Ryôichi Wagô : Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima

"Une vague noire qui aspire tout, recouvre tout" – c'est le retour, comme un refrain tragique, au pays d'Hokusaï, de la vague qui submergea un pays et son âme, en mars 2011 – le tsunami de Fukushima. Comment oublier l'ampleur du séisme, la vague destructrice, et l'explosion des réacteurs atomiques de la ville ? Voici, heure par heure, vécu de l'intérieur, le journal du poète Ryôichi Wagô -oeuvre qui a eu un très grand retentissement immédiat dans tout le Japon, et au-delà..

 

Mais comment parler d'un tel désastre, pendant même qu'il se produit ? Du 16 mars au 25 mai 2011 – six jours après l'explosion - l'auteur, enfermé chez lui, par crainte des radiations, décide (afin de rester auprès de ses parents) de ne pas quitter sa ville natale, ainsi qu'ont dû le faire ses compatriotes évacués. Il communique avec le monde par le biais de Twitter, qu'il n'avait jamais vraiment apprécié jusque là : 

 

Je veux confier à quelqu'un ce sentiment de désespoir particulier dont l'espèce humaine n'avait encore jamais fait l'expérience. L'unique chose à laquelle j'ai envie de me consacrer est écrire. Je veux laisser un témoignage de ces moments où j'ai cotoyé la mort et la destruction.

 

A sa grande surprise, son entreprise lui attire immédiatement un grand nombre de "followers", qui l'encouragent à poursuivre – un véritable dialogue s'instaure, et ce faisant, l'aide à survivre à la sidération qui suit l'apocalypse, au dénuement dans lequel vous abandonne la disparition du sens, vous laissant, écrit-il, envahi par la colère, l'amertume et le désespoir.

 

C'est pendant que je rassemblais les bouts de vaisselle épars que j'ai eu l'idée d'écrire ainsi mes pensées par tweets. Pendant deux heures, j'ai tweeté environ 40 messages.

 

 

Cette façon de "recoller les morceaux" du réel anéanti est à l'origine d'une oeuvre originale, témoignage sur le vif de l'indicible (qui m'a fait repenser à la position inverse du philosophe Adorno après les camps d'Auschwitz). C'est aussi une réflexion philosophique et poétique, par fragments, sur les liens entre terre natale, langue et culture :

 

Pour moi, le pays natal est un crépuscule... ai-je écrit hier. En lisant tous vos messages, j'ai ressenti avec force que le pays natal se trouvait peut-être à l'intérieur même de notre langue commune, le japonais.

 

 

Ryôichi Wagô, Jets de poèmes, dans le vif
de Fukushima, Po&psy, avril 2016, 300
pages, 25 euros.

D'abord simples questions ou informations - comme un bulletin météo du désastre, que retracent en parallèle les introductions factuelles ouvrant chaque nouveau jour à la façon d'une tête de chapitre - ces courts textes, limités dans l'original aux 140 signes autorisés par le média (et dont l'éditeur nous offre quelques pages dans la graphie japonaise) sont lancés "comme une bouteille à la mer". Puis, par la magie des mots, ils s'étoffent peu à peu, devenant chant funèbre et d'espoir : le lecteur est plongé dans le maelström d'angoisses qui taraude le poète. Il peut aussi suivre le cheminement créatif transformant peu à peu ces "brèves", d'où naissent des formes proches des haïkus, inaugurant une forme poétique originale et singulière, dont Ryôichi Wagô dit : 

 

(...) je veux inscrire mes"prières" dans les mots de "notre langue". Je veux écrire l'espoir, lui donner une forme palpable.

 

Dans cette structure en gestation (dont les diverses typographies et la mise en page nous restituent le plus exactement possible leur forme originelle) reviennent des refrains incantatoires, évoquant "le brâme des daims"irépétant avec une force hallucinatoire qu'"il n'est pas de nuit sans aube" ... Lessouvenirs, ceux de la grand-mère (morte) revenant en écho p. 235 (et le mot "revenant" n'est pas un hasard) ajoutent à une étrange nostalgie bucolique le sentiment de l'irréparable-irrémédiable à partir de thèmes qui, à l'amateur de poésie et de peinture japonaise, semblent au début presque classique : 

 

J'aimais les champs de Minamisôma. Profondeurs lointaines d'un monde que je n'atteindrai plus jamais, même en courant à l'infini. Pleine lune et roseaux. C'était ça, l'automne à Haramachi.

 

Mais, au fil du recueil, des formes rhétoriques s'ajoutent aux métaphores (mise en page, accumulation, anaphore...) s'amplifient et se déploient sur un axe temporel, donnant du lien aux différents tweets, comblant le vide : 

 

dans les limbes entre l'espace et le temps qu'y a-t-il donc ? tandis que je réfléchissais à cela je me suis souvenu de la ligne nette de l'horizon que je contemplais avec toi à Minamisôma en cette fin d'été

 

On trouvera d''une grande force poétique également l'explication allégorique du titre (p.47) – la poésie et l'eau puisant à une même source de vie, où se conjuguent le jaillissement poétique à celui d'une eau sombre – tout comme l'Hippocrène des Muses, née d'un coup du sabot de Pégase sous les bosquets d' Héliconii, dans un autre temps, une autre partie du monde : 

 

J'avais à peine donné le nom de "jets de poèmes" à mes activité d'écriture entamées hier que l'eau est revenue chez moi. J'avais l'impression que le même sang circulait dans mes veines et dans celles de mon apartement. "Jets de poèmes", eau qui jaillit. Cela a entrouvert les vannes de mon esprit en panne. Cela a rétabli la circulation entre moi et le monde que j'ai sous les yeux.

 

Ce sont des chevaux infernaux qui constituent encore une longue suite de métaphores filées :

 

Hordes de chevaux sous la terre, arrêtez-vous un instant à l'ombre des arbres de l'enfer pour vous désaltérer et brouter un peu d'herbe. Les chevaux poursuivent les chevaux, et les répliques, que poursuivent-elles? D'autres répliques. Pourquoi cette hâte? Qu'y a-t-il, chevaux, au bout de votre course? Chevaux ! J'interroge vos sabots glacés : ont-elles un sens, les innombrables souffrances de la saison qui s'annonce ?

 

repris p. 81 116 :

 

Le dos de chevaux innombrables. Ensuite un grondement, puis la réplique. Ça flotte. Ça balance. C'est emporté. Quoi ? Le temps. La vérité. La vie. Le chagrin. La rage. La tendresse.

 

Tout un bestiaire cosmologique traditionnel anime ces textes, dans lequel le poète se compare à un "asura", démon combattant d'autres démons dans la tradition hindouiste (p. 124) :

 

Poème. Chaque fois que j'essaie de te maîtriser, tu te mues en un gros poisson effrayant qui me passe sous le nez en ondoyant majestueusement. Un ricanement monte des ténèbres. Continue à m'épier ainsi si tu veux. Un jour, je te mettrai à genoux, démon.iii

 

Et c'est bien un combat sans illusions que mène le poète : "TU écris seulement pour exprimer ta tristesse, non ? QUE peut FAIRE un poète ? (243) – Ecrire, répond Ryôchi Wagö – sans cesse, écrire, inciter à écrire - contre l'oubli, contre l'enfer : 

 

Les ombre de 11 438 personnes (amis de la poésie à travers tout le Japon, c'est le moment ou jamais d'écrire des poèmes, de miser votre vie sur la langue japonaise, amis de la poésie qui vous êtes battus avec acharnement jusqu'à présent, je vous en prie, écrivez des poèmes, des poèmes, pour les innombrables âmes tristes avalées par une vague noire à 2h46 de l'après-midi, je vous en prie, c'est moi qui le demande, en pleurant, à tous les amis de la poésie) passent devant l'arrêt de bus" (p 201) v

 

On ne saurait finir cette note sans citer le tour de force de la traductrice, Corinne Atlan, qui nous fait percevoir les vibrations de ce texte, et les encres d'Elisabeth Gérony-Forestier, dont l'intérêt pour les formes japonaises traditionnelles et les recherches sur les manifestations de l'ombre expriment, avec une grande force – dans des illustrations aux noirs et blancs contrastés, reproduites sur double page de papier satiné - le chaos et la lutte contre l'ombre de cette vague noire, dans la longue nuit où furent écrits ces "jets de poèmes".

 

∗∗∗∗∗∗

 

Les daims sont des animaux considérés comme messagers des dieux dans la religion Shinto, et à ce titre vénérés des japonais.

ii "John Keats, dans "Ode to a Nightingale "« the true, blushful Hippocrene ». (la véritable Hippocrène rougissante).

iiiLe poisson-chat, est l'augure de sombres présages (maladies, guerres, incendies), et depuis le 17 eme siècle, aussi associé aux séismes. Les artistes en estampes d'Edo dessinérent des centaines de gravures representant des scenes du poisson-chat "namazu" après le grand tremblement de terre d'octobre 1855.

ivJ'ai respecté la taille des caractères du texte original.

 

 

Présentation de l’auteur




Une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine

Si je déplore la tournure un rien pléonastique (désormais répandue, quasi systématique) « voire même » dans la préface de Philippe Ollé-Laprune, je reconnais l’incontestable connaissance qu’il a des poètes mexicains, l’acuité de sa lecture, les questionnements qu’il dégage et les axes qu’il propose très justement à notre propre lecture. La première interrogation porte sur « la légitimité du critère national pour justifier une sélection », partant celle de la cohérence, encore qu’on puisse très bien imaginer un recueil qui essaie de rendre compte des tendances majeures d’écriture du moment, dans leur diversité.

D’ailleurs, dans l’avant-propos, les trois poètes, nés à la fin des années 50, à qui l’on a demandé d’opérer cette sélection de vingt auteurs de la jeune génération (tous âgés de moins de cinquante ans) admettent « le visage multiple de la poésie qui s’écrit au Mexique » et leur difficulté à avoir arrêté ce choix dans un pays où ce genre littéraire a toujours eu une grande importance, avec un  nombre de poètes en conséquence… Retraçant en quelque sorte l’itinéraire de la poésie mexicaine, Philippe Ollé-Laprune pose, pour ce qui concerne le XXème siècle, le jalon incontournable d’Octavio Paz (prix Nobel de littérature en 1990) dont l’impact a, de fait, largement dépassé les frontières nationales. « Il y a bien un avant et un après Paz. » certifie le préfacier qui note que, cette assertion ayant alimenté passionnément le siècle précédent, les auteurs présentés ici sont d’une nouvelle génération, dégagée de ce « baromètre » ;

Anthologie, Mexico 20, La nouvelle poésie mexicaine,
préface de Philippe Ollé-Laprune, Le castor astral, 2016,
320 pages, 20 €.

 il les définit et leur rapport à l’écriture poétique ainsi : « Ils représentent la première génération globalisée, ceux qui communiquent sur les réseaux sociaux, consultent internet. Ils savent que cette discipline se doit de dire ce que les autres ne disent pas, regardent le vacarme médiatique avec suspicion et savent se moquer de ce langage avec fermeté et humour. » et si cet humour est souvent grinçant, c’est de mon point de vue, pour ajouter une distance supplémentaire vis-à-vis de tous les codes, y compris ceux de l’humour. Il me semble que le mot que je retiendrais à la lecture de ces textes est celui, salutaire concernant notre époque, de doute. Je crois qu’il peut d’ailleurs s’appliquer tout également aux canons de l’écriture, au « quoi » et au « comment » on dit, il permet les expériences et les écarts. Je l’ajoute donc à celui de « cruauté » que Philippe Ollé-Laprune, lui, a retenu comme « sensation la plus présente » dans cette très belle préface, impeccablement titrée « Le temps de la tangente ». Mais foin des prolégomènes ! Ne pouvant rendre compte d’une manière synthétique de ce recueil, ni en présenter tous les auteurs, je dirai des choses arbitraires sur quelques-uns, arbitrairement choisis.

 

Le premier sera Rodrigo Flores Sánchez pour illustrer, entre autres, l’humour grinçant et la cruauté évoqués ci-dessus. Dans un long poème intitulé « Plan annuel de travail 2011 », il commence par ces deux vers : « il y a un écho / dans l’assemblée il y a un écho », écho dont on percevra, au fil du texte, qu’il concerne aussi bien le concret des conditions de travail dans un bureau, les revendications à ce propos et la façon dont elles sont menées et, plus mystérieusement, un autre écho, plus large, totalitaire, imprécis, qui englobe l’auteur lui-même et sa pensée, dans une mise en abyme qui dessine les contours d’une épouvante et d’un vertige ;

« il y a un écho dans la salle de réunion / c’est un écho que j’entends / que j’écoute / dont je retranscris ce qu’il dicte / au moins partiellement / ici / sur cette feuille // un écho machinal / une consigne / un ordre de travail / une conspiration / un espoir de grève », on se croit presque dans la normalité, une réalité énoncée avec le langage particulier du poème, « dans l’assemblée on parle de chemins critiques / de travail collaboratif / moi j’avale ce qu’il reste / […] je m’emplis d’air conditionné / des ordres exhibés comme des propositions / je m’emplis des lignes hiérarchiques // et je souris / affable / déférent / respectueux / courtois », on sent déjà le regard décalé de celui qui n’appartient à aucun ordre, fût-ce celui de la révolte ; la conclusion un brin schizophrénique laissera pantois : « puis je note que j’entends un écho / et alors j’écoute l’écho / et au final pour ne pas me voir / pour ne pas me poser et me découvrir / j’invente des voix / je perçois des échos / je m’inciterai à l’effroi ».

Rodrigo Flores Sánchez creuse volontiers ce sillon de la mise à distance et du décalage. Dans le poème « NOMINATIVE /MACHINE NOMINATIVE / NOMINATIVE » il questionne tout à la fois la réalité, la langue pour en rendre compte et l’identité de celui qui en rend compte, avec une apparente absurdité : « Je viens de voir la plaque disant : / Evacuation de gravats. / En lettres magnétiques sur la porte de la camionnette. » et un peu plus loin dans le texte : « La camionnette sort / de la maison. / Elle avance. / Je crois qu’elle a évacué des gravats de la maison. / Et je répète. / La camionnette / aux lettres rouges / sur la portière / évacue des gravats. / C’est ce qu’elle fait parce ce que c’est ce qu’elle dit.  / Présent de l’indicatif. » et pour conclure ce poème, imprégné d’autodérision en même temps que d’effroi suscité par les possibles et terribles lectures que l’on peut en faire: « On veut m’évacuer les gravats / mais moi je ne veux pas. / Je suis bien comme ça. Je ne veux pas qu’on me sorte de moi. Je préfère / que vienne / la camionnette. »

Pour clore l’évocation de ce poète, je terminerai avec ce petit « Quelque chose » (le titre du dernier poème présenté) dont la première strophe nous dit : « Que peut-être distance / serait la manière de / clôturer la / distance / la manière du peut-être / de la clôture », avec cette fragmentation dans la forme qui, ajoutée au propos et à l’adverbe « peut-être » répété pas moins de huit fois, érige un bien beau totem à la figure du doute, que je proposais comme fil conducteur de cette presque anthologie.

 

Je veux maintenant parler de Mónica Nepote qui, bien qu’on lui ouvre la sélection de ses textes, par ce vers « Le monde est un sac de formules », porte, à plusieurs reprises, précisément témoignage de la cruelle actualité de ce monde. Ainsi, ce terrible poème :

 

Dans la planque un nom

Toucher le nom
sur la surface sale.

Toucher le nom
avec des doigts vivants.

Toucher saisir
tisser le filet.

La lutte
trace photographique.

Étouffée

Toucher le nom
ton testament.

 

La note de bas de page, partie intégrante du poème et nécessaire éclairage, indique : « Julie Lejeune a été séquestrée à l’âge de huit ans par Marc Dutroux. Elle est morte alors qu’elle était sa captive. Sur un mur de la « planque » où elle était enfermée les derniers jours de sa vie, la petite fille a écrit son nom. On peut encore le lire. »

Cet extrait de son livre « Hechos diversos » (faits divers), comme les autres poèmes du même ouvrage, fait état de la violence contemporaine, des violences devrais-je dire tant les formes peuvent être variées, allant puiser dans un champ largement international et ce, toujours avec le même procédé linguistique qui en fait la puissance : en utilisant d’abord la fonction poétique du langage, puis, dans ce que j’ai nommé un éclairage, sa fonction référentielle. La juxtaposition de ces deux modes renforce la brutalité des faits dénoncés. De cette façon, on pourra lire à propos de la prison irakienne d’Abou Ghraib, des traitements dégradants et tortures appliqués aux prisonniers par des militaires américains et des agents de la C.I.A. entre 2003 et 2004 : « Lumière dans la désolation du noir / Scintillement / Serrure, clef introduite / Lumière intermittente La lumière de la torture. / Les questions tombent / (Le visage dans le réservoir d’eau, la main tenant la tête, la non clémence. La main allant au-delà du point d’ordre. La main tourmentée par le son, les coups, au-delà de toute charte.) ». Cette coupe transversale des faits, presque clinique, y compris dans la partie première (poétique) du texte est une condamnation sans concession. Que ce soit dans la sordide affaire belge de pédophilie, dans le scandale des conditions de détention à la prison d’Abou Ghraib, ou concernant d’autres violences, individuelles ou structurelles, Mónica Nepote traite donc ces « faits divers » avec cette même apparente distance, laquelle en amplifie l’aspect inhumain, s’il en était besoin. Du bon usage des procédés linguistiques ! Plus étonnante peut-être, cette approche d’une prise d’otages, dans les années soixante, en Suède, qui donna naissance en psychologie criminelle au syndrome de Stockholm, lequel « réfère non seulement à l’empathie que sentent les séquestrés pour leur kidnappeur mais aussi à la complexe dynamique de la violence domestique. ». C’est que Mónica Nepote ne se restreint pas à un espace où tout un chacun pourrait placer sa part de juste indignation, comme dans les crimes de guerre, par exemple. Elle traque tous les aspects de la violence, jusque dans ses avatars les plus subtils. « Si un dieu décadent nous filmait / jusqu’à la fin du monde, / je serais là / rouge et attachée / face à mon beau Bourreau. » Avec l’emploi de la première personne et la prise de parole en lieu et place de la victime, l’auteur trouve là encore le meilleur angle pour montrer la complexité des violences et de leurs conséquences. Enfin, ce dernier poème, magnifiquement écrit, en pure forme de dénonciation :

Les filles dansent

Où dansent-elles, où les filles, toutes. Leurs sourires étouffés par les pierres. Où le fragment de leurs corps. Dites, où les filles dansent-elles, où lèvent-elles leurs mains pâles, pas leurs os – bouillie pour les chiens - . Dites où, où sont les voix, lumières sur le sable, pas leurs marques sur les dunes. Où les filles ne sont-elles pas mortes, où le vent agite-t-il leurs cheveux, pas comme une offrande mais comme la chose vivante qu’ils ont prise.
À Ciudad Juárrez, dans l’état de Chihuahua, plus de huit cents femmes ont été assassinées dans les dix dernières années. Seulement parce qu’elles étaient des femmes.
Il n’y a rien à ajouter.
Rien à ajouter, en effet.

Voyons la dernière génération de ces vingt auteurs, en commençant par la plus jeune, Karen Plata (30 ans), boursière du programme Jeunes Créateurs du Fonca (Fondo Nacional para la Cultura y las Artes) en 2008-2009 et tout récemment en 2015-2016. Le Fonca est une agence gouvernementale mexicaine, faisant partie du Ministère de la Culture, visant à soutenir la création et la production artistique et littéraire. L’auteur, qui a publié un livre intitulé Retratos de familia (Portraits de famille) tire les portraits donc, à sa façon, questionnant la langue et le sens et, bien sûr, la disparition, la mort, avec une façon étrange mais percutante d’avancer dans son texte : « Elle peint le ciel bleu dans les yeux de la vache, / le regard perdu vers le plafond dans un corps statique. / Un voile blanc. Et puis le coup. // C’est à peine l’enfer, une vache à deux pattes sans rien de blanc au milieu. Voir pousser l’herbe là où avant il y avait une vache. // Le ciel des mouches vient ensuite, / agglutinées contre les couloirs blancs / elles construisent de petits labyrinthes sur la peau de vache. / Des chemins pour rentrer à la maison. // Abandonner aussi est une image comme la vache au milieu du chemin en est une. // Dire le mot vache au lieu de dire grand-mère. / Que se passerait-il si je remplaçais le mot vache par grand-mère ? ». L’étrangeté tient ici dans de petits dérèglements : un paysage familier soudainement bouleversé, l’évocation de la mort et de la décomposition en parlant simplement des mouches et cette suggestion, purement rhétorique dans son interrogation, de remplacer la carcasse de la vache par le cadavre de la grand-mère…

A peine plus âgée que la précédente, lauréate elle aussi à deux reprises du FONCA, Xitlalitl Rodríguez Mendoza aime également jouer avec la langue. Les mots sont en tout premier plan, noués à la vie, au point qu’elle propose par exemple comme poème :

Liste de mots préférés

huile
apothicairerie
mousse
indice
orchidée
pain
cire
matrice
rideaux
lac
Kansas
crayolas
grillon
sombre
paravent
thé
épigraphe
orné
tempête et non tourmente

Le lecteur dubitatif pourra certes s’interroger sur le rapprochement de ces mots. Le trouvera-t-il « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » pour reprendre partie des formules de Lautréamont ? Doit-on cette liste au hasard, brèche qui permettrait au surréel de s’engouffrer dans le réel, selon André Breton ? Que penser, par ailleurs des deux mots rayés ? Et enfin du dernier vers : « tempête et non tourmente » ? La première est-elle préférable, plus positive ? Les hispanisants pourront consulter le blog littéraire TIERRAADENTRO auquel elle participe et où l’on peut lire : « La poesía implica ruptura del lenguaje y, por lo tanto, violencia. », explication possible de ces tentatives que d’aucuns trouveront trop formalistes. Cette poète, qui a réalisé une partie de son cursus universitaire à Rennes, écrit également : « Il est difficile de déterminer l’origine du mot français requin. On dit qu’il vient du latin requiem, mais cela est incertain. Il existe beaucoup de noms pour parler de mes semblables et entre nous, nous n’en utilisons aucun. Notre lingua franca est le silence. », extrait probablement de son livre Jaws – littéralement « mâchoires » en anglais, mais on se souviendra du film qui portait ce titre, traduit en français par « les dents de la mer » – avec lequel elle a obtenu el Premio Nacional de Poesía Ignacio Manuel Altamirano 2015. L’auteur fait feu de tout bois. Elle peut aussi bien raconter une anecdote qui semble autobiographique de sa prime enfance comme dans « Tricycle Apache. Un petit poème western. » où elle plante le décor non sans humour : « Parc Morelos, territoire inhospitalier. / Foyer des employés de bureaux à baskets Vans qui se croient supérieurs / aux employés de bureaux à chaussures. / […] Je pédale. / Je suis moi et mon Apache / Tricycle rouge à trois roues et une boîte en métal. » et plus loin sur son parcours : « Je m’introduis dans le parc. Je pédale. / Son centre est un espace sombre / ciel tapissé de flèches encore / avec leurs feuilles / un petit troquet avec des soulards qui ont l’air / pauvres et un babyfoot. Je pédale. / Eux ne sont pas des employés de bureaux. Je pédale. / Ce sont des chômeurs, des éboueurs, des jardiniers. Je pédale. » Elle poursuit ainsi sa narration de manière plus ou moins onirique, grimpant sur les animaux en béton qui décorent le parc, s’en faisant déloger : « Je monte sur mon tricycle et hurle comme un loup. Je pédale. / Je hurle comme je ne hurlerai pas de nouveau avant 25 ans. /  Je pédale.  / L’employé à baskets Vans m’insulte et me court après en brandissant le poing, je pédale, comme dans une mauvaise traduction de Dostoïevski, je pédale. /  Il nous rattrape presque. /  Je pédale. On ne se retourne pas. » Le poème et l’histoire se déroulent de la sorte sur cinq pages, jusqu’à la chute et au genou égratigné. On voit, à travers ces trois exemples de l’écriture de Xitlalitl Rodríguez Mendoza, la variété des styles et des propositions (de forme comme de fond). Il est vrai qu’elle a également publié des romans pour la jeunesse, est par ailleurs éditrice. La diversité de ces pratiques se retrouve dans son écriture poétique : tout est permis, tout est possible. J’adore.

Et puisque tout est permis, faisons un court détour par l’Argentine. En bonne place dans mon Panthéon personnel, figure Roberto Juarroz, lequel écrit dans sa Douzième poésie verticale (Éditions La Différence, 1993 ; traduction de Fernand Verhesen) : « Il dessinait partout des fenêtres. / Sur les murs trop hauts, / sur les murs trop bas, / sur les parois obtuses, dans les coins, / dans l'air et jusque sur les plafonds. / Il dessinait des fenêtres comme s'il dessinait des oiseaux. / Sur le sol, sur les nuits, / sur les regards tangiblement sourds, / sur les environs de la mort, / sur les tombes, les arbres. ». J’y vois une parenté certaine avec Luis Vicente de Aguinaga, qui, dans le recueil que j’explore ici, nous donne : « Avant de terminer, / laissez-moi poser une question clé. / Si l’oiseau s’en va, les branches chantent-elles ? // […] J’ai dit une question pas plus. / Combien de fenêtres faut-il ouvrir / pour que le dehors ne soit pas dehors ? / Plus exactement : jusqu’où / faut-il avancer / pour que rien ne soit loin ? / Je veux dire : l’oiseau / réellement se distingue-t-il des branches ? / Réellement, sans terre, / les vers seraient-ils des vers / et le corps, sans fin, serait-il le corps ? ». Cherchant matière à confirmer mon intuition, je me suis documenté sur l’auteur, ai vite trouvé qu’il était également essayiste et avait notamment produit, à l’occasion d’un congrès, une longue communication à propos de Juarroz, d’où j’extrais : « No está de más recordar que los poemas de Juarroz forman por sí mismos, cada cual por separado y como partes de toda la Poesía vertical, una especie de sistema crítico afín a ciertos géneros de prosa reflexiva (el aforismo, el apólogo filosófico) y que su dimensión lírica no puede separarse de otra dímensión, la especulativa, que los vuelve precisamente singulares en el universo de la poesía de lengua castellana. ». En substance, il pointe la dimension lyrique, mais inséparable de la dimension spéculative (philosophique) des poèmes de Juarroz, ce qui en fait la singularité. Nul doute que Luis Vicente de Aguinaga ait trouvé là, sinon un modèle, du moins un carburant pour le moteur de sa propre écriture. De même, le concept du « penser entre deux » qu’il énonce ailleurs à propos de la poésie de Juarroz, ne s’applique-t-elle pas à la sienne propre ? « J’ai toujours vu mon envers dans le miroir / et mon inverse, mon absence, / a été ma propre moitié, qui ne me trouvait pas / parce que je me cachais dans des demi-mots. » Toutefois, gardons-nous de réduire l’écriture poétique de L. V. de Aguinaga à une forme en quelque sorte désincarnée et pessimiste. Un beau lyrisme la traverse, comme dans le poème « Le salut » : « Contre l’avancée de la ruine, / contre l’avancée irréparable de ce qui n’eut pas de commencement / et n’a pas de mémoire, / ce qui gâte le bonheur des fruits, / des pauses, / je te regarde marcher vers les arbres. », avec cette confiance et cet espoir affirmés : « Le vent rassemble les feuilles contre moi, / les regroupe en stricts bataillons / et, ordonnant sa furie, impose / la victoire de la fumée conte le jour. // […] Si c’est poussière que je suis, ce que ne crois pas, / après la poussière, il y a toi, soleil qui revient, / figure qui renaît du soir. » dans le poème « Fin d’hiver ». J’aimerais enfin souligner qu’une façon d’humour est présente aussi dans sa particulière affirmation de la vie, comme en témoigne :

Taking sides

Le moment est venu de prendre parti.
Je décrète la fin de la tiédeur.
J’interdis que s’écoule une minute de plus
de petits rires nerveux, de huées.

Rangez-vous par ici les partisans
du ciel matinal. Les nocturnes,
enclins comme toujours à n’être personne
- à être tout -, repliez-vous ou dispersez-vous.

D’un côté le café, les chocolats,
la cigarette ; de l’autre les cuillères,
la brosse à dents, le parfum.

La virgule contre le point. La mer ou le marbre.
L’air ou les cahiers quadrillés.
J’exige des monosyllabes, pas des doutes.

Luigi Amara m’a plu pour ses formules (pas gratuites, il ne faut pas croire : la langue et la pensée y sont mises sur la sellette). Le poème « Nu)n(ca » propose d’emblée un titre qui joue sur deux mots : nunca (jamais) et nuca (nuque). De plus, les parenthèses qui encadrent le n central sont à l’inverse de la norme typographique. Galopin ! Le poème débute de la sorte : « Tourner le dos à tout : / ça / c’est avoir du style. / Ne pas claquer la porte, ne pas / s’échapper à grandes enjambées théâtrales, / simplement se retourner. » On comprend la polysémie suggérée par le titre.  Dans « A pied », ceci : « Se laisser aller. / Ne se fier à rien sauf / à la sensation du mouvement. » et « Se rendre au vertige / de l’horizon. ». Fulgurance de la formule, vous dis-je ! « Le chasseur de fissures » m’a mis à l’esprit cette phrase somptueuse de Pascal Quignard : « Je ne cherche que des pensées qui tremblent. ». Qu’on juge des correspondances potentiellement fragiles que j’établis : « Seule la lumière habille les murs / de la chambre vide //  [… ] Je cherche l’erreur et la fente. Je suis chasseurs de fissures, / de petits passages, de signaux, / vers des mondes ombreux. // […] Je cherche l’erreur dans le lisse, / le fracas d’un point / dans l’abîme blanc. »  

Autre correspondance, étonnante, de lumière dans une pièce vide, entre Luigi Amara et un auteur de ce recueil, Hernán Bravo Varela, qui se laisse aller à des extrapolations poétiques à propos d’un tableau (Soleil, dans une chambre vide, 1963) qui donne son nom au poème. Cela commence par une description : « Dans le dernier tableau d’Edward Hopper / il y a une pièce vide. / A part deux murs, baignés d’un soleil / invisible apparaissant à une / fenêtre qui suggère le feuillage flou / d’un arbre plus flou encore. // Les murs se partagent / un coin d’ombre. » puis commence la supposition, à partir de cette œuvre observée à la National Gallery of Art de Washington : « Sur ce tableau, / les personnages ne vont pas tarder. Ils sont / sur le point de glisser le courrier / sous la porte, ils sont / sur le point de faire tinter les clés / dans une poche, ils sont / sur le point d’emménager / ou de fermer la maison pour toujours. » ; plus qu’une supposition, on a là l’utilisation d’un décor pour une mise en scène, une projection – il est vrai que les tableaux de Hopper favorisent ce type de rêverie. Varela entre ensuite dans le tableau et dans le poème, à la première personne du pluriel (le couple ?) : « Nous sommes là les clés / à la main, à regarder le vide. Nous sommes / immobiles, debout, devant la porte / que nous allons / rouvrir pour la refermer d’un moment à l’autre. » ; la coupure à la fin des vers, en dehors presque de toute unité sémantique – sauf à mettre les projecteurs sur le verbe être : ils sont, ils sont, ils sont, nous sommes – contribue à un certaine sentiment de malaise. L’auteur joue sur les niveaux de réalité, celle de l’œuvre peinte, la fiction qu’il y introduit avec des personnages qui sont absents du tableau mais qu’il fait émerger (avec leur absence) dans le poème  et enfin son propre surgissement avec ce nous… Va-et-vient également entre l’univers du tableau et celui du musée. Le garde du musée est évoqué, avec des clés à la ceinture ! Ces deux vers à son propos sont sans doute une clé de lecture : « Quand on lui a demandé ce qu’il cherchait / dans ce tableau, il a dit : « Je me cherche moi-même. » » et Varela finit de nous égarer, à tout le moins de nous troubler : « Nous sortons du musée. / La lumière nous éblouit durant quelques secondes / […] Nous sommes sur le point d’arriver à la maison d’un moment à l’autre. ». Jeu des miroirs et des intersections.

Les poètes ont toujours un rapport particulier à la langue, c’est ce biais que je souhaite utiliser encore pour donner à voir un peu des poètes suivants. Tout d’abord, Paula Abramo, qui avec son « Δαίδαλον » (Dédale) nous renvoie au Minotaure : « Personne ne m’a jamais dit vache, / mais je suis une vache : on m’a cousue / au mythe. » ; dans ses autres poèmes, également animaliers (mais ce n’est que prétexte), elle s’attaque au racisme et à la discrimination, dans « Poème de bêtes innombrables » : « Il faudrait / réfléchir à propos de la crasse. […] // Par exemple : / d’innombrables bêtes qui soudain / prennent possession d’un recoin de cette ville. / Pas d’un recoin. Du centre. / Pas des bêtes. Des hommes. […] // Ils n’étaient pas que bizarres : ils étaient / foncés. Ils végétaient dans la ville pure / comme une gale inexplicable. / On pensait : qu’ils s’en aillent. / Ils n’étaient pas d’ici. Il fallait / les nettoyer. » et dans « Les mouches », c’est directement la langue elle-même qu’elle met en cause : « Ne rien exagérer : quelques / mouches ont surgi. Maintenant elles se posent / sur la conjugaison du verbe ϕύω, qui n’est cousin / ni de fendre ni de fissure, qui est cousin / de physique et phylogénie, cousin de fiat / et de futur. Que signifie surgir ? ». Jeu savant autour du verbe « être » en grec et de sa forme impérative en latin, on pourra rester indifférent… Claudina Domingo, quant à elle, utilise beaucoup les guillemets et les parenthèses : « « Je ne crois pas en la mort » (a dit le poète) la mitraille propulsait sa silhouette alarmée (il aura le temps de découvrir que vivre consiste « surtout » à mourir) sans le réflexif « car se mourir est un pléonasme » « le reste est névrose » (le reste est religion) idéologie « envie de ne pas mourir » (peur et pluie) « nous (ceux de maintenant) ne sommes-nous plus ceux d’avant ? » », façon avec ces insertions incessantes d’aggraver le questionnement. Christian Peña en réfère carrément au « syndrome de Tourette » dans un long poème de neuf pages, « Au commencement était le verbe / et puis personne n’a su quoi dire », mettant en scène des personnages qui prennent la parole les uns après les autres : « Je dis des choses que je ne pense pas. Je bouge sans le vouloir. Je suis mal né, sûrement un jour où Dieu était malade. J’ai été le mal de crâne du monde, le mal-être de Dieu. Je suis l’accident. // Putasseries. Pédale. Enculé. » Tout cela, juste pour montrer les différentes façons d’interpeler cette langue qui est l’outil, parfois le sujet du poème. Je préfère certes un Óscar de Pablo qui triture son « Poème » de la sorte : « Avant d’être poème, ce poème / était un vaste paysage comprimé sous les nombres. Avant d’être poème, ceci était une saison de temps libre coincée entre deux touches, c’était une démangeaison. Avant d’être poème, ce poème était comme une barque de pêcheurs me picotant les doigts. » ou encore Maricela Guerrero qui écrit avec une certaine forme d’humour, dans un poème bizarrement ( ?) titré « .aquariums / Fenêtres » : « imagine des maisons près de la rivière / des vaches près de la fenêtre de la maison / la neige sur le lit et manger la soupe entourés de livres […] / les louanges sont aussi sinistres qu’hypocrites / les vaches sont aussi hypocrites que les fenêtres / et la soupe près de la rivière / est entourée d’insultes près de la fenêtre […] / écrire est un lien qui attache encore des vaches contre / la neige / se procurer une maison étant vache ou fenêtre près de la soupe / écrire de la soupe et des insultes entourées de rivières / attache et déchaîne des louanges sinistres comme la neige / un lien c’est entourer les vaches de fenêtres / sur les livres d’insultes / le déprimant du style de l’écrivain ce sont les vaches ».

Le lecteur (moi-même) appréciera diversement, mais il est un fait : cette nouvelle génération de poètes éprouve le besoin de se colleter avec la langue, de la chahuter, la tordre pour en extraire quelque élixir, le texte débordant parfois la fonction purement poétique pour flirter avec la métalinguistique, avec plus ou moins de bonheur, jugera-t-on. Il n’en demeure pas moins que les éditions Le Castor Astral, à défaut de constituer une réelle anthologie, ont rassemblé sur quelques trois cents pages, des textes d’un panel de poètes mexicains contemporains (certes issus principalement des régions de Mexico et Guadalajara) qui, sans cette traduction et cette publication, n’auraient pu être accessibles aux lecteurs francophones. J’ai pris un grand plaisir à lire ce recueil, à me renseigner sur tel ou tel poète, à explorer des œuvres qui m’étaient inconnues. En guise de clap final, je vous propose ce poème de Luis Jorge Boone :

Cravate
La cravate qu’il portait
le jour de son enterrement
avait été à moi.
Je ne l’ai pas remarqué immédiatement.
Elle était là, grise à rayures bleues et noires,
et j’ai dû la regarder plusieurs fois
pour comprendre
qu’il s’agissait de celle-là,
et que je ne pourrais plus la mettre
ni moi
ni personne
jamais.

Des mois après j’ai su que ma femme
sans le savoir avait remis cette cravate presque neuve
avec le costume de son père
pour l’habiller à ses funérailles.
« Ça ne t’inquiète pas qu’il la porte à présent ? »,
m’a-t-elle demandé après un silence assez long
 pour descendre dans les profondeurs de la terre
et remonter.

Je ne lui ai pas avoué que certaines nuits
je me suis rêvé
au milieu d’un grand bal,
en train de me promener sur des places sombres
ou d’écrire des phrases
sur les murs d’une maison en ruine.
Je porte un costume sombre
et la cravate.
Je ne peux pas la voir, mais je peux
en resserrer le nœud, lisser des doigts
le gris, le noir et le bleu.

Et toujours, avant de me réveiller,
je la dénoue et la laisse
là,
à un endroit du rêve.

 




Eugenio De Signoribus : Petite élégie (à Yves Bonnefoy)

 

 

Petite élégie

                                                                                          (à Yves Bonnefoy)       

 

Quand un vaste désert
couvrira la terre et de rares échos
et luminescentes bavures
d’une vallée reculée monteront

alors seulement se verront les chevelures
d’arbres ayant survécu aux bûchers
par auto-combustion de la forêt

(elle était, oui, de grimpantes spires
et de branches déportées, envahie…
et même le sous-bois emprisonnait
le pas volontaire du gardien)

et là, l’ombre rechercheront
les derniers venus… et peut-être là
entendront-ils à nouveau les paroles sauves
remontant d’une interne voix

(leur voix submergée
par l’épaisseur d’une époque vide)

en ce temps advenu
les présent-permanents connaîtront
qui a préservé pour eux
la lymphe de la langue

la graine de demain,
l’anneau qui tiendra

(pendant que de l’exil le chant
des ailés reviendra
construire son nid)

Eugenio De Signoribus

 

∗∗∗∗∗∗

 

Note : dans une lettre du 27 janvier 2011 accompagnant sa traduction de 24 sonnets de Pétrarque, Y. Bonnefoy ajoutait : « Notre communauté amicale sous le signe de la poésie est ce qui me garde de la désespérance. La poésie est aujourd’hui comme de la braise dans un âtre couvert de cendre. On peut espérer que le feu peut y reprendre… »

Et il est certain qu’Il a maintenu ce feu allumé, avec sa haute texture de pensée et d’émotion, son amour absolu pour la langue ; et sa flamme tenace a été – et sera – un exemple de résistance contre la mortification de la poésie, une « terre d’exil » sans cela.    – E.D.S. 

(tr. J.-Ch. Vegliante)

 

 

Nous avons cru utile de reproduire la lettre que Jean-Charles Vegliante nous a envoyée pour proposer cette élégie :

            "Je rentre d'Italie (conférences à Milan etc.), où j'ai vu Mario Benedetti assez serein - je ne sais pas si vous saviez qu'il y avait eu un projet d'un livre de lui dans la pléthore de publications en ligne de Recours...? -, où j'ai connu Tommaso Di Dio, publié déjà dans ce cadre (trad. Joëlle Gardes), et où beaucoup de mes amis poètes pensent à Yves Bonnefoy, qui est extrêmement aimé là-bas... Eugenio De Signoribus, dans sa grande mélancolie, me prie de traduire sa "petite élégie", écrite pour lui. Il pense que cela serait bénéfique si ce poème paraissait en ce moment. Je ne sais que penser : je ne dis donc rien, mais le texte est beau sans aucun doute. Je vous le soumets donc, en sachant que vous avez des programmes chargés, sans engagement bien sûr. Lisez et dites-moi..."

Bien amicalement à vous,

Jean-Charles Vegliante

 

∗∗∗∗∗∗

 

 

                                               Petite élégie

                                                                                    a Yves Bonnefoy

 

Quando un vasto deserto
coprirà la terra e rari echi
e luminescenti sbavi
da una remota valle saliranno

solo allora le chiome si vedranno
d’alberi sopravvissuti ai roghi
dell’autocombusta foresta

(era, questa, da rampicanti spire
e da slibranti rami, invasa…
e anche il sottobosco imprigionava
il passo volontario del custode)

e lì, l’ombra cercheranno
i sopravvenienti… e forse lì
riudiranno le parole salve
risalenti da un’interna voce

(la loro voce sommersa
dal folto d’una vuota epoca)

in quel tempo avvenuto
gli ora-permanenti conosceranno
chi per loro ha mantenuto
la linfa della lingua

il seme di domani,
l’anello che terrà

(mentre dall’esilio il canto
degli alati tornerà
a costruire il nido)

 

Nota

In una lettera del 27 gennaio 2011, che accompagnava la sua traduzione in francese di 24 sonetti di Petrarca, aggiungeva: “La nostra comunità amicale nel segno della poesia è ciò che mi salva dalla disperazione. La poesia è, al giorno d’oggi, come il fuoco sotto la cenere. Si può sperare che si riaccenda…”

E certo Lui il fuoco l’ha tenuto acceso, con la sua alta tessitura di pensiero e di emozione, il suo amore assoluto per la lingua: e la sua fiamma tenace è stata – e sarà – un esempio di resistenza contro la mortificazione della poesia, altrimenti “terra di esilio”.

Eugenio De Signoribus

 




Attila Zsolt Papp, poète de Transylvanie

Introduction et traduction du hongrois par Maria Maïlat.

Attila Zsolt Papp est né en 1979 à Lugoj (en roumain) ou Lugos (en hongrois) en Transylvanie (Roumanie), près de la frontière avec la Hongrie.

 

 

Il a fait ses études à Cluj. De nombreuses revues hongroises et roumaines ont publié ses poèmes. Il représente une des voix de la jeune poésie de Transylvanie cherchant des passerelles entre les arts et entre les cultures.

 

 

Nommer la planète

Celui qui sait nommer les mers mortes
et allumer les réverbères dans les villes muettes,
il s’en va loin, tel l’enfant inconnu de l'automne,
il fouille les endroits où personne ne peut le voir.

Dans l’enfer des noms oubliés,
sur les ruines du Sud, un autre monde se prépare.
Il s’approche en silence, plein de doutes,
L’enfant l’observe, mais sait-il ce qui se passe.

On dirait que le paysage vide se remplit de vie :
« Viendra un étranger aux apparences changeantes,
tu te souviendras des anciens noms inventés,
et les lieux te sembleront davantage habités. »

Quand le jour férié est terminé, il retrouve ses esprits lentement.
Apercevoir enfin un visage, regarder étonné tout autour,
ne rien exprimer pendant que le chaos domine.
Impossible de dire ce qui est pourtant le plus important.

°°°°°°°°°

 

Station

Le martyre marche avec la croix.
Sur son pâle profil le soleil brille par à-coup.
Des soldats robots l’escortent
et des oiseaux mécaniques passent sans bruit.

Le martyr s’arrête avec la croix.
Au-dessus de sa tête la mort ricane.
Il essuie son front en sueur,
il s’envoie un coca et s’empiffre d’hamburgers.

°°°°°°°°°°°°

 

Les chevaux, les réverbères à l’aube

Les chevaux chargent tes rêves
un beau jour, par dizaines,
noirs profonds, aux yeux de feu, les chevaux.

Leurs yeux brillent dans la nuit,
tels les réverbères sur les places de Prague,
Ils galopent à travers les rues pavées.

Leurs sabots résonnent contre tes tempes,
ils envahissent tes brefs rêves agités
- noirs profonds, aux yeux de feu, les chevaux.

Le lit grince quand tu te réveilles,
sur la table de chevet, tu cherches de l’eau.
A moitié endormi, il te semble entendre
leurs hennissements.

Ils se tiennent de l’autre côté de la fenêtre fermée,
ils respirent bruyamment et attendent :
ainsi on te garde en observations.

°°°°°°°°°°°°°

 

Le cinquième point cardinal

Ne pas être dans la mauvaise humeur
nébuleuse de ce début d’après-midi,
ne pas séjourner dans aucun des lieux
où ce même après-midi se trouve;
précisément être là où tu es à l’instant,
mais quel serait cet endroit peut-être
Prague, Cracovie, l’Adriatique un peu
ou les côtes au Sud de la France…
Mais la suite ne se raconte que de moi à moi.

Ce temps, venteux, nuageux
ne correspond à aucune saison
et ne donne pas envie d’exister;
nous avons froid, le vent souffle à l’intérieur de nous.
Même si on s’embrasse, on se fige comme ça,
grelottants, immobiles -
tu verras, même le chien ne nous reconnaîtra pas.

Il nous reste un seul point de chute:
l’insubmersible continent
lointain que personne ne pourra découvrir,
là où l’obligation d’être ne s’impose pas, comme si …
- mais tu le sais aussi bien que moi.
Ici, dans ce paysage inconnu
il faut supporter en claquant des dents toutes
sortes de saisons inutiles et maudites;
bien sûr, ce jeu de patience exige
d’attendre que les années s’envolent par centaines.

Tu me regardes, je sais que tu vois aussi
le monde tel qu’il existe et son effondrement
- « comme un livre qui se referme » -
les vraies villes, Prague, Cracovie, tombent en ruines
et les côtes françaises aussi…
Nous sommes les seuls à entendre le désastre
mais de très loin.

°°°°°°°°°°°°°

 

La tentation du Midi

Nous étions heureux : dans le Midi.
Les fruits, la lumière du soleil et la mer
sans même nous apercevoir nos jours
furent pleins de vie,

les couchers de soleil, les crépuscules,
nos heures idylliques sur la plage,
le sable collant à ta peau,
je rassemblais tout dans une romance

pour les ranger et pour continuer quelque chose
qui n’est qu’une question sans fin
- crois-tu qu’aurait pu exister pour nous
un autre pays que le Midi,

différent de l’éclair qui rendait la vie simple,
et de ce château de cartes occupé
que la raison mettait en pièces
quand l’été se transformait en automne

ainsi la forme arraisonne le fond.
L’âme craint le moindre mouvement
dans ce nord sombre et froid.
Elle ne bouge pas, le corps, rien qu’un engin,

tandis que le Midi sous les fiers palmiers
ne nous envoie même pas un dernier adieu.
Nous devenons aigres comme le lait, le vin.

Amour.
Bave d’escargot.




Deux grand poètes grecs : Yòrgos Markòpoulos, Andrèas Embirìkos

Les éditions, Le miel des anges, s’attellent à la tâche de faire connaître en France l'un des plus grands poètes grecs du 20e siècle, Yorgòs Markòpoulos dans une traduction de Michel Volkovitch. Pour certains d’entre eux, déjà présentés dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine chez Poésie/Gallimard, de Yorgòs Markòpoulos nous sont ici également proposées beaucoup d’inédits, auxquels s’ajoutent des versions de poèmes déjà connues en français, mais parfois revues par l'auteur ou bénéficiant d’une nouvelle traduction.

 

Le recueil donne également le dernier opus du poète grec, Chasseur caché, dans son intégralité. Pourquoi faut-il donc lire Chasseur caché, au Miel des anges ?

Si les textes choisis ici proposent un voyage dans l'histoire tourmentée de la Grèce au 20e siècle, ce n'est que de loin et la manière presque effacée. Le lecteur ne trouvera ici ni la peinture des années de la dictature, ni la souffrance des intellectuels, ni la misère politique, morale, ou aujourd'hui économique, d'une Grèce décidément parente bien maltraitée de l'Europe. Yorgòs Markòpoulos se poste comme “un chasseur caché”, un observateur attentif de ses concitoyens, de sa ville. On découvre dans ce recueil un poète qui arpente, un poète de la rue, un poète qui enregistre à la manière d'un appareil photographique, des scènes de la vie ordinaire. Le premier poème du recueil Les Artificiers (1979), nous le présente dans une scénographie qui privilégie le pas de côté, la distance :

 

Yòrgos Markòpoulos, Chasseur caché, Traduit
par  Michel Volkovitch, 
2016, 136 pages, 12 €.

Les passants le soir pour couper

traversent le parc.

Nous autres les voyons.

Ou plutôt, nous voyons le point rouge de leur cigarette. (les Poètes)

 

Le poème résume la démarche de l'auteur; il en donne à voir la posture. On les retrouvera toutes deux dans l'ensemble du recueil. La modestie de Markòpoulos tient dans ce “nous” qui semble effacer la silhouette trop identifiable de celui qui regarde et qui parle. Le poète est ce fantôme qui se fond dans les ombres, regarde de loin. Oh, non, plus de prétention à parler au nom de… à étreindre le drapeau, à guider le peuple dans la rue. Pas de prophète. Un homme pauvre, le poète, qui ne prétend qu’à cette fidélité étroite au réel. Notons le détail de l’effort de correction du dernier vers. Cette exigence terre à terre de vérité qui fait préférer à un énoncé trop lyrique ou faussement juste, une vérité, même triviale. Les hommes, ses contemporains? Le poète ne prétend les connaître ni comme sociologue, ni comme politique. Moins encore comme un intellectuel. Non, il ne les saisit que dans leurs mouvements, leurs habitudes animales, fatigués et éreintés qu’ils sont ces hommes, d’une vie maussade, sans horizon. La vérité du poète? La pointe rougeoyante d’une cigarette grillée dans la nuit. Et le doux sourire de Markòpoulos ferme le poème. Tout se joue là: cette tendresse humaine, cette douceur qui ne juge pas. Ce refus d’assimiler la fatigue, la platitude ou l’amertume à une défaite. 

 

C'est donc bien, la postface du recueil le signale, comme un photographe, un photographe ambulant qu'il aime à se présenter et à écrire. Avec lui nous fréquentons les foires, les marchés, les rues étroites, les chambres des célibataires, le bord des fleuves, secs, souvent abandonnés aux détritus, ces espaces interlopes de vie, de cris. De solitude et de silence aussi. Des paysages urbains donc, qui ne sont pas paysages mentaux, mais bien ce pays qui est le sien, qu'il aime, qu'il chante, qu'il célèbre dans sa pauvreté ordinaire, son insuffisance, jusqu’à son absence de rêve. Filous, mendiants, prostituées, trafiquants, camés, marins au chômage, travailleurs pakistanais, c'est tout un peuple qui se presse sur les quais, dans les rues, dans les échoppes. “Voilà ta vie Pirée, voilà mon bien”, psalmodie le poème. On ne lira donc pas ce recueil pour retrouver l’ampleur marine, le bleu d’un azur brûlant, l’aridité minéral qui forment la scène grandiose de la célébration lyrique d’un Elytis ou d’un Ritsos. On ne retrouvera rien du décor mental, partagé par les lecteurs émerveillés de l’Iliade et de l’Odyssée que nous fûmes dans nos études au collège ou plus tard. La Grèce de Markòpoulos, ce n’est pas la Grèce des touristes, pas plus que celle des livres. Et c’est bien là ce qui donne à la lecture de ce recueil sa force douce-amère qui nous rejoint, à notre tour, dans nos vies d’ici, dans nos cœurs de cendre : 

 

Une voix cette nuit criait dans mon sommeil : 

viens voir les lieux où tu courais, disait la voix, enfant

je ne peux les voir, ces lieux, répondais-je,

mon cœur est en cendre.

(“Ma terrible patrie” in Ne recouvre pas la rivière, 1998)

 

Le choix de poèmes qui est offert ici, couvre un demi-siècle de création. Le premier recueil dont sont soumis des extraits, date en effet de 1968, le dernier de 2010. C’est là aussi ce qui fait l’intérêt de la lecture. On parcourt à la fois une vie, celle de Markòpoulos, la maison jamais finie de son père, le souvenir de la mère, des images fugitives d’une enfance, l’installation dans une petite ville de province, et une œuvre, dont la variété formelle, au regard de sa relative modestie, dit le souci scrupuleux de la forme et du style. Lauréat par deux fois, consécration magistrale, du plus prestigieux prix littéraire grec, Markòpoulos est un auteur majeur. Le choix établi par Michel Volkovitch rend compte de la complexité et de la variété des explorations formelles de l’auteur. On y croise des textes très courts, lapidaires comme cette “chanson des hommes solitaires” :

 

Le soir tu ramasses du bois pour la cheminée.

Et le matin, ah le matin,

comme la vie est amère, avec toutes ces cendres.

 

d’autres plus amples, animés d’un souffle visionnaire, presque halluciné, comme les trois belles “lettres au poète Papadìtsas” où l’on retrouve les grands accents d’un Garcia Lorca :

 

L’hiver, un tambourin qui lit la brume

et l’enfant de l’image devant, près du cornouiller

tandis que dans son livre d’images

la marche silencieuse, entre les branches, du tigre,

comme le feu qui dans les brindilles se propage

et une nuée de boucliers de bronze un peu plus loin.

 

La chanson donc, la lettre, le récit en prose, l’interview pastichée, ou encore l’ode, (il faut lire, pour l’admirer, “l’ode au joueur de l’AEK et de l’équipe nationale Chrìstos Ardìzoglou”), d’autres formes plus difficiles à définir comme ce très long poème en prose séquencé en grands mouvements, “passage piétons” où l’écriture prend la forme, dans le dernier extrait proposé, d’un script cinématographique en quatre plans.

Le lien qui unit tous ces textes, c’est l’homme. Rien de ce qui est dit ici ne vient d’ailleurs que de sa vie, de son expérience. Son travail d’ingénieur, la maladie, le deuil des parents, ses lectures aussi. On trouvera avec émotion un très beau poème intitulé sobrement Sylvia Plath : 

 

 

Voix de lionne mais plainte de femme

qui se déshabille dans l’autre pièce

après l’annulation d’une sortie très désirée.

 

Le monde de Markòpoulos est un monde dont on ne peut sortir que par le bas. L’hôpital, le cimetière sont les lieux de solitude qui reviennent régulièrement dans l’anthologie. L’alternance sans fin des saisons, résumée dans le vers “brouillard de cimetière, novembre, soleil, décembre, d’asile” rythme le recueil qui observe le temps qui passe et efface: guère d’illusions ou de consolations faciles chez notre poète. Mais c’est que la poésie n’a pas à consoler d’être vivant et en vérité si peu dans la vie. Sensible à la fuite du temps, à la disparition des visages, à la fugacité des rares moments d’amour, de plénitude, Markòpoulos ne fait de la poésie ni un salut, ni une prière. Une voix, simplement, qui essaie de dire avec justesse que la douceur et la tendresse d’un regard humain peuvent aider à supporter l’amertume et la désolation du réel :

 

Jusque là homme du peuple au marché, dans ses affaires,

lorsqu’il a découvert soudain la poésie.

Dès lors il a pris l’eau par tous les bouts.

Sa femme l’a quitté un soir.

Regardez-le maintenant dormir.

Au dessus de sa tombe volent des oiseaux.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Ce jour d’hui comme hier et demain, Andrèas Embirìkos, Le miel des anges, 2016

Poèmes traduits par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch

 

 

 

Sous un cerisier un poète aveugle chante la gloire du désir

 

Ce vers tiré du poème intitulé « vision des heures matinales » rend compte de manière assez exacte du contenu et de la démarche de ce recueil Ce jour d’hui comme hier et demain, d'Andrèas Embirìkos . Dans ce vers chacun des mots en effet fait sens et pourrait proposer à un lecteur qui découvre cette œuvre, une porte d'entrée finalement assez juste. 

 

Sous...

 

La préposition sous d'abord, témoigne de la manière dont cette poésie est une poésie du jaillissement, du débordement. Ce qui vient vient de loin, des profondeurs, celles de l'inconscient, du rêve, des fantasmes, du désir. C’est cela, en continu, dans les images surréalistes, la violence d’un lyrisme parfois cru, le chant exalté du corps et des sèves, c’est bien cela qui jaillit et déborde. Oui, dessous, derrière ce qui masque, cache, ou étouffe, c’est là que la parole du poème se glisse, dénude, déshabille, pénètre. Sous les vêtements,  sous les contraintes sociales,  sous les interdits,  Embirìkos va chercher la force vitale, l'énergie primitive qui le fascinent. La violence radicale et légendaire qui nous lie à la beauté du monde et à celle plus singulièrement de la femme, voici ce qu’il chante, cherche, capte, les yeux grand ouverts devant la beauté sensuelle, sexuelle, érotique du réel. Le recueil rappelle ainsi à la page 90 que la poésie 

 

sera spermatique / absolument érotique / ou ne sera pas.

 

On aura reconnu au passage l’influence des surréalistes français… Ce poème par ailleurs est suivi presque immédiatement d'un très court texte, intitulé « Les Trois du triumvirat, » qui rend hommage aux trois maîtres de notre poète, j'ai nommé, Léon Tolstoï, Sigmund Freud et André Breton. L’horizon s’éclaire pour le lecteur français qui ignorait, comme moi ce poète que Michel Volkovitch nous présente comme une figure essentielle de la poésie grecque contemporaine. 

Triple lumière, celle du retour à une morale naturelle, celle de l’acquiescement aux forces profondes et informulées de notre être, celle enfin de la folie et de la violence des images et des associations d'idées : triple lumière pour un seul recueil, un regard, une voix très singulière.

 

...sous un cerisier... 

 

Le cerisier, un arbre qui revient plusieurs fois et occupe une place centrale dans la flore et la faune de cet Eden rêvé par l'auteur. Le cerisier est l'arbre dont l'ombre cache mal la lumière éclatante du soleil et de la beauté;  il porte sur ses branches les fruits rouges couplés, gonflés de sève et de sucre dans lesquels le poète célèbre et chante la sensualité de son rapport au monde. 

Le cerisier encore, c'est l'arbre dans ce jardin derrière la barrière, caché aux yeux du passant, au pied duquel il fera la rencontre, enfant, d'une jeune beauté nue et occupée à son plaisir à l’abri, croit-elle fallacieusement, des regards. La scène est chantée dans un lyrisme échevelé, violent et cru, sans précaution oratoire. Véritable scène primordiale, primitive dont on ne sait si elle est réelle ou simplement rêvée, elle exprime ce que le poète voit dans le plaisir et la sexualité: l’extase matérielle, l’union avec le végétal, la création, la force dyonisiaque qui porte à la Joie. On comprend donc que le poème ici ne fait pas de la nature, de l’arbre un simple symbole destiné à exprimer pudiquement la radicalité du désir humain. Non. Ce désir, la nature l'accompagne et le permet,  l'autorise, l’appelle.

 

Andrèas Embirìkos, Ce jour d'hui comme hier
et demain
, traduit du grec par Myrto Gondicas
& Michel Volkovitch, L
e Miel des anges, 2016.

 

...un poète aveugle...

 

La poésie pour Embirìkos est un chant de libération. Ce recueil écrit à la fin des années 60, alors que les militaires avaient pris le pouvoir en Grèce, croit à l’affirmation de la liberté et de la joie d'être, dont la rencontre amoureuse est aux yeux du poète l'achèvement et le point culminant. Les mères les prêtres, les bourgeois, les soldats qui défilent dans la rue, les colonels, toute la violence grise et sale d'un monde semblent interdire, de poèmes en poèmes, la conquête du plaisir d'exister, aux enfants, au femmes, aux hommes portés naturellement les uns vers les autres, désireux pourtant de s'aimer de s'admirer, gonflés tous, femmes, hommes et enfants du désir brûlant de parachever leur humanité. Ce monde réel d’entraves, de règles et de soumissions n'est pas occulté dans le recueil. Il est bien présent,à la page 104 par exemple, derrière la fenêtre ouverte, dans la rue où passent les chars bruyamment, accompagnés de la fanfare militaire. Mais ce que le poème chante, c'est précisément la chambre, où sur les draps blancs, dans la lumière du matin, un couple fait l'amour.

Aveugle donc le poète, mais aveugle volontairement, fort de vouloir ignorer le laid du monde actuel pour chanter un monde nouveau à venir. Embirìkos s'attache malgré tout, malgré tous (il choisira de ne pas publier son recueil) à contre-courant, à chanter sa foi dans la grandeur de ce que les autres considèrent comme bas et vil. C'est bien à un renversement des valeurs que nous invite le recueil; mais le lecteur français aurait tort de me voir que des poèmes complaisamment érotiques. Il s'agit de bien d'autres choses encore.

 

...un poète aveugle chante...

 

«Un poète aveugle chante»,  écrit-il. Ce chant est dionysiaque, incandescent, brûlant, on l'aura compris. Il anime tout un monde. Une Création, où la faune et la flore la plus ordinaire accueillent Archanges, Nymphes, Centaures. Le réel, oui, mais enchanté, habité de présences et de puissances. Mieux encore: Ce jour d’hui comme hier et demain réalise la promesse de son titre. Il s’ouvre à des temps, à des époques et à des espaces qui dépassent très largement la Grèce de la moitié du 20e siècle. Le monde aztèque de Montezuma, les bords du Jourdain, Paris, la Russie éternelle de Tolstoï, c'est tout un univers à la fois livresque, légendaire, mental, rêvé que projette le recueil, pour atteindre à l’universel. De grandes processions primitives d'hommes et de femmes joyeux « couronnés de lierre et solennel » avancent vers ce que l'auteur appelle de ses voeux, “ le Nouvel Âge”. De grandes processions syncrétiques dans lesquelles la vision du poète associe les différents âges de l'humanité :

 

Du Christ-Adonis érotique et humain 
Sève de la terre Ranga-Paranga
Antidote à toute mélancolie
Battement blanc velouté d'aile d'ange
atterrissant devant nous qui apporte
Non pas l'épée de l'Eden mais pour les affamés
Du lait sucré Nestlé en boîte avec la manne céleste
Ranga- Paranga-Ranga! 

 

Le rêve porté lyriquement par Embirìkos ? Voir l'homme s'ouvrir « pour le cœur et les sens/à ce monde-ci/de trésor plus vivifiant plus riche”. 

Quelle langue alors pourrait dire l'extase d'être que vise les poèmes? La langue d’Embirìkos chante en empruntant sans vergogne aux grands genres littéraires anciens, mais aussi à la prose la plus plate et triviale d'aujourd'hui, aux prières et formules rituelles consacrées du christianisme enfin :

 

Sur terre aussi Gloire tout de suite 
Et en même temps pour eux le mot Ourmahal veut dire
nous nous accomplissons dans le plaisir
comme dans les cieux sur terre maintenant et toujours 
À tout moment disant au lieu d'insultes 
« Ourmahal ! » ― un « Ourmahal ! » pour tous les siècles. 

...la gloire du Désir 

 

Sans doute voilà la formule qui explique le sens du titre de ce recueil publié à titre posthume, que pourtant l'auteur avait achevé avant de disparaître. Il y a, le mot « gloire » nous le rappelle régulièrement, une religion du désir chez Embirìkos. Il faut entendre par là, d'abord un sens renouvelé du sacré :  les yeux qui dévorent la beauté du monde, s’extasient de celle de la femme, comme le désir et le plaisir sexuel, tous sont sacrés. Ils relèvent tous trois de ce que l'homme a de plus grand, au regard du poète. Mais le mot « religion », entendons-le aussi dans son sens de lien, de relation. Ce qui fait le fil directeur du recueil d'Andrèas Embirìkos c'est la manière dont lorsqu'il est libre, accepté, vécu sans honte, en réciprocité, le désir lie l'homme et la femme, mais aussi l'homme et l'animal, l'homme et la création tout entière. Il est un langage enfin vrai et transparent :

 

Quel dommage que si souvent les paroles soient conventionnelles 
Et ne disent pas toujours la vérité des choses
Ni celle des sensations ni celle des sentiments
Et tout comme les vêtements de tant de modes risibles
 
Cachent elles aussi la grâce des âmes et des corps. 

 




Maïakovski. Révolution. Suicide.

A l’occasion des Journées européennes du patrimoine, Radio France a proposé un concert fiction ressuscitant l’œuvre de Vladimir Maïakovski (1893-1930). André Markowicz, poète et traducteur français, est à l’origine du choix des textes et le traducteur d’un choix de poèmes complétant cet ensemble (Le porte-cigare, Pour le jubilé,
Philosophie de surface en lieux profonds, Alexandre Blok est mort,
À pleine voix,
Derniers vers.)

Il a autorisé Recours au Poème à publier une partie du journal qu'il tient presque quotidiennement sur la page facebook, où il  fait partager à ses lecteurs sa réflexion très personnelle sur cet exercice périlleux Il y parle de sa conception de la traduction, et de Maïakovski.

La traduction est gageure est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de poésie. En effet, le langage n’y est plus employé dans son usage pragmatique. Il est soumis à des distorsions, grâce à des dispositifs syntaxiques et lexicaux particuliers. Cette difficulté à rendre compte de l’implicite, porté par le langage poétique, bien souvent allégé de sa dimension référentielle, se double ici de la complexité de la langue traduite. En effet, le russe, langue flexionnelle, propose une multitude de possibilités pour certaines occurrences. Ainsi, cette question du passage d’une langue à l’autre demande des adaptations et une lecture bien plus globale de l’œuvre. 

Dans cette démonstration magistrale, André Markowicz nous propose de le suivre dans ce travail, mené pas à pas, à partir de quelques vers de « Ça va ! ». Il nous fait part des subtilités de la langue, et des possibilités envisagées pour rendre compte d’un texte qu’il n’aborde qu’à partir de la globalité de son contexte de production, lequel a, bien entendu, motivé les propos de Vladimir Maïakovski. C’est cette problématique de la traduction qu’aborde également Caroline Regnaut dans l’article que nous proposons également dans ce numéro : elle y rend compte du travail qui a donné lieu à son livre, Ressusciter Maïakovski : quelle doit être la posture du traducteur, et comment restituer une œuvre à partir des faits de langue. Car, au-delà de la personnalité de ce poète, qui, grâce à des dispositifs particuliers, revisite la posture de l’écrivain et ouvre la voie à une modernité poétique, il y a le texte, à considérer dans sa dimension autotélique. (La Rédaction)

* * *

 

Maïakovski. Révolution. Suicide.

Je répète à la Maison de la Radio, pour un concert lecture, ou comment ça s’appelle? — le 16 septembre. Disons, réellement, une création musicale de Jonathan Bepler à partir de poèmes de Maïakosvki, avec l’Orchestre philarmonique de Radio France et Denis Lavant, dans une réalisation de Christophe Hocké. Il s’agit, à l’occasion du centenaire d’Octobre 1917, d’évoquer la figure de son poète majeur. Le titre vient de son poème qui, en russe, s’appelle, « Horocho », ce qui veut dire « C’est bien », et pas tellement « Ça va », comme l’a traduit Christian David chez Poésie/Gallimard. Mais bon, ce n’est pas grave. Le fait est que ce mot, « C’est bien », est le titre d’une épopée de Maïakovski écrite pour les dix ans de ce qui était censé être l’épopée bolchévique. Et « C’est bien », c’est un mot d’Alexandre Blok dont Maïakovski rapporte qu’il lui avait dit ça, à propos de la Révolution, et qu’il avait ajouté : « Vous savez, ils m’ont brûlé ma bibliothèque à la campagne ». J’ai publié cet article que Maïakovski a écrit à la mort de Blok le 13 avril 2017.

Et Maïakovski, les bibliothèques brûlées, ce n’est pas ça qui l’effrayait.

Oui, il est monstrueux, Maïakovski. Et quand je lis ses poèmes écrits à la fin des années vingt, la plupart du temps, je suis saisi d’effroi : et pas seulement parce que cette « poésie engagée » est d’une pauvreté affligeante, déclarative, linéaire, un hymne à la violence, qu’elle est un hymne, répétitif, à la terreur, en fait. J’en parle dans les deux interventions que je fais pendant le concert, mais, ce que je voudrais aujourd’hui, c’est essayer de vous faire ressentir l’ampleur de la catastrophe, non pas en citant ces vers terribles de l’année 1927, qui sont écrits dans une syntaxe linéaire, et qui ne font que dire « C’est bien », alors que tout le monde le sait, dès le moment où il l’écrit, que ce n’est pas bien du tout ; que c’est la fin de la NEP, c’est-à-dire de la dernière tentative de libéraliser la vie économique, et que, ce qui s’avance, c’est quelque chose de réellement épouvantable : l’annihilation de la campagne, que Maïakovski chantera, là encore. Non, ce qui fait peur, c’est de comparer ce que Maïakovski était en 1917 et ce qu’il était devenu en 1927.

Aujourd’hui, je voudrais essayer de vous faire sentir comment Maïakovski a pu vouloir se lancer dans la Révolution, comment il a pu essayer de la comprendre comme un déluge salvateur, pour tout recommencer, tout reconstruire. Comment, en 1917, il démolit et reconstruit la langue. Et comment tout ce qu’il a fait est génial, à la fois tragique et joyeux.

*

En 1917, il écrit un long poème lyrique, « Tchélovek », « L’homme », ou « Un homme », puisque le russe ne connaît pas l’article. C’est la naissance, la vie, la mort, l’ascension et la redescente d’un homme-dieu, d’un géant qui dit « je », Maïakovski, devenu tous les hommes, Fils de l’Homme. Un homme qui, dans toute la première partie de son œuvre, est poursuivi par une seule obsession : le suicide. Et voici comment il décrit son face à face avec sa bien-aimée. En russe, ça donne ça. Je vous donne juste un quatrain.

« Глазами взвила ввысь стрелу.
Улыбку убери твою!
А сердце рвется к выстрелу,
а горло бредит бритвою. »

La transcription :

« GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a SERDsté RVIOTsia k VYStrélou,
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Dans cette strophe, tout est impossible : GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
GlaZAmi — par les yeux, avec les yeux
VZVIla — [le mot ne semble pas exister sous cette forme, mais on comprend qu’il signifie quelque chose comme « bander vers le haut », lancer, conjugué à la troisième personne du féminin singulier, — mais le « elle » n’est pas dit. Et essayez de le prononcer, ce vers : « VZVIT’ ». Il existe une autre forme : « VZVESTI », qu’on peut employer, par exemple, pour le chien d’un pistole ancien, qu’on arme — qu’on soulève avant d’appuyer sur la gâchette. Le verbe russe, tel qu’il est employé par Maïakovski, donne l’idée de quelque chose qui est lancé, vibrant, à toute vitesse. — 
Essayez de prononcer le mot « VZVIla » et, à sa suite, « VVYS », qui signifie vers le faut. Et dans cette accumulation imprononçable en russe de v, de z et de i, vous avez déjà la poétique de Maïakovski. Une concentration des impossibles.
« strélou », c’est l’accusatif de « stréla », qui signifie une « flèche ».

Et donc, ce vers signifie « Des yeux [elle] lance vers le haut une flèche. (ou : elle arme ? une flèche.) » — Mais vous comprenez bien que si je traduis ça comme ça, je fais, en respectant le sens des mots, un contresens. Parce que rien n’est laissé à la dénotation, même si, bien sûr, ça part du lieu commun de la flèche de cupidon, ou de l’éclair que pourrait lancer le regard de la bien-aimé irritée. Et, autre chose, pour compliquer encore : vous avez remarqué que je ne mets aucune majuscule au mot « strélou » (la flèche), c’est-à-dire que je ne marque aucun accent tonique ? Evidemment qu’il y a un accent tonique en russe sur ce mot, et c’est « stréLA, stréLOU (accusatif) ».

*

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
OuLYBkou » — sourire (à l’accusatif)
oubéRI — enlève (impératif)
tvaïou — tien. Enlève ton sourire ! — Mais personne, jamais personne ne peut dire ça en russe. Non seulement « enlève » ton sourire, mais « sourire enlève tien », dans cet ordre là — et pourtant l’ordre des mots, grâce à la déclinaison, est beaucoup plus libre en russe qu’en français. Il est libre, mais pas à ce point. Qu’on me comprenne : il n’y a pas de faute de grammaire, non — c’est juste que c’est hors de tous les codes. Et écoutez les sons : OU — Y (ce son guttural, Ы, dont Maïakovski dit qu’il est à lui tout seul le futurisme, par sa violence et sa laideur) — OULYB — OUBRI, où le « l » et « r » sont en saisis en miroir.

*

« SERDsté RVIOTsia k VYStrélou »,
a — mais, et/ alors que..
SERDsté — le cœur
RVIOTsia — se déchire. Non, ce n’est pas qu’il se déchire : ou, si, il se déchire (c’est le premier sens du mot), mais, ici, c’est « se déchirer en désirant se précipiter vers » (oui, tout ça). Et vers quoi se veut se précipiter le cœur ?
k — vers
VYStrélou — le coup de feu

Le cœur [rêve de se précipiter] vers le coup de feu. — Déjà l’image est saisissante. Mais ça ne suffit pas. Est-ce que vous avez remarqué la rime ?
— « VZVIla VVYS’ strélou »
— « RVIOTsia k VYStrélou » ? — Ce n’est pas une rime, c’est un quasiment un calembour, mais tragique : une rime qui repose entière sur la force de l’accent tonique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle-même la violence de l’accentuation, et le choc de la flèche qui se fige et qui vibre sur encore deux autres syllabes similaires et non accentuées (strélou)… Ça va ?...

Et le quatrième vers :

« a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

« a GORla » — et/ mais la gorge
 « BRÉdit » — délire (du verbe délirer)
 « BRITvaïou » — du rasoir. La gorge délire du/par le rasoir. — Elle veut tellement le rasoir qu’elle en délire. Mais, là encore, évidemment, tout ne tient que sur le son — « BREDT » — « BRITV »… et là, encore, la rime laisse pantois :

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Comme si, dans l’impératif singulier du verbe « enlève » (oubéRI) suivi du possessif (tvaïaou), il y avait le rasoir. Par la force de l’accent tonique russe. Et encore un détail, qu’il faut vraiment pouvoir sentir : la forme « BRITvaïou » est une forme longue, littéraire de de la déclinaison à l’instrumental du substantif « BRITva » (le rasoir). Dans la langue courante, on ne dirait jamais ça : on dirait « BRITVaï ». C’est, à ma connaissance, ici, dans ce quatrain, le seul cas d’emploi d’une forme littéraire, noble, pour un objet aussi banal qu’un rasoir. Comme si le rasoir devenait un objet, je ne sais pas, métaphysique.

Et comme si tout dans cette strophe, où ça va si vite, où ça ne parle que d’une seconde où la bien-aimée lance un regard vers « l’homme », tout, en même temps, devenait d’une lenteur invraisemblable. Et ça encore, c’est entièrement nouveau. Tout, là, est révolutionnaire. Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle langue russe, et d’une nouvelle façon de percevoir le monde par la langue. Comme si les mots étaient réduits à des éléments bruts, à la fois fixes et en mouvantes les uns par rapport aux autres — comme, je ne sais pas, Braque ou Picasso qui décomposent le mouvement.

C’est ce renouvellement, cette violence tragique et, à la fois, grotesque et, joyeuse, oui — puisque toujours à la limite du calembour, et tellement joyeuse par l’énergie qu’elle dégage quand vous arrivez à le dire, et par la vitesse de la pensée, — joyeuse, donc, vraiment, même ça ne parle que du désir de suicide— c’est tout cela que Maïakovski a pressenti dans le déluge qui a déferlé en octobre 1917 : un monde retourné, à reprendre entièrement, à reconstruire bloc par bloc, pierre à pierre, syllabe à syllabe, pour le faire sonner à neuf.

Le problème est qu’Octobre 1917, ça n’a pas été ça. — Et Maïakovski, en mars 1930, ayant perdu cette jeunesse de la langue et de plus en plus acculé par le pouvoir de Staline, n’avait réellement que l’issue de la balle pour mettre, comme il disait, un point final à sa vie.

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Présentation de l’auteur




Ping-Pong : Visages de l’Australie, Carole JENKINS, entretien

Dans la continuation de notre exploration du continent poétique australien, nous vous présentons Carol Jenkins, poète et éditrice d'enregistrements de poètes australiens. Elle vit et travaille près de Sidney, où elle se consacre à l'écriture, après avoir abandonné une carrière dans un organisme gouvernemental d'évaluation des risques chimiques. Les poèmes présentés ici ont été lus par l'auteure au Festival International de Poésie de Trois-Rivières en octobre 2016, et sont extraits de la plaquette "Ennuage-moi, a bilingual collection", publiée par River Road Press  en septembre 2016 (www.riverroadpress.net). Ils suivent l'entretien qu'elle a accordé à Recours au Poème.

les traductions sont de Marilyne Bertoncini

 

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Entretien avec Carol Jenkins

 

 

Vous êtes poète et éditrice d'enregistrements audio de poésie : comment êtes-vous venues à ces deux activités – qu'est-ce qui vous a motivée ? (il y a peu d'éditeurs audio)
En 2003, j'ai brusquement ressenti le besoin d'écrire un roman. Je travaillais pour le NICNAS, organisme gouvernemental d'évaluation de l'impact des produits chimiques industriels sur les Australiens et l'environnement. J'y rédigeais toute sortes de documents administratifs ou légaux, mais pas de romans, et certainement pas de la poésie. On m'avait toujours dit que mon courrier personnel était amusant. Je suis une épistolière, j'aime cette forme, bien que désormais ce soient surtout des emails. J'ai donc écrit un roman et quelques poèmes, que j'ai classés. Pour obtenir une aide à la publication, j'en ai envoyé quelques uns, et j'ai eu la chance incroyable de voir accepter ces trois premiers poèmes. Cela m'a fait comprendre l'importance que cela avait pour moi. L'écriture est le travail qui me convient.
Vers le moment où j'ai eu mon premier iPod, vers 2006, j'ai commencé à écouter des podcasts de poésie. J'aime écouter la radio, j'écoute en jardinant, cuisinant ou marchant. Au début, j'ai commencé à enregistrer mes propres travaux et ceux de mes amis. La lecture à voix haute est un grand outil éditorial, et j'ai acheté du matériel d'enregistrement rudimentaire que j'ai apporté à un atelier de poésie à Wollongong en 2007. A l'époque, la Fondation Australienne de Poésie organisait un séminaire de dix jours en résidence ; il y avait chaque nuit de merveilleuses lectures faites par les tuteurs et les poètes de l'atelier – je me souviens avoir dit un soir "Je vais tous vous enregistrer". Je l'ai fait et j'ai produit un CD pour accompagner l'anthologie née de ces travaux. Mon ami Marc Walmsely, musicien et ingénieur du son, m'a montré les bases de l'édition, et m'a aidée pour les problèmes techniques. J'étais convaincue de la nécessité d'enregistrer les poètes lisant leurs oeuvres: à l'époque, la radio nationale d'ABC(Australian Broadcasting Commission) avait un programme hebdomadaire de poésie, mais c'était souvent des acteurs qui disaient les textes et il n'était pas vraiment possible d'avoir accès à leurs archives. J'ai senti que la Série de Poésie de River Road tombait à point, et j'ai réalisé un gros travail d'enregistrement de la poésie australienne. La poésie est un art oral autant qu'écrit, c'était vraiment dommage de ne pas enregistrer nos poètes. D'autres pays le faisaient, pas l'Australie.
Je procède de diverses façons pour enregistrer. Quand je travaille à partir d'ateliers de poésie, je suis démocratique et j'enregistre tous les participants, avec un ou deux poèmes chacun. Autrement, j'ai été systématique dans ma façon de sélectionner. Pour un autre projet de recherche, ,je recueille et analyse des données sur la démographie des anthologies de poésie australienne1 En 2007 j'ai trié les données pour dégager une sorte de consensus entre les éditeurs sur quels poètes étaient selon eux les plus importants : je m'aperçois maintenant que ces données privilégiaient les poètes masculins les plus âgés – ainsi que je l'ai dit à Judith Berveridge en 2009 : "nous sommes dans le lobby du club des vieux mecs". Les choses se sont améliorées, l'anonymat des propositions aidant, un plus grand nombre de rédacteurs choisissent le poème et non le poète. J'ai donc sélectionné les poètes les plus publiés, avec le souci pratique de créer une communauté – L'Australie est vaste. J'avais aussi conscience de la nécessité d'enregistrer des poètes plus âgés alors qu'ils étaient encore parmi nous, avec une bonne voix. Une autre méthode a été de réaliser une anthologie thèmatique. J'en ai fait trois : New Felons – de nouvelles voix au lieu des habituelles, Scissors, Fire, Paper, Water -une sorte de recréation du classique chinois, Ciseaux, papier, rochers, et un sujet qui me tient à coeur, The Philosophy of Clothes ( toujours disponible) . J'ai également réalisé 106 épisodes petit format d'un programme radio intitulé A Way with Words qui passait chaque semaine sur une station FM de Canberra.2 Enregistrer prend beaucoup de temps, et éditer et produire un CD plus encore. J'ai accumulé du retard, et me suis concentrée sur mon propre travail car j'étais saturée. L'an prochain, je me remets à l'édition audio.
 
Quelle importance ont ces publications sur la scène littéraire en Australie ? Quels sont les poètes que vous publiez, et comment les sélectionnez-vous ?
Je pense que la série des River Road Petry a offert un nouveau média aux poètes que j'ai enregistrés, en promouvant leur oeuvre, en particulier parce que j'ai collaboré avec le UK poetry archive et le USA Poetry Fondation, pour présenter ces poètes sur les sites on line avec textes et audio. J'ai beaucoup aimé travailler avec Poetry Archive, et j'espère que ces collaborations aident à faire mieux connaître internationalement la poésie australienne et le travail de ces poètes. Les enregistrements permettent une archive culturelle : quand j'ai appelé Fay Zwicky – elle vit à Perth – j'ai entendu un soupir de soulagement - elle m'a dit qu'elle avait espéré que quelqu'un enregistre son travail, elle savait que c'était important. Les gens sont très favorables aux renregistrements, et travailler avec les poètes a été merveilleux, je me suis fait de grands amis, et ce qui est important, pour mon propre travail, j'ai compris comment leurs poèmes vont ensemble. Comme poète, je crois que vous devez non seulement lire mais aussi entendre de la poésie, et j'espère de nouveau que la série ait gagné un nouveau public d'auditeurs et de lecteurs.
J'ai choisi de présenter une série de poèmes parlant de tissus, alors que vous êtes connue aussi pour vos poèmes scientifiques : comment ces différents thèmes coexistent-ils dans votre travail et votre inspiration ?
J'aime les vêtements et les tissus, les chaussures et les chapeaux : le vêtement et ses accessoires sont une façon d'exprimer nos personnalités, elle nous donnent la possibilité de faire un peu de théâtre, de tribalisme, de sensualisme. Faire des vêtements, tricoter ou coudre, ce dont je parle dans mon écriture, présente des points communs avec la fabrication de poèmes, on décide de communiquer quelque chose, ou d'habiller quelque chose, et on trouve une substance - on crée un dessin, et on construit Il ya un rythme, une fluidité des tricots et des tissus, une sensualité que j'aime mettre en poèmes. Pour moi, les vêtements évoquent aussi la mémoire : enfant, j'avais quelques beaux vêtements, et j'avais un nom pour chacun, et donc, oui, cette connection entre création et mots a commencé très tôt pour moi. Au collège, j'avais choisi un cours de travaux d'aiguille et j'aimais les techniques de production des vêtements, j'étais la seule intéressée par la biologie du ver à soie, le mot filière me semblait délicieux, et la chimie de la fabrication du nylon m'intriguait - et puis, il y avait l'histoire du costume, que j'ai dévorée. Encore une chose, à propos des vêtements : c'est la façon dont la mémoire d'un événement est intrinséquement liée à ce que je portais – une "madeleine" visuelle – et la façon dont les vêtements peuvent être cruciaux pour un événement. La profonde sensualité tactile des étoffes et vêtements, la première fois que nous les rencontrons ou les testons de la main, c'est ce qui nous enveloppe au quotidien, nos secondes peaux, notre protection contre froid et chaleur. Et je dirais que les vêtements sont l'équivalent visuel de la madeleine de Proust, ils ont aussi leur propre signature olfactive. Nos vêtements n'ont pas seulement notre odeur mais celle de ce que nous faisons en les portant – qu'on pense à la chemise couverte de farine du boulanger, au bleu de travail graisseux du mécanicien...... Ce mélange capiteux est pour moi un sujet irrésistible. Et si ceci ne suffit pas, les habits nous donnent aussi une texture culturelle, un guide abrégé du caractère et de la classe sociale, dans les romans, et une dimension absolue en poésie. Tous ces facteurs font partie de mon désir de faire le CD anthologique The Philosophy of clothes.
Je vois les vêtements et ce dont ils sont faits comme intrinsèques à la façon dont le monde fonctionne, et la science pour moi fonctionne de la même manière. Vous pouvez faire tant de choses dans un poème sur la science, il peut s'expliquer lui-même et expliquer d'autres choses encore; comme être amoureux, ou bien la façon dont les choses deviennent absurdes si on les réduit à leur fonction. Quand j'étais à Trois Rivières pour le Festival International de la Poésie, les gens ont aimé les poèmes sur les vêtements et les poèmes scientifiques comme "Ennuage-moi" et "Quand les Temps éloignent les étoiles" – les francophones les aiment comme du théâtre, et ils comprennent le flirt.
Quelle est votre formation et pourquoi écrivez-vous de la poésie ?
Pour moi la poésie est une forme de jeu – jeu de mots bien sûr, mais ça me permet aussi de faire des expériences de pensée, c'est une façon de m'occuper des choses qui m'interrogent, d'analyser un événement ou une idée pour en tirer parti. Quand j'écris bien, je suis dans ce flux, c'est presqu'addictif. Avoir une pratique poétique favorise mon attention au monde, les détails, les développements scientifiques, les possibilités de métaphore dans ce que disent les gens et l'endroit d'où ils parlent, les ambiguités de langage et d'idées sur l'évolution, la physique, les maths et l'univers. Les moteurs linguistiques dans les poèmes m'intriguent, j'aime les poèmes dans lesquels il y a des pivotements qui réorientent la lecture. Alors que je peux être mélancolique, j'aime aussi faire la fête et m'amuser. Si je peux écrire quelque chose qui me fait rire, c'est une bonne chose.
Avez-vous le sentiment d'appartenir à un courant poétique particulier ? Quels sont vos modèles, les écrivains passés ou contemporains qui comptent le plus pour vous ?
J'ignore si je suis membre d'une quelconque école, en tous cas, je n'adhère à aucune. Mon but est d'être lucide, je peux apprécier l'importance d'une école comme L=A=N=G=U=A=G=E qui a modifié tout le paysage poétique, mais je suis trop attachée à la narration pour faire partie de leur groupe. Puis, je ne crois pas qu'un poème doive être linéaire ou rationnel : à quoi sert l'imagination si on ne peut imaginer que des choses ordinaires ? Il y a tant de merveilleux poètes australiens et néozélandais ; j'ai une grande admiration pour Judith Beveridge, maîtresse en paysages sonores, Joan Burnes pour son mordant et son usage du vernaculaire, la technique brillante de Stephen Edgar, sa virtuosité de pensée – toujours avec du coeur, Michael Sharkey pour son esprit et son agilité, David Musgrave dont le récent livre The Anatomy of Voice est un tour de force. Kevin Ireland et Elizabet Smither en Nouvelle-Zélande ont un esprit concentré et une profondeur que j'aime beaucoup.
Les poètes que j'ai lus et aimés au début sont Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, puis les premiers poètes australiens, Banjo Patterson, Henry Lawson, et Slessor aussi, ils ont été essentiels pour moi et le sont toujours. Adolescente, j'ai découvert Neruda et Rimbaud, et j'en suis tombée amoureuse. Plus tard, j'ai eu le béguin pour Jean Bodel, Sapho et Elizabeth Bishop, et j'ai été impressionnée par Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens et John Berryman. Akmathova qui m'a offert l'exemple de ce pourquoi l'on doit écrire, Miroslav Holub, pour sa précision et la façon de rompre avec les vieilles métaphores. Ici en Australie, j'ai récemment été membre du jury du Newcastle Poetry Prize – il y avait de grands poèmes par John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, tous parmi mes favoris maintenant. Il y a tant à lire et relire. Toutefois, pour moi, même si ça semble un peu léger, ce qui compte, c'est le poème, pas le poète.
Nous avons parlé de la traduction comme un processus et une communication – que pourriez-vous dire de votre expérience au cours des traductions que nous publions aujourd'hui ?
Avoir son travail traduit est un grand privilège. J'ai récemment découvert qu'Olga Anikina avait traduit en russe mon poème "Karelia" – situé en Russie, c'était tellement parfait pour ce poème que j'ai pleuré.Certains de mes poèmes, comme "Attente", semblent si naturels en Français que je pense les préférer dans cette langue plutôt qu'en Anglais. Le travail a été fascinant aussi : le fait d'écrire des notes pour expliquer certaines expressions, de développer certaines idées, m'a fait mieux comprendre mon propre travail, et m'a fait saisir la difficulté de refaire le poème en Français. Ma connaissance du Français est très limitée mais je le lis assez bien pour entendre la qualité de ces traductions. Les aller-retours durant le travail m'ont intéressée : pour moi, les questions répétées étaient importantes, je vois maintenant que j'avais aussi choisi de faire traduire quelques poèmes difficiles – mais voilà !3 ils ont une autre vie en Français – ce sont des poèmes avec des séquences génétiques indépendantes.
 
∗∗∗∗∗∗
 

1You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’

2Un best-of et un essai sur ce programme m'avait été commandé par Kent Mac Carter et peut encore être entendu sur https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

3En Français dans le texte.

 

 

Interview with Carol Jenkins

 
You are a poet and a publisher of audio-recordings of poetry : how did you come to both of these activities (that is, as for the hen and the egg, which is first?) - what is the motivation for this special activity (there are few sound-publishers, if this word exist) ?
Around about when I got my first iPod, 2006 maybe, I started to listen to poetry podcasts. I like audio, I listen when I’m gardening, cooking or walking. Originally I started to record my own work or my friends. Reading aloud is a great editorial tool, and I bought some simple recording equipment which I took to a poetry workshop Wollongong in 2007. At that time Poetry Australian Foundation ran a ten day residential course. Every night there were wonderful readings by the tutors and the workshop poets — I remembered saying one night , ‘I’m going to record everyone here’. I did, and produced a CD to go with the anthology that came out of the workshop. My friend Mark Walmsely, musican and audio engineer, showed me the basics of editing and helped me with any technical problems. I could see there was a need to record the Australian poets reading their own work, at the time ABC’s Radio National (ABC is the Australian Broadcasting Commission) had a weekly poetry program but these were often actors reading the poems and it was not really possible to access their archive. I felt the River Road Poetry Series was timely and did an important job to record Australian poetry – poetry is a spoken as well as a written art, it would be a great pity not to record our poets. Other countries were recording their poets and at that time Australia wasn’t.
I have different selection methods for recordings. When I have I recorded at residential workshops, I am democratic and record everyone there, so that is one or two poems from a number of poets. That aside, I was systematic in my selection process. As part of another research project I collect and analyse data on the demographics of anthologisation of contemporary Australian poets. You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’ In 2007 when I started I sorted the data into the most anthologised, to get something of a consensus across a number of editors as to who are the important poets, my top forty list! Now I see after analysing the data there was an across the board bias to older male poets – as I said to Judith Beveridge in about 2009 ‘we are standing in the lobby of the old boys’ club’ . Things have improved, anonymous submissions help and many more editors now chose the poem not the poet. So I selected the most frequently published poets, with the practical consideration thatn we needed an opportunity to get together — Australia is a big place. I was also conscious of the need to record older poets while they are still here and in good voice. Another method I had was an anthology with a theme, I’ve done three of these : New Felons – this was new voices instead of the usual suspects, Scissors, Fire, Paper, Water’ —a slight recast of the Chinese classic, Scissors, Paper Rock , and then a favourite subject for me, The Philosophy of Clothes ( still available!) .
On the audio front I also made 106 episodes of a short radio program called A Way with Words. Itplayed weekly on a Canberra station ArtSounddFM. There is a ‘best of’ and short essay about the program that was commissioned by Kent McCarter from Cordite , so you can still hear a few gems from the vault at https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/
It takes a lot of time to record, and much more time to edit the recordings and produce a CD. I’ve got a backlog of editing and all the work that goes with it —I’ve been very lazy for a couple of years, and just focused on my own work as I was swamped. In the new year I will get back to editing audio.
What's the impact of these publications on the literary scene in Australia? Who are the poets you publish, how do you select them?
I think the River Road Poetry Series has given another media for the poets I’ve recorded, and promoted their work, especially because I’ve collaborated with both the UK Poetry Archive and the USA’s Poetry Foundation to feature the River Road poets on both online poetry websites with text and audio. The Poetry Archive has been particular good to work with, and I hope these collaborations do something to raise the international profile of Australian poetry and the work of these poets. The recordings provide a cultural archive, when I rang Fay Zwicky – she lives in Perth – I heard this sigh of relief, she told me she had been waiting for someone to record her work, she knew it was important. People are very positive about the recordings and the poets have been wonderful to work with, I’ve made great friends and importantly, for my own work, I see how their poems go together. As a poet I believe you need not just to read but to hear poetry, and again I hope that the series might have bought in a new audience of listeners and readers.
I chose to present a selection of poems about fabrics, on Recours au Poème, while you're known for your scientific poems – how do these various themes coexist in your work and inspiration ?
I love clothes and fabric, shoes and hats, clothing and accessories are in a way the externalisation of our personalities, they give us opportunity for a little bit of theatre, tribalism, sensualism. Making clothes, knitting or sewing, which I write about, has its parallels with making poems, we decide we need to address something, or dress something and we find a substance, create a pattern, and we make. There is a rhythm, a fluidity to knits and fabrics, a sensuousness that I love to put into poems. For me too, clothes evoke memory, as a child I had just a few lovely clothes and I had names for all my dresses, so yes, this connection with creations and words starts very early for me. In junior high school I took a subject called Needlework and I loved all the technical processes of production of fabric, I was the only one who was interested about the biology of the silk worm, the word ‘spinneret’ seemed exquisite to me, and the chemistry of making nylon intrigued me, and then there was the history of costume, which I just ate up . There is another thing about clothes, which is the way a memory of an event is intrinsically linked to what I was wearing — the visual Madeline —and the way the clothes can be pivotal to an event. The profound sensual tactility of fabric and clothes, while we first meet or test it with our hands, it is what wrap ourselves in daily, our second skins, our defence to cold and heat. And while I say clothes are the visual equivalent to Proust’s madeline, they also have their own olfactory signatures, our clothes smell not just of us but we do in them, think of the baker’s floury shirt, the mechanic’s oily overalls. It is a heady mixture which I find an irresistible subject. As if this is not enough, clothes also give us cultural texture, and a short hand guide to character and class, in novels, a complete dimension in a poem. All these factors were in my motivation in making the audio anthology CD The Philosophy of Clothes.I see clothes and what they are made of as intrinsic to the way the world works, and science is like this for me too. You can do so much in a poem about science, it can explain itself and something else too, like being in love, or the way things can become absurd if you keep reducing their functionality. When I was in Trois Rivieres for the International Festival de la Poesie, people loved the clothes poems and the science poems like Ennuage-Moi and Quand Les Temps Eloignees Les Etoiles – the Francophones love these as drama, and they understand about flirting.
What's your formation and why do you write poetry ?
For me poetry is a form of play - word-play of course but also it allows me to experiment with ideas, it’s a way to address things that have me puzzled, to work through an event or an idea to find out something. When I am writing well, I am in that state of flow, it is quite addictive. Having a poetry practice fosters my attention to the world, the minutiae, developments in science, the possibilities for metaphor in what people say and where, duplicities of langauge and ideas about evolution, physics, maths and the universe. The linguistic engines in poems intrigue me, I love poems where there are pivot points that reorient the reader. While I can be bleak, I like to celebrate and to have fun. If I can write something that makes myself laugh that is a good thing.
Do you feel like belonging to a special poetry, linked to a school for ex. ? Who are your models, the writers who are most important for you (past and contemporary) ?
If I am a member of any school of poetry I don’t know it, in any case I don’t believe I subscribe to any. My aim is to be lucid, I can appreciate the importance of schools like L=A=N=G=U=A=G=E, which has changed the whole landscape of writing, but I I am too addicted to narrative to be in their school. Then I don’t believe a poem has to be linear or rational, what is the point of imagination if you only imagine ordinary things?
The Anatomy of Voice is a tour de force, NZ’s Kevin Ireland and Elizabeth Smither have a concentrated wit and insight that I like a lot. The poets I read and loved first; Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, then there is the early Australians, Banjo Patterson, Henry Lawson, and later Slessor, were fundamental to me then and still are. When I was in my teens found Neruda and Rimbaud , and was in love with them. Later I had crushes on Jean Bodel, Sappho and Elizabeth Bishop, and was impressed by Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens and JohnBerryman, Anna Akhmatova gave me this singular example of why things must be written, Miroslav Holub for his precision and breaking out from the old set of metaphors. Here in Australia I was recently judge of the Newcastle Poetry Prize – there were great poems by John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, all on my reader radar now. There is so much to read and read again. All said though for me, though it seems a bit fickle, it is the poem not the poet.
We talked about translating as a process and a communication: what could you say about your experience on these translations ?
Having work translated is a great privilege, I recently found Olga Anikina translated my poem Karelia –which is set in Russia —into Russian, this was so perfect for this poem that I cried. Some of my poems, for example Attente, are so natural in French I think I like the French better than the English. The process has been intriguing too, writing notes to explain certain expressions, to explicate, has made me understand my own work better, and impresses on the difficulty to remake the poem in French. My French is very limited but I can read enough to hear how well these translations work. The backwards and forward process is interesting, for me our dialogue, the reiterative questions were important, I can see now I had set some hard poems to translate — but voila ! they have another life in French – they are poems of independent memes.

 

Dans la continuation de notre exploration du continent poétique australien, nous vous présentons Carol Jenkins, poète et éditrice d'enregistrements de poètes australiens. Elle vit et travaille près de Sidney, où elle se consacre à l'écriture, après avoir abandonné une carrière dans un organisme gouvernemental d'évaluation des risques chimiques. Les poèmes présentés ici ont été lus par l'auteure au Festival International de Poésie de Trois-Rivières en octobre 2016, et sont extraits de la plaquette "Ennuage-moi, a bilingual collection", publiée par River Road Press  en septembre 2016 (www.riverroadpress.net). Ils suivent l'entretien qu'elle a accordé à Recours au Poème.

les traductions sont de Marilyne Bertoncini

 

*

 

Entretien avec Carol Jenkins

 

 

Vous êtes poète et éditrice d'enregistrements audio de poésie : comment êtes-vous venues à ces deux activités – qu'est-ce qui vous a motivée? (il y a peu d'éditeurs audio)

 

En 2003, j'ai brusquement ressenti le besoin d'écrire un roman. Je travaillais pour le NICNAS, organisme gouvernemental d'évaluation de l'impact des produits chimiques industriels sur les Australiens et l'environnement. J'y rédigeais toute sortes de documents administratifs ou légaux, mais pas de romans, et certainement pas de la poésie. On m'avait toujours dit que mon courrier personnel était amusant. Je suis une épistolière, j'aime cette forme, bien que désormais ce soient surtout des emails. J'ai donc écrit un roman et quelques poèmes, que j'ai classés. Pour obtenir une aide à la publication, j'en ai envoyé quelques uns, et j'ai eu la chance incroyable de voir accepter ces trois premiers poèmes. Cela m'a fait comprendre l'importance que cela avait pour moi. L'écriture est le travail qui me convient.

 

Vers le moment où j'ai eu mon premier iPod, vers 2006, j'ai commencé à écouter des podcasts de poésie. J'aime écouter la radio, j'écoute en jardinant, cuisinant ou marchant. Au début, j'ai commencé à enregistrer mes propres travaux et ceux de mes amis. La lecture à voix haute est un grand outil éditorial, et j'ai acheté du matériel d'enregistrement rudimentaire que j'ai apporté à un atelier de poésie à Wollongong en 2007. A l'époque, la Fondation Australienne de Poésie organisait un séminaire de dix jours en résidence ; il y avait chaque nuit de merveilleuses lectures faites par les tuteurs et les poètes de l'atelier – je me souviens avoir dit un soir "Je vais tous vous enregistrer". Je l'ai fait et j'ai produit un CD pour accompagner l'anthologie née de ces travaux. Mon ami Marc Walmsely, musicien et ingénieur du son, m'a montré les bases de l'édition, et m'a aidée pour les problèmes techniques. J'étais convaincue de la nécessité d'enregistrer les poètes lisant leurs oeuvres: à l'époque, la radio nationale d'ABC(Australian Broadcasting Commission) avait un programme hebdomadaire de poésie, mais c'était souvent des acteurs qui disaient les textes et il n'était pas vraiment possible d'avoir accès à leurs archives. J'ai senti que la Série de Poésie de River Road tombait à point, et j'ai réalisé un gros travail d'enregistrement de la poésie australienne. La poésie est un art oral autant qu'écrit, c'était vraiment dommage de ne pas enregistrer nos poètes. D'autres pays le faisaient, pas l'Australie.

 

Je procède de diverses façons pour enregistrer. Quand je travaille à partir d'ateliers de poésie, je suis démocratique et j'enregistre tous les participants, avec un ou deux poèmes chacun. Autrement, j'ai été systématique dans ma façon de sélectionner. Pour un autre projet de recherche, ,je recueille et analyse des données sur la démographie des anthologies de poésie australienne1 En 2007 j'ai trié les données pour dégager une sorte de consensus entre les éditeurs sur quels poètes étaient selon eux les plus importants : je m'aperçois maintenant que ces données privilégiaient les poètes masculins les plus âgés – ainsi que je l'ai dit à Judith Berveridge en 2009 : "nous sommes dans le lobby du club des vieux mecs". Les choses se sont améliorées, l'anonymat des propositions aidant, un plus grand nombre de rédacteurs choisissent le poème et non le poète. J'ai donc sélectionné les poètes les plus publiés, avec le souci pratique de créer une communauté – L'Australie est vaste. J'avais aussi conscience de la nécessité d'enregistrer des poètes plus âgés alors qu'ils étaient encore parmi nous, avec une bonne voix. Une autre méthode a été de réaliser une anthologie thèmatique. J'en ai fait trois : New Felons – de nouvelles voix au lieu des habituelles, Scissors, Fire, Paper, Water -une sorte de recréation du classique chinois, Ciseaux, papier, rochers, et un sujet qui me tient à coeur, The Philosophy of Clothes ( toujours disponible) .

J'ai également réalisé 106 épisodes petit format d'un programme radio intitulé A Way with Words qui passait chaque semaine sur une station FM de Canberra.2

Enregistrer prend beaucoup de temps, et éditer et produire un CD plus encore. J'ai accumulé du retard, et me suis concentrée sur mon propre travail car j'étais saturée. L'an prochain, je me remets à l'édition audio.

 

Quelle importance ont ces publications sur la scène littéraire en Australie ? Quels sont les poètes que vous publiez, et comment les sélectionnez-vous?

 

Je pense que la série des River Road Petry a offert un nouveau média aux poètes que j'ai enregistrés, en promouvant leur oeuvre, en particulier parce que j'ai collaboré avec le UK poetry archive et le USA Poetry Fondation, pour présenter ces poètes sur les sites on line avec textes et audio. J'ai beaucoup aimé travailler avec Poetry Archive, et j'espère que ces collaborations aident à faire mieux connaître internationalement la poésie australienne et le travail de ces poètes. Les enregistrements permettent une archive culturelle : quand j'ai appelé Fay Zwicky – elle vit à Perth – j'ai entendu un soupir de soulagement - elle m'a dit qu'elle avait espéré que quelqu'un enregistre son travail, elle savait que c'était important. Les gens sont très favorables aux renregistrements, et travailler avec les poètes a été merveilleux, je me suis fait de grands amis, et ce qui est important, pour mon propre travail, j'ai compris comment leurs poèmes vont ensemble. Comme poète, je crois que vous devez non seulement lire mais aussi entendre de la poésie, et j'espère de nouveau que la série ait gagné un nouveau public d'auditeurs et de lecteurs.

 

J'ai choisi de présenter une série de poèmes parlant de tissus, alors que vous êtes connue aussi pour vos poèmes scientifiques : comment ces différents thèmes coexistent-ils dans votre travail et votre inspiration?

 

J'aime les vêtements et les tissus, les chaussures et les chapeaux : le vêtement et ses accessoires sont une façon d'exprimer nos personnalités, elle nous donnent la possibilité de faire un peu de théâtre, de tribalisme, de sensualisme. Faire des vêtements, tricoter ou coudre, ce dont je parle dans mon écriture, présente des points communs avec la fabrication de poèmes, on décide de communiquer quelque chose, ou d'habiller quelque chose, et on trouve une substance - on crée un dessin, et on construit Il ya un rythme, une fluidité des tricots et des tissus, une sensualité que j'aime mettre en poèmes. Pour moi, les vêtements évoquent aussi la mémoire : enfant, j'avais quelques beaux vêtements, et j'avais un nom pour chacun, et donc, oui, cette connection entre création et mots a commencé très tôt pour moi. Au collège, j'avais choisi un cours de travaux d'aiguille et j'aimais les techniques de production des vêtements, j'étais la seule intéressée par la biologie du ver à soie, le mot filière me semblait délicieux, et la chimie de la fabrication du nylon m'intriguait - et puis, il y avait l'histoire du costume, que j'ai dévorée. Encore une chose, à propos des vêtements : c'est la façon dont la mémoire d'un événement est intrinséquement liée à ce que je portais – une "madeleine" visuelle – et la façon dont les vêtements peuvent être cruciaux pour un événement. La profonde sensualité tactile des étoffes et vêtements, la première fois que nous les rencontrons ou les testons de la main, c'est ce qui nous enveloppe au quotidien, nos secondes peaux, notre protection contre froid et chaleur. Et je dirais que les vêtements sont l'équivalent visuel de la madeleine de Proust, ils ont aussi leur propre signature olfactive. Nos vêtements n'ont pas seulement notre odeur mais celle de ce que nous faisons en les portant – qu'on pense à la chemise couverte de farine du boulanger, au bleu de travail graisseux du mécanicien...... Ce mélange capiteux est pour moi un sujet irrésistible. Et si ceci ne suffit pas, les habits nous donnent aussi une texture culturelle, un guide abrégé du caractère et de la classe sociale, dans les romans, et une dimension absolue en poésie. Tous ces facteurs font partie de mon désir de faire le CD anthologique The Philosophy of clothes.

Je vois les vêtements et ce dont ils sont faits comme intrinsèques à la façon dont le monde fonctionne, et la science pour moi fonctionne de la même manière. Vous pouvez faire tant de choses dans un poème sur la science, il peut s'expliquer lui-même et expliquer d'autres choses encore; comme être amoureux, ou bien la façon dont les choses deviennent absurdes si on les réduit à leur fonction. Quand j'étais à Trois Rivières pour le Festival International de la Poésie, les gens ont aimé les poèmes sur les vêtements et les poèmes scientifiques comme "Ennuage-moi" et "Quand les Temps éloignent les étoiles" – les francophones les aiment comme du théâtre, et ils comprennent le flirt.

 

Quelle est votre formation et pourquoi écrivez-vous de la poésie?

 

Pour moi la poésie est une forme de jeu – jeu de mots bien sûr, mais ça me permet aussi de faire des expériences de pensée, c'est une façon de m'occuper des choses qui m'interrogent, d'analyser un événement ou une idée pour en tirer parti. Quand j'écris bien, je suis dans ce flux, c'est presqu'addictif. Avoir une pratique poétique favorise mon attention au monde, les détails, les développements scientifiques, les possibilités de métaphore dans ce que disent les gens et l'endroit d'où ils parlent, les ambiguités de langage et d'idées sur l'évolution, la physique, les maths et l'univers. Les moteurs linguistiques dans les poèmes m'intriguent, j'aime les poèmes dans lesquels il y a des pivotements qui réorientent la lecture. Alors que je peux être mélancolique, j'aime aussi faire la fête et m'amuser. Si je peux écrire quelque chose qui me fait rire, c'est une bonne chose.

 

Avez-vous le sentiment d'appartenir à un courant poétique particulier ? Quels sont vos modèles, les écrivains passés ou contemporains qui comptent le plus pour vous ?

 

J'ignore si je suis membre d'une quelconque école, en tous cas, je n'adhère à aucune. Mon but est d'être lucide, je peux apprécier l'importance d'une école comme L=A=N=G=U=A=G=E qui a modifié tout le paysage poétique, mais je suis trop attachée à la narration pour faire partie de leur groupe. Puis, je ne crois pas qu'un poème doive être linéaire ou rationnel : à quoi sert l'imagination si on ne peut imaginer que des choses ordinaires?

Il y a tant de merveilleux poètes australiens et néozélandais ; j'ai une grande admiration pour Judith Beveridge, maîtresse en paysages sonores, Joan Burnes pour son mordant et son usage du vernaculaire, la technique brillante de Stephen Edgar, sa virtuosité de pensée – toujours avec du coeur, Michael Sharkey pour son esprit et son agilité, David Musgrave dont le récent livre The Anatomy of Voice est un tour de force. Kevin Ireland et Elizabet Smither en Nouvelle-Zélande ont un esprit concentré et une profondeur que j'aime beaucoup.

Les poètes que j'ai lus et aimés au début sont Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, puis les premiers poètes australiens, Banjo Patterson, Henry Lawson, et Slessor aussi, ils ont été essentiels pour moi et le sont toujours. Adolescente, j'ai découvert Neruda et Rimbaud, et j'en suis tombée amoureuse. Plus tard, j'ai eu le béguin pour Jean Bodel, Sapho et Elizabeth Bishop, et j'ai été impressionnée par Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens et John Berryman. Akmathova qui m'a offert l'exemple de ce pourquoi l'on doit écrire, Miroslav Holub, pour sa précision et la façon de rompre avec les vieilles métaphores. Ici en Australie, j'ai récemment été membre du jury du Newcastle Poetry Prize – il y avait de grands poèmes par John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, tous parmi mes favoris maintenant. Il y a tant à lire et relire. Toutefois, pour moi, même si ça semble un peu léger, ce qui compte, c'est le poème, pas le poète.

 

Nous avons parlé de la traduction comme un processus et une communication – que pourriez-vous dire de votre expérience au cours des traductions que nous publions aujourd'hui ?

 

Avoir son travail traduit est un grand privilège. J'ai récemment découvert qu'Olga Anikina avait traduit en russe mon poème "Karelia" – situé en Russie, c'était tellement parfait pour ce poème que j'ai pleuré.Certains de mes poèmes, comme "Attente", semblent si naturels en Français que je pense les préférer dans cette langue plutôt qu'en Anglais. Le travail a été fascinant aussi : le fait d'écrire des notes pour expliquer certaines expressions, de développer certaines idées, m'a fait mieux comprendre mon propre travail, et m'a fait saisir la difficulté de refaire le poème en Français. Ma connaissance du Français est très limitée mais je le lis assez bien pour entendre la qualité de ces traductions. Les aller-retours durant le travail m'ont intéressée : pour moi, les questions répétées étaient importantes, je vois maintenant que j'avais aussi choisi de faire traduire quelques poèmes difficiles – mais voilà !3 ils ont une autre vie en Français – ce sont des poèmes avec des séquences génétiques indépendantes.

 

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1You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’

2Un best-of et un essai sur ce programme m'avait été commandé par Kent Mac Carter et peut encore être entendu sur https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

3En Français dans le texte.

 

 

Interview with Carol Jenkins

 

You are a poet and a publisher of audio-recordings of poetry : how did you come to both of these activities (that is, as for the hen and the egg, which is first?) - what is the motivation for this special activity (there are few sound-publishers, if this word exist) ?

 

 

Around about when I got my first iPod, 2006 maybe, I started to listen to poetry podcasts. I like audio, I listen when I’m gardening, cooking or walking. Originally I started to record my own work or my friends. Reading aloud is a great editorial tool, and I bought some simple recording equipment which I took to a poetry workshop Wollongong in 2007. At that time Poetry Australian Foundation ran a ten day residential course. Every night there were wonderful readings by the tutors and the workshop poets — I remembered saying one night , ‘I’m going to record everyone here’. I did, and produced a CD to go with the anthology that came out of the workshop. My friend Mark Walmsely, musican and audio engineer, showed me the basics of editing and helped me with any technical problems. I could see there was a need to record the Australian poets reading their own work, at the time ABC’s Radio National (ABC is the Australian Broadcasting Commission) had a weekly poetry program but these were often actors reading the poems and it was not really possible to access their archive. I felt the River Road Poetry Series was timely and did an important job to record Australian poetry – poetry is a spoken as well as a written art, it would be a great pity not to record our poets. Other countries were recording their poets and at that time Australia wasn’t.

 

I have different selection methods for recordings. When I have I recorded at residential workshops, I am democratic and record everyone there, so that is one or two poems from a number of poets. That aside, I was systematic in my selection process. As part of another research project I collect and analyse data on the demographics of anthologisation of contemporary Australian poets. You can read an essay of my findings in A Gander at Gender in ‘Australian Poetry Journal Volume 6, Issue 1’ In 2007 when I started I sorted the data into the most anthologised, to get something of a consensus across a number of editors as to who are the important poets, my top forty list! Now I see after analysing the data there was an across the board bias to older male poets – as I said to Judith Beveridge in about 2009 ‘we are standing in the lobby of the old boys’ club’ . Things have improved, anonymous submissions help and many more editors now chose the poem not the poet. So I selected the most frequently published poets, with the practical consideration thatn we needed an opportunity to get together — Australia is a big place. I was also conscious of the need to record older poets while they are still here and in good voice. Another method I had was an anthology with a theme, I’ve done three of these : New Felons – this was new voices instead of the usual suspects, Scissors, Fire, Paper, Water’ —a slight recast of the Chinese classic, Scissors, Paper Rock , and then a favourite subject for me, The Philosophy of Clothes ( still available!) .

 

On the audio front I also made 106 episodes of a short radio program called A Way with Words. Itplayed weekly on a Canberra station ArtSounddFM. There is a ‘best of’ and short essay about the program that was commissioned by Kent McCarter from Cordite , so you can still hear a few gems from the vault at https://cordite.org.au/essays/recording-archives-way-with-words/

 

It takes a lot of time to record, and much more time to edit the recordings and produce a CD. I’ve got a backlog of editing and all the work that goes with it —I’ve been very lazy for a couple of years, and just focused on my own work as I was swamped. In the new year I will get back to editing audio.

 

What's the impact of these publications on the literary scene in Australia? Who are the poets you publish, how do you select them?

 

I think the River Road Poetry Series has given another media for the poets I’ve recorded, and promoted their work, especially because I’ve collaborated with both the UK Poetry Archive and the USA’s Poetry Foundation to feature the River Road poets on both online poetry websites with text and audio. The Poetry Archive has been particular good to work with, and I hope these collaborations do something to raise the international profile of Australian poetry and the work of these poets. The recordings provide a cultural archive, when I rang Fay Zwicky – she lives in Perth – I heard this sigh of relief, she told me she had been waiting for someone to record her work, she knew it was important. People are very positive about the recordings and the poets have been wonderful to work with, I’ve made great friends and importantly, for my own work, I see how their poems go together. As a poet I believe you need not just to read but to hear poetry, and again I hope that the series might have bought in a new audience of listeners and readers.

I chose to present a selection of poems about fabrics, on Recours au Poème, while you're known for your scientific poems – how do these various themes coexist in your work and inspiration?

 

I love clothes and fabric, shoes and hats, clothing and accessories are in a way the externalisation of our personalities, they give us opportunity for a little bit of theatre, tribalism, sensualism. Making clothes, knitting or sewing, which I write about, has its parallels with making poems, we decide we need to address something, or dress something and we find a substance, create a pattern, and we make. There is a rhythm, a fluidity to knits and fabrics, a sensuousness that I love to put into poems. For me too, clothes evoke memory, as a child I had just a few lovely clothes and I had names for all my dresses, so yes, this connection with creations and words starts very early for me. In junior high school I took a subject called Needlework and I loved all the technical processes of production of fabric, I was the only one who was interested about the biology of the silk worm, the word ‘spinneret’ seemed exquisite to me, and the chemistry of making nylon intrigued me, and then there was the history of costume, which I just ate up . There is another thing about clothes, which is the way a memory of an event is intrinsically linked to what I was wearing — the visual Madeline —and the way the clothes can be pivotal to an event. The profound sensual tactility of fabric and clothes, while we first meet or test it with our hands, it is what wrap ourselves in daily, our second skins, our defence to cold and heat. And while I say clothes are the visual equivalent to Proust’s madeline, they also have their own olfactory signatures, our clothes smell not just of us but we do in them, think of the baker’s floury shirt, the mechanic’s oily overalls. It is a heady mixture which I find an irresistible subject. As if this is not enough, clothes also give us cultural texture, and a short hand guide to character and class, in novels, a complete dimension in a poem. All these factors were in my motivation in making the audio anthology CD The Philosophy of Clothes.

 

I see clothes and what they are made of as intrinsic to the way the world works, and science is like this for me too. You can do so much in a poem about science, it can explain itself and something else too, like being in love, or the way things can become absurd if you keep reducing their functionality. When I was in Trois Rivieres for the International Festival de la Poesie, people loved the clothes poems and the science poems like Ennuage-Moi and Quand Les Temps Eloignees Les Etoiles – the Francophones love these as drama, and they understand about flirting.

 

What's your formation and why do you write poetry?

 

For me poetry is a form of play - word-play of course but also it allows me to experiment with ideas, it’s a way to address things that have me puzzled, to work through an event or an idea to find out something. When I am writing well, I am in that state of flow, it is quite addictive. Having a poetry practice fosters my attention to the world, the minutiae, developments in science, the possibilities for metaphor in what people say and where, duplicities of langauge and ideas about evolution, physics, maths and the universe. The linguistic engines in poems intrigue me, I love poems where there are pivot points that reorient the reader. While I can be bleak, I like to celebrate and to have fun. If I can write something that makes myself laugh that is a good thing.

Do you feel like belonging to a special poetry, linked to a school for ex. ? Who are your models, the writers who are most important for you (past and contemporary)?

 

If I am a member of any school of poetry I don’t know it, in any case I don’t believe I subscribe to any. My aim is to be lucid, I can appreciate the importance of schools like L=A=N=G=U=A=G=E, which has changed the whole landscape of writing, but I I am too addicted to narrative to be in their school. Then I don’t believe a poem has to be linear or rational, what is the point of imagination if you only imagine ordinary things?

 

The Anatomy of Voice is a tour de force, NZ’s Kevin Ireland and Elizabeth Smither have a concentrated wit and insight that I like a lot. The poets I read and loved first; Donne, Keats, Marvel, Coleridge, Thomas Wyatt, Heaney, Yeats, then there is the early Australians, Banjo Patterson, Henry Lawson, and later Slessor, were fundamental to me then and still are. When I was in my teens found Neruda and Rimbaud , and was in love with them. Later I had crushes on Jean Bodel, Sappho and Elizabeth Bishop, and was impressed by Sharon Old, Lucille Clifton, Sylvia Plath, Wallace Stevens and JohnBerryman, Anna Akhmatova gave me this singular example of why things must be written, Miroslav Holub for his precision and breaking out from the old set of metaphors. Here in Australia I was recently judge of the Newcastle Poetry Prize – there were great poems by John Watson, Ross Gillett and Caitlin Mailing, all on my reader radar now. There is so much to read and read again. All said though for me, though it seems a bit fickle, it is the poem not the poet.

 

We talked about translating as a process and a communication: what could you say about your experience on these translations?

 

Having work translated is a great privilege, I recently found Olga Anikina translated my poem Karelia –which is set in Russia —into Russian, this was so perfect for this poem that I cried. Some of my poems, for example Attente, are so natural in French I think I like the French better than the English. The process has been intriguing too, writing notes to explain certain expressions, to explicate, has made me understand my own work better, and impresses on the difficulty to remake the poem in French. My French is very limited but I can read enough to hear how well these translations work. The backwards and forward process is interesting, for me our dialogue, the reiterative questions were important, I can see now I had set some hard poems to translate — but voila ! they have another life in French – they are poems of independent memes.

 




La Part féminine des arbres (extraits)

A travers ce dialogue, extrait d'un ouvrage commun inédit confié à Recours au Poème, c'est un double portrait amoureux, aux infinies résonances cosmiques, que nous offrent Alice Passy et Daniel Van de Velde - en miroir l'un de l'autre. Voici ce qu'en disait l'artiste :

Ce recueil, rebonds d'un texte à l'autre, Répons (au sens que Pierre Boulez donne à ce terme) transfigure l'amour (pour faire simple de Pétrarque à André Breton) pour lui donner une orientation anthropocénique. C'est-à-dire s'aimer malgré le tout d'une totalité terrestre et humaine en détresse. Apprendre et goûter la vie malgré les délabrements de nos existences en mal de redéfinition et donner une teneur cosmique à chacune de nos pulsations quand nous nous donnons l'un à l'autre. 

Vaertigo , Daniel Van de Velde

 

1

 

Les cernes des arbres s’estompent

Dans une valse lente

Je cèderai à la fascination

Derrière mes vitres étanches

Je croyais résister à la puissance de la vague

Mais tout vole en éclats

En reddition devant l’indigo

Noyée dans la gravité de ta voix,

Je succombe à l’attraction de ta forêt profonde.

 

 

Un sentiment de blancheur.

Brumes, écumes et volupté.

Quelque chose en lui n’est définitivement plus de l’ordre de la nuit.

 

2

 

Tu es le nombre d’or du désir

La résurgence jaillie de mon rocher

Le chêne sous lequel j’aimerais méditer

La voix profonde de la montagne

Tu es ma gravité

Mes premiers souvenirs

S’inscrivent dans l’argile

Je les pétris longuement

Et modèle une histoire à venir

J’inspire à déployer mes ailes

Aveugle au vide

Sourde aux réticences

Absente au visage sublime

Dans le brouillard qui m’envahit

Je fais le pari de la vie.

 

 

De retour du lac de Sainte-Croix,

La route bordée d’arbres plus élégants les uns que les autres

Je transborde continuellement ton élégance, ta beauté d’être,

En moi et hors de moi,

Comme une promesse de jouissance…

 

7

 

Tu m’apparais comme évidence

A évider les arbres

Comme si toutes les trajectoires tendaient vers toi …

 

 

J'aime les terres qui se superposent en nous, les villes, les lieux de rencontre. Mais aussi des lieux sans noms véritables pour que nous ne soyons pas réductibles aux noms que nous portons. Nous faisons alors, tous les deux, partie d'un tout. Tu as tant et tant de fois été face à des matières insécables que je les absorbe, émanant de toi. Je le fais en parlant avec toi, en marchant avec toi. En faisant l'amour avec toi. En laissant une forme particulière de silence nous traverser. Un silence fait de plusieurs expériences, la tienne, la mienne et celle de la terre. Le ciel ici ce soir, n'est pas homogène, c'est un voile. L'univers est vaste, tu es vaste. Je redeviens vaste.

 

10

 

Tu me révèles le féminin sacré des arbres

Nouveauté, mon regard sur eux

J’écarquille mes yeux dans la nuit

Pour mieux les discerner

A la lumière faible du croissant de lune

 

 

Inouïe ma vie depuis toi.

Elle devient inédite.

L’inconnu comme lien.

 

13

 

Je recueille les mots que tu sèmes

Ils germent en moi comme fractales infinies

Et font circuler une sève nouvelle dans tout mon être.

Comme une féminité retrouvée.

 

Par la force de tous les arbres que nous avons croisés ensemble depuis que nous nous connaissons, je redeviens homme pour toi. Un souffle androgyne opère qui me rend ultrasensible à toutes les formes de particules qui émanent de toi. Je me suis laissé dissoudre par la simplicité primordiale de ton existence. La part féminine des arbres que porte chacune de tes apparitions quand je me retrouve face à toi.

 

37

 

Nous avançons à tâtons, explorateurs de bonheur

Je scrute ton visage et ses marques profondes

J’y décèle la lumière, reflet de galaxies lointaines

Une caresse subtile sous la lune éclipsée

Bouleverse le rythme des particules de ma peau

Tu me vois immanence et me rends transcendance

Quand je t’offre un élan de vitalité venu des étoiles

Ensemble, nous devenons les médiateurs du cosmos

 

 

Ta présence me révèle ce que ma vie a d’unique.

Tu m'enrichis de tout ce que j'avais oublié de vivre.

Ce que j'aime en toi, je ne l'ai jamais aimé en personne d'autre.




Marzanna Bogumila Kielar

Présentation de l’oeuvre de Marzanna Bogumila Kielar

Avec Navigations, Marzenna Kielar nous donne son sixième volume de poésie, après un silence de douze ans. Son début poétique en 1992 fut couronné par lesPrix Kościelski et Kazimiera Iłłakowiczówna en 1993. Depuis, elle a été nommée et a reçu de nombreux prix internationaux et a été traduite en vingt-trois langues dont le tchèque, macédonien, hébreu, suédois, et français.

Quatre choix de poèmes ont paru sous forme de livre en allemand, bulgare, slovène, et anglais américain (Salt Monody en 2006 dans la traduction d’Elżbieta Wójcik-Leese) ; bientôt deux autres vont paraitre en Serbie et en République tchèque. Ses poèmes figurent dans quarante anthologies à travers le monde. Ses voyages et séjours littéraires aux Etats-Unis, en Scandinavie, et en Asie, sont fréquents. Formée aux humanités, elle enseigne la philosophie à Varsovie. Née à Goldap sur les terres de l’ancienne Prusse orientale, en Mazurie, pays des lacs proche de la Baltique, elle grandit dans un paysage post-allemand nordique, d’où l’échiquier de la deuxième guerre mondiale avait délogé Allemands et Mazuriens au profit des Polonais et des Ukrainiens chassés des confins de l’est. Peut-être est-ce de là que vient sa préoccupation de savoir comment habiter un espace et le faire sien? Son souci de se rapprocher de la terre dans ce qu’elle a de plus durable, sa géologie?

Marzanna Bogumiła Kielar. Nawigacje. (Navigations),
Wydawnictwo ZNAK. 2018. 48 p. ISBN 978-83-240-5359-9.

Ce court volume a la densité du basalte des terres nordiques qui sont imprimées dans l’âme de la poète. Navigations, acclamé par la critique, est sous-tendu par une méditation sur les débuts du monde et porte en lui la respiration d’un silence philosophique et visionnaire aux échos médiévaux et encore plus anciens. Remontant jusqu’à l’ère précambrienne, la poète se met à l’écoute du temps. Le présent n’intervient que dans cette lignée, discret, dépouillé de tout ce qui n’est pas symbole immémorial. Parmi les thèmes principaux apparaissent le courage du père, l’amour, un érotisme subtil, désincarné, la mort, la naissance, et l’exploration de la solitude que portent ces paysages nordiques. L’aune de notre temps est confrontée à une échelle tellement vaste que le non-essentiel s’efface. Pour cette poésie minimaliste, les mots sont choisis avec un soin extrême pour leurs nuances et leur précision ; leur poids fait qu’il faut les laisser sédimenter en soi. Dans cette poésie austère, les deux principales couleurs sont le gris (dans toutes les nuances de la pierre) et le vert (dans toutes les nuances du feuillage), avec des éclats de joie, de couleurs, et de sons qui font un contraste saisissant. Ce langage poétique pur et précis a été comparé par la critique américaine à celui de la romancière Karen Blixen, mieux connue sous son nom de plume, Isak Dinesen.

Marzanna Kielar est observatrice, tout comme Elizabeth Bishop et Julia Hartwig auxquelles elle compare souvent sa poésie – béquillage que la qualité et l’originalité de sa poésie rendent quelque peu inutile. Toutefois, sa poésie n’est pas narrative ; les scènes qu’elle décrit sont de brèves vignettes, des juxtapositions de micro-scènes vécues avec intensité et vues avec précision. Ces scènes s’inscrivent dans la généalogie du monde qui est le thème unificateur de toute sa poésie. Elle se penche particulièrement sur le mystère des choses placées entre désintégration et unification. Pour cela, elle a puisé aux sources de l’existentialisme à travers Paul Celan, Constantin Cavafy, Yehuda Amichai, Eugène Montale et Tomas Tranströmer, qu’elle considère ses mentors.

Marzanna Kielar parle de l’humain à l’écoute du minéral et du végétal. Elle juxtapose ces mondes et leurs réalités, faisant passer le lecteur d’une dimension à une autre à travers un tiret ou une virgule ; ces discontinuités existaient déjà dans la littérature polonaise d’avant-guerre, notamment la poésie d’Aleksander Wat et la prose visionnaire de Bruno Schulz. Navigations parle de paysages faits d’arbres et d’eau, de la fragilité de toute chose et de l’effacement des frontières entre humains et animaux, entre animaux et nature. Les éléments s’interpénètrent, aux corps morts poussent des racines, nous devenons tous poussière génératrice de vie nouvelle. La poète dit tout ce qui s’écoule une fois franchies les portes divisant la vie et la mort. Elle utilise un vers libre de longueur variable et des strophes inégales, comme pour mieux rythmer les consonances internes de sa pensée. La musique, référence fréquente sous forme de chants d’oiseaux et de mélodies contrapuntiques, renforce l’intensité de l’univers fermé des poèmes. Fréquemment, les poèmes s’achèvent sans ponctuation, comme  à mi-pensée ou à mi-phrase comme pour mieux laisser le lecteur aux aguets.

 

Marzanna Kielar, Salt monody, Translated by
Elzbieta Wojcik-Leese, Zephyr Press; Bilingual
edition (20 April 2006), 128 pages

Les poèmes ci-dessous sont reproduits avec la gracieuse permission de leur auteur, que nous tenons à remercier de sa générosité et sa confiance.

 

Navigations

1.

La colombe posée sur la corniche du bâtiment d’en face s’est envolée
avant que la feuille d’érable n’atterrisse sur le parapet.

La lune illumine les nuages bas, traque les tomettes
du parking,
mord le feuillage mou, les noeuds et entre-noeuds des heures.

 

2.

Les cornes de brume mugissent. La mort a déplié ses cartes
sur la table de navigation,
elle prend ses repères.

Ici, dans un détroit d’hôpital, ton corps, fragile esquif,
dépasse l’iceberg.

Tu vogues avec un compas en panne, tu te diriges
à l’aveuglette.

Des fragments d’icebergs montent de l’horizon qui hier se découpait
doucement du ciel,
son long crépuscule chatoyant sous le soleil couchant; tergiversations
de globules rouges.

La glace qui traverse l’eau et la nuit ignore notre présence.
Cela lui est égal de nous écraser ou de nous libérer.
Glace inerte venue d’autres latitudes, silencieuse, imperceptible,
accordée au pouls de la nuit qui refroidit.

Début du champ sans rivages.

S’il y avait du vent, on pourrait tenir le cap – aller avec le vent vers la rive
où fleurit la vie et où les faubourgs embaument les feuilles brûlées,
où pulse un halo de lumière.

S’il y avait du vent – divin alizé des jours ouverts –
nous irions avec son souffle,
vaillamment, tels des héros mythiques.

S’il y avait du vent
et des oiseaux et la terre ferme

 

Marée montante

Ici ne poussent ni racines d’arbre, ni couverture de saxifrages verts,
ni carapace de mousse.

Vous seules existez – altières colonnes, bastions en promontoire,
chaires de basalte brisées – roches en lutte meurtrière avec l’océan.

Vous semblez éternelles,
comme si la mort expirait en vous et à travers vous
dans les anneaux du ressac.

Comme si la mort, vorace comme le sel, ne pouvait
imposer la fugacité en choisissant à loisir d’un nid
son butin printanier: les heures où croît la lumiere, où s’ouvre le creux des vagues,
et où brillent les mots
et les poissons.

Elle se mesure à son ombre. Rapidité de coursier.
Elle se compose, se ramasse
et atteint son but. Elle s’enivre de son élan.

Elle emporte la maison et le jardin couvert de chardons duveteux, elle noie
la joie d’une hirondelle diurne. Encore, la terrasse ambrée de l’été
se couvre de chèvrefeuille. Le café fume encore et personne n’a balayé les miettes
de la nappe, et voici que tout près elle
infuse de sang le rideau de nuages et anéantit le monde
dans la ronde des cycles immémoriaux.

Son pouce tend la corde
de l’arc d’essai -- témoins indifférents: les muscles des mains et des épaules; monte
la marée rouge

 

Sonnet pour mon père

Tu baissais la poupe au ras de l’eau, dirigrant la proue de la barque
vers le goulet entre les lacs. De loin nous voyions les embarcations
y tourner en rond, ballottées par le vent.
Le canal vide brillait.

Lorsque nous arrivâmes, l’énergie du vent nous arrêta, les oiseaux et nous.
Le vent avait fait son nid ici et le défendait – il nous fouettait d’une aile d’airain
de plus en plus puissante.

Il frappait comme un noroît.

Tu négocias longuement avec le haut bouclier des vagues soumises
à son aveuglement – gagnant par virevoltes et arcs
quelques dizaines de mètres à chaque retour,
penché sur le gouvernail – à l’écoute de toi-même et des éléments.

Et le vent nous laissa passer.

Nous débouchâmes dans le lac plane.
Corniche gothique de mes jours – cette couleur dorée du ciel
crépusculaire, et l’ample calme de l’eau.

La nuit monta derrière l’écheveau des collines proches, puis sa noire froidure
mit le cap droit sur nous –

 

Exercices de non-existence

La brume arriva par vagues, ici minces, là épaisses,
jusqu’à nous couper la vue. Effacés. Le jardin partit pour plusieurs heures.
La brume ferma la porte à la réalité.

Voici, la vapeur s’éclaire et dévoile les lisses contreforts des collines
et la bourgade. Coupées de la terre, les tiges de fleurs sauvages s’alignent
sous la clôture de planches lasurées.
Des oiseaux aux ailes grises tournoient et s’appellent

sur le sarcophage marécageux de cette journée d’automne,
pleine de feuilles pourrissantes, de tiges lisses de dahlia et de tournesol.

Les routes entreccoupées reviennent. Maisons aux murs lisses sans corniches ni
détails, toitures soufflées comme des casquettes.

Rêves exhumés.
Nous aussi revenons – au même endroit – dans un présent sans fin.

 

Synchronisme

Bonne grimpeuse, agile acrobate, petit loir,
tu occupes un vieux nid d’oiseau ou d’écureuil. Astucieuse,
tu peux dans les crevasses du rocher ou dans l’arbre
t’en construire un – de mousse, de poils, et de plumes.

Adroite et rapide – petits mammifères, oisillons, lézards
sont ton festin journalier.

Avec eux et la chouette qui te regarde depuis la branche
du haut peuplier,
nous formons un systeme fermé.

Les boucles de l’heure carnassière se préparent.

La chouette s’élance, déploie ses ailes,
quelqu’un inspecte la ville comme un monticule d’herbes.

 

La matière sombre

Étoilée, elle traverse nos corps qui lui sont invisibles.
S’infiltre dans la pierre de la ville, dans
l’immobilité hivernale du ciel et les lumineuses
heures de décembre, quand tu me cueilles comme du miel d’hiver
sur la ruche du lit.

Ses rets cachés dans lesquels brillent les galaxies
sont comme un squelette d’érable effeuillé dans lequel, transis de givre,

en boule, les nids de pie
reflètent le soleil.

 

 

Post Tenebras

Dans le jardin vide, un buisson de forsythia
vorace fleurit et flambe d’un feu jaune sur le gazon grisaille
à l’orée de mars.

À l’entour, un glossaire effeuillé de vieilles plantes raidies. Muets
le sorbier et le cognassier regardent cet embrasement. Remuent en silence
les branches du prunier nu, les lèvres
du hêtre rouge –

comme si tout le langage travaillait à donner un sens
à un seul mot, quelque part

au-delà de la parole.

Décortiqué du froid matinal, le mot sorti de terre brille
d’une crinière dorée dans laquelle se nichent les moineaux.

 

 

 

X X X

Les mots du poème sont comme l’eau
qui s’épaissit en nuage, tombe en pluie, en neige,
s’élève en rosée.

Elle atteint les eaux souterraines qui alimentent les sucs de l’arbre.

Elle se vaporise sur les feuilles du vieil aulne et prolonge sa vie.

Il suffit que les mots du poème, comme l’eau, réfléchissent tout ce qui est.
Tout ce qui s’éloigne pour se transformer
en une chose plus grande.

Alors une brume légère
dévoilera les contours d’un autre continent. Le ciel propre et profond,
sans écueils ni haut-fonds, guidera vers le rivage.

Puisse-t-il y avoir dans les poèmes un peu de ressac,
des jeux de lumière et d’ombre au fond de l’eau, nos corps lumineux
nageant sous les écailles scintillantes de la baie.

À la fin, les eaux rassemblées en rivières reviendront aux mers
dont nous sommes issus.

Dont elles s’évaporèrent, laissant le sel

 

Contrepoint

Toute la matinée un merle chante la joie de sa durée

le chant saute de branche en branche, brille
sur les feuilles débarbouillées, part en pèlerinage avec l’eau du ruisseau
tel une lumière dans l’ombre froide.

Le merle chante comme s’il avait oublié qu’il chantait
comme si coulait en lui l’immensité du ciel d’orient,
tout ce qui vit, tout ce qui pousse.

Puis dans les petits muscles du larynx qui sculptent le chant
entrent d’autres registres, d’autres tons – épervier qui s’envole avec sa proie
arrachée à l’eau, madriers en dérive d’une ville engloutie.

Étagée, la mélodie de l’oiseau se penche sur un précipice.
Sur une matière en flux constant, ce qui nous rappelle
que toutes les pratiques sont éphémères.

Alors, rien ne cache le chant de l’extérieur.

 

Les amants

Côte à côte depuis des millénaires
nous croissons comme des racines de sapin, pour que se crée
un lien vivant.

Lame à double tranchant.

Enlacés l’un dans l’autre
comme ces amants néolithiques de la banlieue de Mantoue
dans l’étreinte
de leur suaire de pierre,
en terre comme au lit, quand un rayon de soleil ouvre la chambre par la fenêtre.

Nos lèvres sont dans un filet d’air.
Dans la fente où s’entr’ouvre la banquise du temps.

Nos dieux mourront.
Les chapelets de causes et d’actions issus de nos pensées se briseront.
Toutes nos oeuvres cesseront d’exister.
Les mots s’achèveront, reviendra le silence.
Le silence va parler.

Nous sommes
le vide qui a besoin de forme pour apparaitre.

Libérés de la mort, nos yeux deviendront soleil et brilleront.
Libérées de la mort, nos haleines deviendront le vent.

 

 

Présentation de l’auteur




Tanaya Winder : Regard sur la poésie native américaine

Regard sur la poésie native américaine.

Tanaya Winder : de la réserve Ute (Colorado) à la notoriété littéraire. 

Tanaya Winder est poète, performeuse, enseignante. Elle représente de façon éclatante comment de plus en plus de jeunes « Native American » comprennent la nécessité du processus de guérison

Après des générations et des générations de populations indiennes traumatisées par les politiques et les mauvais traitements qui leur ont été infligés au cours des siècles, la volonté de sortir de l’abîme grâce à la force de résilience est affirmée aussi bien dans des textes, des pièces d’art, que par des actions concrètes. Tanaya a grandi sur la réserve Ute d’Ignacio dans l’état du Colorado, elle est membre de la tribu Shoshone de Duckwater (avec également des ascendances Païute, Diné (Navajo) et même noire-américaine).

Très marquée par le suicide d’un ami étudiant qui n’était que bonté et empathie, elle en est venue dans ses textes et lectures, conférences et ateliers, à promouvoir un comportement basé sur « l’amour ». Elle écrit, enseigne sur et autour les différentes expressions de l’amour : amour de soi, amour intime, amour social, amour au sein d’une communauté, amour universel.

Elle parle souvent de l’importance de « l’œuvre du cœur » : comment l’on peut utiliser nos talents pour servir nos passions et réussir une vie en dehors des rails du succès tel que compris aux Etats Unis. Elle a obtenu une licence d’Anglais à l’université de Stanford (Californie) et une maîtrise en écriture créative à l’université du Nouveau Mexique. Après quoi elle a co-fondé avec Casandra Lopez (voir https://www.recoursaupoeme.fr/?s=Casandra+Lopez), un site littéraire nommé As/Us: A Space for Women of the World. Puis elle a fondé une compagnie appelée DREAM Warriors (les guerriers du rêve) pour aider les artistes Indiens, compagnie dans laquelle elle est secondée par le rappeur Lakota Sioux Frank Waln par exemple, ainsi que d’autres artistes « Native American », et ce afin de soutenir les étudiants Indiens apprentis artistes « perdus » dans la jungle universitaire. Auteure d’un premier livre de poésie, Words Like Love (West End Press, 2015), elle avait précédemment fait paraître un livre d’entretiens avec Joy Harjo, (voir également https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-12/), livre intitulé : Soul Talk, Song Language: Conversations with Joy Harjo (Wesleyan University Press, 2011). Son dernier livre de poésie a pour titre “Why Storms are Named After People but Bullets Remain Nameless.” (Pourquoi les tempêtes portent des noms de personnes alors que les balles restent sans nom). Dernièrement elle a assumé la charge de directrice du programme d’enseignement supérieur « Upward Bound » à l’université du Colorado à Boulder. Elle voyage à travers les Etats Unis et à l’étranger pour donner des conférences ou dire sa poésie, elle enseigne dans les universités et les lycées, mène des ateliers d’écriture. En 2010 lui fut attribué le prix littéraire Orlando. Elle milite au sein de l’organisation « Sing Our River Red », (chanter notre rivière rouge), qui se bat contre le meurtre et la disparition de femmes Indiennes au Canada et aux Etats-Unis (en toute impunité), ce en faisant voyager des expositions de places en places pour alerter, sensibiliser et informer les populations à propos de ce problème récurrent. On peut lire et suivre Tanaya sur son blog : Letters from a Young Poet (tanayawinder.com).

Dans un récent interview, Tanaya explique que le décès de son grand-père a été le déclic qui l’a incité à devenir poète. Il avait manifesté le désir que Tanaya accède à l’université afin d’accéder à une carrière de « lawyer », soit avocate. Mais à Stanford Tanaya découvre l’amour de la poésie et suit le programme de « spoken word poetry class », soit des cours qui forment les étudiants à la poésie « parlée ». Pour résumer sa pensée (partagée par d’autres Indiens d’Amérique), la poésie telle que nous la comprenons dans nos cultures occidentales est sans doute ce qui se rapproche le mieux de l’esprit « Native American » : c’est un domaine où il n’y a ni bonnes ni mauvaises réponses. Chacun l’interprète à sa façon, c’est un espace sans calcul ni arrière-pensée, c’est la façon dont nos êtres se mettent en relation avec le monde et ce qu’il contient. Mais pour prendre cette grave décision de devenir poète, il lui avait fallu d’abord renoncer à des études de droit, ce que sa communauté aurait préféré qu’elle poursuive afin de travailler pour aider les siens lors de conflits juridiques avec les institutions Américaines, fédérales ou non.  

Learning To Say I Love You by Tanaya
Winder Art "Fall" by Chief Lady Bird

Difficile à l’époque actuelle, dans un contexte occidental de matérialisme, de consumérisme à outrance, quand l’économie est devenue une « déesse » à révérer, de sentir combien l’art est indispensable, capable d’aider votre peuple à l’égal de connaissances en droit ! Maîtriser les lois du pays qui vous oppresse c’est être capable de se défendre contre lui. Mais chanter, écrire, la poésie, c’est ce qui aide au jour le jour à survivre et à ne pas se suicider avoue Tanaya. Il faut savoir que le taux de suicide parmi la jeunesse Indienne est le plus élevé des Etats Unis, c’est comme une épidémie qui ravage les réserves.

Dans son livre Words Like Love, Tanaya chante l’amour, ses joies et ses peines. Il s’agit tout au long de sa sombre quête, d’apprendre, de comprendre pour elle-même tout en nous rendant conscients de tous les aspects complexes d’un sujet si délicat. L’émotion est au rendez-vous de chaque poème, qu’il s’agisse d’amitié, d’attachement, d’amour romantique ou platonique, qu’il s’agisse de fossé culturel ou de liens familiaux. A propos de l’écriture de ce livre, Tanaya raconte volontiers que le déclic fut la perte d’un ami cher. Il ne savait pas prononcer le mot amour, et il s’est suicidé à l’âge de 22 ans. Elle en avait 24 et poursuivait des études à Oxford en Angleterre. 

Tanaya Winder, Words like love.

Elle dit : « April is a month that holds space, collecting abandoned words in my mouth’s cave, all the things I left unspoken, unsaid. My mouth is full of incomplete sentences, words like limbs chained to the tip of my tongue, waiting to be spoken and see the light of day.» (Avril est un mois qui retient l’espace, qui recueille les mots dans ma bouche-grotte, toutes les choses que j’avais tues, rendues muettes. Ma bouche est pleine de phrases incomplètes, de mots comme membres enchaînés au bout de ma langue, qui attendent d’être dits, de voir la lumière du jour.)

Plus loin : « When it happened I didn’t know there were some things words couldn’t make sense of. I didn’t know that some experiences existed in a plane just beyond any expression’s reach. I didn’t know I’d spend the rest of my life trying to get there – where words, art, song, and poetry could slow down time long enough to deconstruct a memory and rebuild it as a sculpture capable of holding all the light we cannot see. » (Quand c’est arrivé je ne savais pas qu’il y avait des choses avec lesquelles les paroles ne pouvaient pas créer du sens. Je ne savais pas que certaines expériences existaient sur un plan au-delà de la saisie de l’expression. Je ne savais pas que je passerai le reste de ma vie à essayer de m’y rendre – là où les mots, l’art, le chant, la poésie, pouvaient ralentir le temps suffisamment pour déconstruire la mémoire, et la reconstruire en une sculpture capable de retenir toute la lumière que nous sommes incapables de voir. »). En matière de sculpture voici un poème écrit par Tanaya paru sur le site superstition review :

Pense à l’assemblage d’un désir

manifesté dans la pierre si distinct qu’il devrait être étudié   pas tout à fait
pas comme Eurydice
et Orphée qui ont essayé de revenir sur la terre des vivants –
El Parque del Amor*
et El Beso devraient faire partie du corpus des mythes
à l’instar du Baiser de Rodin,
le livre dans les mains de Paolo, un presque raté de lèvres, la bouche
ouvre un cyclone, les souffles
tout juste séparés comme l’espace entre les pages. Mais
il n’y pas de dieux,
ni monstres ni héros – simplement deux corps dans l’histoire.
Et peut-être sur la terre des vivants
il est certain que toujours un amant au moins essaiera de regarder en arrière
pour appeler l’autre –
à la façon dont le soleil supplie la lune de réordonner
les constellations
qu’elles soient monuments assemblés en forme de désir.

*El Parque del Amor : à Lima, capitale du Pérou. Il s’agit d’un parc où trône la statue de Victor Delfin intitulée «El Beso » (le baiser), qui montre deux adolescents enlacés. La statue mesure 12 mètres de long et trois mètres de haut et fait face à l’océan pacifique. (N.d.T.) 

 

 

consider the assemblage of a longing

 

rendered in stone so distinct it should be studied not quite
unlike Orpheu
and Eurydice who tried to return to the land of the living—
El Parque del Amor
and El Beso should be a part of this body of myths
like Rodin's Kiss,
the book in Paolo's hand, a near-miss of lips, the mouth
opens a cyclone, breaths
barely separated as the space between pages. But,
there are no gods,
no monsters, or heroes—just two unnamed bodies in history.
And maybe
in the land of the living it is certain one lover will always try to look back,
to call the other—
the way the sun continually begs the moon to rearrange
constellations
into monuments assembled in longing.

 

 

Cherrie Moraga, chantant les louanges de Tanaya et de son livre, écrit qu’elle nous offre la possibilité de comprendre en profondeur que l’art est un moyen de guérison, que les mots censurés ou gelés comme « amour » peuvent revivre et renaître dans les eaux chaudes de notre bouche. Chaque blessure adressée spécifiquement peut trouver apaisement et guérison et cette « découverte » n’est pas rien quand on est issu d’un milieu Indien avec toutes les chances d’avoir été discriminé et/ou d’avoir subi des violences et des injustices depuis son enfance. Quant à Joy Harjo, poète Muskogee, elle remarque : « Ses poèmes sont un chant d’amour pour une génération, pour ceux qui font tout ce qu’ils peuvent afin de rester dignes en dépit des insultes, pour ceux qui sont morts tragiquement parce qu’ils ne pouvaient pas porter ce que ces poèmes portent. Dans ces poèmes se trouvent le chagrin de perdre un territoire, de perdre une famille, un amant. Cette auteure est une merveilleuse fugitive de l’histoire qui traversant la poésie a appris à voler. »

A présent voici comment Tanaya s’empare de l’histoire. Elle évoque d’abord le dix-neuvième et début du vingtième siècle, quand les enfants Indiens étaient arrachés à leur famille pour être emmenés loin de chez eux dans des pensionnats pour Indiens, afin d’en faire un prolétariat docile qui servirait les blancs et finirait par « s’assimiler » à la société américaine. Dans ces pensionnats les enfants étaient maltraités, mal nourris, violés, apprenaient la honte d’être Indien et n’avaient pas le droit de parler leurs langues maternelles tribales. Puis le poème continue en évoquant les problèmes contemporains comme la lutte contre les pipelines dans les Dakotas du sud et du nord.

Extraction

« Extraction c’est voler – c’est prendre sans le consentement, sans réfléchir, sans attention ou connaissance des conséquences que l’extraction a sur les autres choses vivantes dans cet environnement. Cela a toujours été une part du colonialisme et de la conquête. »

Leanne Simpson

Ma grand-mère dit que le pensionnat
est l’endroit où les gens se rendent pour mourir,
alors qu’elle m’apprend à broder et à tricoter,
mes mains tâtonnent au-dessus des aiguilles.
Grand-mère, quand pour la première fois
as-tu appris les chansons de ton répertoire?

 Avant que je sois née ils ont essayé de nous faire taire,
ont percé nos langues avec des aiguilles puis ont enseigné
aux filles d’alors - maintenant grands-mères - comment coudre
comme des machines. A cette époque déjà ils cousaient nos corps
comme un territoire, plein de ressources
prêtes à être extraites et exploitées.

 Nous piquons ensemble des phrases ; ma grand-mère
patiemment m’apprend des mots « en Indien » comme elle dit.
Mugua-vi signifie cœur – je veux apprendre comment déterrer cela,
enterrer*, sogho’mi je veux des mots à dé-boire les drogues que nous aimons 
dans nos veines parce que pour certains d’entre nous c’est l’unique moyen
connu pour continuer à respirer. Je veux dire :
l’alcoolisme est le symptôme, pas la maladie.

 Peut-on dé-suicider, dé-pipeliniser,
dé-partir nos chers disparus ? Il n’y a pas de mots
pour défaire mais de nombreuses façons de dire revenir.
Nous ne pouvons revenir au temps d’avant
avant que nos pères commencent à s’évaporer
avant que nos mères commencent à s’inonder elles-mêmes
dans des rivières nonmondialisables parce que leurs mères
avaient été capturées il y a longtemps. Et nous cherchons encore
draguons les rivières rouges jusqu’à ce que nous trouvions chaque corps
mentionné absent.

Car du plus loin que je me souvienne nous avons été volés :
de la réserve aux pensionnats industriels
et aujourd’hui nos filles, femmes, et deux-esprits disparaissent encore
assassinés. Je n’ai
assassinés. Je n’ai pu trouver de mot pour cela.
Mais yáakwi signifie couler ou disparaitre. Où tombons-nous donc ?
Quand avons-nous commencé à nous évanouir ?

 Nous cousons nos souvenirs devenus vieilles cicatrices, une douleur enregistrée
aussi précise qu’enfiler une aiguille à travers le chas de laquelle on voit à peine.
Quelquefois je veux mettre le feu à ce monde,
transporter l’odeur de fumée où que j’aille
ainsi (si je venais à manquer) vous sauriez comment me trouver.
Est-ce la raison pour laquelle nos mères ont été élevées pour devenir gardiennes du foyer ?
Et nos pères tellement coupables qu’ils ont pelleté la cendre dans leurs bouches ?
C’est ici que ma langue trébuche : sur son être colonisé.

Grand-mère, quand il s’agit de laisser aller
mes mains me trahissent toujours,
mais ma bouche veux raconter l’histoire
des chansons que tu chantes encore doucement ‘áa-qáa
parce qu’un jour quand nous serons parties,
la seule chose qui restera pour remplir l’espace
que nos corps laisseront sera le silence.

 

*enterrer ici pourrait faire référence au livre célèbre de Dee Brown : Enterre mon cœur à Wounded-Knee (titre original : Bury my Heart at Wounded Knee), paru en 1970, et qui est une sorte d’encyclopédie des luttes et batailles vues du côté des Indiens d’Amérique tout au long de la « conquête ». Le sous-titre de ce livre, évocateur ô combien, est : La longue marche des Indiens vers la mort. (N.d.T.)

 

 

“Extracting is stealing—it is taking without consent, without thought, care or even knowledge of the impacts that extraction has on the other living things in that environment. That’s always been a part of colonialism and conquest.” – Leanne Simpson

 

My grandmother says boarding school
is where people go to die,
as she teaches me to embroider and knit,
my hands fumble over the needles.
Grandmother, when did you first learn
how to sing the songs you carry?

Before I was born they tried to silence us,
pierced our tongues with needles then taught
our then-girls-grandmothers how to sew
like machines. Even then, they saw our bodies
as land, full of resources
waiting to be extracted and exploited.

We stitch together phrases; my grandmother
patiently teaches me words, “in Indian” as she says.
Mugua-vi  means heart—I want to learn how to unbury this,
bury, sogho’miI want words to un-drink the drugs we loved
into our veins because for some of us this was the only way
we knew how to keep breathing. I want to say—
alcoholism is the symptom and not the disease.

Can we un-suicide, un-pipeline,
un-disapppear our dear ones? There is no word
for undobut many ways to say return.
We never get to go back to before
our fathers began evaporating
and our mothers started flooding themselves
into unglobable rivers because their mothers
were taken long ago. And, we are still searching
dragging rivers red until we find every body
that ever went missing.

For as long as I can remember, we’ve been stolen:
from reservation to Industrial boarding schools
and today our girls, women, and two-spirit still go missing
and murdered. I could find no word for this.
But yáakwiis to sink or disappear. Where is it we fall?
When did we first start vanishing?

We sewed new memories into old scars, a recorded pain
so precise like threading a needle one can barely see through.
Sometimes I want to set this world on fire,
carry the scent of smoke wherever I go
so (should I go missing) you’ll know how to find me.
Is this why our mothers grew up to be keepers of the fire?
And our fathers so guilty they shovel ash into their mouths?
This is where my tongue stumbles over its colonized self.

Grandmother, when it comes to letting go
my hands have always failed me,
but my mouth wants to tell the story
about the songs you still sing softly ‘áa-qáa
because one day when we’re gone,
the only thing left to fill the space
our bodies leave will be silence.

 

 

 

Tanaya confie dans un entretien récent qu’elle a été touchée par un poème (« One Art ») d’Elizabeth Bishop qui dès le premier vers dit : “The art of losing isn’t hard to master.” (l’art de perdre n’est pas difficile à maîtriser). Ceci fait évidemment écho à l’expérience des Indiens d’Amérique du nord à qui les colons et l’état américain ont presque tout pris, presque, car l’esprit des cultures et des langues demeurent, les valeurs demeurent. Et ce phénomène de perte est universel : on perd son temps, on perd un proche, cela arrive tous les jours partout, parfois brutalement, et c’est ce qui crée une tension que nous pourrions aussi appeler poésie.  

Tanaya comme toutes les personnes de sa génération, est active sur les réseaux sociaux, on peut la lire sur Instagram, elle poste des paroles entre prières et sagesse Indienne, afin d’encourager ses « frères et sœurs » à reprendre confiance, à reprendre courage, à aimer leurs vies comme la vie en général, quelque soient les épreuves qu’ils endurent encore, car c’est ce cette façon, en restant Indiens avec leurs valeurs de résilience, de beauté et d’harmonie, qu’ils pourront montrer au monde et aux leurs, comment comprendre le monde, comment vivre sa relation au monde et y participer afin d’atteindre une plénitude digne de l’adjectif « humain ».

Un exemple de ces messages :

Je prie chaque jour et tente de vivre ma vie
en reconnaissant, en honorant les modes de
vie que nos ancêtres nous ont offert. Je le
fais car je veux que mes ancêtres me
rencontrent dans cette vie, et sur le chemin
de l’esprit qui vient après.
Je veux que mes ancêtres me connaissent.

 

 

P        pour férocement

      embrasser

U        une ancestrale

R         résilience

J’aimerais conclure la présentation de cette auteure ô combien attachante avec ce poème « en prose » qui affirme le rôle ancestral des femmes dans leurs communauté : assurer le lien social, faire régner la paix et l’harmonie, créer les conditions grâce auxquelles chaque membre de la communauté peut s’épanouir et donner le meilleur de lui-même parce qu’heureux. Poème où les mots ne commencent pas par des lettres majuscules même après les points. Pas de hiérarchie, mais la simplicité et l’efficacité en forme de témoignage et de manifeste. Tanaya a trouvé sa mission et elle l’assume jusqu’à l’achèvement de ses forces, ainsi que le font nombre d’autres femmes Indiennes, qu’elles soient auteures ou non, car mères et sœurs elles sont ; comme le font aussi des hommes Indiens, ils sont frères et pères, et tous ensemble ils peuvent rétablir la fierté d’une identité et la beauté de la « Red Road », cette voie rouge à l’Indienne dont nous, occidentaux, devrions bien nous inspirer avant que la terre par trop empoisonnée, ne puisse plus ni nous supporter, ni nous nourrir.

Any Good Indian Woman - N’importe quelle femme Indienne bonne

je sors mes frères des mots, indienstupide, tirés comme des balles, quand les gens demandent pourquoi mes frères détestent l’école je dis : l’esprit se souvient comment ça fait d’être abandonné derrière, quand l’Amérique enlevait les enfants de chez eux, déportait des familles en les séparant, arrachait la main d’un enfant à celle de sa mère pour les placer dans des pensionnats. mes frères pleurent une perte qu’ils essaient de réparer en trouvant un chez eux en une autre personne, alors ils voyagent de la réserve à la ville en chantant des blues et les chansons d’amour de l’année 49.

             i pull my brothers from words, stupid injun, shot like bullets. when people ask why my brothers hated school i say: the spirit remembers what it’s like to be left behind when america took children from homes, displaced families with rupture, ripping a child’s hand from a mother’s to put them in boarding school buildings. my brothers are mourning a loss they try to fix in finding home in another person, so they travel from reservation to city singing blues and 49 songs about love.

    je sors mes frères de voitures affublées de noms Indiens : navajo, cherokee, & tacoma. sur une route destinée au danger mes frères sont nés avec le désir de revenir de déportation & des longues marches pendant des kilomètres & et des kilomètres & des kilomètres de déplacement. mes frères se cherchent eux-mêmes au moyen de dépendances malsaines déguisées en pansements de fortune.

   i pull my brothers from cars named after indians: navajo, cherokee, & tacoma. on a danger-destined road my brothers are born longing for a way back from relocation & long walks across miles & miles & miles of removal. my brothers search for themselves in unhealthy addictions disguised as makeshift bandages. 

   je sors mes frères des bouteilles au fond desquelles ils pensent que des réponses se cachent. mes frères trébuchent dans des ruelles à la recherche d’un amour & des rires qui leurs furent volés tout comme la terre. et quand leurs corps bruns tentent de trouver la guérison et l’amour, d’autres corps bruns grimacent à leur contact parce que tout comme pour n’importe quelle bonne indienne, nos corps sont connectés à une terre, encore violée par les pipelines allongés de force à l’intérieur de tout ce que nous tenons pour sacré. et mes frères s’accrochent à leur bagage émotionnel colonial si fermement qu’ils pensent que c’est force de gravité

 i pull my brothers from bottles they think answers might be hidden at the bottom of. my brothers stumble through back alleys looking for a love & laughter that was stolen from them like the land. and when their brown bodies try to find healing & love, other brown bodies cringe at their touch because like any good indian woman, our bodies are connected to an earth, still being raped by the pipelines forcibly laid down inside all that we hold sacred. and my brothers hold onto their colonial emotional baggage so tightly they think it’s gravity

     alors des océans je sors mes frères tellement convaincus de mériter la souffrance qu’ils se noient presque dedans. et parfois mes frères taillent dans leurs poignets le deuil ancestral, incisions pour se souvenir du seul moment où ils sont rouges, écorchés c’est quand le sang s’écoule depuis les plaies ouvertes que l’Amérique a entaillé dans nos peaux brunes. amour de soi : exercer une pression.

                    so i pull my brothers from oceans believing they deserve the hurt so much they nearly drown themselves in it. and sometimes my brothers knife ancestral grieving onto their wrists, slits to remember the only time we are ever red, skinned is when blood flows from the open wounds america knifed onto our brown skin. self-love: apply pressure. 

          je sors mes frères des cendres. l’Amérique a essayé de nous brûler ne sachant pas que nous étions déjà flammes.

                                        i pull my brothers from ashes. america tried to burn us not knowing we were already flame. 

& ce seront les histoires que je raconterai à mes petits-enfants quand un jour ils me demanderont : pourquoi être une bonne indienne signifie que nous brûlons comme le phénix et qu’à maintes reprises nous sortons nos frères.

& these will be the stories i tell my grandchildren when one day, they ask me – why being a good indian woman means we burn like phoenix repeatedly pulling our brothers. 

 

(A retrouver sur le site :https://www.worldliteraturetoday.org/2017/may/any-good-indian-woman-tanaya-winder)

 

Any Good Indian Woman - N’importe quelle femme Indienne bonne

 

je sors mes frères des mots, indienstupide, tirés comme des balles, quand les gens demandent pourquoi mes frères détestent l’école je dis : l’esprit se souvient comment ça fait d’être abandonné derrière, quand l’Amérique enlevait les enfants de chez eux, déportait des familles en les séparant, arrachait la main d’un enfant à celle de sa mère pour les placer dans des pensionnats. mes frères pleurent une perte qu’ils essaient de réparer en trouvant un chez eux en une autre personne, alors ils voyagent de la réserve à la ville en chantant des blues et les chansons d’amour de l’année 49.

             i pull my brothers from words, stupid injun, shot like bullets. when people ask why my brothers hated school i say: the spirit remembers what it’s like to be left behind when america took children from homes, displaced families with rupture, ripping a child’s hand from a mother’s to put them in boarding school buildings. my brothers are mourning a loss they try to fix in finding home in another person, so they travel from reservation to city singing blues and 49 songs about love.

    je sors mes frères de voitures affublées de noms Indiens : navajo, cherokee, & tacoma. sur une route destinée au danger mes frères sont nés avec le désir de revenir de déportation & des longues marches pendant des kilomètres & et des kilomètres & des kilomètres de déplacement. mes frères se cherchent eux-mêmes au moyen de dépendances malsaines déguisées en pansements de fortune.

   i pull my brothers from cars named after indians: navajo, cherokee, & tacoma. on a danger-destined road my brothers are born longing for a way back from relocation & long walks across miles & miles & miles of removal. my brothers search for themselves in unhealthy addictions disguised as makeshift bandages. 

   je sors mes frères des bouteilles au fond desquelles ils pensent que des réponses se cachent. mes frères trébuchent dans des ruelles à la recherche d’un amour & des rires qui leurs furent volés tout comme la terre. et quand leurs corps bruns tentent de trouver la guérison et l’amour, d’autres corps bruns grimacent à leur contact parce que tout comme pour n’importe quelle bonne indienne, nos corps sont connectés à une terre, encore violée par les pipelines allongés de force à l’intérieur de tout ce que nous tenons pour sacré. et mes frères s’accrochent à leur bagage émotionnel colonial si fermement qu’ils pensent que c’est force de gravité

 i pull my brothers from bottles they think answers might be hidden at the bottom of. my brothers stumble through back alleys looking for a love & laughter that was stolen from them like the land. and when their brown bodies try to find healing & love, other brown bodies cringe at their touch because like any good indian woman, our bodies are connected to an earth, still being raped by the pipelines forcibly laid down inside all that we hold sacred. and my brothers hold onto their colonial emotional baggage so tightly they think it’s gravity

     alors des océans je sors mes frères tellement convaincus de mériter la souffrance qu’ils se noient presque dedans. et parfois mes frères taillent dans leurs poignets le deuil ancestral, incisions pour se souvenir du seul moment où ils sont rouges, écorchés c’est quand le sang s’écoule depuis les plaies ouvertes que l’Amérique a entaillé dans nos peaux brunes. amour de soi : exercer une pression.

                    so i pull my brothers from oceans believing they deserve the hurt so much they nearly drown themselves in it. and sometimes my brothers knife ancestral grieving onto their wrists, slits to remember the only time we are ever red, skinned is when blood flows from the open wounds america knifed onto our brown skin. self-love: apply pressure. 

          je sors mes frères des cendres. l’Amérique a essayé de nous brûler ne sachant pas que nous étions déjà flammes.

                                        i pull my brothers from ashes. america tried to burn us not knowing we were already flame. 

& ce seront les histoires que je raconterai à mes petits-enfants quand un jour ils me demanderont : pourquoi être une bonne indienne signifie que nous brûlons comme le phénix et qu’à maintes reprises nous sortons nos frères.

& these will be the stories i tell my grandchildren when one day, they ask me – why being a good indian woman means we burn like phoenix repeatedly pulling our brothers. 

 

 

(A retrouver sur le site :https://www.worldliteraturetoday.org/2017/may/any-good-indian-woman-tanaya-winder)

 

 

Présentation de l’auteur