Un américain à Séville

Introduction

à The Gypsy with the Green Guitar

Laissons Manolito (décédé en 1966) reposer en paix le temps de recadrer David George face à son héros. De Manolito, (aujourd’hui reconnu grand parmi les grands par les connaisseurs) ce cantaor qui n’a laissé son sillon sur aucun vinyle (1), David George a voulu faire un mythe en lui dédiant des centaines de sonnets. Outre la superbe photographie de George Krause en quatrième de couverture du Flamenco Project de Steve Kahn, David George, autant photographe que poète, en a inclus l’image dans The Flamenco Guitar, publié en 1969 et qui reste pratiquement sa seule œuvre réellement diffusée. À la différence de bien d’autres, restées dans ses cartons, imprimées ou pas, ou encore publiées sans réelle diffusion, comme le recueil de poèmes Things of the Sea Belong to the Sea (2007).

© George Krause

En 2013, j’ai découvert Manolito cité en référence dans Manuel el Negro, de David Fauquemberg, en compagnie du guitariste de Morón Diego del Gastor (décédé en 1973) et des autres cantaores de l’époque, Antonio Mairena et Juan Talega. Dans ce chef d’œuvre d’écriture dédié aux Gitans de Jerez, la présence répétée de ces Flamencos, pourtant originaires de l’est de Séville, témoigne de leur importance.

Ces derniers Mohicans, ainsi que le danseur El Farruco et les sœurs Fernanda et Bernarda d’Utrera, illuminent le crépuscule l’époque du flamenco puro, compensé par le lever de deux étoiles de toute première grandeur : la danseuse et chorégraphe Cristina Hoyos et le guitariste Paco de Lucía.

Il faut aussi mentionner le rôle majeur joué par le mécène américain Donn Pohren, membre de l’académie flamenca de Jerez et auteur d’ouvrages majeurs, qui, d’abord dans son tablao madrilène Los Gabrieles, puis dans sa finca Espartero de Morón, entretint la flamme et la nourrit au sein d’une communauté de riches  américain(e)s expatrié(e)s et déjanté(e)s. Si, sur la fin de sa vie, comme en témoigne David George, Manolito s’est produit à Madrid, il n’a guère eu le temps de le faire à Morón, fief de Diego.

Une trentaine d’années après, David George a utilisé le décor des moulins à blé d’Alcalà, sur le rio Gudaíra (la cathédrale verte) au pied de la citadelle mauresque, pour broder sur le personnage et choisir, dans les sonnets, de se fondre dans le paysage en s’y imaginant peintre et locataire (fictif) d’un autre moulin-atelier.

Cette atmosphère se retrouve dans ce qui va suivre, composé de contributions fragmentaires (préface, introduction et commentaires) choisies par David George pour figurer dans son ouvrage mort-né : The Gypsy with the Green Guitar. Contemporain et peut-être même prédécesseur de The Flamenco Guitar, datant de bien avant les sonnets, elles nous aident à mieux comprendre  ce qui, à l’époque des faits, ou immédiatement après, inspira David George.

 

  Dans la prochaine livraison, nous replacerons cette banlieue de Séville dans son contexte  historique, littéraire et artistique : ne se dit-elle pas « Le Barbizon » andalou ? Par la suite, nous nous acheminerons vers la résurrection de Manolito avant de tirer le bouquet final.

 

Laissez-vous porter et découvrez.

 

Le Gitan à la guitare verte

Ce texte met en scène un jeune Gitan, personnage de fiction, Currito ; une danseuse de flamenco décédée dans un accident de la route, Dolores Molinos (non identifiée) mentionnée surtout dans les sonnets et dont on mentionne un portrait par le matador et peintre américain John Fulton, dont le musée est toujours visible à Séville (non visité) dans le barrio de Santa Cruz ; un jésuite, personnage bien réel lui aussi, le Dr Delgado. Il fait appel au fond poétique qui relie les Gitans à l’Espagne, par l’intermédiaire, entre autres, de Federico García Lorca ; il implique le grand mécène et spécialiste américain du flamenco, Donn Pohren, sans qui rien n’aurait pu être.

Je ne dispose que d’une ébauche de préface dactylographiée, en deux parties, sans signature, et agrémentée de notes de fin de textes manquantes. Faute d’avoir pu en obtenir le texte complet([1]), en voici la traduction, à lire entre les lignes.

Faute aussi d’indications adéquates et outre la notice du Dr Delgado, ci-dessous introduite, nous ne pouvons que conjecturer sur le pourquoi de cette couleur pour le moins inhabituelle, lorsqu’il s’agit d’un instrument flamenco. Le choix se partage entre :

 

a) Pour le jeune Gitan et sa guitare : le sens de « green » = apprenti, débutant, jeune pur et naïf. Mais il y a aussi les couleurs de l’Andalousie, non officielles encore dans les années soixante : deux bandes horizontales vert ommeyade et une bande centrale blanche.

b) Pour la cathédrale : le chant de scouts et mouvements de jeunesse à caractère religieux « I know a green cathedral », en vogue à cette époque et lié à des projets à caractère religieux ou para-religieux : cela pourrait évoquer les nuits de juerga passées à Alcalá sous la haute voûte des eucalyptus, près des anciens moulins sur les rives du Rίo Guadaíra, et éclairer la face mystique de David George (à laquelle nous consacrerons un épisode entier) :

Alcala Moulin San Juan

I know a green cathedral, a hollowed forest shrine,
Where trees in love join hands above to arch your prayer and mine.
In my dear green cathedral there is a quiet seat
And choir loft in branched croft where songs of birds hymn sweet.
And I like to think at evening when the stars its arches light
That my Lord and God treads its hallowed sod in the cool, calm peace of night.

Je sais une verte cathédrale, sanctuaire au creux des grands bois,
Où des arbres mains jointes dans l’amour, l’arche lance ta prière et la mienne.
Au tréfonds de sa fraîcheur sacrée, soupire le cèdre hiératique,
Le pin et le sapin tendent des bras divins jusque dans l’azu
Dans le vert de ma cathédrale aimée, la chaire est de silence,
Dans ses frondaisons, du chœur des oiseaux, montent de douces antiennes.
Et à la brune, j’aime à penser, sous ses voutes constellées,
Que mon Seigneur et Dieu foule sa glèbe bénie dans la paisible et nocturne fraîcheur.

 

 

c) Pour les symboles, et c’est peut-être la clef : la référence à « Romance Sonámbulo », poème de Lorca devenu culte, au point que Carlos Saura s’en est servi pour le final (en rumba) de  Flamenco (1995) ainsi que pour l’ouverture et le final de son non moins somptueux Flamenco Flamenco, de 2011. Le vert de la vie et de la mort, allié et opposé au rouge du sang, leur ouvre grand la porte :

 

 

Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.
Con la sombra en la cintura
ella sueña en su baranda,
verde carne, pelo verde,
con ojos de frίa plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la están mirando
Y ella non puede mirarlas…

 

Lorca et ce poème ont donné lieu à une incroyablement prolifique descendance sous la forme d’innombrables poèmes chantés, ou non, intitulés Ojos Verdes. Le premier, qui narre la rencontre d’un caballero et d’une fille de joie gitane, date de 1937. C’est devenu l’un des airs andalous les plus emblématiques. Nat King Cole s’en est emparé. Il se danse en trajeet  bata de cola. Voici le second couplet :

Ojos verdes,
verdes como,
la albahaca.
Verdes como el trigo verde
y el verde, verde limón.
Ojos verdes, verdes
con brillo de faca
que se han clavado en mi corazón.
Pa mí ya no hay soles,
luceros, ni luna,
No hay más que unos ojos que mi vida son([1]).

 

 

 

Citons, entre autres la célèbre Romance de los ojos verdes du Sévillan Rafael de Leόn (1908-1982) que disait en scène Lola Florès avec tout le panache qu’on lui connaît et dont voici les premiers vers et le final :

 

“-¿De dόnde vienes tan tarde ?
¡Dime, di! ¿De dόnde vienes?
-Vengo de ver unos ojos
El sueño juega y se esconde
en la plaza de mi frente;
cabaldo por la ojeras
de unos ojos en relieve….

  …Si no me traes sus ojos,
¡dile que venga la muerte!”

 

 

moulin Benarosa

Il faut aussi mentionner, source possible à divers titres, le tableau de Picasso (1903)  Le vieux guitariste aveugle, qui a inspiré un long poème à Wallace Stevens en 1936, intitulé « The Man With the Blue Guitar » dont voici le début :

The man bent over his guitar,
A shearsman of sorts. The day was green

They said, “You have a blue guitar
You do not play things as they are.”

The man replied, “Things as they are
Are changed upon the blue guitar.”

And they said then, “But play, you must,
A tune beyond us, yet ourselves,

A tune upon the blue guitar
Or things exactly as they are.”

 

Rien, nulle part, n’indique que David George se soit inspiré de tel ou telle, mais il faut reconnaître que le rapprochement est troublant ([1]).

 

 

 

<<En 1969, la Society of Spanish Studies a publié The Flamenco Guitar de David George : « De grande qualité et bien documenté, cet apport fait autorité. » C’est le seul ouvrage, en quelque langue que ce soit, qui traite de la guitare flamenco sous tous ses aspects. C’est le premier qui aborde les Gitans sous l’angle de la guitare. The Flamenco Guitar a immédiatement été salué non seulement à cause de la maîtrise de tous les aspects du sujet dont il témoigne, mais aussi pour son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés. Dans l’atelier cordouan du maître luthier Manuel Reyes, nous avons appris comment on fabrique une guitare, « de l’arbre au produit fini ». Dans les décors naturels du flamenco gitan, nous avons rencontré des guitaristes gitans qui nous ont dit comment ils concevaient le rôle et la fonction de la guitare flamenco. Citons Martha Nelson dans The Guitar Review : « David George, en observateur exercé, aborde, outre la musique et la danse, d’autres facettes des coutumes indigènes de l’Andalousie gitane : le folklore, la poésie et l’artisanat. » Par conséquent, « The Flamenco Guitar, From Its Birth in the Hands of the Guitarrero to Its Ultimate Celebration in the Hands of the Flamenco Guitarist, a été un apport majeur non seulement pour l’aficionado de guitare mais aussi pour l’ethnologue qui s’intéresse à la culture espagnole. »

 Dans sa préface à The Flamenco Guitar, pages ii et iii, datée de Londres, 1969, Rosa de Agüera (non retrouvée) reprend cet argument et écrit ces lignes que je résume : « Dans The Gypsy with the Green Guitar, le flamenco, le flamenco gitan et l’existence picaresque de « Currito », jeune guitariste élevé chez les Flamencos d’Andalousie, distinguent cet ouvrage de son pendant : The Flamenco Guitar. Dans The Gypsy with the Green Guitar, les pensées et émotions les plus intimes de Currito nous sont présentées grâce à l’exercice expert et généreux d’une technique poétique qui aboutit à un genre que l’on peut qualifier d’ethnique, fraiche et authentique parce qu’elle fait passer en anglais le rythme même du flamenco que Lorca rend en espagnol mais que perdent les traducteurs. » :

Crois-tu qu’être gitan
Ça s’en va comme on nettoierait
Une tache noire ?

Ma grand-mère était gitane.
Gitana negra.
Elle me crie dans les veines
Comme la tribu tout entière.

 

 

La Acena

Selon D.E. Pohren, repris par Agüera : « David George est certes un chercheur rigoureux, mais c’est avant tout un poète. Il s’intéresse essentiellement au cœur––  au cœur du guitariste, du luthier, et même à celui de la guitare…en flamenco, le cœur c’est ce qui distingue la grandeur de la bonté. » Au cœur de ce livre, comme il faut s’y attendre, les Gitans sont des portraits vivants. Ils suivent la Vierge des Gitans dans les rues de Séville et lancent d’antiques saetas tandis que Marie, belle, sombre, et gitane, passe en silence le cœur percé d’une « flèche ».

 

Les trompettes se taisent.
Les tambours.

Un gitan se gonfle les poumons.
La flèche d’un chant
Est décochée par-dessus la foule…

La voix du Gitan est sanglot.
Il a une flèche dans le cœur.
La foule garde le silence.

Ô, Marie, Mère du Christ… 

 

« Ils maquignonnent à la foire aux chevaux des Gitans de Triana, selon une tradition séculaire. Le livre est traversé par Currito en qui s’incarne l’auteur et qui gratte sa guitare. »

 

Ma guitare est fatiguée, usée
Comme une belle femme
Qui a beaucoup peiné
Elle a connu la caresse des Gitans.
Des amants
Aux longs doigts.

 

« David George, qui connaît en profondeur le Gitan andalou et son art, est le seul qui soit capable d’écrire un livre d’une telle qualité et d’une telle acuité. Et parce que David George est avant tout poète, » il n’y a rien de plus normal que de voir sa profonde connaissance, son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés se manifester dans ces poèmes. Le Dr Delgado(5) écrit dans son Introduction : « La guitare verte, dans cet ouvrage, est une guitare sans oripeaux. Elle joue les mystères de verts silences. Parce que le poète perçoit ces choses-là, et parce que c’est un bon chanteur, il n’a pas eu d’autre choix que de dépouiller sa guitare et de chanter. »

Comment un poète, né et élevé en Amérique, dont la langue natale est l’anglais, peut-il percevoir « les mystères des verts silences », spécialité andalouse ? Comment peut-il entrer dans les pensées et sentiments les plus intimes d’un jeune gitan et, de fait, sonder la psychologie d’une subculture difficilement pénétrable ? Si le jeune garçon était andalou, sans être gitan, ce serait déjà difficile. Mais voir par les yeux d’un jeune gitan, parler comme lui, chanter comme lui ses pensées et sentiments les plus intimes, relève de l’impossible. C’est ce que dit le Dr Delgado : « J’ai commencé par avoir des doutes à la lecture de ce livre, mais la curiosité l’a emporté et j’en suis resté pantois. Je n’aurais jamais cru qu’un non-Andalou pouvait pénétrer l’âme andalouse. » Et c’est ce qu’a dit Juan Gomez Amaya(6), lui-même jeune guitariste gitan et poète de Morón de la Frontera lorsqu’il a entendu ces poèmes en espagnol : « Incroyable. Authentiquement gitan. Des sons noirs qui descendent profond. » Comme le jeune Gitan le dit lui-même dans le poème intitulé « Le dîner d’adieu » : « Ce n’est pas facile d’être pauvre et gitan./Il faut une dose de simplicité./Et d’esprit. » C’est déjà difficile pour un poète espagnol, même né en Andalousie, d’écrire sur le Gitan andalou. Le grand guitariste gitan Diego del Gastor s’étonnait, parlant de cette question, qu’un poète espagnol de Grenade fût capable d’écrire sur le Gitan et le flamenco : « Je n’en reviens pas que Lorca, qui n’est pas gitan, qui ne vient pas de Basse Andalousie, puisse comprendre le flamenco et le mettre en paroles… Ce n’est pas rien, pour quelqu’un qui n’est pas originaire de Basse Andalousie, qui n’est pas gitan et qui n’est pas guitariste, de comprendre la guitare comme ça. » Par la suite, Diego a proposé une explication qui pourrait s’appliquer à David George : « Bien sûr, il a passé pas mal de temps chez les Gitans. C’est pourquoi ses vers sont si profonds. Peut-être qu’il était de notre sang. En tout cas, c’était un grand poète. Une exception. Une énigme. 

Et pleuré.

 

Il est vrai que Federico García Lorca, sans connaître l’anglais a été capable, dans La Poeta in Nueva York, de sonder le cœur de Harlem lorsqu’il y s’y est rendu. Mais Lorca n’essaie pas de parler par la bouche d’un jeune musicien de Harlem. C’est presque trop demander à un poète, n’importe lequel. D’autres poètes se sont essayés, de temps en temps, à parler par la bouche d’un personnage, mais le faire dans un livre entier est, à ma connaissance, un fait sans précédent. Et c’est exactement cet impossible que David George a réussi. Comme Diego le déclarait : « C’est une énigme. »

Un moyen qu’utilise notre auteur pour continuer à parler ainsi est le recours au récit. Ce n’est pas par accident qu’il divise le livre en Chapitres et Versets(7). Chaque chapitre relate une histoire ou développe un thème, chaque poème ou verset fait partie intégrante du chapitre en question.

Le Guadaira

Et pourtant chacun des poèmes ou « versets » comme il préfère les nommer, est une entité à part entière. De plus, la structure Chapitre et Verset semble indiquer que l’auteur a conçu le livre comme devant être lu suivant son déroulement chronologique, du début à la fin. Il en résulte une poésie narrative à la Chaucer : un récit d’aventure en vers. Mais des sens profonds remontent au jour dans ce pèlerinage d’un jeune Gitan au fond de lui-même qui commence à sa naissance :

 

Ma mère était gitane.
Mon père était tambour.
Ils se sont connus dans la nuit.
Ils m’ont fait.

Et se termine dans la mort :                                         

Dolores Molinos est morte. 
Elle est morte dans une cathédrale verte,
Où les rameaux
Font voûte sur le chemin.

 

Alcala Rives du Guadaira

Et allant là où peut aller la poésie nous pénétrons l’âme de l’Andalousie.

David George va chez les Gitans eux-mêmes chercher l’authentique, l’inspiration, l’ange, le duende, la réalité finale qui ne se trouve ni dans les livres, ni dans les amphithéâtres, ni dans les salas de fiesta. Il sait ce que sait Lorca : lorsque « la Vierge et saint Joseph perdent leurs castagnettes, ils vont en quête des Gitans pour les retrouver. » Il va voir les Heredia, les Montoya, les Amaya, « les Gitans de bronze et de rêve, [qui] naviguent en eau profonde au moyen de leur guitare. Lorsque l’auteur veut se renseigner sur le cante gitano, il se rend aux grottes d’Alcalá où « commence le lamento de la guitare, » où la nuit trempe dans le silence, les soleares, et la mort. Là, au milieu des Gitans, au fond des grottes sous les murailles, il s’établit(8) et découvre le sentiment et la vérité qu’il exprime dans « Out of the Mouth of Manolito –– le flamenco gitan ».

La signification profonde de ce livre réside dans son approche nouvelle et authentique. Chapitre et Versets, illustrations et photographies, coplas et prose, sont indissociables comme un gaspacho andalou ou, plus précisément, comme l’une de ces potées gitanes qui mijotent sur un feu de camp et d’où s’exhalent les senteurs exotiques d’une douzaine d’ingrédients peu communs. L’auteur nous concocte un authentique geribao gitan, un pot-pourri qui n’est pas sans rappeler le cante por fiestas où tout dure tant qu’il y a ange et duende. L’ange, c’est l’esprit, mais le duende va plus profond. On le trouve dans le cante hondo, le cante por soleares de Manolito el de María, dans le toque por bulerías de Diego del Gastor, dans le baile por martinete d’Antonio Montoya.

Après que d’autres livres sur la guitare et le guitariste flamenco auront été écrits, cet ouvrage restera unique en son genre. On se souviendra toujours, car rien de son sens ne se perdra, de la voix du jeune Gitan conservée dans ces poèmes ––de son ange et de son duende, de sa vie et de sa pensée–– picaresques et fantasques, subtiles et durables. Car, ainsi que le fait remarquer l’auteur dans son ouvrage : « Les paroles et la pensée du Gitan andalou sont plus poétiques que prosaïques ; le poétique étant l’aspect le plus important de la mise en paroles de son existence. » La nouveauté et l’authenticité, ici, résident dans le langage extrêmement poétique du Gitan Andalou que l’auteur a su rendre si miraculeusement. Il a rendu en anglais ce rythme du flamenco que Lorca a fait passer en espagnol, mais que la traduction tue.

Avec le plaisir de baptiser et de despedir  etc.>>

**

Cette introduction anonyme est suivie d’une table des illustrations qui éclaire cet ouvrage précédée d’une notice sur John Fulton. Les voici :

<<Les treize dessins qui illustrent ce livre ont été faits tout spécialement pour cette édition par l’artiste et matador américain John Fulton, qui s’est établi à Séville et connaît l’Andalousie comme un Andalou.

John Fulton, selon James A. Michener, « est un séduisant jeune homme réellement doué pour la tauromachie. Ernest Hemingway a vanté son travail. Mais c’est aussi un artiste de grand talent, doué pour la plume, le dessin et l’huile. »

 

John Marks, auteur de To the Bullfight, a dit de lui : « Fulton, mène de front ses deux passions très facilement comme si c’était la chose la plus naturelle du monde pour un gamin de Philadelphie de toréer que pour un matador d’être un grand artiste, une fois sorti des arènes. Ce n’est pas seulement impressionnant, c’est un phénomène extraordinaire. Un génie, et pas le moindre : Belmonte, a approuvé sa façon de toréer. Ses dessins n’ont pas besoin d’interprète. » 

Le 18 juillet 1963, aux arènes de Séville (La Real Maestranza), John Fulton devient le premier (et le seul) Américain à recevoir en Espagne le titre le plus élevé dans la tauromachie : celui de matador de toros. Ce jour là, Fulton tue l’un des plus gros taureaux jamais affronté à Séville depuis des années. Le New York Times qualifie l’exploit de « remarquables débuts » pour un matador. Depuis, il a reçu confirmation de son « alternative » à Madrid, a toréé dans les plus grandes arènes espagnoles, au Mexique (dans la même cuadrilla qu’El Cordobés) et, tout récemment, aux États-Unis(9)

 

Moulin La Veuve

En tant qu’artiste, Fulton est surtout connu pour ses tableaux taurins dans lesquels il n’utilise comme pigment que du sang de taureau, à la manière des artistes-chasseurs de l’Espagne paléolithique qui se servaient du sang du taureau tué pour reproduire des scènes de chasse sur les parois de leurs cavernes. Ses tableaux figurent dans de nombreuses collections publiques et privées.

L’auteur remercie John Fulton d’avoir, en dépit d’un emploi du temps tauromachique très chargé, trouvé le temps de lire et de commenter les poèmes puis de les illustrer. >>

Table des illustrations

 

I have my green guitar                                                                                                              46
My uncle gave me his green guitar                                                                                           56
Manolo is a craftsman                                                                                                               66
When I am rich and famous                                                                                                      74  
He is an old flamenco                                                                                                                80
Clouds of smoke fill the air                                                                                                       86
They leaped around the fire                                                                                                      92
They follow the dying Christ                                                                                                   128
In her patio is a fountain                                                                                                         136
There are three ways to plant the banderillas                                                                        146
Dos Ángeles                                                                                                                            152
Over the wall are the graves of the dead                                                                                160
She died in a green cathedral                                                                                                 166 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Note sur Introduction :

 

(1) Il y a bien des rapprochements à faire entre ce qui était alors en train de se passer pour le flamenco et ce qui se passait avec la musique (blues) aux U.S.A. Nicolas Béniès l’exprime parfaitement dans Le Souffle bleu  1959 : le jazz bascule, C&F éditions, Caen, 2011. Voir aussi : Miles Davis, Sketches of Spain, 1960. L’analogie Guadalquivir = Grand fleuve et Mississippi = Père des eaux est frappante.

 

Notes sur le texte :

 

(1) Un exemplaire resterait en la possession d’ayants droit non intéressés, ou est peut-être détruit ? Non communiqué. Il semble qu’un autre exemplaire soit répertorié à la Bibliothèque Nationale de Madrid, mais avec erreur sur l’auteur ( David George, mais autre patronyme).

(2) Strophe 1 de 6. Il existe plusieurs versions chantées qui diffèrent quelque peu de l’original.

(3) Pour tout savoir et entendre, voir les liens joints.

(4) Tableau et poème visibles dans  Transforming Vision-Writers on Art , The Art Institute of Chicago, 1994.

(5) Le personnage, jésuite mal en cour sous le régime franquiste, a réellement existé. Voir sonnets 156-161.

(6) Juan del Gastor, neveu de Diego ?

(7) David George rêvait-il d’écrire une autre Bible, nourrie au sein de cet autre Peuple du Livre ? Ou se voyait-il en nouveau Lorca ?

(8) Plus, ou pas encore, de moulin.

(9) John Fulton est mort à Séville le 28 février 1998. 

 




Peter Semolic, Barve et autres poèmes

traduits de l’anglais par Marc Delouze, avec la collaboration de Patricia Nichols

Barve

 

Tvoje oči so modre, modra je tvoja barva.

Na večer rumeni cvetovi forzicije in polna

luna nad bližnjimi nama bloki – storila si

korak in jaz, čeprav še rjav, hodim ob tebi,

nenadoma nič več opotekaje, tvoj korak

je dolg dvaintrideset let in diši kot oranža.

Nisem pričakoval, niti v sanjah – to noč sva

si delila v njih bel kruh in si potem priklicala,

nič več v sanjah, na obraz velike rdeče

cvetove. Katera barva ti je najljubša?

Kateri pevec? Katera pevka? Poletna žalost

je za nama in črni glas Lane del Rey ni več znak,

ampak samo še pesem kot vsaka druga.

Svetlo zelena trava, temno zelena v mesečini,

ti, ki še ne verjameš vase, jaz, ki sem verjel vate

od hipa, ko si prišla z rožmarinom in meto,

verjamem v naju. Barva tvojih oči se spreminja

s svetlobo, ponoči sijejo z lastno – zvezdi,

ki ju ne zastira več noben oblak temne snovi.

 

 

 

 

 

 

 

Couleurs

 

Tes yeux sont bleus, le bleu est ta couleur.
A l’approche du soir, les fleurs jaunes du forsythia et une pleine
lune au-dessus du pâté de maisons voisin – tu as fait un
pas et moi, quoique toujours terreux, je marche à tes côtés,
soudain plus du tout titubant, ton pas
a trente-deux ans et sent l’orange.
Même en rêve je ne pouvais l’espérer – ce soir nous
avons partagé le pain blanc et ensuite provoqué,
ce n’était plus en rêve, l’apparition
de grandes fleurs rouges. Quelle est la couleur que tu préfères ?
Quel chanteur ? Quelle chanteuse ? La tristesse de l’été
est derrière nous et la voix sombre de Lana del Rey  n’est plus un indice,
mais rien qu’une chanson comme les autres.
L’herbe vert pâle, vert foncé sous la lune,
toi qui n’a pas encore confiance en toi, moi qui ai cru en toi
dès l’instant où tu es apparue avec du romarin et de la menthe,
crois en nous. La couleur de tes yeux change
avec la lumière, la nuit ils brillent par eux-mêmes – deux étoiles,
qu’aucun nuage sombre ne recouvre plus désormais.

 

 

 

D’un poète sans domicile à son amoureuse

 

Je nous bâtirai une maison de mots.
Les noms seront les briques
les verbes les volets
Nous ornerons les rebords 
des fenêtres d’adjectifs
en guise de fleurs.
Dans un silence total nous nous allongerons  
sous la canopée de notre amour.
Total silence.
Notre maison sera si belle, si délicate
nulle inflation de mots
ne la menacera.
Et si nous parlons,
ce ne sera que pour nommer les choses
visibles à l’œil nu.
Car le moindre verbe pourrait
en bousculer les fondations,
ou bien l’abattre.

C’est pourquoi, chut, mon amour
chut, pour que notre maison
connaisse de radieux lendemains. 

 

1 Marezige, 1991

 

Message

 

Un jour la Terre
ne sera plus peuplée que de paysans.
Ils conduiront des charrettes tirées par des chevaux
et se nourriront de céréales. 
Les bêtes paîtront tranquillement le long des routes blanches
Ou bien se coucheront en plein midi à l’ombre des peupliers
en ruminant.
Le soir, les villageois s’assiéront
autour d’un artiste à la blanche chevelure
confis dans la méditation.
A travers d’insondables distances
iI transmettra à leur esprit des images
plus belles que les plus belles des poésies.
Ceci n’est pas une utopie.
Les jeunes gens se vêtiront
de blanc, comme des kimonos.
Ils s’assiéront  dans le champ
et moi, sortant d’une grange voisine,
tout engourdi encore d’amour
je les saluerai de la main
Quand ils mourront,
ils mourront aussi paisiblement
que feuille ou fleur.

 

Marezige, 27 mai 1991

 

En lisant Octavio Paz

Ce soir, je navigue sur tous mes fleuves, porté par le flux des mots, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue…

…fleuves, scintillants comme le rire d’un enfant, staccato des rapides, chutes brutales dans les cascades, folles gouttelettes au pied des chutes, perles d’eau, dans chacune un soleil, enfin l’écume, les bulles d’air m’engloutissant tel un immense jacuzzi…

…le fleuve, grand dieu brun, me porte comme branche engourdie jusqu’au faîte de l’été, le bourdonnement des insectes, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je vois : le ciel bleu où nagent nuages et poissons, des crabes cachés en haut des arbres, dans une verte explosion de joie de vivre une brassée d’alevins s’envolent comme des cailles effrayées…

…je vois : le visage parfait de Narcisse, de lourds blocs de maçonnerie Florentine, arches de ponts traversées par la poésie de l’éphémère (Apollinaire) et par les vers d’une épopée, je lis…

…je me vois au rythme des saisons, et mon amoureuse, triste comme un saule, penchée sur moi, une rivière, naviguant dans l’hiver, dans la cité de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue

…je suis un fleuve, accueillant distraitement un amour malheureux, un grand poète, et je ne suis pas triste souillé de sang, je ne suis pas heureux quand la glace s’efface, quand je plane dans le ciel ni digue ni barrage ne me retient…

…le fleuve, sombre divinité par-delà le marécage, feuillage enchevêtré, divinité insensible et envasée, ma bouche a un nom pour toi – Amazone, il te nomme Nil, Mississipi, mes yeux érigent de secrètes cités à tes côtés (Eldorado), je te transforme en Okinawa…

…deux adolescents, beaux comme Hyacinthe, tremblant dans l’aube humide, te regardent, perdus en eux-mêmes, te regardent, beaux comme Hyacinthe, et toi, tu ne leur jettes pas même un regard…  

Ce soir je navigue sur tous mes fleuves, étoiles, étoiles au plus profond de moi, ce soir je navigue en moi, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je navigue multiplié en d’infinis courants, je suis un courant sur lequel j’affute un couteau, une fille sauvage fait en hâte l’amour sur la grève, en moi se purifie, mon amoureuse m’investit et me dit la Rivière Kolpa et me dit la Rivière Rokava et me dit tu froidis et dévoile le chemin et me dit, tu es de glace, de glace, de glace…

Je parle et suis parlé, je navigue et suis navigué, je suis réel et je suis illusion, je suis l’eau qui me submerge, je suis un nageur traversant les courants incessants, le fleuve au flot lent s’en va vers la mer, je suis la mer qui est le fleuve de tous les fleuves, je suis le ciel qui est la mer de toutes les mers…

Ljubljana, été 1998

∗∗∗

 

Dans le jardin d’un pub du coin je lis Octavio Paz, deux hérons gris voltigent de ci de là comme de légers cerfs-volants sous un ciel translucide de fin du jour…

…l’incessant rugissement de la Ljubljanica sur les rails, le corps lumineux du fleuve, et dans tout cela le grand soleil couchant…

…de sous mes pieds je ramasse un caillou gros comme un poing d’enfant et le jette dans l’eau par-dessus la barrière…

…ne me lis pas comme un récit, lis-moi comme les ondes concentriques de l’eau…

Fuzine, 16 août 19998

∗∗∗

 

Proclamation

 

Le soleil se lève sur la mer. Où qu’on aille
le soleil se lève toujours sur la mer. C’est pourquoi
je le proclame : la mer est le lieu de naissance du soleil.
Cela change fondamentalement notre vision du monde,
toute la structure de l’univers. Désormais
les astronautes ne sont plus des astronautes, mais des plongeurs
plongeant parmi les étoiles. Les étoiles de la mer
et les étoiles du ciel ne sont que des étoiles,
il n’y a plus d’écart entre l’amour et
l’amour idéal. Nous sommes tous des amoureux 
comblés. Barbotant dans les hauts fonds, brisant
les roches à la recherche d’antiques coquillages au creux des noires cavités. 

 

Présentation de l’auteur




La poésie comme enchâssement dans l’unité métaphysique

L'histoire du génie humain, quelle que soit la forme par laquelle celui-ci s'exprime, est l'histoire de ses fulgurances. On n'y entre pas, comme lecteur ou contemplateur, comme on le ferait pour la banale création d'un « faiseur ». Cela demande du souffle, l'endurance de l'effort et le risque de s'y perdre – pour en sortir métamorphosé. Quiconque a réellement affronté Dante, Lautréamont, Proust ou Artaud comprend ce que signifie plonger dans une œuvre aux profondeurs abyssales. Il faut dès lors faire nôtre cette injonction que le professeur Lidenbrock lance à son neveu, dans le Voyage au centre de la Terre 1 : « Regarde, me dit-il, et regarde bien ! Il faut prendre des leçons d’abîme ! ».

Nul d'entre nous, se souvenant de sa première entrée dans La Divine Comédie ou La Recherche du temps perdu, n'oubliera sa « première leçon de vertige... 2 »

Si la valeur d'un individu se mesure non à ce qu'il méprise, mais à sa capacité à admirer les merveilles de l'entendement humain, il nous sera donné d'être engloutis par la puissance de ces grands intemporels – engloutissement qui n'a rien que de lumineux tant nous en sortons transfigurés. La puissance de ces génies est de donner à l'âme l'élargissement illimité d'une illumination.

Mais que le lecteur ne se méprenne pas : en aucune façon les lignes qui suivront n'auront la moindre lueur de mélancolie. L'ambition de cet écrit n'est nullement larmoyante – mais combattante. Pour en rester à la seule poésie, un danger la guette si le minimalisme et le sentimentalisme l'envahissent durablement. Le sentiment n'est que le vecteur, non la fin d'une œuvre. Pour que celle-ci demeure et qu'une alchimie s'opère tant chez le poète que chez le lecteur, il est nécessaire, pour reprendre un extrait de l'auteur du Théâtre et la culture, qu'une symbiose se fasse entre l'acte, le corps et l'être :

The Divine Comedy, by Dante Alighieri (1265-1321), 1465, by Domenico di Michelino (1417-1491), fresco, Basilica of Saint Mary of the Flower, Florence. Italy, 15th century. • Crédits :  DeAgostini - Getty

 

 

« Il faut insister sur cette idée de la culture en action et qui devient en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second : et la civilisation c'est de la culture qu'on applique et qui régit jusqu'à nos actions les plus subtiles, l'esprit présent dans les choses3 »

La pensée, la révolte, l'incomparable énergie d'Artaud nous demeurent éclairantes en ce XXIe siècle. Sa puissance apparaît, entre autres4, dans l'affirmation, déjà inaudible en son temps, selon laquelle poésie et métaphysique sont inséparables pour donner à toute œuvre une puissance d'arrachement à la pesanteur sociale et d'ancrage dans le réel. Dans Le Théâtre et la peste, il donne corps à cette fusion dans une injonction que l'on peut appliquer tout autant à la peinture, à la poésie qu'au théâtre  : « leur grandeur poétique, leur efficacité concrète sur nous, vient de ce qu'elles sont métaphysiques, et que leur profondeur spirituelle est inséparable de l'harmonie formelle5 ».

Seulement, il convient urgemment de ne pas faire de contresens sur l'acception qu'Antonin Artaud donnait au terme « métaphysique ». La méfiance envers ce mot extrêmement connoté était déjà bien vivace à l'époque du poète et dramaturge. Mais la portée qu'il lui donne est telle, sa puissance à ce point sismique, que c'est elle qui va nous inspirer ici.

Artaud ne nomme pas « métaphysique » ce qui nous détache de la réalité, mais tout au contraire ce qui nous y enracine toujours plus. C'est à la fois une pensée et un style qui empoignent, agrippent à pleines griffes le concret, le corps et le percent jusqu'aux viscères. Quiconque en doute peut relire les pages du Théâtre et la peste où nous sont montrés les carnages de l'épidémie dans toute leur réalité crue. Il peut faire de même dans nombre de poèmes de L'Ombilic des Limbes dont celui commençant ainsi : « Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein. Un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même en était dense. Et des radicelles infimes peuplaient ce vent comme un réseau de veines, et leur entrecroisement fulgurait.6 » Ce rapport au corps, paradoxalement si l'on se réfère à toute la tradition philosophique et mystique, renforce le lien et le rend indissociable de la métaphysique. Dans Héliogabale ou l'anarchiste couronné7, il rappelle les hallucinants rituels au cours desquels se produisaient des torrents d'excès dignes des processions dionysiaques évoquées par Nietzsche. Seulement, « au milieu de cette barbarie métaphysique, de ce débordement sexuel qui, dans le sang même, s'acharne à retrouver le nom de Dieu8 », Artaud y sent se raviver ce que pourrait être l'état d'esprit du poète authentique se replongeant dans la vie à sa racine. De même, Abdulrahman Almajedi, dans le poème Le cheval du désir que l'on peut lire sur le site Recours au poème, exprime superbement cette l'image de la métaphysique au sens d'Artaud, où l'on sent le corps faire bien plus que dire le réel, il le prend, le forme à son image : « laissant des vagues furieuses de sang / dans les artères et ruisseaux / dévaler, remonter / Tes battements augmentent / et tu trembles ». Toujours chez Recours au poème, on trouve écrit par Brice Bonfanti, dans Homme foyer, un poème incantatoire où se fait jour le lien métaphysique de l'âme, du corps, et de l'unité mystique oubliée avec le Feu originel : « Je suis l’Homme au Foyer. / J’entretiens le Foyer et son Feu, le Foyer de son Feu, Feu du Feu. / Je suis l’Homme Foyer, Foyer fait chair, fait Homme, Âme en Feu qui fait foi par sa chair. /En Moi, tout converge, tout converge vers Moi, tout converge au Foyer, tout finit par y tendre, trouver son Toit, si tendre – après l’errance, les accidents, les divergences. / En Moi, tout revient, tout revient sous mon Toit, où tout commence et tout finit, Je suis l’Homme Foyer infini, suis l’Humain quand il rentre au Foyer, le Foyer de tout homme, de toute femme, de l’infini de chaque femme et de chaque homme, /Je suis l’Humain premier, où chacun naît tout ce qu’il est, où naît tout ce qui est, puis hors de Moi devient ce qu’il n’est pas, et puis revient : redevenir tout ce qu’il est, tout ce qui est. (…) Je suis Fidèle à l’infini du monde, au milieu infini de ce monde, ce monde qui peut être Fidèle mais mal, malaisément, exceptionnellement. »

 

Gwen Garnier-Duguy, Alphabétique d'aujourd'hui,
Collection(s) : Glyphes, n° 38.

Ainsi, il y a bien dépassement dans la perception d'Artaud et ces autres poètes, mais ce dépassement se fait vers le lien inconditionnel entre le symbole, la nature et l'homme. Dans le Théâtre et la peste, il rappelle que les signes présents dans toute œuvre unique « constituent de véritables hiéroglyphes, où l'homme, dans la mesure où il contribue à les former, n'est qu'une forme comme une autre, à laquelle, du fait de sa nature double, il ajoute pourtant un prestige singulier 9. » Ce dernier est la capacité poétique de l'homme à projeter, à extraire de lui cette énergie créatrice pour en faire une réalité concrète qui élucide ce que nous sommes.

Chez Artaud – mais il en est également ainsi dans les sublimes Chants de Maldoror, ou dans l'Enfer et je pourrais continuer la liste – l'ancrage dans l'être de l'homme se fait par un style qui nous met – de force – face à face avec le réel dans toute sa nouveauté. Seuls les génies savent le percevoir avec clarté, comme l'exprime superbement le poète Georges Rose : « Louveciennes/Pissarro plonge une main dans l’univers/personne d’autre ne savait l’endroit 10 » L'homme est tout entier de ce monde et en ce monde. Mais cette simple affirmation qui pourrait – à juste titre – sembler bien banale, change de nature quand on la perçoit non comme le résultat, mais comme un maillon dans la longue chaîne menant à la lucidité.

Dans Le Théâtre et la métaphysique, Antonin Artaud nous le rappelle : il est indispensable de se confronter à ce qui est « inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien 11. » Nous terminerons par ces deux citations explicites, à savoir que « la vraie poésie, qu'on le veuille ou non, est métaphysique et c'est même, dirai-je, sa portée métaphysique, son degré d'efficacité métaphysique qui en fait tout le véritable prix 12 », et ainsi, pour le théâtre comme pour toute autre forme, « tirer les conséquences poétiques extrêmes des moyens de réalisation c'est en faire la métaphysique 13. » Cette dernière n'est pas une fuite, une désertion de notre monde – ces poètes nous y ramènent avec l'acharnement tragique d'un halluciné !

La nécessité pour la poésie d'être traversée par cette pensée métaphysique ne fait qu'une avec celle du cheminement vers l'unité. Des siècles de rationalisme borné – je n'y insère pas Descartes, bien plus subtil et divers que ne le pense une longue tradition – et de matérialisme fade ont asséché notre rapport au monde – et ont remplacé une superstition par une autre. Certains scientifiques ou « savants » peuvent égaler les « croyances de grands-mères » dans la paresse intellectuelle, au point de nous avoir fait croire que l'homme et le monde sont deux réalités séparées. Gwen Garnier-Duguy 14 donne à penser, par une superbe image, cette triste réalité : « Car l'hiver a pris ses quartiers / dans toutes les saisons. »

Or une résistance poétique est depuis bien des décennies à l'œuvre, et elle a d'illustres et lumineuses origines.

Les Fragments d'Héraclite, six siècles avant Jésus-Christ, sont l'expression éclatante des signes évoqués par Artaud ci-dessus. Ces fragments sont la pure présence phénoménale de la pensée qui fait signe vers le logos, qui se rend réel dans le même temps où il se cache, à l'image de l'antique αλήθεια. On y trouve ainsi cette unité puissante, autant physique que spirituelle, traversant la totalité dans les quelques extraits suivants, tirés de ce qui a été miraculeusement sauvé dans le marasme que l'on sait où tant de manuscrits ont disparu : « Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l'un toutes choses » ; « Ce cosmos, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure » ; « Les conversions du feu; d'abord la mer, et de la mer, la moitié terre, la moitié ouragan. La mer s'écoule et est mesurée dans le même logos qu'avant l'apparition de la terre » ; et enfin :« Le un, cet unique sage ». Cette unité se retrouve de même, de nos jours, chez un George rose 15 faisant signe vers ce qui, en nous, est partie prenante des origines : « Le froid interstellaire / côtoie les arbres noirs / Un grand ciel sombre / se confond avec la ville » ou encore : « La brillance d’un lieu sombre / éclaire loin dans l’indicible », et enfin, mettant en relief l'aveuglement humain : « Le visible n’a pas encore ouvert l’invisible / ce fouillis d’instants n’est pas le temps / Que faudrait-il d’autre que l’univers / ceux qui sont nés ne se reconnaissent plus ». Du penseur antique au poète contemporain, une parenté s'installe dans le désir de saisir le lien universel, également présente chez Gwen Garnier-Duguy s'exprimant ainsi : « C'est hier que tu es entré dans ce royaume d'arbres / et quand tu parles à haute voix / l'écho te renvoie une présence ancienne. » Comment définir cette présence ancienne, sinon celle nous ramenant à la source originelle d'où tout émane ? Si chaque créateur est indiscutablement unique dans ce qui fuse de son entendement, la source qui nourrit ce dernier, cet amont mystique se prolonge dans ce que ce monde est depuis toujours. L'homme demeure aussi ce que fut l'univers depuis l'origine.

Cela se retrouve dans les écrits des poètes contemporains, chez qui le dire métaphysique, traversant le verbe, nous met face à face avec la réalité de l'enchâssement universel des êtres. Ainsi, dans L'Univers ressemble 16, Georges Rose donne-t-il à voir la réalité du lien : « La lumière jusqu'à l'étoile / commence à nos yeux ». Le premier vers du recueil nous met de même dans l'atmosphère mystique : « L'univers se cache-t-il dans l'univers ». On retrouve cette évocation métaphysique chez Gwen Garnier-Duguy de la parole intemporelle venant à la rencontre de qui sait écouter : « Ils auraient gardé / en leur mémoire fossile / la prononciation / pour l'heure où la parole, / les verticalisant, / leur donna l'Univers / en ses fraternités / pour tout sésame de lumière. » Cette insoumission des poètes à tout esprit de pesanteur frappe de nullité les Cassandre de la fin de toute mysticité.

Il est certain, en effet, qu'il y a dans l'âme humaine un fond universel, et c'est ce que l'expérience poétique, artistique ou mystique nous enseigne depuis des siècles. Montaigne le devinait déjà, qui décrivait ainsi son projet, en insistant non sur sa particularité, mais sur ce qui, en lui, rejoint « l'humaine condition » : « On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu'à une vie de plus riche étoffe : Chaque homme porte la forme entière, de l'humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel 17 ». Plus politiquement engagé, le poète Achille Chavée, dans La brigade internationale18, évoque avec hargne cette force qui traverse chaque individu, le porte et lui permet de dialoguer, de comprendre par-delà toute langue. Un mot y semble la clé : celui de signe. Il en est de même de celui intitulé Verdict qui scande la nécessité d'une sorte d'impératif catégorique, avec l'anaphore de « nous », transitivement assené comme ce qui nous rappelle sans cesse à l'ordre. L'âme de tout un chacun ne fait qu'un, en profondeur, avec l'âme universelle. Derniers vers en forme d'interpellation éthique : « Demain tan­tôt qu’allons-nous faire / de cet ins­tant pré­cis qui déjà nous observe ? » annonce le poème d'Abdulrahman Almajedi, Ainsi parlait le ciel, qui proclame tragiquement : « Et mon ciel hurlait en regardant la pluie s'abattre sur la terre ». C'est ici plus qu'une simple figure de style, c'est la pure personnification de l'unité s'efforçant de résister au néant. Pour rester dans cette éthique métaphysique, Brice Bonfanti, dans le poème Mais s'il surgit ? Comme un voleur dans notre nuit ?, marque de son rythme une pure jouissance des sonorités et des mots, tout en nous mettant face à face avec le drame de l'inconscience criminelle de l'homme : « l’univers fait parfait qui sera : l’Un divers, / lui qui ne voulait pas nous forcer, / lui qui voulait coopérer / – opérer avec nous : son imminent avènement en nous. / Il partira. / Mais nous, nous le croirons demeuré là : nous aurons mainte­nu sa grimace à sa place, nous croirons qu’elle est lui, et à sa place nous aurons sa grimace. / Pour fuir le pire, faire advenir l’ère à venir ». Ces différents poètes ont en commun la conscience de l'unité de ce que, à l'époque de la Renaissance, on nommait « microcosme » et « macrocosme ». L'oublier, c'est apparaître un « esprit aveugle ».

Pour scander le dire métaphysique de la destinée humaine et projeter l'unité mystique dans sa réalité, le poème est une arme qui s'écrit et se vit avec l'état d'esprit de ne pas concevoir « d'œuvre comme détachée de la vie 19 ». L'acte poétique demeure un investissement existentiel qui engage l'être et ne supporte pas le dilettantisme. Un dernier poème de Gwen Garnier-Duguy nous le dira magnifiquement : « Qui aura le dernier mot / entre le mal et le poème / parlant à travers ta voix / pour articuler la parole / perdue dans la profondeur de / l'inoubliable ? / L'homme de coeur te recueillera-t-il, te cachera-t-il dans sa bouche / avant que l'ennemi te masque ? / Bougera-t-il alors les lèvres / laissant s'éployer l'évidence / du monde en prononçant / l'immuable 20 ? »

 

Image de une : Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, collection Idées, 1964.

Notes

 

Voyage au centre de la Terre © 2003, RBA Fabbri France pour cette édition, p. 55. En italiques dans le texte. Le professeur Otto Lidenbrock s'adresse ici à son neveu, Axel, narrateur-personnage du roman.

2 Idem. P. 56.

3 ANTONIN ARTAUD, Le Théâtre et son double, Folio/essais 14, © Éditions Gallimard, 1964, pages 12-13.

4 Est-il nécessaire de préciser que, à aucun moment, nous n'ambitionnons de réduire le fleuve sublime du génie d'Artaud aux lignes qui vont suivre ? Les possibilités de s'enrichir en s'y plongeant sont comme l'univers dans lequel nous sommes : infinies ! Le soleil éclaire les humains depuis des siècles ; où voit-on  que sa puissance ait diminué de ce que nous en faisons ?

5 Op. cit. Le Théâtre et la peste, pages 53-54.

6 Antonin  Artaud, L'Ombilic des Limbes, © Éditions Gallimard, 1956, p. 53.

7 Antonin Artaud, HÉLIOGABALE OU L'ANARCHISTE COURONNÉ, © Éditions Gallimard, 1979.

8 Id., p. 15.

Op. cit., p. 59

10 Georges Rose, Dans l'intimité de l'immensité, éd. Littérales, 2016

11 Le Théâtre et la métaphysique, p. 65.

12 Id., p. 66.

13 Id., p. 68.

14 Gwen Garnier-Duguy, Enterre la parole suivi de La Nuit Phœnix, Revue NUNC, Éditions de Corlevour, 2019, p. 36.

15 Op. cit.

16 Georges Rose, L'Univers ressemble, Éditions La Licorne, 2019.

17 Montaigne, Essais, III, 2.

18 Ce poème, ainsi que les suivant d'Abdulrahman Almajedi et de Brice Bonfanti, peuvent être également lus sur le site Recours au poème.

19 Antonin Artaud, L'Ombilic des Limbes, op. cit. p. 51.

20 Op. cit., p. 73.

 

 




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Poésie Lusophone, deuxième épisode

 Introduction et traduction de Stéphane Chao

 

Voici la suite de la sélection de poèmes signés par des auteurs venus du Brésil (pour quatre d’entre eux) et du Portugal. Édités dans leur pays, ces poètes ont pour la plupart la particularité de publier dans la revue littéraire brésilienne Philos, l’une des plus actives et les plus soucieuses de dénicher les talents, en se jouant des frontières, avec une prédilection pour les auteurs de langue latine. 

Nous avions vu dans un premier épisode des poètes comme Regina Alonso, Tereza Du’Zai, Nilton Resende pour ne citer qu'eux, qui ont comme la plupart la particularité de publier dans la revue littéraire brésilienne Philos, l’une des plus actives et les plus soucieuses de dénicher les talents, en se jouant des frontières, avec une prédilection pour les auteurs de langue latine.

 

Poésie Lusophone, premier épisode

 

Chez le lisboète Pedro Belo Clara, l’écriture a pour fonction de dire un bonheur irréfutable quoique ténu à travers des métaphores qui débouchent sur une sorte de panthéisme bucolique où tout est matière à chant. Ici nulle métrique, fût-elle déstructurée, subvertie, mais une prose délicate, ductile qui épouse l’épiphanie printanière des choses et procure l’expérience florale de la communion avec les saisons.

Dans la poésie du Carioca Carlos Cardoso, le désir de métamorphose affecte principalement le sujet, qui attend de l’Autre la transsubstantiation qui le délivrera, ou qui sait, le rendra à lui-même. Expérience presque toujours déceptive.

 

PEDRO BELO CLARA

Um lírio nos olhos

 

Era, como então dizia, o tempo em que as tardes de verão cabiam inteiras na fundura dos teus olhos – ou assim me segredava o coração, por entre as malhas das fantasias que no seu bater urdia com insensatez de frágil flor.
O pequeno outeiro, cabana contra os abusos do estio, a imensa sombra do carvalho em eterno abraço às brisas viandantes, o largo rio etéreo largado das altas folhas até às ervas vestidas de sombra: uma só coisa bailando no mistério de si mesma.
Sobre os campos derramada, a luz era oiro líquido – delicado manto cobrindo o sonho doce das raízes. As boninas, numa dança suave, confiavam os corpos ao breve afago do vento gentil, certas que o seu sol conheceria distâncias que no sossego de si nunca ousara conhecer.
Os gestos sucedendo-se lentos e pausados eram uma estranha e nova melodia composta no instante do esboço, e feliz juntava-se ao tanto que cabia no peito, que o embalava em carícias sem nome, que o fazia cantar como o poeta da primeira manhã. Os corpos esqueciam as estações com cada toque rendido ao fulgor do silêncio; a doce acidez do vinho despertava nas línguas sabores de brancas flores e fogos súbitos, apaziguados na fresca inundação dos frutos mordidos com a ternura dum beijo.
Ao longe, duas toutinegras conversavam sobre ninhos e bagas. Ou seriam melros na alegria dum desafio a dois cantos? Entre risos que se evolavam através da leve valsa das verdes folhas, o espaçado rumor das asas do primeiro dos pássaros. Críamos que toda a memória, que toda a fala nesse simples acorde se diluiria. Talvez fosse o secreto anseio de um sopro apenas ser: rosa de ar num dia, letra sobre as águas escrita noutro.
Quando a fadiga chegava com o peso doce dum sono feliz, era a última imagem que desejávamos guardar dentro de nós: o céu de safirina lisura, sempre o céu – eterna testemunha do esplendor de tudo.

 

Un lys sur les yeux

C’était le temps, comme on disait alors, où les après-midi d’été tenaient entièrement dans le fond de tes yeux – ou bien était-ce mon cœur qui me chuchotait cela entre les mailles des déguisements que ses battements tissaient avec la déraison d’une fleur fragile.

La petite colline, cabane contre les abus de l’été, l’immense ombre du chêne qui enlace éternellement les brises voyageuses, le large fleuve éthéré qui descend des hautes feuilles aux herbes revêtues d’ombres : une seule et même chose dansait, mystérieusement elle-même.

Ruisselant sur les champs, la lumière était un or liquide – nappe délicate recouvrant le doux rêve des racines. Les fleurs des bois, dans leur danse suave, confiaient leurs corps à la brève et affable caresse du vent, certaines que le soleil connaîtrait des distances que, tranquille en lui-même, il n’avait jamais osé connaître.

Les gestes qui se succédaient lentement et posément étaient une étrange et nouvelle mélodie composée à l’instant où elle s’ébauchait, et heureuse, celle-ci se joignait à tout ce qui tenait dans ma poitrine, la berçait avec des caresses sans nom, la faisait chanter comme le poète du premier matin. Les corps oubliaient les saisons à chaque toucher qui cédait à l’éclat du silence ; la douce acidité du vin éveillait sur nos langues des saveurs de fleurs blanches et des feux subits, que venait apaiser la fraîche inondation des fruits mordus avec la tendresse d’un baiser.

Au loin, deux fauvettes à tête noire discutaient entre elles de nids et de baies. Ou étaient-ce deux merles qui se livraient ensemble à un joyeux duel de chants ? Parmi les rires qui s’envolaient dans la légère valse des feuilles vertes, il y avait la rumeur intermittente des ailes du premier oiseau. Nous croyions que toute la mémoire, que toute la parole se diluerait dans ce simple accord. Peut-être était-ce la secrète envie qu’un simple souffle fût : rose d’air dans le jour, lettre d’eau écrite sur l’autre.

Lorsque la fatigue venait avec son doux poids de sommeil heureux, la dernière image que nous désirions conserver en nous était le ciel lisse comme un saphir, toujours le ciel – éternel témoin de la splendeur de tout.

 

CARLOS CARDOSO

Paisagem

 

Quando fechei os olhos
do outro lado da cama
o seu corpo não estava

– você
insistiu em mudar de cidade.

 Ora os sonhos!?

Quando um homem
traz no peito a paixo,
a conversa por cima da
mesa é mais séria,
antes concebê-la n’alma
do que viajar pelos sentidos.

 Não sei se hoje um Deus
ou se amanhã o sangue
percorrerá minhas veias.

 Sossego.

Eu só queria beijar a chuva
e beber o cheiro da sua
presença,
acordar e conduzir
a lua por um outro sol
e libertar em mim
o caminhar da vida

 Coisa inútil
quando os versos cantam,
não pelas melodias,
e sim, por sentimentos,
é que defronte a paixão
estão os lábios da rainha
que outrora as nuvens conceberam.

 Ora os sonhos!?

Um último suspiro
teria sido mais urgente.

 

 

Traduction :

 PAYSAGE

 

Lorsque j'ai fermé les yeux,
ton corps n'était pas
à côté de moi dans le lit.

– Tu
as insisté pour changer de ville.

Foin des rêves !

Lorsqu'un homme
porte une passion dans sa poitrine,
la discussion devient
plus grave à table,
Mieux vaut la concevoir dans son âme
que voyager avec ses sens.

Je ne sais pas si aujourd'hui un dieu
ou si demain du sang
circulera dans mes veines.

Tranquillité.

Je voudrais seulement baiser la pluie
et boire l'odeur de ta
présence,
me réveiller pour accompagner
la lune vers un autre soleil
et libérer en moi
le chemin de la vie.

Inutiles
sont les vers qui ne chantent pas
pour la mélodie
mais pour les sentiments,
Car en face de la passion
il y a les lèvres de la reine
que jadis les nuages ont conçues.

Ah les rêves !

Un dernier soupir
aurait été plus urgent.

 

 

Ce poème est extrait du recueil  Na Pureza do Sacrilégio (Ateliê Editorial, 2016).

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (37) : Béatrice Douvre

Béatrice Douvre a traversé le ciel de la poésie comme une comète de feu et nous en sommes toujours éblouis. En 2000, les éditions Voix d’encre avaient publié la quasi-totalité de ses poèmes, avec une préface de Philippe Jaccottet.

Mais il restait un nombre considérable de pages inédites, et notamment le Journal de Belfort où Béatrice Douvre parle de ses 6 derniers mois d’existence, brusquement interrompus le 19 juillet 1994, à l’âge de 27 ans. Il faut donc se féliciter que cette édition, réalisée par Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, pour leurs excellentes éditions La Coopérative, nous fasse découvrir le monde le plus intime de ce poète, un univers intérieur vertigineux. 

Comment en parler ici, sinon avec ces phrases fulgurantes, tranchantes comme des épées, que Béatrice jette sur la page : 

 Je suis perdue, les chemins croisés meurent autour de moi, je n’ai plus qu’un amour, blessé, mélancolique. Je veux le merveilleux dans des bras de velours, l’attente brève, l’affolement limpide, et le baiser des lèvres pures.

 

Béatrice Douvre, Journal de Belfort, Editions La Coopérative, 20 euros.

Une  extraordinaire crucifixion s’impose d’emblée : pureté et sensualité, « folie » et lucidité aiguë, affections et sexualité troubles…  Mais surtout, sur ce visage dont la photographie ouvre le volume, on voit la braise le consumant, le regard déjà parti vers un autre ciel, la maladie opérant ses ravages :

Je suis l’anorexique aux lèvres refusées, dans le miroir et la balance, l’enfer glacé des sables. Je me suis retournée sur mon désir, j’y ai vu un désert épineux, un dieu mort parmi les ronces. Rien n’éclairait, que la noire lune sur une enfance immatérielle. Mais les chevaux trébuchaient dans les neiges roses de l’aurore, le corps se donnait aux équilibres fulgurants, aux danses, aux rythmes désenchantés.

L’enfance est toujours là, où tout s’est semé, creusé déjà en abîmes, au contact des chevaux, dont « le pas noir » martèle le désir. 

     Je me rappelle mon enfance auprès des chevaux bruns qu’on entraînait debout sur les selles humides.

Et déjà, la menace avançait ses griffes, la « passante du péril », comme elle se nomme, faisait face au plus tragique, à la mort prochaine, enfermée à la fin dans un amour impossible pour un homme se dérobant sans cesse, la refusant pour courir auprès des garçons :

J’ai adoré ma sépulture, je l’ai creusée dans la terre meuble et verbeuse. J’ai suicidé ma spiritualité en m’alitant sur des lits blancs froissés, j’ai foré mon enfance, y dégageant une mémoire perdue.

Quelles plaintes amoureuses peuvent-elles être plus splendides et plus déchirantes que les siennes ? 

Je pars aux pays de neige, fendre le froid qui me maintient. Mes seins de glace que rien ne réchauffe, mes cuisses fermées aux dents de l’amour, je me vêts pour le séduire, il me regarde comme une statue pure du péché de chair, pure de non-vouloir.

Et quand le sacrifice se fait total, alors les phrases se bousculent et nous bouleversent par leur poids de chair, de souffle et de sang :

Il m’embrasse, sa chaude langue me fait jaillir de mon néant, je suis à la vraie vie, vraie vivante. Mon écriture se desserre, exalte les matinaux et poursuit l’invisible à ses côtés. Ahmed, ton ami te préfère, il dort sur ton torse froid, il a ta langue et ton sexe, moi j’ai la tendresse amoureuse. Socle splendide où déposer sa virginité, dieux assis qui tournoient dans l’air printanier, tenant des saphirs dans leurs mains pour tout regard.

Les 37 poèmes en prose qui suivent ce journal disent la même soif, le même ennui de vivre, le même « vide exténué » de l’âme. Les phrases sont seulement plus vibrantes encore, d’une dureté de diamant, coupante et scintillante, animées de souffles d’une fraîcheur inouïe, entre visions d’extase et râles d’agonie.

Les 12 derniers poèmes, de juillet 1994, font entrer plus de vides, font entendre une voix plus défaillante, apercevoir d’ultimes blessures. On les lira comme un adieu, où le poète semble déjà détaché de cette argile humaine où ses larmes ont tant coulé, déjà rentré dans le ciel d’où cet ange étrange, « un charbon sur la bouche », était descendu, un jour d’avril, parmi nous : 

 

                                Tu gis sur le chemin trempé

                                Et de pleurs tu défailles

 

                                Maintenant brille d’obscures larmes

                               Tu acceptes la peur immaculée de vivre

 

Présentation de l’auteur




Mario Pérez Antolín, Aphorismes.

Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

Mario Pérez Antolín est l'un des plus importants auteurs espagnols d'aphorismes. Ses livres ont reçu les éloges de penseurs éminents tels qu'Eugenio Trías, Victoria Camps, Joan Subirats ou Vicente Verdú, et sont devenus une lecture de référence pour ceux qui aiment la fusion entre bonne littérature et littérature dissidente. Sa poésie,  « déguisée en philosophie » selon Carlos Aganzo, se caractérise par la force expressive des images et la profondeur réflexive des idées, créant ainsi un style novateur très apprécié par la critique spécialisée en Espagne et à l'étranger.

L'un des aphorismes de Pérez Antolín nous dit : « Il n'est pas de meilleure éthique qu'une apologie élégante du rire », et son écriture sait certes se révéler ironique, mais il reste très éloigné d'auteurs de référence dans l'histoire littéraire espagnole tels que Ramón Gómez de la Serna (1888-1963), inventeur des Greguerías, qui étaient des créations poétiques où se mêlaient l'humour et la métaphore. De son côté, Pérez Antolín développe dans ses aphorismes une philosophie profonde qui refuse l'anecdote :

Parmi les qualités du travail intellectuel je mets en avant l'honnêteté, qui m'oblige à défendre même ce qui ne me convient pas si ceci est juste, et la rigueur, à travers laquelle on met à l'épreuve les conclusions avant qu'elles soient validées  (dans « La más cruel de las certezas », Ed. Baile del Sol).

 

Pour Aitor Francos, Pérez Antolín a su développer  sa pensée entre l'intuition et la rationnalité, entre la surprise et l'exercice analytique.

Dans une recherche humaniste qui refute tout nihilisme, il sait se remettre en question en permanence pour chercher continuellement la vérité, ou plutôt, « l'incrédulité interrogative », seule façon d'échapper aux dogmatismes qui ont tendance à occuper l'espace intellectuel actuel. Ses livres, dans lesquels on trouve aussi des micro-récits et des courts poèmes, se révèlent très accessibles car ils sont rédigés dans l'exigence d'un langage clair, gage de précision et de pouvoir évocateur.

Pérez Antolín, justement, explique qu'un bon aphorisme « doit avoir la force émotive du meilleur poème et la profondeur réflexive du meilleur essai, et tout cela avec une précision éblouissante. Rien que cela. » Il s'agit d'un genre qui trouve sa place « entre la'intuition et la rationnalité, entre la passion et l'analyse, entre l'éthique et l'esthétique ».

C'est avec un immense plaisir que nous vous proposons, en exclusivité, ces quelques aphorismes inédits, appartenant à son projet Contrariedades.

 

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La trampa de las ideologías consiste en hacer pasar por enunciativo lo que es, en su mayor parte, emotivo.

Le piège des idéologies consiste à faire passer pour énonciatif ce qui est, en grande partie, émotif.

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No alcanzamos la verdad porque no estamos preparados para ella. Su sola visión nos desintegraría.  

Nous n'atteignons pas la vérité car nous n'y sommes pas prêts. Sa seule vision nous désintégrerait.

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Muchos prefieren trucar antes que truncar. El engaño como alternativa a la mutilación. Practican la magia por no practicar la siega.

Nombreux sont ceux qui préférent truquer plutôt que tronquer. Le mensonge comme alternative à la mutilation. Ils pratiquent la magie plutôt que le fauchage.

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Hoy cumplo 53 años y soy más evocable que futurible.

Aujourd'hui j'ai 53 ans, et je suis plus évocable que potentiel.

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No queda otro remedio que ser huidizos: utilizar cualquier recurso que nos haga ilocalizables, desaparecer de los registros y las bases de datos. La evasión que permite zafarse del chequeo.

Nous n'avons pas d'autre alternative que d'être fuyants : utiliser tout moyen pour nous rendre injoignables, disparaître des registres et des bases de données. L'évasion qui permet de se dérober au contrôle.

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Creo en un Dios que aún no haya creado nada, generativamente inédito.

Je crois en un Dieu qui n'aurait encore rien créé, générativement inédit.

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La soledad contemplativa predispone a la creación y a la autodestrucción.

La solitude contemplative prédispose à la création et à l'autodestruction.

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No hay mayor mentira que la clemencia del vencedor. El que gana siempre descabella.

Il n'est plus grand mensonge que la clémence du vainqueur. Celui qui gagne porte toujours l'estocade.

La máscara daba miedo, pero el enmascarado, oculto tras ella, aún más. El mayor terror se encuentra siempre al otro lado.

Le masque faisait peur, mais le masqué, caché derrière, encore plus. La plus grande des hantises se trouve toujours de l'autre côté.

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Evita que la muerte tenga envidia de tu felicidad. Deja siempre, en tus logros, una pequeña parte sin cumplir. Tómatelo como un seguro de vida.

Évite que la mort soit jalouse de ton bonheur. Laisse toujours, dans tes réussites, une petite part non accomplie. Prends-le comme une assurance vie.

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Présentation de l’auteur




Angelo Tonelli — extraits de Fragments du poème perpétuel / Frammenti del perpetuo poema

choisis et traduits par Marilyne Bertoncini

I (extrait)

Un punto non visibile tra il mare

e il cielo illividito di dicembre

ancora a rimirarlo in pieno sole

sempre quel punto, vuoto, inafferrabile

potesse persuaderci senza ebbrezza

qua morti, almeno noi rari superstiti

nell’aldilà del mare a questa vita

 

 

Un point imperceptible entre la mer

et le ciel blême de décembre

que la contemplation incessante en plein soleil

de ce point, vide, inaccessible,

puisse nous persuader d'entrer sans ivresse

ici morts, au moins nous rares survivants

dans l'outre-marin à cette vie

 

*

 

II (extraits)

 

Mi chiamo Angelo, così

mi hanno chiamato. Non ricordo

di essere nato, non credo

che morirò-il centro dei mondi

è cuore di luce, che racchiude

una piccola ombra-mi hanno chiamato

Angelo, forse sono nato

dal nulla, se è vero

che sono nato-raggi innumerevoli

filtrano il sangue di quel cuore

fuori di sé-non chiedetemi

cose certe : so

che mi hanno chiamato Angelo e deliro

me stesso tra gli umani

che mi sciàmano intorno, non intendo

se esistano o non esistano, soltanto

se chiudo gli occhi scompaiono, ritornano

se dischiudo le palpebre

 

Je me nomme Angelo, c'est ainsi

qu'on m'a nommé. Je n'ai pas souvenir

d' être né, je ne crois pas

que je mourrai – le centre des mondes

est cœur de lumière, qui recèle

une ombre minuscule- ils m'ont nommé

Angelo, peut-être suis-je né

du néant, s'il est vrai

que je suis né-des rayons innombrables

filtrent le sang de ce cœur

hors-de-lui -ne me  demandez pas

des choses avérées : je sais

qu'ils m'ont nommé Angelo et je délire

moi-même parmi les humains

qui chamanent autour de moi, je ne sais

s'ils existent ou non, je sais juste

qu'ils disparaissent si je ferme les yeux, reviennent

si j'ouvre les paupières

 

*

 

Noi corriamo, gli umani, ricorriamo

eventi, memorie, intensità

di cose. Non il gabbiano che si lascia andare

sul filo dell’aria, posa

sul nulla e plana e trova meta

e ristoro. Come ala

di gabbiano filassero i miei giorni, candida

piuma, occhio vigile sul mare

 

 

Nous courons, nous humains, nous poursuivons

les événements, les mémoires, l'intensité

des choses. Pas le goéland qui se laisse porter

sur le fil de l'air, posé sur

le néant il plane et trouve  destination

et repos. Que filent comme ailes

de goéland mes jours, blanche

plume, œil vigilant sur la mer

 

*

 

Il mio dio ha occhi di colomba

e aquila, si erge tra me e il mondo, gioca

con i miei pensieri. Poi sparisce. Ne resta

eco lunga in me, come vagìto

lontano o gemito di felicità, che mi confonde

a onde salendo, a fiotti, a mano a mano

che il sole matura dentro l’anno.

E gioca e mi divora il dio di luce

e tenebra e mi ruba ai giorni limpidi

di questo primo autunno che si frange

contro rive di pietra, rupi ripide.

 

mon dieu a des yeux de colombe

et d'aigle, il se dresse entre moi et le monde, il joue

avec mes pensées. Puis disparaît. En reste

un long écho en moi, comme un vagissement

lointain, un gémissement de joie, qui me trouble

de flots d'ondes montantes, à mesure

que le soleil mûrit au cours de l'année.

Et il joue et me dévore le dieu de lumière

et de ténèbre et me dérobe aux jours limpides

de ce premier automne qui se brise

contre des rivages de pierre, des rochers escarpés.

 

 

*

 

VII (extraits)

 

Le parole galleggiano su un vuoto

colmo di luce, vacua plenitudino

lumine plena, e da questo vuoto

ora germina il mare, ora la notte

sorella del giorno, ora l’aurora.

È bene misurare le parole

attingerle alla fonte della luce

e donarle come quarzi trasparenti.

È bene commisurare le parole

alla forza profonda dell’umano

al suo nome segreto, e siano specchio

tra la goccia lucente e la sorgente

d’acqua che vibra e ride contro il sole

 

Les paroles flottent sur un vide

comble de lumière, vacua plenitudino

lumine plena, et de ce vide

parfois germe la mer, parfois la nuit

sœur du jour, parfois l'aurore.

Il est bon de mesurer les paroles,

Les puiser à la source de la lumière

et les offrir comme des quartz transparents.

Il est bon de comparer les paroles

à la force profonde de l'humain

à son nom secret, et qu'elles soient miroirs

entre la goutte luisante et la source

d'eau qui vibre et rit contre le soleil

 

*

 

Al Discepolo assente

 

Che cosa resterà di me ? chiedo

nel cuore della notte guardando

i tetti delle case, prima che mi colga

tra pensieri reiteranti, immagini

di passato e presente, il sonno… che cosa

resterà di me ? Certo, i miei versi

circoleranno. Ma io,

questa luce raccolta in me, forse qualcuno

accoglierà nell’anima, saprà qualcuno

reggere la mia essenza ? Questo

non mi è dato sapere. Ma posso

in versi spezzati e colloquiali dire

che cosa vorrei da te

uomo o donna che tu sia, erede

dei miei misteri, posso

dirti, io vorrei che fossi

te stesso in ogni attimo, vero

fino a confonderti con lo sguardo

del dio – se dio

posso nominare il principio vivente

di tutte le cose, loro essenza

presente in esse, eppure altrove

ridente – te stesso

altro da te, cielo

e terra, ombra

e luce. Vorrei

que la tua quiete

nascesse dagli armonici contrasti

di una totalità vibrante, sull’orlo

di traboccare nel pieno della vita

ogni momento. La tua sapienza

sia giocattolo delle mani di un dio-fanciullo

emotivo e veggente. La morte

riconosci come devastazione

di quello che sei, esplodere

di tempie, labbra, cuore ; abituarti

all’improvviso rovesciarsi delle forme

più belle.

Quando morirai

se morirai, sii morte sarai stato

gioia e dolore, forza

e squallore. Di questa sapienza

che all’umano concede di somigliare al dio

vai fiero, ma non troppo. Riconosci

il limite che ci costringe. Del piacere

di sognare, non privarti mai… La vita

considera come viaggio in solitudine

a tratti ravvivato dall’amore, ricerca

de Principio in tutte le forme, anche

le più insidiose : così

dio tra gli umani e questa grandezza

racchiusa nel cuore

ti basterà.

 

Au Disciple absent

 

Que restera-t-il de moi ? Je pose la question

au cœur de la nuit en regardant

les toits des maisons, avant que ne me cueille

entre pensées qui reviennent, images

du passé et du présent, le sommeil... Que restera-t-il

de moi ? Certes, mes vers

circuleront. Mais moi,

cette lumlère blottie en moi, peut-être quelqu'un

l’accueillera dans son âme, quelqu'un saura-t-il

supporter mon existence ? Ceci,

Je ne puis le savoir. Mais je peux

en des vers brisés et familiers dire

ce que je voudrais de toi

homme ou femme que tu sois, héritier

de mes mystère, je puis te

dire, je voudrais que tu sois

toi-même en chaque instant, vrai

au point de te confondre avec le regard

du dieu – si dieu

je peux nommer le principe vivant

de toute chose, leur essence

présente in esse, et pourtant ailleurs

riant – toi-même

autre que toi, ciel

et terre, ombre

et lumière. Je voudrais

que ta sérénité

naisse des contrastes harmoniques

d'une totalité vibrante, sur le point

de déborder dans le plein de la vie

à chaque instant. Que ta sagesse

soit un jouet dans les mains d'un dieu-enfant

émotif et voyant. Que tu reconnaisses

la mort comme dévastation

de ce que tu es, explosion

de tempes, lèvres, cœur : t'habituer

à l'improviste renversement des formes

les plus belles.

                                                           Quand tu mourras

si tu meurs, sois mort tu auras été

joie et douleur, force

et misère. De cette sagesse

qui concède à l'humain de ressembler à dieu

sois fier, mais sans excés. Reconnais

la limite qui nous contraint. Du plaisir

de rêver, ne te prive jamais... Considère

la vie comme un voyage en solitude

parfois ravivé par l'amour, recherche

du  Principe en toutes les formes, même

les plus périlleuses : ainsi

dieu parmi les humains et cette grandeur

blottie en ton  cœur

te suffira.

 

 

*

 

Lo scoramento

è corpo morto del dio : venera anche quello

e anche incertezza :  incerto

è il dio, tra essere

e non essere, risplendere

e nascondersi. Semplicemente, compiutamente sii

alba al sorgere del sole, orizzonte

al suo tramonto, nube

quando piove, arsura

nell’estate, germoglio

in primavera, spoglio

nell’inverno. Non dimenticare

nulla, vivendo nell’oblìo

continuo, non perdonare

nulla, perchè non sarai mai lo stesso

che ha subìto torto : tutto muta

continuamente.

Ascolta

Il flusso del sangue, gli infiniti

moti delle cellule, che cosa

ci appartiene ? Sei ovunque

e in nessun luogo.

Ama

Il prossimo tuo come te stesso : con crudeltà

e dolcezza ; se ferirai

ferirai sempre te stesso, perché tu

sei il mondo, se tradirai

tradirai te stesso.

Ciò che non ti appartienne

considera cosa tua, pensa perduto

tutto ciò che ai.

E poi ?

Nascerà luce

dentro l’anima che guida

ad altri mondi. Nascerà

una Città di Luce

dentro l’anima, una candida

eterna città dove non è dolore

no ombra. Qui dimorano

e attendono gli dèi, nel limine

estremo della vita, che conducono

al cuore delle cose, al nucleo immobile

di una abbacinante eternità.

 

Le découragement

est le corps mort du dieu : vénère cela aussi

et l’incertitude : incertain

est le dieu, entre être

et non-être, resplendir

et se cacher. Simplement, complètement sois

aube quand paraît le soleil, horizon

quand  il se couche, nuage

quand il pleut, sécheresse

l’été, germe

au printemps, dépouille

en hiver. N’oublie

rien, vivant dans l’oubli

continu, ne pardonne

rien, parce que tu ne seras jamais le même

qui a subi un tort : tout change

continûment.

Ecoute

Le flux du sang, les infinis

mouvements des cellules, qu’est-ce

qui nous appartient ? Tu es partout

et nulle part.

Aime

ton prochain comme toi-même : cruellement

et tendrement ; si tu blesses

c’est toi que tu blesses toujours, car tu es

le monde, si tu trahis

c’est toi que tu trahis.

Ce qui ne t’appartient pas

considère-le comme ton bien, pense perdu

tout ce qui est à toi.

Et puis ?

Naîtra la lumière

dans l’âme qui guide

aux autres monde. Naîtra

une Cité de Lumière

dans l’âme, une pure

cité éternelle sans douleur

ni ombre. Là demeurent

et attendent les dieux, à la frontière

extrême de la vie, qui conduisent

au cœur des choses, au noyau immobile

d’une éblouissante éternité.




Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression

Les mythes fondateurs habitent notre inconscient. Ils œuvrent en nous dans des processus d’émergence qui peuvent nous révéler à nous-mêmes au moment où nous en prenons conscience. Selon les cultures, ils prennent différentes formulations et colorations mais souvent, amour, mort et renaissance y forment une trilogie fondatrice.

Trois siècles avant notre ère, Evhémère soutenait que les dieux grecs étaient des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Peut-être arrive-t-il que le mythe se forme à partir d’une légende, elle-même ancrée dans le passé sur un élément historique, un personnage réel, une aventure vécue ? Quoi qu’il en soit, le mythe est d’une certaine façon le fruit du temps, et ne peut s’y réduire : la poésie ou la seule ferveur, qu’avivent un besoin d’absolu, le hissent sur un plan symbolique, voire sacré. Et la légende devient mythe lorsqu’elle rencontre (obtient ?) sa dimension d’éternité. Pour Claude Lévi-Strauss : « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » (Anthropologie structurale, 1958). Les mythes apparaissent dans le déroulement du temps des humains, tout en restant intemporels. Ils sont actuels dès qu’ils sont revivifiés. Les figures des dieux et divinités y sont des présences cosmogoniques opérantes, leurs actes ayant fonction de modèle.

La promesse d'Eurydice. ©Anny Pelouze

Des mythes actifs, c’est le point de vue que je souhaite partager ici, déjà remarquablement traduit par le poète Octavio Paz : « Pour que les symboles soient réellement eux-mêmes, il est indispensable qu’ils cessent de symboliser, qu’ils deviennent sensibles, c’est-à-dire des créatures vivantes et non des emblèmes de musée » (essai introductif aux Fragments d’un voyage immobile de Fernando Pessoa, Payot 1990).

Pour aborder un mythe, il me semble qu’il nous faut d’abord passer par l’allégorie de la caverne de Platon (La République, VII). C’est renforcer l’idée qu’un mythe ne se dévoile pas avant qu’un niveau de conscience suffisant soit atteint. Pour rappeler rapidement cette allégorie : dans la caverne, des prisonniers sont enchaînés près d’un mur. Ce qu’ils voient et assimilent à la ‘réalité’ extérieure ne sont en fait que les mouvements des ombres projetées sur ce mur à travers les flammes d’un feu situé à l’entrée de la caverne. Pour ces prisonniers, attachés et rivés à ce qu’ils perçoivent, la réalité est celle de ces ombres en mouvement. Distinct d’eux par son niveau de conscience, le philosophe pressent, comprend, que le vrai monde n’est pas le monde sensible, occulté par celui de l’apparence et du reflet imparfait, mais celui des Idées. Il ne se satisfait pas de ces simulacres, saisit la nécessité de sortir de l’illusion, se libère des liens qui le maintiennent en erreur, se retourne et part en quête de la réalité. Il est celui qui a contacté la liberté intérieure qui est sienne, dont il sait qu’elle est la plus puissante et l’essentielle liberté. Platon dit aussi que si on libérait un prisonnier non préparé pour le retourner vers la lumière, il ne pourrait pas la supporter, trop ébloui et déstabilisé.

Pour avancer intérieurement, pour s’approcher du réel, étape après étape, accepter de tout remettre en question, il faut se ‘dé-chaîner’, ôter soi-même les chaînes qui nous entravent, se ‘dé-voiler’, se dépouiller des fausses identités accolées par nous-mêmes, par les autres ou la société, se ‘dés-encombrer’ de fausses mémoires, de faux devoirs. Cela pour retrouver le chemin de qui je suis dans mon entièreté, pour naître à soi-même. Demander de l’aide chaque fois que nécessaire, avec discernement, sans perdre sa liberté, afin d’engager ce retournement, cette metanoïade l’être, pour accueillir en nous quelque chose d’encore plus grand que ce que nous connaissions de nous. Ne pas oublier que nous ressemblons à ces prisonniers et qu’une part de nous appelle cette libération…

Un mythe transcende le temps habituel, profane : il se place dans un temps sacralisé par le sens que nous lui permettons de porter. La perception du sacré ne procède pas de la rationalité mais bien d’une mise en vibration de la sensibilité, d’un accord de fréquence pour qui ouvre le champ de résonance. Le mythe s’enrichit d’un regard neuf, vivifié par chaque nouvelle création ; ses interprétations sont autant de facettes qui présentent, suggèrent ou provoquent. Sa capacité apparaît protéiforme, perceptible depuis de nombreux angles de vision, de compréhension. Ce lieu privilégié de l’imaginaire, collectif autant que personnel, se dévoile dans des conditions spécifiques, telles les initiations sur le chemin de celles et ceux en quête de sens, dans des climats propices que sont des événements majeurs de vie : une rencontre fondatrice, un songe, un voyage, un deuil marquant... Les étapes, les degrés du cheminement intérieur, qui se doublent souvent d’un déplacement extérieur, procèdent déjà de l’initiation dont la fonction est de relier les passages personnels au collectif, générant un rôle spécifique (passager ou durable), une tâche ou mission particulière à y accomplir au sein du cosmos.

Avec ce Printemps des poètes de Solliès-Pont, issu de l’enthousiasme du poète Georges de Rivas, nous sommes dans l’orientation spécifique du mythe d’Eurydice et Orphée. Dans leur fertile, nous pouvons nous situer comme des ‘questeurs’ d’immortalité et de beauté, en nous approchant sincèrement (étymologiquement ‘ sans cire’, en écoute libérée) de leur alliance qui fascine et inspire les artistes.

 

Eurydice et Orphée : un mythe sans cesse revivifié

Le mythe d’Eurydice et d’Orphée nous est transmis de façon détaillée par les récits poétiques de Virgile puis d’Ovide. Leurs versions passent les siècles en influençant un grand nombre de créateurs.Cependant, dès le VIesiècle avant notre ère, et donc bien avant d’être rédigée par Virgile à l’aube de notre premier millénaire, existe la légende d’un Orphée musicien et Argonaute, qui charme par sa lyre-cithare les arbres, les humains, les rochers eux-mêmes. C’est cet Orphée archaïque que l’on retrouve peint, gravé ou fresqué, célébrant la naissance du monde. Les poètes antiques à la source de ces œuvres y privilégient l’humain dans son rapport au sacré, orientant le mythe d’Orphée vers une connexion cosmique au monde des dieux. Son chant est hymne cosmogonique et des courants religieux, s’enrichissant de cette beauté qui les rassemble, deviennent ‘orphiques’. A la suite de Dionysos, Orphée subjugue ces mouvements encore mal unifiés et les fait entrer dans le monde d’Eleusis et ses mystères.

Jacques Heurgon, dans son Orphée et Eurydice avant Virgile (1932), considère cette période et développe l’argument d’un Orphée primordial solitaire : « c'est le mage inspiré que Polygnote avait peint, dès 450 [av. JC], sur les murs de la Leschè de Delphes, dans le bocage de Perséphone. Il est là, vêtu à la grecque, assis sur un tertre, touchant de la main gauche les cordes de sa cithare et de la droite les branches du saule contre lequel il est appuyé. Autour de lui, Patrocle, Ajax, Méléagre, et Marsyas, et Charon : point d'Eurydice. »Et ailleurs : « Il n'est pas impossible de montrer, par l'examen chronologique des documents, qu'il a existé, et sans doute dès le début, au moins deux versions distinctes du mythe d'Orphée et d'Eurydice, et qu'elles ont cheminé parallèlement, avec plus ou moins d'éclat, jusqu'à ce que l'autorité de Virgile ait imposé celle de son choix à la postérité. »

L'Oracle Orphee ©Anny Pelouze

Au IIIesiècle avant notre ère, ‘la femme d’Orphée’ reçoit une première identité : Hermésianax de Colophon la nomme Argiopè, ‘à la voix claire’. Et c’est au Iersiècle avant notre ère que le Pseudo-Moschos la dénomme Eurydice, ‘qui rend la justice au loin’. Bien que ce second prénom reste assez générique (depuis plus de trois siècles il est porté par de multiples autres femmes-épouses de la mythologie grecque : celles de Nestor, Enée, Créon…), Eurydice commence, en tant que telle, à participer au mythe d’Orphée.  

Lorsque Diodore de Sicile compile les fables et les mythes antiques (vers – 30), il y reprend la légende d’Orphée, chantre au pouvoir magique, et sa descente au royaume d’Hadès pour y chercher son épouse : « Pour l'amour de sa femme il eut l'incroyable audace de descendre chez Hadès et, ayant séduit par ses chants Perséphone, il la persuada de seconder ses desseins et de le laisser emmener sa femme morte ». Une fois encore, cette épouse reste anonyme et sa seconde mort n’est pas mentionnée.

C’est Virgile qui, dans ses Géorgiques (vers – 30), tire définitivement Eurydice de l’anonymat et rassemble les différents aspects d’Orphée autour de son amour unique pour elle. Sur le thème de leur aventure tragique, renforçant l’aspect dramatique par une seconde mort d’Eurydice, il apporte au mythe un nouvel élément majeur. Dans les Bucoliques, quelques années auparavant, Virgile citait déjà Orphée en tant que poète divin, mais c’est dans ce traité d’apiculture (Géorgiques IV, 450-557) qu’il développe, sous le discours de Protée, le drame du poète-musicien et de son épouse Eurydice. Réel et surnaturel se mêlent – mais toute démarcation n’est-elle pas illusoire ? Par deux fois la mort tragique de la jeune nymphe puis celle, suppliciale, d’Orphée, scellent la vengeance des dieux pour les transgressions qu’il a commises envers leurs lois.« Jusqu’à Virgile, Orphée triomphe. Depuis Virgile, il échoue […] C’est Virgile qui, pour des raisons littéraires qu’on pourrait facilement imaginer, a substitué de sa pleine autorité, à la tradition du succès, la tradition de l’échec. Or, Virgile n’invente pas. Son art poétique se résume en deux mots : agôn [joute oratoire] et contamination. Comme tout vrai classique, il dédaigne ce que nous appelons l’originalité. Seulement il aime rajeunir les traditions banales en les recoupant avec des fables plus obscures. Son travail propre, en fait, consiste à réconcilier et harmoniser des mythes ennemis. » (Jacques Heurgon, Orphée et Eurydice avant Virgile).

 

Puis, à l’orée de notre premier millénaire, Ovide dans les Métamorphoses humanise Orphée, resté chez Virgile un demi-dieu habitué à être satisfait dans ses désirs. Il le situe dans un temps antérieur à la guerre de Troie, vivant en Thrace dans les collines du Rhodope. Surtout, il le dépeint moins subversif : si le chantre apaise Hadès et Perséphone, c’est autant par la compassion qu’il éveille en eux que par ses chants magnifiques et magiques. Il reconnait être soumis à la mort et c’est en amant éploré qu’il demande un sursis de vie avec sa jeune femme : « Après que le chantre du Rhodope l’eut suffisamment pleurée dans les airs supérieurs, pour ne pas rester sans tenter de gagner aussi les ombres, il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx » (MétamorphosesX, 11 à 49).

 

Rives. ©Anny Pelouze

Orphée et Ovide semblent partager un même souffle poétique. Le récit épique de la genèse du monde et des mythes fondateurs fait alliance avec le style élégiaque des souffrances d’Orphée et d’Eurydice. L’harmonie cosmique que le chantre divin a tant servie résonne avec la jonction ovidienne de deux discours poétiques, épique et élégiaque, qui pourraient pourtant se contrarier.

Après Virgile (Iersiècle avant notre ère), Ovide (début Iersiècle), viennent Sénèque (milieu Iersiècle), le Pseudo-Apollodore (IIesiècle)… Tous reprennent fidèlement la trame virgilienne. C’est ainsi que le mythe se revivifie dans le temps : il continue d’être revisité, très longtemps après l’Orphée archaïque et probablement solitaire, bien encore après l’alchimie Eurydice-Orphée célébrée par Virgile. Les siècles passent et le mythe y puise prodigieusement une jouvence renouvelée, par ses multiples déclinaisons, réinventions, réécritures. Il demeure symbole, en quelque sorte réénergisé, de ces deux parts d’un même Etre divino-humain autant que symbole de l’extraordinaire puissance de la Poésie.

Au Moyen Age, Virgile et Ovide deviennent des auteurs majeurs dans la culture occidentale : considérés comme des prophètes, leur œuvre est soumise à exégèse au même degré que la Bible ; ainsi Virgile est-il désigné comme flor de clergie. A la Renaissance, les découvertes archéologiques inspirent les artistes, qui relisent les textes antiques : Orphée, chantre apollonien, devient l’archétype très représenté de l’artiste idéal, à la fois poète, musicien, philosophe. Au XVIesiècle (cf. Emilie Bleschet : Les représentations du mythe d’Orphée du XVIe au XIXesiècle, Univ. Lyon 2, 2016), du Bellay voit en lui un ‘poète divin’, l’inspiré connaissant la désespérance, doté d’une extrême sensibilité artistique et affective. De même pour Ronsard, Orphée représente la puissance de la poésie et de l’intermédiaire par lequel s’expriment les muses et donc la voix d’Apollon. Au XVIesiècle encore, Jean de Montlyard voit en Orphée un sage ‘convoiteur de justice’, inventeur de la civilisation, des cités et des lois, son Eurydice figurant l’équité, comme l’une des traductions de son nom l’indique.

Au XIXe siècle, les Romantiques, refusant le classicisme autant que le rationalisme, privilégient Orphée : artiste en marge, chantre inspiré et refusant l’ordre divin, médiateur entre les humains et les dieux. Théâtre, musique, poésie, danse, prennent souffle dans le mythe, pour de nombreuses interprétations de plus en plus libérées des textes antiques. Paul Valéry a vingt ans lorsqu’il écrit : « Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! – Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée – se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! »

L’Orphée du XXesiècle est essentiellement l’archétype du poète. Son amour pour Eurydice et sa catabase sont transposés allégoriquement : un poète est avant tout amoureux de la Poésie. De grandes œuvres, qui nécessiteraient d’être chacune évoquée, forgent l’imaginaire de nos générations avec notamment une filmographie particulièrement riche, mais aussi le manga japonais…

 

L'experience imprévue. ©Anny Pelouze

Orphée, une nouvelle orientation de la quête héroïque

Amour, mort, renaissance, cette trilogie fondatrice déjà soulignée est caractéristique d’Eurydice et Orphée. Et ici, comme souvent, au centre du triangle se trouve la beauté. Eurydice et Orphée est, par essence, l’un des mythes les plus directement reliés à la culture poétique universelle. Précisons que le ‘beau’ n’est pas forcément l’esthétique, aujourd’hui controversée par ceux qui n’associent plus nécessairement à l’art les valeurs platoniciennes du beau, du vrai, du bien. N’étant ni celle du ‘joli’ ni de ‘l’agréable’, fréquemment synonymes de banalité, l’expérience du beau fait souvent irruption : imprévue, elle apporte avec elle un sentiment d’étrangeté exaltante qui nous fait voir, entendre ou ressentir ‘autrement’. « Le beau est toujours bizarre… », écrit Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques.

Orphée est issu d’une lignée prestigieuse : fils d’Œagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie héroïque et de l’éloquence, il est par ailleurs fils spirituel d’Apollon, dieu de la lumière, dieu des arts et conducteur des muses qui y président, consulté pour ses pouvoirs de guérison, par l’intermédiaire de la Pythie, dans son sanctuaire de Delphes.

Ainsi Orphée reçoit-il tous les dons par sa seule naissance. Parmi eux la kithara, lyre-cithare à sept cordes qu’Apollon a précédemment troquée avec Hermès contre un caducée. Les sept cordes représentent symboliquement les sept planètes ; la lyre d’Apollon figure l’harmonie cosmique, célèbre le cosmos en tant que l’Un primordial, source où tout s’origine et où tout retourne. Orphée en enrichit subtilement les sons, en lui ajoutant deux autres cordes en hommage aux neuf muses, dont la plus éminente : sa mère Calliope. Et cette lyre à nulle autre pareille, catastérisée à la mort d’Orphée, sera identifiée par Ptolémée à l’une de ses 48 constellations... Lorsqu’Orphée en joue en accompagnant son chant, le Cosmos entier s’incline devant lui, les arbres se déplacent et se rapprochent. Les animaux féroces eux-mêmes viennent l’écouter, captivés par l’enchantement – au sens du chant/charme magique qui est le sien – par lequel il séduit, conduit vers lui. Rien ne lui résiste, rien ne saurait donc lui résister ?

Il est acteur de l’harmonie. Pour Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère) et les Grecs anciens, Cosmos est harmonie, qui limite et oriente la béance de l’initial Chaos. Après Chaos apparaissent Gaïa la féconde, Tartare le ténébreux, Eros force de mouvement et d’engendrement. Il y a personnification, déification de ces entités antagonistes. Cet équilibre cosmos/chaos est lui-même un medium essentiel, garant de la vie. C’est cet équilibre qu’entretient Orphée en tant que poète. Les personnages des épopées, je pense notamment à Gilgamesh, dans une autre culture et civilisation, illustrent eux aussi et presqu’invariablement cette balance, cette oscillation, cette lutte souvent, destinées au réajustement permanent entre deux orientations, deux pôles. Ces pôles en tension sont reliés par un point central, une frontière non visible où l’énergie, commune aux deux, s’inverse.

Cependant, bien que hautement mythique, Orphée ne se comporte pas comme un héros au sens classique du personnage au cœur de l’épopée.

Il ne combat pas avec armes ni force corporelle, ne conquiert aucune terre, aucun peuple. Tout au long de son chant, c’est l’amour qui mobilise. C’est l’amour qui appelle Orphée dans l’union, la catabase au risque de la mort. C’est l’amour qu’il invoque pour convaincre le couple puissant formé par Perséphone et Hadès : « Si le récit d’un rapt ancien n’est pas une fable mensongère, vous aussi, l’Amour vous a unis » (Métamorphoses, X 25-39). De la descente dans les Enfers d’Eurydice puis d’Orphée, je retiens un élément symbolique central : l’Amour entre dans le lieu des ombres et des châtiments, il en franchit le seuil avec détermination et, avec lui, la lumière qui l’accompagne. A partir de cette entrée dépouillée de toute peur, pleinement décidée, les Enfers ne seront plus les mêmes ; ils auront été visités – en partie transfigurés ? – par un amour plus fort que la mort. La mort, la ré-animation, puis la seconde mort d’Eurydice, perçues sur ce plan de compréhension prennent alors un éclairage qui enrichit encore la résonance de ce mythe : l’aventure d’Eurydice-Orphée est celle de la victoire de l’harmonie sur le chaos. Preuve ontologique de la puissance de notre intériorité. Le récit lui-même est pacificateur, inversant les caractères habituels du peuple des Enfers : les dieux y connaissent sensibilité et émotion, les supplices des condamnés qu’Orphée y croise s’interrompent.

Orphée échoue, aussi. Lui, habitué à unifier les mondes, découvre l’échec en perdant son Eurydice juste à la frontière des mondes, celle qui sépare les vivants et les morts. Et sa tête finira par échouer... sur un rivage de Lesbos.

Il en devient presque un anti-héros, qui ne cherche pas à prouver sa capacité, dont la quête mène au contraire à la rencontre de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et magnifique. Il part d’un plan céleste et descend dans les aventures et mésaventures de l’incarnation. Sa recherche quitte la projection habituelle dont les humains parent leurs dieux et demi-dieux. J’oserais volontiers dire que sa royauté et son royaume ne sont pas de ce monde… La nature vient à lui, les Enfers lui accordent un passage libre sans qu’il ait à réaliser une quelconque mise à l’épreuve. Sa mission est de témoigner de la Beauté, qu’il chante et joue sur sa lyre. Orphée, anti-héros car véritable musicien, anti-héros car poète d’exception, anti-héros car capable d’amour si sensible qu’il touche les humains. Alors ces humains s’y reconnaissent et peuvent projeter sur lui leurs propres égarements, leur refus de la mort en tant que fin, leur quête d’amour absolu, éternel, et aussi leur courage de continuer, continuer encore lorsque l’aventure devient aride, risquée, effrayante. Car, malgré ce qu’en dit Platon, Orphée n’est pas un lâche : il n’accepte pas aveuglément le destin lorsque celui-ci le frappe d’une épreuve implacable par la mort d’Eurydice. En provoquant les dieux, c’est au Destin lui-même qu’il s’oppose. Orphée ne se résigne jamais ! Il ose, transgresse sans violence, avec élégance, et le tribut sera à la mesure du courage accompli. Mais invoquer l’amour plutôt que le courage pouvait paraître étrange dans la Grèce antique...

 

Et puis cette terrifiante initiation par la descente vers les Enfers, lorsqu’il outrepasse l’absolue interdiction faite à tous d’y pénétrer. Il désobéit pour venir y supplier les dieux chtoniens de lui rendre sa bien-aimée. Il accepte de tout quitter pour aller demander à Perséphone et Hadès l’autorisation de la ramener vers le monde des vivants. Pour montrer sa motivation profonde, il prend soin de préciser que ce n’est pas le désir de voir le sombre Tartare qui le fait descendre dans ce lieu.

En cette étape qui est probablement la plus décisive pour lui, Orphée n’est déjà plus le même lorsque sa prière devient supplication ; il implore le couple divin de façon si prégnante que Perséphone et Hadès, réputés impitoyables, finissent par lui accorder sa demande. Cette catabase marquera notre imaginaire et notre sensibilité affective. A ce moment, le nouvel Orphée commence à apparaître. Lui qui contemplait les cieux, accomplit sa metanoïa et, par elle, sa complétude : « Il n’existe pas de lumière sans ombre » (C. G. Jung, L’âme et la vie, 1963).

 

Genèse. ©Anny Pelouze

Eurydice, féminin de lumière

L’artiste en Orphée, lorsqu’il rencontre Eurydice, est captivé par sa beauté. Cependant sa subtilité, ses dons, sa propre beauté ne sauraient le placer sous le joug d’une simple beauté plastique. Il sait, ressent qu’elle est une nymphe particulière. Et dès l’instant où il en devient amoureux, son art de chantre divin se relie à elle, dans les prémices d’un amour neuf, absolu.

Loin d’être née d’une royale lignée, Eurydice est une Dryade, une nymphe des arbres. Bien que secondaire, elle est une divinité mais la différence d’origine entre eux est grande. D’elle, on ne connaît aucune ascendance car, Dryade, elle n’a pas de filiation. Elle se différenciera de quelques autres nymphes, comme les Néréides de la mer ou les Oréades des montagnes, en entrant à jamais dans le mythe d’Orphée.

Le ‘destin’ des nymphes, si souvent simple récréation des dieux, n’entre pas dans la mémoire des légendes. Elles sont là pour la joliesse, comme le sont les fleurs dans un paysage, et pour divertir les dieux. Beaucoup d’entre elles, pour leur échapper, doivent choisir de se transformer et demeurer dans une autre apparence que la leur. Ceci explique (sans que jamais les Grecs anciens ne pensent à le justifier ! ) qu’Aristée, un demi-dieu fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène et dont le nom signifie pourtant ‘le meilleur’, poursuive Eurydice en ne suivant que son désir ; quoi de plus naturel pour lui ? Et quand, plus tard il pleure, alors que par sa brutalité il a conduit involontairement Eurydice vers la Mort, ce n’est nullement par culpabilité ou remords mais sur lui-même et la mort de ses abeilles car, comme le lui révèle le devin Tirésias, « les Nymphes avec qui Eurydice menait des chœurs au fond des bois sacrés ont lancé la mort sur tes abeilles » (Géorgiques IV). Aristée trouve son sort bien injuste : comment lui,demi-dieu, n’a-t-il été protégé d’un tel fléau ? Le récit de Tirésias révèle le drame advenu : « Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds – l’infortunée qui en devait mourir ! – une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit » (Virgile, Géorgiques IV). Et le devin somme Aristée d’honorer les mânes d’Eurydice et Orphée par des sacrifices, qui lui vaudront de retrouver de nouveaux essaims.

Aristée, Orphée, tous deux reliés à Apollon en tant que fils charnel et fils spirituel. Pourtant Aristée fait ici œuvre dionysiaque : pulsion des sens, instrument de déstabilisation de l’harmonie d’une noce apollinienne, créateur de chaos menant Orphée à descendre dans les Enfers pour y rechercher la lumineuse Eurydice. Cet événement dont l’aspect tragique va croître est un rappel qu’à défaut de complémentarité, une alternance est nécessaire à l’équilibre entre ombre et lumière, désordre et harmonie, sensualité et spiritualité.

Si l’on envisage l’aventure dramatique d’Eurydice en tant que ‘personne’, Aristée n’est pas l’unique responsable car une question se pose d’évidence : pourquoi donc est-elle, le jour de ses noces, à errer ainsi seule dans la campagne ? Mais où est donc Orphée ?

Eurydice, anima d’Orphée

Dans L’homme et ses symboles (1964), Jung parle de « cet élément féminin dans chaque homme que j’ai appelé l’anima ». Pour lui, cette représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.

Une vision symbolique permet de reconnaître Eurydice et Orphée comme les deux parts d’un même symbole et non pas des entités distinctes. Symbole, celui du sumbolon grec, en cela qu’ils sont Un, que le destin agi par les dieux brise à dessein, en cela que leur séparation n’est qu’apparente et que chaque partie reprend place dans leur Unité originelle au jour venu des véritables noces.

Subtilité, douceur, harmonie… Orphée porte en lui cette dimension spirituelle que la rencontre avec Eurydice va permettre d’accomplir. Devenant l’unique amour d’Orphée, elle le complète et le rassemble : « Symbole du désir d’harmonisation et de concentration créatrice, Eurydice se trouve ainsi opposée à la multiplication dionysiaque des désirs, aux Ménades et, sur le plan concret, à la multitude des femmes secrètement désirées » (Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966).

En tant qu’anima d’Orphée, Eurydice ne peut que s’effacer progressivement, à chaque étape de son évolution intérieure, jusqu’à n’être plus qu’un souffle qui se libère de son corps pour rejoindre le monde invisible. Orphée a accompli avec Eurydice, par elle et en elle, la part de ce féminin intérieur qui les élève. Eurydice, chantée par les poètes, initiatrice à l’amour-don, réanimée de sa première mort par l’amour d’Orphée, ne disparaît qu’après avoir accompli ‘ce pour quoi’ elle a pris forme en une incarnation. Leurs noces spirituelles vont ouvrir une porte de lumière, un plan hors espace et temps, une vibration haute dont les sons de la lyre sont les annonciateurs.

Orphée préfigure, dans l’imaginaire de la légende devenue mythe, l’attente d’un verbe céleste qu’un Enseigneur, lumineux et humble de cœur, apportera à l’humanité. Il ouvre le possible de l’impossible.

Eurydice, silence et acceptation

Comme le souligne Marilyne Bertoncini, Eurydice représente le silence. Si elle prononce peu de paroles, c’est qu’elle est désencombrée d’un mental qui envisagerait toutes sortes de projets pour échapper à son destin. Eurydice est don, écoute, non-jugement. Dans le texte d’Ovide, elle reste muette même lorsque, provoquant sa deuxième mort, Orphée, son bien-aimé qui la guide vers la sortie des Enfers en marchant devant elle, se retourne. Alors, saisie de surprise et certainement d’effroi car elle connaît la sentence impitoyable, « elle ne proféra aucune plainte contre son époux ». Et Ovide d’ajouter : « de quoi se plaindrait-elle en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? » (Métamorphoses, X). C’est dire que l’Eurydice d’Ovide est habitée d’une confiance sans faille.

Virgile, dans son Chant IV des Géorgiques, ouvre la parole d’Eurydice pour cet instant ultime : « Elle alors : Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends des paumes sans force, moi, hélas, qui ne suis plus tienne. » A cet instant du retournement d’Orphée, Eurydice initiatrice, accomplie en tant que part d’Orphée, se révèle avant de s’effacer.

Silences et sons ont besoin d’alternance, l’écoute relaie la parole et le chant. Contrepoint de l’aède divin possédant le don de tous les sons, Eurydice est la part d’écoute d’Orphée, tout comme sa lyre est sa part sonore. Eurydice ‘est’ silence, Orphée ‘est’ son et lyre que la présence d’Eurydice magnifie. Ainsi vibrant d’amour pour elle, il acquiert la capacité surnaturelle de pénétrer dans les Enfers.

Silence… et acceptation. Cette approche d’Eurydice peut nous faire envisager que, dès le départ, elle accepte son destin. Le jour même des noces, nous dit Ovide, il n’y a pas eu de bons augures ni de vraie célébration car les paroles consacrées n’ont pas été prononcées par Hyménée.

Dans les récits fondateurs du mythe, à aucun moment elle ne se rebelle : ni dans sa première mort, ni même à l’instant de sa seconde mort où définitivement, cette fois, elle est reprise par l’hadès. Elle s’estompe, s’évanouit... mais ne se révolte pas. Nous le constatons même dans la parole que Virgile lui a donnée brièvement : la protestation est si faible qu’elle en devient question sans réponse. Elle « tend des paumes sans force ».

Un texte contemporain de Virgile (Culex de l’Appendix Vergiliana, vers – 40) dit aussi l’obéissance silencieuse d’Eurydice et dénonce l’impatience d’Orphée : « Elle qui n’avait que trop éprouvé la sévérité des Mânes, suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. Mais c’est toi, plus cruel, ô cruel Orphée, qui cherchant à l’embrasser, violas les ordres divins. »

Eurydice l’acceptante, féminin du silence intérieur, du don total. Tout donner, tout aimer, vivre sa mort, sa descente, en espérer la remontée sous la guidance d’Orphée, lâcher cet espoir et vivre sa seconde mort en sachant qu’elle est définitive. Véritablement ‘vivre sa mort’ car elle entre, pleinement consciente, dans le processus qui la fait disparaître aux yeux d’Orphée et du monde ; présence au présent, adhésion à l’instant. Elle est accomplie en tant qu’animad’Orphée, d’Orphée qui accomplit lui aussi son destin, sa légende, pour devenir un mythe d’une puissance toujours opérante.

Si nous la rencontrons aujourd’hui avec autant d’intérêt, voire de passion, chez les artistes qui la célèbrent, c’est qu’elle-même, par son âme, son être subtil, a accompli une véritable ascension au sens où elle est céleste à jamais. Présente, elle l’est quand Virgile ou Ovide témoignent d’elle, présente elle demeure.

Initiation

J’ai donné à cette intervention le titre « initiation et transgression » : une initiation est le processus selon lequel on transmet et selon lequel on reçoit. Elle procède d’un accompagnement plutôt que d’un enseignement, car elle n’est possible que lorsque la personne initiée est prête à laisser émerger quelque chose de nouveau en elle. Cet accompagnement est aussi, souvent, l’inscription dans une reliance à un groupe partageant une même orientation de pensée, un certain savoir et, surtout, une pratique commune. Ici, ‘pratique’ est à entendre au sens d’expérimentation complémentaire à la pensée. Très souvent, un rituel acte cette étape essentielle et transformatrice. L’initiation est inséparable de la notion de ‘passage’. En référence à elle, existe un avant et un après, non seulement pour l’initié(e) mais également pour le groupe qui l’accueille, en son compagnonnage par exemple. Elle est une étape de vie et peut être précédée ou suivie d’autres initiations. Avec chacune d’elles, s’inscrit plus profondément une sorte d’adieu au vieux monde en soi pour aller vers la suite du chemin, accomplir un destin, une individuation selon le terme psychanalytique désignant, chez Carl Gustav Jung, un processus de prise de conscience de l'individualité profonde.

Des initiations, Orphée en a reçu de multiples, déjà par sa naissance extraordinaire en tant que fils d’un roi et d’une muse. L’initiation au monde divin s’est faite dès sa naissance par la filiation spirituelle reçue d’Apollon.Voyageur, il est initié aux mystères de Samothrace et à ceux d’Osiris en Egypte. Lui-même est initiateur : sur la nef Argo, construite avec les chênes des bois de Dodone qu’il a en-chantés, il donne aux rameurs la juste cadence, calme les flots, apaise ses compagnons, les protège des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.

Par sa capacité exceptionnelle à faire mouvoir le Cosmos par sa voix et sa lyre, il est naturellement initié aux mystères de l’Harmonie qui le régit. C’est donc qu’il ‘est mouvement’ pour pouvoir entrer en relation subtile avec l’univers. Quand les oiseaux et les animaux sauvages viennent à lui, ce n’est pas par captation, mais par harmonisation. Participant à l’accord, tout est ensemble, ajusté, en écoute, tout est en paix.

L’initiation suivante est celle de son amour pour Eurydice. En elle, il rencontre son ‘face’ à ‘face’, sa résonance à la fois distincte et de même fréquence. Un face-à-face qui rapidement va être interrompu par la mort d’Eurydice. Orphée, demi-dieu et donc promis à la félicité, habitué à générer l’harmonie, célébrer la vie et la beauté, ne peut accepter que la Mort lui ravisse celle qui est devenue l’autre part révélée de lui-même, son vivant et inconditionnel miroir, acquis, aimant. Il y a quelque chose de Narcisse et Écho dans ce ‘visage-à-visage’ de créatures qui ne sont pas, ou pas seulement, humaines.

Transgression

La flamme divine d’Orphée lui permet de recevoir plusieurs initiations et, par là même, lui donne de pouvoir les transgresser : il enfreint déjà la coutume en étant absent lorsqu’Eurydice est poursuivie par Aristée et meurt, le jour même de leurs noces. A sa mort il rompt aussi la règle des demi-dieux en ne rejoignant pas, sans elle, les îles élyséennes où ils séjournent après leur trépas.

Transgression surtout, lorsqu’en entrant dans les Enfers, il outrepasse un interdit absolu. Dans la mythologie grecque, très peu de héros y ont pénétré, aucun de son plein gré : Héraclès, quand, couvert de la peau du lion de Némée et pour le dernier de ses travaux (forcés, puisqu’il y a été condamné par la Pythie et mis au service d’Eurysthée), il descend maîtriser et capturer Cerbère, effrayant le passeur Charon et libérant Thésée au passage ; Psyché à laquelle Artémis, par jalousie et sous le prétexte d’entretenir sa beauté, enjoint d’aller aux Enfers chercher un flacon ; Perséphone elle-même, qu’Hadès a enlevée pour l’épouser, enjeu d’un contrat entre lui et Déméter, et qui passe une moitié de chaque année dans les abîmes. Un autre héros, Ulysse, ne se rend pas dans les lieux infernaux mais en convoque les âmes du devin Tirésias et d’Achille, grâce à la magie de Circé.

Parmi les héros transgresseurs auxquels il s’apparente, Orphée est de ceux qui ignorent la séparation entre le monde des morts et celui des vivants et le seul à le faire pour sa bien-aimée. Il est aussi celui qui ne parvient pas à respecter sa promesse. Nous l’avons dit, il se place dans une posture plutôt originale, celle d’un héros anti-classique, un héros d’un genre nouveau qui révèle un archétype masculin autre, et dont l’empreinte traversera les siècles.

Potentiellement, transgresser est créer une ouverture, pour le meilleur ou le pire. Qu’il gagne ou qu’il perde, Orphée ouvre, franchit seuils et limites! En cela, le mythe d’Orphée est l’une des plus proches représentations symboliques de l’artiste. L’artiste authentique est celle-celui qui peut tout remettre en question, passant de moments de grande inspiration, où tout est donné, à d’autres où tout est retiré, comme dans une partie perdue. Grandes oscillations, rythmes du Vivant. L’artiste affirme et doute, descend dans ses enfers, voit autrement l’art, lui-même et le monde, remonte en secousses brutales... L’intranquillité est son état intérieur.

Et Orphée se retourne…

Lorsque, grâce à l’accord obtenu des dieux chthoniens, Orphée remonte des Enfers pour guider Eurydice vers sa libération, que se passe-t-il en lui, qui le fasse se retourner et la perdre définitivement ?

Ce retournement peut-il être une véritable erreur, malgré le si crucial enjeu que représentent la vie d’Eurydice et l’unité qu’elle forme avec lui ? Virgile (Géorgiques, IV) présente l’acte d’Orphée comme un accès de folie : « Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s’empara de l’imprudent amant ». Amoureuse impatience : une sorte de démence particulière aux yeux des sages, la passion, le ferait-t-elle se retourner pour voir si Eurydice est bien là à le suivre pour être ramenée vers la lumière ? Peut-être.

Ovide (Métamorphoses, X) y voit plutôt de la peur : « Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entrainé par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » Laisserait-t-il le doute s’immiscer en lui ? Doute de la parole de Perséphone qui pourrait avoir rusé pour garder celle qu’il est venu réclamer comme son bien ? Peut-être. Ou s’agit-il d’un acte manqué ? Comme l’écrit encore Paul Diel: « Seul un amour vrai et profond aurait pu inspirer à Orphée la maîtrise de soi, la force de ressusciter Eurydice ». Craindrait-il de se lier à jamais en ressuscitant Eurydice ?

Autre possibilité pour ce regard en arrière, où il nous faut revenir à l’interdit de Perséphone : pour Ovide, « Orphée du Rhodope la reçoit [Eurydice] mais avec elle aussi l’interdiction de porter ses regards derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon le présent sera vain. » (Métamorphoses X, 50). L’inexorable loi d’Hadès concerne à la fois Eurydice et Orphée ; et si nous relisons l’extrait précédent du Culex, elle est double : garder le silence, et garder le regard droit vers la lumière extérieure :« Elle […] suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. » Ou, dans une autre traduction :« Eurydice y consent : de l'enfer redouté, prévoyant les arrêts et la sévérité, suivant un tendre époux sous l'infernale voûte, d'un pas obéissant elle observe sa route. Elle se garde bien de détourner les yeux, de corrompre d'un mot un bienfait précieux : toi seul, cruel Orphée ! oui, toi seul qu'elle adore, si l'arrêt est barbare, es plus barbare encore ! Hélas ! pour un baiser tu violes ta foi, et trahis de Pluton l'inexorable loi ! Noble amour, qui devais trouver des dieux sensibles, et fléchir les enfers, s'ils n'étaient inflexibles». L’interdit ne porte pas sur le fait de se regarder l’un l’autre, mais de se retourner, de tourner le regard vers l’intérieur des Enfers qu’ils s’apprêtent à quitter et qu’ils n’auraient jamais dû voir. Ne pas regarder en arrière, ne pas voir ce que l’on ne doit pas voir du monde divin, se voiler la face… ces lois reviennent dans tous les récits où le secret, le non-dévoilement est récurrent. En se retournant, Orphée accomplit son destin mythique : humain et divin, il dépasse l’interdit et dévoile les mystères. Si cette dernière transgression est peut-être l’effet de son amoureuse impatience, elle acte un impressionnant et irréversible dévoilement pour l’humanité.

Orphée se retourne. Si l’on y songe, que serait devenue l’histoire d’Eurydice et Orphée sortis des Enfers, célébrant joyeusement leurs noces, vivant comblés et ayant ensuite beaucoup d’enfants ? L’adage dit que les gens heureux… n’ont point de légende !

Ce n’est pas le bonheur tranquille que cherche Orphée, habitué à l’exception depuis sa naissance. Ce n’est probablement pas cela non plus que cherche Eurydice, nymphe pour laquelle les projets humains ne sont probablement pas si motivants.

Mort et accomplissement d’Orphée

La seconde mort d’Eurydice signe définitivement la fin de la vie enchantée et radieuse d’Orphée. Avec elle, c’est une part de beauté pure, entière, qui est détruite, niée. Amoureux et veuf, inconsolablement, Orphée continue sa vie. « Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant » (Virgile, Les Géorgiques, IV 500). Sa vie après la perte d’Eurydice, certains auteurs la disent définitivement chaste, quand pour d’autres il devient l’un des instaurateurs de la pédérastie, acceptant le désir mais refusant la souffrance liée à la perte d’une femme aimée. « Orphée s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète, beaucoup souffrirent d’être repoussées. Et ce fut lui aussi dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons » (Métamorphoses,X 80).

C’est par ce rejet des femmes que Virgile comme Ovide expliquent la mort d’Orphée sous le courroux des Ménades : « Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre œagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice ! " » (Géorgiques, IV 520).

Et, chez Ovide : « L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger : "Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise !", dit-elle » (Métamorphoses, XI 7). Longtemps, elles mènent le combat d’une cacophonie furieuse contre l’euphonie de la musique orphique. Longtemps, le chant du poète apollinien affaiblit leurs traits, l'accord de la voix et de la lyre domine les pierres et tient envoûtées les forces dionysiaques de la nature. Mais les hurlements des Bacchantes finissent par couvrir les sons harmonieux : « alors à la fin les pierres ont pris la couleur rouge du sang du chantre qu’elles n’entendaient plus. » (XI, 18-19). « Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Jupiter, par cette bouche écoutée des rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent » (XI, 39-43).

Les membres du corps d’Orphée « gisent dispersés ». Sa tête tombée dans l’Hèbre est ainsi portée jusqu’à la Mer Egée. Sa lyre, emportée elle aussi, tant ils sont inséparables, et glissant au milieu du fleuve, fait entendre des plaintes auxquelles les rives répondent par les leurs. La tête d’Orphée, échouée sur un rivage de la Mer Egée, continue à dire, inlassablement, le nom d’Eurydice. Pour Ovide, le chant, la poésie d’Orphée survivent par sa lyre et sa tête échouées à Lesbos, haut lieu de poésie. La poésie est immortelle.

Aristée puis Orphée sont responsables des deux morts d’Eurydice : le masculin la tue deux fois. A l’inverse, le féminin tue Orphée lorsque la furie de femmes, Ménades grecques ou Bacchantes romaines, accomplit le diasparagmos des fêtes dionysiaques. Mort suppliciale à partir de laquelle la vie légendaire du chantre divin, accompagné en guidance inversée par l’âme d’Eurydice, fonde le mythe. Musique céleste contre discorde du bruit. Dans cette joute sans fin répétée entre Cosmos et Chaos on peut lire aussi ce terrible combat intérieur, l’affrontement symbolique de deux polarités : notre conscience apollinienne de l’individualité et notre sentiment dionysiaque de la reliance à l’ensemble. Le psychanalyste Giorgio Giaccardi (Cahiers jungiens de psychanalyse, 127, 2008) présente ainsi ces modes d’irruption du numineux : « Les êtres vivants saisis par Dionysos ne sont plus des individus et peuvent ainsi participer d’une énergie primordiale […] qui, parce qu’elle est inépuisable, peut aller jusqu’à sacrifier ses meilleurs éléments». Et la numinosité apollinienne est « vécue comme venant d’en haut, tant par le respect mêlé de peur qu’elle inspire que par ses aspects terrifiants. La créativité apollinienne exerce une fascination sur les humains par son caractère olympien et spirituel et elle surgit d’en haut et de loin quand elle frappe ceux qui la rejettent. » Il présente également plusieurs écueils : pour le premier, « en libérant temporairement les individus de leur moi, l’expérience dionysiaque satisfait aussi la tendance humaine à rejeter leurs responsabilités ». Le comportement d’Aristée en est une illustration. Et pour l’autre mode, « ce qui peut être fatal, ce n’est pas seulement de ne pas reconnaître Apollon mais c’est aussi le fait de s’y identifier de façon unilatérale ».

Cette version ancienne de la mort d’Orphée est la plus retenue par les poètes de l’Antiquité. Des versions alternatives content son suicide, causé par l’échec de sa remontée des Enfers. D’autres le disent foudroyé par Zeus : le citharède a révélé aux hommes les Mystères, passant outre l’interdiction des dieux de divulguer les vérités cachées aux humains, aux non-initiés. Il est châtié pour cette impardonnable révélation.

Par sa vision du mythe, Ovide permet ensuite à Orphée de retrouver Eurydice aux Enfers : dans son récit, alors qu’un serpent s’apprête à mordre la tête échouée du bien-aimé d’Eurydice, « Apollon paraît, et prévient cet outrage »,changeant le serpent en pierre : « ses mâchoires figées se durcissent, telles qu’elles étaient largement écartées. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; les lieux qu’il avait vus auparavant, il les reconnait tous ; il parcourt, en quête d’Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » (Métamorphoses, XI 61-65). La descente à la rencontre de sa propre ombre, parachève dans le monde des mânes la réunification des deux parties du symbole qu’elle et lui recomposent à jamais.

Le supplice d’Orphée en fait un martyr (étymologiquement : témoin) de l’amour unificateur, par la beauté et la noblesse de la relation avec Eurydice dans la vie et la mort, en une quête absolue. Cocteau, commentant son Orphée, porte ce sacrifice à un niveau ontologique : « La Mort d'un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel… »

 A la fois Orphée et Eurydice, à la fois épopée et élégie

Orphée-dieu devenu homme rencontre cruellement la limite de son extraordinaire pouvoir de charme et d’harmonisation : dès que les sons de sa lyre et de son chant sont couverts par la cacophonie féroce des Bacchantes, dès qu’il n’est plus ‘audible’, il perd ce pouvoir. Alors, il rencontre la fragilité de l’humain, la difficulté à se faire entendre, lui dont le rôle est d’être pacificateur, harmonisateur. C’est dire l’actualité toujours vive de son mythe…

Il n’a pas vaincu la mort et n’a jamais cherché à le faire, mais seulement à différer celle d’Eurydice, pour que son épouse ne soit pas qu’une promesse de vie mais vie pleine et accomplie, ‘vie bonne’ comme disent les anciens grecs. Lui qui témoigne de l’Un, de la reliance cosmique, est paradoxalement bidimensionnel : en tant qu’incarné, il aime, chante la beauté, jubile, puis souffre l’inhumaine séparation par la mort d’Eurydice, ose tout pour la retrouver en bravant les dangers, risque tout, y compris les privilèges liés à son ascendance demi-divine et sa filiation apollinienne. S’il franchit les portes de l’Hadès, c’est avec la conviction profonde qu’en toute justice Eurydice doit être délivrée et rendue à la lumière, cette lumière dans laquelle il est habitué à être libre. L’amour pour son épouse lui apprend, dans une traversée d’intense souffrance, ce qu’est l’échec, ce qu’est l’expérience crucifiante de tout perdre. Déchu de sa confiance en lui, il meurt à son tour, harcelé par la fureur et mutilé, sacrifié par le chaos qu’il a repoussé tant de fois. Rien ne lui est épargné, à l’image d’Eurydice dont la jeune vie est cueillie par deux fois. Impitoyable sanction pour, peut-être, un regard d’impatience amoureuse… mais l’éternité leur est acquise par la seule force de leur rencontre.

Orphée-dieu, compagnon d’épopée des héros voyageurs, qui enchante et harmonise la nature. Orphée et Eurydice amoureux, qui descendent et apportent la lumière jusque dans les ténèbres. Orphée devenu homme, figure de la douleur dont la souffrance sera partout chantée.

Et, incessamment, Orphée poète.

Souffrance et gloire, élégie et épopée, la dualité d’Orphée est encore à lire comme une réflexion sur la poésie.

Orphée a au moins trois visages : l’amoureux, le poète, le prophète. Il est aussi chantre, magicien, aventurier, pacificateur, législateur, civilisateur, inventeur, médiateur, fondateur de culte, comme le présentent A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz et F. Toulze dans Les visages d’Orphée (1998). Et si nousconcevons Eurydice en tant que sa part de silence et d’écoute, émergent alors les deux reflets d’un même être, androgyne, complet. La seconde mort d’Eurydice signe l’entrée d’Orphée dans l’accomplissement de son Etre. Le miroir disparait. C’est probablement de ce moment crucial qu’émerge la création de l’orphisme. Car Orphée ressort transformé, unifié, des Enfers. Subtilement, l’initiatrice Eurydice, depuis leur rencontre et jusqu’au bout de leur aventure mythique, l’aidant à s’orienter, le guidant vers lui-même, vers son accomplissement et ce qu’il transmet aux humains, notamment à travers l’approche mystique à laquelle adhèrent les orphistes. Mais de cela je parlerai une autre fois…

La Poésie dont Virgile nous dit allégoriquement l’immortalité, a besoin de la voix, de l’écriture, du trait, des formes, des images et des notes des artistes que les mythes inspirent et auxquels ils rendent un souffle vivifié. L’être ré-unifié ‘Eurydice-Orphée’, ambassade de la Poésie, infiniment !

Si ce mythe traverse deux millénaires par ses résurgences, artistiques essentiellement, c’est que son message porté aux humains est hautement opérant. Eurydice et Orphée, deux parts d’un même être dans sa complétude, rejoints par leur rencontre dans la toute lumière qu’ils emportent dans leur descente aux Enfers, au profond de l’ombre, et qui œuvrent en initiés au chemin d’éternité. Lequel, laquelle des deux messagers de l’amour absolu serait l’âme de l’autre ? S’il est toutefois une réponse, elle est intérieure et silencieuse à qui s’approche au plus près d’eux. Témoin de leur ascension, la lyre stellaire du musicien-poète que la nymphe inspire scintille pour longtemps encore…

 




Eurydice & Orphée : la parole étouffée

Ou « que devient Orphée quand c’est une femme qui écrit ? »

Dans aucune des versions consultées du mythe littéraire on ne met en doute la douleur d’Orphée pour son geste involontaire – à l'exception de Norge, faisant l'hypothèse qu’Orphée, désireux de ne pas reprendre « un ménage d’enfer »  se retourne volontairement vers Eurydice, l'empêchant ainsi de revenir au monde des vivants – et du mariage. Ce serait ainsi  la raison de sa mise en pièce par les Ménades... Si l'on salue la vision novatrice, l’explication psychologique, très parodique, comme toute l'oeuvre de ce poète, est  digne de l’opéra-bouffe d’Offenbach.

Et pourtant...

S’il était temps désormais de renverser de nouveau la structure du mythe, de repenser la place d’Eurydice, d’explorer ou proposer un nouveau « pli » du mythe((Terminologie de Pierre Brunel ))?Car un mythe ne vit que s'il adhère aux réalités du monde au sein duquel (autour duquel) il se développe– comme la peau qui couvre nos corps et dont les strates, quoique distinctes, sont inséparablement collées, pareillement innervées et irriguées du même sang. Dans cette métaphore, le mythe appartiendrait à la couche profonde qui pourrait expliquer l'épiderme du monde...

Je vais passer par le biais de la traduction pour aborder cette partie de la remontée d’Eurydice,car c’est toujours traduire que de parler des mythes, et de les faire vivre : je vais vous parler d’une expérience personnelle – tenter d’expliquer comment, tout à coup, on en vient à « incarner » pour soi cette figure.

Traduire, c’est plonger au cœur de la matière d’un texte qui ne vous appartient pas, dans une langue qui n’est pas la vôtre -  Vous allez le méta/morphoser,  il reste le même, et il est différent. Il vous faut l’ingérer (en traduisant, je dis les mots, comme quand j’écris pour moi, je les mâche), l’amener au profond de vous-même, au profond de votre langue, et remonter avec votre fardeau de mots, de sensations, d’images, votre perception toute personnelle du texte que vous vous êtes approprié (mentalement, sonorement, rythmiquement…), que vous portez comme s’il était vôtre, pour, l’enfanter,  lui « donner le jour » dans votre propre langue.

Pierre Emmanuel, Tombeau d'Orphée suivi d'Hymnes orphiques.

Chaque version d'un texte est un pas d'Eurydice vers la lumière, sur le chemin qui s'éboule dans l'outre-monde des paroles – sans autre issue que d'explorer sans cesse le labyrinthe souterrain.

C’est ainsi, au cours de l’expérience de traduction, que m’est venue l’idée qu’Eurydice remontait toujours des Enfers elle aussi chargée de son fardeau de mots personnels – de sensations, d’expériences vécues au Enfers. Après tout, elle y était allée, tout au fond d’elle-même, par-delà la mort, et elle allait pouvoir être la chamane, ayant accompli l’ANABASE, la remontée des Enfers.

Elle allait pouvoir porter au-dehors la voix de l’au-delà – sa propre voix, avec son expérience réelle.

J’entends – le fil de sa voix – le fil des mots – le fil d’Ariane nouant le mythe à mon présent

Tenace comme la vrille s’accrochant à la branche pour accéder à la lumière…

mais il y avait/ mais il y a :  Orphée. Si Eurydice sort des Enfers, Orphée perd son pouvoir – elle est LA VOIX (d’ailleurs, les traditions plus anciennes, dont Hérodote et Platon se font l’écho, associent Orphée l’égyptien  à l’invention des lettres de l’alphabet : Orphée est du côté des signes, qui manifestent la présence, Eurydice est sa voix – elle est la forme de la voix qu’on ne peut contempler, l’idée même de la poésie dont il faut se détourner après l’avoir aperçue.

Je ne suis pas certaine que cette interprétation soit abusive, si je rappelle que, de la même manière, dans l’une des nombreuses versions d’un autre mythe, Sémélé meurt d’avoir voulu regarder Zeus dont elle portait un fils – Dionysos – d'ailleurs dieu d’une poésie non-apollinienne, liée à l’ombre et au chaos.

 Le regard meurtrier est par ailleurs le thème de divers mythes, dont celui de Méduse : il faut s’en détourner, pour la tuer – la faire disparaître, pour générer quelque chose d’autre, dans le domaine des signes : la renvoyer au domaine des ombres, au négatif, pour que sa voix, à travers les signes, s’exprime en « positif ». Orphée n'a pas le choix.

Il n’est donc pas impossible d’imaginer que le regard en arrière, la transgression, soit en réalité un acte délibéré – non pas pour de banales raisons psychologiques - vengeance, etc. - mais parce que ce « coup d'oeil » est un meurtre essentiel – un sacrifice, nécessaire au mythe, pour s’emparer du pouvoir de cette voix.

Orphée, dans cette version,  ne serait  pas l'Amoureux éploré dont la poésie naît de la douleur de l'Absence, la blessure à jamais ouverte, par la double mort de l'épouse piquée par un serpent, et perdue à l'orée du réel, mais l’inventeur de cette absence qui lui est nécessaire.

Peut-être est-il temps en effet de RENVERSER Orphée, de RENOMMER les choses : orphisme, oui, par tradition – mais si c'était Eurydice qu'il fallait invoquer pour dire la poésie ?

 L’Eurydice d’ombre, celle qui tentera de remonter la pente vers la lumière avec la charge de mots qu'elle porte en elle, les beaux mots qui la lient aux enfers profonds - aux fonds - de la langue :

l'Eurydice chamane, descendue aux enfers, qui tente la remontée, l'anabase – interrompue par le regard meurtrier d'Orphée 3 

Non plus le regard involontaire, tuant « sans intention de donner la mort »,par excès de tendresse et d'inquiétude, mais  meurtre souterrain, silencieux, et à jamais celé – le crime parfait...

Le silence qu'on fit si longtemps autour de la voix des femmes dans l'art et la littérature m'amène en effet à douter même de la douleur d'Orphée. Mais Eurydice ? Déchirée intérieure sans mots propres – ayant perdu ses propres mots, mots volés par la mâle parole du poète - pour dire sa souffrance, sa plainte silencieuse, Eurydice qui cherche loin d' Orphée ces mots qu'il emporte - l'empêchant de sortir des Enfers... car pour sortir, comme pour entrer, on a besoin d'un « sésame », de mots ou d'un chant – ceux qu'Orphée lui a pris.

Ce problème de la voix des femmes dans la mythologie est récurrent. Elle n'est pas la seule nymphe ou dryade a être privée de sa voix : on compte Echo, punie par Héra/Junon car elle détournait son attention par ses récits captivants, afin de permettre à Zeus de la tromper. Narratrice experte, devenue l'ombre de la voix des autres, elle ne peut que répéter les derniers mots de Narcisse dont elle est amoureuse, en vain.

On citera aussi Syrinx, transformée en roseau pour échapper à Pan, et définitivement associée à lui par le biais de la flûte qu'il porte à ses lèvres pour évoquer le souffle de la nymphe : voix volée, qui passe par le souffle de Pan – et l'inspire sans doute, tandis qu'il l'ex/pire...

Et Daphné, transformée en laurier pour échapper à Apollon, dieu musicien, qu'elle se contentera de couronner de ses feuilles, consacrant son arbre aux chants et aux poèmes... mais on ne parle plus de sa voix, après sa prière exaucée au dieu Pénée.

Alors, oui, je prends des libertés avec le « livret » - le script - d'Orphée. J'aimerais qu'on imagine un monde dans lequel Eurydice aurait pu retrouver la lumière, et garder son petit bagage de mots... Et je déclare qu'Eurydice n'a jamais cessé d'exister – avant même l'existence d'Orphée – puisque dans la voix du poète, dans les traces du monde, je lis son nom, que  je l’entends, la voix archaïque d'Eurydice, cette voix primordiale qui est TOUT, PARTOUT, et qui nous enveloppe.

 

La voix d'Orphée, en vérité, c'est celle d'Eurydice.

Le fameux chant : ce sont les mots volés à Eurydice – dont l’absence est nécessaire pour que ce chant advienne, et lui appartienne.

Avant Orphée, Eurydice était un continu chant d'oiseaux, sa voix celle d'une volière

Désormais aux Enfers, elle est maintenue sous le joug de la terre – prisonnière, tout comme Proserpine, qui croqua de la grenade - cette „pomme de grains “qui la maintient au domaine des ombre, l’empêche de repasser du côté des vivants."

Pour qu'Orphée soit poète, il doit enfermer la voix d'Eurydice – comme on enferme le grillon dans une cage pour qu’il chante – comme on aveugle le rossignol pour que sa mélodie soit plus émouvante.

Orphée puise en Eurydice les mots qui enchantent le monde : mais, elle, cachée, a perdu sa voix de source claire, d’écume vive autour des galets qu’elle roule.

Orphée ne chante pas sa propre douleur – son chant impitoyable se nourrit de la peine d’Eurydice - d'où j’imagine qu’il doive sa fin, déchiqueté par les Ménade et la moqueuse arrivée de sa tête chantante sur le rivage de Lesbos, patrie de la poétesse Sapho...

Muriel Stuckel, Eurydice désormais.

Il est ainsi puni de son hubris, pour avoir enfermé la voix de LA Femme dans les cordes de sa lyre, comme un grillon dans sa cage. ((Un homme veut mettre en son pouvoir une voix féminine. Que désire-t-il ? La jouissance, ou le pouvoir originel dont cette voix est le signe le plus archaïque? Cette tentative sombre dans la mort, la déchéance ou le ridicule, car la voix déborde l'espace où l'on veut l'enfermer, elle échappe à la volonté du metteur en scène. ((https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0607122154.html ))Prétendre enfermer les voix dans la cage d'un écran est une hubris punie par les dieux ; titre de l'article)). Orphée, sans Eurydice, n'aurait donc pas de chant – il a la voix sombre de l'ombre d’où lui provient la mélopée des mots d’Eurydice – la douleur d’Eurydice – la bouche pleine de terre d’Eurydice sans corps, qui n’a pu traverser la frontière des morts, mais où il est descendu lui dérober le charme de sa voix.

Voilà le sens que je donne à ce voyage d’Orphée aux Enfers.

Le mythe d’Orphée sans Eurydice n’est rien – mais le sien, le mythe d’Eurydice, n’a sans doute pas pu encore prendre son envol tant qu'on enferme ses mots dont on n'a qu’un écho, une réverbération... et qu’il est temps de délivrer. Ecrire et être femme, c'est se saisir de cet écho, que le Talmud nomme Bat Qol, la « fille d'une voix » : la voix prophétique définitivement silencieuse et qu'il faut de nouveau, enfin, faire vibrer,la voix intérieure longtemps contenue, qui se décide à rompre le silence.

Voilà – tout comme Minotaure, dont le mythe raconte, d’une autre façon, cette histoire de  l’être piégé, privé de la parole, au tréfond de son âme, en quête de l’autre dont la parole le délie, en quête d’une Ariane qui déroule son fil, comme un cordon ombilical permettant la naissance... Paradoxalement, d’une certaine façon, Eurydice et Minotaure sont sœurs (car qui peut me prouver que Minotaure n’est pas aussi femme, double jumeau d’Ariane, injustement bestialisée par l’absence de parole, injustement parquée au fond du labyrinthe d’où elle mugit sa plainte ?) et qu'une même lutte, à travers les plis et replis des mythes, les mène aujourd'hui à la lumière ?