pouvoir grâce à son amant Fontenelle, la cuisse légère et le cœur dans la poche, prête à jouer à l’homme politique avec ses comparses l’Abbé Dubois et Philippe d’Orléans. Grâce à son ami Law, le génial inventeur de l’argent papier, elle se bâtira une fortune colossale en trois mois en créant son propre comptoir d’agiotage. Ouvrira en 1730 un salon, la Ménagerie, où elle accueille « ses bêtes » fidèles auxquelles se rallient toute la fine fleur de l’Europe et les plus notables intellectuels, dont son cher ami Montesquieu pour lequel elle fera republier à ses frais L’Esprit des lois à Paris. C’est dans l’émulation de son salon ouvertement engagé pour les Modernes qu’elle entreprend la rédaction de ses romans, qui publiés anonymement il va s’en dire, connaissent un succès immédiat. L’ami Marivaux dans son roman La Vie de Marianne compose un éloge de Mme de Tencin dans la peau de la subtile et raffinée Mme Dorsin. Ce dramaturge des Lumières, sensible à la condition féminine ne semble pas avoir désavoué l’immoralité de celle que Diderot nomme la « belle et scélérate chanoinesse Tencin ». Mme de Tencin, célibataire et sans attaches, n’en avait que plus légèrement assumé sa vocation de mère indigne. Dès sa grossesse, elle a su qu’elle ne garderait pas l’enfant qui voulait la faire mère. Le génial et célèbre Jean d’Alembert.

Quand je me suis laissé surprendre par Claudine-Alexandrine, elle a échappé d’un bond à l’Histoire. Elle a sauté de son temps pour entrer subrepticement dans ma conscience et se faire présence réelle. Elle a éclos au présent. C’est sa détermination, sa persévérance qui m’a semblé le modèle à suivre. Une sororité immédiate est née entre elle et moi. Je la vois comme une doublure malgré les siècles qui nous séparent. Sans doute est-ce cette distance qui m’a rapprochée d’elle par l’injustice faite à notre sexe depuis la nuit des temps. Ses détracteurs ne lui ont pas pardonné de jouir comme un homme de sa liberté d’action et de son im-posture politique. En raison de ses hauts faits de jambes et d’esprit, l’histoire littéraire l’a tenue à l’écart à la différence d’autres salonnières plus respectables comme Mme du Deffand ou Mme Geoffrin. Réfractaire au mariage et à la maternité, collectionneuse d’hommes, rétive aux chaînes de l’amour, redoutable et redoutée en politique, d’un goût pour l’argent totalement immoral, d’une intelligence froide et généreuse en amitié, Mme de Tencin aurait pu devenir l’égérie des mouvements de libération féminine. Mais la libertine et libertaire Mme de Tencin n’a distillé dans le sillage de l’Histoire qu’un lourd parfum de soufre. La remarquable réputation de son salon, ses célèbres amis écrivains, ses romans sombres et ambigus n’ont pas pesé lourd dans la balance de son existence plus palpitante qu’un roman d’aventures.

Madame de Tencin,
Les Malheurs de l'amour.

L’injustice avec laquelle l’ont traitée ses détracteurs me l’a rendue plus qu’aimable. Condamnée par l’Histoire, elle mérite aujourd’hui un procès équitable même si ses actes répréhensibles ne peuvent être tous absous. Quoique sensible à l’injustice faite à son sexe, Alexandrine de Tencin ne s’est pas engagée intellectuellement pour la cause des femmes. Elle a préféré choisir la voie de l’action contre vents et marées. Créer sa liberté armée d’une volonté écrasante comme un char d’assaut. En effet, elle a écrasé tous les obstacles sur son passage sans craindre le mépris, les insultes et la prison où elle a croupi quelques mois au péril de sa santé. C’est un NON ferme qu’elle a opposé au monde. Elle a dit non à l’ordre patriarcal en n’en faisant qu’à sa tête bien pleine et si charmante à séduire les plus récalcitrants. Ce qui lui importait n’était pas de devenir une femme libre mais d’être libre parmi les hommes et malgré eux. De miner le système de l’intérieur plutôt que de l’affronter, de rivaliser dans l’arène de sujet à sujet en se jouant des lois du désir et de la séduction. Alexandrine a aimé les hommes plus fraternellement qu’amoureusement et a été aimée d’eux en retour tout aussi fraternellement.

Comment cette femme de la première moitié du 18ème siècle a-t-elle pu sauter par dessus tous les diktats imposés à son sexe ? Comment tirer des leçons de cette personnalité singulière et hors norme ? Si aujourd’hui la parole des femmes s’est libérée sur les abus sexuels dont elles sont l’objet, parallèlement elle a mis en exergue les apories que posent les féminismes actuels dans leurs revendications irréconciliables quoique légitimes. La société a été prise à partie en 2018 dans la querelle des femmes françaises qui a opposé celles que l’on appelle dorénavant « les puritaines », héritières d’un féminisme américain radical, et les « libertines » de la Tribune des 100 femmes, adeptes d’une sexualité libre où tous les jeux de la séduction seraient autorisés, comme Mme de Tencin l’a mise en pratique en son siècle. À la bonne heure, toutes ces femmes s’accordent à dénoncer les violences sexuelles, celles qui relèvent de l’acte non consenti. Mais ce qui les départage irréductiblement tient à la représentation de la femme défendue dans chacun des camps. « Les libertines » ne se reconnaissent pas dans la victime atavique de la domination masculine que dénoncent les « puritaines », et inversement les « puritaines » rejettent la complaisance de ces « libertines » pour les hommes auxquels elles seraient asservies sexuellement en faisant le jeu de la domination masculine. Il existe pourtant une troisième voie incarnée par la féministe et philosophe Elisabeth Badinter n’a eu de cesse d’éviter l’écueil séparatiste entre les hommes et les femmes. Tout en souscrivant au schéma social de la domination masculine, elle a su nuancer les rapports de force en déconstruisant les stéréotypes biologiques et culturels associés aux femmes et aux hommes. Si le paradigme de l’exploitation sexuelle, sociale et économique des femmes que le discours féministe soulève – avec objectivité, j’y consens- ne s’articule que sur l’axe vertical genré, à savoir l’homme domine la femme, alors il est fort probable que nous échouions à résoudre la querelle actuelle. Pour la plupart des femmes, leur identité sexuelle ne suffit pas à les définir en tant qu’individu social et privé, comme les interactions quotidiennes des hommes échappent en partie à la conscience de leur genre. Une femme n’agirait-elle que parce qu’elle se pense en tant que femme ? Un homme en tant qu’homme ?

Comment les acteurs de notre passé jugeraient-ils l’époque que nous vivons actuellement ? La guerre des sexes qui fait rage en occident malgré les acquis sociaux et juridiques que les femmes ont conquis depuis cinquante ans ne leur semblerait-elle pas désuète ? La Régence, où Mme de Tencin a éclos comme une mandragore, a été le lieu foisonnant de nouveautés politiques et intellectuelles. Les femmes, bourgeoises et nobles, y ont tenu leur part avec brio en ouvrant les portes de leur salon à l’esprit et à l’éducation. Mais parmi ces salonnières, aucune n’a eu la désinvolture ni le courage de s’affranchir des conventions de son rang comme a osé le faire la rebelle Mme de Tencin. Elle s’est construite comme une conscience et un sujet à soi. Ce serait justice de lui reconnaître cette liberté d’action comme l’a fait son ami Piron

(1689-1773).

Femme au-dessus de bien des hommes,

Femme forte que rien n’étonne,

Ni n’enorgueillit, ni n’abat,

Femme au besoin homme d’État 

Et, s’il le fallait, Amazone.

La Tencin n’est pas un nom, c’est un paradigme de la femme libre qui n’a que faire d’être une « honnête femme » comme on disait encore à l’époque de ma prude mère. « Honnête », qualificatif pour parler des femmes qui ont réussi un beau mariage, de beaux enfants et un métier utile. Mal-honnête, La Tencin l’a été par son esprit « supérieur » comme dit Marivaux, elle a fait beaucoup de bruit, fait résonner sa voix sans se juger… au mépris du jugement des autres. La liberté ne commence-t-elle pas par là ? Je ne suis qu’une doublure par le nom, un duplicata que je voudrais voir se multiplier à l’infini. Quoique je ne sois pas certaine que notre posture soit enviable et qu’elle représente une vérité pour la plupart des femmes. Qu’importe d’être femme, ce qui compte c’est d’être un sujet à soi libéré des sempiternelles différences sexuelles, de leurs ataviques malheurs et de leurs tristes certitudes. Claudine Alexandrine Sophie Guérin de Tencin, nommée la marquise de Tencin sans que l’on connaisse l’origine de ce faux titre, a pris garde toute sa vie à n’être assujettie à aucun pouvoir, à aucun homme et à aucun jugement. Elle a combattu telle une amazone pour ce qu’elle estimait le bien le plus cher au monde : une conscience et un corps à soi.

Après la mort de la marquise de Tencin en 1749, plus aucune préséance n’oblige ses amis Montesquieu et Fontenelle à ne pas révéler l’identité de la romancière anonyme. Avec ses trois romans à succès, Le siège de Calais, Le Comte de Comminges et Les malheurs de l’amour, l’intrépide Alexandrine fait son entrée dans l’histoire littéraire avec gloire et respect. Les Mémoires du comte de Comminge ont été publiés pour la première fois à La Haye en 1735 et on peut compter soixante-cinq autres éditions de cette œuvre jusqu’à aujourd’hui. Le Siège de Calais vingt-deux éditions depuis 1739 et Les Malheurs de l’amour précédé d’une « épître dédicatoire à M*** » rééditée onze fois depuis 1747. Au total, on comptabilise soixante-quinze éditions pour Les Mémoires du comte de Comminge, trente-deux pour Le Siège de Calais et vingt-et-une pour Les Malheurs de l’Amour. Le succès de ces deux premiers ouvrages ne cesse d’augmenter jusque vers le milieu du XIXème siècle, avec une réédition tous les deux ans entre 1810 et 1840, et encore réédités entre 1860 et 1890avant qu’ils ne s’éteignent à l’aube du XXème siècle.

Ainsi a été ensevelie l’in-femme Alexandrine de Tencin !

Claire Tencin, La Tencin, femme immorale du 18è siècle, ardemment éditions.