Questionnements politiques et poétiques 5 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Patrizia Valduga

Patrizia Valduga

 

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                 Dame des douleurs

Oh, pas comme ça ! moi ici, un égouttement ?
un escargot qui se liquéfie... moi ?
avec le cœur qui fond, qui me dégouline
dans le ventre, les cuisses... toute en eau...
Et si ça continue – et comment en douter ? –
peu à peu même cette chair
creuse sa voie, s’en va souterraine.
Oh, pas déjà, non, non, pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, j’ai le temps.
Mais quel temps, os affamé, le temps
du chien ! Voilà que tout est passé,
en années et années et années à mordre dans,
à me ronger le cerveau couche après couche.
Immobile de force, sans un peu de forces,
de mes viscères j’habille mes jambes.
Mais ce n’est pas ça, pas même cela,
peut-être n’ai-je plus de jambes, pas de bras...
Alors sans tête ? sans figure ?
et que me reste-t-il ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. Inespéré
l’esprit me reste. Et il n’est pas tout seul.
Et cette autre rigole qui s’écoule
elle est aussi à moi ? c’est déjà la cervelle ?
Moi ici comme une bête de boucherie
écorchée, équarrie, pendue à égoutter,
comment pourrais-je encore marcher
si la porte est clouée ? Ah, par pitié,
pour qu’on ne me voie pas, car qui sait,
il peut venir une attaque à qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, ni ça ne me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, les choses
qu’ont vues mes yeux, oh quel effroi!
Puis le noir, et la porte s’interposa.

 

 

Patrizia Valduga, Sonetto, Sonnet.

 

Puis goutte à goutte je mesure les heures.
Dans le tout noir, dessous ma douleur,
plus bas que le noir de la nuit je m’enfonce.
Scène muette de rêve, ombre de monde,
un seul rien de deux touts et de deux vies,
petite éternité, ces heures infinies,
très-pleine de moi, vivante d’un cœur
qui s’écoule de moi sans bruit,
en moi je me rengouffre sous ma douleur.
Douleur de l’esprit est ma douleur...
pour le monde mien... et pour l’autre, majeur...

 

 

 

Si je deviens folle ne me faites pas de mal.
Si j’ai été une sentimentale,
toujours dans la même erreur retombée,
ne me faites pas de mal s’il-vous-plaît.
Vu que... étant donné... donné... ne sais quoi,
voilà, on y est, je deviens nerveuse moi ;
c’est que je les sens et le souffle me manque.
Étant donné qu’à la fin, tout compte fait,
j’ai essayé. J’ai voulu essayer.
Et si je me suis trompée, que puis-je y faire ?
me tromper encore et encore et ainsi de suite.
Et ainsi soit-il. En quelque façon soit-il,
par idiotie, par maladie, dégoûts.
On ne s’est pas compris, soyons justes,
nous sommes restés toujours des étrangers.
Compatriotes, mes contemporains,
compagnons sans yeux et sans oreilles,
seaux et seilles de sang et sang par seilles
de vos petits ignobles cœurs.

 

 

Patrizia Valduga dit un sonnet de Pétrarque.

 

Ah grâce à Dieu, grâce à Dieu, grâce à Dieu,
c’est passé c’est fini grâce à Dieu
cette vieille vie mienne, vieille histoire.
Mais si un droit me donne la mémoire,
je déclare ici devant le monde entier
que sans Marx et sans Freud je n’aurais
vraiment compris rien de rien.
Et non de mon histoire seulement,
mais de la vie, je dis, en général.
Là-haut partout on adore le capital,
et l’on mesure vie avec douleur.
Sur la terre qui assiégée se meurt,
peut-être toi aussi, nuit sereine, alors
tu pâlis comme tout ciel se décolore
privé d’air en un livide halo ?
Nuit sereine, lente procession
de maints soleils à l’horizon extrême,
nous de notre sous-terre nous dirons
une messe des morts pour les vivants.
Morts... vivants... divisés ! et les revenants ?
et qui a le cancer ? les dans-le-coma ? les mourants ?

 

 

Patrizia Valduga, Requiem,
Collection de poésie, volume n°311.

 

Du fond de la demeure obscure mon
amour, de ma chair, hourra ! je
te vois ! Fracasse-moi le crâne! plus que ça !
que le ciel puisse entrer ! Une étoile là-haut
pour moi! tu la veux ? don de ma vie, la
finie archi-finie inexistante ?...
de ce cœur noir, du simili-cerveau ?...
Ou bien voudrais-tu ma douleur, la
plus profonde de toutes, hors d’atteinte ?
Vois... plus que ça ! plus !... tant que je respire...
les vers creusent, tu vois... à vif les nerfs...
Oh vie mienne vitale en quoi je vis,
par quoi vivant je meurs et vis à mort,
bats-moi encore, frappe partout plus fort,
je suis celle qui d’amour soupire !
Mets-moi en pièces ! plus ! tape mon cœur !
mais reste, amour de douceurs amères,
car je suis mal... «Tu veux rire ?
Je suis l’homme qui... ne peut rester».

 

 

 

Nuit sereine, lente procession
d’autres mondes... Non non, pas d’émotion
maintenant, pas de sang, pas de plaies.
Nuits d’étoiles claires qui pressentent,
je viens à vous d’écume en écume.
Le sang se fait noir, se fracture
pour vous le noir... aucun change de lune...
par chance je ne suis plus seule une...
et plus aucun tourment... je me dilate.
J’ai donné ici rendez-vous au passé
pour un peu d’air plus clair en ce noir...
De l’air! de l’air! voudrais de l’air dans le noir
et me noyer pour de vrai aussi dans l’air.
Pureté... pure nuit originaire
outre le noir, outre l’heure enfuie
du sang, de la noire nuit d’été...
en clair qui croît, en noirceur qui languit...
Je donne à l’air deux poignées de mon sang
pour sa clarté... Et ce sera le noir encore.
Oh nuit rien qu’à moi ! Plus du tout d’aurore
à présent, triste de moi jusqu’aux chiens,
et point de sang, et plus de demain,
comme si le songe était chose vraie,
et comme si l’aurore était le soir,
et comme si une noire nuit. Noire.

 

 

                                                        1985-1990

                                                                  Amate quod eritis

                                                                   Saint Augustin

 

 

 

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (39) : Christine Givry

Nul doute que Christine Givry aurait figuré en un autre temps dans L’Air et les Songes de Gaston Bachelard. En lisant ces poèmes regroupés par elle dans Cet espace de clarté (Le Silence qui roule), le lecteur ressent aussitôt ce que le philosophe nommait « la force gracieuse » : « Prends conscience d’être une réserve de grâce, d’être un pouvoir d’envol. »

Surplombant, sublimant, le gouffre de la tombe, la poésie de Christine Givry nous rappelle que, fils de la terre, nous sommes appelés à être aussi et surtout fils du ciel. Dans des sortes d’hésitantes et subtiles ascensions, les poèmes, extraits de La Paix blanche (1982) jusqu’à Graines en dormance (2016), sont d’une remarquable unité, tous liés par une ligne de souffle qui dit courage, exigence et rêverie.

Aurons-nous été assez lents
pour vivre la terre
pour aimer la bouche d’or du ciel
nous qui sommes toujours
comme cet homme en équilibre
au bord de sa Saison

 

Christine Givry, Cet espace de clarté,
Editions Le silence qui roule, 2019.

Il y a là, circulant dans un dynamisme paisible, des aspirations au sens quasi littéral du mot, qui entraînent le lecteur comme en un exercice spirituel dont on devine souvent la tentation mystique :

 

être une poignée de brume
un destin d’hirondelle
sur l’étendue du ciel

 une calligraphie
sur une vaste toile
un point   tout invisible
au centre

 

« L’enfant qui danse sur le pont » est bien de la famille des nombreux oiseaux qui traversent cette anthologie lumineuse de leurs vols et de leurs chants. « Il court  il vit / à hauteur de papillons »

 

il va en chantant à tue-tête
par des prairies que ses yeux baignent
d’étranges fleurs-papillons
il va cueillant de l’éternel

 

N’est-ce pas le poète lui-même qui est, par excellence, « cueilleur d’éternel » ? Pour que cette cueillette soit fructueuse, il faut à Christine Givry une lente attention, une capacité à saisir les effleurements, une douce prévenance à l’égard du plus léger, du plus aérien, malgré les plaintes qu’elle entend, venues des morts :

 

Laisse diffuse ta voix
parmi la douceur et les nuages
qu’elle s’unisse aux songes des pollens
jusqu’à devenir la densité de l’air

 

Elle y parvient admirablement, son éditeur au nom bien venu ici, Le Silence qui roule, l’accompagne heureusement dans sa veille aux lisières, veille au chevet du plus fragile, si proche de la lumière, qu’il en reçoit par la poésie qui s’y inscrit, comme une bénédiction.

 

Présentation de l’auteur




Zitkála-Šá

Pour ce grand projet visant à la reconnaissance des femmes et de leurs activités dans le monde artistique, littéraire comme éditorial, j’aurais pu apporter un témoignage personnel. Celui d’un banal climat patriarcal qui régnait encore plus prégnant en France il y a une trentaine d’année, quand j’ai commencé à être invitée pour des lectures publiques.

Par exemple me retrouver la plus jeune du panel des poètes sur scène, au milieu de 9 hommes, et entendre à la fin de ma présentation qui introduisait ma lecture : « soyez indulgents avec cette jeune-femme ». Ou bien lors d’une signature dans une librairie de Nice, m’entendre dire par un homme d’une quarantaine d’années : « évidemment avec votre physique, vous avez couché pour être publiée ». Ou encore de la bouche d’un poète plutôt célèbre et qui jamais au grand jamais ne se considérerait comme macho, avouer que franchement les poètes femmes n’écrivaient pas grand-chose d’intéressant et qu’il s’ennuyait ferme à les lire comme à les entendre, les sujets abordés étant si peu sérieux et si futiles… Laissons, nous en avons toutes conscience et avons toutes vécu cela à un plus ou moins grave niveau de nuisance.

Zitkála-Šá, Pinterest.

Ce dont je voudrais vous parler, et pour rester dans le domaine qui m’est cher à savoir les Indiens d’Amérique du nord, c’est du parcours improbable de Zitkála-Šá, également connue dans le monde « des blancs » sous le nom de Gertrude Simmons Bonnin. Gertrude Simmons étant le nom que les missionnaires refusant de l’appeler Oiseau Rouge (traduction littérale de son nom en langue Dakota), ou encore Cardinal, lui avait donné, Bonnin étant son nom de femme mariée. Zitkála-Šá était née dans une communauté de Sioux, des Yankton Dakota, en 1876, alors que les Sioux Lakota combattaient contre l’état Américain pour la conservation des Black Hills et contre l’envahissement de colons dû à la ruée vers l’or. Pendant huit ans Zitkála-Šá vécut sur la réserve allouée aux Sioux Dakota dans le sud de l’état du Dakota du sud. Elle décrit ces années comme celles de la liberté et du bonheur. Elle y apprit comme toutes ses camarades, comment perler et décorer les peaux avec les piquants de porc-épic, comment coudre avec les fils de tendons, elle savait tout ce qu’une jeune Dakota devait savoir faire.

Zitkala-Sa, Le grand esprit.

En 1884 des missionnaires arrivés sur la réserve organisèrent un programme d’éducation et recrutèrent des enfants pour les envoyer à la Quaker School dans l’état de l’Indiana, des centaines de miles de distances de son lieu de naissance et de sa famille. Zitkala-Šá y passa trois ans. Cette école fondée par Josiah White prévoyait d’apprendre à parler et à lire l’anglais aux « enfants pauvres blancs, de couleur et Indiens », dans le but qu’ils aient la possibilité de s’élever dans la hiérarchie des classes sociales. Le slogan était alléchant, la réalité était que cette école formait de futurs valets et servantes pour la population blanche aisée. Zitkala-Šá, dans ses souvenirs rassemblés dans son livre The School Days of an Indian Girl (les jours d’école d’une petite Indienne), raconte combien elle s’est sentie humiliée et misérable pendant ses trois ans. Mauvais traitements, longues tresses coupées et prières chrétiennes obligatoires, sans compter le mépris manifesté par les missionnaires à l’égard de sa culture et de son héritage. Mais elle dit aussi le plaisir d’apprendre à lire, écrire et jouer du violon. Ce qui certainement l’a sauvée car nombreux furent les enfants Indiens qui moururent dans ces pensionnats loin de leur environnement traditionnel si chaleureux et si bienveillant.

Zitkala-Ša - Vieilles légendes indiennes, Le blaireau et l'ours..

 

En 1887 elle retourna sur la réserve et y resta encore trois ans, en compagnie de sa mère, constatant combien la culture dominante blanche avait déjà fait de dégâts dans le tissu de la société Sioux : beaucoup avaient abandonné « la voie rouge » et ce faisant rompaient la cohésion entre les membres de la communauté, entraînant des conflits dans la gestion de la réserve, dans les décisions et traités à entériner. C’est sans doute la prise de conscience de cette dégradation entraînant des pertes culturelles, qui poussa Zitkála-Šá à écrire ses premiers ouvrages afin de transmettre les histoires traditionnelles de son peuple à un lectorat d’anglophones. Elle deviendra par la suite l’une des plus actives parmi les militants de la cause Indienne du vingtième siècle, en plus d’être une auteure originale aux multiples talents.

          En 1891, réalisant que l’éducation reçue ne lui permettrait pas d’autre avenir que celui de bonne, ce qui était le sort réservé aux Indiennes, elle décida de la compléter. Elle avait 15 ans, elle repartit pour l’Indiana et le White’s Indiana Manual Labor Institute. Avec un bon niveau de piano et de violon, elle donna des leçons dans cette école quand le professeur en titre démissionna. En juin 1895, à la remise des diplômes, Zitkála-Šá fraîchement diplômée prit la parole et adressa un discours sur l’inégalité des droits des femmes, son premier acte militant, ce qui lui valut un article et des louanges dans le journal local. 

          Son diplôme en poche, et bien que sa mère la réclamât auprès d’elle, Zitkála-Šá s’étant vue offert une bourse d’étude s’inscrivit à Earlham College où ses talents d’oratrices furent remarqués (et récompensés par un jury composé d’hommes « blancs » uniquement !). Malheureusement et pour des raisons de santé aussi bien que financières, six semaines avant l’obtention d’un diplôme d’études supérieures, elle dût quitter l’université. Néanmoins elle apparaissait comme une femme très savante non seulement parmi les Indiens, mais aussi dans l’ensemble de la société américaine. C’est pendant cette période qu’elle commença à écrire en latin, puis en anglais, pour les enfants, une collection d’histoires traditionnelles de différentes tribus Indiennes. 

Photo of Zitkala-Ša by Joseph
T. Keiley, 1898. National Portrait
Gallery, Smithsonian Institution.

Zitkála-Šá, Old Indian Legends.

 

Femme de caractère et déterminée, Zitkála-Šá prit son destin en main et partit en Pennsylvanie enseigner la musique à l’institut Carlisle (Indian industrial School) où elle remit en question le traitement réservé aux indiens aux Etats-Unis. A l’occasion de l’exposition universelle de 1900, elle fit le voyage à Paris afin de jouer du violon avec son groupe de la Carlisle School. Critique vis-à-vis de l’éducation et du traitement réservé aux Indiens à Carlisle, comme du système des pensionnats pour Indiens dans toute l’Amérique, elle les dénonça dans une série d’articles parus dans le journal Atlantic Monthly sous le titre : An Indian teacher Among Indians. Les articles firent sensation, contrastant avec la propagande de l’époque louangeant ces établissements scolaires où l’on « tuait l’Indien et sauvait l’homme ». La punition ne tardait pas à tomber : en 1901 elle fut renvoyée de l’institution où elle enseignait. Elle rentra alors sur la réserve pour constater la pauvreté toujours plus abjecte et les dommages faits par les politiques américaines en vigueur, qui avaient pour résultat l’attribution des terres déclarées Sioux par traités, à des colons blancs. « Plus de braves, plus de guerriers paradant avec leurs coiffes de plumes, plus de jeunes-filles en robes d’apparats aux joues joliment peintes » déplore-t-elle. En 1902 un essai-article écrit par Zitkála-Šá paraît dans Atlantic Monthly intitulé Why I Am a Pagan (pourquoi je suis païenne) dans lequel elle exposait ses croyances spirituelles. Important cet article, car il contrait la tendance à l’autocongratulation des propos « blancs » qui répandaient l’idée que les Indiens avaient adopté avec enthousiasme le christianisme. Il n’en était rien, le christianisme leur avait été imposé aussi bien dans les écoles que sur les réserves.

Toujours en 1902, elle rencontra un Sioux Yankton métis du nom de Raymond Talefase Bonnin promu au grade de capitaine, qui travaillait pour le bureau des affaires Indiennes. Elle l’épousa et le suivit sur son lieu d’affectation : la réserve de Uintah-Ouray allouée aux Indiens Utes par Abraham Lincoln en 1861, située dans le centre ouest de l’Utah (et dont l’étendue actuelle n’est plus possédée en majorité par les Indiens Utes, mais par des blancs, ce à cause du Dawes Act(ou Allotment Act), qui ne voulaient pas voir les réserves comme territoires communs à une tribu, ce qui conduisit à parcellisation individuelle, ce que les Indiens ne comprenaient pas et ne savaient pas gérer). C’est là qu’elle vivra pendant 14 ans, donnant naissance à son unique enfant, Raymond Ohiya Bonnin. C’est aussi sur cette réserve qu’elle rencontra le compositeur William F. Hanson. Elle écrivit pour lui les paroles d’un opéra qui faisait danser et chanter sur scène des rituels Utes alors interdits par le gouvernement Américain, tout en faisant référence à des thèmes de sa culture Sioux.  

En 1923, l’un des articles les plus remarqués de Zitkála-Šá, intitulé Oklahoma's Poor Rich Indians (pauvres Indiens riches d’Oklahoma) fut publié par l’association des droits Indiens. Cet article dénonçait les entreprises et sociétés américaines qui illégalement volaient les tribus indiennes, allant jusqu’au meurtre. Ce fut particulièrement le cas sur les territoires de l’état d’Oklahoma attribués à la nation Osage (ses membres avaient été déplacés comme avaient été déportés tant de tribus) dont le sous-sol est riche en pétrole. Cet article arriva jusqu’au congrès et celui-ci édicta le Reorganization Act of 1934, ce qui encouragea et même obligea les communautés Indiennes à rétablir une forme d’auto-gouvernement afin de gérer leurs territoires. Ces communautés intentèrent des actions en justice et obtinrent dans certains cas la récupération de terres,  avec le statut de territoire tribal, ainsi que préalablement établi lors des traités signés avant les politiques gouverne-mentales de déportations.

Zitkála-Šá en 1926 cofonda le National Council Of American Indians (conseil national des Indiens d’Amérique) qui fut établit afin de défendre les droits des Indiens et d’obtenir la nationalité américaine comme d’autres droits civiques qui leur avaient été refusés depuis longtemps. Elle fut la présidente de ce conseil jusqu’à sa mort en 1938.

          Faut-il ajouter pour finir que Zitkála-Šá rencontra des difficultés à faire accepter ses écrits par des éditeurs blancs …. inclassable son style, non-conventionnels les propos, tabous les thèmes… des corrections à son insu furent apportées, mais néanmoins il nous reste l’essence de son esprit. En voici un exemple en deux chapitres (20 et 21) tirés de son autobiographie :

 

20 Pendant le cours du long semestre de printemps, je participais à un concours oratoire organisé entre les différentes classes. Le jour de la compétition approchait et il semblait impossible que l’événement fût sur le point d’arriver, mais il arriva. Les classes se réunirent dans la chapelle avec leurs invités. La haute plateforme avait été recouverte d’un tapis, et gaiement décorée des couleurs de l’université. Une lumière blanche éblouissante illuminait la pièce, et soulignait nettement les grands rayons polis qui arquaient le plafond en dôme. Les foules assemblées emplissaient l’air de murmures pulsatiles. Quand l’heure de parler sonna, tous se turent. Mais sur le mur, la vieille horloge qui avait pris acte du moment éprouvant, continua de tictaquer calmement.

   L’un après l’autre, je vis et écoutai les orateurs. Immobile, je ne pouvais pas me rendre compte qu’ils désiraient ardemment pour eux une décision favorable des juges autant que moi. Chaque concurrent reçut des applaudissements fournis, et certains furent chaleureusement acclamés. Trop vite vint mon tour, et je m’arrêtai un moment derrière les rideaux afin de prendre une profonde respiration. Après mes paroles de conclusions, j’entendis les mêmes applaudissements que les autres avaient reçus.

    Pendant que je reculais, je fus étonnée de recevoir des mains de mes camarades étudiants un gros bouquet de roses attachées avec des rubans gracieux. Avec ces adorables fleurs en main, je m’enfuis de la scène. Ce témoignage amical m’était un reproche pour la rancune que j’avais nourrie envers eux.

     Plus tard la décision des juges m’octroya la première place. Il y eut un vacarme fou dans le hall, où mes camarades de classe chantaient et criaient mon nom à tue-tête, et les étudiants déçus hurlaient, braillaient, avec des barrissements affreusement dissonants. Enthousiastes, certains étudiants heureux accoururent pour me féliciter. Et je pus réprimer un sourire quand ils émirent le désir de m’escorter en procession jusqu’au parloir, là où tous se rendaient pour se calmer. Les remerciant de leur esprit généreux qui les avaient poussés à faire une si gentille proposition, je m’en fus seule dans la nuit et marchais jusqu’à ma petite chambre.

 

∗∗∗∗∗∗

21 Quelques semaines après, je représentais l’université pour un autre concours. Cette fois la compétition mettait en présence des étudiants d’autres universités de notre état. Cela se déroulait à la capitale de l’état dans l’un de ses plus grands théâtres.

Là aussi un préjugé très fort contre mon peuple était palpable. Dans la soirée, alors qu’une large audience remplissait le théâtre, des groupes d’étudiants entrèrent en conflit. Heureusement la vue de cette bruyante dispute me fut épargnée avant que la compétition ne démarre. Les insultes à l’encontre de l’indienne qui souillaient les lèvres de mes adversaires brûlaient déjà comme une fièvre sèche dans ma poitrine.

Mais après la série des discours une autre sorte de brûlure m’attendait. Là, devant ce vaste océan d’yeux, quelques étudiants voyous avaient déployé un grand drapeau blanc sur lequel avait été dessiné une indienne désespérée. En dessous du dessin avait été imprimé en lettres noires des propos qui ridiculisaient l’université ayant une « squaw » pour la représenter. Tellement pire que l’impolitesse barbare, cela me rendit amère. Pendant que nous attendions le verdict des juges, je regardais farouchement la foule de visages pâles. Je serrai les dents en constatant que le drapeau blanc flottait encore avec insolence.

Puis nous regardâmes anxieusement l’homme qui portait l’enveloppe contenant la décision finale arriver sur scène.

Il y eut deux prix décernés cette nuit-là et l’un fut pour moi !

L’esprit du mal rit intérieurement en moi quand le drapeau blanc disparut de la vue, les mains qui l’avaient roulé se tenaient avachies, vaincues. 

 

Zitkála-Šá, son esprit indépendant, sa résistance, ses écrits et son combat restent dans les mémoires des Indiens Sioux et au-delà. Pour certains auteurs Indiens contemporains, elle représente un modèle et la très remarquée auteure Oglala Sioux Layli Long Soldier lui rend hommage dans un poème faisant partie de son recueil Whereas paru aux éditions Graywolf en 2017, recueil récompensé par rien moins que trois prix dont les prestigieux National Book Critics Circle Award et le PEN/Jean Stein Book Award. Et si je parle de Layli, c’est qu’à mes yeux elle est la digne héritière de Zitkála-Šá.

 (N.B. ; à paraître prochainement aux éditions Isabelle Sauvage le livre de Layli Long Soldier, Whereas-Attendu que)

         

Présentation de l’auteur




Redécouvrir Marie Noël : autour de deux livres chez Desclée de Brouwers

Il n'y a pas en Poésie de réalité positive.
Il y a une vie profonde, une émotion intense transfiguratrice, qui dépendent fort peu de la circonstance extérieure qui les a provoquées.
A l'heure de grâce un rien ou presque suffit parfois à donner la secousse créatrice et à mettre en branle le génie intime qui aussitôt du rien s'empare et à l'infini, l'amplifie(...) »

Marie Noël
(exergue à
Les Chants de la Merci, Poésie Gallimard)

Sans être ignorée (en témoigne entre autres l'activité de l'Association Marie-Noël ((http://www.marie-noel.asso.fr/ )) qui publie régulièrement des recherches sur ses écrits), l’œuvre de Marie Noël, de son vrai nom Marie Rouget, est malgré tout aujourd'hui presque marginale, et en tous cas fort peu citée ou connue des générations successives à sa disparition. La poète a pourtant été chevalier de la Légion d’honneur, et lauréate en 1962 du Grand Prix de poésie de l’Académie française pour l'ensemble de son oeuvre, et admirée par ses contemporains, dont Colette – écrivaine majeure de la même génération, au parcours si différent - Aragon, Bernanos, Cocteau, Mauriac ou Montherlant, qui la considérait comme « le plus grand poète français ». Ses poèmes sont en outre bien vivants dans la mémoire de celles et ceux qui – comme moi les autrices des deux livres que nous présentons aujourd'hui- les ont rencontrés à l’adolescence et lui vouent un attachement fidèle.

Marie Noël c'est, pour moi, la superbe « Chanson de Toile » ((tirée du recueil "Les chansons et les heures" - Editions Crès Et Cie, 1930 et Stock, 1948)) interprétée par Julette Gréco en 1969 sous le titre « et je cousais » (( )) et ici par Catherine Sauvage ((https://www.youtube.com/watch?v=7LgL1yVap-s )) - c'est aussi « La Mort et ses mains tristes », ((dit par Claude Donnay ici https://www.youtube.com/watch?v=NZLpkDyRLPI )) - souvenir de soirées guitare et feu de bois, qui émergent les premiers.

Peut-être la notoriété de ces beaux poèmes, inspirés d’un chagrin amoureux - ce lyrisme si musical dans sa forme classique – chant de la femme abandonnée et résignée, évoquant pour le premier la couture - activité domestique et traditionnellement dévolue à la femme, et le second faisant évoluer son personnage dans un ciel marqué par la religion catholique, sous des formes de chanson traditionnelle –, ont-ils occulté – et daté - l’ensemble d’une œuvre fort ample (récits, chansons, berceuses, complaintes, contes, poèmes, psaumes et journal de notes intimes) qui s’avère beaucoup plus profonde – et libre dans la pensée - qu’elle ne pourrait paraître, méritant qu’on la redécouvre – comme Marie Noël mérite d’être délivrée, des hardes de Cendrillon « vieille fille  triste et dédaignée» dans l’image d'elle qu’on véhicule, pour lui redonner l’éclat de la poète véritable et profonde qu’elle est – ce qu'au fil des années n'ont pas oublié d'autres poètes : Jeanne-Marie Baude, Raymond Escholier, Marie-Thérèse Jeanneau, Benoît Lobet, Michel Manoll, et bien d'autres.C’est aussi ce à quoi s’attachent, chez Desclée de Brouwers, la poète Colette Nys-Mazure, dont nous avons déjà publié un article sur Marie Noël, et Chrystelle Claude de Boissieu, professeure et chercheuse.

Marie Rouget-Noël est née le 16 février 1883 à Auxerre, dans une famille très cultivée et peu religieuse, si l'on excepte la foi maternelle – son père, professeur de philosophie, était un agnostique qui l'a tôt plongée dans la lecture des romantiques, mais aussi des tragiques grecs, et de Platon. Enfant à la santé fragile,elle reçoit des cours de piano et d'harmonie – la musique (notamment Beethoven mais aussi Fauré, Debussy...) fait partie de sa vie – le maître de chapelle de la cathédrale - élève et ami de Vincent d'Indy - l'aide à l'harmonisation de ses mélodies pour lesquelles elle écrit d'abord des paroles avant de se mettre à écrire des textes autonomes. Son parrain, Raphaël Périé, sensible à son talent, fait publier ses premiers poèmes dans La Revue des Deux Mondes en 1910.

Dans son entourage interviennent aussi l'abbé Mugnier, confesseur de la comtesse Anna de Noailles et de Jean Cocteau., ainsi que le critique Henri Brémond, en quête de « poésie pure », lié à Paul Valéry((.Poésie pure  est publié en 1926. Selon son auteur, la poésie comme tous les autres arts, aspire à rejoindre la prière, d'où son livre Prière et Poésie (1925) )) - ses carnets, témoins de son expérience religieuse, regroupent des citations de Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila, mais aussi de Milosz, Rilke, Goethe... Simone Weil … formation, vocation tout autant religieuse que poétique.

Célibataire toute sa vie, elle ne quitta pas vraiment sa ville natale, Auxerre, et l'ombre de sa cathédrale. Un amour de jeunesse déçu évoqué dans la « chanson de toile » (et l’attente – romantique, peut-être, mais l'on serait tenté de dire « métaphysique »- de l'unique Amour qui ne viendra jamais), la mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme sans doute), les crises de sa foi dont elle parle dans ses écrits…. ponctuent la vie apparemment sans éclats d’un « personnage pour « scène de de la vie de province au début du siècle » ainsi que l'énonce Henri Gouhier dans sa préface au recueil « Les Chansons et les heures» (éd. Gallimard Poésie) - modeste provinciale qu'anime une flammes intérieure intensément passionnée et vibrante.

Elle décède le 23 décembre 1967 - reconnue par ses pairs et l'institution, à la veille des grandes transformations sociétales qui donnent aux femmes la possibilité de plus de libertés, et de reconnaissance. Son œuvre, léguée à la « Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne » fait l’objet d’études et de publications. Outre ces chansons à la forme traditionnelle, elle est aussi l’autrice d’une œuvre plus sombre qui lui a valu d'être nommée par André Blanchet ((Le Révérend Père André Blanchet (1889-1973) était reconnu, au tournant du XXe siècle, comme un critique littéraire majeur de son temps. Membre de la Compagnie de Jésus, il devint, à partir de 1947, rédacteur dans la revue Études. En contact avec de nombreux hommes de lettres de son temps (en particulier Paul Claudel et Marie Noël), il rédigea de nombreux articles de critique littéraire ; les plus importants sont rassemblés dans La Littérature et le spirituel, œuvre consacrée en 1959 par le Grand Prix de la critique littéraire)) « sœur de Baudelaire et peut-être même d'Antonin Artaud » - et en effet, c'est du fond d'une nuit noire, où elle se débat contre le doute - et dont témoignent aussi les pages de ses « notes intimes » (publiées en 1959) . Son compagnon de doute et de colère, c'est un ange de mélancolie dont elle parle dans une langue musicale et sans apprêt :

J'ai été tentée par l'Ange noir et vous le savez bien. J'ai douté, j'ai perdu la foi, j'ai aperçu la férocité des lois éternelles ... Par amour, j'ai tout accepté, mais il y a toujours en moi ce puits fermé où une vérité se débat.

La préface à la réédition des Chants de la Merci et de la pitié chez Gallimard donne des pistes pour lire cette œuvre sombre, dans laquelle, selon Rémi Gouhier, la poète assume le rôle de Job, dont elle dit

 

Le Destin de l'homme s'opère sous la malveillance éternelle d'une Force mauvaise. Job sera toujours là, face à Dieu, pour s'en plaindre. 

 

Il me semble, à parcourir les vers de Marie Noël, y entendre des échos des grandes mystiques d'autrefois : Dans le christianisme, ce terme désigne une personne qui vit intimement unie à Jésus-Christ – et l'oeuvre noëlienne tisse de nombreux liens entre la locutrice et cette figure – notamment à travers l'image de l'hostie à laquelle la poète s'assimile. Face à la présence du mal – cause de grandes crises de « foi » pour notre autrice – mal coexistant à la vie et venant du même dieu « de bonté » qui a créé le monde, elle accepte de se donner entièrement, malgré tout.

Portraits intimes de Marie Noël, le livre de Chrystelle Claude de Boissieu, est conçu comme un album abondamment illustré de photos de la poète, en miroir du texte, portrait composite en dix stations ordonnées en paires complémentaires : la raisonnable/la déraisonnable, la timide/l'intrépide... Ce portrait et composé de mots de Marie Noël, sur lesquels se greffent les réflexions, notations biographiques factuelles, analyses des photos, « rêveries » de Madame de Boissieu que lui permet une longue intimité avec la poète, son œuvre et ses lieux, fruit d'une « (re)connaissance dans une ville, dans des livres. Une rencontre par tâtonnements, par ajustements », ainsi que l'explique la préface. Cette quête de l'identité véritable de « La poète d'Auxerre », menée avec amour et patience au fil des années, en réponse à la « supplication insistante » inscrite dans un poème :

 

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire

Livre sincère, documenté et « amoureux », il nous présente diverses facettes de cette femme à la pensée tourmentée sous l'apparence tranquille de sa vie provinciale, et tente nous en proposer, à travers la mise à nu de la « dynamique des contraires » une image plus complexe, et plus vivante, hors des clichés hagiographiques ou des images d'Epinal.

Le Chant des jours, une année en poésie, se présente comme une sorte d'almanach, ou de bréviaire, composé par Colette Nys-Mazure qui a puisé dans l'oeuvre de la poète (ses recueils ou ses notes intimes) des textes brefs, à consulter « par bribes, dans le métro, l'avion, à la pause-café ou dans un lit d'hôpital, glissé sous l'oreiller à la place du téléphone » pour y puiser de la force dans les moments d'épreuve, de la joie et de l'apaisement dans un monde particulièrement bousculé par les forces du mal et de l'ignorance. Projet adapté à un monde contemporain où le temps manque pour la méditation et la rencontre.

 

*

 

Poèmes de Marie Noël

Connais-moi ...

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas!

Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes!

Marie Noël

1908 , Les Chansons et les Heures

 

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*

 

Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?...

Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi…
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.

Dites-moi… Mes chansons de toutes les couleurs,
Où mon esprit qui muse au vent les a-t-il prises ?
Le chant leur vient – d’où donc ? – comme le rose aux fleurs
Comme le vert à l’herbe e t le rouge aux cerises.

Je ne sais pas de quels oiseaux, en quel pays
De buissons creux et pleins de songe elles sont nées…
Elles m’ont rencontrée et moi je m’ébahis
D’entre battre en moi leurs ailes étonnées.

Mais comment à la file en est-il tant et tant
Et tant encor, chacune à la beauté nouvelle,
Comme une abeille après une abeille sortant
Du petit coin de miel que j’ai dans la cervelle ?

Ah ! je veux de ma main pour les garder longtemps,
Je veux, pour retrouver sans cesse ma trouvaille,
Toutes les attraper avant que le printemps
Les emporte de moi qui me fane et s’en aille.

Toutes, oui ! L’une est gaie et mon cœur joue avec ;
L’autre, jeune, mutine et qui fait sa jolie,
Malicieuse un peu le taquine du bec…
Mais l’autre me l’a pris dans sa mélancolie ;

L’autre frémit autour de moi comme un baiser
Si doux que j’en mourrai si ce chant continue
Et qu’au bord de mon cœur où son cœur s’est posé,
Une faiblesse après demeure et m’exténue.

Et toutes je les veux, et toutes à la fois
- La dernière surtout dont j’ai le plus envie –
Je vais les mettre en cage et leur lier la voix
Ou je ne dormirai plus jamais de ma vie.

Viens, poète, oiseleur, tends-moi comme un filet
Ta mémoire et prends-moi ces belles que j’écoute.
Retiens dedans surtout ce brin de mot follet
Qui danse au bord mouvant de ma pensée en route.

Moi j’écoute… Je ris quand l’une rit au jour ;
J’ai les larmes aux yeux quand l’autre est bien touchante ;
Quand elle est tendre, ô Dieu, j’ai le frisson d’amour…
J’écoute et ce qui chante en moi je le rechante.

Mais comme un écolier qui prend trop bas, trop haut
La note qu’on lui donne et suit mal la mesure,
J’hésite, à plusieurs fois tâtant le son qu’il faut,
Accrochant çà et là ma voix gauche et peu sûre.

Ah ! chanson vive ! Hélas ! pour recueillir sa voix,
C’est au lieu de l’air juste un faux air que je trouve,
Et je cherche, et l’accent que je risque parfois,
Celui qui vibre en moi toujours le désapprouve.

Elle chante… et je laisse échapper de ma main
Les mots flottants qu’elle me jette à la volée.
Si j’en ramasse un ample, il m’en fallait un fin…
Elle chante et sera tout à l’heure en allée,

Elle chante, elle fuit et je m’efforce en vain
De la suivre en courant derrière, je m’essouffle,
Je la saisis au vol, je la perds en chemin
Et quand je ne sais plus, j’attends que Dieu me souffle.

Extrait de: 

 Les Chansons et les Heures, 1920

*

 

ATTENTE

 
J’ai vécu sans le savoir,
    Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
    Tournaient sur la mousse.
 
Les ans ont fui sous mes yeux
    Comme à tire-d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
    Fuient les hirondelles...
 
Mais voici que j’ai soudain
    Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
    Cueilleront ma rose,
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage.
 
Dans l’Amour si grand, si grand,
    Je me perdrai toute
Comme un agnelet errant
    Dans un bois sans route.
 
Dans l’Amour, comme un cheveu
    Dans la flamme active,
Comme une noix dans le feu,
    Je brûlerai vive.
 
Dans l’Amour, courant amer,
    Las ! comme une goutte,
Une larme dans la mer,
    Je me noierai toute.
 
Mon cœur libre, ô mon seul bien,
    Au fond de ce gouffre,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui souffre, qui souffre !
 
Quand deux êtres, mal ou bien,
    S’y fondront ensemble,
Que serai-je ? Un petit rien
    Qui tremble, qui tremble !
 
J’ai peur de demain, j’ai peur
    Du vent qui me ploie,
Mais j’ai plus peur du bonheur,
    Plus peur de la joie
 
Qui surprend à pas de loup,
    Si douce, si forte,
Qu’à la sentir tout d’un coup
    Je tomberai morte.
 
Demain, demain, quand l’Amour
    Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
    Sur mon cœur sauvage...
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Quand mes veines l’entendront
    Sur la route gaie,
Je me cacherai le front
    Derrière une haie.
 
Quand mes cheveux sentiront
    Accourir sa fièvre,
Je fuirai d’un saut plus prompt
    Que le bond d’un lièvre.
 
Quand ses prunelles, ô dieux,
    Fixeront mon âme,
Je fuirai, fermant les yeux,
    Sans voir feu ni flamme.
 
Quand me suivront ses aveux
    Comme des abeilles,
Je fuirai, de mes cheveux
    Cachant mes oreilles.
 
Quand m’atteindra son baiser,
    Plus qu’à demi-morte,
J’irai sans me reposer
    N’importe où, n’importe
 
Où s’ouvriront des chemins
    Béants au passage,
Éperdue et de mes mains
    Couvrent mon visage.
 
Et, quand d’un geste vainqueur,
    Toute il m’aura prise,
Me débattant sur son cœur,
    Farouche, insoumise,
 
Je ferai, dans mon effroi
    D’une heure nouvelle
D’un obscur je ne sais quoi,
    Je ferai, rebelle,
 
Quand il croira me tenir
    À lui tout entière,
Pour retarder l’avenir,
    Vingt pas en arrière !...
 
S’il allait ne pas venir !...

 

Les Chansons et les Heures, 1920

 

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*

 

Mon Dieu, je ne vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec vous
Peut-être même que je ne crois pas en vous.
Mais regardez-moi en passant.
Abritez-vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle,
sans en avoir I’air, sans rien me dire.
Si vous avez envie que je croie en vous, apportez-moi la foi.
Si vous avez envie que je vous aime, apportez-moi l’amour.
Moi, je n’en ai pas et je n’y peux rien.
Je vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur.
Et cette tendresse qui me tourmente et que vous voyez bien…
Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C’est tout !
Et mon espérance !

Quelquefois aussi, je me présente à Dieu comme une porteuse de peine chargée
de tous les fardeaux du voisinage et je lui dis :
« Ne faites pas attention à moi. Je ne peux pas vous plaire.
Regardez seulement les souffrances que je vous apporte
comme un pauvre commissionnaire qui vient de la part des autres :
Voici le mal de mon père, voilà celui de mon ami,
celui de tel ou de tel autre… »

Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ?
Que me voulez-vous ? Je n’ai rien à vous donner.
Depuis notre dernière rencontre,
je n’ai rien mis de côté pour vous.
Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse.
Rien… Pas une bonne parole. J’étais trop triste.
Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité.
– Donne !
– La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien ;
le désir de repos loin du devoir et des œuvres ,
le détachement du bien à faire, le dégoût de vous, ô mon Dieu !
– Donne !
– La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse
et la mollesse plus forte que le remords…
– Donne !
– Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise,
La douleur d’être moi sans recours.
– Donne !
– Des troubles, des épouvantes, des doutes…
– Donne  !

– Seigneur ! Voilà que, comme un chiffonnier,
Vous allez ramassant des déchets, des immondices.
Qu’en voulez-vous faire, Seigneur ?
– Le Royaume des Cieux.

Une prière de Marie Noël, extraite de « Notes intimes prière d’un pauvre ».

 

*

Chanson de toile

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu’ils semblaient, – si gais, si légers, si doux, -
Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
- Ma main en l’ouvrant caressait la huche –
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise…
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…
- Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

1920 Recueil : "Les Chansons et les Heures"

 

*

 

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La morte et ses mains tristes…

La Morte et ses mains tristes…
Arrive au Paradis.

« D’où reviens-tu, ma fille,
Si pâle en plein midi ?

- Je reviens de la terre
Où j’avais un pays,

De la saison nouvelle
Où j’avais un ami.

Il m’a donné trois roses
Mais jamais un épi.

Avant la fleur déclose,
Avant le blé mûri,

Hier il m’a trahie.
J’en suis morte aujourd’hui.

- Ne pleure plus, ma fille
Le temps en est fini.

Nous enverrons sur terre
Un ange en ton pays,

Quérir ton ami traître,
Le ramener ici.

- N’en faites rien, mon Père
La terre laissez-lui.

Sa belle y est plus belle
Que belle je ne suis,

Las ! et faudra, s’il pleure
Sans elle jour et nuit

Que de nouveau je meure
D’en avoir trop souci. »

Recueil : "Chants d’arrière-saison"

La morte et ses mains tristes..., Marie Noël dit par Claude Nollier

*

Hurlement (Marie Noël)

À la mémoire de maman
et de mon petit frère Eugène.

 

Le jour s’en va. Sur la montagne,
L’ombre grandit.
Es-tu parti dans la campagne,
Ô mon petit ?
Tu n’es pas là, ni dans l’étable,
Ni dans ton lit.
Tu ne viens pas te mettre à table.

Je vais cherchant de place en place,
Où donc es-tu ?
Ton frère aîné revient de classe,
De noir vêtu.
Qui donc a vu, qui me ramène
Mon fils perdu ?
Qui l’a trouvé loin dans la plaine ?

Le jour qui fuit, las de l’attendre,
S’en est allé ;
Le soir qui vient, sans me le rendre,
S’est désolé ;
Ô Dieu ! la Mort ouvrant la porte
Me l’a volé !
Mon agneau blanc, le loup l’emporte !

J’ai ramassé tes hardes vides,
Je les étends…
Je cherche à voir, les yeux avides,
Ton corps dedans.
Mais du tricot, mais de la veste
Aux bras pendant,
Il est parti. Plus rien ne reste.

Voici pourtant sur une manche
L'endroit jauni,
Taché de beurre un jour, dimanche…
Je t’ai puni.
La tache est là, le pot de beurre
N’est pas fini.
Toi seul n’est plus et tout demeure.

Tu n’es pas mort, je fais un rêve,
Oui, oui, je dors.
C’est bon qu’un vieux le soir achève
D’user son corps…
Est-ce toi Jean ?… toi dont la balle
Bondit dehors ?
Toi dans la cour, toi dans la salle ?

La porte a ri… je meurs, j’espère…
Ce n’est pas toi…
Ce sont tes sœurs, des gens, ton père,
N’importe quoi…
Que font-ils là ? qui les appelle
Autour de moi ?
Je n’ai besoin ni d’eux, ni d’elles.

Que me veut-on ? Que j'aille et prie,
Quand vient le soir,
Leur Dieu, leurs saints, et leur Marie
Pour te revoir ?
C’est contre eux tous que mon sang crie
De désespoir !
Ces loups du ciel, voleurs de vie !

 

1905

Marie Noël, Chants et psaumes d’automne, 1969




PEDRO CASARIEGO CÓRDOBA (1955–1993)

INTRODUCTION ET TRADUCTION : Marceau Vasseur et Miguel Ángel Real

 

PEDRO CASARIEGO CÓRDOBA est né à Madrid en 1955. Il se consacre à l’écriture entre 1975 et 1986. En 1989 il commence à peindre et il réalisera une centaine de tableaux. Il se suicide en 1993.

La plupart de son œuvre poétique a été réunie dans Poemas encadenados, 1977-1987 (Seix-Barral, 2003). Le grand poète espagnol Ángel González écrit dans le prologue de cette œuvre que Casariego est un artiste « intrigant et mystérieux », d’une grande singularité. Son style inclassable et déconcertant ne s’inscrit dans aucun courant de la poésie espagnole contemporaine. Casariego lui-même affirme que sa façon d’écrire est « l’imitation d’un torrent » et qu’elle consiste simplement « à ouvrir un robinet et à en laisser jaillir tous les liquides et tous les chants chimiques possibles ».  Son lyrisme surgit d'une écriture à l'apparence automatique, mais méditée et au service d'un besoin d'infini, et son caractère avant-gardiste n'est qu'un cheminement de très grande exigence artistique. Son ambition créative se mêle à une déception permanente et à un non conformisme qui prête une attention obsédante au « je », figure centrale de son œuvre. Mais l'oeuvre de Casariego n'est nullement nombriliste : Francisco Umbral signale en effet la « timidité et la sagesse qui se trouvent dans sa façon de ne pas parler de lui sans parler d'autre chose ». Esther Ramón indique, dans l'avant-propos de Poemas encadenados, que Pedro Casariego Córdoba, ou Pe Cas Cor, comme il aimait signer ses travaux, était « porteur d'une douleur inépuisable », mais qu'il était également doué d'un grand « sens de l'humour, mêlé de tendresse, ». Il s'agissait d'un poète dont la vision « inflexible et pénétrante des choses » mérite une attention particulière dans la poésie espagnole du XXe siècle

Autres publications : La vida puede ser una lata (1988), traduit en français par Marceau Vasseur et Loreto Casado : « C'est peut être du toc, la vie «  (Le nouveau commerce, 1996). En prose : Shahn (1984), Qué más da (1986). Certains de ses poèmes sont parus dans des anthologies telles que Después de la modernidad (1987), Ocho poetas raros (1992) et Poesia espanhola de agora (Lisboa), 1997

Site internet officiel : http://www.pedrocasariego.com/

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Poèmes extraits de Poemas encadenados (1977-1987), Seix Barral 2003

Barnízate

1980

barnízate
                    te quiero
                                    genio del can-can
                                                                docena de flores.

Eres toda la tierra
docena de flores
música ciega,
                         eres todos los templos
                        todos los tigres
                        todos los días,
                                   eres el número de teléfono de Dios.

Tus ojos azules azor de los ojos
tus manos cerradas y el campo abierto y amarillo,
sólo te echo de menos
cuando estás conmigo

cuando estás conmigo
cuando buscas agua en el desierto de mi boca

sólo te echo de menos
cuando estás conmigo,
entonces trago más humo
tengo más miedo
veo más luces.

Van Gogh quiere pintarte los labios antes de morir.

Eres un bosque de un solo árbol,
                                               cuando me miras
                                               estoy quieto y soy quietud
                                               pero cuando no me miras
                                               bailo tan salvajemente
                                               clavo tantas navajas
                                               pienso tan poco en ti

                                    te echo de menos cuando estás conmigo
                                    no existo cuando no estás,
                                    te vas y me convierto en baile
                                    te vas y me convierto en ala.

Si quemas mi tristeza con tu risa
te enamorarás de mí
y dejaré de subir
tantos montes de amargura.

Te escribo para decirte
que eres un almendro de fuego

te escribo para decirte
que no quiero decirte nada
que sólo quiero abrazarte
buscar el calor de tu vida.

 

 

Vernis-toi

 

vernis-toi

                        je t'aime

                                               génie du can-can

                                                                                   douzaine de fleurs.

 

Tu es toute la terre

douzaine de fleurs

musique aveugle,

                                   tu es tous les temples

                                   tous les tigres

                                   tous les jours

                                               tu es le numéro de téléphone de Dieu.

 

Tes yeux bleus épervier des yeux

tes mains fermées et le champ ouvert et jaune,

tu ne me manques

que quand tu es avec moi

 

quand tu es avec moi

quand tu cherches de l'eau dans le désert de ma bouche

 

tu ne me manques

que quand tu es avec moi,

alors j'avale plus de fumée

j'ai encore plus peur

je vois plus de lumières.

 

Van Gogh veut peindre tes lèvres avant de mourir.

 

Tu es une forêt d'un seul arbre,

                                                   quand tu me regardes

                                                   je suis calme et je suis le calme

                                                   mais quand tu ne me regardes pas

                                                   je danse si sauvagement

                                                   j'enfonce tellement de couteaux

                                                   je pense tellement peu à toi

 

                                   tu me manques quand tu es avec moi

                                   je n'existe pas quand tu n'es pas là,

                                   tu t'en vas et je deviens danse

                                   tu t'en vas et je deviens aile.

 

Si tu brûles ma tristesse avec ton rire

tu tomberas amoureuse de moi

et je cesserai de gravir

tant de montagnes d'amertume.

 

Je t'écris pour te dire

que tu es un amandier en feu

 

je t'écris pour te dire

que je ne veux rien te dire

que je veux juste t'enlacer

chercher la chaleur de ta vie.

 

 

Pedro Casariego Córdoba - Falsearé la leyenda

 

 

Te quiero porque tu corazón es barato

                                                                                   1980

Te quiero.
Te quiero
porque tu corazón es barato.

Yo soy un actor secundario
que se siente muy débil
porque no come lo suficiente.
Estoy ahí sentado,
sentado en una silla amarilla;
el suelo es amarillo,
está hecho de hojas muertas.
He olvidado mi papel.
Algún pájaro ha escrito en mi silla
el nombre de un actor importante.
El público está formado por miles de pájaros muy cultos
y espera ver algo grande.
Yo he olvidado mi papel
y mi piel de actor está llena de hongos;
estar plagado de hongos
y no comprar un tubo de pomada en la farmacia
hace que me sienta como un salvaje.

Pienso en la película
«Sangre sabia» de John Huston.
Pensar es muy trabajoso,
pensar es muy trabajoso.
Se me ocurre una frase bonita:
«La primera letra de tu nombre
es la letra de una canción,
y tus ojos son la música de esa canción;
tú estás muy guapa cantando la canción,
ni siquiera necesitas mis aplausos.»
Quisiera que mi sangre fuera sabia.
Mi sangre, todos los veranos,
busca heridas para salir a tomar
el sol.
Entonces, cuando las encuentra,
se seca,
como se secan las hojas de los
árboles y de los libros.

Tengo 25 años.
Si te revelo
este secreto de calendario
    es para que comprendas
      que estoy doblando una curva
      y que tú puedes estar después de la curva
      haciendo auto-stop.

Soy un hombre puro y huraño,
pero no soy amigo de Dios.
Reconozco, sin embargo,
que me gustaría hacerme una foto con Él,
aunque sólo fuera para salir en el periódico
y dejarte boquiabierta a ti.
Mírame:
debería estar fundando un hogar
                                                y quiero ser atracador de bancos.
                                                Tápame con una manta
                                                y rompe el termómetro:
                                               tengo fiebre
                                               y tengo frío.

Soy puro y soy huraño,
pero no soy amigo de Dios:

Sus barbas me parecen demasiado
blancas, como si hubieran robado
a la nieve toda su belleza sin
dejar nada a cambio;
Dios es un jugador de ventaja,
un jugador muy importante,
un jugador
imprevisible.
Dios castiga y perdona porque sí:
puede que me ame
más que a los que Le aman.

Alguien ha grabado en mi espalda una boca azul.
Una risa que se derrumba cae desde la boca azul.
Pagaré una fortuna a quien borre el tatuaje.
Hoy prefiero una boca roja de mujer prohibida.

Estoy lleno de tatuajes:
mis recuerdos son tatuajes,
hasta mi pasado es un tatuaje,
cada mano en la mía es un tatuaje.

Me aparto cuando alguien se
acerca a mí.
A veces quiero que se acerquen los
A veces quiero que mi madriguera esté
                                                            vacía
                                                            porque mi corazón está vacío:
yo la vacio personalmente todas las mañanas.

Yo ya no tengo esperanza,
yo ya soy desesperación.
Veo cómo llegan los borrachos;
me asusto y me oculto
entre las botellas vacías, entre
los bares y sus luces perdidas  para siempre.
Que olviden, que olviden:
yo no olvido;
que perdonen, que perdonen:
yo no puedo perdonar
la muerte agria de mis días.

Tengo miedo:
todos los bomberos llevan chistera
en este planeta de locura.
Aquí nadie puede escribir la palabra «flor»
sin querer cortarla.

Estoy sentado
y soy un actor mediocre.
El público es un cielo
que llama a las nubes
para dejar de ser azul.
Miro. Aquella papelera vacía
corrompida por su tristeza
quiere hablar con alguien.
Centenares de papeles rotos
hablan con el suelo amarillo.

Soy huraño. No soy puro.
No soy puro.
Odio.
Estoy harto de pasear entre ladridos,
de paseos entre ladridos
y semen en el pijama.
Confieso que soy
soledad sola.

Ella era una prostituta negra vestida con el peor de los gustos, era
grande como un hotel.
Reía con fuerza.
Yo no la había alquilado para que riera.
Ella estaba llena de salud.
Yo no estuve a su altura.
Me fui
humillado
con las manos en los bolsillos
fumando y jurando un poco
                                           (quería parecer un héroe moderno):
cada esquina de la calle me dolía.

Las estrellas iluminan pero no ven;
su tragedia es dar luz y ser ciegas;
yo no sé si ilumino;
creo que a mi lado
todo se oscurece.
Espero que la noche que yo hago
sea una noche clara,
con una pareja de hogueras
y con un leopardo.
Estoy milagrosamente.
Estoy milagrosamente.
Estoy entre mis llagas.

Mi sangre no es sabia;
yo busco un manantial de sangre sabia:
ríos de sangre sabia
para regar mi cuerpo.

No creo en los ovnis:
he gastado mi fe
viviendo como una serpiente.
Mi pantalón es azul;
soy extraño y
siento desprecio;
me desprecio a mí mismo
cuando hablo tanto de mí,
porque yo desprecio a los que se desnudan.

Lucharé contra todos los que digan
lo que yo digo.

Mujeres gratis, mujeres que se pagan con un beso.
Existen. Las he perseguido;
                        son estrellas fugaces
                            son faroles
                                son tímpanos
                                      ¡valen su peso en oro!
                                   son lápices
                                        son tigres
                                            son las mujeres de los tigres
                                               son sombras de agua
                                                     ¿qué son?

                         porque yo soy sangre

 

 

Je t'aime parce que ton cœur est bon marché

 

Je t'aime.

Je t'aime

parce que ton cœur est bon marché.

 

Je suis un acteur dans un second rôle

qui se sent très faible

parce qu'il ne mange pas assez.

Je suis là assis,

assis sur une chaise jaune ;

le sol est jaune,

il est fait de feuilles mortes.
J'ai oublié mon rôle.

Un oiseau quelconque a écrit sur ma chaise

le nom d'un acteur important.
Le public est formé par des milliers d'oiseaux très cultivés

et il attend de voir quelque chose de grand.

J'ai oublié mon rôle

et ma peau d'acteur est pleine de champignons ;

être infecté par les champignons

et ne pas acheter un tube de crème à la pharmacie

me fait sentir comme un sauvage.

 

Je pense au film

« Le Malin » de John Huston.
Penser est très laborieux,

penser est trop laborieux.

Une belle phrase me vient à l'esprit :

« La première lettre de ton prénom

est les paroles d'une chanson,

et tes yeux sont la musique de cette chanson ;

tu n'as même pas besoin de mes applaudissements. »

Je voudrais que mon sang fut sage.

Mon sang, chaque été,

cherche des blessures pour aller prendre

le soleil.

Alors, quand il les trouve, 

il se dessèche,

comme se dessèchent les feuilles

des arbres et des livres.

 

J'ai 25 ans.
Si je révèle

ce secret du calendrier

            c'est pour que tu comprennes

            que je négocie un virage

            et que tu peux être après le virage

            à faire de l'auto-stop.

 

Je suis un homme pur et farouche,

mais je ne suis pas l'ami de Dieu.
J'avoue, par contre,

que j'aimerais prendre une photo avec Lui,

même si ce n'est que pour paraître dans le journal

et te laisser bouche-bée.

Regarde-moi :

je devrai être en train de fonder un foyer

                                                                       et je veux devenir braqueur de banques.
                                                                      Mets sur moi une couverture

                                                                      et brise le thermomètre :

                                                                       j'ai de la fièvre

                                                                       et j'ai froid.

 

Je suis pur et je suis farouche,

mais je ne suis pas l'ami de Dieu :

 

sa barbe me semble trop

blanche, comme si elles avaient volé

à la neige toute sa beauté sans

rien laisser en échange ;

Dieu est un joueur avantagé,

un joueur très important,

un joueur

imprévisible.
Dieu punit et pardonne comme ça :

il se peut qu'il m'aime

plus que ceux qui L'aiment.

 

Quelqu'un a gravé sur mon dos une bouche bleue.

Un rire qui s'écroule tombe depuis la bouche bleue.
Je paierai une fortune à celui qui effacera le tatouage.
Aujourd'hui je préfère une bouche rouge de femme interdite.

 

Je suis plein de tatouages :

mes souvenirs sont des tatouages,

même mon passé est un tatouage,

chaque main dans la mienne est un tatouage.

 

Je m'écarte quand quelqu'un se

rapproche de moi.

Parfois je veux que se rapprochent les

Parfois je veux que ma tanière soit

                                                           vide

                                                           parce que mon cœur est vide :

je le vide personnellement chaque matin.

 

Je n'ai plus d'espoir,

je suis déjà le désespoir.
Je vois comment les ivrognes arrivent :

j'ai peur et je me cache

entre les bouteilles vides, entre

les bars et leurs lumières perdues à jamais.

Qu'ils oublient, qu'ils oublient :

je n'oublie pas ;

qu'ils pardonnent, qu'ils pardonnent :

je ne peux pas pardonner

la mort aigre de mes jours.

 

J'ai peur :

tous les pompiers portent un haut-de-forme

sur cette planète de folie.

Ici personne ne peut écrire le mot « fleur »

sans vouloir la couper.

 

Je suis assis

et je suis un acteur médiocre.
Le public est un ciel

qui appelle les nuages

pour cesser d'être bleu.
Je regarde. Cette poubelle vide

corrompue par sa tristesse

veut parler à quelqu'un.

Des centaines de papiers déchirés

parlent avec le sol jaune.

 

Je suis farouche. Je ne suis pas pur.
Je ne suis pas pur.
Je hais.

J'en ai assez de me promener parmi des aboiements,

de promenades parmi des aboiements

et de sperme dans le pyjama.

J'avoue que je suis

solitude seule.

 

Elle était une prostituée noire habillée avec un goût exécrable, elle était

grande comme un hôtel.
Elle riait avec force.

Je ne l'avais pas louée pour qu'elle rie.

Elle regorgeait de santé.
Je n'avais pas été à la hauteur.
Je suis parti

humilié

les mains dans les poches

en fumant et en jurant un peu

                                               (je voulais ressembler à un héros moderne) :

chaque coin de la rue me faisait mal.

 

Les étoiles éclairent mais ne voient pas ;

leur tragédie est de donner de la lumière en étant aveugles ;

je ne sais pas si j'éclaire ;

je crois qu'à côté de moi

tout s'assombrit.

J'espère que la nuit que je fais

sera une nuit claire,

avec une paire de feux de camp

et avec un léopard.

Je suis miraculeusement.

Je suis miraculeusement.

Je suis entre mes plaies.

 

Mon sang n'est pas sage ;

je cherche une source de sang sage :

des fleuves de sang sage

pour arroser mon corps.

 

Je ne crois pas aux ovnis :

j'ai dépensé ma foi

en vivant comme un serpent.
Mon pantalon est bleu ;

je suis étrange et

je sens du mépris ;

je me méprise moi-même

quand je parle autant de moi,

parce que je méprise ceux qui se déshabillent.

 

Je combattrai tous ceux qui diront

ce que je dis.

 

Femmes gratis, femmes que l'on paye d'un baiser.
Elles existent. Je les ai poursuivies ;

                                   elles sont des étoiles filantes

                                       des lampadaires

                                               des tympans

                                                    elles valent leur pesant d'or !

                                                           elles sont des crayons

                                                                des tigres

                                                                       elles sont les femmes des tigres

                                                                                   des ombres d'eau

                                                                                              que sont-elles ?

 

                                   parce que je suis du sang.

 

 

 

Te quiero porque tu corazón es barato.

 

Volver a mirarte ha sido

 

1 de junio de 1985

 

Juana volver a mirarte ha sido.

Una enfermedad desconocida lame la tierra.

En el sembrado muchos volcanes que nunca se inflamaron.

Un milagro cuando los colores se convierten en hijos.

Sombras nítidas si es posible en los campanarios.

Cantos claros acallados por el rayo del instinto.

Brotan piedras amarillas de la sangre extraviada.

Algo estremece la edad definitiva de aquel tiempo en los cristales.

Un alivio de flores se subleva como una tormenta.

Quizá ojos y acueductos fundidos por la memoria.

En valles de savia la frialdad terrible de la fatiga.

Una vejez torpemente nueva irrumpe en los canales del espacio.

 Los días del suicidio son días de un azul derramado.

 Antes una plaga de horas tristes ha labrado el alma.

La pregunta de una llama y en el fuego una llamada.

Es vuelo de pájaros tibios lo que repite el aire.

Destierros sagrados que curan sin descanso.

Cirujanos y pena más altos que el trigo y los muros.

Lentamente protegen tejados de escarcha.

Amenazan las promesas sinceras de la nada.

Sobrevive lo contiguo y luchan los balcones a lo lejos.

Juana volver a mirarte ha sido.

 

 

 

 

 

 

 

 

Te regarder à nouveau c'était

 

1er juin 1985

 

Juana te regarder à nouveau c'était.

Une maladie inconnue lèche la terre.

Sur le semis beaucoup de volcans qui jamais ne s'enflammèrent.

Un miracle quand les couleurs deviennent des enfants.

Ombres nettes si possible sur les clochers.

Chants clairs apaisés par la foudre de l'instinct.

Des pierres jaunes jaillissent du sang égaré.

Quelque chose bouleverse l'âge définitif de ce temps-là sur les fenêtres.

Un soulagement de fleurs se soulève comme un orage.

Peut-être des yeux et des aqueducs fondus par la mémoire.

Dans des vallées de sève la froideur terrible de la fatigue.

Une vieillesse maladroitement nouvelle fait irruption sur les canaux de l'espace.

Les jours du suicide sont des jours d'un bleu renversé.

Avant une plaie d'heures tristes a labouré l'âme.

La question d'une flamme et dans le feu un appel.

C'est un vol d'oiseaux tièdes ce que l'air répète.

Exils sacrés qui guérissent inlassablement.

Chirurgiens et chagrin plus grands que le blé et les murs.

Lentement protègent les toitures de givre.

Les promesses sincères du néant menacent.

Ce qui est contigu survit et les balcons se battent au loin.

Juana te regarder à nouveau c'était.

 

 

 

Pernambuco, l'éléphant blanc, publié en 2017,
Casimiro Parker, collection Pequeña Nariz.

 

Biografía

                        si

                                   alguna

                                               vez

                                                           muero

            quiero azaleas encima de mí

                        quiero una ausencia de cruces

                                   azaleas encima de mí

 

                        si

                                   alguna

                                               vez

                                                           vivo

            quiero azaleas para mis brazos

                        quiero agua para las flores

                                   estrellas encima de mí

 

 

 

Biographie

 

                        si

                                   un 

                                               jour

                                                           je meurs

            je veux des azalées sur moi

                        je veux une absence de croix

                                   des azalées sur moi

 

                        si

                                   un

                                               jour

                                                           je vis

            je veux des azalées pour mes bras

                        je veux de l'eau pour les fleurs

                                   des étoiles sur moi

 

 

 

Anuncio por palabras

para mi madre

octubre de 1983

 

Necesito chica que sepa planchar

mis labios con los suyos y tende

r su ropa eternamente junto a la

mía y quitar las manchas de mi c

orazón con su mirada yo pondré

la mesa y la caricia en su ramo

de lunas y trataré de andar muy

                                               despacio

                                                           cuando

                                                                       ella

                                                                           no

                                                                                   tenga

                                                                                              prisa

 

 

Petite annonce

 

            pour ma mère

            octobre 1983

 

Cherche jeune fille sachant repasser

mes lèvres avec les siennes et étendr

e le linge éternellement près de la

mienne et nettoyer les taches de mon c

oeur de son regard je mettrai

le couvert et la caresse dans son bouquet

de lunes et j'essaierai de marcher tout

                                                           doucement

                                                                       quand

                                                                                   elle

                                                                                              ne

                                                                                                          sera

                                                                                                                      pas

 

Présentation de l’auteur




Hans Faverey

Hans Faverey (1933-1990), presque inconnu dans la sphère francophone, est, selon moi, un des tout grands poètes du 20è siècle - qui serait peut-être un des tout grands siècles de la poésie : une poésie alors de plus en plus refoulée par la culture dominante, mais qui, en raison de ce refoulement, sut explorer les palpitations énigmatiques et cependant intimes de l'inconscient.

"Le réel, c'est quand ça cogne", disait, parait-il Jacques Lacan. Citons une géante : Emily Dickinson et un géant Zbigniew Herbert (mais, je pourrais citer aussi Alejandra Pizarnik ou Janos Pilinski, et d'autres encore). Ces géants cognent : pas par vindicte ou ressentiment, mais parce que le réel impossible cogne en eux. Cela les rend névrosés, fragiles, minuscules, mais ce sont des géants parce qu'ils disent ce qui ne se dit pas. Ils murmurent les cailloux du dedans.

Il y a déjà de nombreuses années, Pierre-Yves Soucy avait attiré mon attention sur Faverey, qui était très peu traduit en français. Qui s'intéresserait, en France, à un poète amstellodamois, né au Surinam ? Il s’agit néanmoins de rendre justice à François Rannou, et à sa revue La rivière échappée, qui donna, en son temps, des traductions de Faverey dues à son ami Du Bouchet.

Voici donc qu’un éditeur bruxellois ose enfin une traduction des Poésies publiées par Faverey. C’est un fort volume, magnifiquement édité, et dont la préface (c’est un exploit) éclaire intelligemment et brièvement l’œuvre entière.

 

Hans FAVEREY, POESIES, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Kim Adringa, Erik Lindner (qui signe aussi la préface) et Éric Suchère. Bruxelles, Vies Parallèles, 2019. 672 pages Renseignements : librairie Ptyx (www.librairie-ptyx.be)

Je vais m'y plonger un peu chaque matin. Cela prendra du temps. On lit lentement ces poèmes ; on y revient sans cesse ; on surnage dans un remuement dont la structure jaillit soudain.

Il n'est pas anodin, pour les recevoir (car on n'en finira jamais de les "comprendre"), de savoir que Faverey était un solide claveciniste amateur, et psychologue de profession. Tout ici est en effet composé par bribes et fragments. Fragments d'inconscient qui mordent la conscience, composition quasi musicale de ces fragments… On lit bien Faverey, mais c'est nous qui faisons le livre, et qui le referons sans cesse, à chaque lecture. Voilà peut-être la leçon de la poésie la plus haute.

∗∗∗∗∗∗

 

À NINGAL1

Le sang est-il ignominie ;
ou les hiboux sont-ils vraiment feignants.

Sans honte le soleil se lève,
la lune pâlit ; le soleil se
couche – et la voilà : Ningal.

Un seul mot qui s’expectore

et en la mort aussi se transmeurt,

transpercé par des yeux si ronds.
Comment saurais-je comment ça vient. Que
sais-je de ce qui est. Son sang
est rouge ; son nom se perpétue.

 

*

Hans Faverey lit De Schildpad, 2000.

 

 

Ce qui lui resta du vent d’ouest.
Comment elle recueille ce qui l’a
Rattrapée. À l’aide

de son miroir elle casse
un carreau. En l’oubliant
je ne découvre rien d’autre.

Je frappe deux silex ensemble :
ça heurte. Une fois arrivé dans la rue
je m’arrête . M’aime-t-elle ?

 

*

 

La façon dont le est se néantifie
m’échappe complètement.

Le ciel si clair et tout aussi noir,

a jeté l’ancre dans sa mer ;
itère une chose qui est restée
encore échappée. Le vide à cheval :
la limace sur le rasoir.

Un à un je m’annule, et je deviens
ce qui de moi prend possession : m’appelle,
et par moi fut appelé.

 

*

 

En remontant le long du fleuve.
de nombreux saules, de nombreuses pierres ; bruissement
des rapides. Et des roseaux,
qui dans la langue locale
sonnent comme ils sont : roseaux
par brise légère.

Une vieille femme chantant tout haut :

pour elle-même, au milieu
de ce qui environne.

Un bref salut, un toussotement. Puis
le chant reprend, plus fort
maintenant, semble-t-il. Un peu plus loin seulement
je les vois : ses deux vaches,
au bord de l’eau.

 

*

 

Hans Faverey.

Note

1. Les poèmes de Faverey se répondent au sein de séries plus ou moins longues. Il est donc malaisé de les isoler…

Présentation de l’auteur




Bonnes feuilles PO&PSY : Lucian Blaga, Apirana Taylor, Rutger Kopland

Lucian Blaga, La lumière d’hier

 

Lucian Blaga est né le 9 mai 1895 à Lancrăm, dans le Sud de la Transylvanie. Il a été philosophe, théologien, diplomate de 1926 à 1938 (successivement en poste à Varsovie, Prague, Vienne, Berne et Lisbonne), puis professeur à l’université de Cluj de 1940 à 1948. À partir de ce moment-là, marginalisé en tant que philosophe, il devient journaliste et bibliothécaire.

Limogé en 1959 et persécuté par le nouveau régime, il meurt le 6 mai 1961, des suites des traitements subis en incarcération. Auteur d’une œuvre philosophique impressionnante, dramaturge, poète, traducteur, il fut membre de l’Académie roumaine dès 1937.

Après avoir soutenu, en 1920, sa thèse de doctorat à l’université de Vienne, il élabore au cours des années 30 une philosophie de la culture qui est aussi une métaphysique de l’inconscient. Dans ses cinq Trilogies philosophiques, il s’emploie à « mettre en lumière non seulement les structures de l’être humain (ses structures mentales conscientes – un patrimoine relativement invariable de l’humanité) mais aussi ses modes existentiels : les spécificités ethniques et culturelles de l’homme, sa créativité et son mode ontologique d’existence – ce qu’il appellera les « catégories stylistiques de l’inconscient », éminemment variables dans le temps historique et dans l’espace géographique, car elles changent d’une collectivité à l’autre, d’un individu à l’autre.

Lucian Blaga, La lumière d’hier, traduit du roumain par Andreea-Maria Lemnaru, avec des pastels de Sophie Curtil, 84 pages – 12 €.

Il élabore une « noologie abyssale », une étude des catégories de l’inconscient créateur – créateur d’ordre, d’organisation, à l’opposé du chaos animique – qui alimente le phénomène dominant de la culture, le « style », milieu permanent impliquant les divers horizons, accents, attitudes des peuples, tous les domaines de leur activité. Plus spécifiquement, il crée le concept d’« espace mioritique »1 qui va lui permettre de définir l’identité culturelle roumaine. Pour Lucian Blaga, les coordonnées spatio-temporelles – les « horizons », qu’il faut aussi entendre dans un sens métaphorique – jouent un rôle essentiel. Le village roumain, en osmose avec une nature omniprésente est considéré comme le lieu névralgique de la prise de conscience de soi. La place fondamentale qu’il donne à l’enracinement et à la transcendance mythologique a sans doute à voir avec ses origines familiales (il est le neuvième fils d’un pope) et avec son profond attachement pour sa Transylvanie natale.

Marquée par le dor2, une conscience aiguë de la nécessité, et par la religion populaire roumaine riche en rituels pré-chrétiens, l’œuvre poétique de Lucian Blaga répond à son système philosophique. Puisant dans le fond primitif de la culture et l’expérience primordiale de la nature, sa poésie est un horizon cosmique où se côtoient l’âme et le néant à la lueur des âges qui reposent sous terre.

Écrivant dans une langue archaïque, proche des incantations et des conjurations populaires de la tradition orale, le poète de Lancrăm connaît intimement l’esprit chtonien des campagnes.

Entre expressionnisme et néoromantisme, l’œuvre poétique de Lucian Blaga exprime une mystique de la terre qui se dit en mots de l’esprit.

 

 

Extraits

 

La fille de la terre danse

Je ris de tes aubes, ancien soleil, nouveau soleil.
Des oiseaux embrasés s’ébattent dans l’éther.
Qui m’appelle ? Qui me chasse ? Ah là là ! Eh là là !
Sous la glèbe des tombes, il est une église.
À présent, mille ans ont sombré dans la terre.
Sept prêtres aujourd’hui encore
y officient pour le diable.
Eh là là ! Pour le diable.
Géants mortels, nains mortels, j’époussète mes talons sur les croix
plantées dans vos maisons. Qu’on sonne les cloches royales.
Que personne ne me défie. Ah là là ! Eh là là !
Maintenant je danse. La fille de la terre couronne ses seins d’épines
Anéantis par cette vision, ils tombent en poussière
les prêtres de la lumière, les prêtres de l’abîme.

*

L’esprit du village

Chère enfant, pose tes mains sur mes genoux.
Moi, je crois que l’éternité est née au village.
Ici, toute pensée est plus lente
et le cœur bat plus doucement,
comme s’il ne battait pas dans la poitrine
mais quelque part dans les profondeurs de la terre.
Ici guérit la soif de salut
et si tes pieds saignent
tu peux t’asseoir sur une motte d’argile.
Regarde, c’est le soir.
L’esprit du village flotte près de nous,
comme un timide parfum d’herbe fauchée,
comme le ruisseau de fumée d’un toit de chaume,
comme un jeu de chevreaux sur les hautes tombes.

*

 

Lucian Blaga lit Trezire.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Apirana Taylor, Pepetuna

 

Apirana Taylor, né en 1955 à Wellington (Nouvelle-Zélande), est un écrivain māori (tribus Ngāti Porou, Te Whānau a Apanui, Ngāti Ruanui iwi), et pākehā (européen).

Poète, scénariste, romancier, nouvelliste, conteur, acteur, peintre et musicien, il a publié plusieurs recueils de poésie (dont He Rangi Mokopuna, publié en version française par les éditions de la Tortue en 2017), des nouvelles et deux romans. Il est présent dans toutes les anthologies majeures de Nouvelle-Zélande. Ses écrits sont traduits dans plusieurs langues. Il a obtenu de nombreux prix et résidences.

Apirana Taylor écrit également pour les enfants et pour le théâtre. Comédien, enseignant, il est membre du Māori Theater Group Te Ohu Whakaari. Il a également travaillé avec la New-Zealand Drama School et la Whitireia Polytechnic en qualité de dramaturge et d’animateur d’ateliers d’écriture.

Apirana voyage sur le territoire néo-zélandais et au-delà en qualité de poète et de conteur. Il a été invité par deux fois en Inde en tant que poète, il a parcouru l’Europe (Autriche, Suisse, Italie et Allemagne) durant trois mois de tournée poétique dans le cadre de World from the Edge, en 2000 et 2006, et il a participé au Festival de poésie de Medellin (Colombie) en 2012.

Apirana Taylor, Pepetuna, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) et du maori par Manuel van Thienen et Sonia Protti, avec une peinture de Germain Roesz, 96 pages – 12 €.

 

Il est venu pour la première fois en France pour une tournée organisée par Sur le Dos de la Tortue en collaboration avec l’université d’Udine (Italie), en mai 2017.

 

Extraits

 

calme

souffle douce brise
laisse le ciel respirer
en paix

 

*

 

pūkana3

la fleur rouge
explose
et fait la grimace
avec sa
langue de
nectar

 

*

 

tout

cœur dans poitrine
poitrine dans corps
corps dans ciel
ciel dans univers
univers dans cosmos
cosmos en moi

tout en un

 

*

 

dans la pulsation

petit canari
tu
as brisé
les barreaux
de
la cage de la vie

la beauté réside
aussi dans la
pulsation
de la mort

 

*

 

compréhension

 la compréhension vient de la guérison
a guérison vient de la vie
la vie vient de la douleur
la douleur vient de ce que l’on ressent
la peur vient de ce que l’on ne connaît pas
la lumière vient de ce que l’on connaît
la guérison vient de ce que l’on comprend
l’amour

 

*

 

stupéfaction

 

te Mangaroa
est le grand requin
connu sous le nom de Voie lactée

Patiki est le flet4
une autre constellation d’étoiles

je suis stupéfait d’admiration et de joie
quand je vois ces merveilles

car voilà des millions d’années
que le grand requin nage
à travers la galaxie

alors que Patiki le flet
attend à jamais dans les estuaires à marée basse de la nuit

 

*

 

Apirana Taylor accompagné par Manuel Van Thienen, à l'église de Sigale, dans la vallée de l'Estéron, le 7 mai 2017, à l'occasion de la tournée organisée par Sur le Dos de la Tortue en collaboration avec l’université d’Udine (Italie).

 

 

∗∗∗∗∗∗

Rutger Kopland

 

Rutger Kopland est le nom de plume de Rutger Hendrik van den Hoofdakker, né le 4 août 1934 à Goor, dans la province d’Overijssel, aux Pays-Bas, et mort à Glimmen le 11 juillet 2012.

Professeur en psychiatrie biologique, il enseigne à l’université de Groningen à partir de 1983. Il est l’auteur de deux études combattant la « morale conservatrice » de la caste des médecins.

En ce qui concerne son œuvre poétique, la critique distingue trois périodes : une première, anecdotique, inaugurée par Onder het vee (« Parmi le bétail »),1966 ; une  deuxième, nue et austère, à partir de Een lege plek om te blijven (« Un endroit vide où rester ») 1975 ; une troisième, philosophique, dans ses derniers recueils Over het verlangen naar een sigaret (« Sur le désir d’une cigarette ») 2001 ; et Wat water achterliet (« Ce que l’eau a laissé ») 2004.         

Il a reçu le Prix P.C. Hooft en 1988. En 1999 ont paru ses Gedichten (« Poèmes »), réunissant les onze recueils publiés jusque-là. Deux choix de poèmes ont été publiés chez Gallimard dans la traduction de Paul Gellings : Songer à partir(1986) et Souvenirs de l’inconnu (1998).           

Rutger Kopland, traduit du néerlandais par Jan Mysjkin et Pierre Gallissaires, dessins de Jean-Pierre Dupont, 64 pages – 12 €.

 

 

Extraits                    

 

Drentsche Aa

 

I

Matins au bord de la rivière, matins où
elle semble encore se demander
où elle ira encore
ce jour-là,

si elle fera comme toujours
les mêmes mouvements vifs,
ou non,

ou si ces oscillations sans fin
sont les gestes vides de quelqu’un
qui déjà n’existe plus,

et s’est résigné

à ce qu’il est, entre ses rives,
dans le vain sillon
qu’il a creusé.

 

II

Comme si elle voulait recommencer,
tant ses mouvements semblent agités,
comme si elle pouvait retourner

à son pays d’origine,
à son passé brumeux,

puis venir ici se reposer à nouveau,

mais elle est calme entre
ses rives, et aussi
ses rives sont calmes.

 

III

Comme si elle voulait aller plus loin
qu’ici, comme s’il y avait une destination,
quelque part un lieu où elle
n’a jamais été

et qu’elle pouvait l’atteindre,

mais là-bas, au loin
elle est déjà – la même
qu’ici.

 

IV

Matin au bord de la rivière,
matin où enfin
elle ne sera rien de plus
que la rivière.

 

Rutger Kopland lit Leets 'Aan het grensland.

Notes

 

1. Mioritique : de miorița, « agnelle », titre d’une célèbre ballade populaire due à un auteur anonyme et considérée comme une des plus importantes expressions du folklore roumain, tant au plan artistique que mythologique.

2. Dor (du latin dolus – un dérivé de dolor – douleur) exprime un sentiment complexe qui mêle la nostalgie et la mélancolie, la douleur et la joie. Proche de la notion portugaise de saudade, il traduit le souhait irrépressible et persistant de revoir quelque chose ou quelqu’un de cher, ou de revivre des situations plaisantes. 

3. pūkana : « grimace » pratiquée au cours du haka (danse chantée rituelle pratiquée lors de conflits, de manifestations de protestation, de     cérémonies ou de compétitions amicales, pour impressionner l’adversaire).

4. flet : poisson plat en forme de losange de la famille des pleuronectidés.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Écrire vers le bas : réflexions sur le prosaïsme de la poésie québécoise actuelle

Je ne sais pas quelles facultés on prête encore aux poètes. Depuis deux cent ans, mon poète intérieur (j’imagine que nous avons tous un peu le même) a du mal à supporter sa propre image, et maintenant, c’est l’évidence, personne n’oserait revendiquer (à haute voix) les pouvoirs qui en faisaient autrefois un être magique, voyant.

Les romanciers sont plus facilement en accord avec leur ascendance, surtout quand ils réveillent Don Quichotte, sans doute parce que Don Quichotte ne représente aucune autorité dont on pourrait se réclamer, sinon justement celle de son déclin, de sa caricature, alors que les poètes ont besoin encore (on en reviendra peut-être un jour) de se cacher l’auréole, comme si une image leur collait à la peau dans laquelle ils ne veulent pas, ne peuvent pas se reconnaître. Des exemples ? Pourquoi pas le poème d’un poète assumé, un géant discret, Pierre Morency :

 

Pierre Morency, à la Nuit de la poésie, en 1970.

Je n’ai jamais non jamais
Marché d’ahan
Jusqu’à ton ciel
Mais voudrais bien le voudrai toujours
Pisser debout
Jusqu’au bout
De mes jours.1

J’y lis une déclaration d’amour à la pesanteur, l’orgueil assez rare d’être un simple Terrien, qui choisit d’être mortel (et de pisser fièrement) comme certains héros de l’ancien temps préféraient un repas chaud à une promotion chez les dieux.

Ce vieux serment, la conversion des mages à la mortalité, l’engagement à ne pas nier la condition terrestre, j’ai cru le retrouver chez Michaël Trahan, quelque part dans La raison des fleurs : « je n’appelle pas l’énigme ou la figuration d’un monde obscur », ainsi commence une sorte de déclaration d’humilité, un parti pris pour le multiple, les choses périssables que personne ne remarque : « un train, un morceau de vitre ramassé par terre, une feuille, un bloc d’émeraude ou de lumière, un regard, une rencontre, un désir inassouvi », et l’inventaire continue, il pourrait continuer sans fin. Mais voilà une fleur dans laquelle tout cela se résume :

 

La blessure jetée au feu, jetée
dans la terre – la fleur,
l'histoire d’une fleur,
l’histoire d’une fleur qui dort
l’histoire d’une fleur dans le miroir,
l’histoire d’une fleur morte
et enterrée.2

 

 

UN POÈME POUR TA VOIX est constitué d'une série de sept capsules vidéos mettant en vedette huit jeunes du Collège Jean-Eudes en concentration théâtre au 3e secondaire. Ces huit jeunes ont prêté leur voix et leur talent au choix de poèmes de l'écrivaine Annie Lafleur, avec la complicité de leur professeur et metteur en scène, Hugo Turgeon. Les capsules vidéos ont été filmées par le photographe et vidéaste Alain Lefort au Parc du Portugal et à la Librairie Paulines à l'hiver 2017. Ici Guillaume Legault lit un extrait de Nœud coulant de Michaël Trahan.

Rien qu’une fleur, mais en même temps une histoire qui cherche un dénouement, le symbole d’une blessure prête à retrouver la terre. Je me souviens que, quand Geneviève Amyot lisait ses poèmes, sa voix nous creusait jusqu’à la blessure première, on devenait automatiquement plus vrais d’entendre une aussi grande faiblesse en partage, et je ressens cela maintenant dans cette fleur qui désarçonne. Qui me dit : je suis la beauté mortelle, la beauté jetable, et toi aussi.

Oui, mais remarquons aussi à quel point le poème est en contradiction avec lui-même. Alors qu’il renonce dès le début à nommer l’énigme et le monde obscur, il nous laisse au bout du compte avec un secret dans la main, un élément qui détient tout, dirait-on, sans qu’on puisse dire ce qui fait justement la raison des fleurs, ce monde ou cette logique obscure dont la fleur est le fruit. Alors qu’il semble opposer l’énigme et la blessure, renoncer à l’une pour mieux épouser l’autre, j’ai impression qu’il m’invite ensuite à les voir l’une dans l’autre, pas seulement parce que la blessure est elle aussi une énigme qui nous attire dans l’obscurité, mais parce qu’elle ne peut qu’être liée à la perte. La perte de quoi ? Mystère. Quand le regard se tourne vers la blessure (car nous sommes des êtres blessés), on dirait qu’on s’enfonce et c’est vrai, mais on est aussi en train de remonter le courant. Trahan écrit d’ailleurs, un peu en amont : « La raison des fleurs est leur secret. Le secret est lié aux pierres. C’est le blanc du cœur.3 » Plus on descend dans le multiple, dans une fleur, plus on remonte à la raison des fleurs, plus on creuse l’énigme, la source (il faudrait ici un adjectif, mais c’est une sorte de Protée qui m’échappe) du réel. La légende veut qu’on s’apprête ainsi à voir d’où sortent les atomes de fleurs et de montres brisées. C’est cela qui peut, qui veut devenir conscient.

 

 

Ce n’est qu’un exemple, un beau. Il est clair que la poésie contemporaine peut descendre encore plus bas. Je ne dis pas cela péjorativement. Je pense que personne ne prétendra le contraire : depuis quelques années (ou depuis Baudelaire, William Carlos Williams, Francis Ponge, Patrice Desbiens…) le bas a un coefficient poétique nettement plus élevé que le haut. La poésie se donne probablement l’impression d’être plus véridique en tournant le dos aux alibis, à la grandeur illusoire, aux refuges. Le dernier rôle qu’elle voudrait incarner est le corbeau Moïse, dans La ferme des animaux, qui croasse l’oubli de nos malheurs en faisant miroiter un endroit magique au-delà des nuées, Sucrecandi.

Et pourtant, je ne sais pas pour la résolution de tous les conflits sur Terre, mais la paix, la joie existent, et ne sont pas moins illusoires ou passagères que les tourments. En réalité, ce n’est ni la joie ni les tourments qui nous attirent par en bas – peut-être simplement qu’on nous a menti sur le haut, qu’il nous a déçu, qu’il ne reste plus maintenant que la direction inverse, l’entrée volontaire dans le dépérissement qu’on redoutait. C’est une citation que j’ai égarée (j’ai même lancé un appel sur Facebook…) mais je me souviens d’une jeune poète qui parlait d’un ciel qui n’a pas à descendre dans la main, qui peut bien rester là-haut. Elle n’est pas la première à tourner le dos au ciel, même les mystiques ont souvent trouvé plus sage, pour monter au ciel, de renoncer à son idée, à son fantasme. À même son incertitude, le bas semble en effet plus sûr, c’est la voie du concret, le refus des mirages, ce n’est pas un endroit où partir, c’est l’endroit où l’on est. La poésie, du moins celle qui s’écrit vers le bas, ne veut pas foncièrement être heureuse. Elle veut ne pas mentir. Elle veut vivre, et vivre d’abord par le sentir. Elle veut toucher quelque chose dans un grand flou.

Je crois qu’elle aspire au fond à cette chose proche et imprenable : la vie tout court. On peut imaginer l’aventure de l’imaginaire québécois comme la concrétisation inachevée d’un esprit dans le temps, une très lente entrée dans la matière. Il fut un temps, à la fin des années 1950, où le journal Le Devoir invitait les écrivains à se prononcer sur des questions essentielles, et chaque fois on revenait au diagnostic d’Anne Hébert : « Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons que balbutier.4 » C’est un vieux thème, au Québec et en Occident, l’irréalité. Ce qui m’étonne, dans cette tradition que  Pierre Vadeboncœur appellait « le lieu de notre irréalisme5 », c’est qu’elle a concerné d’abord les choses ordinaires. Les vieux monseigneurs n’étaient peut-être pas les plus dégelés de la boîte, mais eux aussi avaient remarqué un décalage au premier degré. Au début du 20e siècle, Camille Roy lui-même partageait déjà l’impression d’Hébert : « Le poète et le romancier restent trop souvent à la surface des choses ; ils ne savent peut-être pas assez voir avec leurs propres yeux ; ils ne touchent et ne palpent pas assez eux-mêmes les êtres et la nature qui les entourent.6 » Évidemment, le régionalisme ne fera pas mieux qu’Émile Nelligan, l’aîné tragique, il fera pire, et toute une tradition de lecture s’efforcera ensuite de découvrir le vrai visage de cette ascendance glorieuse et/ou fantomatique. Dans Il fait un temps de bête bridée, Mathieu Simoneau revient sur cette lignée silencieuse et tristement bouffonne :

 

 

le silence est un vieux hit
que nos ancêtres
dansaient jusqu’à la mort7

 

 

Queen Ka lit un extrait de Là où fuit la lumière du jour de Rose Eliceiry.

L’image fait sourire, mais ici, le sarcasme est attendrissant. Il nous rattache à « l’héritage de la tristesse » dont parlait Miron, la « tristesse atavique8 » dira Hugo Beauchemin-Lachapelle. Visiblement, nous sommes toujours équipés pour la ressentir. On la découvre encore en soi, comme Rose Eliceiry :

nous sommes d’une race sans figure
n’avons pour héritage que la fuite du monde
peu importe maintenant si nous ne bougeons plus
si nous ne pleurons plus
nous avons rattrapé le silence des ancêtres9

 

Ces quelques lignes n’ont pas d’époque, pas de nationalité, elles auraient pu être écrites dans les années 1960 ou en 2012, à Montréal ou Wapekeka. Mais comment ne pas y reconnaître aussi l’âge du silence canadien-français, l’héritage de la fuite, de l’illusion grandiose et de l’immobilisme ? Ce n’est pas pour rien si la modernité québécoise se fondera sur la nécessité de percer à jour les subterfuges, de rejoindre la réalité concrète, de prendre voix. Car Hébert, avant d’inviter ses contemporains au Réel absolu, parlait simplement d’ouvrir une porte, de nommer la honte, l’hiver, la vie qui va là... Poète mystique, Fernand Ouellette disait un peu la même chose : « N’étions-nous pas que des ombres ayant perdu tout contact avec le réel ?10 » En fait, sans refuser l’énigme et les mondes obscurs, ces écrivains pensaient que la recherche des fondements exigeait de se détourner du haut, de consentir au poids du corps et au multiple, de passer par les chemins qui mènent au parc, à l’ouvrage. Toutes les quêtes d’absolu des personnages de roman d’Après-guerre étaient là pour en témoigner : le risque était de se désengager plus encore de soi-même et du monde.

C’était du moins le pari des modernes, leur promesse : affronter délibérément l’irréalité finirait par nous réaliser, nous mettre au monde. La question n’est pas de voir si la promesse a été tenue (je ne pense pas qu’elle finira jamais de l’être), mais simplement de nous demander si nous y croyons encore. Je doute que nos contemporains soient engagés avec autant de ferveur sur une voie libératrice, ça dépend des démarches, mais il est absolument certain que la poésie s’écrit plus que jamais dans la direction du moindre. Au début du siècle, un poète sur le motif, Albert Lozeau, appelait ça « une prédilection pour le fini11 ».

C’est pourquoi cette poésie demeure très désinvolte (parfois un peu ostensiblement) avec les images de la consécration – la pureté, le sublime, l’éternité… – comme si on risquait encore de sombrer dans le séraphisme. Les immortels comme Villon ou Rimbaud, on les invite à prendre un drink, on imagine Nelligan dans son premier char (en général, les poètes d’aujourd’hui préfèrent René Char à Vincent Voiture...), on avoue sans problème que « chaque matin prend une éternité / à s’écrire / comme du monde12», qu’on a « jamais su écrire comme il faut13 », qu’on fait « semblant d’écrire un bon livre14 », qu’il vaudrait peut-être mieux « scrapper tous [s]es poèmes15 » au lieu de publier des inepties : « si tous mes poèmes ressemblent à des statuts facebook / c’est sûrement parce que c’est tout ce que je fais de mes journées16 ». Difficile de critiquer une poésie qui n’a aucun mal à se ridiculiser elle-même. Ça se veut évidemment tout sauf une convention socialement acceptable, mais ça représente assez bien ce qu’on aime entendre dans les soirées de lecture depuis quelques années. Et quand je lis : « oh non / j’ai écrit estie / je n’aurai pas le prix émile-nelligan17 », je souris, la provocation sonne plutôt bien. Ce serait déjà une bonne raison de rêver à un prix, si (comme je le répétais aux étudiants en création littéraire, pour ne pas les décourager) les prix servent à récompenser les œuvres qui correspondent puissamment au goût de l’époque. Moi qui observe le regain d’engouement pour la poésie, de mon village dévitalisé des Appalaches (on a les poses qu’on peut), je me dis que l’institution se porte bien, si elle engendre des effets de mode à contre-courant, une mondanité off. Les normes ont bien changé… « Il est fini le temps des poèmes étincelants18 », écrit Simoneau, ce « beau poème blanc / pacifié de nos déchirures19 » que l’on récitait à voix profonde.

 

 

Gaston Miron, Le Temps de toi.

Or, même avec toute l’autodérision, tout le détachement du monde, la poésie répond d’une vieille exigence. Elle est plus que jamais soumise à un principe d’authenticité. Elle doit s’enraciner dans son contraire, aller vers ce qui la tue. Simoneau évoque d’ailleurs le « non-poème20 » de Miron, qui désignait ainsi les conditions de l’inachèvement collectif, tout ce qui avait fait de nous (je parle du Québec, mais c’est aussi l’humanité qui parle) des spectres agités :

 

Le non-poème
c’est ma langue que je ne sais plus reconnaître
des marécages de mon esprit brumeux
à ceux des signes aliénés de mon irréalité21

 

L’errance, le mal parler, l’incoïncidence à soi, au monde, la confusion, je nous reconnais là encore, je n’ai pas de mal à sentir la fatigue du « non-poème » un peu partout. On dirait même que les forces négatrices se sont multipliées ; elles viennent de plus loin que l’horizon du pays. Mais là où Miron se braque, clamant que « le poème ne peut se faire que contre le non-poème », je nous trouve moins dans l’insurrection. La poésie guerrière n’est pas morte, elle rebondit chez François Guerette, Daria Colonna ou Annie Lafleur, mais dans bien des cas, je ne sens pas qu’on pourrait dire : « Le poème ne peut se faire qu’en dehors du non-poème.22 » En fait, on nous propose exactement le contraire – écrire à partir du non-poème, peut-être même le fertiliser. On se croirait installé dans le désoeuvrement, la prose des jours. La voie mironnienne était une voie héroïque, elle plongeait dans l’abîme pour nous en déprendre ; la voie prosaïque est moins une voie qu’un aménagement, une manière assumée d’habiter dans la brume. L’humiliation est revendiquée avec une sorte d’indolence, comme une chose assez normalisée, dilatée dans le temps :

 

J’oublie
ma tête
j’oublie
de grandes choses
ma tête est encore en vacances sur une plage
je ne la trouve plus
je suis revenu
mais je ne la trouve plus
mourir demande du temps
je déboule les escaliers
depuis mes 12 ans23

 

Gaston Miron, Les Années de déréliction.

Jean-Christophe Réhel a inauguré pour moi une nouvelle catégorie d’écrivains, les rois de rien, les chiens dans les jeux de quilles, j’ai même lu, dans une critique : on a juste envie de le prendre dans nos bras. Pas de doute, c’est bien l’autodénigrement mironnien, la tête de vie qui fait défaut, mais un humour pathétique aussi généralisé est beaucoup plus proche de L’hiver de force de Réjean Ducharme : « la moindre des choses est de m’engager dans la fatigue24», écrit Réhel. On retrouve le même détachement chez Frédéric Dumont :

 

cette journée est beaucoup trop universelle pour moi
cette histoire de nuage me rend modeste
je ne peux pas sortir du lit dans ces conditions25

 

Frédéric Dumont, Volière (Hochelag).

Et le même empêtrement qui ne finit plus, le même refus ou l’incapacité de participer aux soulèvements, la même dérision généralisée, la même tendresse. L’irréalité a ici quelque chose de réalisée, c’est un habitat naturel, on l’épouse comme on prend un logement dans le gris, là où la beauté est plus rare, moins reconnue, moins vendable.

Écrire vers le bas, avec le sentiment subtil de ne pas exister vraiment, avec un pied dans les limbes, une moitié de soi qui n’est pas matérialisée, restée dans une abstraction normalisée, dans une présence absente ordinaire, réduite à la simple expression… J’allais faire un lien avec le Mauvais pauvre de Saint-Denys Garneau, mais ces poètes-là sont plus risibles, plus proches du narrateur du poème « Un bon coup de guillotine » (le dernier de Garneau) avec sa « tête de fou » posée sur le rebord de la cheminée. Non pas une colonne dépouillée, irréductible, plutôt un être nébuleux, désaxé, un nuage rempli d’écairs de chaleurs, coupé de son propre corps : « je me plie tout croche / dans n’importe quel tiroir26 », écrit Mathieu K. Blais. Il passe devant le miroir pour s’assurer d’être là. Même les repères les plus sûrs (ceux qu’on voit dans le miroir) ne tiennent pas le coup :  c’est « comme si nous étions des fantômes / au milieu de cet espace vidé de nous27 », écrit Beauchemin-Lachapelle, et Geneviève Boutin : « Serais-je / un fantôme / une fixité ?28 » L’irréalité frappe les plus expérimentés d’entre nous, toujours au premier pas de la grande inconnaissance : « Je ne sais plus ce que signifie avoir un visage, avoir une histoire, et je me penche vers l’herbe glacée pour y chercher mon ombre.29» C’est presque la voix (pourtant très personnifiée) d’une absence au monde. Et aussi l’expression d’un désir d’être, qui n’est pas nécessairement en contradiction avec cette absence, qui s’écrit à partir d’elle.

Car il ne s’agit pas d’être plus, d’accumuler de la puissance, mais d’être enfin là où l’on est. L’existence devient alors une aventure assez discrète, la recherche quotidienne de points de contact :

j’aimerais écrire doucement
avoir du vocabulaire sans me sentir traître
m’incarner
le plus que je peux donner
ici
je veux trouver le réel30

 

Maud Veilleux, This is the present in drag.

Mais voilà : quelque chose dans cet acheminement vers le réel nous porte instinctivement vers un saisissement limite, la rencontre avec une « altérité totale31 », comme l’appelle Maude Veilleux. Elle parle ici d’une flaque de sang sur le plancher d’une usine, elle voudrait se télécharger dans la tête de l’employé qui doit nettoyer les restes après un accident. Et l’on s’aperçoit des avantages de n’être pas grand chose, de pouvoir se glisser comme un fantôme dans les consciences et les situations, un peu comme Mathieu Arsenault accoudé au bar avec son téléphone, dans Le guide des bars et pubs de Saguenay. Là encore, on sent l’attrait d’une altérité totale, l’attrait des bords du représentable, et c’est justement là (dans une sorte de virginité brutale) que l’art au sens large cherche à « entrer en relation avec le réel ordinaire.32 » Le téléphone portable devient la nouvelle technologie de la poésie directe, rendrait possible une captation pure. La difficulté est bien sûr d’observer les formes de la beauté locale dans leur habitat naturel, autrement dit de laisser le monde à son être. Artiste in situ dans un bar de Chicoutimi, créature dissonnante, Arsenault sait très bien qu’il va devoir passer inaperçu, et l’écriture téléphonique apparaît comme un moyen idéal pour voir sans être vu, pour entrer dans la vie sans soi.

« Pour entrer dans l’intimité des choses, écrivait Roland Giguère, se faire infiniment petit.33 » Je reconnais la même humilité chez Réhel, dans sa volonté de s’enfouir dans le moins du monde. C’est comme si le retour à la vie n’était possible que par un exercice de miniaturisation :

 

 

je veux vivre dans le bruit des feuilles
vivre dans tes courbes
vivre dans les reflets
vivre dans chaque reflet34

 

 

Jean-Christophe Réhel, extrait tiré du recueil La Douleur du verre d'eau.

La contradiction est de parler sans cesse de soi-même (ce que je veux, moi, pour vivre) tout en voulant réduire ses propres dimensions. Et c’est pourquoi l’autodérision est si précieuse. Plus l’image de soi rapetisse en effet, plus la réalité se met à exister plus fort, plus on est confronté à des banalités qui en mènent large, les « petites choses mondiales35 » dont parle Handke. Et comme elles n’ont rien de trop sublime, on peut s’étendre dans cette intimité des choses, la déplier dans toutes les directions, la développer comme une journée très longue. Alors, c’est presque le temps du roman, le temps de la prose. Le temps qui ne finit pas des canicules :

 

j’aime la peau visqueuse cette langueur c’est
comme vivre dans un hammam ou
se trouver tout entier dans un vagin qui t’aime36

 

C’est beau, ça frôle le ridicule, mais les gens ridicules (et qui le montrent) nous libèrent de nous-mêmes souvent plus en profondeur que ceux qui ont le couteau entre les dents. Il y a des moments où, comme au temps de Lozeau, on peut dire simplement j’aime sans chercher à vendre, sans vraiment croire à la force d’une image, et dans ce détachement donner la sensation du monde et d’en être.

Nous touchons là au moment où la perspective « hyperréaliste37 » se fait prendre en délit d’enchantement. C’était sans doute inévitable ; le mouvement ne s’est jamais contredit ; il s’agissait encore de descendre, de s’amoindrir, et la saleté s’est mise à briller. Même dans l’existence ultraprogrammée du narrateur « propre et fatigué38 » de La main invisible, l’ébahissement d’une certaine lumière est un accident possible :

 

j’attends l’autobus la lumière
est d’une beauté bouleversante le savent-ils
voient-ils sont-ils capables de mesurer leur chance
le monde est un spectacle gratuit et éternel39

 

On n’est pas loin de l’effet haïku. Mais les haïku apparaissent ici dans une trame prosaïque distendue, nonchalente, et haletante à la fois. Ils marquent un temps mort dans une anxiété générale, un point d’eau, le déclic de la réalité touchante, le croisement parfait du déclin vers le sol (ou le sofa, ou la mort) et d’un influx de grâce.

Il n’y a donc pas de contradiction entre une invocation très humble, du genre : « je ne demande presque rien / un chat éternel / une journée, bb » et, dans le vers suivant : « l’infini / tout40 ». Mais chez Veilleux, ces moments-là sont presque inexistants, et cette anémie est créatrice, elle enchaîne les « petits poèmes sur mon incapacité / à entrer en relation avec le monde41 ». L’explication pourrait tenir en deux lignes : « hier, j’ai trouvé un bout de papier collant dans mon vagin / le flow est un état mental que les anxieux ne vivent pas full42 ». Voilà un beau détail troublant, une sorte d’écharde oubliée, une poussière dans l’œil, un corps étranger qui me fait étranger à moi-même. On est ici dans le solipsisme, on s’épuise à répondre aux besoins d’une instance intérieure qui veut sans cesse, on aboutit toujours au même tête-à-tête étouffant entre soi-même et soi. On comprend le désir d’une altérité totale.

Comment sortir du rabattement quotidien, ce fond normalisé de désespoir, assez répandu ? J’ignore comment on peut nous en divertir aussi efficacement par tous ces dispositifs, tous ces rituels qui n’apportent finalement que du confort et l’illusion momentanée d’offrir une maison à son âme. Heureusement, la poésie qui s’écrit vers le bas est attirée par l’absence éclatante de la poésie. Charles Dionne la rencontre dans les appartements sécurisés, les sites de rencontre, une anxiété de l’ordre et de la propreté, Judy Quinn dans les banlieues américaines du Québec moderne retro :

Ce que nous appelons la matière morte
est aussi doué
de représentation soutenait Leibniz
qui pourtant n’est jamais allé
au 626 rue Hector-Fabre
pour coller des fausses feuilles
sur des couronnes de plastique43

 

Tombeaux pour les lieux, Rémy Bélanger de Beauport, violoncelle, Judy Quinn, textes.

La couronne de plastique est sans doute moins percutante qu’une flaque de sang dans une usine, mais on saisit bien la même altérité, le monde vide de sens, la déréalisation banale, en même temps qu’une intrusion de la matérialité du monde dans le poème. Une sorte de fausseté ou de mirage civilisationnel apparaît d’un coup, mais cette reconnaissance a quelque chose de lucide, de libérateur, elle nous fait un peu plus conscients de l’irréalité ambiante. C’est bien la solastalgie dont parle Antoine Boisclair, le sentiment que « tout se transforme, s’uniformise, s’appauvrit », cette « conscience malheureuse » que les lieux nous imposent tranquillement, et qui rend les Starbuck si mélancoliques :

 

C’était potentiellement partout simultanément
quelque part dans l’univers interconnecté.
Des êtres sans visage accoudés au comptoir
consultaient leur écran avec un air de qui sait tout.

Dans quel Starbuck de quelle ville a lieu cette scène ?44

 

Comme chez Quinn, on est frappé ici par un décalage entre les premiers vers et les suivants, entre une perspective élargie, fondamentale, et l’abstraction du réel immédiat. Et toujours cette routine étrangement mêlée d’indifférence et de petites obsessions qu’on reconnaît un peu partout dans les recueils et autour de nous. Elle n’est pas sans évoquer la répétition soporifique du Samsara, ou carrément l’Enfer, qui veut simplement dire « en dessous » :

l’enfer
en quelques mots

y
vendent 
des 
bagues
de
mariage
chez Costco45

 

Comment nier, d’un poème à l’autre, le constat d’une forme de désacralisation ? La poésie doit aller là aussi, c’est clair. Dans la conformité ambiante, elle ne peut faire autrement que pratiquer ces « trous de voyeurs pour regarder l’enfer » dont parlait Josée Yvon – qui ne pensait sûrement pas devenir la « grand-mère poétique46 » d’une trâlée aussi vaillante –, ces trous qui permettent à « la défection du minuscule quotidien47 », au « beau désespoir étalé presque correct », à la « commotion monstrueuse des franges de l’intimité » d’être vues, peut-être même aimées. Quand ces écrivaines-là parlent de ce qu’on trouve dans leur vagin, de la grâce des garces, de « l’art de boire sans soif », d’une « quenouille qui s’agite habituée d’écrire à la noirceur », de « l’eau bénite moisie », j’ai l’impression d’entendre un jardinier présenter amoureusement ses fleurs toxiques. Dans La dévoration des fées de Catherine Lalonde, après avoir quitté sa famille pour vivre la grande vie à Montréal, la « petite » retrouve Ginette et les autres ( les filles-missiles d’Yvon, devenues ici des « princesses métal » accotées avec des Black, des crackés, tout un « bataillon mirifique de caboches de kids et de chaos ») dans un éloge absolument lyrique de la parenté profonde qui relie tous les inadaptés du système d’exploitation : « car nous sommes tous splendeur dans le silence soudain, dans le taire de cette chorale à mille bouches nous sommes splendeur […], dans le silence avalant nous sommes une asonie rare.48 »

Rendu au tréfond du manque et de la défonce, il est quand même étonnant de rencontrer cette ouverture sans condition. On croit redécouvrir que l’amour peut vraiment tout inclure. Est-on si loin de la grande étendue qu’on l’imagine ? N’oublions pas qu’au fond de l’Enfer de Dante, pour remonter en surface, inutile de remontrer les cercles un après l’autre : c’était sans doute plus commode du point de vue narratif, mais entre les jambes de Satan, une petite porte est découpée, qui mène directement sous les étoiles. Patrice Desbiens en parle dans un poème d’En temps et lieux :

 

On l’a trouvée
étendue
sur la frontière
entre le Ciel
et l’Enfer.

On n’a jamais su 
si elle essayait
d’entrer
ou de
sortir.49

 

 

Patrice Desbiens, Casse tête, extrait de Sudbury.

Cette ombre à la fin inexpliquée, elle me fait penser aux ombres de Josée Yvon, de Denis Vanier. Ce qu’il y a de beau dans leurs poèmes, c’est précisément cette frontière à laquelle on est sans cesse ramené, le point d’indistinction du haut et du bas, l’envie soudaine « d’embrasser les bouches haineuses de la quiétude », de s’enfermer « dans la grande poubelle qui mène au ciel50 ». On est constamment devant une ambivalence oxymorique, on se demande s’il faut échapper au Ciel ou à l’Enfer, on arrive à « la plus pure horreur zen51 », à « l’illumination par déchéance52 ». L’abjection apparaît comme une aumône, la commotion réveille.

Dans une entrevue avec Dominic Tardif, Jean-Sébastien Larouche, l’éditeur de l’Écrou (depuis quelques années délégué aux cercles du sous-sol), a parlé aussi du fond lumineux du baril : « Il y a quand même une lumière quand t’es au fond, tu la vois tout le temps, c’est juste que t’as aucune idée comment faire pour réussir à grimper pis à sortir.53 » C’est presque trop beau, n’est-ce pas, c’est comme ouvrir son cœur ou lâcher prise, mais avec les années, les oiseaux de malheur ont le don de nous humilier, on devient soudain moins arrogant avec les pensées du jour, on découvre que les moins que rien (que nous sommes) sont aussi des êtres de légende. Ce ne sont pas seulement des clichés, ce sont des implants mythiques, et la beauté de celui-ci est de reposer sur une proposition apparemment illogique, inversionniste. Elle nous dit que la lumière vient d’en dessous : « Elle est là, hypercachée en dessous d’un paquet d’affaires.54 » C’est donc l’Enfer qui est continuellement au-dessus, dans l’anxiété qui nous agite, désynchronisés du flow qui correspond au premier étage de l’existence.

J’imagine que tous les êtres humains ressentent un jour ou l’autre l’appel du plancher, l’abandon total aux forces du sol. Les premières pages, on les noircit au sol, couchés n’importe où. L’avantage de la désillusion, de ne plus savoir où aller, c’est qu’elle nous force à toucher terre. Ce n’est pas très divertissant, on se divertit pour ne pas se retrouver là, mais l’écriture vers le bas semble nous inviter à fixer le mur. Elle n’entrevoit pas d’allègement autrement qu’au milieu du séisme et de la platitude, elle nous libère dans le noir et non du noir. C’est à « Sainte-Amère-de-Laurentie, au cœur même de la hargne familiale et de ce qui l’a faite » que la petite effrontée retrouve une félicité ancienne : « Elle retombe en cet état où l’air et tous les tissus étaient mains caressantes et où tout autour était aimant ; l’autour de soie, simplement d’être, d’être en vie.55 » Elle « retombe », oui. Elle touche au fond du moi, au fond du réel. Le réalisme a débouché sur un idéal immanent, la réactivation d’une confluence.

Même dans l’urgence, dans la plus complète absurdité, même si tout est mis en œuvre pour nous déconnecter du Grand Tout, l’erreur serait de penser que l’insignifiance doit être comblée par du sens. Non, lisez Desbiens, vous verrez qu’elle a sa propre façon de rayonner :

 

Parfois on regarde
personne

on regarde dans
le vide

le vide nous
regarde

et

soudainement

un camion de

Hector Larivée
traverse notre
regard.56

 

C’est bien cela, le flow, n’est-ce pas, c’est comme une entrée dans l’atmosphère… Pas vraiment d’abjection ici (à moins de considérer le camion du spécialiste des fruits et légumes comme une abjection), la bassesse est ailleurs, on a l’impression que les portes de l’ascenseur viennent de s’ouvrir au degré zéro de la réalité. Nous voilà dans une épiphanie courante, on aurait envie de dire un bref moment de plénitude, mais non, c’est l’inverse, c’est la sensation intime que tout survient en pleine éternité.

Jacques Brault, Patience.

Mais que vient faire le camion d’Hector Larivée là-dedans ? Scrapper le poème ? Je n’ai pourtant pas l’impression d’une brisure irrévocable. Rien là de tragique, c’est même un peu drôle, c’est même l’élément qui vient nous éveiller au monde comme il va. L’altérité refait surface dans mon regard, la vue d’ensemble est focalisée soudainement sur un détail à contre-courant, l’asonie, un papier collant qui n’aurait pas dû être là, une couronne de plastique, mais l’espace du monde est toujours celui du regard, toujours un espace intérieur qui me regarde.

À ce niveau-là, c’est la « présence sûre57 » dont parle Pierre Nepveu, le point mort étrangement vivant, le dénominateur commun, le plancher universel. Je ne pense pas qu’on puisse descendre plus bas.

On pourrait l’oublier : Miron opposait au non-poème le poème comme « unité refaite du dedans et du dehors58 ». Il ne formulait pas autrement la fin de l’irréalité traditionnelle, le retour en soi du sentiment d’être « flush avec la réalité ». À le relire, cependant, j’ai l’impression de pousser avec lui la pierre qui me rendra libre, j’ai envie de lutter aussi contre l’isolement de tout un chacun, mais j’hésite à mettre des conditions aussi lourdes (l’indépendance du Québec, la fin du capitalisme, etc.) à la liberté conquise. Je vois là une contradiction, je refuse de refuser à la liberté son autonomie première. Si la liberté existe, elle ne peut que résister à tous les conditionnements, le nombre et la profondeur des blessures n’y changent rien. Ce qu’elle nous découvre est latent, inconscient, mais toujours déjà-là, comme tous les coups de fusils, toutes les télévisions allumées en même temps laissent quand même, à la fin, le silence intact. Elle invite à ne pas chercher de réalisation plus haut que le niveau des pieds, dans cela même dont on voudrait se libérer. « Je préfère que la liberté nous vienne d’en bas59 », écrivait Brault, et Miron encore, dans une lettre à Claude Haeffely : « Je crois que nous commençons à être une réalité et une présence. Et ça vient des pieds.60 » Une fois que le flow commence à monter des pieds à la tête, j’imagine qu’il est difficile de faire la différence entre les deux : la présence du réel est ma présence. Je suis là où je suis. Flush.

Ce n’est pas rien que « simplement d’être, d’être en vie », c’est fade au début, peut-être même insoutenable. Pascal aussi est passé par là : « Mais, ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connaître ; car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’être point diverti.61 » Quand je relaxe un peu avec mes collégiens avant les cours, je les oblige à se sentir exister, à regarder dehors sans vouloir quoi que ce soit, je leur donne, comme instruction au tableau, deux vers de Louis-Jean Thibault :

 

Le seul feu à maintenir
Est celui de ton attention62

 

et beaucoup trouvent ça lourd. Je leur dis : oui, c’est drôle, nous avons du mal à supporter longtemps le fait d’être là, nous ressentons d’abord de l’insipidité, nous sentons notre néant sans le connaître, nous touchons probablement à cette blessure première qui nous donne envie de mourir, dans le poème de Trahan. Je ne parle pas du désarroi d’être au monde, mais de sembler coupé de lui, dès qu’on descend à son niveau, englué dans les états mentaux. Mais regardons la blessures, disent les poèmes, regardons la distance. Restons encore au premier étage, dans la bassesse originelle de la présence (j’imagine que nous avons tous un peu la même). Ce n’est pas comme si nous avions le choix. C’est forcément là que tout se fait, que tout arrive en même temps, la source des fleurs et des camions de légumes. Je ne sais pas dans quelle autre direction nous pourrions regarder si nous voulons voir dans quelle merveille nous sommes tombés.

 

 

 

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Illustration : Le Devoir - Y a-t-il un reboom de la poésie québécoise.

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Notes

[1] Pierre Morency, Grand fanal, Montréal, Boréal, 2018, p. 59.

[2] Michaël Trahan, La raison des fleurs, Montréal, Le Quartanier, 2017, p. 194.

[3] Ibid., p. 149.

[4] Anne Hébert, « Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons que balbutier », Le Devoir, 22 octobre 1960, p. 9.

[5] Pierre Vadeboncœur, « L’irréalisme de notre culture » [1951], dans Une tradition d’emportement. Écrits (1945-1965), choix des textes et présentations d’Yvan Lamonde et Jonathan Livernois, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Cultures québécoises», 2007, p. 41.

[6] Camille Roy, Essais sur la littérature canadienne, Québec, Librairie Garneau, 1907, p. 368.

[7] Mathieu Simoneau, Il fait un temps de bête bridée, Montréal, Le Noroît, 2016, p. 45.

[8] Hugo Beauchemin-Lachapelle, Stainless, Montréal, l’Hexagone, 2017, p. 70.

[9] Rose Eliceiry, Là où fuit le monde en lumière, Montréal, l’Écrou, 201

[10] Fernand Ouellette, Journal dénoué, Montréal, Typo, 1988, p. 34.

[11] Albert Lozeau, « Les Poésies d’Alfred Garneau », La Revue canadienne, vol. 53, no 1, 1er fév. 1907, p. 174.

[12] Mathieu K. Blais, Tabloïd, Montréal, Le Quartanier, 2015, p. 54.

[13] Charles Quimper, Tout explose, Montréal, Le Lézard amoureux, 2018, p. 75.

[14] Jean-Christophe Réhel, La douleur du verre d’eau, Montréal, l’Écrou, 2018, p. 11.

[15] Maude Veilleux, Last call les murènes, Montréal, l’Écrou, 2016, p. 68.

[16] Ibid., p. 54.

[17] Jean-Christophe Réhel, op. cit., p. 73.

[18] Mathieu Simoneau, op. cit., p. 39.

[19] Ibid., p. 49.

[20] Ibid., p. 43.

[21] Gaston Miron, L’homme rapaillé, préface de Pierre Nepveu, Montréal, Typo, 1996, p. 126.

[22] Ibid., p. 136.

[23] Jean-Christophe Réhel, op. cit., p. 102.

[24] Jean-Christophe Réhel, op. cit., p. 57.  

[25] Frédéric Dumont, Je suis célèbre dans le noir, Montréal, l’Écrou, 2018, p. 58.

[26] Mathieu K. Blais, op. cit., p. 34. Chez Réhel, je note la même image : « je range mon âme / dans le premier tiroir ».

[27] Hugo Beauchemin-Lachapelle, op. cit., p. 33.

[28] Geneviève Boutin, Figures restantes, Montréal, Le Noroît, 2018, p. 14.

[29] Pierre Nepveu, La dureté des matières et de l’eau, Montréal, Le Noroît, 2015, p. 31.

[30] Maude Veilleux, Une sorte de lumière spéciale, Montréal, l’Écrou, 2019, p. 21.

[31] Ibid., p. 46.

[32] Mathieu Arsenault, Le guide des bars et pubs de Saguenay, Montréal, Le Quartanier, 2018, p. 26.

[33] Roland Giguère, Forêt vierge folle, Montréal, l’Hexagone, 1978, p. 80.

[34] Jean-Christophe Réhel, op. cit., p. 74.

[35] Dans Encore une fois pour Thucydide, je crois.

[36] François Rioux, L’Empire familier, Montréal, Le Quartanier, 2017, p. 58.

[37] Charles Dionne, La main invisible, Montréal, Le Quartanier, 2016, p. 26.

[38] Ibid., p. 33.

[39] Ibid., p. 88.

[40] Maude Veilleux, op. cit, p. 80.

[41] Ibid., p. 31.

[42] Maude Veilleux, Last call les murènes, p. 51.

[43] Judy Quinn, Pas de tombeau pour les lieux, Montréal, Le Noroît, 2017, p. 19. La rue Hector-Fabre du poème, ce n’est pas celle de Montréal, mais d’un secteur de Lévis, l’Auberivière (à côté de la Golden Eagle…).

[44] Antoine Boisclair, Solastalgie, Montréal, Le Noroît, 2019, p. 47.

[45] Charlotte Aubin, Paquet de trouble, Montréal, Del Busso, 2018, p. 36.

[46] Catherine Lalonde, « Mission impossible », Liberté, no 303, printemps 2014, p. 79. Josée Yvon fait des apparitions dans les derniers livres de Chloé Savoie-Bernard, Frédéric Dumont, Catherine Lalonde, Maggie Roussel, Émilie Turmel, Daria Colonna…

[47] Les citations qui suivent sont tirées d’un rassemblement de recueils de Josée Yvon, Pages intimes de ma peau, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2017.

[48] Catherine Lalonde, La dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, 2017, p. 100.

[49] Patrice Desbiens, En temps et lieux. Les cahiers complets, Montréal, l’Oie de Cravan, 2017, p. 34.

[50] Ces passages sont tirés d’un film sur Denis Vanier, Le fond du désir, extraits et autres textes, Espace Global Galerie, 1994.

[51] Denis Vanier, La castration d’Elvis, Montréal, Les Herbes rouges, 1997, p. 23.

[52] Merci à Mélissa Charron de m’avoir signalé le bel oxymore. Bien hâte de lire son portrait de Vanier en mystique de fond de ruelle…

[53] Dominic Tardif, « Des longueurs dans le Styx. La noyade chaque jour évitée », Le Devoir, 24 nov. 2018, consulté en ligne.

[54] Ibid.

[55] Catherine Lalonde, op. cit., p. 112.

[56] Patrice Desbiens, op. cit., p. 116.

[57] Ibid., p. 45.

[58] Gaston Miron, op. cit., p. 127.

[59] Jacques Brault, « Un pays à mettre au monde », Parti pris, vol. 2, nos 10-11, 1965, p. 22.

[60] Gaston Miron, Lettres, 1949-1965, Montréal, l’Hexagone, 2016, p. 165.

[61] Pascal, cité par Guillaume Corbeil, Le meilleur des mondes, d’après Aldous Huxley, Montréal, Le Quartanier, 2019, p. 7.

[62] Louis-Jean Thibault, Le cœur prend lentement mesure du soleil, Montréal, Le Noroît, 2017, p. 40.

 

 

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Recours au poème a publié des poètes québécois pendant une année, dans sa chronique Poésie du Québec. Les poèmes confiés par nos amis québécois ont été regroupés dans l'anthologie publiée par notre revue et les éditions PVST. Pour accéder au bon de commande Chant de plein ciel – Voix du Québec

 




Sonnet Modal, poète indien

Bengali, fondateur des Chair Poetry Evenings et de The Enchanting Verses Literary Review, Sonnet Mondal (1990-) promène ses poèmes sur le net, sur le papier et physiquement, de la Macédoine à la Turquie, de la Suède au Nicaragua et dans de nombreuses universités américaines.

Pour lui, la poésie, plus que le roman, est le fer de lance de la littérature indienne contemporaine. Il milite pour le renouveau de la poésie bengalie et la perpétuation de la poésie indienne, entre autres en anglais, mais pas seulement ; à l’instar de nombre de poètes indiens d’aujourd’hui, il considère que c’est au niveau des traductions entre langues indiennes que se passent les échanges les plus significatifs. Sa poésie, qui peut être intimiste, se révèle très engagée à d’autres moments. Positive et enthousiaste à son heure, il lui arrive d’adopter un autre ton lorsque son auteur tacle la guerre, notre époque et ses travers : Sonnet s’implique dans le monde ​actuel, littéraire ou pas, et, comme certains de ses condisciples et compatriotes, mène de front un militantisme poétique acharné et un militantisme politique désabusé.  

La poésie indienne anglophone, qui n’a pas en France le rayonnement qu’elle mérite, se targue de ses propres traditions et qualités lyriques, de ses propres approche et style.

Art bouddhique, Hevajra Mandala, -500 avant Jésus Christ, Arpoma.com.

Depuis l’Anglo-Indien d’origine portugaise Henry Louis Vivian Derozio (1809-1831), premier représentant de cette tradition, jusqu’aux contemporains comme Sonnet Mondal, en passant par Toru Dutt (1856-1877), une Bengalie qui écrivait en anglais et en français, Nissim Ezekiel (1924-2004), issu de la communauté des Bene Israel à Bombay, A.K. Ramanujan (1929-1993), fervent défenseur des dialectes, et Jayanta Mahapatra (1928-), qui en 2015 a refusé sa Padma Shri en signe de protestation contre la montée de l’intolérance en République indienne, elle s’est imposée partout.

Toutefois, dans la mesure où la confrontation entre l’anglais censément officiel et l’anglais indien (ou hinglish), directement perceptible par le lecteur britannique ou américain, ne l’est pas par le francophone, le passage en français est délicat, tant il est mal vu à Paris de “déformer” notre langue. Qu’à cela ne tienne, voici des poèmes de Sonnet Mondal présentés ici sans insister sur leurs idiosyncrasies passagères ; à un avenir incertain (quand la francophonie sera moins métropolocentrée) reviendra de mieux souligner en quoi l’hinglish diffère du brexitien, lui apporte un charme et une force qui l’enrichissent.

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POEMS/POÈMES

Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle

 

Strange Meetings

 

Sometimes we run into someone
just for once in our lives

and our bones refuse 
to fit inside the skin

the same way.

Plans proceed as waves
and recede as doubts.

 A  fleeting joy.  
with gnawing pangs
of apprehension

 the stretch between 
experience and fear

seems like the time taken by a  fish
to reveal and conceal itself

in front of a  fish hook.

 

 

 

 

 

Singulières rencontres

 

Parfois nous croisons quelqu’un
une seule fois dans notre vie

et nos os rechignent
à se remettre en place

dans notre chair.

Des projets fusent en houles
et refluent en doutes.

Joie passagère,
tourment pétri
d’appréhension,

l’abîme entre 
expérience et peur

est tel l’instant où le poisson
se montre puis se défile

confronté à l’hameçon.

 

Locked

 

Sometimes 
the iron in a lock 
must be thinking
why was I moulded
into something as such!

 A life that came
with boldness
got swept into
isolation — by the tongue
of a melancholic rust

hanging like a slave
to the will of the key
and fingers.

 

Verrouillé

 

Parfois 
le fer d’un cadenas
doit se demander :
pourquoi m’a-t-on
modelé ainsi ?

Une vie pleine
d’allant
fut recluse
par la languette
d’une rouille taciturne,

soumise, esclave
du bon vouloir d’une clé
et de doigts.

 

 

 

The Ragpicker

 

It was amazing how
the little girl came
to me and asked 
for a coin.

The world is 
throwing less wastes,
it seems.

Earlier ragpickers
were reticent 
or perhaps I am
a dustbin 
of riches now.

 

 

 

 

 

La petite chiffonnière

 

Étonnante, la façon
qu’eut la fillette
de venir à moi,
réclamant une pièce.

Le monde
rejette moins de détritus,
semblerait-il.

Les chiffonniers d’avant
étaient plus réservés
ou suis-je devenu
une poubelle 
de riche ?

 

From Tushar’s Apartment [Malabar Hills, Mumbai]

 

A stable flute pushes me
and a drunken gale retaliates.

My life drifts     like a stranded kite
between the melodious and the mysterious.

Nature gazes like a winsome stranger 
strolling     dancing     jumping
like the Bauls of Bengal.

Chirrups of mystic birds 
ride on the chariot of the sea
pulled to the shore by its horses.

Thoughts     in an intercourse
with naked wave
scream of a world lost in lust.

Hypnotism of the inconclusive
charms me into the grey
of pregnant clouds and pensive waves.

In front of paradoxical nature-sounds.         
                       I realize
My mind is heavier than my soul.
      What seemed impossible 
               was always possible.

Dear Nature — I am thinking
if to marry you 
or, keep you as an escort!

 

 

La vue depuis l’appartement de Tushar [Malabar Hills, Mumbai]

 

Une flûte étale me pousse de l’avant
puis un coup de vent ivre riposte.

Ma vie louvoie   cerf-volant ballotté
de mélodies en mystères.

Séduisante inconnue   la nature observe
flâne   danse   saute
tels les Bâuls du Bengale.

Des oiseaux mystiques pépient
montés sur le chariot marin
tiré par ses hongres jusqu’à la grève.

Mes pensées    accouplées
à des vagues nues
entonnent un univers plongé dans la luxure.

L’hypnose du non-concluant
me happe dans la grisaille
de nuées enceintes et de flots songeurs.

Face aux sons contradictoires de la nature
                          je comprends
que mon esprit pèse plus que mon âme.
      Ce qui semblait impossible 
                a toujours été possible.

Nature chérie — je m’interroge :
Dois-je t’épouser
ou te garder comme escort ?

 

 

 

 

 

 

 

 

RÉFÉRENCES

 

Sonnet Mondal | Site personnel
www.sonnetmondal.com

Directeur| Chair Poetry Evenings, Kolkata
www.chairpoetryevenings.org

Rédacteur en chef | The Enchanting Verses Literary Review
www.theenchantingverses.org

Rédacteur Inde | Lyrikline Poetry Archive, Berlin (Haus für Poesie)
https://www.lyrikline.org/
https://www.lyrikline.org/en/partner/ 

 

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Les contributions de Bernard Turle

Présentation de l’auteur




Un poète géorgien : Temour Chkhetiani

  Temour Chkhetiani  est un poète  géorgien contemporain,  il est aussi traducteur et  compositeur de problèmes d'échecs. Il est né en 1955 à Telavi, belle petite ville deGéorgie.

Temour Chkhetiani est l’ auteur de huit  recueils poétiques : les poèmes présentés sont extraits du plus  récent intitulé ,,La hauteur de l’ herbe ». Ses poèmes sont traduits et publiés en français, en anglais, en  allemand, en suédois, en russe.  On peut le lire dans des anthologies ou dans différentes revues.
Temour Chkhetiani a traduit   en géorgien des poèmes de Guillaume Apollinaire, d’ Arthur Rimbaud, de Michel Houellebecq, de Rainer Maria Rilke, de Marina Tsvetaeva  etc.
P
oète réflexif. Il a un  mode de vie  un peu marginal et il habite seul  dans un petit village d’ où il voit le monde. Maintenant que les performances  poétiques sont à la mode, Temour Chkhetiani  tient une scène large ouverte : sa cour,  devant la maison ou dans sa chambre, sans  spectateurs.
Il écrit autant des longs poèmes  que de très brefs, des poèmes conventionnels et des vers libre...  On signalera  surtout ses haïkus,  qui naissent dans le silence de sa chambre et dans  sa solitude : il est  évident que la tradition orientale—chinoise et japonaise est bien connue du  poète.

უადრესატოდ, Poetry, Diogene Publishing, 2010, 70 pages.

La poésie de Temour Chkhetiani n’ est pas une  poésie facile, il faut la lire et la relire pour peu à peu, ressentir ce que le poète veut exprimer et ce qu’ il pense. Parfois  le vocabulaire est très simple, mais quand il saisit un lieu et un moment précis, les mots prennent tout leur sens. Temour Chkhetiani sait faire du moment le plus banal un véritable poème, sous ses apparences triviales, il peut révéler autant des sensations très fortes que des événements  exceptionnels.
Cette
poésie est caractéristique postmoderne se tressant à des passages intertextuels,  offre au lecteur un monde poétique original.

 

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Hauteur d'herbe, extraits

 

 

Traduit du géorgien par Ketevan Kokozashvili

 

 

LA CABANE

Nous nous sommes cachés de la pluie dans une cabane.
Avant cela, nous marchions ensemble dans la forêt;
Nous regardions, écoutions tout avec joie.
Regardions les arbres et les fleurs,
écoutions le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles,
nous étions si heureux de l'air frais, de l'eau claire et  l'un de l'autre…

Nous nous sommes cachés de la pluie dans une cabane.
La pluie nous a suivis pas à pas et nous a  mouillés,
Mais elle est restée à la porte
Et n'est pas entrée
Avec nous
Où notre rire battait
Contre les murs.

Puis nous nous essuyions
les cheveux, les yeux, les visages avec une seule serviettes.
Il  pleuvait encore et la pluie faisait du bruit sur le toit de notre cabane
Et  claquait à la porte.
Après cela, la nuit tombait mais nous pouvions toujours nous voir l'un  l'autre…  
Mais enfin  en pleine  obscurité
Tes épaules, tes seins, tes hanches éclairaient les ténèbres.
Il faisait frais, mais tes bras étaient chauds
Et tes lèvres étaient brûlantes,
Et dans la cabane le lit  étroit en bois
Était large et doux…

Peu à peu, la pluie s'est tue.
La pluie nous a quittés et s’ en est allée.
Et  nous nous écoutions nous respirer dans ce silence.
Et  nous sentions battre nos cœurs 
Et ensuite, peu à peu, il a commencé à  s’éclaircir,
A travers une petite fenêtre de notre cabane, la lune baissa les yeux
Et chuchotant elle a partagé avec nous ce secret:
“-Il n'y a rien de mieux ni de plus important
Sur la terre"…

Maintenant nous nous réveillons dans des villes différentes,
Eloignées  par des centaines de kilomètres,
Dans deux villes différentes.
.
Nous nous  réveillons au même moment, mais seuls:
Nous ouvrons les yeux sans joie.
Nous levons nos têtes d'un oreiller sans joie,
nous nous levons sans joie.
Et nous nous habillons.

Dans le même temps mais loin l'un de l'autre
Nous ouvrons nos fenêtres dans des villes différentes.
C’est une journée ensoleillée dans les deux.
Nous regardons par la fenêtre
Et voyons de différentes images
Dans deux villes éloignées  par des centaines de kilomètres,
Nous voyons  différentes choses,
Mais nous  pensons à la même chose,
Nous nous sentons les mêmes,
Et nous nous rappelons les mêmes choses :
Nous nous sommes cachés de la pluie dans une cabane.

 

 

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UNE IMAGE  D’ UN JOUR

En attendant quelqu’ un ou quelque chose
Nous étions assis, deux poètes, devant le théâtre, sur les marches de l’escalier,
Nous causions et fumions.

Nous causions et regardions
Les voitures, traversant la place devant le théâtre;
Nous regardions aussi les bâtiments:
La maison, l’ école musicale et la banque.

Nous suivions du regard les pigeons, qui
De temps en temps s’ envolaient de la place,
S’ envolaient et se dispersaient.

Nous causions et regardions
La haute muraille d’  un vieux palais,
Très mystérieuse et si patiente
Dans toute cette ville, petite et jolie.
Nous étions assis, deux poètes, devant le théatre, sur les marches de l’ escalier
Non loin de nous, à gauche,
Un chien de couleur et de race inconnue
Dormait.

 

 

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UN PETIT PONT

Pas vers moi,
Mais en passant sur moi - vers un autre !..
Combien de fois on a passé,
On a passé justement sur ma poitrine
Et la voix de mon cœur s’est perdue
Dans le bruissement  sourd de mes pas.
Moi, je reste immobile et sans mot dire
Et sur ma douleur
Pas de baume
Ou la caresse de la main soigneuse  de quelqu’un,
Mais seulement une feuille morte,
Comme le mot usé — ADIEU.

 

 

 

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LA CHAISE

1.

J’ai quatre pieds,
J’ai bien sûr le siège
Et encore le dossier
Et me tenant ainsi
Dans les chambres
Sur mes quatre pieds
Près des tables,
Près des murs,
Près des lits,
Je défends des règles déterminées pour moi.

Je n’ai pas d’âme.
Je ne peux pas courir librement
Dans les forêts de nuit,
Je ne suis pas assis triste
Derrière les barreaux
Je ne suis pas  laissée devant les maisons
Dans l’ ombre.

J’ai quatre pieds,
J’ai bien sûr le siège
Et encore le dossier
Et me tenant ainsi
Dans les chambres
Sur mes quatre pieds
Près des tables,
Près des murs,
Près des lits,
Je défends des règles déterminées pour moi.

2.

On s’assied sur moi,
On s’adosse à moi,
On me fait bruire
Et comme je ne peux pas
Dire quelque chose
Je supporte sans mot dire leur lourdeur
Et leur légèreté.

Je n’ai pas d’âme
Mon cœur ne bat pas comme les leurs
Je ne peux pas me réjouir
Ou avoir mal
Et je dois compter
Avec un silence habituel
Les minutes monotones et tranquilles
De ma vie
Mais de temps en temps
On vient ainsi :
On touche mon corps las
Avec leurs velours tendre,
On me caresse,
Mais seulement afin que
Je ne dessine pas
La carte grise de la poussière
A leurs larges culs
Et à leurs larges dos.

J’ai quatre pieds,
J’ai bien sûr le siège
Et encore le dossier
Et me tenant ainsi
Dans les chambres
Sur mes quatre pieds
Près des tables,
Près des murs,
Près des lits,
Je défends des règles déterminées pour moi.
Je n’ai pas d’âme.
Je n’ai qu’un seul ami
Au monde -
Le livre renversé

 

∗∗∗

 

MANHATTAN  DANS  LA  COUR
À Irakli Tskhvediani

Il est très facile d’appeler Manhattan
Ici, dans un village oublié de ce pays perdu,
Voilà dans cette cour,
Quand la fin de l’automne
Est si pleine de soleil et si chaude.
Emporte la chaise dans la cour, assieds-toi,
Ouvre la revue et lis,
Lis les poèmes de quelque Hans Promwell,
Oui, Promwell, il était aussi Cromwell,
Mais il écrivait  autrement
Et maintenant nous ne nous intéressons pas vraiment à lui.
Lis les poèmes de Promwell
Et tu sentiras comment le grand et bruyant Manhattan
Entre dans ta cour silencieuse
Et comment tu passes toi aussi et te perds
Dans l’agitation et dans la solitude de Manhattan.
Oui, tu comprendras
Quelle petite distance est
De ta maison sale
Aux splendeurs  de Manhattan ;
Et comme librement se place
L’agitation, l’effort,
La déception de là-bas
Et la solitude si énorme
Dans ta petite cour devant la maison…
" Il est ennuyeux l’automne à Manhattan,
Quand tu n’aimes personne".
Pas seulement à Manhattan…
Mais ici il y a du soleil et il fait chaud
Et l’ennui a disparu momentanément
Et avant qu’il revienne
Je me promène souriant dans mon Manhattan.
C’est l’automne -
Le soleil brille et il fait chaud…
Hans, qu’est-ce qui se passe là-bas ?
Quel temps fait-il à Manhattan ? ...

 

 

Présentation de l’auteur