Irène Gayraud, Chants orphiques européens, Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll

Irène Gayraud, que nous avons publiée par ailleurs sur les pages de Recours au Poème, est entre autres co-traductrice des Chants Orphiques de Dino Campana : il était logique qu’elle publie cette étude sur les métamorphoses de l’orphisme dans l’art européen, aux  éditions Garnier.

Cette « somme » érudite est bien loin, malgré l'imposant nombre de pages,  d’être un « pavé » indigeste quoique savant et fort utile, mais elle est bien plutôt l’occasion de multiples parcours de découvertes suivant sagement l’ordre chronologique des chapitres (4 parties) ou de façon buissonnière (que j'ai fini par préférer) en picorant au gré des curiosités à partir de la table des matières, utilement fort détaillée, de la riche bibliographie fort bien organisée, ou de la liste des noms cités : en effet,  chaque sous-thématique est traitée comme une unité, en monade leibnizienne dont on pourrait tirer à chaque fois la vision fractale et complète de ce qui apparaît comme un cheminement cyclique, de l’orphisme-religion  de l'antiquité, jusqu'aux ramifications contemporaines d’un orphisme-poétique apparenté à une forme de quête religieuse dans un monde dénué de sens.

Dans une première partie, Irène Gayraud fait le point sur  les sources antiques de l’orphisme, soulignant les liens entre le chantre amoureux et l’Orphée initié, dégageant les parallélismes des structures qui régissent mythe et religion orphique : structures de catabase et d’initiation, mythème de la perte et du démembrement, et rapport essentiel à la mort.

 

Irène Gayraud – Chants orphiques européens,
Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et
Goll,
Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes,
78 » , 790 P.

L’autrice décrit ensuite l’évolution et les métamorphoses du concept jusqu’à la fin du XIXème siècle, en passant par Marcile Ficin et la Renaissance, qui placent l’orphisme au cœur d’une pensée de l’unité et du rapprochement entre les arts. Gluck, l’apparition de l’opéra et de l’aspect vocal du mythe, placent  ensuite l’orphisme au cœur de la fondation d’une identité culturelle européenne, justifiant le champ d’étude choisi.

L’orphisme de l'époque romantique à son tour révéle le lien fort tissé  entre la poésie orphique et la spiritualité, au cœur d’une vision du monde centrée sur l’idée d’universelle unité et d'analogie, révélée par les correspondances : c’est dans cette atmosphère, à la fin du XIXème siècle, que naît la figure d’Orphée dans la philosophie nietzchéenne, comme chez Max Müller et Mallarmé, témoignant de la perte du sens et de la transcendance à l’époque moderne, parallèlement à la démystification des mythes et à la mise en doute de l’adéquation du langage au monde.  C’est là que l’autrice situe le cœur de la crise de la Weltanschauung justifiant un retour prégnant de l’orphisme – signe patent de l’état de perte et du désir de restauration de la part des poètes qui s’en réclament.

Cervelli, Orfeo ed Euridice.

L’analyse des poétiques de Valéry, Rilke, Trakl, Apollinaire, Campana et Goll permet de voir fleurir les variantes des poésies qui en naissent autour d’un noyau commun : lyrisme de la déploration (moins prégnant chez Valéry) né du sentiment de La Perte, le désir de réenchanter le réel et restaurer à travers la poésie un rapport harmonieux de l’homme et du monde. Mais les chemins divergent et Irène Gayraud sème son livre d'analyses précises et passionnantes  : on constate avec elle,  chez Apollinaire, l’orphisme constituant aussi un mythe de soi-même ; Rilke développe le sens du Dasein dans un cycle ininterrompu avec le Gestorbensein, en suivant autant Eurydice qu’ Orphée, soulignant l’importance du silence, respiration dans laquelle se déploient l’être, l’écoute et le chant ; Trakl et Campana infléchissent le mythe de refondation du sens et le portent vers le chaos et la destruction que le mythe orphique incarne dans leur œuvre ; Yvan Goll s’intéresse surtout à la place du poète dans la société, et le suicide d’Orphée témoigne du profond pessimisme du poète. Quant à Paul Valéry, dont le mythe orphique traverse toute la vie,  à travers les figures d'Orphée/Amphion, il incarne l’idée d’une poésie composée et parfaitement construite comme musique et architecture. A la différence de tous les autres poètes du corpus étudié, jamais chez Valéry le sens ne tente de s’élever, de transcender le poème : il tient tout entier, scrupuleusement, dans l’effet vibratoire produit par sa construction...

Un volet est consacré à l'orphisme musical et pictural, avant une 4ème partie interrogeant la reconstruction d'un rapport mythique au monde dans la modernité, où la visée des auteurs n'est plus seulement mystique, mais désir d'instaurer une poétique du dicible. L'autrice évoque en conclusion les versions extérieures à son corpus d'étude, toutes réécritures qui « témoignent d'un foisonnement qui fait véritablement éclater le sens du mythe, et le déploient vers des voies inexplorées jusque-là, tout en signalant un besoin généralisé de ce mythe qui dépasse la poésie » (p. 740) : de Jouve et Pierre Emmanuel, encore proches des poètes du corpus, à l'Orphée désabusé de Pavese, ou aux imprécations d'Orphée de Mathieu Bénezet, témoignant du « double aspect mouvant et insaisissable  du mythe et de la poésie (…) feuilletés de sens inépuisables » qu'Irène Gayraud déploie pour nous guider sans nous enfermer dans une analyse réductrice de sens et d'ouverture.

 




Un américain à Séville (5)

MANOLITO V

 INTRODUCTION  

Cette cinquième livraison nous écarte de la chaîne de sonnets, déjà interrompue en III par un retour en arrière sur l’entrée en scène historique de Manolito et de Diego del Gastor lors d’une juerga. Avant de les retrouver dans ce que l’on pourrait appeler la saga d’Alcalá de David George, nous fermons aujourd’hui la parenthèse chronologique en vous présentant le poème rédigé à l’occasion de l’enterrement de Manolito, décédé à Séville le 25 octobre 1966.

Ces vers, selon David George, ont été écrits, une vingtaine d’années plus tard, à la demande de la famille du cantaor. Ils ont été linotypés sous forme de cahier sur papier alcalin (archival-quality) en 400 exemplaires pour une distribution qui n’a jamais vu le jour, par Wooden Angel Press, Scramento, Californie, en 1987. J’en détiens peut-être le seul exemplaire jamais sorti de l’ombre.

Ce lamento, qui rompt avec le parti pris du sonnet, appartient à une école d’expression poétique  espagnole. Il est l’écho d’un texte de Manuel Álvarez López : Romance de la ultima soleá, tiré de Romances de Andalucía, 1983, qui chante et décrit ainsi le cortège funèbre de Joaquín de la Paula (1875-1933), oncle de Manolito : Por las sendas y caminos,/por las cañadas y atajos/del Castillo de Alcalá/avanzan cuatro gitanos….

Les escaliers du barrio. Cliché Jean Migrenne.

Ses trois parties nous mènent du deuil matériel au deuil mystique.

David George mentionne un véhicule automobile (arrivant de Séville) en début de parcours. Vu la configuration des lieux, le cercueil fut aussi porté à dos d’homme. 

La grotte de Sarah reviendra dans les sonnets. Nous y verrons David George soigné et renaître. Les citations bibliques ainsi que les Gitanes dites ‘filles du Liban’, traduisent l’idée que ce peuple est une énième tribu errante, perdue, d’un Israël idéalisé. David George tentera d’établir un lien culturel, dans les derniers sonnets.

David George s’est-il inspiré d’Antonio Chacόn ?

 

La gran calle de Alcalá
cómo reluce
cuando suben y bajan
los andaluces.

 

 

 

 

 

 II LAMENTATION FOR EMMANUEL

 LAMENTO POUR MANOLITO

 Le recueil commence par une citation (9 vers) de Federico García Lorca, tirée de Llanto Por Ignacio Sánchez Mejías, commençant ainsi :

 

No te conoce nadie. No. Pero yo te canto.
Yo canto para luego tu perfil y tu gracía
La madurez insigne de tu conocimiento…

 Personne ne te connaît. Mais moi, je te chante.
Pour la postérité, je chante ton profil et ta grâce.
L’insigne maturité de ton jugement…

David George termine son introduction ainsi : « C’était le dernier des grands chanteurs gitans dans la tradition ancienne. » Et il introduit en refrain, une petenera :

La soleá que s’a muerto.
Y ahí le llevan a enterrá.

Y en el panteón no cabe
La gente que va detrà

 

 

 

Le barrio. Cliché Jean Migrenne.

LE VOYAGE

Un corbillard entame la montée.
Un corbillard venu de Séville.

Quel magnifique limaçon :
Un caracol.((note 2 :Caracol = escargot : la roulotte des canasteros, pour les Gitans. Ici, le corbillard.))
Sa coquille de laque noire
Véhicule la dépouille de Manolito.

Ami, écoute le nom de ceux
Qui suivent le cortège, en nage,
En plein soleil, cigarette aux lèvres
Et refusent de parler de mort :
Antonio Mairena.
Manolo El Poeta.
Platero, El Chispa.
Juanito Barcelona.
Don Diego del Gastor.
Hommes noirs en grand deuil,
Señoritos gitanos.

Deuil coltiné en douceur,
Ils gravissent à l’unisson
L’aveuglante venelle.

Aii, Manolito, l’air est comme mort !
Le soleil se tait.
Le ciel est vide.
On n’entend que les pas sur le sol,
Les mouchoirs qu’on agite.

 

 

Pas de cierges dans la rue
Pas de curés
Pas de guitares
Pour cette dernière et longue remontée.
Rien que les pas réguliers sur le sol.
Sourdine de castagnettes.
Aii, Manolito, comme c’est beau !
L’affliction de ces femmes aux yeux de saphir,
Voilées d’amour derrière les vitres.
De ces vieilles de marbre noir.

Ces pétrifiées sur le pas des portes.

 

 

Sans regard pour la nacelle d’argent
Qui remonte sans bruit la rue aveuglante !
L’eau vive de combien d’enfants
Va chanter ce voyage dans les tours, les tourelles :

 

 

Le castillo d’Alcalá

A vu passer Manolito.
Manolito María,
Roi de la Soleá.

« Qui est mort » ? demande un étranger.
« Le Pharaon » vient la réponse.
« Manolito María ».

La soleá est morte aujourd’hui.
Voici qu’on le porte en terre.
Le panthéon n’est pas à la mesure
De ceux qui marchent derrière.

Les cloches scandent en noir les larmes versées.
Scandent le compás de Manolito.
L’ultime martinete.
La danse macabre.

 

Le soleil incendie l’atmosphère.
Les larmes sont gemmes, sel et pierre,
Des Saetas battues sur une enclume noire

191 Rue Santa Maria vers l'église.

« Qui est-ce ? » demande l’étranger.
Le soleil se tait.
Le ciel est vide.

Seuls tintent le noir et le bronze.
L’église qui frémit et le clocher.
Et l’air qui vacille se couvre
Des sanglots de la soleá.

Volets aux entrées, rideaux aux fenêtres.
C’est l’heure du soleil et de la sieste.
Oranges, citrons, safran.
C’est l’heure de dormir,
De rêver
D’olives vertes et violettes.

Mais du bas de la ville,
L’Ange de la Mort
Remonte sans bruit.

Personne ne frappe aux portes fermées.
La main de fatma pend molle.
La main de fatma noire.

Et l’air qui vacille se couvre
Des sanglots de la soleá.

Aii, Manolito, tu aurais bien ri
De voir tes cousins porter ta dépouille.
Tout comme un pasode Semaine Sainte.
Si tristes, si solennels !
Même Papas Fritas.

La soleáest morte aujourd’hui.
Voici qu’on le porte en terre.
Le panthéon n’est pas à la mesure
De ceux qui marchent derrière.

Le taureau d’or du soleil mugit
Lance un regard de feu.
« Emmanuel ! », pleure le carillon.
« Manolito ! », répondent les Gitans.

Les hommes pleurent.
Les femmes pleurent.
La mince coque de leurs voix
Se mêle aux lis.
Leurs pleurs semblent flûtes d’argent.

Et l’air qui vacille se couvre
Des sanglots de la soleá.

 Aii, Manolito quel sens tout ceci ?
Ce décès carillonné ?
Les cloches scandent en noir les larmes versées.
Le soleil incendie l’air.
L’astre se tait.
Le ciel est vide.
Manolito ! Manolito !

« Terre, ouvre-toi ! », disent les cloches.
« Faites place à ce calice !
 Par le nom secret de ce Gitan défunt,
 Nous annonçons sa mort. »
 Aii, Manolito quel sens a tout ceci ?
 Les capitons de mousse.
 Les cadavres de roses.
 La mesure battue
 Sur l’enclume brûlante.
Aii…
Manolito !

Lente, lente, lente, monte
La longue procession.

 

 

LES FILLES D’ÉGYPTE

 

Elles viennent du Liban.
Descendent le mont des léopards.
Franchissent le Senir et l’Hermon.

 

Les Filles d’Égypte lavent leur linge
Au bord de l’Euphrate et du Tigre.
Les Filles d’Égypte lavent leurs cheveux
Dans l’Indus et le Gange.

Elles viennent des immensités.
Viennent d’Égypte tels des piliers de fumée.
Viennent du désert et de l’antre du lion.

Leur couche est d’herbe,
Sous un firmament d’étoiles.
Elles habitent des murs d’arbres verts.
Elles se taillent des chars dans le cèdre,
Les drapent de damas et de soie.
Le vent berce les fanaux de cuivre

Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

Salomon a mille vignes
Mais chacune a la sienne.
Un cheval blanc.
De l’argent et de l’or.

Les femmes au bord de la rivière
Tressent des paniers de jonc.
Font un berceau pour Moïse.

Et toutes les Filles d’Égypte et de Sion
Apprennent à chanter à Salomon.
Salomon, Cantique des Cantiques.
Salomon, roi.

 

 

Le roi est assis à sa table.
Elles sont assises à ses pieds.
Les Gitanes dansent.
Les Gitans battent des mains.
Leurs chants le ravissent.

Bien vite, pourtant, l’été passe et s’en va.
La neige tombe et recouvre la terre.
Les vents d’hiver sont des vents cruels.

Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

 

Elles suivent les troupeaux
Et les brebis nourrissent leurs enfants.
Elles chantent sous la tente des bergers.

Elles chantent sous la tente des soldats,
Battent le fer des lances et des glaives,
Pansent les blessures d’un chant de joie
Et pleurent les souffrances.
Le lait, le miel sont sous leur langue
Le cantecoule dans leurs veines.
Les vignes saignent.
Le vin coule.
Le vin du Liban.

 Le cantefait un verger,
Puits d’eau vive.
Océan de vie.

Le canteest gerbe de camphre cristallisé,
Coplaet copla,en bouquet de myrrhe,
Chantent les vignes d’En-Gaddi.

Mais lorsque les figues vertes viennent au figuier
Et que montent les senteurs de la terre,
Elles lèvent le camp.
Vent du Nord et vent du Sud les dispersent.
Vent d’Est et vent d’Ouest les sèment.

De ville en ville elles chantent dans les rues.
Elles chantent dans les rues de pays en pays.
Elles chantent sur la route qui les emmène.
Elles dorment sous les ponts.

Elles font leur couche d’herbe
Sous un firmament d’étoiles.
Elles habitent des murs d’arbres verts.

 

Cliché Jean Migrenne.

DANS LA GROTTE DE SARAH

 

Les grottes font crânes dans la nuit rétrécie.
Portes béantes et orbites noires.
La pierre blanche est claire sous la lune
Au Golgotha, le mont de pierre.

En Alcalá, les engoulevents nichent
Dans les ossements des légions romaines.
La lune éclaire un néant.
Rien ne bouge aux tours et tourelles.
Tous les rossignols sont morts.
La lune fait masque blanc et rond.

Les pleureuses sont dans la grotte de Sarah.
Elles déchirent leurs vêtements et gémissent :
Aii, Manolito ! Manolito !
Aii, Emmanuel !

Leur cercle tangue dans la nuit.
Crevant les ténèbres un cierge vacille.
Elles hurlent.
Elles prophétisent.
Elles gémissent.

Les filles d’Égypte maudissent et pleurent.
Elles pleurent les Gitans.
Elles maudissent la mort.
Assise près du lit vide, la veuve
Pleure.

Et au-dessus des grottes
Et au-dessus du château
Trône une lune implacable.
Une lune en boule de cristal.

Tu parles d’une nuit, Manolito !
Trois nuits et trois jours.
Nuits froides sans cante.
Nuits froides sans guitares.
Larmes comme une eau noire.
Rien ne bouge aux tours et tourelles.
La pierre blanche est claire sous la lune.
Pas un mouvement sur la rivière.
Les moulins mauresques se taisent.
Même les cygnes sont immobiles,
Pétales blancs sur une eau noire.

 

***

 

Trois jours et trois nuits,
Et la terre attend.

Au troisième jour d’imprécations et de foudre,
De litanies en étoiles noires,
La pluie tombe.

Elle lave les grottes
Et gonfle la rivière,
Fait sortir de terre de petites fleurs blanches.

Et les pleureuses se taisent.

Les filles d’Égypte descendues à la rivière,
S’y lavent les pieds,
S’y lavent les mains
Et les cheveux.

Les pleureuses cessent de pleurer.

 

***

 

Tu seras peut-être heureux d’apprendre, Manolito,
Que le deuil a été bien mené.
Que le deuil est terminé.
Qu’en pa decanse :
Puisses-tu reposer en paix.

 

***

 

Le Notre-Père de Manolito (extrait)

 

Manolito le chante por bulerías.

 

Notre père qui es au ciel
Qui vois tout et qui entends tout
Parce que tu m’as abandonné dans une telle souffrance
Pourquoi ne reconnais-tu pas que j’ai bien agi ?
Je viens confesser mon père
Tous les péchés qui sont miens.

 

https://www.youtube.com/watch?v=omb6JcpbTCE

 

***

 

 

 

LaPeña Flamenca La Soleá de Alcalá. Cliché Jean Migrenne.

 

Festival Joaquín de la Paula, Peña Flamenca La Soleá de Alcalá, 2017.

https://www.youtube.com/watch?v=-uxD17BtHaA

 




Guy Allix & Michel Baglin, Je suis… Georges Brassens, Les Copains d’abord

La collection « je suis… », dirigée par Jean-Paul Chich, donne la parole - par plume  interposée - à des figures littéraires, politiques, scientifiques… dont le nom a été attribué à un établissement scolaire – elle constitue ce que l’éditeur nomme « un Panthéon de papier » en tête de la liste des titres : presqu’une cinquantaine de noms de personnalités d’exceptions qui défendirent les valeurs de la République.

Pas sûr que Georges aurait aimé cette introduction, lui, l’anar, le libertaire, qui a si souvent brocardé les honneurs et les institutions… et qui donne son nom à pas moins de 236 établissements scolaires… l’apothéose pour cette « mauvaise herbe » qui faisait peur aux « braves gens » et se moquait des trompettes de la renommée avec beaucoup de provocation...

 C’est  bien lui pourtant qu’on entend, sous les plumes conjuguées de Guy Allix, poète baladin interprétant ses textes et ceux des autres avec sa guitare, et de Michel Baglin,  poète, directeur de la revue Texture, et cheville ouvrière du festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée. Michel a tiré sa révérence juste avant la sortie du recueil, dont il a suivi les corrections jusqu’à la fin, malgré la maladie tenue secrète – en vrai fils de Brassens, le brave. Il n’a pas assisté aux hommages tenus à l’espace Brassens et ailleurs, même si ses mots et son esprit planaient sur Sète en juillet, tant il manque à tous ceux qui l’ont connu. D’ailleurs, la 4ème de couverture semble aussi parler de lui, quand lui et son complice font dire à Georges :

Guy Allix & Michel Baglin, Je suis… Georges Brassens,
Les Copains d’abord, Jacques André éditeur, 2019, 99p.,
10 euros.

Je voudrais, si vous me le permettez, qu’on se souvienne de moi pas seulement pour avoir passé ma vie à écrire des chansons et les avoir interprétées… ces chansons étaient avant tout une forme de poésie, des célébrations de la vie, de l’amour et surtout de l’amitié. J’ai tellement aimé mes amis. 

C’est donc Georges qui parle dans ce petit opus, comme une conversation à cœur ouvert, avec les mots de ses chansons, illustrés par de délicates encres réalisées par FredKha, non créditée, et on le regrette, tant elles ajoutent de tendresse à ce portrait d’un ours pourfendeur de bourgeois et de bien-pensance, dont les textes résonnent encore avec beaucoup d’actualité. Qu’on songe à l’époque du mouvement « me too » et des luttes pour le respect des femmes, combien résonne moderne sa superbe « non demande en mariage » ou sa « complainte pour les filles de joie », sans compter la revendication de « Quatre-vint-quinze pour cent» ! Et l’attention portée à la misère et à la solidarité qui l’accompagne, à travers l’ensemble de ses textes, fait pendant à l’actuelle  violence  d’une société où s’accroissent les écarts entre « bourgeois et gueux » ostracisés par le retour du mépris de classe.

De l’enfance sétoise du mauvais sujet dont la famille n’a pas soutenu les projets d’études musicales, en passant par les rencontres faites à Paris, chez Jeanne (dont la chanson éponyme vante l’universelle générosité), la bohème et sa misère, les débuts tardifs sur scène, et la soudaine notoriété, l’amour de Pupchen jamais démenti et les amitiés jamais reniées… on découvre aussi des éléments de la « fabrique » des chansons, technique ou sources d’inspiration, on se remémore le timide bourru créateur d’esclandres,  enthousiasmant les salles, on découvre la lutte contre la maladie et la confrontation avec la Faucheuse, souvent tournée en dérision mais si tôt présente dans la vie de l’artiste… On a envie de réentendre les disques, d’entonner de nouveau avec lui Le Gorille ou L’Orage… On est pris – ému, et heureux .

Très sérieusement, ce petit ouvrage indispensable aux amoureux du grand Georges offre des repères chronologiques et la liste des personnages importants de  sa « bande de cons », ainsi qu’affectueusement il nommait, par antiphrase, ses amis. Et on se dit aussi que, modestement, puisqu’on l’aime, on en fait un  peu partie .

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




L’épique Omeros de Derek Walcott

Présentation du travail de traduction par Agnès André

 

L’œuvre de Walcott baigne dans l’eau (mé) tissée des Caraïbes, eau fendue par les navires coloniaux de l’Empire britannique, eau qui fait écho aux mers homériques. Omeros, texte épique au sens littéral et littéraire du terme, en est probablement la meilleure expression.

Derek Walcott, Omeros

C’est ce texte mouvant que j’ai découvert et exploré longuement lors de mon mémoire de maîtrise en littérature comparée. C’est aussi ce texte que j’ai dû traduire, par petits morceaux, dans la nécessité de respecter les normes de rédaction de mon mémoire en français. Ces petits morceaux m’ont suivie jusqu’ici. Des images. Des sons. Le présent texte en contient plusieurs : le noir et blanc de l’hiver, cet ascenseur si prévisible, et ce vers final « Red god gone and white winter early » qui revient sonner à la porte de mes pensées, parfois. Gardé dans un coin de ma mémoire, j’ai mis le texte en dormance : la société me demandait d’être utile, de gagner ma vie. C’est même avec hésitation que je me suis relancée, sept ans après, dans la traduction, cette fois de longs extraits : allais-je être déçue de mes capacités à le traduire ? Dépassée par la difficulté du défi ? Et surtout : comment les retrouvailles allaient-elles se passer ? Car Omeros est loin d’être une œuvre facile d’accès : souvent étudié sous le cadre du postcolonial ou de l’épopée homérique, le texte prend la forme d’un long poème narratif à nature épique. Il est en effet parfois vu comme une réécriture de l’Iliade dont il reprend les noms de personnages, de lieux et certains motifs, en contexte caribéen — l’île de Sainte-Lucie. L’œuvre est cependant tentaculaire : son genre ne se limite pas à l’épique, et fait référence en ces images non seulement à l’Iliade mais à de multiples écrits du canon occidental (citons par exemple La Divine Comédie dont il reprend en trompe-l’œil la structure en terza rima). C’est finalement cette difficulté qui m’a donné envie de me jeter à l’eau : l’abondance de références culturelles, littéraires et historiques que Derek Walcott égrène au fil des mots, des mots dont il exploite certes le son et la forme visuelle mais aussi et surtout la polysémie — parfois prise, même, entre deux langues (le créole francophone et l’anglais). Lue et relue, cette œuvre, bien qu’attachée à un espace-temps si singulier que celui de Walcott me frappe enfin par l’actualité de ses thèmes et par sa réflexion sur l’acte de traduction lui-même. Presque trente ans après sa publication en anglais (sa version originale), il serait temps enfin de faire goûter Omeros en français aux lecteurs francophones.

 

Omeros

Chapitre XLII

Traduction Agnès André

I

 

Hectares de feux synonymes, batteries noires
et terminaux enroulés de trafic s’éteignant d’un coup. Le lever de soleil
rougissait le lac d’acier. En bas, à la fenêtre d’hôtel

d’un automne canadien, une jeune serveuse polonaise, coiffure
garçonne et yeux mouillés comme du charbon nouveau, lui servait
du café, les érables par la vitre aussi jaunes que du jus d’orange.

Son poignet de porcelaine s’inclina, remplissant son regard à ras-bord.
Il espérait que son adoration la troublerait ; les souliers mesurés
rasant les tables nues, ses mains alignant les plats

en de méticuleux entrechoquements. Comme si on lui avait tapé deux fois
sur l’épaule pour ses papiers, elle se retourna avec ce sourire
nerveux de l’immigrante fraîchement débarquée qui erre au bord des larmes.

Un dimanche polonais l’enfermait. Une place Baroque, son âge
patrouillé par de jeunes soldats, le drapeau de leur régime en ruine
jadis vif comme du rouge à lèvres, les consonnes d’une langue

écrasées sous la semelle de leurs bottes. En son sein, le cri
d’une bouilloire quittant la gare, puis les fermes ouatées
chevaux et saules hochant derrière la vitre d’un train,

les queues dans la bruine. Puis, les formulaires
où son nom débordait des marges, puis une photo de passeport
où son visage apeuré attendait, pendant qu’elle en ouvrait la porte.

Elle faisait partie de cette fiction sans pitié, si ordinaire aujourd’hui,
qu’elle en avait transporté son hivernale beauté au Canada,
bordant ses cils de l’ombre bleue de la neige,

et faisant étinceler comme les couverts ses pommettes creusées
dans l’espoir d’une vie nouvelle. À la caisse,
elle se dressait droite comme un bouleau sur l’autel, et, tout doucement,

la neige drapait sa dentelle de mariée sur l’aile luisante du corbeau.
Son nom se fondait dans le mien comme des flocons sur une rivière,
ou un étang noir dans lequel le vent aurait secoué des bouteilles de lait.

Dressée devant moi, l’addition à la main, je tentai de lire l’éclat
des lettres de cuivre sur son chemisier. Sa peau, ombrée de soie,
piquetait comme l’hiver dans la campagne avant la première neige.

La neige illuminait les nappes, le poivre, les dômes de sel, les pignons
de la serviette, réduisant Varsovie au silence, plumant sans bruit Cracovie ;
puis, l’aile du corbeau passa à nouveau entre les tables blanches.

Il y a des jours où, aussi simple que soit le futur, nous n’allons pas vers
lui mais quittons plutôt une partie de la vie, dans un hall dont les ascenseurs
nous divisent et nous enferment, boutons illuminés montrant

exactement où nous allons, pendant qu’une jeune serveuse polonaise
vide un cendrier, et nous sommes attirés par cette fenêtre
dont les cordons, si nous les tirons, élargissent un vide.

Nous ouvrons d’un coup sec les rideaux gris métal et les poulies qui crissent
révèlent dans le silence non l’automne à Toronto
mais une ville dont la langue a été saisie par sa police,

cette autre servitude dans laquelle Nina Quelque chose est née,
là où, sous les cheminées-canons, la fumée contient sa voix
jusqu’à ce qu’elle s’élève avec les siennes. Zagajewski. Herbert. Miłosz.

 

 

XLII

I

Acres of synonymous lights, black battery cells

and terminals coiling with traffic, winked out. Sunrise
reddened the steel lake. Downstairs, in the hotel’s

Canadian-fall window, a young Polish waitress with eyes
wet as new coal and a pageboy haircut was pouring him
coffee, the maples in glass as yellow as orange juice.

Her porcelain wrist tilted, filling his gaze to the brim.
He hoped adoration unnerved her; the sensible shoes
skirting the bare tables, her hand aligning the service

with finical clicks. As if it had tapped her twice

on the back for her papers, she turned with that nervous
smile of the recent immigrant that borders on tears.

A Polish Sunday enclosed it. A Baroque square, its age
patrolled by young soldiers, the flag of their sagging regime
once bright as her lipstick, the consonants of a language

crunched by their boot soles. In it was the scream

of a kettle leaving a freightyard, then the soft farms
with horses and willows nodding past a train window,

the queues in the drizzle. Then the forms

where her name ran over the margin, then a passport photo
where her scared face waited when she opened its door.

She was part of that pitiless fiction so common now
that it carried her wintry beauty into Canada,

it lined her eyelashes with the snow’s blue shadow,

it made her slant cheekbones flash like the cutlery
in the hope of a newer life. At the cashier’s machine
she stood like a birch at the altar, and, very quietly,

snow draped its bridal lace over the raven’s wing sheen.
Her name melted in mine like flakes on a river

or a black pond in which the wind shakes packets of milk.

When she stood with the cheque, I tried reading the glow
of brass letters on her blouse. Her skin, shaded in silk,
smelt fresh as a country winter before the first snow.

Snow brightened the linen, the pepper, salt domes, the gables
of the napkin, silencing Warsaw, feathering quiet Cracow;
then the raven’s wing flew again between the white tables.

There are days when, however simple the future, we do not go
towards it but leave part of life in a lobby whose elevators
divide and enclose us, brightening digits that show

exactly where we are headed, while a young Polish waitress
is emptying an ashtray, and we are drawn to a window
whose strings, if we pull them, widen an emptiness.

We yank the iron-grey drapes, and the screeching pulleys
reveal in the silence not fall in Toronto

but a city whose language was seized by its police,

that other servitude Nina Something was born into,
whereunder gun-barrel chimneys the smoke holds its voice
till it rises with hers. Zagajewski. Herbert. Milosz.

 

II

 

Novembre. Mois sobre. Le flirt des feuilles est fini.
Saules rabâchés sur la Charles, leurs branches allant s’ombrer.
Crachins soufflant sur les ponts, lumières plus tôt allumées,

nuages pris en griffes de branchages, haies devenues fougères pennées,
le ciel filant tel un loup hirsute, un lapin coincé
entre ses dents, sa fourrure volant avec la première neige,

puis, rongeant le crépuscule de ses incisives écorchées :
lumière en sang, nuage de farine volant par-delà la fenêtre cendrée.
Je vis Catherine Weldon courir dans le vent enchâlé.

 

 

II

November. Sober month. The leaves’fling was over.

Willows harped on the Charles, their branches would blacken.
Drizzles gusted on bridges, lights came on earlier,

twigs clawed the clouds, the hedges turned into bracken,
the sky raced like a shaggy wolf with a rabbit pinned

in its jaws, its fur flying with the first snow,

then gnawed at the twilight with its incisors skinned ;
the light bled, flour flew past the grey window.

I saw Catherine Weldon running in the shawled wind.

III

 

La danse des esprits de l’hiver s’apprêtait.
Les flocons pressaient leurs motifs sur la croûte des vitres,
les lacs durcissaient de gel, une lanterne alluma le cœur du loup ;

l’herbe hibernait au pied de pins obstinés,
la lumière sombra dans la terre devant l’orage amoncelé
dans sa couverture de l’armée, il traversait les Grandes Plaines,

sa lance éclair, visage farine, bonnet corneille,
mais portant en son for intérieur sa propre mort, las.
Dieu rouge dissipé dans l’automne et hiver ivoire précipité.

III

The ghost dance of winter was about to start.

The snowflakes pressed their patterns on the crusting panes,
lakes hardened with ice, a lantern lit the wolf’s heart,

the grass hibernated under obdurate pines,

light sank in the earth as the growing thunderhead
in its army blanket travelled the Great Plains,

with lighting lance, flour-faced, crow-bonneted,
but carrying its own death inside it, wearily.

Red god gone with autumn and white winter early.

 

Présentation de l’auteur




Michel Baglin, Un présent qui s’absente, Entre les lignes

Que le voyage soit, de bout en bout, le lieu, le thème, le support des poèmes nouveaux que Baglin propose aux Ed. Bruno Doucey, semble non seulement une fidélité à ses autres ouvrages mais une invite sûre à recueillir

Né en 1950, publiant des poèmes et des proses depuis une petite quarantaine d’années, Michel Baglin entretient avec la poésie des relations privilégiées, dont rend bien compte la revue Texture qu’il dirige sur la toile.

Le titre de ce nouveau livre, architecturé en cinq parties toutes liées entre elles, dit assez la nostalgie qui embue le regard de celui qui voit le temps passer et nombre de fantômes aimés et aimants revenir garnir les rétines de la mémoire. Ainsi faut-il comprendre, encadrant le livre, les deux parties qui font surgir le passé et le présent.

Aux images de « Faux départs » qui s’articulent autour des quais, des gares, des ports où l’on peut à l’envi musarder, répondent les nouveaux venus d’horizons étrangers, déjetés pour la plupart, trouvant çà et là parfois quelque réconfort mais aussi combien de déveines !

Michel Baglin, Un présent qui s’absente, Editions Bruno Doucey, 2013, 112 p., 15€.

Le poète sait conter les réalités dérisoires d’un présent qui perd de ses valeurs, qui pollue, qui encrasse les âmes. Que répondre « aux tristes effigies de la mode » ? L’auteur questionne de plus en plus notre place ici-bas, notre rôle : qu’est-ce être, pour tout dire ?

Dans un lyrisme, légèrement démâté, le poète renfloue notre propre mélancolie face à un monde qui ne conserve des anciennes formes que le peu, le rien, et que la mémoire intacte de son auteur restitue. Ses découvertes de Paris, des petits quartiers impressionnent par leur justesse et l’on embraie avec lui, pour de réelles traversées. Le beau Paris, où l’on peut musarder ! Comme il semble à la fois proche et éloigné ! Comme le souvenir de Fargue et d’Hardellet traverse ces beaux poèmes (des sonnets parfois) que la rime – occasionnellement – remaille à la trame choisie. Dans ces longs poèmes, Baglin dit toute sa foi en la poésie et en l’empathie. Qui écrit semble si frère de ceux qu’il convie sous sa plume ! Nombre d’hommages et de dédicaces honorent les amitiés partagées et les soucis humanistes. Le « nous «  résonne avec force et conviction.

Et puis qui a parlé souvent de trains, de quais, d’embarquements, sait confier au poème ses désirs de voyages et de départs. Mais tout n’est-il pas dit ? Vu l’âge ? Vu le temps qui lui reste ? On sent, prégnante, l’amertume gagner le sable des berges, et le cœur, lui, tient bon et nous vaut ces mains tendues, « pleines de poèmes » comme disait Aragon parlant du bon Carco.

Je vous invite à entrer dans ces poèmes fluides, qui prennent le temps de s’accorder au cœur qui pense, marche et regarde, qui dessinent du monde une image assez fidèle à toutes les tensions et attentions qui s’y nouent. C’est la beauté de ce livre, ouvert, fidèle.

Michel Baglin, Entre les lignes

Un fou de chemin de fer, de voies, de chemins de fer électriques perfectionnés...Sans doute, au sens d'une passion irrépressible, qui vous vient d'enfance.

Une manière de raconter la vie de ses proches, son frère, ses parents, les amis de ceux-ci toujours par le biais d'une gare, d'une barrière à surveiller, de locos à soigner, de voies..

 

Michel Baglin, Entre les lignes, La Table ronde, 2002, 112 pages,

Michel Baglin, que les récents "Chemins d'encre" (2009) et "L'alcool des vents" (2010) font connaître pour son "métier d'écrire" et son lyrisme où il "rend grâce" à tous ses domaines de prédilection, est le type d'auteur à nouer entre les époques des aiguillages inédits.

Le voilà bien entrepris quand il songe à se donner, passé la cinquantaine, de petites gares et des lignes comme étapes d'une initiation qui remonte loin.

Ce qu'on retire de cette lecture de "Entre les lignes", tout à la fois référence aux vapeurs, aux caténaires, aux rails, et aussi à l'écriture même de ce récit fervent, c'est un bout d'histoire familière, époque bénie où les gens aimaient encore se retrouver pour un petit verre de blanc, casser la croûte ensemble, rire franchement entre deux plats. Un peu le monde d'Hardellet, des zincs, de la banlieue féconde.

Les lieux défilent à la vitesse des trains : le petit Parisien que fut Baglin a fait la connaissance de la province, du sud, et ses souvenirs sont riches : les années cinquante pourvoyeuses d'expériences, sensibles aux codes. Ainsi, cet épisode où un machiniste se fait tancer par un jeune petit chef pour excès de fumée en pleine gare, alors que son expérience n'est plus à prouver, qui prend une amende mais évite, grâce à sa réputation, le blâme !

Tant d'autres épisodes seraient à citer. Du reste, l'écriture fluide, nerveuse relaie bien le mouvement des trains, c'est le sens du voyage, c'est le goût des ailleurs qui nous happe.

Ce beau récit initiatique reconstitue non seulement une époque, il explicite une conscience littéraire, née littéralement "entre les lignes" de chemin de fer !

 

Présentation de l’auteur




Eric Dubois, L’Homme qui entendait des voix

Quand un poète devient romancier, il écrit L’Homme qui entendait des voix. A plusieurs égards, ce récit, autobiographie inclassable est remarquable.

Le sujet abordé témoigne d’un grand courage, d’une grande honnêteté ainsi que d’un altruisme qui a porté Eric Dubois de bout en bout de la rédaction de ces pages. Il y évoque la schizophrénie, ce trouble dont personne n’ose parler. On cache encore la maladie, surtout lorsqu’elle touche nos fonctionnements cognitifs. Mais il n’en est rien ici, avec cette écriture que l’on connaît déjà, l’auteur évoque des années de souffrances, de courage, d’intelligence, et sa victoire, à force d’adaptation, et d’honnêteté face à lui-même.

Un livre de très belle facture. On attend donc une histoire, une restitution du quotidien d’un protagoniste, une fiction, pourquoi pas. L’appareil tutélaire et les dispositifs paratextuels posent un horizon d’attente assez identifiable : un récit de vie, classification générique qui d’ailleurs apparaît sous le titre. Mais le poète va surprendre, et façonner son autobiographie de manière inédite…

Eric Dubois, L'homme qui entendait des voix, Editions Unicité, 53 pages, 13 €.

Il structure son discours grâce à des questions, qu’il se pose à lui-même, et qui lui permettent d’avancer au fil de thématiques qui ne suivent pas une chronologie particulière, mais se déploie de manière paradigmatique… Cette voix, celle de celui qui s’interroge, peut tout à fait être envisagée comme une des voix que l’auteur a entendues… Mise en œuvre qui devient en même temps allégorique du trouble.

Et justement, pouvait-on rendre compte de ceci, la schizophrénie, grâce à un langage dévolu à une restitution du réel, à la mimésis, à la fonction référentielle…? Cela semble difficile à moins de vouloir se contenter d’un récit qui serait bien entendu à même de proposer un descriptif émanant de la volonté de brosser un quotidien, certes souvent difficile, mais donné à connaître dans les détails d’une vie. Or il ne s’agit pas de donner à connaître. C’est tout le contraire. Il s’agit de faire comprendre, de toucher pour émouvoir. Alors, quoi de plus à même de restituer l’amplitude de cette existence, que cette prose que nous pouvons tout à fait qualifier de poétique ? L’écriture d’Eric Dubois révèle les non-dits, parce que poétique, touche au plus profond de nos âmes l’humain, la fraternité, ceci de nous qui est Eric Dubois. Le traitement syntaxique et les choix paradigmatiques permettent ce travail de la langue, lui offrent une réversibilité, une ampleur et une liberté révélatrices de tout ce que l’existence porte d’émotions, d’odeurs, de sentiments, et de ce poids immense d’un temps passé à rester debout, tenter de vivre, d’aménager un quotidien qui dérape souvent, mais laisse apparaître une voie, celle d’écrire.

On connaît l’œuvre poétique d’Eric Dubois, ses recueils, émaillés de perles et de bijoux sémantiques. Voilà une exploration supplémentaire, L’Homme qui entendait des voix, important parce que témoignage d’une âme à laquelle on ouvre l’immensité de la page, qui y effleure l’immanence de l’être, et le don du partage, plus haut que l’anecdotique, pour toucher à l’essence même d’une expérience partagée.

Présentation de l’auteur




La poésie et l’indicible

Le plus lumineux dans le poème est ce dont, sans doute, pas même l'auteur n'a encore conscience. Tel le « Porte-Feu » dans la Grèce antique, dont Eschyle s'inspirera dans son immortel Prométhée, il porte ce dont il n'est que le messager, simple archer dont la mélodie originelle lui échappe depuis toujours.

Bien que le poète soit étranger à ce qui, en amont, a amorcé la symphonie mystique, son acte demeure nécessaire à la dialectique « insurrection/résurrection ». Cette dernière désigne le mouvement intemporel que l'œuvre d'art ou poétique initie au cœur même de la destinée humaine. Le poème n'est jamais œuvre innocente, Georges Bataille le rappelait fort justement dans la Littérature et le mal, et son existence s'enracine dans ce qui est manque, douleur, désir d'être – et enchâssement dans la totalité au sein de laquelle on se devine relié.

Ce dévoilement d'une « vérité » jusqu'alors imperceptible n'est possible que par l'expérience unique du créateur. En effet, le souffle des profondeurs où se ressource son acte est un pur soulèvement du mortel suaire des énergies fossilisées – soulèvement amorcé par le souffle intemporel dont seul le mystère a la clé.

Comment percevoir ce souffle ? Nous pourrions le désigner par l'inlassable poussée insurrectionnelle surgie, sans cesse, de ce que, pour paraphraser André Breton, nous nommerions « l'Or de l'âme ». Quand la mortifère énergie de la fatalité laisse libre le champ à l'énergie traversant depuis toujours l'univers, nourrissant les œuvres de Beethoven et Mozart, de Van Gogh ou Hölderlin, William Blake ou Nietzsche, nul doute que le génie humain vive, dans cette « poussée insurrectionnelle », sa sublime résurrection.

Ne nous y trompons pas. Cette énergie n'a pas de nom – elle ne nous devient d'ailleurs consciente que par ce que René Char nommait la « salve d'avenir ». Elle est le sang coulant dans les veines du réel permettant l'arrachement, à l'affadissement universel renaissant sans cesse, de ce dont le Verbe est porteur.

Le Verbe redevient dès lors cet explosif que constitue, pour le poète et l'artiste, le désir d'être messager de ce qui le traverse.

En ce sens, on se fait moins poète que le simple continuateur du climat mélodieux dont on perçoit soudain la présence et dont on ressent qu'il nous revient d'en transmettre l'énigme.

 

 




Lettre poème en hommage à Michel Baglin

À Michel BAGLIN

 

Tes poèmes sont ces vagues qui continuent de remuer nos plages d'existence
nos laisses d'errances notre soif inextinguible de partances

dans le creux de nos fatigues passagères
sur la crête de nos espoirs insatiables

nos immobiles voyages

portés par LAlcool des vents*
inépuisable, inaltérable
intarissable

 

Des chevelures se soulèvent au souffle de tes mots -épis fertiles sur nos champs d'inculture,
hennissements sauvages surgis de nos crinières rebelles, alezans rétifs à suivre les circulaires de

                                                                                                                                                      manège…

enfants bâtards de nos chiennes d'enfances en quête encore ou nostalgiques de caresses offertes paume tendrement tendue
-jamais main menaçante au-dessus
de nos fronts ouverts sur la tendresse intérieure ne saurait nous donner la confiance
d'un regard doux comme celui que l'on pose museau fidèle sur les frères et sœurs de lait reconnus
d'instinct, au flair, à vie-

"Les feux de naufrageurs" allumés par l'enfance, Michel, sont sentinelles ardentes des frères poètes
recouvrant de leur chaleur vacillante mais vibrante
le désespoir agité par "nos croisières d'adultes"

Aucun pavillon de complaisance ni pavois de possessions triomphantes
n'auront guidé tes convois
-plutôt ta roulotte-cheminote
brinqueballant sur les rails du soleil
-éclisses roues ô lueurs du voyage-
sous nos carcasses sur nos amitiés solidaires en route par la voie minoritaire
avec
pour solde de tout compte l'aventure
cette hune hissée
vers nos ciels de cocagne

essieu huilé à la force
de nos poignets francs
de nos espoirs soudés / partagés

 

"Je rends grâce à ma naissance qui m'a fait Noir, même si
ça ne se voit pas
", écrivais-tu. "Arabe aussi. Et Juif(...) Indien
(...)et dissident pour m'inventer des frères"

Sitting Bull écrivit dans une formule-sagesse
cette Nature que l’Homme oublie encore
ces peuples que l’Homme a décimés,
ce que l’Homme a su abîmer :
"Quand ils auront coupé
le dernier arbre
pollué le dernier ruisseau
pêché le dernier poisson
Alors ils s’apercevront que l’argent
ne se mange pas
"
Écoutons, Michel, la symphonie
du Nouveau Monde
Tandis que Dvoràk
transcende les frontières de l’espace
Un poète interroge la lune
Mission Apollo 11
Neil Armstrong écoute la symphonie
du Nouveau Monde d’Antonin
Dvoràk – Y voyait-il un Indien
sur la lune ?
Entamons le Voyage Grand Tournesol,
Michel - Je fais aussi peau neuve
Je suis peau noire
Rose des vents fleur de terre
Source vive et sans frontières

Tu écris encore
intimant doucement à la rose
-remuant le feuillage
de nos pensées rétives
de nos rêves inachevés-
de continuer
d'éclairer
nos chemins d'aube claire
nos sentes d'aubépine

 

Tu écris tenant tête au silence établi
écartant le rideau de l'oubli
sur nos fenêtres
de l'éternel aujourd'hui

pour qu'advienne/revienne à qui le désirera
le poème ardent
enfoui
dans le ciel ébouriffé de nos têtes
levé sous l'encre
par les oiseaux de la nuit
les oiseaux de la vie
par nos oiseaux de ligne

-Regarde, la voix de ton poème
Michel,
nous dessine déjà un arc-en-ciel...   

 

 

 




Barry Wallenstein : Tony’s Blues (extrait)

Tony, héros de la suite de poèmes publiée sous le titre de "Tony's blues"1 est un personnage urbain, loser marginal et rêveur, auquel  la ville de New-York a fourni le cadre - dans ce que Chantal Dupuy-Dunier2 décrit fort justement comme un "poème-BD, feuilleton, film américain avec un rythme de blues pour la bande-son3"  - nous vous proposons de le redécouvrir ici, trois ans après sa publication en France,  à travers deux extraits : 

 

Tony's Blade

 

Blade imagines it has memories
(sad blade, so delusional).
Its hesitation, shyness, on the table
signals nothing.          Or mind
has moved it that way.

Blade is without conscience
riding beneath the table's edge—
no glint—
more shadow there than flash.

It slides easily
along an angerless morning.
It never propels the hand.
It knows the natures of string,
of apple, and peach,
and the stuck lock.

The neighbor's tires are safe
not for slashing,
but, to tell the truth,
some days  blade needs sharpening.

 

 

 

Le couteau de Tony

 

La lame s'imagine qu'elle a des souvenirs
(pauvre lame complètement délirante).
Qu'elle hésite, qu'elle soit gauche sur la table
ne veut rien dire.         Ou bien l'esprit
l'a déplacée.

La lame sans conscience
se promène sous le bord de la table —
pas de réflexion —
pas plus d'ombre en elle que de lucidité.

Elle glisse aisément
le long d'un matin sans colère.
Jamais elle ne propulse la main.
Elle connaît la nature des liens,
celle des pommes et des pêches,
et de la serrure bloquée.                                                                        

Les pneus du voisin sont intacts,
pas tailladés,
mais, soyons clairs,
la lame, parfois,  doit s'aiguiser.

 

 

                     

*

 

 

Tony the Pothead

 

Tony reads the news
smokes a joint
bites his lip hard, spins
and goes out to see the stylist;
have his hair turned red.

—It's about time
his inner voice sings.
—Why so dull for so long?
He doesn't hear a thing.

Walking with a new head
within the city's tendrils,
he's a bobbing red flame,
an aspect; electric boots and
a belt that shines have him flying.

In all this
Tony forgets what he's read:
he left hand column of print
fades to blue;
the right hand column
too fades to blue.

But a memory on page 7
holds him like a damp finger
on fresh ice.
Images of waste unconfuse—briefly:
nuclear mountains in the suburbs
waves of poison overflowing
his stash obscured, even his charm
by the images, cold and funny
as in Death.

Smoke drifts by from around the corner
lifting Tony, slightly, wafting him home.

 

 

Tony, fumeur d'herbe

 

Tony lit le journal
fume un joint
se mord un bon coup les lèvres, pirouette
et sort voir le coiffeur :
il veut avoir les cheveux rouges.

— il était temps
chantonne sa voix intérieure.
— Si terne, si longtemps, pourquoi ?
Il n'entend  absolument rien.

Avec sa nouvelle tête, il se promène
dans les vrilles de la ville,
flamme rouge qui s’agite,
pure apparence :  bottes électriques et
ceinture brillante le font planer.

Avec tout ça
Tony oublie ce qu'il a lu :
la colonne imprimée de gauche
vire au bleu;                                              
la colonne de droite
s’efface aussi, et devient bleue.                            

Mais un souvenir à la page 7
le colle sur place comme un doigt mouillé
sur de la glace.
Très clairement des images d'immondices– en bref:  
montagnes nucléaires dans les banlieues
trop-plein de vagues toxiques sur                                          
ses doses, éclipsées, tout comme son charme                                                  
par ces images, étranges et froides                          
comme la Mort.

La fumée qui dérive du coin de la rue
emporte Tony, comme une plume,  jusque chez lui.   

 

 

 

 

 

 ______________________

notes

1 -Barry Wallenstein,  Tony's Blues, édition numérique bilingue, traduit par Marilyne Bertoncini, Recours au Poème éditeurs, 2014 (indisponible)

2 - Chantal Dupuy-Dunier, "L'Envers des contes de fées", in Terre à Ciel 
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2014/12/barry-wallenstein-tonys-blues-par-chantal-dupuy-dunier.html

3 - poète et performer, Barry Wallenstein dit ses textes accompagnés de jazz - le CD  Tony's Blues, qui regroupe la plupart des textes retenus pour l'édition bilingue,  est toujours disponible ici : https://musicians.allaboutjazz.com/tonys-blues-barry-wallenstein

 

Présentation de l’auteur




Traduire Glissant en arabe

Traduire Glissant

La poésie d’Edouard Glissant ouvre sur un imaginaire de la langue qui ne se laisse résorber par aucun esprit de système, mais invite à accueillir l’opacité comme une  « épreuve de l’étranger » (Antoine Berman ). C’est une poésie habitée par l’esprit des lieux, archipéliques et divers. Elle constitue en cela, à la fois l’affirmation d’un ancrage et l’invitation à la dérive. La voix de La Terre inquiète1 annonce, en effet, une présence au monde qui est pure disponibilité. 

 

La lecture des versets de La Terre inquiète se vit comme une expérience mystique dénuée de toute transcendance. L’intersubjectivité des consciences opère et le lecteur participe au souffle du lieu, la Martinique, par la simple scansion du poème ou par la traversée des images glissantiennes. Cette expérience revêt l’évidence de toute musique, elle est intransitive. Or, comment prétendre traduire ce qui relèverait de l’intraduisible ? Que serait une traduction d’un poète qui dit écrire « en présence de toutes les langues du monde» ?

Pour ne pas trahir cette déclaration, le traducteur doit-il se mettre dans cette même posture, ouverte à la diversité et, donc, à l’imprévisibilité et entreprendre la traduction comme « rhizome allant à la rencontre d’autres rhizomes » (Glissant ) ?

 

Le traducteur invente un langage nécessaire d’une langue à l’autre, comme le poète invente un langage dans sa propre langue, […] un langage commun aux deux mais en quelque sorte imprévisible par rapport à chacune d’elles […]. Art de l’imaginaire, dans ce sens la traduction est une véritable opération de créolisation, désormais une pratique nouvelle et imparable du précieux métissage culturel3.

Traduire Glissant en arabe reviendrait donc à transmettre quelque chose de son paysage intérieur, en tentant de suggérer par le rythme, comme une scansion propice à la transe, ce chant particulier qui est présence au monde.

C’est aussi créer un langage imprévisible dans la langue arabe elle-même, ajouter du monde au monde (Sony Labou Tansi) et des versets au versets.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  1. Edouard Glissant, Édouard Glissant, La Terre inquiète, [1955], in Poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994.

       2. http://sens-public.org/spip.php?article614

       3. Glissant, Edouard : Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 45.