Les Carnets d’Eucharis : Lire Charles Racine aujourd’hui

LIRE CHARLES RACINE AUJOURD’HUI

Charles Racine (1927-1995) est un poète suisse dont l’œuvre fut partiellement publiée de son vivant. Outre une plaquette, Sapristi, (Zürich, Hürlimann, 1963), il publia sous son nom deux livres : Buffet d’orgue (Zürich, Hürlimann, 1964) et Le Sujet est la clairière de son corps (Paris, Maeght, 1975). Il collabora par ailleurs à de nombreuses et prestigieuses revues en France, dont Le Nouveau Commerce, La Traverse, L’ÉphémèrePo&sie et Argile.

Il fut ainsi le contemporain ou l’ami de nombreux poètes qui écrivirent l’histoire de la poésie des années 60 et 70, comme Jacques Dupin, André du Bouchet, Jean Daive ou Michel Deguy, et fut soutenu par d’éminents critiques tels Georges Poulet ou Jean Starobinski, pour ne citer que quelques noms. Jusque dans l’effacement de ses écrits, Charles Racine et sa langue « posthume » témoignent de l’existence de la poésie. Cette œuvre qui semblait vouée au secret est désormais sortie de l’ombre où se tient l’étincelle du poème qui luit sous un Ciel étonné. Ce fut le titre du recueil posthume qui reprit en 1998, à l’initiative de Martine Broda et de Jacques Dupin, Le Sujet est la clairière de son corps (Maeght, 1975) avec les principaux écrits de Charles Racine publiés dans différentes revues françaises. Ainsi dans sa trajectoire solitaire avait-il croisé l’aventure éditoriale de la revue L’Éphémère créée sous l’impulsion de l’éditeur d’art Aimé Maeght. Avec le souci d’interroger la matière du poème, élargie à la question de l’art, l’écriture de Charles Racine trouva un port d’attache temporaire dans les pages de L’Éphémère puis de la revue Argile, de prometteuses revues qui accueillirent ses textes grâce aux rencontres avec les poètes de l’époque. L’étonnant recueil qui parut aux éditions Maeght en 1975 donnait à lire un subtil assemblage de textes, véritable alliage poétique accompagné de quatre gravures d’Eduardo Chillida. Par-delà son titre générique, Le Sujet est la clairière de son corps, ce recueil qui n’ouvrira pas un chemin vers d’autres projets de publication, constitue en lui-même un art poétique, et à sa manière singulière d’exister, « un lieu hors de tout lieu », ainsi que le définit le poète et ami Claude Esteban. Cette exceptionnelle publication reste pour les écrits de Charles Racine qui se poursuivront dans un retrait de plus en plus marqué jusqu’aux années 1990, un espace unique de dévoilement qui ne laissa pas indifférents les lecteurs du moment. Ainsi ce fut dans le premier numéro d’une nouvelle revue fondée en 1977 par Michel Deguy, la revue Po&sie, que parurent en ouverture un ensemble de poèmes de Charles Racine datés de 1942 à 1968. Cette poésie vouée à l’exil de l’écriture et qui met en question la lecture même du poème jusque dans le suspens d’une langue qui s’abîme dans ses reprises incessantes, a pris le risque d’exposer son échec, sans jamais oublier l’injonction de Paul Celan dans son discours Le Méridien prononcé le 22 octobre 1960 : « Prends plutôt l’art avec toi pour aller dans la voie qui est le plus étroitement la tienne. Et dégage-toi. »

 

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Les Carnets d’Eucharis

Conçue sous forme de triptyque, cette publication rassemble tous les articles publiés dans les numéros annuels des Carnets d’Eucharis des éditions 2016 et 2017, augmentée en 2018 de documents inédits, dont un long entretien avec Gudrun Racine, l’épouse du poète, dépositaire des Archives Charles Racine à Zurich. Placée sous le signe de « la rencontre de Charles Racine », elle a pour dessein d’éclairer les lecteurs autant sur la vie que sur l’œuvre d’un poète longtemps dissimulé.

Des articles, des poèmes, des lettres, des notes, des manuscrits, des entretiens et des témoignages ont aidé à la réalisation de cet ouvrage exceptionnel diffusé en France et en Suisse. Cette édition spéciale « Charles Racine – Dans la nuit du papier » constitue la première monographie consacrée au poète suisse et a été publiée en décembre 2018 avec le soutien de la Fondation Jan Michalski par la revue Les Carnets d'Eucharis que dirige Nathalie Riera. Cet hommage a été́ rendu possible grâce au concours de ceux qui ont été́ proches du poète, mais aussi de ceux qui ont pressenti une œuvre à venir.

 

Les Carnets d’Eucharis, édition spéciale « Charles Racine - Dans la nuit du papier », 104 pages (dont un Cahier visuel de 8 pages), 2018.

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BRÈVE ANTHOLOGIE DES ÉCRITS DE CHARLES RACINE

Légende posthume

Lorsque je viens
les cailloux craquent
sous mon pas
mes mains cherchent
ton endroit sur la pierre
ami où es-tu ami sous la pierre

le silence des fleurs blanches est-ce ta voix
le murmure de la feuille ta joie de me voir
est-ce la plume qui court
sur les ombres les feuilles couchées dans les fleurs
les mots que tu laisses

le souffle chaud qui s'appuie à mes jambes
est-ce la caresse d'une vie
les larmes qui baignent la fleur
est-ce l'ivresse de ces lieux
est-ce le long de ta mort
que s'incline ton ami

1953, Charles Racine, extrait de « Le Sujet est la clairière de son corps »,
in Légende Posthume, Éditions Grèges, 2013, p.21.

 

Charles Racine – Légende posthume, Éditions Grèges, 2013.

 

Poésie tu donnes lieu à la rescision
Tu l'accomplis cet acte
Que ne me reste-t-il quelque mie
sur la page Poésie tu es pulpe
jusqu'à même les contours de ton corps
présence tranchante d’avoisinage
du corps médiatif
qu'elle assume d'ailleurs incorpore
Non que ne me reste-t-il quelque mie sur la page
sinon que rapatriant qui ne vient
dans mes poches
le crayon se déploie dans l'hypnose sèche
moi au bas de ses moyens
du bas de ses moyens regardant vers le stylite
Je ne suis que cette girouette
qui parfois déploie un bras
qui l'attrape à la nuque qui ne laisse rien. 

 

1964, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.74.

//

 

mon traîneau d’enfance s’est perdu
je pleure plus fort que d’enfance
je l’avais alors pleuré ce traîneau
je le pleure plus fort que de neige
je ne saurai jamaisle breuvage
dont je suis en reste
qui me cède à l’écart
où j’emblave une panique

 

//

 

Les signes à pleines mains dressent
leurs barrières dans la houle
Un divin naufrage est souhaité
mais le poème est face à ces lames
qu’abandonne la mer qui se retire
Économie du trait évoquant le relief
Des mains adressent leur paume
au pont qui chante et s’illumine
dans la voirie

 

//

 

je suis un livre
ouvert à la lecture
poursuivie et pourchassée inhumée
filet de vie qu’affirme le passage de la grille
de vie qui s’élit
sur le parcours infirme
au fil des pierres tombales

 

1964, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.58, 59, 60.

 

//

 

Soleils frais blanchissent
ce regard que baigne la rivière
qu’elle met en montagne
absence qu’elle met dans la neige
pour recevoir la jeune fille
quiétude qu’investit l’hiver
couvre le creux qui cerne l’être
désinvolture que parcourent les cernes
de l’arbre qu’ils n’aient ramené l’étendue
désolation tracée dans la terre
ne leur vienne choyée
qu’ils ne laissent tomber l’hiver
sur une branche ramassé

 

1967, Charles Racine, extrait de Légende posthume, Éditions Grèges, 2013, p.102.

 

//

 

[AUTOBIOGRAPHIE]

Étant corps éclairé du sujet qui en est la clairière, corps abrégé qui danse
à la lueur du sujet, eau versée corps versé dont le sujet est la clairière

L'eau me dompte me singe  La nuit-le corps s'empare d'une corde dont elle
joue  Et l'heure tôt apparue  Clairière de l'eau versée, du corps versé

Ériger la formule  Stature de l'homme

Ainsi la nuit-le corps emportée par une lueur qui me révèle

Tout règne et songe  La lettre pleure ailleurs parfois pleure sous une horloge,
vacance du temps qui lui serait sujet, dont elle serait sujette ?

Le sujet se penche sur la vitre, d'où résulte un regard
Mourante qu'à travers un regard versé le chant me désigne

 

1974, Charles Racine, extrait de « Le Sujet est la clairière de son corps », in Légende Posthume, Éditions Grèges, 2013, p.189.

 

 

 

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Y a-t-il lieu d'écrire ?

 

Je ne suis pas là moi-même.
Ma tête est un sabot,
une élision,
auxquels on ne fait pas fête, il me semble.
Je ne crois pas aux poètes
qui prennent le sens, le pouls de la vie.
Il parcourait déjà des chemins de ronde.
Ces poèmes qui sont venus sous votre plume,
dans cette situation privilégiée, la plus étrange,
ce porte-à-faux poétique.
Il y a plusieurs années, j’avais écrit un texte
que je ne retrouve pas et vers lequel convergeaient
72 assonances : c’était la légende qui sous la plume
emmène par la main autant d’encre répandue.

 

1962, Charles Racine, extrait de « Le regard laitier », in Y a-t-il lieu d’écrire ? Éditions Grèges, 2015, p.102.

 

 

Charles Racine – Y a-t-il lieu d'écrire ? Éditions Grèges, 2015.

 

 

Chez AT
dissimulation et simulation se portent
l’une vers l’autre affrontant, pour
l’amener à leur lieu de rencontre
le trajet des masques et de la simulation,
dans la syncrétude (syncrétisme)
du regard plissé (de l’œil plissé),
en quelque sorte, défaite
temporaire–précaire de l’être capturé,
alors qu’il tue, dans sa visibilité,
par le regard qu’il dispute à la
persistance en laquelle ce dernier
est introduit, insinué.

La lutte du masque (et de la métaphysique) : 
AT installe le conflit (sa corrida) 
en ce lieu déporté de la lettre, du tracé ;
du tracé de la lettre.

AT, c’est le masque troussé où se porte
l’assaut du masque.

AT installe le conflit (sa corrida)
en ce lien déporté de la lettre, du tracé ;
du tracé de la lettre.

Tout est répliqué.

 

1967, Charles Racine, extrait de « Rencontre de Tàpies », in Y a-t-il lieu d’écrire ?Éditions Grèges, 2015, p.208.

 

//

 

Sans cause je travaille — une rivière tranquille et subitement
la houle qui la grossit, emportant la vie et ses papiers de la berge,
prière auprès de la voirie toute-puissante —
quand la tristesse m'accable je traduis Hölderlin,
quand le sang émet sa fatigue, je traduis.

Pilotis, piquets, forêt de lances vers le ciel,
affirmations surgissant du sujet de la syncope.
Rien n'est moins lointain du voyage à travers lequel
j'entrepris de me quitter.

1966/67, Charles Racine, extrait de « Ce qu'a tramé le pas », in Y a-t-il lieu d’écrire ?Éditions Grèges, 2015, p.215.

 

//

 

Ce que j’écris sans déployer un mythe vers hier
oppose un frontal entêtement à demain.
Que le cœur rabattu dans ces lignes pourvoie à sa sagesse !
L’heure succombe à l’heure.
Il y a dehors un soupçon qui règne, qui veille pour les hommes.
Pour moi, les yeux font le tour du regard
pour aller se taire en lui ; le regard qui n’est pas hébergé.
Qui ! se traînait encore, endurant la dernière flamme.

 

1966/67, Charles Racine, extrait de « Ce qu'a tramé le pas », in Y a-t-il lieu d’écrire ? Éditions Grèges, 2015, p.217.

 

 

 

 

 

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Poésie ne peut finir

 

quand toutes tes nuits, Eurydice
s’endorment en moi
s’emportent en moi
le vers dans le recueil
est irremplaçable
que le recueil ne remplace
quand toutes tes nuits, Eurydice
eurent fomenté leurs troubles
la musique fut vaine
quand toute nuit perdue
en paillette de jour
forme le livre de ma séparation
le jour à travers la nuit
s’éloigne
quand toutes cellules nouvelles
toutes nuits
se meurent d’être mises à jour
quand toutes nuits
réduites à l’aboiement de l’aube
s’emportent de leur berceau
nul est le mot
que lutte sourde ne remonte
à travers les saisons

 

1971, Charles Racine, extrait de « Nuit mais que la nuit s’achève », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.40.

 

 

Volume III Charles Racine - Poésie ne
peut finir
- Éditions Grèges 2017

 

Il n’y a de sueur
qu’elle ne propage l’homme
entre la mort et l’amour.

Je veux châtrer ma baraque
(y) mettre d’autres serrures.

Le bleu et le dit.

Il me suffit d’être ce que je suis,
ce dont je souffre.

L’amour, s’il n’est conjoint,
fait regretter l’enfance
et son chant.

C’est un homme qui aime et court
autour d’une couronne sans y
être jamais.

Mon oreille n’est point sourde
à la mort.

 

1975, Charles Racine, extrait de « Fable déflorée », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.157.

 

//

 

Je m’éveillerai de la mort
c’est certain ! Je traverserai 
les lignes, les courbes de ma texture
les enjambant toutes, je serai libre de tout opprobre
je serai la route et le vaisseau
je serai l’eau voyante, l’eau voyant ceux qui existent

Je n’irai pas portant mon sac vide de pain

 

1975, Charles Racine, extrait de « Il faut avoir traversé l’écriture », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.177.

 

//

 

Riveraine ô regret de ce
qui eût pu être. Ô maison
autre que celle-là que j’aurais
pu habiter. Ô paysage m’en
cachant le visage
que j’aurais pu voir.
Ô torrent m’en cachant la
fenêtre que j’aurais pu du regard
abriter. Ô terre dont l’avoir m’éloigne
et me fait perdre pied.

 

1985

 

//

 

Une missive

Je ne suis là,
sans commencement ni fin.
Phrases courtes.
trajets rapidement parcourus
pour éviter les ruptures et les silences.

 

1988, Charles Racine, extrait de « Une missive », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.279 et 303.

 

//

 

Lettres posthumes (Légende posthume)

Légende où les lettres posthumes configurent les plumes
tombales.

Le sujet est mort au poème.
La lettre m’est posthume (elle est à lire après ma mort).

Mes lettres pacifiques, non conflictuelles,
dans l’enclos poétique.

La poésie serait le récit de l’absence.

Le poète succombe à la lettre qu’il trace. Mais il « poursuit sa vie »
en traçant la seconde lettre, le second mot, la seconde phrase.

J’ai des lettres, j’ai des mots, j’ai des phrases et j’ajourne
l’incarcération phraséologique.

 

1994, Charles Racine, extrait de « Une missive », in Poésie ne peut finir, Éditions Grèges, 2017, p.313.

 

 

 

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Texte de présentation de l’éditeur à l’occasion de la parution du volume III des écrits de Charles Racine Poésie ne peut finir. Pour toute commande auprès des éditions Grèges, voir le site www.greges.net

 

Les éditions Grèges

Inaugurée avec la publication « originale » des textes publiés de son vivant, Légende posthume (Grèges, 2013), cette édition des œuvres du poète se termine avec ce nouvel ouvrage principalement composé de textes inédits. Il vient compléter Y a-t-il lieu d’écrire ? (Grèges, 2015), dont la sélection de textes couvrait les années 1942-1969. Cette fois, c’est la période 1970-1994 qui est traversée, c’est-à-dire à nouveau une vingtaine d’années. Ce deuxième moment de la vie poétique de Racine est emblématique. Il semble en effet proposer deux mouvements successifs contradictoires : une percée (les années soixante-dix) et un retrait (les années quatre-vingt). Ce qui frappe dans ces textes qui cultivent parfois l’inachevé comme un art poétique, c’est la cohérence d’une œuvre qui aura fait de sa recherche perpétuelle le processus en cours de son élaboration. Une œuvre processuelle en effet, où se lit l’affirmation d’un style et d’un matériau, de thèmes ou de motifs, entre innovation (étrangeté syntaxique ou lexicale) et simplicité (évidence des propositions, nudité du geste d’écriture). Une poétique des restes, de l’éparpillement, à travers laquelle le poète « étripé », supplicié à la lettre, confronte son corps autant que son esprit à ce désir d’incarnation poétique qui le meut, jusqu’à souffrir d’une telle –improbable sinon impossible – transsubstantiation. « Le poème me récolte et me dénude et me laisse là, démuni. » La question du sujet (de l’individu ou indivis poétique) constitue en effet le cœur de sa poésie. Cette poétique de la dispersion et de l’inachèvement, cette difficulté de se rassembler, se reflètent bien évidemment dans les papiers laissés et archivés par le poète, proposant souvent des textes dans un état précaire, suspendus à l’instant d’un travail toujours en cours. Nous ne présentons pas une édition critique ni complète, mais un parcours singulier rendant compte d’un tel travail à l’œuvre. Une exhumation. Certains textes étaient comme en attente de publication, d’autres plus rétifs, saisis dans le travail de leur précipité. Comme pour les volumes précédents, et plus particulièrement dans la lignée de Y a-t-il lieu d’écrire ?, nous avons procédé à des choix, choix de poèmes ou de mises en forme. Nous avons globalement respecté la chronologie de textes le plus souvent datés, parfois avec précision. Afin d’organiser l’afflux épars de ces derniers, nous avons découpé des séquences en suivant la logique de certains ensembles ; les titres proposés sont extraits de poèmes ou proviennent des multiples notes ou notations, réflexions ou ajouts, qui jalonnent les manuscrits et les tapuscrits : Nuit mais que la nuit s’achève (regroupant des textes des années 1970-1972), Le pain défait que rejoigne la mie (1971-1973), La voix de l’eau perchée (1973-1975), Il faut avoir traversé l’écriture (1975-1979), Le feu éteignit le feu (1980-1984), Une missive (1985-1994). Parallèlement à ce découpage relativement arbitraire se distinguent des cycles ou de grands ensembles poétiques délibérément constitués et, pour la plupart, nommés : Une femme au bord de l’heure (1969/70), Ondée des cordes (décembre 1971), Fable déflorée (mars 1975), Pérouse (octobre 1975), Rome (septembre/octobre 1978), Le Testament (mars 1983) ou Convenir du poème (janvier 1984).




Alma Saporito : Poèmes du Juke-box, extraits

choix et traduction de Marilyne Bertoncini

L’art d’Alma Saporito lui ressemble :  couleur d’âme délicate, il se découvre dans les évocations de sa poésie et l’alchimie de ses collages. Deux arts d’assemblage - de mots, de bribes de souvenirs, ou d’images découpées.

« Tout était jeu/ la fantaisie transforme / l'absolu d'un objet »  écrit-elle dans l’un des poèmes de son recueil  Al Tempo del Juke-box : cette pratique ludique, ce passe-temps créateur, ramène à la mémoire les jeux du temps passé, où l’on se déguisait en fée ou en zorro, où l’armoire recélait des mystères...

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©Alma Saporito

Mais je sais qu’il faut aussi entendre par « jeu»  cet espace - infime et nécessaire - laissé entre deux pièces d’un mécanisme ;  invisible, puisqu’il s’agit d’un  « vide » ténu (plus grand, il empêcherait le mouvement) , mais dont l’indispensable présence permet aux différentes pièces de s’imbriquer plus souplement, de “jouer” entre elles. Ainsi,  ce vide, dans les oeuvres d’Alma Saporito, permet de jouer avec le lecteur, de l’inviter à laisser s’infiltrer son  imaginaire  entre les plis, entre les mots, et d’animer les éléments du collage...

C’est tout un  art d’animation, qui touche à la profondeur sans la dévoiler, que nous vous invitons à découvrir. L’artiste, discrète, nous disait récemment combien lui importait, en réalisant ses collages, d’y ménager profondeur et mouvement. C’est une dimension que l’on ressent fort bien, en contemplant ces montages inscrits dans le cadre d’une barquette de polystirène, comme de modernes icones étrangement tridimensionnelles, auréoléeset troublantes, reflets d’une modernité où se mêlent élements provenant de vieux magazines et de revues contemporaines, pour donner une image de la femme telle qu’Alma Saporito la décline: protéiforme, maîtresse de ses choix et de son destin, dansant sur le monde, jouant des artifices pour exprimer, avec humour et tendresse,  son insaisissable et authentique identité.

C’est de même, tendre, sans être mièvre, l’image de l’enfance qu’évoquent les poèmes, avec des mots simples, presque transparents à force de netteté, faisant apparaître nettement la silhouette de ces objets d’autrefois – juke-box, bicyclette... - autant d’éléments revus avec la distance amusée de l’adulte, re-créant cette «  ile qui n’existe pas»,  et dont l’absence, plus réelle que bien des constructions -  l’autrice n’écrit-elle pas qu’elle existe bien pour elle ? - permet aussi au lecteur, embarqué par ce jeu, d’entamer lui aussi un voyage vers le passé et son imaginaire.

 

Il mio
è stato il tempo
dei jukebox
non auricolari
ad isolare dal mondo
ma musica condivisa
ognuno ad aspettare
l’altrui scelta
a volte a riascoltare
lo stesso brano
e quando sulla spiaggia
si correva allo stabilimento
con gli spiccioli
per un gelato e una canzone
calzavo gli zoccoli
per isolarmi dalla scossa
che pizzicava le dita
nell’introdurre una moneta
e così gli altri
mi porgevano
monete e desiderio
ed io
a manovrar
la melodia.

 

 

Mon époque,
c'était celle
du jukebox
pas des écouteurs
qui t'isolent du monde
mais la musique partagée
chacun en train d'attendre
le choix de l'autre
parfois réécoutant
le même morceau
et quand sur la plage
on courait vers le bar
avec la monnaie
pour une glace ou une chanson
j'enfilais les socques
pour m'isoler de la secousse
qui piquait les doigts
en introduisant une pièce
et comme ça les autres
me passaient
monnaie et désirs
et moi
je dirigeais
la mélodie

Ballando sul mondo ©Alma Saporito

 

*

Le ho amate
tutte
le mie biciclette

fino all’ultima ruggine
al pedale staccato
al fanale bruciato


le tengo riposte
tra molti ricordi e polvere
nei loro colori assortiti

la grigia
mi condusse in campagna
d’estate
con pedalata veloce e sicura

la nera
nella pioggia e nel freddo
di mattine
dal duro risveglio

la rossa
ancora cammina
cigolando e arrancando
scheletro stanco.

 

 

Je les ai aimées
toutes
mes bicyclettes

jusqu'à la rouille ultime
la pédale détachée
le phare grillé

je les garde rangées
parmi souvenirs et poussière
dans leurs couleurs assorties

la grise
qui me conduisit à la campagne
l'été
par pédalées véloces et sûres

la noire
dans la pluie et le froid
du matin
au dur réveil

la rouge
fonctionne encore
grinçant et se traînant
squelette fourbu.

 

*

©Alma Saporito

Tutto era gioco

la fantasia trasforma
l’assoluto di un oggetto

un lenzuolo
steso tra due sedie
diventava un inespugnabile rifugio

la casa prendeva un solo colore
vista attraverso la carta di una caramella

le frasi dei cioccolatini
venivano lette
come profezie di un oracolo
e il foglietto poi
riposto in un cassetto.

 

Tout était jeu

la fantaisie transforme
l'absolu d'un objet

un drap
entre deux chaises
devenait un refuge imprenable

la maison prenait une seule couleur
vue à travers l'emballage d'un caramel

les phrases des papillotes
étaient lues
comme les prophéties d'un oracle
et la feuille ensuite
rangée dans un tiroir.

 

 

*

 

Grembiule bianco
e fiocco rosa
indossavo ai tempi della scuola
e calze colorate di filanca

a voce alta
in piedi
si salutava la maestra

a turno si usciva nel cortile
accompagnati dal bidello
per scuotere dai cancellini
la polvere del gesso

nell’intervallo
si consumava la merenda
e giochi coi compagni

non c’erano paure
a volte per errore dicevamo – mamma –
e neppure interferenze di adulti
ad impedire che la cultura nutra la mente.

 

 

 

Tablier blanc
et ruban rose
c'est ce que je portais pour l'école
et des chaussettes en lycra de couleur

à haute voix
debout
on saluait la maîtresse

à tour de rôle on sortait dans la cour
accompagnés du concierge
pour secouer de la brosse
la poudre de craie

pendant la récréation
on partageait le goûter
et les jeux avec les camarades

on n'avait pas peur
parfois par erreur on disait – maman -
et aucune intervention des adultes
pour empêcher que la culture nourrisse l'esprit.

 

Hands ©Alma Saporito

 

*

Il tuo costume
era da Zorro
ed io vestita da fatina

compresi nel ruolo
quasi non sorridiamo
nella fotografia

lo sfondo
l’armadio guardaroba

con il legno rigato
dai freni del triciclo

pronti ad ospitare
le altre mascherine

a spargere coriandoli
per la casa

che riapparivano improvvisi
dai battiscopa
nel cuore dell’estate.

 

 

Tu avais un costume
de Zorro
et moi celui de fée

pris dans notre rôle
on ne souriait presque pas
sur la photo

au fond
l'armoire garde-robe

au bois rayé
par les freins du tricycle

prête à abriter
les autres costumes

à répandre des confettis
dans la maison

quand ils réapparaissaient soudain
sous les coups de balai
en plein été.

 

 

 

*

 

L’isola che non c’è
per me c’era


una strada
la chiesa
il bar

la casa
sola tra i prati
non imponeva silenzio

le ampie stanze
si riempivano di incontenibili risate

all’aperto
correvamo inseguendoci tra gli urli
perché i fiori
non temono il vocio
fino al canale
per immergere i piedi

nessun rumore invece
quando in autunno
davanti all’incanto del camino
ascoltavamo
i racconti della guerra

quando il solaio
celava nascondigli
nei suoi muri

da abbandonare
solo all’allontanarsi dei soldati

l’isola che non c’è
per me ha un nome.

 

 

L'île qui n'existe pas
existait pour moi

une rue
l'église
le bar

la maison
seule au milieu des près
n'imposait pas le silence

les vastes pièces
s'emplissaient de rires irrépressibles

dehors
on se poursuivait en courant et hurlant
parce que les fleurs
ne craignent pas les cris
jusqu'au canal
pour y tremper les pieds.

aucun bruit au contraire
quand en automne
devant l'enchantement de la cheminée
on écoutait
les récits de la guerre

quand le grenier
recelait des cachettes
dans ses murs

à ne quitter
qu'après le départ des soldats

l'île qui n'existe pas
pour moi a un nom.

 

 

©Alma Saporito

textes extraits de Il tempo dei jukebox, Epika Edizioni

Présentation de l’auteur




Marian Drăghici, Poèmes

Traduction du roumain par Sonia Elvireanu

hymne. à la  jouissance complète

 

j’ai eu un étang
j’ai eu une maison
avec un étang

maintenant

au bord d’aucune eau
je demeure
et regarde dans l’eau: le ciel

avec des poissons et des étoiles
avec le petit verre parmi elles.

ce fut
le but de ma vie

je peux

te contempler, Dieu,
à cet instant
éternellement

tout

 

imn. juisării complete

 

am avut heleşteu
am avut casă
cu heleşteu

acum

la margine de nicio apă
stau
şi mă uit în apă : cerul

cu peşti şi stele
cu păhăruţul printre ele.

ăsta fuse
rostul vieţii mele

pot

să te contemplu, Doamne
în clipa asta
veşnic

tot

 

la trace. une cantilène

 “Dichterexistentz als Sünde” (Rilke)

 

de mon temps, pendant les fêtes
il neigeait aux petits verres sur le village
du crépuscule à l’aube
de l’aube au crépuscule
de l’aube au crépuscule

à blancs petits verres il neigeait
à blancs petits verres il tourbillonnait
à blancs petits verres il neigeait
à blancs petits verres il tourbillonnait

il neigeait,
il neigeait aux petits verres en tourbillons
sur les traces de l’enfant parti
seul
au monde
à faire ses voeux.

seul
au monde
à faire ses voeux.

en regardant sa trace
remémorée
en regardant sa trace
remémorée de tant de blanc immaculé
ma foi, je me suis enivré
de tant de blanc immaculé
ma foi, je me suis enivré :

assez, c’est terminé
avec l’existence
du poète
comme péché !

le ronronnement de la chatte
à la fenêtre quand elle écrit
en soi une poésie
une grande, absolue poésie
dont personne ne sait
comme du tombeau du désert
comme du tombeau du désert

c’est ma seule nostalgie
c’est ma seule
ma seule
nostalgie.

 

urma. o cantilenă

 “Dichterexistentz als Sünde” (Rilke)

 

la vremea mea, în sărbători
ningea cu păhăruţe peste sat
din înserare până-n zori
din zori şi până-n înserat
din zori şi până-n înserat

cu albe păhăruţe fulguia
cu albe păhăruţe viscolea
cu albe păhăruţe fulguia
cu albe păhăruţe viscolea

ningea,
ningea cu albe păhăruţe ‘nvolburat
pe urmele băiatului plecat
singur
în lume
la urat

singur
în lume
la urat.

privind în urma lui
rememorat
privind în urma lui
rememorat de-atâta alb imaculat
pe cinstea mea, m-am îmbătat
de-atâta alb imaculat
pe cinstea mea, m-am îmbătat:

gata, s-a terminat
cu existenţa
poetului
ca păcat!

torsul pisicii
la geam când scrie
în sinea ei o poezie
o mare absolută poezie
de care nimeni nu ştie
ca de mormântul din pustie
ca de mormântul din pustie

e singura mea nostalgie
e singura singura
mea
nostalgie.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




“Face aux verrous”, les étudiants du Master de Lettres Modernes de L’Université de Caen

Dans le cadre du Master de Lettres Modernes de l’Université de Caen, Anne Gourio, Maître de conférence, a organisé une rencontre avec les étudiants du cursus, afin de leur présenter  les revues de Poésie et parler de "l'activité" de poète. Marilyne Bertoncini et moi-même avons donc été invitées à  présenter Recours au Poème, puis la mission était de parler de la Poésie… Persuadée que la plus belle manière d’honorer cette impossible mission était de « lire de la Poésie »,  j'ai emmené des camarades, Henri Michaux, Marc Tison, Alain Brissiaud, Guy Viarre, Dominique Sampiero, pour ne citer qu’eux…

Leur point commun est qu’ils évoquent tous cet équilibre instable dans lequel nous tentons de tenir, nous, la communauté humaine. Equilibre impossible parce que nous essayons de nous enraciner dans la vase d’un monde lui aussi instable, inouï, incompréhensible, dément…

Ces étudiants ont choisi de vivre en Littérature, impossible de l’oublier, j’étais comme eux… Ils ont devant eux les routes à tracer, ils sont stupéfaits, et déracinés d’avenir… J’ai souvent fait ce parallèle avec les débuts de la période romantique, et vu en notre jeunesse des Frédéric Moreau, des Octave de La Confession, des jeunes soumis aux tourments du début du siècle XIX, lorsque les horizons social et politique disparus toute définition de soi-même au sein de la communauté devenait impossible. Les espoirs en une société meilleure amenés par la Révolution (mais c'est très simplifié... ) s’étaient envolés… A ceci près qu’alors, en même temps, ceux-ci renouent avec la mythologie chrétienne de La Matière de Bretagne, véhiculée par l'Imagerie moyenâgeuse. En ce début de siècle XXI, la spiritualité reste à inventer. Les croyances anciennes, les légendes, les mythes et archétypes qui portent les universaux de nos pères ne représentent plus les idéaux, et la physique quantique ouvre la voie d’une nouvelle source universelle et spirituelle. Mais en attendant, où va le monde ?

 

Je commence ma lecture par Mouvements, poème liminaire de Face aux verrous de Michaux. Je leur fais part de mon point de vue, « c’est le cri le plus magistral »… Ils écoutent et partent avec Michaux, qui tente l’envol, l’évasion de lui-même… Puis je lis Marc Tison, magnifique poète qui s’empare du monde, le met en mesure de restituer son absurdité. Ils sont attentifs, « ça » leur parle, « ça » touche leur cœur, réveille leurs émotions. Nous communions. J’ai parlé de Poésie, je crois… Puis certaines ont souhaité lire des textes. Un moment magnifique, le partage.

Rentrée je ne peux en rester là… Je souhaite évoquer leurs attentes, celle d’une Littérature engagée, manifeste et imprégnée du réel pour le faire aller vers un autre horizon, celui du début de qui devra exister : une société globale, mondiale, fraternelle, humaine et édifiée sur le partage. Ils le savent, ça peut me rassurer. Je le sais aussi… Alors je demande à leur professeure de leur dire que je souhaiterais qu’ils choisissent un poème qu’ils aiment, pour le publier…

Les photographies sont de Sanda Voïca.

Parmi les envois voici. Il y a, me semble-t-il, nature à réfléchir… Je les remercie, pour leur accueil, pour ces secondes du cri ensemble, à travers la Poésie,  chant cosmique, parole de tous, pour l’Humanité.

Voici l'envoi de quatre étudiants : le poème qu'ils ont choisi et les propos qui les accompagnent.

 

 

Léo Le Breton

Comme un lego, Alain Bashung et Gérard Manset

 

Léo accompagne son choix de ces quelques lignes :

 

Poésie, structure au service du flottement
qui berce aveuglément nos petites existences 
Comme un Lego 
Gérard Manset, en train de fulminer, mélodieux
Alain Bashung, au micro, sobrement extatique Comme un Lego
"tout-à-l'égo" dirait Muray !
ça rend compte du grouillement
mieux que toute statistique
or, indéniablement, ça pense
(le cri du "sans mémoire" désespoir du sans dieu)
ça dégage une odeur, aussi.

Peut-être le plus important. 

 

 

Comme un lego, Alain Bashung et Gérard Manset

 

C'est un grand terrain de nulle part
Avec de belles poignées d'argent
La lunette d'un microscope
Et tous ce petits êtres qui courent
 
Car chacun vaque à son destin
Petits ou grands
Comme durant des siècles égyptiens
Péniblement
 
A porter mille fois son point sur le i
Sous la chaleur et sous le vent
Dans le soleil ou dans la nuit
Voyez-vous ces êtres vivants ?
Voyez-vous ces êtres vivants ?
Voyez-vous ces êtres vivants ?
 
 
Quelqu'un a inventé ce jeu
Terrible, cruel, captivant
Les maisons, les lacs, les continents
Comme un lego avec du vent
 
La faiblesse des tout-puissants
Comme un lego avec du sang
La force décuplée des perdants
Comme un lego avec des dents
Comme un lego avec des mains
Comme un lego
 
Voyez-vous tous ces humains ?
Danser ensemble à se donner la main
S'embrasser dans le noir à cheveux blonds
A ne pas voir demain comme ils seront
 
Car si la Terre est ronde
Et qu'ils s'agrippent
Au-delà, c'est le vide
Assis devant le restant d'une portion de frites
Noir sidéral et quelques plats d'amibes
Les capitales sont toutes les mêmes devenues

Aux facettes d'un même miroir
Vêtues d'acier, vêtues de noir
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire

Aux facettes d'un même miroir
Vêtues d'acier, vêtues de noir
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire
Comme un légo mais sans mémoire

Pourquoi ne me réponds-tu jamais ?

Sous ce manguier de plus de dix milles pages
A te balancer dans cette cage...
A voir le monde de si haut
Comme un damier, comme un légo
Comme un imputrescible radeau
Comme un insecte mais sur le dos
Comme un insecte sur le dos
Comme un insecte sur le dos

C'est un grand terrain de nulle part
Avec de belles poignées d'argent
La lunette d'un microscope
On regarde, on regarde, on regarde dedans...

On voit de toutes petites choses qui luisent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Axel martin

J'ai choisi de présenter un poème  vis à vis de la chanson The End, du groupe américain The Doors.

 

" Voici la fin, mon bel ami. 
Voici la fin, mon seul ami, la fin de nos plans élaborés, la fin de tout ce qui a un sens,
la fin, ni salut, ni surprise, la fin ". 

Ce monde, ce monde se consume,
la terre que tu foules se meurt, noyée dans le consumérisme exacerbé.
Tes désirs t'ont rendu aveugle,
sourd aux cris d'alarmes de ceux qui l'entourent,et muet devant les revendications auxquelles tu pourrais participer.
Ce pourrait être la fin pour toi mon ami, pour moi, pour nous tous.
Pourquoi ne fais-tu rien ?
Pourquoi ne vois-tu rien ?
Pourquoi ne dis-tu rien ?
Tu es semblable à l'arbre mort, un simulacre d'existence t'anime, tu n'es qu'une ombre parmi les ombres, incapable de tolérer la lumière. 
Tu ignores les rares vivants devant lesquels tu passes, sans pouvoir comprendre à quel point ils te surpassent, toi l'arbre mort. 
Tu es le zombie blanc... 

 

Julie Jardin

Poètes d’aujourd’hui n°119 : Jacques Brel. Jean CLOUZET

 

 

Lire « Les Vieux » de Brel, c’est se perdre entre l’effroi du temps qui passe et le frisson du lyrisme employé à le dépeindre…

 

 

A ceux qui écriraient que la chanson n’est pas de la littérature, à ceux qui s’insurgeraient contre la publication de chansons dans une revue de poésie, à ceux qui dénonceraient la nomination d’un auteur-compositeur-interprète à un quelconque prix d’écriture, je répondrai :

– En effet, la chanson ‘’brute’’ n’est pas de la littérature. Elle est un art de l’entre deux, tantôt musical, tantôt littéraire… Est-ce pour autant à dire que les textes de chansons se dérobent à nous, lecteurs, et n’offrent leur poésie qu’au public d’auditeurs, aux musicologues ?

Dans son excellent ouvrage Le démon de la théorie, littérature et sens commun, Antoine Compagnon explique que « […] les textes littéraires sont justement ceux qu’une société utilise sans les rapporter nécessairement à leur contexte d’origine. Leur signification (leur application, leur pertinence) est censée ne pas se réduire au contexte de leur énonciation initiale. C’est une société qui décide que certains textes sont littéraires par l’usage qu’elle en fait hors de leurs contextes originaux »[1]. 

– Certes, me direz-vous, encore faut-il pouvoir distinguer une action ou un usage social permettant de définir un « texte littéraire »…

– C’est juste ; et ce phénomène social doit d’abord être envisagé comme un acte éditorial : en l’occurrence, la publication du texte de chanson n’est plus seulement phonographique, mais aussi imprimée. Le recueil de chansons, qui n’est pas un « cahier de chansons » (mêlant partitions et textes), est bel et bien destiné à des lecteurs : cette orientation du texte vers un lectorat conditionne et définit le recueil de chansons comme un genre littéraire hybride à découvrir et à penser. 

– Cela est très bien, vraiment. Mais la poésie dans tout ça ?

– J’y viens. Car pour lire des vers de poésie là où se rangent des lettres, des mots et des phrases qui composent le texte d’une chanson, le simple phénomène éditorial ne suffit plus. La force des auteurs-compositeurs-interprètes est d’avoir su poursuivre le dur labeur des initiateurs de la révolution poétique ayant eu cours dans la deuxième moitié du XIXe siècle : si Baudelaire ou Rimbaud sont parvenus à confondre le plus prosaïque au plus poétique, les auteurs-compositeurs-interprètes ont rendu au grand public le goût de la poésie. Avec la chanson, « le plus vraiment poète est en même temps le plus populaire. […] Dans les rues, les ateliers, les bistrots, le poème circule, camouflé en chanson mais poème, et beau poème. » [2]

– La réception du texte ne fait tout de même pas tout…  Si ? Peut-on parler d’une poétique du lyrisme pour la chanson « Les Vieux » de Jacques Brel ?

– S’il faut justifier la poésie de Brel stylistiquement, on observera simplement (parmi bien d’autres effets de formes employés dans « Les Vieux » ) les personnifications, des livres qui « s’ensommeillent » ; les réifications des voix qui se « lézardent » , comme des peintures flétries ou des cloisons fendues ; les parallélismes, avec par exemple au vers 17, « L'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide » ; ou encore les gradations, comme au vers 14, « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ».

L’opposition frontale entre la célèbre citation, « Le petit chat est mort », extraite de L’Ecole des femmes (II, 5) de Molière et le renvoi à un stéréotype culturel populaire, « le muscat du dimanche ne les fait plus chanter » (vers 10), témoigne d’un habile maillage entre différentes références culturelles. Ce maillage est repris tout au long du texte avec le va-et-vient de l’horloge, « qui dit oui qui dit non » : ce balancement ne symbolisant pas seulement le temps qui passe et le statut d’entre-deux des « vieux » (à demi vivants, à demi morts avec seulement « un cœur pour deux » ), mais aussi celui du texte et du genre « chanson » qui oscille entre art mineur et majeur, musique et littérature, prose et poésie, représentation scénique, édition phonographique et édition littéraire…

– Quelle ambition poétique, pouvons-nous alors octroyer à la chanson « Les Vieux » du Grand Jacques ?

– Il n’y a pas chez l’auteur-compositeur-interprète la volonté de se substituer au poète ; mais plutôt un désir analogue d’exprimer un frisson, une angoisse, une révolte à travers une forme différente. Le texte de chanson, animé d’une force poétique, s’émancipe : il est beau et lyrique, sans l’écrin du corps de l’interprète, de sa voix, ou de la musique. Son rythme, est soutenu par le découpage grammatical, les images successives et les procédés stylistiques. Lire « Les Vieux » ce n’est donc pas vraiment lire un poème, mais une forme intermédiaire de poésie. Lire « Les Vieux » de Brel, c’est se perdre entre l’effroi du temps qui passe et le frisson du lyrisme employé à le dépeindre.

 

Syrine Lehodey

 

Redéfinition, Marc  Nammour (La Canaille)

La Canaille est un pseudonyme inspiré de chants populaires de la Commune.  Entre le rap, le théâtre, les arts de la rue, ce poète urbain dépeint dans ses albums le monde des plus démunis face à un système toujours plus oppressant. De la vie des usines à la galère des fins de mois, il décrit la misère, la tristesse, la colère d’une part de la population souvent oubliée et sous représentée. Dans ce texte, il reprend un chant de 1865 « la canaille » qu’il actualise à des problématiques modernes. Le sous texte est toujours le même, une lutte de classe et un jeu de vocabulaire entre un pouvoir élitiste qui calomnie ses dissidents, les canailles et la réappropriation par ses derniers des mots pour leur donner un nouveau sens. La Canaille est un épouvantail que les classes dirigeantes agitent pour provoquer la peur des classes moyennes et aisées face à la crasse, l’immoralité, le manque de savoir vivre des plus pauvres sans les faire s’interroger sur les mécanismes du système qui mènent à cette situation. Il sert à étouffer des protestations populaires légitimes. Se revendiquer Canaille est un retournement, un détournement pour montrer les coulisses que cache l’emploi de ces mots : des injustices, un mépris de la classe dirigeante, et une peur des plus haut-placés de la révolution et de la perte de pouvoir.

 

 

C'est un cri qui sort de nulle part, une aberration

Une scie pour une évasion, c'est un tambour, un tam tam

Un boucan d'tous les diables c'est un ramdam

C'est un râle d'homme, un ras l'bol

Une bouteille du tissu et de l'alcool

C'est un fond de dalle, un calvaire

La gueule du sauvageon qui veut pas s'taire

C'est une espèce tenace

Une promesse, mieux, une menace

C'est une femme noire qui s'assoit devant, et désobéi

C'est cette plume qui rentre au pays

La boule au ventre de colère

Et le changement d'attitude qui s'opère

C'est un chant qui porte la résistance en lui

C'est la Canaille eh bien j'en suis

C'est un lion, c'est une panthère

Tête baissée, le poing en l'air

C'est un combat un constat, une réflexion

Un siècle et demi après la redéfinition

C'est du piratage, sabotage

D'la graine de mutin c'est de l'abordage

C'est la science du renversement

L'ennemi de l'ordre et des gouvernements

C'est ici, c'est maintenant

C'est ce son dans les tympans

La conséquence le réceptacle

L'alternative à la débâcle

C'est l'évolution, c'est l'après

C'est l'héritage, c'est la clef

Ouais c'est ce phare qui brille dans la nuit

C'est la canaille eh bien j'en suis

C'est la lave d'un volcan qui se réveille

C'est la vague qui te balaye

C'est le vent : un vent d'humanité

On veut la justice pas la charité

Au nom du merveilleux, de ces yeux écarquillés

Au nom de la beauté d'nos rêves éparpillés

C'est de l'amour, ouais de l'amour à revendre

A réduire un système en cendre

C'est une armée, c'est une légion

Internationale est la pression

C'est plus haut qu'les frontières et les barbelés

C'est des mots, des mots pour marteler

C'est ce qu'on sait faire de mieux

Et c'est vieux comme le feu

C'est la lutte comme un rempart à l'ennui

C'est la canaille eh bien j'en suis

 

 

Qu'ajouter... si ce n'est le poème de Leo, qui à lui seul dit toute absurdité... De quoi s'agit-il ? De nos modes de vie, sociaux, politiques, de ce qui perdure. Je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'ils conservent ce regard, et leur coeur, ainsi, parce que nous avons demain à imaginer...

 

 

CANTINE

Ansamble avec deux fautes sur une plaquette cantine 
Salade marco polo : poivron rouge surimi
Des concombres sauce yaourt, leur caviar d'aubergines 
Mitonnée de légumes avec compote tout fruits

Disponibilité d'approvisionnement
La bavaroise betterave chantaillou ail fines herbes 
Parmentier de poisson au fondu président 
Pyrénées printanières coulommiers ail fines herbes

Entremets praliné, céréales oubliées
Jambon grill, fricassée, pommes de terre persillées 
La santé, bleu blanc coeur, porc issu de filière 
Madeleine tricolore, concarnoise jardinière

Produit animation, pâtisserie maison
La semoule fantaisie : tomates et petits pois 
La salade vendéenne : chou blanc et raisin sec 
Kiwi fripon picon saucisson cornichon
Roti au jus curry poulet liégois gouda
Torti agneau chipo salade mêlée pastèque.

Sauce confiture 
Semaine du goût 
Lentille, oeuf dur 
Et lé-tabou

Restauration, services plus près des territoires
Un restaurant scolaire, un plan alimentaire 
Pictogrammes et légendes dans une sole meunière 
Cocktail de bienvenue aromatisé noir.

 

 

 

[1]  COMPAGNON, Antoine. Le Démon de la théorie, littérature et sens commun. Collection « La couleur des idées » aux Editions Seuil, Paris, 1998, 307 p.

[2] Poètes d’aujourd’hui n°99 : Georges Brassens. Alphonse BONNAFE (dir.). Collection « Poètes d’aujourd’hui », sous la direction de Pierre SEGHERS. Poitiers, 1970 (1ère éd. 1963). « INTRODUCTION : L’HOMME QUI RIT », page 8.




Enesa Mahmic, poète bosniaque

 

Traduction et présentation  : Marilyne Bertoncini

Née en 1989, Enesa Mahmic a publié 4 recueils de poésie, et ses poèmes figurent dans diverses anthologies dont les titres indiquent son implication féministe : Social Justice and Intersectional Feminism, Université de Victoria, (Canada), ou Queen Global voices of 21st century female poets (India) ainsi que son engagement humanitaire et politique : We refugees (Australie ») ou Writing Politics and Knowledge production (Ireland).

Ecrivain voyageur, ses poèmes évoquent les lieux qu’elle visite avec empathie, dégageant de chacun ce qui transcende tout aspect anecdotique ou touristique : les voyages sont occasion de rencontres et de dévoilement des souffrances et des possibilités de résilience par la fraternité. Et si la poésie n’avait qu’une raison d’être, ce pourrait être ce message.  

 

Les lavandières du Gange

 

J'avais longtemps marché, jusqu'au pont d'Haridwar

Il n'y avait aucun bruit sinon le murmure de l'eau

Et les voix assourdies des lavandières

Soudain

J'eus l'impression de couler au même rythme que l'eau

Et que l'eau s'écoulait à travers tout mon être

 

Alors

Les lavandières éteignirent leurs lanternes

L'eau devint noire et huileuse

Kali - toute la vie dans le cycle de la lumière et des ténèbres

 

 

*

 

 

Ce que Tanja m'a raconté

 

Urbi et Orbi

Je suis une femme fatiguée

Fatiguée des amants de passage

Le premier déchira un morceau de mon coeur

Un second détruisit mon foie

Le troisième vida mon compte en banque

Quand le quatrième arriva je fermai toutes les portes

Je ne le laisserai pas m'approcher

Les expériences nous forment

Mon chéri

 

À Gori

J'ai visité le musée de Staline

Dans sa jeunesse il écrivait des poèmes d'amour

Le poète se tranforme facilementen tueur

Et le tueur en poète

Leçon d'écriture créative, disent-ils

Ils rassemblent les prisonniers, leur donnent du papier, pour les aider

Ils font de même dans les hôpitaux psychiatriques

C'est ainsi que naît la meilleure poésie

Ecorchant

Chair et sang.

 

 

*

 

 

Déjeuner du dimanche en exil

 

Nous ne parlions jamais de nos souffrances.

Nous enseignions à nos enfants la patience

Le subir en silence

Nos maîtres disaient:

“Les soucis inutiles détournent de la gloire divine”

Alors nous mangions les miettes de leur table.

Sans nous plaindre

Nous nous convainquions :”Je vais bien. Tout va bien.”

 

Demain sera de même

La même discrimination se perpétue

Les mêmes douleurs

L'assistante sociale me rappellera

Que je ne suis qu'un numéro dans le système

Je chercherai encore

Un moyen de tout quitter

Pour une autre ville, un autre pays peut-être.

Je me bercerai d'y trouver une illusion d'amour,

de compréhension,de pardon.

Mais au plus profond de mon coeur je sais

Que les immigrants n'ont pas de pays.

 

 

*

 

 

Départ

 

Quand je partis, le matin était brumeux

Des visages blêmes d'insomnie

chancelaient vers les bureaux, les écoles et les banques.

Des chats miaulaient sur les toits

Un vieillard voûté ramassait des feuilles

Rien ne pouvait modifier l'ordre immuabledes choses

Ni réveiller la foule endormie

Masi j'avançais comme si c'était possible

 

Je marchai longtemps :

Masques et pièges déjoués

Pieds blessés

Le sol habitué au pas des conquérants

ne supporte pas une foulée légère.

Les démons du passé de leur doigts noueux m'étranglaient

Crois moi

Il y en avait de toute sortes.

Il y en avait d'innocents qui se flagellaient trop

Parlant ironiquement parce qu'on ne les acceptait pas.

Il y avait des mauvais, des pervers, des idiots

Mais sourtout des solitaires.

Il fallait s'adapter, s'arranger, plier l'échine, perdre sa forme.

La voix de la radio répétait:

Peuples. Volonté solidaire. Individu. Force.

Les mots tombaient comme des oiseaux morts.

 

J'allais bien loin

Sous le ciel lugubre

Avant que mon être ne réclame : Chez moi !

 

 




Voix du Québec : Jean-Marc La Frenière, La Rose est nue,

La rose est nue 

J'interroge le vide

avec les yeux pleins d'eau 
et les bras tatoués de soleil.

Qui suis-je dans la nuit, 
la voix prise de vertige, 
la vie prise en otage.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ Lien vers le bon de commande

 

Présentation de l’auteur




Bonnes Feuilles PO&PSY – Amir Or, Rabih el-Atat

Amir OR, Entre ici et là

Amir OR est un poète, novéliste, essayiste, traducteur et éditeur israëlien, né à Tel Aviv en 1956, d'une famille ayant émigré en Israël depuis la Pologne dans les années 30. Il a étudié la philosophie et l'histoire comparée des religions à l'université juive de Jérusalem, où il enseigna par la suite la religion de la Grèce antique.

Il est l'auteur d'une douzaine de recueils de poésie. Ses poèmes sont traduits dans plus de 40 langues. Il a lui-même traduit en hébreu huit livres de poésie, parmi lesquels The Gospel of Thomas, Limb Loosening Desire, une anthologie de poésie érotique grecque, et Stories from the Mahabharata ; ainsi que des poètes modernes comme Seamus Heaney, Ann Sexton, Shuntaro Tanikawa, Jidi Majia, Fiona Sampson, et Ansatassis Vistonitis.

En 1990, Amir Or a fondé la Helicon Society for the Advancement of Poetry in Israel. En 1993, il crée la Helicon Poetry Schoolarabo-juive, developpant des méthodologies d'enseignement de l'écriture créative, qu'il enseigne en Israël, aux États Unis, en Autriche, en Angleterre et au Japon.

Amir Or a travaillé comme éditeur en chef pour le journal et les collections de poésie de Helicon. Il a aussi édité d'autres revues littéraires et plusieurs anthologies de poésie juive traduites dans des langues européennes.

 

Amir OR, Entre ici et là, traduit de l’hébreu par Michel ECKHARD ELIAL, dessins de Sylvie DEPARIS, PO&PSY princeps mars 2019, 96 pages – édition bilingue – 12 €

Il est un des membres fondateurs du World Poetry Movement et de European Association of Writing Programs.Il est l'éditeur national des magazines internationaux de poésie Atlas et Blesok, et il est coordinateur national pour “Poets for Peace.”

 

*

Extraits :

Poèmes-prières

 

1
Devant toi, le dieu qui s’invente lui-même,
je déroule ma prière : sois !

 

2
L’arbre à ma fenêtre ne se tourne pas vers La Mecque.
Vers lui seul je suis tourné.
La prière de la pluie murmure dans ses feuilles
et le midi de son feuillage s’ouvre à la lumière.
Dans le vent du monde le dos de l’arbre se meut ;
enseigne-moi aussi comment rester droit.

 

3
Aide-moi, ô Grand Tout,
à oublier les blessures passées ;
laisse-moi encore faire confiance
à mon amour pour le monde.

 

4
Le clapotis de l’eau nourrit mon cœur
les rameaux du ficus rendent mes yeux plus verts.
Le matin vient, que dit mon âme ?
Artiste de l’Être, fais de moi une musique.
Sans ton esprit qui touche mon esprit
sans ton regard qui voit à travers mes yeux,
je suis un tronçon d’arbre, sans ressenti ni conscience,
et mon existence ne souhaite que remède.
Viens peindre mon monde à présent
laisse-moi l’aimer sans peur,
croire en mon cœur que ce n’est pas en vain
que j’ai envoyé mes mots pour le toucher.
Comme une plume aimée prends-moi dans ta main
et écris en moi un nouveau poème sur la table de ton cœur.

 

5
Le ciel monte, clair et sombre ;
un jour vient, un jour va.
À respirer et être, désirer et tomber,
apprends-moi, chaque jour, comme à une feuille.

 

6
Merci pour le ciel du soir, merci pour les nuages,
et les cafés, les panneaux publicitaires, les poubelles, les bancs.
Merci pour les arbres, pour la lumière inquiète du matin,
pour la vie qui coule maintenant dans mes membres,
pour le mouvement et le repos,
pour les mots à dire
merci.

 

***

 

Rabih el-ATAT, Humeurs vagabondes

Médecin-chirurgien né en 1977 au Liban, Rabih el-Atat est aussi un poète qui a écrit en arabe des centaines de tercets que l’on peut lire dans trois recueils: Funérailles des poupées (2015), Clés en plastique pour le paradis (2017) et Le livre du haïku arabe (2016) écrit en collaboration avec Samer Zakaria.

Pratiquant exclusivement cette forme poétique brève inspirée du haïku, el-Atat prend un plaisir perceptible à noter ses émotions et les moments fugaces qui l’étonnent ou l’émerveillent.

Si l’observation de la nature et de l’évanescence des choses occupe une place importante dans ses textes, cela ne l’empêche pas d’aborder d’autres thèmes plus modernes ou de s’inspirer de sa vie quotidienne.

Affranchi de la règle classique de composition d’un haïku (5/7/5), chacun de ses tercets se lit néanmoins en une seule respiration et incite à la réflexion et à la méditation de la scène évoquée. Et de l'ensemble se dégage ce que certains appellent un « esprit haïku » – indéfinissable en tant que tel, qui procède du vécu, du ressenti, de choses impalpables.

Par le large choix qu’elle propose, cette anthologie personnelle a le mérite de montrer le talent particulier de ce poète à saisir ces instantanés grâce à un travail d’épuration remarquable de son texte et à une langue dense et souple, riche de l’étendue de son vocabulaire et de ses images hautement poétiques.

 

Rabih el-ATAT, Humeurs vagabondes, traduit de l'arabe (Liban) par Antoine JOCKEY, dessins d’Odile FIX, PO&PSY princeps, mars 2019, 86 pages – édition bilingue –12€

*

Extraits :

 

autour de l’arbre agonisant
les branches entrelacées
ont la couleur de l’automne

 

    *

le cadavre d’un seul corbeau
blanchit
toute la neige

 

*

je passe devant mon école
et ne trouve pas l’enfant
que j’étais

 

    *

dans le jeu des enfants
les soldats n’ont ni épouses
ni enfants

 

    *

ton dessin
sur le mur
est ma seule fenêtre

 

    *

sur la plage
tout semble lumineux
même le chagrin

 

    *

dans chaque œil
une couleur
et un trou noir

 

    *

repasser mes chemises
me rappelle ta chaleur
Mère

 

    *

ma maison est habitée
tantôt par des étrangers
tantôt par mon enfance

 

    *

soudain
au téléphone
le gazouillement d’un autre ciel

 

    *

je suis vite sorti
je n’ai rien oublié
pour tout oublier

 

    *

vers elle
mes doigts traversent la frontière
sur la carte

 

    *

des restes de lumière
suspendus à son balcon :
mes rêves

 

    *

un murmure
donne couleur
au vide

 

    *

il a dit : lis
j’ai dit : j’écris
débarrasse-toi du passé décomposé

 

***

 

 

 

 




Jean-Marc Barrier, l’autre versant de la montagne

Jean-Marc Barrier est un artiste discret, mais son engagement est entier et  puissant comme la montagne qu’il contemple tous les jours depuis sa fenêtre. Poète, graphiste, photographe, il anime un atelier d’écriture, La table d’écriture, et co-anime une émission mensuelle Les Arpenteurs poétiques, sur Radio Pays d’Hérault. Nous pourrions dire générosité, et nous aurions mille fois raison. Pour preuve, la texture foisonnante de ses encres, l’humanité de sa voix, la puissance de sa poésie. Il ne faudra pas oublier la modestie, la gentillesse, la simplicité. Il a offert un  peu de son temps, des poèmes inédits et des encres à Recours au poème, et nous l’en remercions vivement.

Jean-Marc Barrier, Le Cerf gracieux

Pourriez-vous définir la poésie ?
 

Une aventure de langage. Qui rend compte de l’aventure de vivre.  (Et comment vivre sans une part d’aventure ?) 

Je suis né dans l’après-guerre, j’ai grandi dans les trente glorieuses. Il y a avait une prépondérance du domaine matériel, et la vie telle qu’elle était parlée ne me semblait pas correspondre ni à l’expérience, ni à l’étonnement que j’en ressentais. Ma mère avait une formation de libraire, elle m'a donné l'amour des livres, mon père a été pilote de glacier, il m'a transmis le goût des grands espaces naturels – chacun a son espace poétique personnel, je crois. Mais on ne parlait pas des émotions, de l'étonnement de vivre – la parole me semblait tronquée. Enfant, je me sens vivant dans le jeu –  jeux de piste, cabanes et le frottement à l’altérité – et la nature, les forêts, les montagnes qui m’entouraient. Puis Jules Verne, Alexandre Dumas, les livres qui parfois ressemblent plus à la vie que la vie, la vie qui s’ouvre quand j’ouvre le livre, la vie qui s’ouvre quand je le referme. Et puis un jour, adolescent, ce volume dans la bibliothèque de ma mère : Exercices de style de Raymond Queneau.
Et peut-être ce bégaiement qui hache ma langue. Ce que cela me fait de retrouver le parler fluide, les syllabes labiles que je touche d’abord chez Verlaine, puis dans ma voix, plus tard. 

Je n’ai eu de cesse de trouver un espace de sincérité, de partage, de rencontre, de parole vraie et large. La littérature et l’exploration de la psychologie m’ont ouvert un espace où les mots pouvaient rendre compte de ce que je ressentais. La poésie m’a ouvert le raccourci saisissant qui en restitue toutes les couleurs simultanément.  Ce qui est terrible et ce qui est très beau peuvent se réunir dans un poème. Même pour ce qui est douleur. C’est une consolation, une jubilation, une retrouvaille, un élargissement. Que nous puissions communiquer à ce niveau-là. En créativité. Dans le poème je respire. Qu’un poète s’autorise, et il me panse, me réjouit. Le retournement se fait également quand j’écris, il provoque cet allègement. 

Je ne sais définir la poésie – celles de l’image, celle des mots, de la présence – mais je peux parler du poème. 

Je le vis comme cette aventure de laisser les mots nous étonner, si on leur lâche la bride et qu’ils sont plus loups que chiens. Pour cela, il faut relier détente et concentration, liberté et intelligence (que je vois comme une vertu chaude), folie douce, fidélité à l’émotion première. Pas de cap si ce n’est d’être au plus près d’une vérité du ressenti, multiple mais clair dans son foisonnement. Pas de cap, mais une barre franche. 

J’ai toujours senti clairement que nous sommes de passage. C’est une dimension qui me fait m’abreuver au poème, tenter de donner à boire dans l’écriture. L'eau et le feu. Une envie de 'porter le feu', et c'est ainsi que je lis beaucoup d'amis poètes.

Et donc… tous les langages, car nous vivons tous les états de l’être, et que l’écriture à chaque fois se remette en jeu. Car il s’agit d’être dans la verve, le verbe joueur qui pourra dire. Ou encadrer de silence la mise à nu.
Un poème pour naître, a traversé un corps. Un dessin aussi. Un poème, cri, confidence ou pulsation, c’est un entrechat dans la nuit. 

Merci à ceux qui m’ont ouvert le sentier : Rilke, Eluard, Octavio Paz, Henri Michaux, Beckett, Luiza Neto Jorge, Antonio Ramos Rosa, Eugenio de Andrade, Sylvia Plath, Bernard Noël, mais aussi Julien Gracq, James Lee Burke…

La poésie est une aventure, celle du langage, et un lieu de transmission. Communiquer une expérience, créer un lien entre les hommes, peut-être est-ce également cela qui vous anime lorsque vous utilisez ce vecteur de communication qu’est la radio ?
Oui. Il y a un débordement, dans l’art en général, dans la poésie. On ne peut qu’avoir envie de partager ce qui nous anime, nous fait sentir vivant. Longtemps, c’est dans le secret et la solitude que les poèmes ont irrigué mes jours, m’ont consolé dans les épreuves, rejoint mes enthousiasmes. Un jour, j’ai poussé la porte d’un atelier d’écriture, me suis mis à écrire, après avoir beaucoup lu. Je suis tombé dedans. L’écriture s’est naturellement prolongée de rencontres et d’actions partagées. J’ai participé à des lectures, cabarets poétiques, ateliers et festivals, puis avec des amis, nous avons il y a 6 ans initié cette émission mensuelle sur Radio Pays d’Hérault, Les arpenteurs poétiques.

Jean-Marc Barrier, Les Poèmes d'amour perdus de Sappho

 
(J’aime les ateliers d’écriture. Dans le temps de l’atelier, c’est comme une société idéale où l’on partage toutes sortes de sensibilités, – on est vrais, il n’y a pas de jugement, on est chacun dans l’invention, et les singularités sont heureuses, complémentaires, elles se dynamisent, s’affûtent. On se reconnaît dans l’autre : il est allé un peu plus loin que nous sur son sentier personnel, et l’on s’y reconnaît – on était simplement parti sur un autre chemin dans la forêt des possibles. On s’élargit.)
La radio est un medium hautement poétique. Les sons partent vers des écoutes solitaires – le plus souvent – qui dans sa cuisine, qui filant en voiture dans la campagne, et il y a une beauté à ne pas savoir, à glisser dans le creux de l’oreille de ces solitudes les poèmes qui nous font vibrer, à sentir que les ondes tissent quelque chose d’inconnu, qui nous échappe, un lien intangible qui peut faire rêver. Et puis un jour, quelqu’un nous dit « mais, cette voix… vous ne feriez pas une émission poétique ? » et l’on vérifie que l’émission a sa vie propre, elle bat la campagne, rejoint l’autre librement.
Préparer les émissions, avec mes amis les arpenteurs poétiques (Vincent Alvernhe, Laurence Bourgeois, Noée Maire, Dani Frayssinet, Coralie Poch, Serge Vaute-Hauw, Marc Barbenes et Olivier Baltus), est également un partage – tangible celui-là – où j’aime découvrir de nouvelles voix poétiques, ou les approfondir. Pour ma part, je choisis chaque année un poète qui m’est précieux (cette année Samuel Beckett) et un poète que je viens de découvrir et qui m’étonne (cette année Jane Hirshfield, dont j’ai illustré les poèmes édités chez Phloème sous le titre Come, Thief  (Viens, voleur). Au cours de ces six saisons des Arpenteurs, j’ai enregistré des entretiens avec de nombreux poètes, et il y a une communauté poétique de tous pays qui prend ainsi visage, corps et langue. On se fait une famille. Marie Huot, Laurence Vielle, Nujoom Alganemh, Vanda Miksic, Walid Alswairki, Glen Calleja, Patrick Dubost, Hazem Alzamah, Quine Chevalier, Michaël Glück, Milos Djurdevicz, etc. Beaucoup ont accepté de répondre à mes questions, se sont découverts pour nous. Merci à eux.

∗∗∗∗∗∗

 

Sélection de poèmes 

fango

J'ai suivi les deux rives
avec la pensée des poissons
ce qui comprime      qui sinue dans l’air

river      fango      et le serpent parfois
l’angle du soleil      le verre d’eau avec Héraclite

tree       stone     tous les signes
et large le désert dans la poche de poitrine
le pouvoir des éponges

je marche mes défaites

tiempo     entre les deux pôles entre les épaules     
parmi les courbures        je me quitte
vida       j’enfonce la clef dans la terre
Leben      la terre est chaude pour la graine.

          Paru dans la revue La main millénairen°20

 

le bouleau

plus bas j'ai vu un sourire      mais
c'était peut-être un bois flotté sur le sable noir 

ou le signe mathématique de notre innocence

j'ai reflué dans mes rêves

des pieux obliques striaient les collines
échardes sur nos poumons     pentes qui tombent sur les yeux 
la terre est restée dans le langage de la boue
la robe blanche si près de ta peau     de tes seins

les gestes      comme des ailes      se replient

je pleure dans tes yeux

 

la couleur de la pierre sur les visages je voudrais l'oublier 

j'aime la blancheur de l'écorce 

blanche blancheur des feuilles et des rêves enroulés

 

        Paru dans l'anthologie Le rève, éditions de l'Aigrette 2019

 

la fenêtre

j’ai blanchi l’escalier
ouvert une fenêtre vers la montagne 
maintenant j’écris

je blanchis les murs

la vallée se calme
celle qui m’a conduit où le soleil parle plus fort

et si je bouge    c’est à la mesure de l’arbre

j’apprends l’hiver 
j’attends les leçons du printemps

en effaçant un mot
je remonte en haut de la page  
la nuit me tourne le dos   

je ne signe pas

 

         Paru dans l'anthologie Entre-temps, éditions Lignes d'Horizons, 2018

 

∗∗∗∗∗∗

 

Poèmes inédits

 

halte 6

ta langue finit ma phrase
je mets mon épaule contre le ciel 
tu disais    avec le métal 
la course des nuages
j'écoutais mes yeux

ce soir     nous sommes des arbres 
flèches dans la gravité
sur l'eau le temps revient    disparaît

 

halte 9

Un éclair de peau
dans les coupelles de l'eau
frais bougé des yeux

bougé dans le bougé de l’eau
la peau s’écarte
morceaux d’arbres et de ciel

dans ton retour
plus froid dehors 
sauf cette main en fleur

et ce bruit d’être 
quand je remonte les mousses
pointes    fruits     lèvres

soleil sans bord
à l’envers des feuilles 
une pierre se soumet

 

lame

rien        quelque chose comme
un rêve dans le ventre
l'encre des douceurs nourrie de la puissance des marées
une lame       une lame 

premier signe : l'envie de disparaître
comme une envie d'intégrité      question de frontière
et si c'est une ligne      elle est pointillée 
comme la pluie sur le sable

rage       douceur       ton regard
nos désirs qui fouissent l'impossible
et le grand retour de la tendresse
comme un chien fatigué qui tourne dans le soleil

nous en sommes là      les mains tachées de pardon
le front illuminé par nos voyages
dans l'onde ultime de nos rires
alors que s'allument des feux follets sur nos lèvres

 

bleu de toi

Je ne choisirai pas
la cinétique du moi touche au point de hasard
légère et tendre déchirure
bleu de toi dans mon bord de lumière

rien ne bouge       rien n’hésite
je garde l’innocence       l’eau absolue
la laitance de mes reins 
et les poissons dans nos yeux

c’est ici que le temps s’arrête

dans la mue de nos sables 
et la vague étale où les ombres s’oublient.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Seamus Heaney, Poète de terrain : à propos de La Lucarne suivi de L’étrange et le connu

à Yassine Fauvette

Voici un fait étrange : c’est dans la répétition d’un certain état de conscience que le présent se débarrasse de ce qui l’étouffe. C’est pourquoi, nous tournant vers le passé, nous devrions répéter, à propos de notre présent : « pessimisme sur toute la ligne. Oui certes, et totalement »i. Nous ferions là, paradoxalement, un pas vers l’espoir formulé par Walter Benjamin d’une « humanité rédimée » pour qui le passé est devenu « intégralement citable »ii. Nous commencerions aussi à comprendre, modestement, le genre de moment révolutionnaire que représente à chaque instant une écriture comme celle de Seamus Heaney.

La moindre activité, pour peu que nous nous efforcions de l’exercer en accord avec notre esprit – avec notre cœur et notre corps – nous apparaît grièvement réduite et systématiquement sabordée par les conditions matérielles et morales inhérentes à notre organisation collective. Et pour peu, encore, que cette activité réclame toujours plus de cette entente pour parvenir à sa pleine réalisation, le présent, l’époque, nous devient franchement insupportable. Sa présence se dérobe, nous nous éprouvons comme scandaleusement privés de notre temps, la société nous vole notre temps, notre vie. Alors notre conscience, par son activité, est prête à devenir révolutionnaire.

L’activité poétique de Seamus Heaney, malgré sa reconnaissance académique, illustre cette expérience insurrectionnelle. L’écrivain irlandais de Glanmore Cottage n’est pas un passéiste ressassant le paradis perdu d’une enfance rurale. Le poète prix Nobel n’est pas l’auteur officiel de la belle social-démocratie libérale. Si un adolescent puis un adulte du 21ème siècle peut s’enthousiasmer pour ses poèmes (quelle hypothèse !), ce n’est pas parce qu’il y flaire l’arôme oublié des eaux maternelles ou le parfum rêvé de la gloire littéraire, c’est parce qu’il pressent qu’une telle Lucarne lui fait voir la libération d’un haut potentiel révolutionnaire, déchargée avec la même énergie qu’une bonne grosse frappe de footballeur.

C’est indéniable, chez Seamus Heaney, l’impulsion initiale est souvent donnée par une image de jeunesse, par exemple « un canapé dans les années quarante »iii. La vision rayonne. Non seulement elle relie les différentes stations du temps, mais elle relie l’esprit rationnel aux couches enfouies du subconscient, voire, selon le poète, à la vie cellulaire. Or, relier c’est relater, et la poésie de Heaney est donc agitée de tout un frémissement qui est l’histoire. Le petit récit qu’est chaque poème peut bien être une anecdote circonstancielle, mais il est aussi autre chose. En lui donnant son interprétation maximale, il est tantôt ce temps de l’histoire naturelle qui a, depuis longtemps hélas, déserté les sciences du vivantiv, tantôt ce temps des affaires humaines que nous avons tant de mal à arracher à la masse des traditions. Ce temps historique est exactement la menthe poussiéreuse et presque invisible qui, dans un poème, pousse dans l’indifférence générale mais qu’il n’appartient qu’à nous de redécouvrir et d’aimerv. Heaney, cependant, voit la contradiction de cette première prise de conscience : la menthe peut mourir de nos petits coups de ciseaux. Séparée de la masse amorphe du temps par ce premier moment de captation, la menthe n’est pas encore rendue à elle-même : elle est promesse. C’est déjà beaucoup mais, pour l’écrivain, ce n’est pas assez.

Comment Seamus Heaney a-t-il appris que cette forme d’attention de la conscience n’était pas suffisante ? Où a-t-il appris à se méfier des coupes conceptuelles et des mots qui isolent ? Encore une fois, il faut sans doute remonter à l’enfance. Il faut imaginer le fils d’un fermier catholique d’Irlande du Nord dans ses jeux avec ses petits voisins, les enfants protestants du dominateur majoritaire. Pour Noël, à eux les fiers vaisseaux de la Royal Navy, à lui les kaléidoscopes. Très tôt, Seamus Heaney sait que le copain est l’autre, que lui-même est l’autre, qu’il voisine avec l’autre. Mais il apprend sur les terrains de foot que les quatre blousons qui marquent l’espace des buts et le ballon constituent l’unique matière du réel et des rêvesvi. « Voilà tout ». Il sait d’expérience qu’un jeu déterminé par des positions, des cadrages, des « ajustages », une minutie d’opérations de mesure, permet en fait de franchir les frontières, de s’élancer vers « le temps comme un cadeau, libre, imprévu ». Le temps historique, dialectique. À ce moment précis, on parle le même langage et les mots n’ont pas d’arrière-pensées. L’écrivain qui restitue ces mots-là est un poète.

Mais on a grandi ; la menthe est coupée ; le match est fini ; il y a longtemps qu’on ne joue plus aux billes et qu’on préfère les balles. « Pessimisme sur toute la ligne ». Que peut faire l’adulte pour sortir du rang, transgresser les limites, et laisser libre le temps qui est celui de sa propre vie ? Il peut, comme le disait Walter Benjamin, faire le saut du tigreviii : bondir sur ce canapé des années quarante ou ce vieux terrain de foot qui, par leur charge amoureuse, tracent un champ d’énergie qui s’accouple au présent. Cette teneur émotionnelle, c’est le rythme du poème qui la donne. C’est le rythme qui me fait sentir le mouvement plus vaste que moi-même qui bat dans mon cœur. On risque peu de se tromper en supposant que l’Irlande est une terre plus sensible à la langue que la France. Peut-être parce que, sur cette île de dialectes brassés par les eaux et les vents, cernés par les périls de l’Océan et rongés par les rigueurs du sol, l’autochtone a conscience de ce miracle, solide et fluide comme la tourbe : durer. De ce miracle, chaque langue du pays est plus que le témoin : elle en est le représentant matériel, la preuve. L’anglais de Seamus Heaney, par sa versification, sa scansion, porte l’empreinte de cette durée dialectique. Celui qui récite ou qui lit le poème peut encore voir, dessus, la main du tout qui en est le véritable auteur et dans laquelle il reconnaît la sienne. Quelle émotion ! Là, imprimée dans la langue, c’est l’expérience séculaire des hommes. En cela, la voix de chaque poète retrouve, par sa popularité même, l’anonymat de l’aède, du scop anglo-saxon. Elle est notre mémoire, cette conscience commune où la menthe, rédimée, brille d’avoir été un futur qui n’existe plus à présent.

Main, mémoire : Heaney fait donc partie de ces auteurs qui vivent l’écriture comme un artisanat d’art. L’activité de l’écrivain s’exerce avec le savoir-faire qui préside à n’importe quel travail manuel. Le poète est fasciné par les outils agricoles, attentif aux gestes du travailleur : cultiver, construire, c’est mettre en œuvre des habiletés héritées ou inventées, c’est aussi, du même élan, se rattacher à la vie terrestre, se relier à celles et ceux qui, tout au long du temps, ont exercé et exerceront la même tâche. La leçon de précision qui sert à faire un poème, le poète l’apprend du bâtisseur qui pratique bien son métier, comme un compagnon du devoir. Heaney a toujours assumé cet effort de maîtrise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le gouvernement de la langue est une maîtrise sans domination. Le travailleur cultive son art (sa technique) pour affirmer son autonomie et pour jouir de la rédemption des êtres terrestres. D’autre part, jaloux de l’irréductible singularité avec laquelle il accorde le corps physique à sa pensée, il refuse le conformisme. Sa liberté ne tolèrera pas la soumission à laquelle les formats et standards des gestionnaires voudront à toute force la soumettre. L’artisan d’art est un inventeur : la minutie et l’exactitude de sa réalisationix appelle à ne pas vaciller. La langue du poète ne tremble pas, elle doit, exercée avec toute la passion et l’intelligence du métier, sans relâche, à plein temps, affermir le bastion de la sensation.

 

Dans le soin accordé aux vers, Heaney a trouvé les bras accueillants et réconciliateurs du temps dialectique. Les mots du poème font donc beaucoup mieux que mobiliser des troupes : ils nous transportent vers cette conscience où s’offre à nous la liberté fondatrice de notre plus bel acte. Ce qu’ils raniment, c’est la nécessité interne et la main ferme du praticien. La tâche, on l’aura compris, n’est pas simple. On pourrait cependant jeter un regard soupçonneux sur le succès de l’écrivainx. Celui-ci, après tout, est trop souvent contraint de s’empresser auprès du touriste libéral, dans l’espoir de gagner quelque argent en guidant le voyageur dans un univers normatif en expansion. À quel genre de compagnon de route avons-nous affaire ?

La reconnaissance du poète par sa tribu n’est pas du folklore. Elle ne camoufle pas non plus d’arrangements compromettants avec les dispositifs désuets qui pourrissent l’époque. Seamus Heaney a écrit avec un fort sentiment de responsabilité : il se devait de faire passer dans le contemporain une sagesse du fond des âges. La splendide traduction française de Patrick Hersant révèle un aspect essentiel : chaque poète, à l’instar de chaque travailleur, est un traducteurxi. Il nous fait entendre la Sibylle, Virgile, Dante, Charon, des langues étranges. Heaney transmet le rythme d’un monde qu’il a vu disparaître, dissipé par les micro-cadences aliénantes de l’industrie financière. Les organisations collectives s’accommodent mal des arts trop libéraux. La liberté fait peur. Assumer que la poésie circule encore. Répéter chaque jour les gestes précis, à la fois rituels mais toujours neufs, comme ceux de l’amour, pour créer des ouvertures, se démarquer, faire des appels, et, au bout de la course, cadrer puis tirer en pleine lucarne. Ou, dans les termes intégralement citables du mythe :

 

Mon fils », me dit le maître courtois,

 Ceux qui meurent dans la colère de Dieu

Arrivent ici de tous les pays

Et ils sont résolus à traverser le fleuve

Car la divine justice les aiguillonne

Si bien que leur peur se transforme en désir.

Aujourd’hui, le public français lettré ferait bien de se tourner vers la poésie de Seamus Heaney. Qu’il se rassure, on ne lui demandera pas de renier son goût pour les philosophes militants ni pour ses amis les romanciers intelligents. Il pourra même, s’il le souhaite, continuer de monter ses groupes de pensée médiatiques dans ses grands appartements de centre-ville. Mais il cessera peut-être de croire que la révolution ne peut se faire sans ses mots, sans son nom. Il verra peut-être que, dans la vie active des gens majeurs qui font leur boulot, ceux dont on voit les traces de doigt anonymes partout sur la langue du poète, la révolution a déjà commencé. Mais mieux vaut ne pas trop y croire, et se remettre au travail…

Quant à l’adolescent tourmenté qui, à présent, découvre tout seul que sa conscience se forge la plume à la main, selon les pulsations intérieures et violentes de ces mots qu’il frappe sur la feuille ligne après ligne, il se tournera naturellement vers un passé qui lui montre qu’il pourra, lui aussi, rédimer son propre présent. Et il se sentira moins seul ; oui, Heaney est ce genre de bon compagnon.

Notes : 

i

 Walter Benjamin, « Le Surréalisme » in Œuvres II, folio Gallimard, p.132. Benjamin fait lui-même allusion à une formule de Pierre Naville dans La Révolution et les Intellectuels. Cette citation a été reprise plus récemment par Michael Löwy dans une conférence de 2012 : https://vimeo.com/49500611

ii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §3, in Œuvres III, folio Gallimard, p.429.

iii

 Seamus Heaney, La Lucarne suivi de L’étrange et le connu, trad. Patrick Hersant, Poésie/Gallimard, 2018, p.144.

iv

 Voir André Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, Quae, 2011.

v

 In Seamus Heaney, op. cit., p.143.

vi

 In Seamus Heaney, « Marquages », op. cit., p. 28.

vii

 Joshua Weiner, « Seamus Heaney : Casualty », https://poetryfoundation.org/articles/69114/seamus-heaney-casualty

viii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §14, in Œuvres III, folio Gallimard, p.439.

ix

 In Seamus Heaney, Illuminations II, « Ajustages », op. cit., p. 76.

x

 Signalons deux entretiens télévisés, en anglais, en 1980 https://www.youtube.com/watch?v=3yt4m2Z4Pmw

et en1996, peu de temps après le prix Nobel, https://www.youtube.com/watch?v=WT-dub5v4YA

xi

 Structure de La Lucarne, qui s’ouvre sur une traduction de l’épisode virgilien du Rameau d’or, tiré de L’Énéide, VI, et se ferme sur une traduction de la séquence dantesque complémentaire, tirée de L’Enfer, III. La citation finale est extraite du second « panneau » (p.131).

Présentation de l’auteur




Mario Fresa : extraits d’alluminio

traduction de Damien Zalio

Così noi siamo rimasti al fiume,

sulla strada confinata di carezze, nella lotta

della gioia:

nel mutamento dell’adagio si è caduti

in quell’immenso fiato e nella vaga,

trascinata bianchezza

di quegli anni.

Qui mormorava il nastro della gola,

c’era l’immensa porta che inghiottiva i nostri passi,

e invece poi nessuno ha ricordato le parole

che migravano stupìte, nel cielo retrocedendo

con una dolce danza:

«ma guarda

come ci succhia, adesso, guarda come

ci rinnova, questa fervida luce

respirata»

l’esile bocca disse che fu sovrano incendio

e che fu preda.

Alors nous sommes restés à la rivière,

sur la route enserrée de caresses, dans la lutte

de la joie :

au changement d’adagio nous sommes tombés

dans cet immense souffle et dans la vague,

traînante blancheur

de ces années.

Là murmurait le ruban de la gorge,

il y avait l’immense porte qui avalait nos pas,

mais finalement personne n’a retenu les mots

qui migraient étonnés, à reculons dans le ciel

en dansant doucement :

« mais regarde

comme elle nous aspire, maintenant, regarde comme

elle nous ravive, cette ardente lumière

respirée »

la mince bouche dit qu’elle fut l’incendie suprême

et qu’elle en fut la proie.

 

Poi subito il tremore ha riposato ancora nella pioggia,

in quella lieve tranquillità che ha generato

l’indecisa, lunghissima stagione.

L’ombra nasconde docili rumori e a poco a poco estingue

in laminata attesa il precipizio d’acqua,

la crudele fratellanza dei gesti

che sgretola l’ampiezza di questo sonno duro:

un movimento ansioso che matura e si fa

grave divenire, avvelenato desiderio.

Piove sull’implorante fuoco della pelle che si stringe

respirerà la luce pietrificata in noi,

si strapperà la densa voce del diluvio

e questa mano e questo volo figurato

fanno così tremare

il dolce nome dell’invito, e i riccioli carezzano

il terreno, fiammeggiano morendo

sulle tue bianche braccia.

Si apre volando il celestiale nastro che sorveglia già le strade:

la seta fascia i gesti

e come tace lo stupore della vista,

come risplende il fiore degli abbracci

ricaduto nella luce dei fantasmi…

Et aussitôt, le tremblement s’est reposé sous la pluie,

dans cette légère tranquillité d’où est née

l’indécise, très longue saison.

L’ombre cache des bruits souples et peu à peu efface

dans une attente laminée le précipice d’eau,

la cruelle fraternité des gestes

qui effrite l’ampleur de ce sommeil dur :

un mouvement fébrile qui mûrit et se fait

avenir grave, désir empoisonné.

Il pleut sur le feu implorant de la peau qui rétrécit

la lumière pétrifiée respirera en nous,

la dense voix du déluge se déchirera

et cette main et ce vol figuré

font alors trembler

le doux nom de l’invitation, et les boucles caressent

le terrain, et meurent en flamboyant

sur tes bras blancs.

Le ruban céleste s’ouvre en plein vol, surveillant déjà les routes :

la soie emmitoufle les gestes

et comme se tait la stupeur de la vision

comme resplendit la fleur des étreintes

une fois retombée dans la lumière des fantômes…

 

Questo piede si è trasformato in vento:

si fanno avanti i muri, le loro bocche ansiose…

La mente già si piega sul granito degli accordi rilucenti,

e adesso il viaggio scava

lo spiraglio proseguendo senza voce,

tutto immerso nell’aceto dei sospiri:

ci svegliamo sconosciuti l’uno all’altro.

E uscendo all’improvviso, l’aria soffoca il riposo

delle mani, e il dolce fuoco si ritrasforma in gelo:

la mia lingua è nella spada».

Così che il movimento è inerpicato sopra il cielo

e poi si stringe, perdutamente insegue

ma nelle stanze di questo vento nero

si riversano le lacrime sonore,

e nel tremore vano della pace

si è fermato il precipizio,

il silenzio dilatato delle figure bianche

imprigionate ancora nell’attesa della vista,

le labbra sollevate sul respiro della neve.

 

.

Ce pied s’est transformé en vent :

les murs se rapprochent, la bouche impatiente…

L’esprit déjà se penche sur le granit des accords brillants,

et voici que le voyage creuse

la fissure et avance sans voix,

plongé tout entier dans le vinaigre des soupirs :

nous nous réveillons inconnus l’un à l’autre.

Et, sortant d’un coup, l’air étouffe le repos

des mains, et le doux feu se retransforme en glace :

ma langue est dans l’épée ».

Alors le mouvement se juche au dessus du ciel

puis rétrécit, poursuivant éperdument

mais dans les chambres de ce vent noir

les larmes sonores se déversent,

et dans le vain tremblement de la paix

le précipice s’est arrêté,

le silence dilaté des silhouettes blanches

encore prisonnières de l’attente d’être vues,

les lèvres soulevées sur le souffle de la neige.

 

Lo sguardo si diluisce adesso nelle palpebre sospese

oltre i rumori oscuri, nell’abbraccio del vento

ricaduto nelle bocche dei cespugli:

qui si ascoltano tremare le variabili dita dei canneti

nei magnifici ingressi dell’udito

Ma come sganciarsi da questa larga trama

cucita a moscacieca,

come uscire dalle crepe sfavillanti di sale,

scavalcare le mura della notte?

Le regard se dilue à présent dans les paupières suspendues

au-delà des bruits sombres, dans l’étreinte du vent

qui est retombé dans les bouches des buissons :

Ici, on écoute trembler les doigts variables des cannaies

dans les magnifiques entrées de l’ouïe

Mais comment se libérer de cette vaste trame

cousue en colin-maillard

comment sortir des lézardes de sel étincelantes,

enjamber les remparts de la nuit ?

 

Quest’aria fine ci ha reso allegri:

così che ci gettiamo, in un istante, correndo

a capofitto nella vaga

sorpresa dei tesori ritrovati.

Eppure, siamo partiti come naufraghi

invasa dallo schianto,

lo sguardo che traboccava intero

sulla voragine di ciò che attendevamo,

di ciò che temevamo.

Qui c’era un velo chiaro, proprio in alto,

c’era la dolce

santità dell’indugio che sapeva circondare

tutta l’aria: e poi le mani

avanti, adesso, per modellare il buio…

Cet air pur nous a rendus joyeux :

alors nous nous jetons, en un instant, en courant

la tête la première dans la vague

surprise des trésors retrouvés.

Et pourtant, nous sommes partis comme des naufragés

envahie par le fracassement,

le regard s’écoulant entièrement

dans le tourbillon de ce que nous attendions,

de ce que nous craignions.

Là, il y avait un voile clair, juste tout en haut,

il y avait la douce

sainteté des atermoiements qui savaient ceindre

l’air entier : et puis les mains

en avant, maintenant, pour façonner l’obscurité…

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