Margaret Noodin : un regard sur la poésie native américaine

Vivre en fonction du nom qui vous est attribué.  

 

Les ancêtres nous disent : « vis en fonction du nom que tu as reçu . / Nous percevons la vérité dans nos os / si nous écoutons. » Extrait du poème Listening, dans Weweni de Margaret Noodin)

Fait rare pour être mis en avant dès la première phrase de l’article, Margaret Noodin écrit sa poésie dans sa langue tribale : il s’agit de l’Anishinaabemowin, qui est la langue des Indiens Odawa, Potawatomi, Ojibwa, tous peuples cousins originaires des Grand Lacs, en Amérique du nord. Cette langue est parlée par plus de deux cents communautés au Québec, en Ontario, dans le Manitoba, le Saskatchewan et en Alberta pour ce qui concerne le Canada mais aussi dans le Dakota du nord, le Michigan, Wisconsin et Minnesota pour ce qui est des USA. Sa vitalité regagne des forces mais sa survie est encore précaire. Et dans cette période de l’histoire de la planète où la diversité culturelle, comme la biodiversité sont en danger, il y a lieu de noter les efforts pour y échapper ! Bilingue donc, ses livres nous ouvrent sur une façon de penser et de regarder le monde avec des yeux d’Anishinaabe, une façon de percevoir et de décrire le monde avec une sensibilité qui porte attention à certains détails qui échappent aux langues occidentales n’ayant pas été conçues et polies dans le même environnement ; elles restent des langues « exportées », les langues Indiennes étant plus à même de dire le territoire qui fut le leur pendant des millénaires.

Margaret Noodin, Weweni, Wayne State University Press; Bilingual edition, 2015, 112 pages, 16,99 €.

Margaret Noodin est née en 1965, elle est membre de la nation Anishinaabe (Chippewa, descendante de la bande « grand portage » qui vivait sur les bords du lac Supérieur), née dans le Minnesota aux Etats Unis, elle enseigne actuellement à l’université de Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Elle fait également vivre un site www.ojibwe.net dédié à l’apprentissage de la langue Anishinaabemowin avec en plus des leçons, des histoires et des chants traditionnels Anishinaabe et des informations sur des événements ou des personnes ayant un lien avec la vie tribale indienne. Margaret est aussi directrice de l’institut Electa Quinney situé à Milwaukee, Wisconsin, qui s’occupe d’éducation pour les Indiens d’Amérique originaires de cette région sud-ouest du lac Michigan (Michigami), lac appartenant au grand bassin d’eaux venues des grands lacs et où les rivières Milwaukee, Menominee et Kinnickinnic se rencontrent, là-où les nations souveraines Anishinaabe, Ho-Chunk, Menominee, Oneida et Mohican restent, discrètement certes, présentes. Avec ses deux filles, Margaret fait partie d’un groupe de chanteuses : les Miskwaasining Nagamojig (les chanteuses des marais) qui s’accompagnent aux percussions traditionnelles Indiennes, elles chantent des chants Ojibwa (Anishinaabe).

 

 

La langue Anishinaabemowin est une langue agglutinante dont la grammaire peut sembler fort complexe à nos esprits façonnés par les origines latines de notre français. Mais chacun des préfixes, suffixes et personnes employées (14 au lieu des 3 que nous reconnaissons) nous indiquent la façon de comprendre les relations entre l’animé et l’inanimé, le proche et le lointain, le singulier et le pluriel …). Une façon fine donc d’analyser les phénomènes.

 

 

 Les versions des poèmes en Anishinaabemowin sont deux à trois fois plus longues que leurs versions anglaises, ce qui donne une multiplicité de sons pour sentir et faire percevoir la réalité Anishinaabe. Précision poétique contre brièveté tournée vers une « efficacité » matérialiste : ainsi se confrontent et se complètent les cultures ! J’ajouterai que cette langue agglutinante est comme la manifestation du savoir tribal : tout est lié. Les mots s’allongent à l’envi et la parole tisse ses filets qui attrapent tout de la réalité ainsi que vue par des yeux Indiens. L’anglais ou le français ne sauraient rendre visible, ni à l’oreille ni écrits sur le papier, cette philosophie de l’interdépendance !

Margaret Noodin, Université du Michigan, groupe d'étude du langage Ojibwe. Tony Ding/AP Photo.

Margaret Noodin parle de sa poésie comme d’un mélange qui essaie à la fois d’imiter, de respecter la tradition des ancêtres, mais aussi d’amener la langue vers une poésie moderne qui lui permette de changer et de s’adapter à l’époque actuelle. Margaret est l’auteure à ce jour d’essais, d’une thèse, et de plusieurs livres, dont certains « pour enfants », dont voici les titres :

  • Bizhiw Miinawaa Miinan : Lynx and the Blueberries with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2019.
  • Ajijaak: Crane with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2018.
  • Learning Ojibwe: Anishinaabemowin maajaamigad. With Kimewon, Howard. Owen Sound, Ont.: Ningwakwe Learning Press. 2009. ISBN 9781896832975.
  • Bawaajimo: A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature. American Indian Studies. Michigan State University Press. 2014. ISBN 978-1611861051.
  • Weweni: Poems in Anishinaabemowin and English. Made in Michigan Writers Series. Wayne State University Press. 2015. ISBN 978-0814340387.

 

 

Elle en prépare d’autres, dont un ouvrage intitulé ce que la mésange sait d’où sont tirés tous les poèmes sauf un, que j’ai traduits. Son premier livre de poèmes, Weweni, utilise pour titre la formule rituelle qui souhaite à l’autre de bien prendre soin de soi, qui lui veut du bien, quelque chose entre notre « bon voyage dans la vie » et notre « porte-toi bien », ou bien un mélange des deux. Margaret Noodin y évoque les sujets contrastés de l’actualité planétaire mais évoque aussi les histoires de fantômes, nous parle du message que délivrent les arbres. Les poèmes parlent de l’intime, des moments de difficultés et de joie, de rêves et d’inquiétude pour le futur.  Elle y évoque aussi les blessures et les traumatismes que la triste histoire de la colonisation a infligés aux peuples amérindiens. En voici un exemple :

Les prometteurs 

Parfois
la pluie tombait deux fois
et c’est quand ils mentaient.

Les hommes vieillis ont tordu
les promesses poussiéreuses
que jeunes amants ils avaient une fois faites

Les femmes vieillies au four ont cuit
les récits jusqu’à ce qu’ils lèvent
au-delà de la vraisemblance

Les petits enfants les adoraient
pour cette capacité
à re-imaginer leurs vies.

Leurs propres enfants étaient effrayés
à l’idée de ce qu’ils diraient
eux-mêmes un jour.

 

 

Margaret Noodin, Bawaajimo': A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature, Michigan State University Press, 2014, 37,91 €.

Dans son recueil en préparation, intitulé ce que la mésange sait, Margaret construit son travail en deux parties. Une première illustre la façon dont le langage, donc la pensée Anishinaabe, mélange philosophie, science et psychologie. La seconde rétablit la « vérité historique » trop souvent effacée ou maquillée dans les journaux ou institutions dirigés par la société dominante blanche. Ainsi ce poème :

 

Portrayed in the Newberry

 

Someone has carefully hung them in the half light
facing a declaration
which tells all the world the facts of
“the merciless Indian savages”
. . . but only the month is wrong.

We remember you Simon, wearing your brown shirt
you are son of Elizabeth and Leopold
you are grandson of Chief Topinabee
you are great-grandson of Chief Naniquiba
. . . but you are not a “chief” they say.

Nearby if we follow a different road
a wall-card remembers one                        
who called for human extermination
four days before Wounded Knee
. . . but he wrote stories for children.

Here where there are old pages and portraits
we wonder how to understand
discovery and being discovered
clarification and collusion
. . . but maybe it is time instead to discover one another.

 

Dépeints à la Newberry                      

 Quelqu’un les a soigneusement pendus dans la pénombre 
faisant face à une déclaration
qui annonce au monde les méfaits des 
“impitoyables sauvages Indiens”
. . . seulement le mois est faux.

 Nous nous souvenons de toi Simon, tu portais ta chemise brune 
tu es le fils d’ Elizabeth et de Leopold
tu es le petit fils du chef Topinabee
tu es l’arrière petit fils du chef Naniquiba 
. . . mais tu n’es pas un “chef” disent-ils. 

 Tout près, si nous suivons un trajet différent 
une plaque murale commémore quelqu’u
ayant prescrit l’extermination humaine 
quatre jours avant le massacre de Wounded Knee
. . . mais il écrivait des histoires pour enfants. 

Là où nous trouvons vieilles pages et portraits
nous nous demandons comment comprendre
découverte et être découvert
clarification et collusion
… mais peut-être est-il simplement temps de se découvrir l’un l’autre.

 

  • La Newberry Library ou bibliothèque Newberry, aussi appelée Newberry Research Library, est une bibliothèque publique de recherche de la ville de Chicago (Illinois). Elle est plus particulièrement orientée vers les sciences humaines.
  • Simon Pokagon (1830-1899), leader tribal des Indiens Potawatomi, écrivain prolifique, avocat de la cause indienne. Ses écrits se font abordables pour les populations blanches et disent sa fierté d’être Indien, il présente une image positive des Indiens qui alors devaient faire face à des défis jamais rencontrés. Topinabee et surtout son père Naniquiba étaient eux aussi des leaders, grands guerriers ayant adopté la cause de Tecumseh. (N.d.T.)

J’aimerais maintenant vous faire voir et lire des poèmes courts, pris dans la première partie de ce recueil ce que la mésange dit, qui expriment et montrent bien l’attitude et le regard qu’ont les Indiens en général sur les phénomènes de la nature et plus particulièrement leur relation entretenue avec les animaux. La version en Anishinaabemowin pour aiguiser votre curiosité ! Et rendre hommage à cette langue et à ses locuteurs.

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Bangan Zoogipoog

 

Epiichi bangan zoogipoog
biinijichaagigewaad 
biidaazhegaamewaad
endazhi maaminonendamang
ezhi-oshkibaakadawaabiyang waaseyaabang

 

Silent Snowfall

While silently the snow falls
souls are washed new
arriving along the shore
where we pause to consider
the way each dawnlight opens our eyes again.

 

Chute de neige chuuut  

Quand silencieusement la neige tombe
les âmes sont lavées de neuf
qui atteignent la berge
où nous nous arrêtons pour contempler comment
la lumière de chaque aube ouvre nos yeux

 

 

 

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Gijigijigaaneshiinh

Ningii-ozhibii’amawaag gijigijigaaneshiinyag onzaam gaawiin maajaasiiwaad miinawaa Linda LeGarde Grover gii-ozhibii’aad Azhegiiwe Wiingashk.

Aanikoobijiganag aanikoobidoowaad
wiingashk wiindamawiyangidwa
gashkibijigeg gegashk-akiing.

Gijigijigaaneshiinh ayaa gawaandag
noondaagozid noondenimiyangidwa
manidookeyaang manidoowiyaang.

 

Chickadee

For the chickadees who never leave, and Linda LeGarde Grover who wrote about them in The Road Back to Sweetgrass.

The ancestors tied and extended it
the sweetgrass, telling us
make bundles, the world is not yet ripe.

The marsh chickadee is there in the white pine
calling out wanting to be with us
it’s a ceremony, a way to be alive.

 

Mésange

 pour les mésanges qui ne partent jamais, et pour Linda LeGarde qui a écrit à leur sujet dans The Road Back to Sweetgrass (la route du retour vers Sweetgrass)

 Les ancêtres l’avaient etendue et nouée
la sweetgrass, ils nous disaient
fais des paquets, le monde n’est pas encore mûr

 La mésange des marais se trouve dans le pin blanc
elle appelle veut participer avec nous
c’est une cérémonie, une façon d’être vivante.

 

 

  • Sweetgrass est une ville au nord de l’état du Montana, mais c’est aussi une herbe que les Indiens d’Amérique du nord récoltent et rassemblent en “bouquets”ou bien en tresses pour les faire sécher et les faire brûler, ce qui degage une odeur particulière, comme le ferait l’encens, avec des vertus purificatrices. (N.d.T.)

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Bi Booniig

Boonipon apii biboong miidash dakaanimad odishiwe daashkikwaading
Boonitamaang madwezigoshkaag miinawaa bizindaamangidwaa wewenjiganoozhiinhyag
Boonigidetaadiwag mii maajii-aamiwaad epiichi makwamiiwaagamaag
Booniiwag enaazhi-zhingobiiwaadikwanan nanegaaj waaboozwaagonagaag
Boonam gegapii miidash boonendang aki biinish bookoshkaag

 

Landing Here

When it stops snowing in winter and deep cold arrives to crack the ice
We stop hearing the freezing then listen for the great horned owls
They forgive one another and begin to mate while the world is frozen
Landing on pine branches as snow falls gently in large flakes
Eventually she lays an egg then ignores the world until it breaks

 

Atterrir ici

 En hiver quand il cesse de neiger que le grand froid arrive et fait craquer la glace
Nous cessons d’entendre le gel alors nous écoutons les grands-duc
Ils se pardonnent les uns les autres et s’accouplent pendant que le monde est glacé
Se posant sur des branches de pin ils font tomber délicatement la neige en larges flocons 
Finalement elle pond un œuf alors elle ignore le monde jusqu’à ce qu’il éclose

 

 

 

Pour conclure, dire aussi que Margaret n’écrit pas « seule », dans le sens où elle reconnaît avoir des alliés objectifs et des soutiens en les personnes de Kim Blaeser, Heid E Erdrich, poètes Anishinaabe comme elle, entre autres amitiés. Je ne sais pas quel nom a été donné à Margaret Noodin, poète si attachante, mais si je devais lui en donner un, après ce que j’ai lu d’elle et sur elle, cela pourrait bien être « la-courageuse-survivante-qui-enseigne-inlassablement ». Et elle le fait dans le respect, dans la compassion ; pas de traces de colère chez elle comme il peut s’en trouver chez d’autres auteurs amérindiens même si elle dénonce le sort fait aux Indiens d’Amérique du nord, aujourd’hui comme par le passé. Quelque chose de pacifique dans son œuvre qui pourrait laisser entendre comme un appel à la réconciliation. Et comme le disait souvent John Trudell, leader et poète Sioux en direction d’un auditoire occidental : « n’oubliez pas que vous êtes les prochains Indiens » ! En ce monde perturbé où des espèces végétales, animales, disparaissent chaque jour, une vague d’extinction de l’espèce humaine n’est pas inenvisageable qui rappelle et évoque la vague d’extermination génocidaire subie par les Indiens d’Amérique du nord et les peuples indigènes de la planète, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours.

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Chronique du veilleur (38) : Jacques Robinet

 Jacques Robinet a publié plusieurs livres de poèmes aux éditions La Tête à l’envers. En 2018, les éditions La Coopérative ont fait paraître son récit autobiographique, Un si grand silence, bouleversante évocation de la figure maternelle et du parcours d’existence de ce prêtre psychanalyste, ami de Julien Green.

Les qualités de son écriture, sensible et très maîtrisée à la fois, éclataient dans ces pages de prose, d’une exigence bien rare en notre époque. Sans aucune complaisance, sans autre ligne directrice que la recherche inlassablement reprise de la vérité de l’être.

La monnaie des jours, qui vient de paraître, me semble réunir en un volume toutes ces remarquables qualités. « Un passé en forme de traces » offre d’abord, en une première partie, un ensemble de poèmes en prose, précédés d’une « lettre à mon dernier analyste ». Ce sont des rencontres, des ambiances, des songeries, qui font penser au promeneur ou au rêveur des crépuscules baudelairiens.

La partie centrale, la plus importante, rassemble des pages de journal des années 2012 à 2019. Le poète dialogue avec lui-même, le croyant s’interroge sur sa foi, sur Dieu et sur la mort. L’écriture du diariste atteint là des sommets, où le feu de l’introspection se confond avec les rougeoiements et les brûlures d’une parole  souvent confrontée au silence.

Ecrire ces choses, remâchées depuis toujours, non pour me convaincre, mais pour atteindre le silence où Son appel me convoque.

Jacques Robinet, Un si grand silence, Editions de la Coopérative, 2018, 148 pages, 18 €.

N’être plus à la fin que cette brebis pantelante qui se rend au berger qui la poursuit. Oh ! les mots, les phrases, l’enchaînement des images, tout cela usé jusqu’à la corde, cet épuisement du langage qui se hâte, honteux, vers sa source, sans jamais la reconnaître, ni renoncer pour autant à sa quête.

Si Dieu vient, que ce soit malgré cette hémorragie du langage qui est maladie humaine. Il faudrait être, à son exemple, un enfant sans paroles pour l’accueillir. Tous nos mots bafouillent, couvrent sa voix qui est silence.

 

Comment ne pas ressentir ici, profondément, cette fièvre, cette lutte avec et contre les mots, pour tâcher d’avancer sur le chemin de lumière ? Jacques Robinet aime ces mots, il avoue : « Je me grise de mots, je le sais. J’ai besoin de mots comme l’oiseau a besoin de graines. Je les rêve, les brode, les charge de mission impossible : dire à ceux que j’aime, morts ou vivants, combien ma vie est riche grâce à eux. » Mais il sait aussi, et il le prouve à chaque page, que la « source endormie » peut jaillir « au détour d’un mot ». La vie de l’âme, suivie en ses doutes, ses contradictions, ses météorologies intérieures, ne cesse d’alimenter ce journal.

 

Jacques Robinet, La Monnaie des jours, Editions de la Coopérative, 2019, 233 pages, 21 €.

Si on devait penser à l’avenir de nos pauvres écrits, nous aurions tôt fait de ramasser nos pelles et nos seaux, avant la prochaine marée. Il faut écrire comme l’enfant joue à capturer la mer, sans  y croire. Si vivre pouvait être occupation ludique, le monde serait moins sinistre. Inutile de rêver ! On écrit le plus souvent pour tenir en respect la crainte et la douleur. Toute création s’efforce de guérir la vie.

 

Le psychanalyste le sait, mais tout aussi bien le chrétien qui veut vivre dans l’amour : parler, écrire, peuvent aider, à condition que tout reste ouvert, que l’on puisse faire confiance au plus simple,  qui est souvent aussi le plus silencieux.

 

L’Inconnaissable nous frôle sans se dévoiler. Il suffit de maintenir la possibilité d’une promesse qui ne se trahit pas. Trop de discours se referment. Comment garder l’ouvert ? Dehors, le silence des arbres qui ruminent la lumière. Ne pas faire procès à Dieu de ses extravagances qui sont l’expression de ce qui déborde nos limites. Revenir à la goutte d’eau qui se perd dans la mer.

 

La dernière partie du livre, « Clartés d’avenir », tente par une autre voie, celle de l’aphorisme, d’atteindre cet « Inconnaissable », et ce sont  alors de fraîches gouttes qui semblent couler de source :

 

                  Ne retiens pas l’oiseau ou la fleur : goûte son chant et son parfum

                                                              *

                 Neige : coup d’archet du silence

                                                              *

                 Ecrire comme on plante des arbres : pour retenir la terre auprès des eaux

 

Cette belle et riche « monnaie des jours », que Jacques Robinet grappille pour nous dans l’espérance, malgré sa hantise de la mort qui vient, malgré toute la cruauté tragique de la vie, nous la recevons comme un véritable trésor, de beauté et d’humanité.




Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé.

Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). 

Rencontre avec Jolanda Insana, à Messine en novembre 2017.

À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

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Jolanda Insana

I

 

les mots aussi vers leur calvaire
portent la croix
et sortent morts du dictionnaire

 

jamais senti autant le froid
et je noue à mon cou les fichus des jours de deuil
pour les tenir au chaud qu’ils ne se refroidissent pas
si jamais elle revenait et avait froid au cou
comme en rêve elle revient et son menton tremble et elle claque des dents
et pas de chaleur d’août qui la réchauffe et l’anime

 

ailes grand ouvertes elle volette la petite pie
qui se gave jamais rassasiée d’insectes et de rongeurs

l’année finit
et les baleines grises laissent l’Alaska
et se mettent en voyage
pour la longue route de la mer
et nous perchés sur ces chaises de bonne assise
nous ne bougeons pas d’un millimètre
pour procréer et conserver
aussi n’allons-nous nulle part
et sommes craintifs de tout

à la baisse est la foi et l’espérance

 

je suis ici
à une distance de cinq cents milles
et je pense à toi qui penses à moi
et dans le rêve tu approches la main de mon nez
et tu as un tremblement de cils

 

tu as les pieds tu as les chaussures qui puent
amour déchanté
et pourtant jamais je n’ai dégainé l’épée

m’éblouit et obscurcit la lumineuse créature
qui devient ténébreuse et dresse la muraille

 

poussé le long des grillages à coups de rame
le thon entre dans la chambre de la mort
sans chansons ni hourras

 

comprendre où s’est enfoncé ce moi éreinté
qui à temps perdu fit échec à son univers

 

plus facile de sauver la vie
que sauver de la vie

 

elle est perturbée la résidence du cœur
et les nerfs oscillent du dedans au dehors
quand en navette entre le passé le plus lointain
et le présent bloqué dans son cours
des échos retrouvés de pensée se cognent aux parois
et des voix rendent des jugements sans appel
et demandent qu’on barricade portes et fenêtres
ricanant et murmurant
qu’il n’est pas question que l’on ne peut que l’on ne doit
ou pour appâter putassent
et empestent le chaud morceau
qui reste là sur le plat du jour à refroidir

mutilés tous nous sommes mutilés
par le super-censeur qui coupe les fils
avec ses cent-treize dents
et rumine et se tache en restant à la garde
de l’égout conservatoire de merde et autorité
Cerbère œillu et dévoreur

mais palper la blessure qui menace
et soigner le mal en renouant le dialogue
exactement au point qu’il s’est interrompu
où et quand il sortit des rails

 

il sautille se balance
reste pendu à la branche et fait de l’œil
à la prune juteuse avant de la becqueter
le moineau gourmand qui attendit tout l’hiver
en rêvant de graines joyeuses

 

ne se mettra plus en route la nuit
pour le pèlerinage à la Vierge Noire
ou au sanctuaire de l’Antenne-en-mer
ni n’allumera de cierges contre le mal
et les diables qui sous forme de vers
entrent dans le ventre de chaque mortel
et lui ôtent la lumière des yeux
excitent son esprit le rendent fou
mortuaire sous son suaire

 

et plus ne me nourrira
de pain-perdu et blanc-manger
ni ne découvrira la marmite
avec le pot-au-feu de chèvre
la bonne soyeuse viande de chèvre
que je ne mange plus depuis des lustres

 

 

 

Jovana Insana, Da dove mi venne quest'amore Selene (D'où venait cet amour Séléné), 2009.

II

 

on peut même écrire avec du jus
d'échalote ou de citron ou d’autre fruit aigre
et aucun signe ne sera visible
tant qu’on ne l’expose au feu
et qu’il redevienne mot
pour disparaître loin du feu

 

le requin mort
continue d’avaler
vivants poissons

 

la fenêtre claque
change décor et réplique
aussi après tant d’énervement
j’ai envie de brailler des chansons
parce que le dernier mot n’est pas dit

voix de silence est la voix du père et du fils
pendant que le patron crie
à moi tous les micros

raidis par le gel cet hiver les oiseaux tombèrent

 

 

dans la plénitude de l’heure chaude
rongée par les acides de la sueur
méprise l’esprit oublieux
puisque derrière le mur la vie continue à respirer
harassante
et j’existe en équilibre à cette hauteur
pour ne pas être dé-tournée

 

 

la douleur qui par le corps se meut
et n’est jamais en certain lieu
diversement remue
encombre la vue
fracasse les membres
et quand le col s’affaisse
comme si défaits étaient les nerfs
peine à soutenir la tête qui tombe morte
et ne veut pas tomber

 

tremble le balcon avec tous les jasmins
et les guirlandes d’oignons
mais je ne suis pas proche parente de la mort
et ne veux pas embrasser qui s’en va

 

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

 

 

 

III

 

tu l’infibules et la lorgnes
la courtises et réévoques et la soufflettes
presses décharnes et te la fais – la langue

 

oppressé par ce qui travaille dans la nuit
il ne pleure ne hurle et se désespère en dormant
rêvant qu’il s’écroule
et son goût est brûlé par trop de soif
et ce voile devant les yeux
il tombe si tu ne le serres pas à la taille

 

il n’est précaution qui vaille contre la peur
à trois ans lorsque s’ouvre le premier gouffre
et que sous les bombes on perd terre et eau
mais je crains que ce ne fut pas là le dernier avis
expédié par le patron

personne ne saura quel mal ce fut
d’avoir blessé l’ouïe

 

je suis ici et tu dis non au baiser enchanteur
parce que tu veux que l’on voie combien la mesure est sans comparaison
mais je peux témoigner que ce ne fut pas illusion et que la vue
dura aiguë pendant deux nuits
puis la vision pendant plus d’un mois et maintenant au froid
l’extase perd en envergure et s’abat en stase

 

contre l’outrecuidance de l’empire
l’âme se lève et dit
– donnez-moi une gorgée d’air et je renierai l’ennemi

quelque chose
il doit y avoir quelque chose
contre les assaillants des barrières du moment
et donc ce n’est pas une chose bizarre
que l’irrespectueuse distance de ce lieu à ici
où je me consume dans un incendiesoleil
apercevant en procession les porteurs de reliques
qui ne savent jamais comment s’étend outre mesure
l’arrogance de camoufler la mort
mais aveuglée je ne reconnais pas la bête fauve qui engloutit ma vie
alors que je voulais à petites gorgées

 

 

 

Jolanda Insana, Frammenti di un oratorio (Fragments d'un oratoire).

 

IV

 

je suis marionnettiste
et je fais mon petit théâtre avec deux seules marionnettes
elle et elle
elle s’appelle vie
et elle s’appelle mort
la première elle pourainsidire a des couilles
la seconde est une petite conne
et quand il arrive que compénétration s’ensuive
la vie meurt carrément de plaisir

 

mais qui pense à te foutre
bêtasse d’une truie
toute en rogne après la vie

 

c’est moi la vie
et je t’enfourche
mort foutue
toute en tremblotement

 

semblant qu’elle me voit pas
suffit d’un revers de main
et adieu pain et plaisir
le strict nécessaire
pour subsister

 

nous ne finirons jamais de faire
bagarre amère
aucun copain n’y mettra
son mot de paix
tu souffles les bougies
que je rallume

 

la vie sent bon la vie
si douce
qu’elle décolle les saints
de leur croix

 

 

V

 

que veux-tu Sibylle ?
– je suis voix et ne veux r’mourir
– parle-parle pendant que j’t’emmielle et survole

 

à la poésie point de remède
qui l’a se la gratte comme gale

 

et pourtant le poète infortuné
ou se pend ou est tourmenté

 

et de toi les autres diront
il est mort et va chantant

 

je me retranche et ne me déboîte pas
là où le pain est le plus salé
et je laisse la mélasse aux fourmis

 

quand ça vaut la peine
je baisse ma visière
et frappe des coups de beauté

 

(d’un recueil en construction)

à suivre

 

Présentation de l’auteur




Introduction à l’œuvre de Lee Maracle

Née à Vancouver, en Colombie Britannique, Lee Maracle est membre de la Nation Sto:Lo. Elle enseigne au Centre des Études indigènes à l’université de Toronto, où elle sert de conseillère pour les étudiants aboriginaux et où elle est directrice des cultures traditionelles pour l’École de Théâtre Indigène.

Elle est considérée comme l’une des premières voix de la poésie indigène au Canada. En 2009, l’université Saint Thomas de Miami en Floride lui accorda un Doctorat Honoraire de Lettres et Sciences Humaines. En 2019, elle fut finaliste pour le Prix Neustadt (appelé familièrement “Le Petit Nobel”) décerné par la revue World Literature Today. Elle reçut le Prix J.T. Steward “Voices of Change” et un Prix du Livre Américain de la Fondation “Avant Colomb” en 2000.

Ses oeuvres comprennent plusieurs romans et recueils de nouvelles, dont First Wives Club: Coast Salish Style (2010), Will’s Gardenet Daughters are Forever (2002), Ravensong (1993), Sundogs (1992), et Sojourner’s Truth and Other Stories (1990). En parallèle, elle écrivit des oeuvres engagées témoignant de la condition des femmes, dont deux livres: I am Woman: A Native Perspective on Sociology and Feminism (1996), et Bobbie Lee, Indian Rebel (1990). Son intérêt pour les langues et la communication interculturelle dicta une de ses premières publications, Telling It: Women and Language Across Cultures (1990), qu’elle écrivit avec Marlatt Warland. Elle a une attitude critique envers le traitement des populations indigènes par les Canadiens. Elle dénonce la violence contre les femmes indiennes du Canada, qui disparaissent ou sont tuées environ quatre fois plus que leurs consoeurs blanches.

Lee Maracle, Columpa Bobb et Tania Carter, Hope matters, CBC Books, 2019.

Ses oeuvres poétiques comprennent les volume Bent Box (2000) et Talking to the Diaspora (2015) ainsi que de nombreuses publications en revues. Elle figure dans plus d’une douzaine d’anthologies d’Amérique du Nord. Son roman Le Chant de corbeau, qui traite de l’épidémie de grippe asiatique à Vancouver dans les années 1950 et de la négligence systématique de la communauté médicale des Blancs à l’égard des communautés indiennes, a été publié en français en 2019.

Pour Lee Maracle, la poésie est une oeuvre collective. Elle apprit de son grand-père l’importance du son et du rythme. À son tour, elle écrit des poèmes avec ses deux filles, Columpa Bobb, par ailleurs productrice de films, et Tania Carter, qui est également peintre. D’écrire, dans la tradition amérindienne, veut dire de contribuer à la vie de la communauté. C’est ce que représente le dernier volume publié par la poète et ses filles, Hope Matters (2019). Les poèmes très divers de ce volume parlent du voyage des peoples indigènes – aussi appelés les Premières Nations, depuis l’arrivée des colons anglais jusqu’à la réconciliation au-delà de l’arrachement et la dissonnance culturels qu’ont vécu des populations entières prises entre tradition et adaptation.

Le thème de la réconciliation est central à l’oeuvre de Lee Maracle qui n’en cache pas les difficultés: colère contre l’envahisseur, frustrations devant l’ignorance destructrice des colons blancs, douleur de la perte de l’identité traditionnelle, revendication très développée du droit à la parole, volonté de persévérer dans la protection de valeurs indigènes essentielles, solidarité avec les populations opprimées telles les Palestiniens.

La nature est très présente dans son oeuvre. Symbole d’innocence primale et de beauté, ses couleurs, sons, lumières, et paysages n’ont aucun secret pour la poète qui leur consacre ses plus beaux vers. La communauté indigene est également très présente dans ses poèmes qui font de l’amour maternel un pôle essentiel de la profondeur palimpsestique et historique de chaque événement de la vie/poésie. Car dans l’oeuvre de Lee Maracle, la vie est la poésie et la poésie est la vie.

Les poèmes ci-dessous sont traduits pour la première fois en français. Ils viennent de Bent Box et de Talking to the Diaspora. Nous tenons à remercier vivement Lee Maracle et ses éditeurs pour leur gracieuse permission de les reproduire ici.

Traduction de Alice-Catherine Carls

 

Du volume Bent Box (2000)

Les rues

Je connais ces rues.
Enfouies sous elles sont d’anciens chemins, des
sentiers sûrs qui menaient mes grand-mères du berceau à la tombe,
les guidaient du village ancestral à leurs jardins.

Je connais ces rues.
Chacune amena des nouveaux venus, des habitudes nouvelles,
des coutumes insondables qui transformèrent nos vies et
effacèrent les paisibles sentiers Anishnawbekwe.

Je me souviens de mon A’holt qui évitait les humains
en courant d’un village à l’autre sous le couvert de la nuit.
Des deux saoûlards qui l’accostèrent, puant le whiskey
l’écartelant, sourds à ses protestations.

Je me souviens de leur couteau fendant sa jupe, elle
les doigts en sang, le saisissant pour se faire justice
les laissant agoniser dans la nuit pendant qu’elle détalait
sur le dernier sentier sûr.

Je me souviens de l’histoire que racontait maman, elle esquivait les voitures
sous le couvert de la nuit, se cachant, se hâtant, se précipitant,
essayant d’arriver chez elle avant que l’invasion
ne prenne racine en son for intérieur.

Je me souviens de ces rues, de ma jeune vigueur,
moi, dans la plus belle saison de ma vie, sautant
dans un fossé, insultée par son eau putride, attendant cachée
que le moteur du véhicule aggresseur s’éloigne dans la nuit – en silence.

Silencieux. Dans le vacarme des arrivants, nous devinmes étrangement silencieux,
pendant que, bizarre, les tripes de Cheryl Joe étaient jetées dans ces
rues. Rosemarie Roper arrachée de son suaire pierreux.
La fin de son voyage au bout de la nuit sur ces nouvelles rues
ne provoqua aucune indignation – aucun bruit.

Dans la rue, le calme du noir est de mauvais augure.
Le silence ne protège pas. Privés de voix, nous tremblons sous le talon
de l’assaillant. Privés de voix, nous tremblons sous la menace.
La nuit n’est plus un temps de réflection, elle devient une insulte.

Nous avons hérité cette nuit il y a longtemps. Une promesse de
Grand-mère Lune y était attachée. La promesse de rêves
doux et merveilleux. La promesse d’un amour sûr et durable.
Cette nuit, cette nuit, est soudée à ces rues, au silence, à la violence.

Nuit esclave dont un silence de mort tue les rêves et
détruit douceur, émerveillement, et promesse de fraternité.
Grand-mère Lune: sise au-dessus de ces rues tu es forcée d’assister
à la nouvelle nuit qui s’y est invitée.

Pardonne-moi de ne pas être venue plus tôt libérer tes yeux,
re-créer les images du monde enfoui,
élever ma voix pour résister
à la désacration de ton éternité.

 

 

Lee Maracle, Bent box, Theytus books, 2000, 168 pages, 27,57 €.

∗∗∗∗∗∗

 

Ma boite de lettres

 (le 23 décembre 1959)

 

Je n’avais que six ans quand on me força à prendre
la boite de lettres bestiales.

L’amitié manqua dès le début.
Nous nous en voulions.

Elles se bousculaient en dessins
fous, insensés, ridicules.

Défiantes, elles sautaient autour de moi
n’importe comment et en rond.

Elles me valurent des ennuis, ces malignes
petites crapules.

Elles me détestaient. Prétendaient que je
ne les comprenais pas.

Je sautais dans la boite, les attrappais
et les clouais au sol.

Cela rata, elle se battaient bien.
Elles étaient vingt-six et moi, une seule.

(Ajouté en 1991 après avoir retrouvé ce premier poème que ma mère avait gardé).

Avec diligence et persistance
je devins leur amie

Il me fallut des années
pour les assagir.

 

 

Lee Maracle lisant un extrait de Hope Matters à la soirée de lancement de Book*hug Press, printemps 2019.

 

 

Les framboises

Mille petites épines me
                   piquent la peau
la canicule fait cloquer
                   mon dos noir.

Une multitude de baies rouges
                           sautent et passent
                                               devant moi.

            Les orties
la boue matinale, les moustiques
                                                  les taons. . .

Un seau lourd pèse à mon cou
bras levés, yeux plissés.

Tout compte fait, j’aime mieux cueillir des framboises
que de végéter devant ma machine à écrire.

 

 

Maman

un chaud écho de voix
passe sur les pieds endoloris
et les doigts gelés

une loufoquerie
une volée de sons rythmés
j’écoute maman
rire dans la cabane aux crabes.

vingt-neuf ans plus tard
passant sur un dos endolori
et des doigts gelés

une loufoquerie
envoie un écho de sons rythmés
mes enfants écoutent maman
rire dans les framboisiers.

 

(Maman: jadis je me cachais derrière la cabane aux crabes pour t’écouter, toi et les femmes 
qui travaillaient avec toi, parler et rire, au rythme régulier du martelage des crabes. Je riais tout 
doucement pour que tu ne saches pas que j’étais  là. Je voulais entendre les histoires, le rire, je ne 
voulais pas être renvoyée.

Je ne parlais pas encore. Quand je sus parler, mes sentiments et mes pensées étaient prisonnières de 
la dureté de la vie. La voix et les mots m’étaient étrangers; je voulais comprendre pourquoi.)

 

 

Lee Maracle lisant un extrait de Conversations with Canadians à la soirée littéraire de Book*hug Press, automne 2017.

 

Columpa

 

De ses yeux écartés
couleur de bois brûlé
brillants comme le soleil
dans un champ saturé de pluie
mon enfant aux yeux rêveurs
regarde le monde.

Un flot infini de gens
basanés
traverse son monde.

                             Des grands, des géants
           au comportement autoritaire
                                    et décisif,
          au coeur chaleureux et au rire profond.

Ses yeux regardent au-delà des gens qui
rapetisssent au fur et à mesure que son univers grandit.

Des milliers de détails
composent le tableau de la dame rêveuse
des détails qui se gravent
fermement dans son esprit.

L’humour éclaire sa vie
comme les rayons de lune
calment la peur du noir.

Venu du fond de son corps, le rire
la secoue, envoyant des vagues de plaisir
à ceux qui l’entourent . . .

                        Rayons de soleil et de lune
                        dansez autour d’elle. 

                        Embrassz les sommets
                        Caressez les arbres.

                        Ne quittez jamais le coeur
                        de ma Columpa aux yeux rêveurs
                        et au visage de lune.

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Du volume Talking to the Diaspora (2015)

Les cartes

Les cartes sont des ordres de marche vers des lieux anciens connus.
Les cartes conjurent des souvenirs de butin, pillage et innocence.
Les cartes sont des voyages vers des illusions que personne n’a perdues.
Les cartes sont des re-visites critiques, des visions de répétitions inédites.
Les cartes dirigent les intentions, attirent l’attention, et révèlent un prédécesseur.
Les cartes dispersent le réfléchir et trompent le bien-être.
Les cartes aplatissent surfaces, temps, distance, et hauteur,
réduisent les illusions essentielles à des rubans d’encre et de couleurs.
Les cartes sont prétentieuses,
visant à connaître le lieu de toute chose, quelle arrogance,
prétendant avoir un pouvoir dont elles sont démunies.
Les cartes ont des limites.
Les cartes sont toujours datées.
Les cartes ne mènent jamais à l’inexploré.
Les cartes font culbuter notre attention d’être en endroit,
de temps métaphysique en rues, routes, et horloges.
Les cartes escamotent notre éventuelle réponse à la profondeur.

 

 

 

L’haleine

 

L’haleine glisse sur les cordes vocales
des perles de vérité frétillent dans les mensonges
elles fredonnent dans les replis des cordes
répercutent la bravade pour cacher la douleur

s’ensuit une empoignade
l’haleine souffle
                      peine
bat l’air
bouche des trous dans les espaces
                                                       du vide
dégrafe les rangs de perles
                          prisonniers des profondeurs

l’haleine pousse
                         de toutes ses forces
force la voix à s’ouvrir
dégage les toxines, suintement
épais et léthargique

h          a          l           e          i           n          e
doux air
h          a          l           e          i           n          e
perles de vent
pierres d’espoir

 

 

 

Lee Maracle, Talking to the Diaspora, Arbeiter Ring Publishing, 2015, 128 pages, 14, 95 €.

Le zéphir

 

La danse du zéphir sur l’herbe
bat une mesure constante
que n’affadit pas la répétition

Le levant déracine la croyance
re-cherche le monde de l’herbe
entretient une promesse essouflée

L'herbe succombe à l’aquilon
Les arbres se rendent, sève immobilisée par le froid
narguant la venue de l’hiver

Exalté, l’auster se hâte
d’attirer l’eau, petits miracles
s’élevant des fleuves rêveurs

 

 

Lee Maracle parle de la peur lors du festival international littéraire de la fondation Blue Metropolis en 2018.

 

 

Le bois

le bois cède
à l’injonction des lames
de la tronçonneuse, la coupe
diminue la légèreté de son être
les autres enfants de la terre ont une mémoire
cette mémoire menace la sérénité
volent les copeaux de bois
la sculpture
chasse les envols
trop d’instructions
font des trous dans les coeurs des enfants
je les efface, me remplis de tas d’absurdité

 

 

Les flûtes attisent les chants de feu

 

Les flûtes attisent les flammes de nos chants de feu
sur les charbons brûlants le son brode
des jets de feu qui allègent le fardeau
porté par les femmes
Dans ces jets gazouillent des oiseaux sacrés
des flûtes jouent un imaginaire chant de grâce
dont les notes ont une délicatesse impossible
Le son parle d’un oreiller bordé de feu
qui adoucit l’atterrissage
à la fin de chaque étape de ce long voyage

 

 

Les fils

 

certains fils sont des corbeaux métamorphiques
qui de leurs ailes emplumées taquinent des rêves noirs,
les transformant en concepts de fer forgé qui vont
bercer leur voyage à travers le temps sur des ailes
dont la tâche est de porter les messages d’instants
intercalés entre passé, présent, et futur,
en espérant que ceux qui ont les pieds ancrés dans le
présent verront le magnifique film multicolore qui les
conduira vers l’espace entre des mondes en collision.

certains fils sont des loups visionnaires qui arpentent leurs
marquages d’urine, l’espoir dans les mâchoires,
les dents acérées, les yeux trouant l’espace-rêve
de minuit juste au-dessus du territoire qu’ils
ne partageront jamais avec le monde, mais avant de
réduire l’accès à leur territoire ils invitent la corneille
qui vole contre leur épaule à communier, lui laissant jeter
un coup d’oeil sur la fin du sentier de l’avenir.

certains fils sont des ours qui soignent notre vision du monde avec
les mêmes vieilles images folles qui dansent dans
nos têtes, nous convainquant que tout est comme il faut
jusqu’à ce que nous imaginions le ciel dans une direction insensée
et pas seulement les enfants de la terre jouissant
de la vie. Ce traitement nous sauve d’une sauvage
auto-destruction, nous remet sur un chemin où le
début est si facile que nous reprenons espoir.

certains fils sont des crapauds vautrés sur des feuilles de lotus,
croassant à l’unisson, criant au loup, au corbeau, à l’ours, pour
l’instant, enquêtant sur leurs histoires, questionnant
les voyages, examinant la transformation, trouvant
dans leurs gorges rauques une jauge pour évaluer la
rhétorique des animaux terrestres puis ils décident
de sauter tous ensemble.

 

 

 

Sans titre

 

La lumière de mon arc atteint le précipice,
forme un chemin jusqu’au bout de l’haleine de la terre
Ces extrémités s’attachent à chaque rive
sur ce pont de lumière sur le dos de la tortue
dansent les esprits libres

 

Les filets

Des filets d’images
dont on a râclé toute dimension
m’éludent
Ils flottent juste hors de portée
un imperceptible mouvement de la main
ne peut les récupérer
ni saisir ces tranches de rêve
Les morceaux dansent et me hantent
glissants
ils me narguent
Mes minces images râclées soupirent
et me sourient

 

 

Ciels nocturnes

 

Les ciels nocturnes passent sur l’Ile de la Tortue
en émettant des tons noirs funèbres
en attendant que le soleil revienne embrasser la terre
et la baigner d’une douce lumière jaune givré
Les ciels nocturnes emplissent l’espace entre le corps
chaud de la terre et le monde émerveillé des nations d’étoiles
Viens, ciel nocturne, viens à moi, aime mon corps étendu
dessine de chauds rêves noirs sur ma peau offerte

Les ciels nocturnes m’apportent les souvenirs
d’une femme à la peau brune tournée vers l’est
regardant le soleil se lever sur des voiles gonflées
attendant les visiteurs du bateau, innocente

Venez à moi, ciels nocturnes, enveloppez-moi de noir
aimante lune bleue de minuit à la lumière pâlie
chuchote des mots tendres, apaise mon corps endolori
réchauffe mon coeur dans l’attente de demain

Les ciels nocturnes viennent en retenant leur souffle, croquant
les paroles des âmes piégées coincées dans l’enclos
entre le corps de la terre et la frontière de son souffle
Âmes piégées attendant leur dernier retour chez elles

Les ciels nocturnes viennent partager l’haleine des corps
des corps saignants qui crient partout leur sang
Ces esprits désavouent les histoires des rencontres du
premier type. Silence, ô nuit, laisse-moi me reposer, silence

Des baïonnettes miroitent dans mon obscurité. Froide lumière
coupante réfléchie dans les mains d’hommes dont
les esprits vides plongent des barres d’acier dans
les fragiles corps des femmes venues les accueillir
Ciel nocturne, viens à moi, aime-moi
Enveloppe-moi, emmène-moi là où
mon coeur pourra trouver le souffle nécessaire pour parler
aux femmes dont le sang tache toujours le sol

Ciel nocturne, viens à moi, aime-moi pour que je puisse
étendre le tabac – faire face à ces femmes
les entendre me dire les cérémonies dont elles ont besoin
pour demander aux Nations d’Étoiles de les ramener chez elles

Ciel nocturne, viens à moi, touche l’origine du souffle
Emplis-moi de la voix dont j’ai besoin pour chanter le chant
qui tracera le sentier d’étoiles dont ces femmes ont besoin
pour leur long voyage vers leur demeure – viens, ciel

Le velours des ciels nocturnes danse de part en part
dans une beauté de rêve, la cérémonie émerge
libère mon esprit, résoud le dilemne
des femmes à l’esprit piégé qui dansent

Le ciel nocturne vient, saisit les rayons de lune
les étage entre la nation d’étoiles et la terre
La nuit murmure reviens chez toi, enfant – reviens chez toi
quitte cette île de sang, de froid, et de mort

Les ciels nocturnes donneront en retour d’amples rêves
d’amour, de vie, d’avenir, ils enlèveront le
résidu spiritual de sang et de mort
éveilleront mon corps au soleil, au vent, au chant

 

 

 

Présentation de l’auteur




Nicolás Corraliza

Nicolás Corraliza Tejeda (Madrid, 1970) arrive à définir, avec son dernier recueil Abril en los inviernos (Chamán ediciones), cent parcelles de réalité qui oscillent entre l'espoir lumineux et un pessimisme clairvoyant.

Il sait synthétiser et suggérer, en établissant à travers les mots  un lien subtil entre le monde, les formes des choses et le temps qui passe.

Ses vers peuvent être les témoins d'un excès de lumière aveuglant, en faisant appel aux rêves d'enfance - très fréquents - mais aussi de la vieillesse qui nous remplit de fureur. On constate dans son écriture un va-et-vient d'émotions qui englobent tout, avec une capacité exquise pour distiller des idées essentielles dans cent courts poèmes sans excès mais où rien ne nous manque. Il s'agit, pour Beatriz Pérez Sánchez, de « véritables architectures de beauté brève ».

Il s'agit d'un écrivain qui transmet dans ses écrits une grande émotion vitale, si on considère la vie comme une somme de clarté et de silence ;

Nicolás Corraliza, Abril en los inviernos.

si le temps est la source de la jouissance et de la peur, Nicolás Corraliza est un alchimiste remarquable pour trouver l'alliage précis entre ces sentiments contradictoires, ou peut-être complémentaires, et ne tombe jamais dans le piège du sentimentalisme suranné, s'éloignant constamment de tout pathétisme. Javier Gallego Dueñas pour sa part définit bien l'écriture de Corraliza quand il dit qu'il s'agit d'une « poésie intimiste, de grand lirisme et très contemplative ».

En somme, « Abril en los inviernos » est un recueil précis et en même temps très évocateur ; un livre qui nous rappelle souvent la vitalité et la concision du poète espagnol Jorge Guillén, qui savait si bien accentuer la valeur de l'être.

Nicolá Corraliza a publié les livres La belleza alcanzable (Norbanova 2012), La huella de los días (Norbanoba 2014), Viático (La Isla De Siltolá 2015) et El estro de los locos (Ravenswoood Books Editorial 2018). Ses poèmes sont parus dans de nombreuses revues comme Norbania, Estación Poesia, Ágora y Cuadernos de Humo.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

 

NICOLÁS CORRALIZA

 

 

Traduction par Miguel Ángel Real

 

Mortaja de sílabas.
Versos de un poema en pena
fuera de tomo.
A veces regresan.
Se presentan limpios y desnudos,
como si acabaran de nacer
del silencio de un limbo

 

 

Linceul de syllabes.
Vers d'un poème en peine
hors sujet.
Parfois ils reviennent.
Ils se présentent limpides et nus,
comme s'ils venaient de naître
du silence d'un limbe.

 

 

 

En la hora del espejo,
no permitas que tu boca se llene de palabras asustadas.
Los secretarios de la tristeza buscan adeptos.

 

 

 

 

À l'heure du miroir,
ne permets pas que ta bouche se remplisse de mots effrayés.
Les secrétaires de la tristesse cherchent des adeptes.

 

Todo es tan desapacible. Apenas queda verano,
y el invierno ya es un vientre a punto.
Por encima de la duda, resistid :
la ceguera es un exceso de luz o un poema.

 

Tout est si maussade. L'été est presque fini,
et l'hiver est déjà un ventre fin prêt.
Par dessus le doute, résistez :
l'aveuglement est un excès de lumière ou un poème.

 

 

 

La misma orilla
nos escogió
para ponernos
frente a frente.
Nos toca narrar el horizonte.

 

 

La même rive 
nous a choisi
pour nous mettre
face à face.
C'est à nous de raconter l'horizon.

 

 

Los que están de pie
odian a los sentados.
Con la felicidad ocurre lo mismo.
A ser posible no la muestres.

 

 

Ceux qui sont debout
détestent ceux qui sont assis.
Avec le bonheur, il se passe la même chose.
Ne la montre pas si c'est possible.

 

Un verso en defensa propia
para madrugar.
Los últimos desconocidos
que se cruzan
en el celo de la noche.
Abren las puertas al día,
se relajan los cerrojos con la luz.

 

 

Un vers comme auto-défense
pour se lever de bonne heure
Les derniers inconnus
qui se croisent
dans le zèle de la nuit.
Ils ouvrent les portes du jour,
les verrous se détendent avec la lumière.

 

De « Abril en los inviernos », Chamán Ediciones, 2019.

Présentation de l’auteur




Paul Vinicius, rose des vents et autres poèmes

Traduction de Radu Bata

 

 

aujourd’hui j’ai vu une goutte de pluie
dans laquelle habitait une forêt

une fille traversait cette forêt
elle avait les yeux verts et chantait

entre les collines de ses seins
serpentait un train bleu

j’étais dans ce train
je regardais par la fenêtre sa peau de velours
j’écoutais sa musique

les autres voyageurs ne voyaient
qu’une pluie morose
des ombres erratiques
et un vieillard qui faisait la manche
sous un ciel de cuivre

 

 

je n’ai plus de montre
ni cœur

maintenant
plus rien ne me fait mal

le vin rouge
et ce matin de dimanche
renversés sur la table

la dernière cigarette

et peut-être l’idée
qu’un jour enfin
je serai assez léger
pour pouvoir tenir
dans un oiseau

 

bien sûr

 

à (tes) 22 ans
tu peux tout faire
selon tes envies

bien sûr
à (mes) 59 ans
je pourrai mourir à tout instant
selon mes envies
ou non

quant à ton idée
de trouver un verbe
dans lequel nous monterions
tous les deux
et voyagerions
ensemble

un verbe
qui sache voler
mais aussi nager
en mode synchronisé

eh bien
ce verbe-là
a disparu
depuis des lustres
des écrans radars
de ce monde

je crains que le latin
ne soit une langue trop morte
pour ta façon scandaleuse
de nager
dans mon sang

pour ton style précis
topométrique
de marcher
sur des bestioles

le sourire
(comme une rose)
sur les lèvres

 

vous êtes des vampires sans passeport
(mais avec des transfusions
dans le compte)

 laissez le poète trancher le ventre de la lumière
laissez-le en sortir les entrailles des songes
ensuite laissez-le rédiger les nuits les jours les séparations
les taupes
l’abîme
la vie

comme s’il avait encore à boire à fumer à aimer
comme s’il avait encore des jours sur la planche

et seulement après pendez-le
et seulement après appelez les chiens affamés
les molosses des mauvaises herbes

et seulement après lavez le sang de vos mains
comme des gens exemplaires du futur

quand vous aurez mis en lieu sûr le passé
— témoin gênant de vos forfaits

une carte qui cherche toujours ses origines

 

 

dali

 

une femme était tombée du ciel 
sur le capot d’une automobile jaune

en fait
elle s’était jetée dans le vide de son bon gré
de la terrasse d’un immeuble voisin
espérant peut-être échapper à un cauchemar
où à une ombre humide
blottie dans son antre

mais elle n’avait pas réussi son coup
elle respirait
les branches molles d’un saule avaient radouci son envol
avaient endormi la gravitation
et ses yeux étonnés
se remplissaient à nouveau d’air

et le capot jaune de l’automobile gondolé
lui venait maintenant comme une jupe

quelques curieux partis travailler
avec les premiers rayons du soleil
regardaient la scène comme un jour de chance
comme une œuvre d’art pour l’art

j’imagine que je l’aurais ainsi comprise
à travers mon regard turquoise
traversé par des poissons électriques
si je n’avais pas habité pendant l’enfance
un gratte-ciel dont les suicidaires avaient fait leur porte-parole

je ne les avais pas vus tous évoluer
mais je ne peux oublier la pelle rouillée
avec laquelle le concierge ramassait les cervelles répandues
sur le bitume

sous un ciel d’un bleu féminin
plein de promesses

 

le passé postérieur

 

honte à ces années qui ont passé
si près de nous
comme des débiteurs
sans même nous saluer

je vais faire des enfants blonds
à ta tristesse
et de tes yeux plus verts que le si d’un violoncelle
un bandeau
sur lequel nous allons glisser
pour nous évader
de ce temps
qui oublie de nous border
et s’étouffe
avec sa boussole

 

je vais abandonner la poésie
et je vais me mettre à toi

 

je ne saurais dire pourquoi
au lieu de me promener dans la ville
je préfére ramper en toi
comme un taulard endurci
dans les galeries étroites
cherchant la lumière
se dilatant

en te chuchotant dans l’oreille des mots illisibles
comme des animaux domestiques
qui s’unissent en une seule interjection
pour s’affranchir
en te parcourant deux-trois-sept nuits de suite
dans le sens du globe terrestre
qui s’arrête seulement pour trouver son souffle
dans une gare des balkans
en me brûlant de temps en temps avec la cigarette
pour ne pas m’endormir
pour illustrer un coucher de soleil en sang
dans l’orient

mon amour
je ne veux pas manquer
le moindre micron de ta peau
même pas un millième de gémissement
ni le bleu déshydraté de tes prières inachevées
chargées de plombs et de poumons
entre tes jambes qui frémissent comme les rives d’un fleuve
vers lequel se dirigent toutes les légions de mes cellules
engagées dans une longue bataille
dont le drapeau blanc est ton cri somnambulique
qui fait sortir la population dans la rue
comme un tremblement de terre

mon amour
je pense à ton nid chaud
comme à l’hibernation définitive
comme à une vie ultérieure
je pense au relief ardu de tes orgasmes
d’où jaillissent des poissons
des oiseaux
des précipices
le ciel

dans ton abandon
je me faufile comme un scaphandrier aguerri
comme un cosmonaute resté sans oxygène
comme un condamné à mort
dont le dernier désir est blotti dans ton corps
ce corps qui me donne cette faim sans fin
des carpates à l’adriatique
même après l’ultime glissement contorsionné
dans ta chair
même après l’explosion

oubliant les feux de détresse
qui nous traquent
de yalta à srebenica
insensible au silence
qui nous couvre de son manteau sourd
figé
absurde
infini
qui suit nos ébats

mais toujours attentif au tic-tac
qui bat en toi
comme une bombe à retardement
qui n’attend que moi

je veux occuper surpeupler infuser ton corps
prendre sa forme
et devenir vide
avec toi

qu’il ne reste rien de nous
RIEN
sauf le souvenir
de l’air

 

 




Slam Ta-tum de Loui

Louis Lougris témoigne de la vivacité et de l'universalité du Slam. On retrouve dans sa poésie les mêmes problématiques, et le discours engagé de ses frères slameurs quels que soient la langue et le pays. Il se qualifie en 2016 et 2017 pour les finales montréalaises de la Ligue québécoise de Slam et remporte le second prix du concours de twittérature des Amériques, le second prix au concours de poésie Antidote de Montréal en Lumière 2017. Il remporte également le concours de twittérature Prévert 2017 organisé par l'Ambassade française au Canada.

 

 

C'est là le slam. C'est là
Ma poésie est une sirène d'alarme
Je l'arme Je rame Je drame
Sur un rythme qui cogne
Ta-tum ta-tum ta-tum
J'te donne une décharge comme
Faut que tu t'y abandonnes
Ta-tum ta-tum
T'as comme une vague à prendre
J'te donne la mer immense
La mer avec ses lames
La mer qui slam
Qui s'lamente en se déchirant sur les rochers
Ta-tum ta-tum
Sale slam salé
La mer de larmes gonflées à gros sanglots dans le gosier
vient se déposer à tes pieds

C'est là le slam
Suis moi
Y'a comme
Tout un monde verrouillé avec les mots
Des choses que j'ai dites à personne ta-tum
Que j'sais pas trop comment
Comme un bouchon qui me pogne en dedans
Qui me pogne
On verra
Ça sonnera comme ça sonnera
Ça sonne ta-tum
Y'a sa voix au téléphone
Loui j'ai mal p'is tes loin
T'es loin p'is j'ai mal
J'sais t'aimes pas que je me plaigne
Mais je te jure Loui ça saigne, ça saigne
Ça sonne ta-tum
Comme une enclume qui fend…
Le fer qu'on plie…
La fibre du métal qui crie…
Moi à 200(km/h) dans l'acier et le verre
Et le caoutchouc qui se plaint sur l'asphalte en hiver
Loui ! Loui ! Je saigne ! Je saigne !
Je sais, ta-tum, ce qui s'en vient, ta-tum
Petit homme ne viendra pas au monde
Ti-t’homme ti t’homme ti t’homme...
Dans les chairs disloquées rouges de tes mains
Y'a tout notre amour là
Je le vois mourir comme un petit oiseau
Qui ne chantera pas
Je slam en enfer dans un hôpital froid
Je suis un animal couché parterre
Elle, elle ne saigne plus
Et Dieu docteur n'est jamais venu
Peux-tu croire à ça?
C'est là le slam
Slam!
Je te parle dans un autre langage
Dans un langage qu'on ressent
Ma poésie est un rythme qui cogne sur une mince peau d'enfant
Un rythme qui cogne
Ta-tum Ta-tum Ta-tum.

 

Pour aller plus loin : Une performance de Loui Lougris dans le cadre de la cinquième édition des soirées Slam Drummond.




Erwan Quesnel, La complainte du bipo, extrait

Erwan Quesnel décrit les troubles bipolaires dans un one man show musical tragi-comique. Les délires psychoparanoïdes de cette pathologie mentale sont restitués grâce à un texte morcelé et servi par des dispositifs qui rendent parfaitement compte du mode de fonctionnement cognitif induit par ces troubles (langues multiples, assertions courtes et décousues, syntaxe hachée et déstructurée). Mais c'est la dimension orale, le rythme et la scansion de la mise en œuvre du texte qui permet d'aborder la question des troubles mentaux hors des tabous et de toute stigmatisation.

∗∗∗

La Complainte du bipolaire, première partie

Ik ben gek ! Ich bin verrückt, total verrückt ! Loco, pazzo, fuori di melone ! Et j'éructe !

E triste, pero e la verita ! Un beau jour la raison me quitta.

In francese, si dice : « Monsieur vous souffrez de troubles bipolaires . »

Alors... Suis-je aussi dingue que j'en ai l'air ?

C'est ce que je vais vous conter dans cette conférence, vous livrer quelques morceaux de mes errances.

 

Quindi... Benvenuto a tutti ! E sopprattuto a tutte le donne, las mujeres, chi sono venute specialmente per me. Lo so, non e facile di stare calma di frente a un monumento de la poesia.

Oggi, aujourd'hui, andiamo a parlare de una cosa molto triste, de una cosa molto difficile, de una cosa che nessuno sa spiegare, d'une chose que personne ne sait expliquer : a malattia mentale... la maladie mentale !

Ach ! Ach ! Ach ! Sie haben Angst ? Vous avez peur ? Fürchten Sie mich ? Me craignez-vous ? Ich bin sehr nett, bleiben Sie ruhig ! Je suis très gentil, vous pouvez rester calme.

Quoi ? Quoi ? Quoi ? Pourquoi pas en allemand ? C'est interdit ? Oui monsieur, le spectateur français exige un spectacle en français. Oui, mais nos ancêtres sont les Gaulois ; donc, logiquement, je dois vous le faire en gaulois. Ah ! Je remets en cause l'identité française. Mais, au fond, qu'est ce que c'est la France si on y réfléchit bien, si on est honnête intellectuellement, si ce n'est un tas d'émigrés africains. Eh oui, l’afrique a gagné la coupe du monde! Euh.. la France. Et  les Africains de l'est, Les Teutons, die Germanen nous ont envahis 55 432 fois. Na ja, na ja, na ja, na ja, eh Oui das ist ein grosse Problem : die Arroganz der Franzozen. Un petit peu d'humilité, apprenez l'allemand : Arbeit macht frei, le travail rend libre, pour les incultes que vous êtes, eh oui parfaitement !

Ah mamma mia ! Con questa storia ho dimentichato di presentarmi. Alorra mi chiamo Erwan Quesnel, ex-professeur de Mathématiques et intermittent... de l'hôpital psychiatrique.

Entre parenthèses :

Ne vous inquiétez pas pour mon intermittence,

Les cachets quotidiens assurent ma pitance.

En ik ben erg gellukig om hier te zijn. En ik hoop dat ik een goed explicatie zal geven...

Et je suis très heureux d'être ici et j'espère que je vais vous donner une bonne explication.

Oui, du néerlandais. Vous n'êtes jamais tombé amoureux d'une Hollandaise ?

Vous êtes à Amsterdam : « Où sont les coffee shop? Où sont les coffee shop ? »

Et là, une bicyclette. Achtung ! Achtung ! Achtung ! Bon, je le fais en allemand pour la pédagogie. Je vais mettre de côté pour l'instant les langues exotiques. Attenzione ! Attenzione ! Attenzione ! Mais il est déjà trop tard et c'est l'accident. Vous vous relevez. Et qu'est-ce que vous voyez ? Un mannequin, mot d'origine hollandaise, et on le comprend : de longues jambes, un corps parfait... Eh oui, la bicyclette et voilà, vous êtes amoureux. Cent ans de malheurs !

So let's try in English. Ca, ça doit être à la portée du tout petiti, tout petit, tout petit cervelet que vous avez! Do you know what ? I am happy and .... crazy. So if you want neuroleptics, I have got a lot : Risperdal, Abilify, Xeplion, Solian, Tercian, Haldol, Clopixol, Zyprexa, Xeroquel, Leponex, Quétiapine, Olanzapine.

You will sleep a little bit and you will have a very little... bite !

Ach so Deutsch...

 

Guten Abend Dames und Herren und herzlich Willkommen zum unsere kleine Specktakel. Ich bitte Sie ihren Handys aus zu schalten. Verstehen sie nicht ? Ihren Handys aus zu schalten. Bon oui, je sais mon portable est pourri mais bon... Pitié pour les handicapés mentaux !

Ah ! Toi, t'es un petit malin, t'as remarqué que mon portable était un faux. Non mais, tu crois sérieusement que je vais te montrer mon Iphone. Je suis un acteur, je suis riche à millions. Donc, vous éteignez votre portable. Schnell ! Schnell ! Das ist ein Befehl ! Sie haben keine Wahl !

Alorra, que coisa e a bipolaridade ? Antiguamente chamado a psychosa maniaco-depressivo, e caracterisado por fase maniaco :

(en chantant et en s'excitant)

Today I m very very very happy,

Heute kan ich alles machen,

Gavariou parousski,

Tchouts tchouts vodka nazdrowie !

Un peu de vodka s'il vous plait !

E la festa ! Sono il campionissimo ! Il piu grande artista del mondo !

Il piu forte ! Il piu bello ! Il piu divertente ! Il piu, il piu, il piu, il piu, il piu, il piu, il piu.... Il piu rigolo.

Quindi, vado a fare un show in 97 lingue... 97 lingue. (en mimant)

Omdat ik spreek erg goed nederland, een erg moeie taal !

Ik weet dat je niet mij begreep, maar het is niet belangrijk !

Chi se ne frega ! Nessuno !

Je sais vous ne comprenez rien mais je m'en bats euh... les coquillettes!

¡ Puedo tambien hablar espanol sin problema ! Me gustan mucho los... neurolepticos. ¡Risperdal, olé ! ¡ Abilify, olé ! ¡ Xeplion, olé!

Ich spreche also Deutsch wie eine spanish Kuh Meuuh ! Une vache espagnole mit... Neuroleptika. Risperdal, sieg Heil! Abilify, sieg Heil ! Xeplion sieg Aïe aïe aïe ! (en mimant la piqûre)

O brazileiro nao tem secreto para mim com .... os neurolepticos !

“Olha que coisa mais linda, Mais cheia de graça. É ela, menina, Que vem e que passa, Num doce balanço, A caminho do mar. » (A Garota do Ipanema, Vinicius de Moraes)

Eh oui, les femmes du Brésil sont si belles, si jolies que... ce ne sont pas des femmes.

Bueno, ecco la mia storia. Décembre 1995.

Ho 17 anni, dieci sete anni e voglio diventare un professore di sport.

Quindi que cosa faccio ? Sport.

Jede Mittwoch und jede Sonntag, Fussball. Mardi et jeudi, course à pied.

Ademas al colegio, 4 oras de deportes: escalada y badminton.

Un dimanche, je fais un cross-country.

Esta muito, muito, muito, muito frio !

Un homme me conseille :

- Ne mets pas ton bonnet, tu vas avoir trop chaud !

No escucho. Mal m'en a pris ! J'ai foiré ma course.

La sera, sono delluso, abbattuto e triste.

Then I want to change my mind.

Pues me voy a la biblioteca. Mi padre tiene todo Victor Hugo. Dus ik neem Cromwell en ik lees het voorwoord... de introductie.

Quoi, quoi ? Vous ne comprenez rien ? Bon, cette fois-ci je laisse vraiment tout tomber, vous n'êtes pas à la hauteur aujourd'hui. D'ailleurs, le serez-vous un jour ? Je vais le faire en français, para los debilos mentalos.

Ah ! Ça vous comprenez. Dès qu'on vous insulte, vous comprenez. Ca ne me surprend pas ça, mais ce n'est pas de l'espagnol, eh... oui !

Donc je suis triste. Je vais à la bibliothèque et je prends Cromwell, une pièce écrite par... Victor Hugo. Ben oui, je l'ai déjà dit. Il n'y a vraiment personne qui suit. Pubblico di mer...ci beaucoup !

Et je lis quoi ? La préface, ben oui de introductie : l'introduction.

C'est une histoire du théâtre. Victor Hugo explique à travers l'histoire du théâtre notre civilisation. C'est un démontage en règle de la règle des trois unités : unité de temps, de lieu et d'action. Bon oui je sais, ces détails sont inutiles et barbants, mais en tant qu'ex-professeur, j'estime qu'il est bon que la culture entre dans nos chères têtes blondes. Cette préface est aussi un hommage aux maîtres : Homère, Molière, Shakespeare... Eric Zemmour. Et une tentative d'expliquer ce que c'est que l'art d'écrire une œuvre.

Le lyrisme de Victor Hugo me subjugue ! Il jongle avec les paraboles, les citations latines et espagnoles. Son esprit de synthèse me souffle. Il semble tout connaître, tout maîtriser... comme Eric Zemmour.

Je prends conscience de ma vacuité. Et je dévore les pages une à une...

Je ne sais rien. Et tout à coup s'offre à moi cet univers infini qu'est le théâtre.

Je termine la préface. 1827, Victor Hugo a 25 ans.

Et moi, j'ai 17 ans et je suis un ignorant complet. J'ai passé mon adolescence plongé dans France Football... Baballe! les jeux vidéo ... Baballe sur télé . Je suis une coquille vide.

Il faut que je réagisse.

Il faut que je sache.

Il faut que je comprenne le génie de cet homme.

Voilà la pièce : 1000 personnages. Un château, la nuit. Un complot, la poésie.

Je veux lire, lire, lire, lire... Il faut pourtant dormir. J'éteins. Je réfléchis. Et je plonge... Je suis estomaqué.

Une massue a ouvert mon cerveau et l'a jeté dans l'eau bouillante de la connaissance pure, du génie créatif. Mes neurones, tirés violemment de leur profond sommeil, sont maintenant en ébullition. C'est un foisonnement, une explosion, une libération !

Qu'est-ce que nous faisons ici ? Quel est le sens, le fondement de toutes chose ?

Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans l'univers au-delà du matériel et de l'expérimental ?

Qu'est-ce qu'il reste au bout du bout si on y réfléchit bien ?

Dieu, la religion. Il y a belle lurette que plus personne de sérieux n'y croit. Fables et Fariboles !

La science pure, les mathématiques. Oui, mais c'est une construction mentale de l'homme, une suite de principes et de théorèmes. Sur quoi repose la science si on n'admet plus rien ?

Qu'est-ce qui nous assure que ce qui existe, existe vraiment ? Sur quelle idée se fonder ? Sur quel principe moral ? Sur quoi ? Il n'y a rien qui tienne. Oui mais alors, s'il n'y a rien qui tienne, c'est que ce rien est la seule vérité vraie et que le néant gouverne le monde. Le monde ne marche à rien. Il ne se base sur rien, et tous les principes physiques et moraux ne résistent pas au fameux rien qui explique tout, démontre tout, et sur lequel tout est à construire.

J'ai dix-sept ans, mais je me leurre plus. Je peux désormais avancer. La vie s'ouvre à moi, sur le néant certes, mais elle s'ouvre quand même.

Je suis retourné par la puissance de mon nouveau savoir. Je sais... rien. Je suis le détenteur de la plus grande des connaissances. Je suis au sommet du monde du haut de mon néant !

Présentation de l’auteur




Pascal Giovannetti : Le Slam ? Une ruse de sioux.

Le Slam ? Une ruse de sioux. Pour amener les gens à la poésie. Une organisation. Et non un style ! On est Slameur juste le temps d’une Scène-Slam.

Ces éléments méritent d’être précisés. Et, je vais les développer à travers mon expérience.

J’ai rencontré le « Slam » en août 2000. Festival des Arts de la rue. Aurillac.

A Clans (Alpes-Maritimes), nous inaugurions la Nuit du conte. Ludmila (ma femme), Joël Laugier (guitariste) et moi avions présenté un spectacle intitulé « In vino veritas ». Nous avions reçu proposition de le présenter à Aurillac quelques semaines plus tard. Nous prîmes route vers le Cantal. Le spectacle, nous l’avons présenté plusieurs fois durant deux ans. Pérégrinant dedans Aurillac, à l’écoute de spectacles aussi bons les uns que les autres, j’atterris sur une place ou des poètes disent leur texte. Je suis fasciné. A un point tel que l’organisateur (Pilote le Hot en l’occurrence) me pointe du doigt, pensant que je voulais participer. Je n’avis rien à dire n’ayant rien écrit depuis longtemps. Nous retournons à Aurillac l’année d’après. Je suis à la recherche de cette scène de poésie. Je la trouve. Un carrefour en face d’une pharmacie qui prête l’électricité pour la sono. J’écoute et ne dis rien. Retour à Clans. En tant que Cannois, je reviens régulièrement à Cannes ; J’y fréquente « Le Petit Carlton » nouvelle mouture en face de la gare. 

Il a succédé au Petit Carlton historique, rue d’Antibes, qui était le rendez vous des festivaliers, acteurs, réalisateurs, producteurs et autres. Les nuits étaient longues. Le cinéma nous imprégnait. Thierry, un des serveurs, quand le bar a fermé, a racheté le nom et s’est installé en face de la gare de Cannes ? Soirée musique avec les Naïfs, Jimmy Clayton… (enterré au carré des indigents, cimetière de Cannes). On avait financé une plaque de marbre pour le retrouver. Soirées cartomancie. Jeu de Go. Et soirée philo auxquelles je participe. L’organisatrice (une ancienne permanente de la CFDT, passée des verts au MODEM et devenue adjointe de l’environnement du député maire (UMP) qui avait proposé que la peine de mort fût rétablie). Mais je m’égare. Toujours est-il qu’elle organise une Scène Slam. Je me pointe Au Petit Carlton.

Et qui est là ? Ce type vu à Aurillac, Pilote le Hot. Nous sympathisons et je décide d’organiser des « Scènes Slam » en lien avec la FFDSP (Fédération Française de Slam Poésie) et Pilote le Hot. C’est ainsi que tout a commencé.  Une Scène-Slam qui respecte les règles du Slam : pas de musique, pas d’accessoires, pas de mise en scène, pas plus de trois minutes, un seul poème à la fois, tous les styles sont permis. Car ce qui compte c’est le fond et non l’artificialité d’une performance trop souvent démagogique. La Scène-Slam de Cannes dure deux ans. Nous participons au Grand Slam National au Lieu Unique de Nantes et à la Maison de la culture 93 de Bobigny. Nous faisons partie des 20 Scènes-slam de France. Nous participons à la Coupe du monde de Poésie. Puis après c’est Belleville. Cannes s’exporte à Nice. Cave Romagnan. Chez Manu. Nous prenons la relève et participons pendant plusieurs années au Grand Slam National. Nous nous inscrivons dans le mouvement international du Slam. Initié par Marc Smith que j’ai rencontré deux fois. Inventeur du Slam, il voulait rendre vivante la poésie. Il décide de créer une nouvelle organisation : le Slam. En français, tournoi. Une compétition pour que le public réagisse et ne pique pas du nez. Il décide d’organiser cela à la manière d’une compétition, d’un match qui se joue dans tout type de lieu (rue, bar, ring …) Il rédige les « Chicago‘s Rules ». Un jury est tiré au sort dans le public. Il décidera du meilleur poète. Le premier Grand Slam national américain a eu lieu à Albuquerque aux USA. C’est Saul WILLIAMS (un rappeur) qui l’a gagné. Depuis le Slam s’est structuré. Une vingtaine de pays organise un Grand Slam National. Compétition dans les règles de l’art. Classement par équipe, classement individuel. Celui qui gagne dans son pays participe à la Coupe du monde de Poésie (avec toujours les mêmes règles) Je me souviens d’une poétesse américaine ; sourde et muette. Elle a dit son poème en langue des signes. Comme à l’opéra c’était surtitré. A la Bellevilloise, il régnait un silence. Nous avons entendu des poètes du monde entier. Voilà, Pour moi, le « Slam » c’est cela. Une organisation qui permet la rencontre entre poètes, poésie et public. Pour un spectacle vivant. Quels que soient les poètes et leurs styles. Le « Slam » n’est pas un style ; L’on est slameur dès lors que l’on participe à une Scène-Slam (tournoi ou scène ouverte) En dehors, l’on est un poète avec son style. Certes, des façons de déclamer peuvent amener à créer un certain académisme. Slamer n’existe que dans la langue française ou l’on remplace « Slam » par « poésie ». La forme l’emportant sur le fond. Sans oublier que si compétition il y a, il vaut mieux une « poésie » qui flatte l’auditoire qu’une poésie exigeante. Suivez mon regard : un poète à la belle voix grave et sa béquille. Qui plait aux grand-mères et aux jeunes filles. Show-biz, storytelling. Néanmoins, le Slam à une fonction populaire : démocratiser la poésie, lui permettre de sortir des cénacles, des boudoirs « poètes à écharpe et chapeau ». Lors d’une Scène-Slam tout le monde est à égalité. Le débutant, la mémé poétisant ses vacances en Camargue, le performeur, l’improvisateur, le jeune rappeur étonné qu’on l’écoute et qu’on l’accueille, la jeune collégienne qui récite du Prévert, l’institutrice du Maurice Carême (forcément). Et tous les gens qui décident de sauter le pas. Prendre la parole. Une parole décidée parce qu’il est question de qualité. Sans jugement. On s’écoute, on s’applaudit. L’on respecte les règles pour éviter que les ego-surdimensionnés ne surdimensionnent. Et les poètes qui se la pètent ne viennent généralement qu’une fois. Vexés d’être traités comme les autres. Le Slam a connu quelques attaques. Notamment Jacques Roubaud dans un article incompréhensible du Monde diplomatique. J’y avais répondu et le Diplo avait publié un extrait de ma réponse (texte et réponse disponible sur demande). L’édition 2018 des Cahiers d’Eucharis a publié, sous la plume de Patricia DAO, un très bel article sur le Slam à la cave Romagnan (Nice). Jean-Michel ESPITALLIER, dans son livre « Caisse à outils : un panorama de la poésie française aujourd’hui, Editions Pocket », consacre un article au Slam et il cite les propos d’une slammeuse américaine quant à la notion de compétition, les mêmes propos que les miens. La compétition dénature la qualité de la poésie proposée.  Il y aussi « Au Cœur du Slam, Grand Corps Malade et les Nouveaux Poètes », Héloïse GUAY DE BELLISSEN, éditions du Rocher.

J’ai aussi vu passer un livre (« Slam, une poétique », Camille VORGER, Les Belles Lettres). Encore un article d’un journaliste stagiaire (google Pascal Giovannetti …).

Le Slam s’installe dans le temps et c’est une bonne chose. Avec des retours cycliques. Une fois de plus l’idée est que c’est la poésie qui prime. Toute forme de poésie. Chaque Scène-Slam a sa couleur, sa pâte, sa façon de fonctionner. S’il peut être fédéré (je pense à la FFDSP), c’est tant mieux pour la convergence internationale de la poésie.

Pendant près de dix ans, j’ai été très heureux d’être le « Slammaster » participant au Grand Slam National de France et d’être à l’écoute de la Coupe Internationale Poésie (Grands moments). Peut être les années 2019-2020 annonceront le retour d’une équipe de la cave Romagnan. J’y réfléchis. En attendant vous qui lisez cet article, sachez que vous avez le droit d’organiser une Scène-Slam là où bon vous semble. Pour que vive la poésie. 

J'allais ramasser des fémurs
Dans les fossés des cimetières
J'en faisais des tas
Des amoncellements
Des fagots
Une sorte de bûcher
Puis je récoltais
De la paille
Du lichen sec
Le duvet d'un oiseau tombé
A cette étoupe je mettais le feu
C'était le plus bel incendie
Donné à voir
La promesse d'un soleil noir de cendres
Qui s'efforcerait de luire
Rouge et poignant d'impuissance
Derrière le rideau de fumée
Il me fallait cacher le jour aux quelques humains
Qui erraient encore sur cette maudite terre
La cendre se dépose
S'assèche la rosée
Le sol n'est plus qu'une tourbe noire
S'improvisent en creux la trace des pieds
L'eau stagne
Des chiens squelettiques viennent y boire
Et aucune graine n'y germe
Et peu à peu au fur et à mesure
Disparition des hommes et des femmes
Le sol se vitrifie
Des marches haletantes
Montent la poudre des stupeurs
La poussière des étonnements
(Se savoir si sauvage)
La fumée pique les yeux
Torture la gorge
Les bouches désormais sans salive
Le livre dépiauté
Au pied du trône
Rongé par les souris
La marche dure
Aveugle
Parmi monuments en ruine
Parmi arceaux d'abbaye
Qui connurent gloire et majesté
Comme un chef d’œuvre
Se dressent les ombres
Les pans anguleux des forteresses que les brumes adoucissent
Trempe son pinceau le peintre
Sa plume l'écrivain
Dans l'encre noire des existences
A jamais renfermées sur elles-mêmes
Les fenêtres béantes
Ouvertes sur le vide
Livre ouvert au hasard
Coup de dé
Dans la splendeur de l'hiver
Le brouillard projette une boutique d'antiquaires
S'y vendent d'antiques squelettes
La mort à la criée
C'est une halte reposante
Sur le chemin
Le bord du précipice
Le moment des lèvres closes qui s'entrouvrent
Le triomphe de la légèreté
Les hommes libérés de la loi de l'apesanteur
Les âmes s'échappent vers les cieux
Ascension des joies en machines de Léonard
(Ou parapluie de Mary Poppins)
Les parachutes ascensionnels
Depuis les thermiques du bonheur
Tout en bas
Le gris des ardoises
En échiquiers multicolores
Une libération
Une explosion
Un éclair furtif de contentement
Jusque dans le regard des corbeaux
S'effondrent les murailles
L'écho trompette de Jéricho
Vibre dans le ciel
Souffle tout sur son passage
C'est une élévation
Une assomption
Les hommes prennent de la hauteur, de la grandeur ; ils prennent, les hommes, leur envol.

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation

Ce texte est le compte rendu de soutenance de la  thèse de doctorat d’Evenson Lizaire (Université Paris 13, le 17-12-18) intitulée « La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation ». Evenson Lizaire pose un diagnostic de la société haïtienne, élaboré à partir d'un processus d'étude du rap haïtien.  Il met en lumière une certaine dynamique de la société haïtienne contemporaine, qui laisse observer trois caractéristiques principales : l’expérience de l’abandon, la présence d’un imaginaire de partance et la production d’un soi souffrant. C’est important de comprendre ce qui se joue dans l’ordre biographique (atmosphère générale de vie) qui en résulte pour pouvoir mieux comprendre le sens et la portée de la pratique du rap haïtien.

Dans sa réflexion, il s’est d’abord questionné sur les conditions d’émergence, d’expansion et de pérennisation du rap dans le contexte haïtien. Pour répondre à la question principale autour de laquelle s’est construite sa thèse, il a  triangulé des enquêtes, c’est-à-dire le croisement des données composites (analyse de textes, de vidéoclips, de données biographiques et ethnographiques) en effectuant un retour informatif auprès des sujets avec lesquels il a réalisé des entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 2h12 minutes. Au total, il s’est entretenu avec 21 sujets âgés de 24-40 ans. Il a pu ainsi rendre compte des modalités de réception de cette musique par le peuple haïtien. 

Ces analyses ont permis de mettre en évidence la dimension identitaire du rap haïtien à travers l’examen rigoureux des messages véhiculés par les chansons qui reflètent la lutte pour une reconnaissance sociale menée par des rappeurs dans un contexte de libération de la parole après la chute du régime dictatorial des Duvalier en 1986.

Par ailleurs, il a cherché à saisir les mécanismes de construction des savoirs et du savoir-faire qui font du rappeur pratiquant un professionnel compétent conformément aux normes établies plus ou moins implicitement au sein d’une communauté de pratique (composée de rappeurs, amateurs de rap, DJs, beatmakers,(1) animateurs d’émission de rap, etc.) qui se met en place autour de cette pratique musicale.  Il a mis en exergue l’articulation de six moments (c’est-à-dire six espaces-temps investis d’activités spécifiques d’apprentissage) importants dans la construction de ce qu’il appelle le savoir-rapper : l’écoute active, l’imitation des rappeurs-modèles, l’improvisation, l’écriture, l’exploration (moment heuristique) et la performance.

Plus loin, il a déconstruit la notion de « rap conscient » pour montrer qu’un rappeur peut-être conscient alors même qu’il s’adonne à la pratique d’un rap plutôt festif, ego trip(2) ou ostentatoire. Il a par la suite établi une typologie de rappeur. Il identifie le rappeur hâbleur dont le souci principal est la recherche de la visibilité. Quant à lui, le rappeur opportuniste cherche à faire quelque chose de sa vie en prenant le rap comme le moyen d’y parvenir. Le rappeur contestataire  représente la figure du dissident ; c’est un dénonciateur qui proteste contre ce qui, dans l’ordre des choses, empêche la collectivité de mener une vie adéquate. C’est l’occasion pour lui de critiquer la notion de musique engagée. Pour l’auteur, le rap haïtien peine à se révéler comme une musique engagée puisqu’il n’a accompagné aucun mouvement social d’envergure en Haïti. C’est plutôt une musique de lamentation teintée d’un réalisme social, une musique qui se contente de décrire des problèmes et de dénoncer des modes de comportements qui entravent le bien-être des individus. Mais en tant que musique de lamentation, le rap (d’ailleurs il en est de même pour la musique « racine ») tient lieu d’un moyen ou d’une modalité d’expression de la souffrance des rappeurs contestataires. Le rap haïtien a donc une fonction plus cathartique que politique dans un contexte social et économique délétère.

Notes

 

1. Beatmaker : compositeur de morceaux instrumentaux pour le hip-hop ou le RnB contemporain.

2. Ego trip : expression anglo-saxonne qui correspond à un acte ou une démarche qui améliore ou satisfait l'égo