Elyssa Leydet Brunel, Goodbye Pénélope (extraits)

Le monologue de Pénélope est extrait d'un spectacle mettant en scène quatre jeunes femmes dans leurs activités quotidiennes. Elles évoquent l'histoire familiale, leurs mères et grand-mères, leur identité... et naît en Pénélope (celle qui a tant attendu, tant répondu aux attentes  de la société, tant remisé ses propres désirs pour seconder ceux des autres) la conscience d'elle-même, et le désir d'être enfin maîtresse de son destin : mais peut-on jamais partir - et comment?
Elyssa Leydet-Brunel explique son projet dans les vidéos qui accompagnent les deux longs extraits que nous publions.

 

début du texte

le choeur des femmes

je pense qu’avant c’était plus simple de partir c’était plus simple 
parce que la mer était complètement desséchée et qu’on pouvait 
s’en aller à pied spontanément
pas de traversée à préparer
pas de bateau à prendre
on pouvait partir quand on voulait à pied juste traverser la mer comme une vallée
mais ça c’était il y a longtemps ça
oui peut-être mais enfin
vraiment longtemps
exactement c’était au début du Messinien alors tu vois
Messine c’est une ville en Sicile Messine c’est le détroit de Messine 
c’est là où Ulysse doit passer dans l’Odyssée à un moment l’épisode 
de Charybde et Scylla
non pas du tout
c’est une ère c’est l’ère du Messinien
c’était y’a longtemps tu vois
des mouvements tectoniques ont partiellement voire totalement 
fermé le détroit de Gibraltar
ce qui a réduit l’apport d’eau venant de l’Atlantique
et comme l’évaporation est très forte
à cause du climat sec et pauvre en pluie
la Méditerranée s’est asséchée doucement pendant plusieurs 
milliers millions?
milliers ?
milliers voire millions d’années
et là on pouvait allègrement tout traverser à pied effectivement c’est
vrai
alors on prenait une valise en carton comme ça
simplement
et puis à la limite Miocène Pliocène
le détroit de Gibraltar s’est effondré, et les eaux de l’Atlantique ont 
envahi le bassin, d’un coup, les eaux ont déferlé
j’aurais voulu voir ce moment
ça devait être quelque chose
les eaux ont déferlé et la Méditerranée a retrouvé son état normal de 
mer en quelques dizaines d’années
tu te rends compte la rapidité
la rapidité du remplissage
et tant pis, maintenant il faut prendre le bateau
partir est devenu plus compliqué
c’est une décision
c’est certain
c’est quelque chose
ça se prépare maintenant
c’est moins facile
les pays ne sont plus voisins
ils ne suffit pas de marcher
les pays sont séparés maintenant par la mer qui s’est remplie
alors c’est vrai, ça rend les relations moins fluides
disons que ça se prépare
on doit prendre un bateau
et naviguer quand même pas mal
c’est une décision
c’est certain
c’est quelque chose
tu n’es jamais partie toi
arrêtez avec ça

 

 

c’était plus simple quand il n’y avait pas d’eau dans la mer
on pouvait partir à pied
même pour les adieux on aidait à porter les valises en carton 
pendant les premiers temps de la marche encore quelques pas 
ensemble et puis on faisait demi-tour quand le temps était venu
en partant à pied on rencontre des gens qui marchent dans l’autre 
sens
c’est beau
et quand il y a eu à nouveau de l’eau dans la mer
il y a eu les langues
les terres se sont séparées
il y a eu les langues
moi je suis née dans la mer
moi ma mère
moi je suis née dans la mer et c’est là que j’ai attrapé mon 
polyglottisme
dans la mer

car c’est dans la mer que se meuvent toutes les langues c’est dans 
la mer qu’elles sont enfermées mêlées engluées toutes les langues 
les mortes et les vivantes la mer est bleue molle et paresseuse 
couchée dans le port en bas comme un animal dompté la mer a 
porté tous les bateaux toutes les histoires toutes les traces tous les 
contes toutes les musiques tous les airs de guitare la mer a porté les 
hommes d’un bout à l’autre les espoirs et les mythologies toutes les 
origines toutes les traductions elle est fatiguée maintenant elle s’est 
couchée dans le port langue bleue lisse et épaisse tous les 
messages ont été délivrés toutes les lettres dans les bouteilles la 
mer n’a plus rien à dire elle voudrait que nous comprenions 
maintenant elle s’est couchée dans le port en bas

 

 

 

Fin du texte

faut-il toujours partir
est-il toujours question d’un départ
ce qui est intéressant c’est comment décider
quel choix faire
et comment être sûr
ce qui me fascine c’est cette décision
tout le processus de cette décision
vous savez je me rends compte combien j’ai peur
je voudrais changer d’espace et je me sens
bloquée sans comprendre mon coeur étouffe et se
serre de contrariétés mon coeur demande de
l’espace pour battre et s’exprimer dans la boue
des chemins s’ébattre dans l’immensité des
champs à perte de vue la mer mon coeur a besoin
d’espace pour battre de tout son saoul battre tant
qu’il veut en faisant du bruit sans déranger
personne pourquoi dois-je étouffer les battements
fougueux de mon coeur ce cheval débridé qui
dégringole dans mon ventre et crie et réclame et
trépigne à l’intérieur de mes organes et auquel
toujours je dois dire non me fatiguer à lui dire non
dépenser tant d’énergie à lui dire non pas
maintenant non
et aujourd’hui le jour se lève
et avec lui tant de vies possibles encore
ce cheval fou c’est moi
voilà
toujours je pensais le cheval fou c’est les autres
les autres sont plus fous que moi les autres bien
sûr les autres peuvent se permettre c’est eux c’est
normal ils s’en vont ils partent ils reviennent c’est
normal
et je ne voyais pas que le cheval fou à qui je disais
toujours non cet enfant sautillant toujours
contrarié le cheval fou résidait en moi aussi
en moi aussi
en Pénélope
et Pénélope c’est mon nom
il est à moi ce cheval fou
il s’appelle Pénélope
et Pénélope c'est moi
que va-t-on faire de notre vie ?

 

la lune il me semble veut me dire quelque chose
je veux parler de ma joie
il y a tant d’élan en moi que mon corps marche 
vite dors peu avance rigole s’en va se perd
et mon regard toujours ailleurs loin vers l’avant
il y a tant d’élan en moi que je monte les escaliers 
d’un pas qu’il me semble que j’ai maigri que je 
voudrais embrasser les autres me rouler dans les 
draps du jour et du matin
mon coeur est fou il s’emballe il me dit qu’est-on 
en train de vivre Pénélope
qu’est-ce qu’on va faire de notre vie ?
me voilà à la croisée des chemins, gonflée de vent, 
comme une voile
Pénélope
attendant de choisir mon 
inclinaison la juste inclinaison pour moi et
le bon vent fera le reste
awake my soul
éveille mon âme
show me the way
il n’y a qu’un pas
ce qui est intéressant c’est le choix que l’on va 
faire
et alors
regardez
l’horizon calme limpide déposé là comme une 
ligne bleutée sans heurts tout est évident clair et 
tranquille
et il ne reste qu’à marcher
j’ai de l’énergie
j’ai de la vaillance
je me lève toujours plus tôt me couchant toujours 
plus tard
il me semble que la lune veut me dire quelque 
chose
c’est de cela dont je voudrais parler
je veux parler de ma joie
je veux parler de mes doutes
je veux parler du courage qu’il faut
mes sœurs, je dois vous dire, peut-être que 
maintenant je vous verrais moins, ce sera plus 
difficile vous comprenez, je continue de vous 
aimer, mais je m’en vais et là où je vais, c’est un 
peu loin c’est vaste, alors peut-être qu’à cause de 
ça on se verra moins, mais on s’aime toujours très 
fort, et jamais je ne vous oublierai, je serai auprès
de vous, comme la lionne que je suis parfois 
quand on vous fait du mal, mes sœurs, je continue 
de vous protéger, je suis la Pénélope de l’histoire, 
et mon coeur vous restera terre d'accueil, comme 
la lionne que je suis parfois quand on vous fait du 
mal, mais peut-être que, peut-être qu’on se verra 
moins maintenant, peut-être que, c’est vrai, peut-
être que je vous ferais moins souvent rire, et que 
je ne partagerais plus vos secrets, vos yeux 
chiffonnés du matin, pardonnez-moi, je m’en vais 
et c’est un peu loin, vous savez comme je vous 
aime, pardonnez-moi si je ne peux, comme avant, 
vous regarder partir et écouter toutes vos 
histoires, il est temps, j’ai compris, et c’est une 
fulgurance, ne m’oubliez pas, je serai loin, gardez 
ma place au chaud, gardez là bien vide, n’invitez 
personne, gardez ma place vide, à la table dos à la 
porte-vitrée à côté de la commode de la machine à 
café, n’invitez personne, dites que c’est pris que 
c’est déjà pris, qu’on attend quelqu’un d’une 
minute à l’autre, car je reviendrai, gardez s’il vous 
plait, la place vide, promettez, il y a des retours, 
les histoires finissent parfois comme ça, et peut-
être qu’un jour je serais moi aussi de retour 
comme d’un beau voyage, ça se peut.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marc Tison, Des nuits au mixer

Un recueil signé Jean-Jacques Tachdjian … Reconnaissable, parce qu’il offre  au signe une chance de révéler des dimensions inexplorées. Ce graphiste éditeur écrivain n’a pas fini de nous étonner. En l’occurrence ici, en binôme avec Marc Tison, nous avons entre les mains un ouvrage qu’il faut avoir vu et lu ! On ne sait qui accompagne l’autre. Ce qui est certain, c’est que la poésie de Marc Tison est une magnifique découverte. Un rythme ample et tonique, un lexique usuel chargé d’images et d’émotions grâce aux vers tissés par le poète. Le tout dans un écrin graphique remarquable. La Chienne éditions a encore de beaux jours à exister.

 

Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian à Lille, lors de la lecture de poèmes tirés Des nuits au mixer.

Le poème éponyme du recueil dit tout de cette poésie sculptée dans le vif des paysages du Nord dévolue à la vitesse, au choc de l'être versé dans une matière traversée comme un projectile va droit au but. Des assonances, des allitérations, et des images, qui sont métaphore de cette violence ressentie face aux villes de la région du poète, où l'abandon des populations motive le désoeuvrement et l'alcoolisme prégnants, insoutenables. 

 

Des nuits au mixer
À courir éventré l'ennui au cul
Comme la mort

Les murs pris en face sans déciller
Bomber le corps

L'affolement en moteur de désir
Et la route qui se barre en chewing-gum
La vrille
Les pieds sur le vide
Plongeons profond dans la mélasse du spleen

T'avais les yeux en stroboscope
Ça faisait un boucan !!!

Des centaines de chevaux sauvages
Toi la crinière au vent du sang dans les naseaux

Dis quand reviendras-tu
Au petit matin blanc
Griffé rouille aux barbelés des solitaires

On s'enlacera dans nos bras scarifiés
On pleurera des perditions

Baisant à l'aube bleue qui puera un peu moins

Marc Tison, Des nuits au mixer, La Chienne Editions, collection Nonosse, Roubaix, 2019.

Ce poète originaire du Nord, tout comme son éditeur, semble avoir bâti ses vers comme sont construites les maisons de briques rouges feu de sa région. Dignes et hauts, ils portent l’interrogation d’un homme né dans un paysage dense et sans artifices. Nous suivons son parcours au fil des pages ornées par le travail de Jean-Jacques Tachdjian, qui décline titres et jeux graphiques grâce à des contrastes apportés sur certains vers ou strophes. Mis en exergue, certains passages se détachent de l'ensemble du poème. Les voir comme porteurs d'une dimension sémantique révélatrice de l'ensemble, parfois, mais pas toujours. Ces deux artistes sont capables de mieux qu'une systématisation des dispositifs scripturaux. Parfois la thématique du poème apparait dans le soulignement en noir opéré par le graphiste, parfois il souligne la beauté d'un ou deux vers, parfois il interroge le lecteur car aucunes de ces modalités n'apparait, et alors une mise en relation avec le travail sur le titre, jamais redondant, toujours d'une grande finesse pour ce qui est du lien de sens avec l'ensemble, ouvre la voie à une compréhension inédite. 

 

Soutenu par ce dispositif, ce qui fait poésie ici c’est la même magie qui s’opère lorsqu’on arrive en pays Picard : le tracé des paysages aspire l’âme, la présence des mineurs vaincus par une économie sans concession rappelle que beaucoup ont été dignes et courageux, abandonnés sur cette terre ancestrale aux mille merveilles architecturales. Mais ce pays meurt, ce pays disparaît ignoré par tous ceux qui pourraient lui redonner vie. La poésie de Marc Tison dit cela, car elle nous offre, à travers la voix poétique qui guide le lecteur sur les chemins des pensées d’un homme du Nord, l’essence d’une âme façonnée par cette région. Ces poèmes de sont d’une extrême pudeur et d’une grande générosité. Le poète évite tout épanchement lyrique gratuit pour faire d’une expérience personnelle un point de départ pour parler le langage universel de l’humanité. Il crée des ponts qui élargissent l’évocation du particulier au tout de l’homme qui devra se montrer à la hauteur de ceux qui ont affronté le charbon des souterrains du Nord. Parole politique, en une modalité discursive qui entraîne une telle énergie que cette vague la poésie de Marc Tison soulève tous les horizons, et remue tout des Erreurs du genre :

 

La Dilection, Extrait du recueil Des nuits au mixer.

 

                                            Intoxiqué aux chimies civilisées
                                         Je chiale sur l'abandon humanitaire supposé
                                       Je suis fier de dire non et un non ahané

                                    Je mésestime la pensée des pauvres
                                 Je prétends à l'absence d'erreur du système
                               Je déplore la famine en Afrique

                             Je suis con mais con
                           Insuffisant (mais) insuffisant

                      J'efface de ma mémoire les regards fatigués
                    Je détourne la tête quand on m'appelle
                 Je renvoie ceux que je ne désire pas
              Aux erreurs du genre

           Je m'indigne maquillé sur les plateaux de tv
        Comme une starlette du sitcom
      J'invente des parades dialectiques
   Je paye au noir une femme de ménage immigrée

 Je suis con mais con
Insuffisant (mais) insuffisant

 

Et puis, ne pas croire que le pronom de première personne est investi par le même énonciateur... Non, le talent est extrême, de mélanger les voix, comme dans un bon roman on aurait une multitude de narrateurs...Points de vues multiples, tantôt de ceux qui ont commis un monde imbuvable, tantôt au féminin, tantôt voix du poète, une poésie kaléidoscopique, qui ne se décolle pas du regard, de la tête, du coeur, quand on y est pris, à parler le langage de Marc Tison.

 

Litanie des Petra Laszlo

...J'ai plus le temps de regarder
par la fenêtre de ma voiture
les vaches fantômes nourries
d'anabolisants

Je suis pressée d'être pressée de
penser vite. Plus vite c'est plus
court de penser court Je n'attends
plus et je meure tout le temps Et
j'ai peur tout le temps Je ne sais
pas ce que c'est de mourir J'ai
peur tout le temps de ce que je ne
sais pas Je ne sais rien

Dans ce second recueil, il n’y a pas de texte en Picard, mais Marc Tison a souvent usé de ce langage vernaculaire pour avoir grandi dans sa musicalité. La poésie est partie prenante du verbiage de cette langue séculaire qui constitue une des instances qui portent l’identité culturelle du Nord de la France. Il faut signaler au passage qu'elle n'est pas lexicalisée, ni considérée comme langue régionale, donc pas enseignée dans les établissements scolaires ! Ce qui fait la richesse et la force du dialecte picard c’est la puissance évocatoire des morphèmes qui le constituent. C’est cette force époustouflante que nous retrouvons dans cette poésie, aussi, dans l’évocation de tableaux de vie, de pensées lyriques d'un multiple donné à voir, à entendre.

Cette poésie, qui fait de l’espace scriptural un lieu d’expression, au même titre que le mot, exploite toutes les dimensions artistiques. Nous avons évoqué le travail du graphiste qu’est Jean-Jacques Tachdjian : il apporte son savoir-faire inestimable aux espaces de la pages sur laquelle se décline les vers de Marc Tison. Mais ce dernier, également homme de scène, envisage le poème dans sa dimension orale. Il ne manque pas une occasion de dire ses vers. C’est alors un cri, porté par les rythmes incantatoires des poèmes, heurtés et puissants comme la terre picarde. Le poète se tient comme un funambule entre la langue écrite et la parole, et la richesse de ses poèmes lui permettent cet exercice. Rejoignant une tradition orale, il parle ses vers, les vit, devant un public de lecteurs mués en auditeurs. Se produit alors le miracle d'une communion grâce à la dimension incantatoire de ses vers. Passeur de mots, d'émotions dans l'entière acception de ce que peut dévoiler les multiples strates sémantiques de la langue, Marc Tison offre au cours de nombreuses performances qu'il assure auprès de ses lecteurs l'univers de cette antique tradition du verbe remué et révélé par la parole. 

 

Nous aurons besoin de tels duos, Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian, pour relever les défis que nous impose une époque où tout montre qu’il sera nécessaire d'inventer de nouvelles voies/voix pour dire, pour montrer et continuer, sans aucune concession, à offrir à l'art sa pérennité, et à lui restituer sa puissance énonciatrice des forces vives et éruptives de la fraternité. Ils poursuivent la lutte, ils ne se taisent pas, et peu importe, l'horizon reste à conquérir, et hier doit être évoqué, sans Fleurs ni couronnes...

 

J'ai vu les terrils arasés et la silicose du ciel
Couvrir nos souvenirs de conquête

Les foules de gens joyeux se sont évaporés
Sur l'épopée razziée et les bistrots fermés

Des tignasses blondes flottaient toujours au vent des ruines
Les rires secouaient les poussières grasses
Collées dans l'air encore rougi

Les enfants dansaient comme des derviches défoncés
Sur le débris des usines
Les tapis de ferraille rouillés

Dans la terre noire reste une éternité toxique
Un désert acide de sueur et de sang

Rien n'y poussera plus

Ni fleurs
Ni couronnes

 

"Prends", lecture à Lille à l'Illustration le 04/02/2019.

Marc Tison est à ne jamais perdre, rare et précieux, comme les poètes advenus. Et même si désormais il ne vit plus en sa terre, voici comment il se présente, à l'orée Des nuits au mixer

 

Marc Tison est né entre les usines et les terrils, dans le nord de la France. Fondamental. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et effacement des frontières.

 

Rien à ajouter, il faut le lire, Marc Tison !

Extrait de la lecture performance de Marc Tison (textes) et Raymond Majchrzak (sons) à Bereldange Luxembourg le 06 février 2019. Texte extrait du recueil Des nuits au mixer,  édition lachienne.




Un Américain à Séville (3)

Dans cette troisième partie, nous marquons une pause après le sonnet 20, après présentation de l’âne de Manolito et passage par la fête flamenca improvisée et à usage interne : la juerga. Pour ce faire nous ferons un grand saut en arrière dans le temps et reviendrons en deuxième partie au poème éponyme écrit par David George au moment de sa découverte des gitans d’Alcalá une petite quarantaine d’années avant l’écriture des sonnets((Publié, avec photographies,  dans  The Flamenco Guitar, 1969, pages 86-93.)).

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Le moment crucial (High Noon) passé, Manolito une fois intronisé, David George aborde le sujet par le biais de l’humour. En témoigne le fait qu’il s’attache au nom de l’âne derrière lequel se profile toute l’histoire de l’Andalousie, ou presque : outre l’allusion évidente à la réputation de séducteur de Manolito comme à celle du célèbre nobliau Sévillan et aux attributs sexuels de l’animal, faudrait-il voir dans ce surnom une allusion au premier Gitan, chef de clan, officiellement répertorié en Espagne : Don Johan de Egipto Menor, auquel un sauf-conduit royal fut octroyé ?

 

«…Como nuestro amado y devoto don Juan de Egipto Menor… entiende que debe pasar por algunas partes de nuestros reinos y tierras, y queremos que sea bien tratado y acogido… bajo pena de nuestra ira e indignación… el mencionado don Juan de Egipto y los que con él irán y lo acompañarán, con todas sus cabalgaduras, ropas, bienes, oro, plata, alforjas y cualesquiera otras cosas que lleven consigo, sean dejado ir, estar y pasar por cualquier ciudad, villa, lugar y otras partes de nuestro señorío a salvo y con seguridad… y dando a aquellos pasaje seguro y siendo conducidos cuando el mencionado don Juan lo requiera a través del presente salvoconducto nuestro… Entregada en Zaragoza con nuestro sello el día doce de enero del año del nacimiento de nuestro Señor 1425. Rey Alfonso.»

Wikipedia. ® En ligne.

MANOLITO ET SON ÂNE DON JUAN

 

 

 (16)

 

Fraîche en été, tiède en hiver, sa grotte
Donne sur une corniche où l’on peut s’asseoir
Et contempler la vallée tout en bas.
Il n’y est pas souvent. Il n’y est pas toujours,

Sauf pour y dormir ou manger s’il y a
De quoi nourrir tout le monde. Dans ce cas,
Lorsque nous ramenons poisson, jambon serrano,
Miches de pain et churrospour les enfants,

Assis à sa table, nous parlons
D’où il est allé, des Gitans de Jaén,
De cette fameuse juerga, à Séville.

Sur papier, de tels propos tombent à plat.
Mais il faut entendre Manolito
Raconter ça, broder à sa façon.

 

(17)

 

Quand la fenêtre est ouverte, Juanito
Passe la tête et vient braire. Il sait toujours
Quand Manolito est là, je ne sais pas comment.
Peut-être qu’il en entend parler dans les grottes

Serrées sous la forteresse et tout du long
De la grimpette. Les dernières nouvelles
Y courent comme feu de paille et tout le monde
Peut y éclairer sa lanterne,

Venir s’asseoir et chanter : « Le Roi est revenu,
Manolito, le Roi de la Soleá. Vive le Roi ! »
Mais pas comme ça, bien sûr.

En anglais, ça sonne creux si l’on ne connaît
Pas la fonction du chanteur gitan, son importance
À Alcalá, berceau du flamenco.

 

(18)

 

Juanito et Manolito me font penser
À Rossinante et à Don Quichotte––
Sauf que Juanito n’est pas aussi efflanqué
Que cette haridelle que montait Quichotte.

Lui, au contraire, gras, culotté,
Effronté, sait parler aux dames.
Elles tapent du talon et remuent leur derrière
Lorsque Don Juan paraît. Ils s’entendent bien,

Juanito et Manolito. Ils n’ont pas leur pareil pour
Faire la cour à une donzelle, chanter
Et danser jusqu’au petit jour. Juanito attend

Manolito jusqu’au bout de la nuit pour le guider
Lorsqu’il remonte, titubant, accroché à la queue
De son copain qui sait où mettre les pieds.

 

 

 

 

(19)

 

Juanito ne m’apprécie pas tant que cela.
Les rares fois où je fais la sieste
Sur une banquette sous la fenêtre ouverte,
Juanito me colle ses naseaux en pleine figure,

Brait, me houspille. Ses hi-han me tirent de là.
Il sait que je ne peux pas le bourrer de coups de poing.
Il me prend pour un mou et se moque de moi,
Tape du sabot et ricane quand je passe.

« Comment peux-tu le supporter ? » Je pose la question
Sachant pertinemment que j’insulte son copain.
Manolito répond : « Exactement comme je te supporte.

Il ne chante pas si bien que ça, mais il fait ce qu’il peut. »
Je sais qu’il fait allusion à la soirée où tout le monde
Est parti quand j’ai voulu chanter.

 

(20)

 

Pour mon bonheur, un jeune curé de la paroisse
A quelques notions d’archéologie.
—Les grottes sont antérieures à la forteresse.
Cela remonte à la préhistoire, aux Ibères.

Il y en a sous les murailles qui sont peut-être
Phéniciennes. —Comment le savez-vous ? 
—Par les bijoux phéniciens, comme on en trouve à Rota
Sous les casernements de la base navale,

À cause des mines d’argent de Tartessos. Le curé
S’y connaît en flamenco et en taureaux.
Il se démène pour aider les Gitans :

—Mais l’argent manque. Ils n’existent pas.
Je pense qu’un jour on va liquider tout ça
Et transférer les Gitans dans des viviendas.

 

 

JUERGA

 

 

The juerga begins with the hand and the heart.
The gypsies of cave and caseta.
Two hands, four hands, palmaspitos.
The intricate beat of the bulería.

Cañasgreen along the river
Bend in a sudden wind.
Under the bridge, the 
canasteros
Sing about love and luceros.
Under the bridge the canasteros
Dance for each other.

 The juerga begins with a sudden breath,
A sudden movement, a cry.
A silence slashed by six knives
And the shouts of the gypsy flamencos.

Five fingers and six strings
Weave a gown for a gypsy wedding.
Five fingers and six strings
Weave a shroud for death.

 The juergabegins with a plucking of strings.
A swan is released with a rushing of wings.
Thejuergabegins with an anguished Aii…
The juergabegins with the singer.

 Under the bridge, the canasteros
Bend like bamboo in the wind.
A gypsy girl glides into the song.
In her hands are lilies and swans.
In her hands are ten black candles
For the altar of Kâli.

 The juergabegins in the core of the blood.
A figure in black knifes the air.
The gritty shouts of the gypsies grow louder.
The juergahas begun.

 

 

Cristina Hoyos, feria de Seville 1967 ? Cliché David George, dans The Flamenco Guitar.

 

 

LA JUERGA

 

La juergase lance des mains et du cœur
Des gitans troglodytes et de la caseta,
De deux mains, de quatre, des palmas, des pitos,
Du rythme complexe de la bulería.

Sur les berges, les hautes cannes vertes
Ploient sous le coup de vent.
Sous le pont, les 
canasteros
Chantent amour et luceros.
Sous le pont, les canasteros
Entrent dans leur danse.

 La juergase lance d’un souffle brusque,
D’un mouvement soudain, d’un cri,
D’un silence que lardent six lames
Et les coups de voix des Gitans flamencos.

Cinq doigts et six cordes
Tissent la robe d’un mariage gitan.
Cinq doigts et six cordes
Tissent le linceul d’un enterrement.

La juergase lance d’un pincement de cordes.
Un cygne se lance dans un froissement d’ailes.
La juergase lance sur un poignant Aii
La juergase lance quand le chanteur est prêt.

Sous le pont, les canasteros
Ploient comme roseaux dans le vent.
Une jeune Gitane se glisse dans le chant.
Dans ses mains sont des lys, des cygnes.
Dans ses mains sont dix cierges blancs
Pour l’autel de Kâli.

La juerga se lance du fond du sang.
Une silhouette noire lacère la nuit.
Gutturaux, les Gitans montent en puissance.
C’est la juergaqui commence.

 

David George, Donn Pohren et les Flamencos :
mise au point historique

 

Ce poème a été publié en 1969. Si l’on peut estimer, à juste titre, que la conception de The Flamenco Guitarest antérieure de quelques années et si l’on tient compte du fait que l’on peut dater certaines des photographies qui l’illustrent de 1964 et 1967 (feriade Séville), il n’est pas interdit de penser que David George ait eu connaissance du grand projet de la municipalité d’Alcalá qui a vu le jour en 1967. Le fait qu’il n’y fasse pas la moindre allusion et que lui-même, réciproquement, n’apparaisse nulle part dans leurs annales, confirme le côté insignifiant du personnage pour les gens d’Alcalá et, pour pendant, le mépris que David George affiche pour ce qui sort du cadre non-commercia((Il suffit de comparer la légende accompagnant la photographie dansThe Flamenco Guitaroù Cristina Hoyos alors âgée de tout juste vingt ans, est dite, p.19 : …non commercial and therefore relatively unknown, considered by many gypsy flamencos to be « the finest bailaora in Spain and therefore the world », et ce trait lapidaire, quelques trente-cinq ans plus tard : Cristina Hoyos a dansé à Séville avec El Farruco. Elle est effectivement devenue la plus grande de toutes.))de la juergaproprement dite, qui ne peut se dérouler qu’en petit comité, dans ou devant une grotte, un bar, en public choisi lors d’une feria, en privé dans une fincaou uneventa. Et pourtant les personnages que citera David George ont bel et bien participé aux Festivals flamencos d’Alcalá.

Par exemple :

Le 17 juillet 1967, Antonio Mairena((Il y fait même un discours))est en tête d’affiche. Dans la trentaine de participants, on note la présence des chanteurs Juan Talega, Fosforito, Chocolate, Bernardo de los Lobitos (cantaor d’Alcalá, non gitan), Juan Barcelona, Manolo el Poeta, ainsi que des guitaristes Diego del Gastor et Habichuela, pour ne citer que les plus grands. À l’exception de Bernardo, David George cite leurs noms dans ses poèmes ou les a photographiés, peu ou prou, dans The Flamenco Guitar.

Manolito est mort un an plus tôt.

Si Manolito est le personnage premier des poèmes de cette longue suite, il faut reconnaître que dans son livre, David George ne traite guère que de la guitare et de Diego del Gastor. Il semble que la découverte de Manolito soit due à Pohren : Son premier livre, The Art of Flamencocommence par la relation d’un voyage tout à fait picaresque à dos d’âne en pays flamenco (DONKEY BACK) et se poursuit par trois pages intitulées JUERGA((Pages 27-29. Si Pohren inclut dans ses récits un côté défonce bien arrosée, genre jam-session,commencée à Séville et terminée à Alcalá, David George s’en tient au cadre de l’évocation esthétique et sentimentale d’une fête au bord du rio Guadaíra. Pohren  mentionnera plus tard qu’une partie de ce chapitre a été réécrite en 1971.)).

Pohren raconte comment la « flamenco session » commencée à son domicile de Séville, dans le barrio Santa Cruz, continuée au Café des Siete Puetras, Alamada de Hercules, Séville, se déplace dans « un village voisin, haut-lieu du flamenco … », finit par suivre un chanteur qui propose « à un groupe d’entre nous de se séparer du groupe pour aller au calme, chez lui, à Alcalá ». Pohren poursuit : « C’est un excellent chanteur, un de la race de ceux qui, pauvres, ne se vendent pas, ne s’enrichissent pas (non-commercial, non-prosperous)et il habite une grotte creusée à flanc de colline qui donne sur le rio Guadaíra, au pied d’une vieille forteresse romaine... »((Ce ne peut être que Manolito. Et David George arrive tout juste en Espagne en 1962. )).

« En arrivant nous passons notre temps devant l’entrée de la grotte, à boire du fino… En bas, des femmes lavent leur linge dans la rivière et des enfants nus jouent, insouciants, dans les hautes herbes de la berge. Pas loin, au piquet, un âne, nous observe. Ses yeux hors d’âge sont semblables à ceux que Dieu doit poser sur les fous dans leur folie… ».

 




Kayako Yamasaki, choix de poèmes

Traduit du serbe par Vanda Mikšić et Brankica Radić

 

 

Le sablier, la main                       ПЕШЧАНИК, РУКА

 

 

Nous tombons sans bruit. Nous sommes des grains de sable.                  
Nous tombons, rouges, pâles.

Le paradis et l'enfer sont enfermés
dans un récipient en verre.                                                                                          

Lorsque le dernier grain tombe,                
le paradis reste vide.

Notre silence, commencé en enfer,                                   
n'intéresse personne.

Mais, quand une main invisible
retourne le sablier,
le paradis et l'enfer
s'inversent immédiatement.                                   

Nous tombons vite, mesurons le temps              
enfermé dans du verre, s'écoulant 
vers l'enfer.

Nous tombons sans bruit, nous sommes des grains   
de sable fin.

 

 

 

 

L'escalier, deux anges             СТЕПЕНИШТЕ, ДВА АНЂЕЛА

                                   À Stefan et Daïana                                 

 

Nous sommes venus
pour
offrir un brin d'amour                                    
avec nos petites mains que   
nous avons ouvertes
le jour de notre naissance.                            

Avec des pleurs vigoure
Nous sommes venus
pour
offrir un brin d'amour 
avec nos petites mains que
nous avons ouvertes
le jour de notre naissance.                                  
                            

Avec des pleurs vigoureux,
avec un sourire silencieux,                
la vie s'appuie
sur
la vie :
nous montons
l'escalier.

Quand on nous enlève l'eau et
quand on nous
éteint la lumière
nous nous tenons 
les mains.                                                                     

La vie prête l'oreille
à la vie :
sans
voix nous
montons.

Ce matin, les anges                   
retournés
au ciel,
dans le noir brillent                         
les traces de petits pieds.                  

Aussi montons-nous
l'escalier
depuis lequel
ils
£se sont envolés.

 

 

 

 

 

 

UNE HISTOIRE DU BOIS                    ПОВЕСТ О ШУМИ

 

 

 

Notre maison disparaît.

La maison, qui a enduré une tempête                                 

de fer et un déluge

couleur de rouille.

La maison, qui n'a pas brûlé

dans le feu,

qui n'a pas été effacée

par l'eau.

 

Elle a resplendi sur nous                                           

d'une lumière verte.

Nous croyions,

comme des enfants, qu'elle

était là,

pour toujours.

 

Près du fleuve elle

se tenait

seule.

 

Sans jardin et

sans portail.

Elle n'avait

ni portes

ni fenêtres.

Ni murs, ni

toit. Dedans

il n'y avait pas

de foyer.

 

Construite des seuls

rayons de soleil :

elle nous abritait et

nous protégeait. Oui,

des fauves

des bois.

 

L'eau émeraude

coule à travers

le ciel

du soir,

 

comme

le conte de fée que

nous aimions tant.                                

 

 

La lecture d'un conte de fées.          ЧИТАЊЕ БАЈКЕ

 

« Déchire les journaux, froisse-les doucement
pour laisser suffisamment d'air,
entre les lettres.

Range le bois pour qu'il soit comme
des mains, jointes pour la prière.
Allume-le avec une allumette. » 

(Dans le poêle commencent à brûler
les photographies, les phrases
d'une publicité.)

« À présent, reprends ton souffle. Lis
un conte de fées, La flamme dans un coquillage,
par exemple. »

Ainsi notre père nous apprenait-il
à allumer le feu
et à maintenir la flamme.

Je ne savais pas que ce feu
brûlerait devant mes yeux,
à jamais.

La lecture d'un conte de fées est, en réalité,
un court répit pendant que tu allumes
le feu.

Lire un conte de fées, c'est se remémorer
ce qui n'a pas disparu
dans la flamme.

 

 

 

LES JOURS DE FROID          ХЛАДНИ ДАНИ

 

Choisir les légumes, le riz, la viande et
le poisson, préparer le repas pour la famille,
le servir.

Faire la cuisine, je médite sur cet acte quotidien,      

simple, mais parfois
très dramatique.

Je me souviens des journées froides, où 
il a été difficile de trouver un 
œuf, une pomme de terre.

Le choux coûtait plus cher
qu'un frigo, qu'une
tête humaine.

Les fruits d'alors, aujourd'hui invisibles,
je les pose dans mes paumes pour
évaluer leur poids.

Je veux juste sentir la lumière de la poire
des bois. Ce qui a nourri
nos enfants.

 

 

 

Les frontiÈres          ГРАНИЦЕ

 

Je ne veux être qu’un insecte lumineux
de ma vie nourrir une hirondelle
la femelle qui retourne dans le sud.

Rien que devenir
son rêve, et son
vol lointain,

où que je sois, 
dans
ce monde.

 

Présentation de l’auteur




Angèle Paoli & Stephan Causse Rendez-vous à l’arbre bruyère, Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

Ce sont deux "divagations" que je propose ici : parcours singuliers d'une lectrice happée par ces livres, tous deux déployant leur frondaison de mots autour des lieux où croissent la bruyère arborescente et l'amandier en fleurs - deux rendez-vous marqués par le recours à un  arbre que je vois comme un axe du monde et de la mémoire, enraciné en Corse. 

 

Angèle Paoli & Stephan Causse : Rendez-vous à l'arbre bruyère

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère : le titre de ce livre - mot de passe et talisman – je le saisis, avide, comme enfant l'on s'empressait de saisir le « furet » de la ronde, fuyant et désiré : Il est passé par ici, il repassera par là - qui l'a ? 

 

L'arbre bruyère – bruit/hier : c'était sur une sente, un maquis odorant. Et l'arbre se dressait, fantôme vrombissant de milliers d'abeilles agitant les clochettes de l'erica odorante. C'était un autre, et c'est pourtant le même, qui se dresse ici, flamme à la croisée des chemins – buisson ardent de « son odeur (qui) fait courir un frisson/toi qui cherches refuge/dans l' exil et les larmes/embrasse ce buisson/sans révélation »

 

 Rendez-vous à l’arbre bruyère, Angèle Paoli, Stéphan Causse,
peintures Caroline François-Rubino,
Al Manar, Poésie, 78 p. 16 euros.

Promeneuse en mémoire, promeneuse-lectrice, tous les sens en éveil, à mon tour je m'engage dans le maquis des mots, tandis que résonnent, dans ma mémoire, ces vers d'Apollinaire :

 

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends ((Alcools))

 

Ils me reviennent sans doute, comme une ritournelle à la vue de ce titre, parce que ce rendez-vous sans destinataire, sous les auspices de la bruyère blanche qui m'avait tant impressionnée, est un embrayeur d'imaginaire, et ne peut que faire écho à d’autres souvenirs, d'autres lectures et d'autres mots encore. Pas un Adieu, ici, mais un vrai « rendez-vous » - syntagme à prendre dans le sens impératif aussi de son étymologie  : parcours auquel vous presse l'intimation - vers quelle rencontre ? Quelle découverte ? Quel abandon, au pied même de l’arbre qui s’enracine au cœur de la mémoire, et y puise sa chanson, comme on en fait son miel ?

 

Commencé sous la coloration novembrine des feux d'automne, alors que « chaque soleil était un soleil d'adieu », habité d'ombres qui passent, l'échange épistolaire qui nous est offert s'étire jusqu'au printemps, dans un avril résonnant du « vaste bleu » - « Je me souviens d' une autre année/c'était l'aube d'un jour d'avril » chantait encore le Mal-aimé dont la voix ne me quitte pas – et ces vers, comme un viatique, me remontent à la gorge tandis que je li(e)s ce rendez-vous des souvenirs ramenés, tressés, au fil des plumes croisées d’Angèle Paoli et Stéphan Causse, dans la psalmodie en répons dont on nous dit que l’un commence le recueil tandis que l’autre le clôt, mais dont bien habile serait le lecteur qui pourrait savoir qui écrit dans le tissage des voix convoquées à l’ombre de cet arbre tutélaire.

 

Qui écrit ? sinon les souvenirs mêmes qui se remémorent dans l’échange. Et c’est en cela un livre remarquable, tant l’osmose des écritures – scrutées pour y déceler une identité - crée le corps d’un livre habité par La Mémoire – l'unique - celle des rêves, des mythes, des paysages et du temps, celle du corps de la poésie, incarné dans d'autres vers aussi, jadis - et ici bruissants, murmurante méditation à deux voix dont la sensualité de vagues vous enveloppe, et vous emporte, comme la marée des songes.

 

Vagues - comme le ressac, comme le flou dans lequel vous bercent ces imprécises évocations. Vague comme l'échange de ces plis sans doute virtuels, ainsi qu'il en est de nos jours, avec des mots qui s'inscrivent sur un écran de lumière puis disparaissent - fugaces évocations qui ne sont pas à proprement parler un dialogue, mais un enchaînement où les mots s'appellent, parfois se répondent ou se reprennent, créant ce tissu d'analogies et d'images qui se superposent avec de légers décalages, un sfumato de mots portant l'imaginaire du lecteur vers des horizons aussi larges que celui de la mer , sans cesse évoquée : « La mer n'est jamais loin ».

 

Vague – c'est aussi, incisif, le porteur de ce « V » frappant de sa forme et de sa sonorité l'ensemble du livre, clos du signe double de LE VIGAN/VIGNALE – Six syllabes repliant en anagramme le double lieu d'émission de ce rendez-vous sans destin : noms en reflet comme une ultime anamorphose, reprenant celle du rocher devenant Alaska à la dérive (p.36) à laquelle répondent des chênes évidés parlant de Totem Pole (p.37)...

 

V, comme l'échancrure d'une inguérissable blessure – la blessure de vivre sans doute, portée par toutes les allitérations qui s'envolent des mots avec le bruit des ailes en déchirant l'azur : traversée – rêve – vif – étrave, vent, vert, vaste - dérive … vers ces entailles/entrailles d'où les mots nous appellent :

les mots nous hèlent

hors
(de) nos sentes ordinaires
(de) nos foyers d'insurrection
ensevelis sous la cendre

l'obscur nous rapatrie
aux entailles

dit l'une des voix.

 

Davantage que le bleu, mis en valeur par les belles encres de Caroline François-Rubino – bleu de la mer et du vent, et cette paisible source-voix qui « sonne bleu/et plonge ses doigts/dans le mutisme des ronces », c'est la couleur et le goût de la cendre qui me restent de cette flânerie vagabonde à l'entour l'arbre aux souvenirs : « grappes d'un blanc/cendré /les bruyères en fleurs » (p.44), sur « l'île blanche » passée au brou de noix, sous « la pluie frissonnante de cendre » - mais aussi (mais surtout ? ) manques de la mémoire qui se disent dans les blancs semés sur la page imprimée, fantômes des cailloux du Petit Poucet  qui saurait qu'il faut «  semer des blancs/pour que surgisse/la larme claire// »

 

Semer des blancs, pour permettre au lecteur d'inscrire ses propres images, ses propres émotions, au fil de ses lectures – car dans les blancs, on repasse, on lit au contraire du devenir sagital, et si « la mort traverse », les mots sont là pour nous sauver du temps. Tout beau livre est ainsi « une chambre d'échos » où s'entrechoquent les mots et les souvenirs, remontés de l'enfance comme d'un « coffret de pirate » - à jamais présents.

 

Mémoire sans jadis, chante l'une des voix... Sans jadis, parce qu'au pied de l'arbre désiré affluent tous les souvenirs, « comme une relecture/d'une littérature oubliée ».

 

Est-il alors meilleur hommage et lecture plus fidèle à ce livre que celle qui ajoute ses propres échos à ceux des mots ayant vibré en sa mémoire, et qui résonnent ainsi encore, vers d'autres lecteurs, les invitant à leur tour :

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère, qui est le vôtre.

 

*

Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

 

N’avoir pas recensé auparavant ce très beau livre me permet d’annoncer qu’il a reçu le prix Louis Guillaume du poème en prose 2019 – et de démontrer que c’est une attribution amplement méritée.

C’est d’abord un bel objet comme je les aime : la dimension du livre qui ne dépasse pas la paume de ma main et le satiné de sa couverture le rendent agréable à tenir :  on ne parle jamais assez de la dimension esthétique du toucher des livres dans les recensions qu’on en fait. La bipartition qui s’y dessine – un grand espace ivoire sur lequel se détachent en fin caractères alternés - noirs et d’un rouge - brique ? sang séché ? - bordé au pied d’une frise crantée, du même rouge sombre …  Voici mise en place l’organisation interne et le code typographique, dépouillé et raffiné, qui commande l’intérieur du livre tout au long duquel court la même frise.

Stefanu Cesari, Bartolomeo in cristu, poèmes,
aux éditions éoliennes, 128 p. 16 , 50 euros. 2018

Ouvert, il présente en page paire le texte rouge sang en corse et, page impaire, le texte que je lis, en noir sur le même fond ivoire. Et, surprise : dans la frise crantée, un autre texte, tête-bêche, dont il faut chercher le début tout à la fin, sur la page triplement numérotée : 123, indicateur du nombre de pages du livre – mais inscrit à l’envers, sous l’arc cranté de la frise - et 59 ou 60 : les pages du texte en français sont aussi numérotées. Je ne suis pas une experte en numérologie, et je ne tenterais pas de démontrer que ces chiffres ont un sens caché, si je n’avais retrouvé, au fil du texte renversé, une notation en caractères gras…  je suis sensible au fait que l’éditeur, Xavier Dandoy de Casabianca, ait ainsi pensé la mise en scène de ce livre, un peu comme les étapes d’un parcours sacré, le long des stations de la Passion, le long des labyrinthes dessinés sur le sol des églises… dans un petit livre qui ressemble à celui décrit ici « un petit monde fermé ouvert entre les pages, rouge comme un évangile, une histoire dans l’histoire  il y a cinquante-neuf grains plus 1. » (l’importance des chiffres pour ce recueil se lit peut-être aussi dans l’indication des coordonnées   du lieu qui a inspiré l’auteur (pp. 117-116) – je laisse au lecteur le plaisir de résoudre l’énigme).

C’est bien de labyrinthe que parle le texte à lire dans la frise, en lettres ivoire comme si on les avait incises dans la matière rouge (semblable à celle de la sinopia tracée sous une fresque), qui semble  superposée au texte dès la couverture. Ces deux lignes de texte nous invitent à « remonter le cours du récit » car « c’est pénétrer dans le labyrinthe. Le rouge du réel a pris place celui du ciel et celui du sang. notre regard, notre propre temps dans lequel il faut s’immerger la tête penchée (...) » 

Que nous raconte donc ce livre dans les « pavés » de textes (briques d’une construction) qui sont de brefs et très beaux poèmes en prose ?  Je rebrousse le chemin, ainsi que m’y invite le texte renversé, qui me parle du visage d’un saint, comme un idéogramme. Bartolomeo/Barthélemy : le martyre dont l’attribut est sa peau écorchée (comme le ruban couleur de cinabre du livre, incisé par les lettres) et qu’on connaît surtout pour sa représentation dans la chapelle Sixtine :  Michel-Ange s’y représente dans la dépouille brandie… Le saint du titre faut partie d’une fresque de la toute petite chapelle romane de Gavignano, dédiée à San Pantaleon, que je n’ai pu visiter, lors de mon passage, car elle était fermée. Une reproduction en est donnée, dans les teintes brunes du livre – et j’ai consulté, bien sûr, la recherche Google, pour en trouver l’original((https://corse-romane.eu/gavignano-pantaleone-y/)) . A l’extrême gauche, le tout dernier de la procession des apôtres, commentée par un saint muni d’une Bible (dont l’exipit m’amène à me demander si le poète ne s’y est pas projeté((« il est comme toi lisant le livre, tout ce vivant lui voile le regard, plus vague dans notre souvenir, presque déjà parti »)), Bartolomeo se tient comme les autres, la main droite sur le cœur en signe de dévotion : il porte sa peau jetée sur son épaule comme la dépouille du lion sur l’épaule d’Herakles, la tête comme une besace, à l’envers, pâle sur son corps nu, écorché – représenté de ce brun rougeâtre choisi par l’éditeur pour le livre. Pauvre saint, nu – dépouillé et de nouveau comme à la naissance, à l’origine : « l’enfant absolu » - « in cristu »((peut-être cette expression corse  est-elle à mettre  en lien avec ce passage de la Bible (Galates 3:27-28) « vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. »)) .

Cette figure étrange qui retient l’auteur est la « source » d’un texte qui remonte aux sources de sa création : sous la tutelle d’un arbre double, vivant et mort, le poète suscite un pays où « tout se dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n’est pas une question ». Le fil du texte interroge d’abord la pierre – et l’interroge comme on la touche, avec les mots, de même que la soupèse le berger-maçon, pour juger l’usage qu’il en fera dans la construction, avec l’attention des gens simples « pour des formes vagues, pour la beauté ». Une beauté qui n’est pas celle artificielle à laquelle nous habitue notre culture, mais la beauté essentielle liée aux gestes du quotidien, dans lequel tout aussi est sacré, dans un même mouvement de vie : du sable de la rivière, à la chaux qui prépare la fresque, se prépare l’autre geste, celui qui donnera corps à « une pensée à peine saisie, quelques éclats de lumière qui ont troublé ta vue ».

Stefanu Cesari engage un dialogue avec le peintre qu’il imagine, et qui « sait sans savoir » - créant l’image du sacré qu’il porte en lui, et qui le reflète dans cette figure pauvre et nue du saint au visage surpris. Je ne peux résister au désir de citer plus longuement cet éloge du travailleur vagabond, anonyme, modeste – pas un « artiste » - pas même un artisan – un homme qui travaille et qui répond à l’appel de ce qui le dépasse((je pense ici au très beau texte de Jean Giono, Le Déserteur,  consacré à Charles-Frédéric Brun, peintre d’ex-voto au Valais.))

 

Tu as un nom et puis un autre, dans une langue et dans une autre, tu voyages loin tu t’amenuises, à mesure des récits qui sont contradictoires mais comme ton père tu es berger, dans ta jeunesse tu cherchais les bêtes qui s’égarent (…) L’écriture menue qu’elle laisse après elle, tu peux lire à l’envers tout ce qu’il te faut savoir. On dira ton nom confondu à d’autres, se perdra le lieu où tu naquis (…).

 

La force de ce texte est de nous présenter avec un très grande économie de moyen stylistiques et lexicaux, à travers une lecture scrupuleuse de la fresque, et une « reconstitution » à la fois de sa création et de la vie de Bartolomeo, ce parcours emblématique du martyr, superposé à celui du peintre, dans une révélation qu’on imagine, au cœur du silence de cette chapelle, amenant l’auteur à apporter ses mots à ce qui n’a pas de langue – ses mots et ses souvenirs/sensations de l’enfance, dans un parcours « à rebours » - et une méditation sur la vie, le devenir des êtres et des souvenirs, la violence, la cruauté d’un monde où l’on torture , on abat et dépèce pour la vie ou la fête où

 

 l’on entendait de loin certains hommes qui rient et l’odeur de la viande, tout le monde  est rassemblé autour des bêtes accrochées ouvertes comme des livres on mange on racle on ôte la peau parfois on lit dans le sang qui goutte ce présent des corps appelants (…) 

 

Ce visage du saint nous concerne, qui nous regarde, à travers les mots du poète qui y voit « un signe laissé de l’univers ou de l’enfance, la bouche ouverte les dents blanches, sur les marches creuses la moitié d’une grenade est posée, à la chair mordue d’un pays quelqu’un s’est arrêté ». Symbolique grenade de Proserpine ou de la Madonne, symbole de la fécondité, de la possible re-naissance, « in cristu »,  couleur de sang – ce sang dont Stefanu Cesari écrit « Le sang chemine. Nous voyons à travers lui »  - symbole de ce « prolongement » évoqué p. 117 de cette longue oraison : « Nous deviendrons d’autres nous-mêmes, ne doute pas de cela. Nous apprenons l’absolu en fréquentant la mort sans savoir ce qui nous permettrait de dire. Sommes-nous comme des enfants ? ». Magique tour de passe-passe de l’écriture, qui fait de ce saint martyr, écorché, pauvre et nu, l’emblème de la vie qui circule, amenant à accepter les fleurs de l’amandier comme la pourriture, entre l’arbre vivant et l’arbre mort – « trà un àrburi vivu unu mortu ».

 




Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs,

L’espace.

Avant même l’alternance des dessins et des poèmes, nous remarquons le blanc, vaste, omniprésent, intact. Primordiale innocence ? En tout cas nous nous interrogeons sur la connotation de la trace, les valeurs ambiguës de ce qui surgit : formes, couleurs, poèmes, à peine apposés sur le monde, est-ce violence ou douceur, vie ou inertie ? Et après tout, faudrait-il trancher ?

Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs, L’atelier contemporain, 2018

Nous nous promenons dans les bois. « De bon matin lichen s’étend », la nature frémit, nous la sentons qui respire et l’eau coule : encre, aquarelle, écriture comme un souffle et une flaque. Pelotes, averses, miroirs : ce n’est pas tant une unité que ce titre résume, mais un perpétuel mobile, d’incessants passages d’une figure à l’autre, labiles transformations :

 Je suis chevreuil, oiseau de juin

je suis nous sommes une guirlande 

[…] 

 

Cette espèce de vaste communication des choses entre elles (que Ludovic Degroote a raison de rapprocher de la correspondance baudelairienne), nous la sentons, souvent par la peau. Chaque être, tous les êtres, comme ces « petits os pointus », ces « branches », ces « nids de chenilles » en sont autant d’indices : ils renvoient vers d’autres êtres. Chemin faisant, nous ramassons par exemple des pelotes de réjection. Le crayon du dessin ou la plume de l’écriture tissent un obscur réseau serré sur la candeur absolument antérieure à tout.

 

 Nous ne sommes pas seuls, à tâtonner

sur de petites pierres, se frayant

un passage, n’évitant pas

quelques bosses. 

 

Toucher, tact, courtoisie : les êtres parlent, les êtres répondent. Seul un bien triste technicien de l’esprit réduirait les êtres à de mornes choses-en-soi. Dans ce livre de Patricia Cartereau et Albane Gellé, le mouvement du poème, et avec lui la trace légère du pinceau sur la feuille, révèle le rythme d’un cœur et la vie d’une conscience. Nous nous promenons dans les bois, des fougères nous caressent, et nous devinons l’âme. 

Et si nous sommes interpellés par l’apparition d’un noir, captivés par un rose, un vert, un mauve, si nous ignorons comment interpréter leur surgissement par rapport au virginal immaculé, c’est parce qu’ils parlent la langue aurorale de l’animal sauvage :

 

« Il faudra trouver

des gestes d’antilope, des sabots un peu sauvages,

[…] »

Au plus proche de l’émotion, l’écriture poétique communique avec le langage animal. Elle prend son rythme à même le tressaillement nerveux et sanguin du muscle d’un cheval, d’un cerf, d’un loup, aux pieds nus d’un homme qui marche dans la nature. Si la poésie rafraîchit la parole humaine, c’est à l’étalon de cette étrange altérité : l’animal. Le poème provient de cet « autre versant », « les langages sans mots, les renards  ». La raison et son armada de techniques de l’esprit, qui nous ensevelissent de questions, menacent incessamment de nous le faire oublier. 

Mais nous marchons dans les bois, tâchant d’apprendre de l’ignorance des bêtes.

 

 Asseyons-nous dans l’herbe,

les questions s’arrêtent. 




Carolyne Cannella — poèmes présentés par Georges de Rivas

Carolyne Cannella, poète, récitante, traductrice, concertiste – luth renaissance et guitare classique- et professeur d'enseignement artistique, a collaboré à plusieurs revues et anthologies poétiques. Dans son art poétique, la mélodie des mots - telles les notes d'une partition - relève selon elle d'un travail d'élévation et  d'harmonisation pour atteindre à cette qualité lyrique de la langue. A l'aune de sa passion - la musique, expression sensuelle de ce qu'elle considère comme un sentiment mystique – son écriture l'amène, avec peu de mots, à voyager immobile dans les territoires profonds de l'être, là où les silences prennent une dimension expressive.

Elle s'exprime sous des formes de poèmes, prose, fragments et aphorismes, avec une prédilection pour les formes brèves.

Carolyne Cannella comète apparue dans le ciel toujours imprévisible de la poésie incarne  la parole de Saint John Perse : « Poète, celui-là (Celle)  qui rompt pour nous l'accoutumance ».

Evangile de la brève lumière, bréviaire de la foudre et de l'éclair, sa poésie est don d'amour pour des temps difficiles, un viatique de lumière pour subsumer en pure beauté des heures tragiques  Elle est présence vigile et , signe de haute poésie, sismographe du tremblement de l'être, des choses et du monde. Concision, fulgurance et irradiance, sont trois sommets d'où émanent son sens de l'ellipse, l'éclat de sa vision, la puissance et la profondeur harmonique de son phrasé. Carolyne Cannella est de naissance musicienne et porte en elle réminiscence de  cette « essence de ciel « dont son âme est imprégnée.  Sa lyre chante et se souvient des temps où musique et poésie furent unies sur l'autel de la parole originelle ; elle donne à voir le mystère des sons et rend audible la vibration de la lumière au-delà de la nuit des sens. Son œuvre est ainsi marquée du sceau orphique et le diamant de son verbe brille sur son versant mystique. De là son affinité avec Novalis ; elle sait que « le chemin va vers l'intérieur » et le révèle dans son poème : « le Royaume en Toi » dédiée à sa « Fontaine d'élèves » ( extrait de son œuvre « Immuable Surgi » aux éditions Galerie Racine.

Son œuvre intitulée INSTANTS – : Tercets - Hommage au Japon publiée en octobre 2018 chez l'Harmattan, dit la quintessence alchimique saisie à travers la modernité de sa parole  et ces fulgurances dignes du pur esprit du haïku. Elle révèle le mystère de l'âme éternelle au cœur de l'instant et élève au dessus du néant le chant d'un lyrisme fulgurant : Jaillir/et habiter l'éclair/au cœur de l'instant-lumière.  En hommage aux morts de Fukushima elle écrit : « Le chant de l'oiseau jaillit/ flamboyant/dans l'espace affranchi » - « La vie tressaille encore/et joue avec la mort un tournoi de lumière ». Carolyne Cannella est la fervente d'un Absolu réverbéré jusque dans les fibres les plus secrètes de son être ... Passion du supra-sensible révélé dans ce saut dans l'inconnu  : « Et la porte de se refermer/pour que nous puissions entrer/dans cet ailleurs. »

Notre poète désaltère sa soif d'absolu aux sources de l'altérité radicale. Sa parole jaillit des gorges nouménales où elle se meut avec l'aisance et la grâce des grands visionnaires. Au-delà des mirages du Nada, elle entrevoit la présence de naïades talismaniques qui, dans les eaux-vives de son poème,  présagent le renouveau de l'immémorial chant orphique.

« Caresse veloutée /elle nous enlace et nous délie/la Grâce ». Carolyne Canella l'affirme :

Reste l'empreinte de l'amour/indélébile à jamais.

 

Īle secrète

 

 

elle s’empourpre

à l'heure vespérale

sa voix à celle du feuillage suspendue

île secrète

aux imprévisibles orages

elle repose en son alcôve humide

ses yeux d’outre-ciel

sous le parfum des amandiers

 

 

*

 

 

Abyssale lumière

 

 

Elle attend
que s’ouvre enfin la voie

Elle recueille les heures dilatées
la nuit sans fin, la vaine attente
et puis
l’aurore vacillante

Elle perçoit
en gouttes givrées
les prémisses de la source radiante
derrière l’âpreté d’un désert de brumes

Elle sait
tous les chemins, les interstices
déserts de son errance
vers le sentier unique au but incandescent

Elle plonge
dans l'antre même des ténèbres
et accueille
l'abyssale lumière

 

 

*

 

 

Écho

 

 

Sans autre soucis que d'aller
je vais
chavirée de silence
de faim
d'absence

Ma soif suspend tous les instants

Je cherche encore la source
sous les sables mouvants
énigme en plein midi
d'une terre non brûlée
dont l'écho me prolonge

J'existe l'instant d'une illusion

L'écho passe et se perd
dilué
dans la nuit qui se perd
engloutie
par toutes les autres nuits

 

*

 

 

Libre

 

 

Ciel limpide

L'enfant tourbillonne

Dans l'air immobile

 

De ses bras frêles

Il soulève le monde

 

Il tourne

Il titube

Enivré de son dialogue avec le vent

 

Les nuages au ciel s'amoncellent

Et chevauchent l'horizon

 

Le rêve de l'enfant demeure

 

Joyeux

Il voit une lumière nouvelle

Aspiré par un nouveau ciel 

Où il entre 

Sous la caresse de la brise

 

*

 

 

 

Oublier toutes choses
Jusqu'à son propre corps
Et contempler le vide
Pour tuer le vide
Grâce au vide

Alors....
Dans le vide de l’esprit
Apparaissent les choses
Dans leur évidente clarté

 

Extrait du recueil « Immuable surgi »

 

*

 

*




Entretien avec Alain Brissiaud : le présent de la Poésie

Alain Brissiaud est un poète discret. Depuis des années il mène un chemin droit et haut  pour porter la poésie de ceux qu'ils a croisés et aimés. Il reste très modeste et effacé lorsqu'il s'agit d'évoquer son oeuvre, déjà importante, non pas en matière de volume, mais pour sa voix, inédite, déjà pérenne, à n'en pas douter. Il écrit depuis l'adolescence sans jamais se soucier d'être publié. Il a été libraire, puis éditeur, notamment de Claude Pélieu. C'est dans la revue Les Hommes sans Epaules qu'il trouve une première fois des lecteurs, et qu'il est révélé. S'en suivront deux recueils, Au pas des gouffres (Librairie-Galerie Racine, 2015), Jusqu'au coeur (Collection Les Hommes sans Epaules/éd. Librairie-Galerie Racine, 2017), et Cantos sévillans, suivis de La lisière (La Porte, 2017)... Il nous a confié ces propos, ainsi que des poèmes inédits. 

Alain, pourquoi la poésie ? 

La poésie questionne le monde, la poésie scrute le monde simplement pour que celui-ci continue d’exister ; c’est une question de survie ! Pourquoi : pour déranger, pour résister, pour éviter la mise à mort, aussi parce qu’à l’origine l’essence même de la poésie est de ne pouvoir autrement répondre à cette question : pourquoi? Le langage poétique s’écoule vers celui qui écoute, elle  irrigue l’autre pour l’associer ; aussi, Ecrire c’est porter attention à l’autre, c’est l’entendre et le comprendre. L’espace du poème se déploie à l’infini de lieu et de temps ; il est au monde, il est tout le monde et donc questionne le monde. La poésie, sans se retourner, questionne le monde depuis l’Origine, allant vers, parcourant le Chemin, nous intimant d’aller à la rencontre de.

Pourquoi les premiers textes antiques, pourquoi Villon, pourquoi Holderlin, pourquoi Baudelaire, pourquoi Artaud, pourquoi Mandelstam et Celan ? Pourquoi tant de souffrances bordant ce long chemin, pourquoi l’errance, pourquoi tant d’amateurs ? Peut-être est-il le lien tendu depuis ces âges anciens jusqu’à ce jour, un chemin  praticable par tous où vibre cette question : pourquoi ? Et ce lien n’est-il pas ce que l’humain tente d’abord de préserver ?  Ce chemin vit de sa propre énergie,  bouscule, pousse et se fraie un passage pour sonder nos vies. Ce lien qui nous rattache aux temps anciens est le lieu même du poème ; voilà pourquoi la poésie.

Un lieu où les archétypes portés par le langage lorsqu’il est soumis au travail de cette distorsion poétique rassemblent tous les humains ?  L’union du sacré et du profane, de la parole et du silence, de l’éphémère et de l’éternité ? Une coïncidence divine ?
 
 Ah, quelles belles utopies ! Oui, ce lieu est au cœur de l’humain, il en est le cœur, assurément. Décidons, osons par le poème nous confronter au vivre ensemble, à la tolérance, au respect de l’autre. Voyez la ferveur qui se dégage d’une lecture publique, voyez les poignants concerts de Léonard Cohen, ne vous ont-ils pas envoutés ? Cette union n’est-elle pas celle du sacré et du profane ? Non, pas une coïncidence divine, plutôt une volonté de chacun de nous à établir une relation  apaisée à l’autre, à l’écoute de l’autre. 
Le poète nous donne à lire son âme sans pudeur, il nous laisse entrevoir sa vraie nature et cela nous ramène à nous-mêmes ; ce que nous montre le poète ce n’est pas de l’ordre du moi mais de l’universel, alors pourquoi ne pas l’écouter ? Là, oui, la parole et le silence se confondent, me semble-t-il. Mais revenons dans le monde réel, celui où règnent la peur et la détresse, le lieu du quotidien… pour dire, et cela ne me parait pas utopique, compte tenu de l’état du monde, qu’il existe une autre voie à celle de son fonctionnement actuel qui est le chemin de l’apprentissage de la parole poétique ; avant tout. Et le lieu en est le cœur de l’homme.
Y a-t-il des voix poétiques qui vous ont suivi, guidé, et pourquoi ?
Quelle belle chance nous avons de pouvoir écouter et lire les poètes en un clic ! Le monde n’a jamais été aussi vaste. Hier, un ami de passage me fait écouter des textes de Vladimir Vissotsky interprétés par Lise Martin ; plus tôt c’était le chant d’Angélique Ianatos sur des poèmes de Dimitra Manda et la sublime musique de Théodorakis…les supports modernes sont si commodes que tous les auteurs nous sont proches. Nous sommes près de la source, abreuvons-nous.
Les poètes veillent sur nous, saisissons leurs mains tendues. Je pense à mon ami Claude Pélieu qui a tant compté pour moi, à Allen Ginsberg le barde bondissant, si bon, si entier, je pense à Paul Celan l’homme-douleur, à Yves Bonnefoy, le patron ou aux vers de  Franck Venaille où je me perds avec bonheur. Demain d’autres viendront à moi, sans cesse, comme un fleuve, il suffit de s’ouvrir. Il ne s’agit pas de feuilleter un catalogue : que retenir d’une vie d’écoute sinon attendre les signaux qui viennent nous surprendre. Courons les librairies, les livres de poésie sont partout, l’édition est vivante, les revues nombreuses. C’est par elles que l’accès est le plus simple. J’ai débuté comme beaucoup en lisant les revues. Une revue compte particulièrement pour moi : celle animée par Christophe Dauphin : Les Hommes sans Epaules, toujours d’une grande richesse. Les revues permettent la lecture d’une incroyable diversité de ton et de forme. Tant d’écrivains me seraient inconnus sans la lecture régulière des revues.
Je suis d’une autre époque et les auteurs qui m’ont aidé à vivre ne sont plus jeunes et pour beaucoup ne sont plus du tout. Mais le poète essentiel, et nous sommes nombreux à le penser,  a été couronné par le Prix Nobel de Littérature, il s’appelle Bob Dylan et c’est bien ainsi.
Oui Bob Dylan a écrit des textes d’une immense richesse ! Alain Ginsberg, Bob Kaufman, et Claude Pélieu, aussi. Ils ont en commun leur engagement, le fait de porter une parole fraternelle et de militer pour une société humaine. Vous avez publié des inédits de Claude Pélieu, et vous avez connu cette époque de la Beat Generation, peut-être pourriez-vous nous en parler ?
 
Oui, j’ai eu la chance de pouvoir publier Claude Pélieu à deux reprises et Allen Ginsberg pour son long poème Iron Horse. J’ai été mis en rapport avec Claude par François Di Dio l’éditeur du Soleil Noir. C’était mes années d’apprentissage… Mais, au-delà de l’époque, des rencontres, des amitiés, de « l’histoire littéraire », c’est un état d’esprit que je souhaite évoquer. Allez sur la chaine Youtube écouter Ginsberg chanter Father Death Blues accompagné de son guide-chant : la souffrance est ce qui est né – l’ignorance m’a désespéré – tristes vérités, à ne pas mépriser (Traduit par Pierre Joris).
La « beat generation » nous a donné des écrivains en phase avec le monde, ancrés dans l’humain au cœur de la nature, des hommes qui ont tenté la réconciliation des hommes, qui ont pratiqué l’unité retrouvée, qui étaient beaux et facétieux, qui étaient du matin sans morale, qui habitaient un lieu où la pensée et la poésie n’étaient qu’un, pacifistes ne se prenaient pas au sérieux, jamais seuls ils étaient tous et toutes, ils souriaient au bord d’un monde prêt à l’Apocalypse, ils étaient l’essence même de l’homme enraciné, du monde de Whitman, solaires soufflant sur les braises de l’aventure, le pas sur la terre au spirituel pratique, ils savaient que la poésie nous mène à ne croire qu’en elle : elle est force, elle est libre. Ces poètes touchaient le plus grand nombre, c’est cela aussi qui est remarquable. Leurs visages nous étaient connus : Ginsberg était une pop-star. Je ne suis pas aveuglé disant cela : la poésie doit retrouver cette place ! C’est pour cela que tout à l’heure j’évoquai Dylan. Mahmoud Darwich, Yannis Ritsos,  Pablo Neruda, Anna Akhmatova… les grandes voix nous manquent, des poètes qui se dressent et se saisissent du pouvoir de la parole et nous guident vers un monde dépouillé de frilosité ayant abandonné ses peurs.
 
Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Recours au poème qui par l’intermédiaire de Gwen Garnier-Duguy ma ouvert sa porte alors que je n’avais rien publié ainsi qu’à Christophe Dauphin et Alain Breton mes merveilleux éditeurs de la Librairie Galerie Racine.
 
 A lire :
Claude Pélieu : New poems & Sketches 1977. Books Factory Editions, 211rue du Fg Saint Antoine 75011 Paris.
IndigoExpress. Le Livre à Venir. 1986. A la  même adresse.

∗∗∗∗∗∗

 

Louise
pleure dans sa Nuit

 

 

Alors nous fûmes privés de la parole
la terreur des mots nous quitta
l’absence vint
celle

sans cesse recommencée

 nous pouvions enfin
ne plus avoir peur

 

∗∗∗∗∗∗

Louise

 

Car tu ne le sais peut-être pas
écoute
les mots ne peuvent dire

ceux qui courent
se répandent
disent les évidences et disparaissent
cédant la place à d’autres
et nous laissent
dans la détresse

même plus la parole
ôtée la parole
retirée
confisquée
êtres muets
nous restons

vaines paroles d’ailleurs
d’un lieu à l’autre
ni le savoir et quelle route prendre
partout
les pierres ont le même tranchant

sans détour
innocence
abandon

 

∗∗∗

 

Jours mystérieux et secs
jusqu’à l’odeur du figuier
entendu dans le souffle du vent
Louise
son parfum se mêle à ta salive

à ton coté
je n’ai plus peur
d’emprunter ce chemin de nuit

que viennent
ta joie ta peine
je serais l’eau de ta voix
ta peine ta joie
seront miennes

 

∗∗∗

 

Ce neuf août à Marseille
j’écoute la pluie taper contre la vitre
mais c’est ta voix qui chante derrière la cloison
qui me montre la route
ce jour là la vie allait dans la buée des choses
avec nonchalance et retenue
peut-être étais-je sourd au charme des joies éteintes
car rien ne pouvait calmer
mon angoisse de la nuit
celle-là même qui me fit tourner en rond
sur le palier devant ta porte
guettant le jugement du baiser d’adieu

ô
puis-je échapper à tes questions

puissent-elles ne jamais revenir

 

∗∗∗

 

Louise dans ta nuit
tu voles avec les corneilles
toutes là
rassemblées et tu sanglotes
lorsque tu perds au jeu quand tout se trouble

pas moyen de tenir en place
tu cours et chutes cinq fois

une pluie glacée coule de tes plaies

c’est étrange de te voir si nette
dis-moi que fais-tu toute nue sur le lit allongée
si attirante
un chanteur bon marché peut te charmer
mais dira-t-il ta vérité

jours sans pain sur ton ventre
maintenant tu vieillis
tu voudrais que l’alcool s’écoule dans tes veines
Louise
la flamme de tes reins vacille
tu es comme au désert

petite aube
chuchote encore la prière à mon oreille

 

∗∗∗

 

Tu tournes
bloquée en ville une sale histoire
le valet de ton cœur provoque ta colère
il est lâche
il est bête
il ment sans cesse
tu veux le fuir
las
tu te retournes sur ton image

tu regardes la mort

silence des mots

je me penche à la fenêtre pour oublier
vertige
l’herbe est jaune derrière le muret

tout se dessèche

vaines tendresses

 

∗∗∗

 

Tu es grande
tu t’essayes à l’amour amère
hors du temps dans l’insouciance des nuisances

alors tu nages près du ciel
ce bout de monde
tes pieds mordent l’eau
comme avec un amoureux

mélancolie exorbitante

je vois les images de beautés sur ton écran
tu me tends des couleurs de vie
du naufrage de nos idées
il reste
ton cri derrière la cloison
et ta photo près de la porte
je l’ai vu
ta poitrine au centre des années
visages d’hommes
où êtes-vous tous ceux
penchés sur ton jeune corps

jeunesse
de la douleur

n’as-tu rien ramené de ce temps

 

∗∗∗

 

A jamais  jeune

sautant  dansant dans l’herbe haute
Louise tes jambes falsifient l’espace
ton ventre
s’abreuve au fil de l’eau
c’est toute la rivière de tes veines

tu découds le livre à coups de regret

ta vie à faire ce va et vient toujours allant vers le père
mais t’aimait-il à ta façon

posait-il sa main tendresse sur ta bouche le soir contre le lit
n’ai pas de peurs il chuchote
je suis en bas
et qui maintenant pour te dire ces choses

enfance encore
rappelle-toi la mère sous le viaduc
caressait-il son ventre le soir après l’usine

faiblesse de l’amour
Louise
pour ces gens que nous sommes
et qui pour nous aimer
et rire
ne pas crever dans la mélancolie maternelle de l’oubli
ici l’air brûle toujours nos passions
alors
cela a-t-il un sens

et qui pour dire le blanc de ta bouche sous l’étreinte

que de pâles pensées volées

cette mère tant aimée dis-tu
son amoureuse
le soir à la veillée lui donnait-il du plaisir

immédiate poussière

 

∗∗∗

 

tendre chose que cela
de rien de personne

assis sous le figuier je t’écris ces sombres choses

pour quel deuil

 

∗∗∗

 

Là où tu cuisines les fruits de la terre
se joignent nos souvenirs

nous n’étions rien rappelle-toi l’enchanteur de Grenade
pauvre mémoire de l’amour
la chair plutôt
la ferveur la chaleur
rien
rien
ne peut plus arriver
rien maintenant nous sommes à quai
le sang ne peut vivre au soleil tu le sais
notre faim vacille sous ce ciel
si dur

je tiens ta main souviens-toi
tu croisais les cuisses sous mes regards
le ciel se couvrait de pétales de larmes
tu jouais à la petite fille
aujourd’hui petite fille
écoute Désolation row
l’Angélique Dylan erre dans la chambre noire
sous ton visage à l’encre bleue
tu doutes de cela
douces craintes du ciel
la nuit vient comme une étrave de douceurs

quels désirs mangent ton ventre
quelle langueur du souvenir
tu venais au passage recueillir le sang
des songes

hors du temps
insouciance

 

∗∗∗

 

Ce père nage maintenant près du ciel
ce bout de monde
à lui presque au bout de tes doigts
tu lui tends la main tu t’élèves
trop petite
et ce ciel si haut c’en est désespérant

être heureuse tu danses
être regardée
que dira-t-il si tu pleures dans ta nuit

qui es-tu dira-t-il
qui es-tu à tourner ainsi autour de tes mensonges
vérité de tes journées fictives

assis sous le figuier je poursuis ton rêve
tu ne te crains plus
vos silence
c’est une légende un faux
même si tu avances au-devant nue si nue
essentielle
à construire ton mal-être

tu le sais bien
c’est ton cœur qu’il voulait il veut te dire
tu veux savoir

son front dissimule
une grande détresse

et qui tire les ficelles

 

∗∗∗

 

Quel délit pour la langue venue lire
d’anciens caractères imprimés
ta jeune voix si faible maintenant
et ton rire ironique
faiblesses que cela
hautaines dans la dune tu déjeunes de lumières vives
d’éclats obscènes
qui prier
comme une confiserie de vent
tu en viens à piétiner celui
qui guette ta peau parcourue de frissons

ô Louise
grande douceur sous ta jupe plissée
pour qui
pour celui qui t’écrit des poèmes au goût de lait
dis
t’écrit-il un poème

lui aussi cherche ton cœur il veut te dire
ta chair
dis
dissimules-tu ton âme derrière une étoile
elle scintille comme le jour
mais c’est ton corps désiré
qui est à la peine

pas ton âme
elle tu la caches la retournes au fond de ta poche
qu’il te prenne comme ça vient
pas le bleu enfoui de ton tourment
juste le temps du corps

oh
jouissance

 

∗∗∗

 

Nous sommes tous les deux dorénavant sous le figuier
à déjeuner de frais silences

parfois
ma main s’égare prés de la tienne
loyale tu soupires
me donnes à voir une grande peinture
le valet de cœur n’a plus de travail

le ciel est immortel
c’est égal
ce temps est maintenant le nôtre
marée basse sur la terre le climat est doux
les hommes attendent le fou rire de la pluie
sagesse d’eau retirée
dis-moi les brumes et donne au vent d’ici
les allures de la pluie
tes larmes
avec les ciseaux de la tumeur

nous ne parlons pas
l’arrière-pays se cabre
pages vides à la fenêtre sombres lueurs
toutes ces choses entre nous défaites
et rétablies

je te vois Louise
tu tiens ces choses fermement
elles nous bouleversent
Louise

ton cœur cette nuit mesure le temps

 

 




Ghyslaine Leloup : Constance des oiseaux & autres poèmes

Ghyslaine - poète vibrante et musicienne de mots - nous avait confié des poèmes, que nous publions aujourd'hui,  avec le regret de n'avoir pu le faire de son vivant. Notre dernière rencontre avait eu lieu en juin 2018, à Paris,  lors du marché de la poésie, place Saint-Sulpice. Nous nous étions promis de nous revoir, dans un lieu et un moment plus propices aux échanges tranquilles : elle nous a envoyé ces textes. Elle les avait accompagnés de reproduction d'oeuvres de Noël Roch, auxquelles elle tenait beaucoup (et particulièrement la dernière, pour illustrer "En marchant". Elle avait joint aussi, en guise de présentation biographique, l'émouvant autoportrait que nous vous proposons, comme un portrait de l'artiste en chercheuse de lumière.

 

Ne pas traquer l'ange

S'adonner à la lumière

Tant est dense l'ombre fondatrice

Laisse œuvrer l'aubépine

 

À force d'évider ton rêve

Il ne restera que le tranchant de sa flamme

Et ton cœur calciné

 

Ce jour, j’ai perdu l’évidence de la rose en découvrant sa beauté

 

Ô vieux mots sédentarisés

Donnez-moi une phrase nomade

 

 

Se présenter ? Comment faire pour éviter cette gêne à se donner tant de place ? Les autocitations de l’exergue me semblent plus proches d’une « vérité » que tout autre exposé.

Des repères biographiques ?

Née pendant le très froid hiver 1956, j’ai passé mon enfance en Normandie, dans un village proche d’Omaha Beach. Nombre de vestiges de la guerre étaient encore bruts, non muséographiés. Par chance, le contact permanent avec la nature, fleurs, arbres, oiseaux, adoucissait cette sauvagerie visuelle.

La découverte d’une photographie d’Isadora Duncan puis de sa danse, me marque à vie.

À partir de 9ans, je retourne en ville vivre chez mes parents.

Et c’est au lycée que je nais…

Quittant le foyer familial à 18 ans, j’abandonne ma 1ère année de fac, petits boulots, reprise d’études universitaires (littérature française et comparée) à 21 ans.

Psychanalyse pendant 6 ans.

Découverte très marquante imaginairement d’une île irlandaise en 1995.

1er recueil de poésie publié tardivement, en 1999.

 

Des repères professionnels ?

Mon expérience est pour le moins variée. Mais c’est la chose artistique que je sers depuis 30 ans. À 27 ans, en intégrant l’IRCAM encore dirigé par Pierre Boulez, le travail m’apparait enfin comme une possibilité d’épanouissement de l’être. Après un séjour de 6 ans, je poursuis en administrant des compagnies de création, un centre culturel. Actuellement c’est le domaine du cinéma d’auteur qui m’occupe, ainsi qu’un volet plus « social », en assurant la coordination nationale d’une association reconnue d’utilité publique.

 

Le dialogue que peuvent entretenir entre elles les expressions artistiques, scientifiques et les sciences humaines, me parait un des rares à donner lieu à de lumineuses épousailles, pouvoir éclairer quelque peu et écarter les barreaux de notre pathétique condition humaine.

 

Et l’écriture dans tout ça ?

Je ne lis quasiment plus, en dehors de la poésie, que des autobiographies, des correspondances et des ouvrages de sciences humaines.

Comme beaucoup, j’écris des poèmes pendant l’enfance et l’adolescence. L’université va dessécher tout ça mais je reviens à la poésie à 26 ans sans la quitter depuis. Quand elle sort de sa solitude, l’écriture épistolaire est ce que je préfère mais la correspondance « soutenue » est une pratique rare. Cette expérience précieuse m’est encore offerte.

 

À relire tout ça, vous voyez bien qu’une présentation est impossible.

 

Comment, et pourquoi, parler de ce qui nous agit au plus intime ? C’est dans ce lieu retiré que s’élabore l’écriture, à notre insu le plus souvent. Le dévoilement de soi serait une forme d’exhibitionnisme sans intérêt dans un tel contexte.

Nous procédons de toutes les rencontres, réelles, virtuelles et théoriques de notre parcours, de toutes nos expériences, et c’est cette combinaison unique d’éléments qui pousse ses mots.

 

Alors il s’agit d’être « à hauteur d’homme », de vivre, sentir et écrire dans le balancement entre mon appartenance à la communauté humaine et ma singularité, de me parler dans l’autre toujours présent. La poésie creuse vers le noyau, ne dissimule pas, cherche inlassablement à ouvrir l’ombre.

 

CONSTANCE DES OISEAUX

 

©Noël Roch

Saisons des dormances

Et nous passons

Dans le silence ascendant des arbres

Ombres sans ombre au soleil frugal

En cette veille

Même si tu doutes de la lumière

Les oiseaux dépêchent l’aube freinée d’hiver

Ecoute-les

Etourneaux pinsons mésanges

Chantent l’étoile tardive et le retour des couleurs

Et demain comme en cette veille

Leurs cœurs rapides éloigneront l’obscurité

 

*

 

DEUX ROSES POURTANT

 

 

J’ai vu un geai derrière la vitre

Des camées d’azur sur ses ailes

Beau geai des millefleurs

Et des miniatures persanes

Tu me ravissais déjà enfant

Le temps s’étourdit d’astres morts (oh Van Gogh)

Peut-être n’y a-t-il qu’un seul jour

Traversé par les nuits, les printemps,

Et les partages de pain et d’étoiles

Il y a en cet instant

Le battement de ton sang

Le chant du premier merle

Derrière la vitre, la neige qui tombe

Et deux roses

©Noël Roch

 

*

 

EN MARCHANT

 

©Noël Roch, De natura rerum, 2011. Dyptique grand format, acrylique sur toile.

1.

Joie

Présence intense au plein du monde

Ressentie par la conscience devenue peau

Nuit dénudée

Vérité pantelante

Et elle, parlant par la voix des merles

Battement d’ailes

Dans une froissure d’encens

Et elle, s’échappant du feu vertical

Flaques de bleuets

Remontées au ciel

Et elle, vaguant dans les blés

Pour la dire

Il faudrait des paroles comme des fleurs

Avec leurs principes, avec leurs parfums

2.

Mains guérisseuses

Insufflez la douceur à nos corps apeurés

Protégez les terres où perdurent les papillons

3.

Insomnie

La nuit t’agenouille

Dans son souffle de velours

Au casino du ciel

Tu as parié sur les comètes

En attendant l’aube baptismale

4.

Printemps, faune résurgent

Une rose lutte contre le plomb des racines

Extasiée par la sève nouvelle

Quand le doute te coupe de la fête verte

Soumets-le aux vergers en fleurs

Leur plénitude blanche éblouit les césures

5.

Malgré les soleils noirs

Nous prenons notre part incandescente

Aux jours et aux nuits bagués de braises

 

*

 

à L.R

MAI, UNE FEMME ET UN OISEAU

La voix est claire, enchâssée dans une rumeur d’arbres et d’ailes.

Le chant d’un merle s’y superpose

Elle dit

Son monde d’ascensions et de larmes

Modelé par un christ-oiseau

Eprouvé par l’enfant volé envolé

Le fils de l’homme et le fils de l’autre

La parole et l’image avivées

Echo et reflet pétris en pâte de lumière

Qu’ainsi se défroisse l’air

Qu’il délivre une pâque domestique

Confiance tisonnée comme un feu

Une fillette brave les bombes sous un toit de fleurs

Sa peur solitaire et nue à l’abri d’un pommier

Confiance à la persistance d’herbe folle

A la croisée du cœur et du silence

L’arbre bienveillant poursuit sa floraison

Elle y retrouve ses voyageurs ineffables

Dilater le présent, dit-elle

Quel jour ensoleillé, n’est-ce pas ?




Chronique du veilleur (35) : Didier Jourdren

Nous retrouvons avec grand plaisir la voix de Didier Jourdren qui nous invite à le suivre dans Le Chemin dans l’herbe, son sixième livre. Au hasard des marches dans la nature, au fil des rencontres qui viennent le saisir « dans l’ordinaire » de la vie, nous entendons une vraie voix de poète. Ce recueil de dix proses frappe par l’unité de l’inspiration qui le fait avancer, tel un ruisseau d’images, de sensations, de recherches devant la page blanche.

Ecrire, pour Didier Jourdren, c’est un peu reprendre la marche, le contact étroit des pas avec la terre.

Chaque matin je viens devant la feuille, à l’écart, j’écoute, comme j’ai posé l’oreille sur la paroi fraîche. Elle aussi devant moi s’enracine dans la terre, m’oblige à me tenir droit, me regarde, se penche pour m’entendre –je dois faire face, parler. En même temps, il me faut trouver un pas, un souffle, comme si j’allais entre les prunelliers, les ajoncs sur les talus. Je suis encore en chemin.

Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe, Editions Pétra, 15 euros

Le poète se rend aux évidences, elles lui viennent des arbres, des ombrages, des pins et des prés fraîchement fauchés. C’est alors qu’il guette en lui ce qui, brusquement, fléchit, le jette « dans un affaiblissement soudain ». L’émotion l’étreint, et il se trouve « démuni dans les mots » comme il l’a été « sur la lisière ». Il n’en écrit pas moins, en tâchant de mesurer chaque mot « au plus léger ».

Quelque chose, quelqu’un, se glisse près d’ici, se prononce en sourdine, on sent sa présence attentive, son approbation peut-être, qui touche à la rencontre que j’ai tenté de dire. Les mots que je trace semblent obéir à cette résonance, se répondre en un autre ordre, une trame subtile, étrangère, dans une scansion presque mienne pourtant, un air fredonné très bas, qui touche ma voix, ils murmurent en s’accordant sans moi, tout près, en disant les pommiers, l’herbe fauchée, le troupeau voué au sacrifice, et celle qui, au bout de tout, se déshabite, suivent le pas aux abords d’ici, au long des jardins, sans rien voir, puis se dispersent comme le pollen d’or pâle s’évanouissant dans l’air.

 Didier Jourdren continue son chemin de poète, les mains vides, l’âme émue, sans savoir si ce qu’il cherche n’est pas en lui ou s’il n’est pas cherché plutôt par cet invisible qui lui parle si souvent en un souffle. Un texte évoque des « abris du bout du monde », ces très humbles cabanes de jardins qui peuvent devenir des « cabanons de poésie » :

 …dans leur silence, parmi les outils, des mots tachés de bleu attendent des mains pour renouer avec la terre et nous rendre la résonance, le toucher très léger du monde. 

N’est-ce pas là une magnifique définition de la mission du poète ? Didier Jourdren, à coup sûr, la remplit parfaitement.