Amont dévers, onzième livraison

(Voir Recours au Poème” 190, déc. 2018)                                                                                               

Amont dévers

Onzième livraison

 

                                           

Et le réel… sans les mots, qu’est-ce ? – Au risque de choquer, je dirai d’abord, pour laisser quelques portes ouvertes, qu’au delà du trop ressassé « effet de réel » (Riffaterre, Barthes) auquel bien sûr seuls succomberaient les esprits ingénus ou ignares, c’est, à travers un texte, l’émotion qui vous prend lorsque vous croyez reconnaître, dans une ombre entrevue, la figure d’un être aimé – ou que vous eussiez aimé ! – autrefois encore, ou hier à peine, ou naguère. Ou totalement ailleurs. 

Vous vous dites oui, c’est exactement cela (ou lui, ou elle), par une espèce de miracle…Et d’adhérer à ce vrai, cette pieuse illusion, ainsi que l’ont montré quelques sociologues de la littérature, est aussi un marqueur culturel bas”, d’appartenance sociale « subalterne », que l’on nous pardonnera ici de revendiquer, symboliquement en tout cas (encore que… ).

Pensers fallacieux de poètes, sans doute. Séductions du rêve. Histoire mise en mots (GiòFerri). D’où la possibilité, en soi paradoxale, vu l’arbitraire presque absolu du signe linguistique, de diverses formes de réalisme, en particulier celles du réalisme que j’ai essayé de dire habité, c’est-à-dire dépassé, malgré qu’on en ait – ou troué, si l’on veut – par l’arrière-fond énigmatique, le double fond du mystère des lettres, sous-texte et avant-texte y compris, à savoir par les mots de la Littérature même. Et, au plus haut point, de la poésie, dont il est question ici, sans exclusive. Légitime simple illusion, donc. Ce qui fait signe au delà, et veut être de ce fait reconnu alors que rien ne “ressemble” plus. Parce que tout reste à faire (on pense au beau nom, en France, de l’Action poétique), tout est à venir (Fortini) ou “en avant”. La preuve, Rimbaud : sous l’étoile duquel nous plaçons (aussi avec l’italien Campana, qui a été réellement fou) cette traversée nocturne. Dans le miroir, toute réalité est habitée, oui, par une autre elle-même, « et c’est toujours la seule », etc.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  • « La réalité rugueuse à étreindre… »

 

                     De la plèbe

 

Le peuple est une bête variable et grosse,
qui ignore ses forces ; aussi reste-t-il
sous le poids et les coups de bois et de pierres,
mené par un enfant de faible puissance
qu’il pourrait mettre à terre d’un soubresaut ;
mais il le craint et le sert en ses outrances.
Et ne sait que lui, est craint, car les féroces
ont jeté un sort qui ses sens obnubile.

Chose étonnante ! il se pend et s’emprisonne
de ses propres mains, s’occit, se fait la guerre,
pour un carlin, de tous ceux qu’il donne au roi.
Tout est à lui, entre le ciel et la terre,
mais il n’en sait rien, et si quelque personne
vient l’en aviser, il la tue et fossoie. 

                    Campanella, OperedallaCantica(1622)           

 

 

   L'auteur, torturé par le mal de pierre

 

Et donc dedans mes reins se sont formés
les durs cailloux hostiles à ma vie,
qui chaque jour sont plus fiers ennemis,
car ils ont de mes jours la fin fixée.

Certains de pierres blanches vont marquer
leurs bonheurs, moi j'en marque les ennuis ;
les cailloux servent à bâtir, ceux-ci
pour détruire leur fabrique sont nés.

Ah, je peux bien appeler mon sort dur,
s'il est de pierre ! Va me lapider
depuis la part interne la nature.

Je sais que sur la pierre aiguise l'arme
la mort, et pour former ma sépulture
dans mes viscères s'érigent des marbres.

                                      Ciro di Pers, Poesie[1666-1689]

 

∗∗∗∗∗∗

 

Un paysan du territoire de Recanati, ayant amené un de ses bœufs, déjà vendu, au boucher qui l’avait acheté pour qu’il fût tué, au moment de l’opération, demeura d’abord incertain, tiraillé entre l’envie de partir ou de rester, de regarder ou de tourner la tête ; la curiosité finit par l’emporter et, voyant le bœuf s’écrouler, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Je l’ai entendu d’un témoin direct. 

                    Leopardi, Zibaldone29 [c. 1819]

 

 

                     Le taurillon

I.

Sur la rive du Serchio, à Salvapiane,
en deçà du Pont où fait halte pour boire
le charretier venu de la Garfagnane,

depuis Castelvecchio conduisent, les soirs
des jours de fête, leur tout petit troupeau
nombre de jeunes filles aux tresses noires.

Elles s’assoient là sur la berge, menton
dans une main, regardant les peupliers
blancs du fleuve ; et elles parlent. Mais le vent

apporte un brouhaha de voix, des échos
de feux d’artifice, un écho bref de pas
et un confus tremblement de cloches doubles.

Il est doux d’écouter alors, mais la tête
attirée ailleurs, ces quelques simples mots…
un peu recouverts par les cloches en fête !

ailleurs… au Serchio qui brille, ou au soleil
qui prend le mont… ô Nelly ; et aux ourlets
de ton tablier, et même aux vaches seules

qui broutent les flouves sous les châtaigniers.

 

II.

Tiens…ce veau – à son gros œil tu apparais
immense, avec un arbre souple à la main,
quand avec une tige tu le conduis –

il regarde, surpris, le mont neuf, la plaine :
toute une sylve, le mont ; et la descente
semblable à un tendre velours de froment.

Lui qui jamais n’avait connu de printemps
agite sa dure queue raide, et salue
le monde beau. Avant, cela n’était pas :

il s’y retrouve ; il flaire la brise, il flaire
la terre ; dans l’air d’une secousse il jette
les cornes brèves de son front animal

et de ses pattes impatientes retourne
la terre. Le ciel est en entier plein d’or,
Nelly, et le sol est tout empli de menthe.

Il voudrait remplir de sa joie le sonore
espace, le veau, tirant de sa profonde
gorge un mugissement rauque de taureau.

Une génisse lointaine lui répond.

 

III.

Donc, Nelly, tu ramènes un taurillon ;
mais calme, car il te voit toujours devant
avec à la main le grand arbre flexible.

Te voilà à Castelvecchio, à sa source
nouvelle, pérenne, où s’avancent en file
les vaches lourdes qui reviennent du mont.

Elles, d’un côté, au réservoir de marbre
aspirent l’eau ; quand elles soulèvent leur
cou, l’eau retombe de leurs noires narines.

De l’autre résonne, s’emplissant au jet
vif, la seille : une jeune femme surveille,
tenant son bourrelet sur ses boucles brunes.

À cette source, ô Nelly, vois que se presse
ton taurillon, pour y boire ; et de la pleine
cuvette l’eau s’écoule dans le chéneau,

si bien qu’on croirait voir pulser une veine.
Il regarde avec ses gros yeux, et ne boit :
car au-dedans de l’eau, qui se meut à peine,

il voit un couteau bleu onduler léger…

 

IV.

Il meugle et s’échappe. Et en meuglant il erre
deux jours, de sylve en sylve, par la colline,
arrachant parfois des fils d’herbe à la terre.

Il souffre et il cherche ses trous d’eau secrets
verts de cheveux-de-Vénus ; il y regarde
et au fond le couteau coupe l’ombre humide.

Il attend au puits, si quelqu’une y remonte
le seau : en déborde presque une eau, tressaute :
au-dedans le couteau tourne, tourne, tourne.

Alors, au torrent : de la côte aérienne
il descend : le couteau est sur le gravier ;
mais le courant le heurte un peu, le soulève

peut-être, et l’emporte. Il attend. Il se couche
sur les lisses joncs, et de ses grands yeux guette,
les fixant vers l’eau à travers la jonchaie,

si jamais cette ombre de la mort au loin
emmènent les flots. Au-dessus de sa tête
le temps par sa route muette s’enfuit.

Il attend : et l’eau passe, et cette ombre reste.

 

V.

Le troisième jour… « Qu’as-tu à pleurer, sotte ?
Sait rien. C’est des bêtes sans cervelle : écoute,
même nous, on ne sait ce que nous aurons ! »

dit ton père, ô Nelly. Tu cours, du côté
de la Route Neuve, tu regardes, là,
pour le voir passer même une seule fois.

Il passe : un homme devant, un par derrière :
il est entravé, fréquemment il trébuche…
Il passe...Oh ! pentes claires ! gîtes ombreux !

Et toutes ces luzernes ! tout ce sainfoin !

                                                           Giovanni Pascoli, Poemetti, 1900 
       Déjà publié sur : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/05/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-une-traduction-de-giovanni-pascoli.html que nous remercions.           

 

 

Le vitrage

 

Le soir d’été fumeux
Du haut du vitrage verse ses éclats dans l’ombre
Et me laisse au cœur un sceau ardent.
Mais qui a (sur le terre-plein sur le fleuve s’allume une lampe) qui a
À la petite Madone du Pont qui est-ce qui est-ce qu’a allumé la lampe? – c’est
Dans la pièce une odeur de pourri : c’est
Dans la pièce une rouge plaie qui s’étiole.
Les étoiles sont boutons de nacre et le soir s’habille de velours
Et enfle le soir tremblant : est tremblant le soir et il enfle mais c’est
Au cœur du soir, c’est :
Toujours une rouge plaie qui s’étiole.

                    Campana, Canti Orfici, 1914

 

 

                 Souvenir

 

Souvenir d’une vieille église,
solitaire,
à l’heure où l’air devient ocre
que la voix devient rauque
sous l’arc tendu du ciel.
Tu étais lasse,
on s’est assis sur une marche
comme deux mendiants.
Mais le sang frissonnait
de merveille, à voir
chaque oiseau se muer en étoile
dans le ciel. 

                    Caproni, Come un’allegoria, 1936

 

 

        Le paradis au-dessus des toits

Ce sera un jour tranquille, de lumière froide
comme le soleil qui naît ou qui meurt, et la vitre
laissera dehors l'air sale du ciel.

On s'éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la tiédeur du dernier sommeil : l'ombre
sera comme la tiédeur. Emplira la pièce
par la grande fenêtre un ciel plus grand.
De l'escalier gravi un jour pour toujours
ne viendront plus des voix, ni visages morts.

Il ne sera pas nécessaire de quitter le lit.
Seule l'aube entrera dans la pièce vide.
La fenêtre suffira à habiller toute chose
d'une clarté tranquille, presque lumineuse.
Elle mettra une ombre maigre sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des caillots d'ombre
rencoignés comme une ancienne braise
dans l'âtre. Le souvenir sera la flambée
qui hier encore mordait dans les yeux éteints.

                    Pavese, Lavorare stanca, 1943      

 

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

 

Sa mère a appris à Virginia
l’importance du corps
chaque soir durant de nombreux beaux étés
son père recevait
                     une fois Virginia éloignée
sa compensation
                     nous étions heureux si j’y pense
le métier maudit des sous
                       le petit commerce
un chat au milieu des chiens
                       faisait son papa
c’est étrange
                       grand et joyeux
comme il est doux de garder un corps humain
                      Virginia se souvient
la viande sur la table le vin barbera
la lumière au dessus du pain
puis plus tard
la lumière rationnée pas de viande
Virginia
                       le père à la maison
s’embaucha comme employée
                       le père avait désormais quarante-et-un ans
dactylographe bien considérée
et non pour sa robe fendue
                       Téléphones à la stipel Panettoni
                       de motta Magasins standa/upìm
que de pluie est tombée sur les toits
qu’elle est dure la voix de Virginia
                       cela pourrait finir ici mais il y a autre chose
il y a le père comme un chat sur sa chaise
qui attend la dame avec son manger[…]

                                          Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959  

 

 

                  Tellement jeune…

 

« Tellement jeune et tellement putain » :
t’as ce renom et ce n’est peut-être pas
ta faute – c’est le pull en laine
noir serré qui parle mal pour toi.

Et la bouche rit aigre :
mais comment ça te mord le cœur
il le sait, celui qui t’a vue maigre
refaire tes tresses pour faire l’amour.

                            Giovanni Giudici, La vita in versi, 1965     

 

 

À mi-côte


Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

                      Sereni, Stella variabile, 1981

 

 

                  Voix en rêve

 

C’est ce que dirent les derniers arrivés
le front bas, privés de vue,
d’une auto sans chauffeur descendus

– la honte la plus dure m’a écrasé –  
– par la rage j’ai été déchiqueté –
– les flots par pitié m’ont noyé… –

Le feu d’été gonflait l’asphalte
en bosselant les traces vagues
– ainsi nous sommes passés dans l’histoire –

                    De Signoribus, Nessun luogo è elementare,2010

 

 

                      Siglo de oro

 

La poussière m’intéresse, si elle tournoie
dans un puits de lumière, attendant
juste ce qu’il faut de gravité
pour rejoindre la terre. Le minuscule
silence avec lequel si nous marchons elle fuit
dans les coins pour s’y faire galaxie ou minons.
Quand nous secouons les vêtements, passons
le doigt sur les meubles pour la surprendre
dans son sommeil et troublons le rêve gris
de se ré-agréger en strate et corps.
Sa nostalgie de toute forme,
l’incompréhension pour l’eau
et cette façon de se poser en marge, sur les côtés
comme un témoin de la noce.
Sa ressemblance avec le sable,
géant qui au moins s’exprime en dunes,
mime des collines et engrène la tempête.
Sa tranquille décadence,
futur saigné à blanc qui campe,
douce armure, ombre que nous sommes,
mère du temps, notre obsolescence.

                                    Paolo Febbraro, in : Kamen’ 51 (juin 2017)  

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

  • De nouvelles références ?

 

                   Pour tenter de vivre

 

 [Giacomo Leopardi, après sa déconvenue avec Fanny T. T. ]

[…] Vante-toi, tu le peux. Raconte que seule
tu es de ton sexe à qui j’ai dû plier
ma tête fière, à qui j’offris simplement
mon cœur indompté. Raconte que tu vis
la première, et j’espère unique, mes yeux
qui suppliaient, moi si timide devant
toi, plein de crainte (je brûle si j’y pense
et m’indigne, et rougis) : moi privé de moi,
à guetter humblement chaque envie, chaque acte,
chaque mot tiens, à pâlir aux impatiences
superbes, m’illuminer au moindre signe
courtois, changer à chaque regard de mine
et de couleur. L’enchantement est rompu,
et avec lui brisé, à terre gisant,
ce joug ; je m’en félicite. Et, bien que pleines
d’ennui, après le servage enfin, après
une longue errance, j’embrasse content
sagesse et liberté. Car si de passions
est veuve ma vie, et de nobles erreurs,
comme une nuit sans étoile en plein hiver,
me sont suffisants réconfort et revanche
du sort des mortels, dès lors qu’ici sur l’herbe
immobile étendu, oisif, je regarde
la mer, la terre et le ciel, et je souris.

                                                  G.L. Aspasie, fin (ChantsXXIX) 

 

 

              (Chœurs de Didon, IV)  

 

Je n’ai dans l’âme qu’arrachements sourds,
Équateurs sylvestres, sur des marais
Brumeux amas de vapeurs où
Délire le désir,
Dans le sommeil, de n’être jamais né.

                    Ungaretti,Cori descrittivi di stati d’animo di Dido, 1947

 

 

                   Pauvres

 

Les pauvres ont la froidure de la terre.
Dans la ville qui penche, aux toits, aux fumées
tranquilles des maisons, le jour émigre
dans la couleur d’orient : si calme,
le soir se fait lueur aux yeux dolents.
Je m’en souviens contre un ciel aéré,
les pauvres étonnés, comme l’acerbe
vert des prés effleure dans la pluie
une éternité voilée de soleil.

                    Gatto,Poesie1929-41, 1961

 

 

                      (Internat)  

 

[…]      
Il y aura peut-être, ensuite,
une journée comme tant d’autres, dépensée
en studieuse application, jeux enflammés,
parfaite préfiguration
de la vie future. Non pour toi
qui, inquiet, retournes
ton esprit dans une hantise incessante
en quête de la joie impossible, amour
qui se satisfait de soi
jouissant d’une joie autre
en autre chose…
Plus tard, attends, elle viendra, au bord
du désespoir, ce sera,
une fois largement épuisé le temps
imparti et pourtant
tendu encore sur la terre le coton
du ciel, pour un peu,
pour autant que ta faim soit apaisée et ce sera
le jeu tranquille
d’un camarade sur les rives ensommeillées
d’une eau qui s’en va.

                            Attilio Bertolucci, La camera da lettoXII, 1984   

 

 

    Encore sur le Golfe

 

Que, d'immondes armées,
la ferraille en décharge
de rouilles et goudrons
dessèche les vallées.
Qui a tué, or pleure,
mais juste en rêve ; puis
puisse oublier. Ses larmes
ne servent plus à rien.

Où courut le liquide
qui baigne les méninges,
de crânes innombrables
pointe, ah, un maigre épi,
un chaume ! Et cet aride
piquant broute une chèvre.
Que ce seul espoir s'ouvre
aux vivants d'ici-bas

jusqu'à ce que tordus
crient les gonds de la terre
et, chantant, bleus s'embrasent
les mondes dans la guerre
de l'espace et des clairs
astres d'outre le temps
et vacant rie le temple
de l'Être qui là, fut…

                    Fortini, Light verses e imitazioni, 1994

                    (une première version sur http://www.nuoviargomenti.net/poesie/un-omaggio-a-fortini/)  

 

 

[ … ] déchaînée elle se déroule dans la cavité et se déglingue
et ne trouvant pas le bon appui ne consonne point
jusqu’à s’affaisser sur le plancher
et elle a du mal avec le effe chuintant
tant qu’elle devient en tremblant muette sous la voûte écroulée

mise à l’écart dans sa Thèbes
elle ne retrouve pas sa demeure de coins et parois
la langue tortionnée

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas,
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

                                           Jolanda Insana,La stortura, 2002

 

 

            Tu n’auras que la vie

 

Les chaussures ne furent pas retrouvées.
Mais la lumière tombait coïtalement sur le corps de la jeune femme
cristallisé dans le témoignage.
Entre les yeux et le ventre
des traces de lavoir – un parcours inversé pour établir les alibis.
La porte d’entrée avait été fermée à quadruple tour.
 
Elle brûlait comme une hostie dans la matière
lacrymale de fin d’après midi – la tête prise dans les arbustes
et l’opiniâtre répétition des trajets. Pour des raisons inconnues
elle n’a pas pu atteindre ses années
quelle que fût leur fonction singulière, mais un immobile
adieu à la beauté du monde
réchauffait la fibre qui résiste,
cri de joie du corps sans douleur.

                                     Maria Grazia Calandrone, Gli scomparsi –Storie da “Chi l’ha visto?”, 2016

 

 

 

 

 

 

 




Sy Hoahwah

 

Né en 1973, Sy Hoahwah est membre de la nation Comanche. Les origines de sa famille sont à la fois Kwaharu (bande de Comanches), et Arapaho (bande des « Bad Faces » - vilains visages). Il a effectué ses études à l’université de l’Arkansas où il a obtenu un « MFA » (master de Beaux-arts). Sy est l’auteur de Night Cradle (berceau de la nuit, USPOCO Books, 2011) et du recueil de poésie Velroyand the Madischie Mafia (Velroy et la mafia de Madischie, West End Press, 2009). En préparation un troisième livre dont le titre est Ancestral Demon of a Grieving Bride (démon ancestral d’une mariée en deuil).

présenté et traduit par Béatrice Machet

Sy confesse que des auteurs comme Adrian C Louis (Païute), Joy Harjo (Muskogee), Lance Henson (Cheyenne) ont motivé sa volonté de devenir poète. Il raconte que, parce que la maison d’édition West End Press ne réclamait aucun argent pour le dépôt et l’examen des manuscrits, il a envoyé son premier livre à John Crawford. Il était pauvre dit-il encore, mais il a eu de la chance. Maintenant qu’il a trouvé une audience pour son travail personnel, il désire de toutes ses forces que, parmi la nouvelle génération de jeunes Indiens, se trouvent des personnalités assez courageuses pour partager leurs regards sur leur univers tribal, avec une honnêteté aux confins de la brutalité s’il le faut, afin de faire connaître leurs expériences de vie dans de monde. Il pense que les auteurs indigènes tels que les Indiens d’Amérique devraient trouver plus de lecteurs car il en va de l’harmonie et de la santé du monde en général.

Sa poésie est imprégnée de l’Histoire prestigieuse des Comanches, surnommés « seigneurs » ou encore les « Princes des plaines du sud » au 19ièmesiècle, mais elle se veut aussi le reflet, voire le témoignage fidèle, de ce qui se passe sur les réserves qu’il connaît bien. Ainsi Velroy and the Madischie Mafia décrit une communauté Comanche située dans le sud-est de l’Oklahoma, et plus précisément dans le voisinage du quartier de Madischie, qu’on pourrait comparer à une cité HLM. Ses rues sont prises par une bande de jeunes Indiens Comanches, Arapahos et Kiowas dont le leader se nomme Velroy. Ils sont pris au piège d’une réalité dans laquelle le passage de l’ancienne vie nomade, libre et fière, des Indiens des plaines, à une forme de vie sédentaire, les laisse sans espérance de participer à la société dominante qui les rejette et qu’ils méprisent, (sauf à profiter des gains du casino dont la communauté est propriétaire). Ces jeunes vont donc chercher à exercer un pouvoir et à remporter une gloire de « guerriers » en obéissant aux codes de la sous-culture du crime organisé. Pour décrire cela, Sy Hoahwah choisit une poésie narrative dont la syntaxe est peaufinée quand la grammaire parfois est malmenée, reflétant un parler du registre familier. Il nous plonge dans un imaginaire fantaisiste et « sauvage », il nous « éclabousse » de temps à autre d’un jet de lyrisme. On peut parler de réalisme magique ou plus précisément de vérisme mythique, deux expressions qui rendent compte de la capacité pour les Indiens de vivre dans plusieurs mondes comme « parallèles » et qui interagissent (ce, grâce par exemple à la voix du « Trickster » dans les cultures Indiennes). L’image que l’auteur montre n’est rien en soi, elle n’opère que parce que le lecteur en fait quelque chose. 

Sy Hoahwah, Velroy and the Madischie Mafia, West End Press, 2009, 64 pages, 12,95 $.

De même n’y a pas « d’au-delà » mais d’autres mondes et d’autres façons d’aborder l’immense de la « réalité » au sein d’une réalité insaisissable dans son entier. Il n’y a pas de naturel ou de surnaturel, il n’y a que des regards multiples et des points de vue diversifiés à faire cohabiter dans une conscience qui rend compte des expériences vécues. Il semblerait que l’image et l’imaginaire ainsi que Sy Hoahwah les utilise, est une façon de guérir : l’écriture devenant un rituel de guérison. Ou pour le dire autrement, l’imaginaire et la dimension mythique que recèlent les cultures amérindiennes nous permettent de déconstruire la réalité telle que présentée dans la culture occidentale et ses discours en appelant au scientifique et au rationnel. L’Occident apparaît comme la culture de la domination de la « nature » et de son effort à toujours plus de contrôle sur ladite « nature ». Il est alors salutaire d’être plongé dans une forme de « chaos » qui mette en question et qui sape la construction d’un réel, qui autorise des jeux de langage, qui valorise le chaos contre la toute-puissance de la bureaucratie ambiante. L’écriture de Sy Hoahwah, comme celle d’autres auteurs Indiens — Gerald Vizenor (Anishinabee), Michael Wasson (Nez Percé), Sherwin Bitsui (Navajo), Santee Frazier (Cherokee) — dérange, irrite, ou même outrage volontairement l’ordre établi, mais il y a un bénéfice à tirer de cet inconfort : faire l’expérience d’une forme de bonté inhérente à l’abondance que le hasard fournit.

Avoir recours au vérisme mythique nous permet de ne pas sombrer dans le dogmatisme, en rendant au cours des choses qui arrivent, leur complète et libre fluidité. Il en va de l’appartenance à une « Indianité » sans pour autant s’enfermer ni dans une identité ni dans une revendication identitaire dont le lieu se situe dans les marges, entre villes américaines et Réserves Indiennes. Le vérisme mythique ressort comme possibilité d’échapper au modèle de « l’Indien », qui est une invention occidentale et qui enferme les peuples et tribus indiennes américaines dans une gamme étroite de stéréotypes étouffants. Il n’y a pas d’identité originaire, il n’y a pas de « pureté » d’une « race», ce sont là des abstractions mortifères, et c’est bien ce que montrent les auteurs Indiens d’Amérique : Sy Hoahwah le fait à sa manière qui ne fait pas exception.

 

 

Trois textes inédits pour illustrer mon propos (merci à Sy Hoahwah pour son aimable permission de reproduire ces poèmes).

Sy Hoahwah, Night Cradle, Uspoco Books, 2011, 36 pages, 8$.

Biography

 

This is more valuable as my talisman rather than as my biography.

As a child, father told me I hatched out of a pearl partially dissolved in wine.

Mother always reminded me, I reminded her of father

and I made the milk curdle in the stomach of other newborns.

Father had a low wage body and pushed around a coffin full of Kahlua and coke.

Mother read Scripture backwards in a tone between poetry and prayer.

A high ceiling was our family’s dining table where light was easy to swallow.

Our first winter in the city, my brother became clairvoyant after he sipped accumulated frost

off a mausoleum. I remember the weave of the sun etched across his face.

Me, my whole life, determined to read the Devil’s mind.  To reach, pull out brain,

open to a random page, and read about my future from bottom to top. 

 

Biographie

 

Ceci a plus de valeur en tant que talisman que de biographie.

Mon père m’a dit qu’enfant j’avais fait éclore une perle partiellement dissoute dans du vin.

Ma mère me le rappelait toujours, je lui rappelais mon père

et faisais cailler le lait dans l’estomac des autres nouveau-nés.

Mon père avait un corps de petit salaire et malmenait un cercueil plein de Kahlua((boisson mexicaine à base de caféine, de rhum et de vanille.)) et de coca.

Ma mère lisait l’histoire sainte à l’envers sur un ton entre poésie et prière.

Notre table familiale était un plafond élevé et la lumière y était facile à avaler.

Durant notre premier hiver en ville, mon frère devint clairvoyant après avoir siroté le gel

accumulé au sortir d’un mausolée. Je me souviens du tissage que le soleil avait gravé sur son visage.                                                                                                                               

Moi, ma vie entière, déterminé à déchiffrer l’esprit du diable. Atteindre son cerveau, l’

extraire, ouvert au hasard sur une page, et lire mon avenir du début à la fin.

 

 

 

It’s Been 143 Years, I am Still Surrendering To Ft. Sill

after Charles Simic

 

It’s been 143 years, I am still surrendering to Ft. Sill.

The Quohada went one way, the Kiowa another.

The Cheyenne even another way,

We all cutting off fingertips, leaving trails of direction.

The moon, barefoot and gagged, limps off to lie down with the other captive.

Red River is the body and funeral.

Thistle tall enough to be silence.

We all been chased to this genocidal beauty once or twice,

surrendering at a fast food table with free wi-fi.

The stench of the run our beaded kicks,

unable to tell the difference between the glow of Google map lies

and campfires of all who is closing in with atm cards and 4G in hand. 

Even the dead land surveyor from Subiaco is right.

There is no sanctuary in the subdivisions

we edge closer to with our bowstrings cut.

 

 

Cela fait 143 ans, je me rends toujours à Fort Sill ((allusion à la reddition de Quanah Parker obligé de mener son peuple, menacé de mort par famine, sur une réserve. Fort Sill se situe en Oklahoma, territoire de déportation de nombreuses tribus Indiennes.))

d’après Charles Simic((poète américain d’origine yougoslave.))

 

Cela fait 143 ans, je me rends toujours à Fort Sill.

Les Quohadas ((bande des Comanches du sud.)) ont emprunté un chemin, les Kiowas un autre.

Les Cheyennes un autre encore,

Nous tous nous coupons l’extrémité des doigts ((allusion au rituel pratiqué  par certaines tribus des plaines : en plus des cheveux, les femmes se tailladaient jambes, bras et mains en signe de deuil, jusqu’à parfois se mutiler d’un doigt.))  laissons des traces signalant notre itinéraire.

La lune, nu-pied et bâillonnée, sort en boitant pour s’allonger avec l’autre captif.

Red River ((Rivière longue de plus de 1000 km qui traverse le Texas, l’Oklahoma et l’Arkansas avant de se jeter dans le Mississipi en Louisiane, a servi un temps de frontière entre les Etats-Unis et la nouvelle Espagne.))est corps et enterrement.

Sifflet assez grand pour être silence.

Nous tous talonnés par cette beauté génocidaire une ou deux fois,

capitulons à la table du fast-food avec wi-fi gratuite.

La puanteur de la course nos coups de pieds perlés,     

incapables de dire la différence entre la lueur des mensonges de Google map    

et les feux de camp de tous ceux qui s’approchent cartes bleues et 4G en main.

Même le géomètre de la contrée morte de Subiac((Subiaco est une petite localité située en Arkansas))la raison.   

Il n’y a pas de sanctuaire dans les lotissements     

nous nous en approchons doucement munis de la corde coupée de nos arcs.    

 

 

THE LAST COMANCHE ALOTTMENT IN THE WORLD

 

Inside an unearthed skull, the bee tries to construct its own allotment:

God

Sky

Farmhouse stands like dusk on the hill.

Sunset slides back into its blood bucket.

Around the living room window, the deceased’s hair pressed inside books,

a portrait of Quanah Parker with Jesus as a water bird.

Barnyard swallows the flies.

The barn, itself, a question.  Hay and fire have sex.

Lips surface to taste the ash.  Horses confused with smoke.

The one hog packs its belongings into its floppy hat.

They are having one experience in a darkening field.

The buzzing to pin all of this:

what the bee believes in

what it hopes for

what it leaves behind.

Through the county the skull rolls.

Half asleep, the bee convinces the skull of what eternity to graze.

 

 

LE DERNIER LOTISSEMENT COMANCHE DU MONDE

 

A l’intérieur d’un crâne déterré, l’abeille essaie de

construire son propre lotissement :

Dieu

Ciel

La ferme comme le crépuscule debout sur la colline.

Le coucher du soleil glisse dans son sceau de sang.

Autour de la fenêtre du salon, les cheveux du défunt pressés entre les pages de livres,

un portrait de Quanah Parker ((Quanah Parker (1845-1911) était l’un des chefs Comanches les plus connus (et qui se battit contre les exterminateurs de bisons)) avec Jésus en oiseau aquatique.

Basse-cour avale les mouches.

La grange, elle-même, une question. Foin et feu s’accouplent.

Lèvres en surface pour goûter la cendre. Chevaux désorientés à cause de la fumée.

L’unique porc fourre ses affaires dans son chapeau à bords flottants.

Ils font une expérience dans un champ de plus en plus sombre.

Le bourdonnement pour épingler tout ça :

ce en quoi l’abeille croît

ce qu’elle espère

ce qu’elle abandonne.

Le crâne en roulant parcourt le comté.

A demi-endormie, l’abeille décide le crâne à choisir quelle éternité ((Peut-être une allusion aux squelettes et cadavres de bisons qui jonchaient les plaines à l’époque où la politique d’extermination des troupeaux fut décidée afin d’affamer les Indiens pour les réduire à se rendre sur les réserves et abandonner leurs territoires.)) brouter.

 

 




YVES GASC, SOURCIER DE LUI-MÊME

1/ SONGE ET MENSONGE AVEC YVES GASC

 

Lors de sa mort en 1997, Robert Pinget((Robert Pinget par lui-même, en 1988 : « Né à Genève en 1919. Enfance magnifique en famille. Études classiques au collège, puis études de droit jusqu'au brevet d'avocat. Mobilisé en 39-45. Installé à Paris en 1946. Y travaille d’abord la peinture, puis reprend définitivement la littérature. Première publication d'Entre Fantoine et Agapa en 1951, suivie de nombreux romans, pièces de théâtre et de radio. Liste exhaustive page 4 du roman L’Ennemi, 1987, publié aux éditions de Minuit comme tous ses autres livres. A fait beaucoup de voyages, de conférences et de lectures dans les universités de quatre continents. En 1966, tout en gardant sa nationalité genevoise, a repris la nationalité française de son grand-père maternel et de son arrière-grand-père paternel. A bénéficié d'une place d’honneur au Festival d’Avignon 1987 et du Prix national des Lettres la même année. Travaille aujourd'hui de préférence en Touraine. »))laissait comme un point d’interrogation, ou une part de mystère, tant sa carrière, en marge de toute l’actualité facile, se présentait discrète, à l’image de sa renommée d’auteur dramatique. En revanche, aucun doute ne se levait, quant au fait qu’il reconnût Yves Gasc, acteur aux cent-trente-cinq rôles, le M. Songe((Robert Pinget est l’auteur d’une série de courts récits mettant en scène un certain monsieur Songe ; personnage créé en 1982 comme une sorte de faux double ; personnage récurrent de l’œuvre à l’origine d’un livre éponyme (1982), et donné depuis comme l’« auteur » de plusieurs petits volumes de carnets (le Harnais, Charrue, Du nerf).

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Yves Gasc en 2014, dans La Visite
de la vieille dame, de Friedrich
Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Gasc se mouvait, se matérialisait, rentrait dans la catégorie des automates de chair et d’os, tel que l’avait conçu Robert Pinget dans un de ces moments où la création d’un écrivain, devenu apprenti-sorcier, le dépasse par la portée de sa dérision, de son ridicule.

À coup sûr, Yves Gasc était rompu à toutes les métamorphoses grâce à la diversité des masques qu’il s’était prêté en allant du classique à l’avant-garde théâtrales. De plus, il poursuivait, parallèlement à son parcours d’acteur ; une carrière de scénographe, qu’il accompagnait de la publication de poèmes, d’adaptations diverses, de lectures en public d’auteurs souvent rares. Cette fois, l’admiration qu’il portait à Pinget l’aidait à mettre sur pied, pour le faire vivre en public, un Songe tiré de trois livres de l’auteur : Monsieur Songe (roman ; éd. de Minuit, 1982), Charrue (carnets ; éd. de Minuit, 1985), et Taches d’encre (carnets ; éd. de Minuit, 1997). Les passages choisis parmi les plus significatifs deviendraient sur les planches, Les Carnets de Monsieur Songe, une lecture-spectacle qui ne laisserait pas de surprendre les spectateurs, curieux du défi complexe qu’elle suggérait.

Avec Pinget, pas une minute de doute: nous sommes en plein dans le théâtre de l’absurde, malgré l’apparence logique, à l’abord, de la narration. Mais il s’agit là d’une absurdité qui, par sa prédilection pour on ne sait quel vide, peut devenir terrifiante. Cet absurde castrateur, Gasc est chargé de le véhiculer et si possible, sous nos yeux, de le concrétiser. En créant Songe, Pinget a-t-il voulu se donner un suppôt rejoignant les interrogations secrètes, enfouies jusque-là, de sa propre existence? Nous l’ignorons. De vrai, il ne cherche pas à nous suggérer que Songe est son double, épinglé comme hors de lui, à qui il prêterait ses tics et contrôlerait avec sa plume. Non. Pinget évite de tomber sous la dépendance de son antihéros, alors que Samuel Beckett est sous la sienne quand il crée Godot, que Ionesco, Arrabal, Gombrowicz ou Jean Tardieu se projettent dans leur caricature, comme le fait Renard avec Aupic et Vernet et que Marcel Jouhandeau, en inventant M. Godeau, son satanique suppôt, entend se décharger à la fois d’un sur-moi et d’un sans-moi par une tentation rejoignant le maléfice. Rien de tel chez Pinget. Son dessein, si bien saisi par Yves Gasc, est la volonté entière de laisser Songe à une sorte d’identité caricaturale, à ses velléités, ses limbes, ses radotages qu’il croit fondés, à une sagesse fabriquée, ainsi, qui ne vaut pas pipette. Pinget tient sans cesse en respect, en demeure d’empiéter sur sa propre individualité, ce bonhomme qu’il préfère vouer à l’irrespirable, plutôt que se risquer à le rapprocher de lui. Il le choisit mensonge, selon une assonance avec son nom, plutôt que révélateur (une seule seconde) de son géniteur. Tu es Songe, mensonge, et le resteras. L’ambiguïté autoritaire de Pinget trouve, chez Gasc, un traducteur si fidèle que devant nous le personnage devient presque tangible, sans perdre son inanité. Oh ! Songe se connaît bien pourtant, avec ses actes manqués, et se juge. N’avoue-t-il pas qu’il ne pense à rien, sûr que tout coup de théâtre en ce monde n’est que dans les mots, jamais dans notre vie ? Ne se sent-il pas le jouet absolu de son incapacité à tout ? C’est ce que lui souffle l’ami-témoin Motin, avec son autorité suffisante, en surprenant Songe (qui se veut écrivain, autre échec total) devant son manuscrit vide : « Énumère donc ce qu’il n’y a pas dans ton crâne. » Oui, Songe a voulu écrire, se dire peut-être, mais dire quoi ? Sa bonne reconnaît chez lui le goût des mots, en lui reprochant son « désamour des gens ». Mais écrire s’avère aussi un porte-à-faux dans son trajet terrestre. Bah ! de cette impuissance, de cette « outrecuidance » renoncée, la sagesse biscornue de Songe prend le dessus. Après tout, « on ne peut rien contre soi », a- t-il conclu, pas même fataliste, face à son manque d’inspiration.

Qui est Songe, pris dans l’immensité bigarrée de la comédie-humaine ? À l’approche, un pré-septuagénaire en retraite (probablement de l’Administration ; ça se flaire) tiré à quatre épingles, mise à part une touche « artiste » dans la coupe du veston. Il vit, non sans un certain confort, dans une villa de la Côté dont on devine le jardin fleuriste, comme les semis, tirés au cordeau. Songe fait mine de jardiner assidument, craignant la froidure pour ses végétaux, en coupant ses occupations d’une horométrie rigoureuse par des contestations ne manquant pas de cocasserie avec sa bonne. C’est un homme (mérite-t-il ce nom ?) qui ne tient que par le conventionnel, suivi à la lettre et une routine élue. Pinget n’a-t-il pas eu peur, un jour, en démontant pour nous ce vieux rentier vidé de moelle. Consentant soudain à se pencher sur le destin de Songe, son géniteur nous apparaît atterré, impossible même de prêter quelque drame, survenu en circonstance atténuante, à la vie de Songe, dont même le passé semble exempt de passion amoureuse, de douleur humaine, du moindre élan salvateur. Aucune responsabilité non plus, chez lui, vis-à-vis d’autrui. Pour le justifier aux yeux de la création, sans doute faudrait-il trouver la pièce qui manque à la machine. Lorsqu’il s’imagine mort, c’est au vide, pense-t-on, que s’adresse le retraité : « Tu me laisses finir comme ça ? » Cette interrogation au rien, c’est miracle qu’elle nous touche, en nous poussant à bord du vide, grâce au verbe sans reproche de Pinget transmis avec acuité par Yves Gasc, cet expert en ironie rentrée.

Le public, à l’audition de ces Carnets de Monsieur Songe rit beaucoup lorsqu’il entend l’acteur imiter les burlesques commentaires s’élevant autour du faux décès de M. Songe. À Paris comme à Genève, les spectateurs se sont raccrochés à ce que la lecture-spectacle de Gasc contient d’humour, de jeux de scène riches de drôlerie, même si, là encore, la férocité clairvoyante du comédien n’épargne pas la marionnette qui est Songe. Son jeu a su s’établir sur deux portées : il montre entière la vacuité vertigineuse de Songe et nous permet de le juger humainement. On peut considérer que Robert Pinget, lui, commence et se continue à la fois lorsque son personnage salue les spectateurs. Il cesse de nous inquiéter en finissant de démonter son « monstre », nous laissant un message sans chiffre, une porte sans serrure, en suspens sur le chemin desséché de quelle découverte impossible?, dont Gasc tente de raccorder, d’orchestrer, de remonter le fil. Pourtant la découverte doit bien se trouver là, au cœur du texte et du spectacle – à deux doigts de nous subjuguer par le truchement d’un interprète plus personnel et original qu’il n’a voulu qu’on le dise durant un demi-siècle de carrière. Yves Gasc colle au mensonge qu’est Songe, en complice d’un Pinget qu’il admire, avec la vérité de sa présence, de son sens des nuances sournoises et de sa voix, de son autorité enfin. Par- là, il nous rappelle comment il a su renouveler le Trissotin de Molière, durant près de deux cents représentations à la Comédie-Française, en faisant de ce bas-bleu l’incarnation même de la méchanceté, du parasitisme truqué et du mal tout court. En se déplaçant dans l’énigme Pinget, Gasc nous donne au moins une clé : celle du grand comédien qu’il est resté, par défi et besoin de vérité critique, à l’abri de tous les tapages de notre temps.

 

Yves Gasc dans L'Importance d'être constant, comédie d'Oscar Wilde, à Paris en 2006.

2/ YVES GASC, UN SOURCIER EN MIRAGES INTIMES

 

Dans sa poésie Yves Gasc, perpétuel sourcier de lui-même, sait, à merveille, opérer une osmose, on pourrait dire une synthèse, entre l’événement intime et la félicité qu’il peut tirer de la nature ambiante, reliée à lui par des fluides mystérieux. Si l’on peut le définir comme un romantique à part entière, mais lucide, définition qu’il assume souvent en véritable tunique de Nessus, il met au défi le monde de ne pas correspondre avec lui, dût-il prendre à parti la puissance qui l’accable avant de l’exalter à nouveau, en propriétaire d’on ne sait quelle foi secrète : De ma foi je fais mon enfer. Gasc, qui a pu se rêver hors souillure, ne cesse d’interroger, de humer son angoisse, de goûter sa liesse et d’approfondir jusqu’au vertige malheur et délices d’être là, bien vivant, apte à toujours supporter richesses et mauvais coups du destin : ce sont pour lui, avec son « amour du bien et du mal », des aguets et comme une disponibilité de chaque instant, à se pencher sur les strates et décombres encore vivaces de son moi. A le lire, on retient surtout une sourde, une innée exaltation, suivie d’un bien- être qui le confond lui-même, alors qu’il tient, par exemple, un œuf frais pondu dans sa paume : Quelqu’un nous tient-il ainsi dans sa main, avec cette douceur, au creux de l’univers ? D’indifférence, chez Gasc ? Point. À ce constant régime d’étude de soi, ne risque-t-il pas de faire sourde oreille aux grandes mutations, aux cataclysmes de notre planète, au malheur d’autrui enfin ? Les endosser, croit-il, n’est pas son rôle, si, malgré tout, il les passe au crible de sa sensibilité, en échos intérieurs s’ajoutant au malaise d’exister.

De recueil en recueil, Yves Gasc poursuit une destruction/reconstruction de soi jusque dans l’infime débris. Ce qui semble plus qu’évident lorsqu’on lit son dernier recueil en date, La lumière est dans le noir. Brûlé à vif aux fontaines du désir, et au feu de ce qu’il appelle « les passions contraires », que lui reste-t-il tout à coup, pantelant de désillusions et lassé même, sans doute, de toute douleur fructueuse, alors qu’il se sent presque comme un mort dans sa barque noire ? Quand il part pour le Sud lointain, Paris n’étant plus à ses yeux qu’un enfer parodique, Gasc souffre au point de ne plus réfuter la part de néant promise à tous les hommes, mais en humaniste. Ce grand lecteur de Hâfiz, de Al-Qâdr, cet amoureux des poètes d’Extrême-Orient et des deux Afriques n’accepte pas en son tréfonds, s’il sent leur morsure, que les chiennes sauvages lui lacèrent le cerveau. Royaume suprême à sauvegarder. Il attend sourdement mais intensément, sur la terrasse de sa maison marocaine d’Asilah, où il ne dénombre pourtant qu’absences d’appel, d’embrassement du devenir, en dépit de ce lieu recueilli où stagne la creuse attente du rien qui l’y cloue. Soudain, frémissement jusque dans l’inespoir le poète sait, en persuasion fulgurante, qu’il ne restera pas cette île que le temps oublie. Mais quoi ? Ce voyageur rendu, moulu, humilié par toutes les défaites du vivre, ce solitaire à bout de toutes les imprudences, les impudences peut-être, peut-il croire encore à l’intervention, à l’approche d’une présence bénéfique ?

Oui, puisqu’une voix magicienne, souterraine et comme jaillie de l’impossible qui devient possible, chante à son oreille que le beau mensonge de vivre toujours se confond avec la réalité qui nous garrotte. L’autre est là, palpable, même si cet autre lui fait souffler : Je reste assis au bord du secret – de toi-même. Ne nous a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de vraie mort si un jour la main aimée vient tenir la nôtre ? Alors Tout sera dit tout sera bien, termine le poète. Comment ne pas songer au « tout est bien » final gidien ? La partie « Khâlil » du recueil La lumière est dans le noir, conte ce renouveau ensemble emporté et lucide.

Il est évident qu’Yves Gasc, faisant ainsi la nique aux poètes du rien, croit à la permanence, à la vérité, à l’éternité de l’art. Ce qu’il n’a cessé de démontrer au cours de sa longue carrière théâtrale, commencée chez Jean Vilar, poursuivie chez Barrault et parachevée au Français où il joua 180 fois le Trissotin des Femmes Savantes, après avoir abordé Genet, Albee, David Mamet, Ionesco, Pinget, Beckett, Gombrowicz, etc., tout en mettant plusieurs auteurs connus en scène. Que de fois, arrivé dans quelque capitale étrangère, en faussant compagnie à ses compagnons de tournée, à New York, au Japon ou à Moscou, ce lecteur insatiable s’est dirigé, souvent d’instinct, vers quelque librairie inconnue, où il savait dénicher l’oiseau rare. Il retournait, enthousiasmé par ses trouvailles, son sac craquant de livres et de brochures, pour ajouter dans la « campagne » qu’il possède dans le Berry un Mishima ignoré, ou un Essenine, un conte de Bohême oublié de Rilke, ou un Séféris, un Cernuda. Dès ses plus jeunes années, Yves Gasc a fait son havre, son panthéon avec – en dehors des poètes français qu’il connaît à fond, surréalistes compris – Borges le grand favori, Lorca, Ungaretti, Cavafy, et tant d’autres. Cet amour du verbe poétique, il l’a prouvé par de nombreux récitals, dans le cadre des revues Poésie 1 et Les Hommes sans Épaules, à la Maison de la Poésie, à la Sorbonne, en dehors des matinées très courues de la Comédie française, ou encore sur France-Culture. Il faut avoir entendu l’acteur- poète parler de ses prédilections et découvertes avec les Breton père et fils, ou Christophe Dauphin, vigilants témoins de la poésie de notre temps. Yves Gasc aurait pu être un de ces « amateurs » profonds, un de ces « honnêtes hommes », naturellement férus d’art, que vit fleurir la Renaissance.

Ses connaissances en roman n’étant pas moindres que sa culture en vers, on l’imagine, tandis qu’il parcourt l’univers avec les comédiens du T.N.P ou la troupe de Jean- Louis Barrault (plus tard ce seront les Sociétaires du Français) penché sur quelque bouquin révélateur dans un recoin de ces nouveaux chariots de Thespis que sont nos Boeing et T.G.V. Comment ne pas rêver ce jeu de scène ? Madeleine Renaud (ou Roger Mollien) s’inquiète à la ronde : « Mais où est donc passé le cher Yves ? » Barrault met un doigt sur ses lèvres, puis déclare : « Chut ! Vous le savez très bien. Yves Gasc se livre au vice impuni : IL LIT. »

 




William Navarrete ‑poèmes suivis de considérations sur l’auto-traduction

traduction établie par l'auteur pour les trois premiers textes,
traduction de Dominique BOUDOU pour "Motels fermés"

 

Canto al pie de los Atlas

 

Yo no conozco la historia de estos hombres,

apenas sabría distinguirlos,

encapuchados o desnudos,

entre las nubes de eucalipto de sus baños

donde quedos escuchan al demiurgo de otros tiempos.

 

Yo no los reconozco

porque ignoro incluso si me hablan o me cantan

o me invitan a tomarles de la mano

como a veces se toman entre ellos

cuando la luz del día se confunde

con los faroles mortecinos de sus zocos.

 

Yo sólo siento que me fundo

lentamente, irresistiblemente,

detrás de sus miradas,

Donde se enconden los juegos y las danzas

Que cerca de las fuentes compartimos

Ajenos a los dogmas de los Libros.

 

Yo busco, paciente al pie de tantos muros,

que sus miradas prisioneras

y la mía de humilde ignorante de los Libros

apacigüen el fuego de los dogmas

se eleven por encima de los Atlas

para fundir con el brillo de otros tiempos,

las nieves que silencian nuestros cantos.

 

 

Chant au pied des Atlas

Je ne connais pas l'histoire de ces hommes,

je saurais à peine les distinguer,

encapuchonnés ou nus

entre les nuages d'eucalyptus de leurs bains

ou dans le bruit assourdissant de leurs places

écoutant dans la quiétude le démiurge d'autres temps.

 

Je ne les reconnais pas

car j'ignore même s'ils me parlent, s'ils me chantent,

ou s'ils m'invitent à les prendre par la main

comme ils le font parfois entre eux

lorsque la lumière du jour se confond

avec les réverbères languissants de leurs souks.

 

Je me sens en fusion

lente, irrésistible,

derrière leurs regards,

où s’éclipsent les jeux et les danses

que nous partagions près de la source

étrangers aux dogmes des Livres.

 

J'attends patiemment au pied de tant de murs,

que leurs regards prisonniers

et le mien, celui d'un humble ignorant des Livres,

apaisent le feu de tous les dogmes,

s'élèvent par-delà l’Atlas

pour faire fondre, sous l'éclat lointain d'un autre temps,

les neiges qui imposent le silence à nos chants.

 

 

 

Conversión añil de Majorelle

 

Ahora que el añil

es lámina argentada al filo de la noche

puedo pasearme a solas,

subir al cenador, volverme parra

o hechicera bunganvilla de lento vuelo

que cubra con pudor mis embelesos

y trepe hasta el alféizar de los dioses

para robarles el secreto del pigmento.

 

Debo ahuyentar las tardes tristes,

el plomo despiadado de Lorena,

ondear al viento las hojas verdes

de mis sueños de pérgola

que lamen las entrañas del desierto,

las albercas misteriosas de su alma,

danzas de agua escurridiza

filtrándose en el río de sus venas.

 

Tendré que complotar con el silencio

de la flor a la espera del insecto

atrapado en el redil de la enramada,

volver a ser el niño sigiloso

que teme le descubran las andanzas

para ascender ligero entre las ramas

hasta el azur ardiente de la llama

donde se abrasan todos mis deseos.

 

Ahora que el añil

es pacto clandestino con los dioses,

estampo mi silencio sobre el lienzo

reflejo baladí de mis denuedos

y dejo que veneren la memoria

en los cercos frondosos de mi huerto

donde obran el milagro y el destello

del azul floreciente del destierro.

 

Conversion indigo de Majorelle

 

Maintenant que l'indigo

est une lame argentée au fil de la nuit

je peux me promener seul,

monter sur la tonnelle, me transformer en berceau de treilles

ou en bougainvillier qui ensorcelle de son vol lent

et couvrir avec pudeur toutes mes ivresses

en rampant jusqu'à l'embrasure où se penchent les dieux

afin de dérober les secrets du pigment.

 

Je dois chasser la tristesse des après-midi,

le plomb impitoyable du ciel de la Lorraine,

faire ondoyer au vent les feuilles vertes

symbole de mes rêves de pergola

qui lèchent les entrailles du désert

et les bassins mystérieux de l’âme,

danses d'une eau furtive

se filtrant dans le fleuve de mes veines.

 

Je devrais comploter avec le silence

de la fleur qui attend l'insecte

prisonnier de la résille des branches,

pour redevenir l'enfant secret

qui craint qu'on découvre ses méfaits

et ainsi m'élever léger entre les tiges

jusqu'à l'azur ardent des flammes

où s'embrassent tous les désirs.

 

Maintenant que l'indigo

devient pacte clandestin avec les dieux

je dessine mon silence sur la toile,

humble reflet de mes efforts,

et je laisse ma mémoire vénérée

dans la haie luxuriante de mon verger

où œuvrent le miracle et l'étincelle

du bleu fleurissant de mon exil.

 

Encuentro galante en La Menara

 

Al llegar al jardín, amante de la noche,

desliza los cerrojos de la verja

que protegen la pureza de tu cuerpo.

 

Atraviesa el olivar, esclava de la danza,

sin detenerte en el tañido de las ramas,

arpas traicioneras que usurpan mi poder.

 

Rechaza las palmeras, novia ilusionada,

siluetas gráciles, esbelta insensatez del viento,

que no pueden competir con tus encantos.

 

Cierra los ojos al fulgor, amiga placentera,

de la corona de nieve de los montes,

espejismo caprichoso de las dunas.

 

Impulsa tus pies descalzos, sirvienta dócil,

hasta el pabellón que he levantado

donde antes pastaban las bestias.

 

Descorre las cortinas, gacela delicada,

y siente a la seda volverse burda

ante el contacto divino de tus manos.

 

Entra en el cuadrado, doncella ennoblecida,

de las delicias que ignoraba tu cuello,

arco certero en mi carcaj repleto.

 

Contempla desde el lecho, mujer efímera,

el estanque de purificadoras aguas

que borrará el pecado de mis ansias.

 

Húndete en sus fauces oscuras, princesa muerta,

ahoga en él tu llanto o el vulgar quejido,

y deja que despierte al alba, viudo de la noche.

 

Rencontre galante dans La Menara

 

En arrivant au jardin, maîtresse d'une nuit,

glisse les verrous de la grille

qui gardent la pureté de ton corps.

 

Traverse l'olivier, esclave de la danse,

sans remarquer l'air que jouent ses branches,

des harpes traîtresses qui usurpent mon pouvoir.

 

Repousse les palmiers, fiancée illusionnée,

ces silhouettes gracieuses, sveltesse insensée du vent,

qui ne peuvent rivaliser avec tes charmes.

 

Ferme les yeux, amie consentante,

à la couronne éclatante des monts enneigés,

mirage capricieux des dunes.

 

Élance tes pieds nus, servante docile,

jusqu'au pavillon que j'ai bâti

là où les bêtes paissaient jadis.

 

Écarte le rideau, gazelle délicate,

et sens la soie devenir grossière

au contact divin de tes mains.

 

Pénètre le carré, pucelle anoblie,

des délices que ton cou ignore,

l’arc adroit pour mon carquois rempli.

 

Contemple depuis le lit, femme éphémère,

le bassin d’eau purificatrice

qui effacera le pêché de mon désir.

 

Submerge-toi dans son gosier obscur, princesse morte,

noie dans ses eaux tes pleurs ou ton sanglot banal

et laisse-moi me réveiller à l'aube, veuf de la nuit.

 

 

Moteles cerrados

para María Ángeles Pérez López

 

en plena cacería de bisontes.

Anduvo solo el hombre.

Buscaba paz entre muchachas.

Sosiego en unos labios generosos.

En casa lo asedian mil dragones.

De pronto un motel de mala muerte.

Un neón rosado, una enseña vagabunda.

La firme convicción en el olvido.

El remedio contra el odio y la violencia.

La solución final, el desahogo.

El deseo quemándole por dentro.

El recuerdo del cuerpo de una hembra.

El cosquilleo feliz de aquella época.

El mismo bulevar, el mismo árbol.

Muros sin vida, luces apagadas.

Ni un solo coche en el aparcadero.

Las plantas secas, un mendigo en la negrura.

Letal silencio de una ciudad muerta.

Renuncia por decreto a los placeres.

Leyes morales que tejen la locura.

Un revólver tibio entre sus manos.

La puerta de su casa aborrecida.

La mueca de la esposa que lo espera.

Un tiro…, dos, en medio del silencio.

 

Motels fermés

 

L’homme est parti seul.

Il cherchait la paix parmi des filles.

Le repos sur des lèvres généreuses.

Chez lui mille dragons l’assiègent.

Soudain un motel miteux.

Un néon dépoli, une enseigne brinquebalante.

La certitude absolue de l’oubli.

Le remède contre la haine et la violence.

La solution extrême, le soulagement.

Le feu du désir au ventre.

Le souvenir du corps d’une femelle.

Le doux frisson de ce temps-là.

Le même boulevard, le même arbre.

Murs sans vie, lumières éteintes.

Pas la moindre voiture sur le parking.

Les plantes sèches, un mendiant dans l’obscurité.

Silence mortel d’une ville morte.

Il renonce par décret aux plaisirs.

Lois morales qui trament la folie.

Un revolver tiède entre ses mains.

La porte de sa maison honnie.

La grimace de l’épouse qui l’attend.

Un tir…, deux, au milieu du silence.

 

 

*

"Canto al pie de los Atlas", "Conversión añil de Majorelle", "Encuentro galante en La Menara" sont extraits du recueil bilingue  Lueurs voilées du Sud, Lumbres veladas del Sur, Oxybia éditions, 2018

 

Le poème "Moteles  cerrados" est tiré du recueil Animal en vilo, Universidad autonoma de Nuovo Leon - Ed. UANL, México, 2017

« Traduttore, traditore »

« Traduttore, traditore », tout le monde connaît la paronomase italienne qui signifie « traduire c’est trahir ». Combien de fois, en tant que traducteur, je me suis senti tenté de changer un mot ne serait-ce que parce qu’un autre pouvait sonner mieux à nos oreilles ! Combien de fois aussi, en tant qu’auteur, j’ai trouvé peu convaincante la traduction de certains passages de l’un de mes livres ! Non pas parce que le traducteur a été mauvais, mais simplement parce que parfois entre deux langues, et dans certaines situations, le « courant » ne passe pas. Dans la vie quotidienne à Cuba, mon pays d’origine, on utilise souvent un registre de langue argotique pour lequel on ne trouvera pas d’équivalent en français, et parfois même pas dans l’espagnol parlé dans la péninsule ibérique ou dans d’autres pays d’Amérique latine.

Mes derniers livres je les ai écrits directement en français. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’habite en France. Cependant, toutes ces années de pratique de la langue n’ont pas été d’une grande aide pour éviter les pièges dûs au fait de l’existence de très nombreux points en commun entre le français et l’espagnol. De ce fait, je crois que je me sentirai toujours plus à l’aise quand j’écris mes romans ou mes poèmes en espagnol, de la même façon que je me sens plus rassuré quand je rédige mes récits, voire mes essais, en français.

Toutefois, lorsque l’éditeur de mon dernier recueil de poésie a voulu publier mes poèmes dans une édition bilingue français-espagnol, j’ai opté pour établir moi-même la version française de mes propres vers déjà publiés, quelques années auparavant, en Espagne. Je ne pourrai pas affirmer que je me suis traduit moi-même, car on ne pourra jamais se traduire quand on est l’auteur d’un texte. Le texte, bien évidemment, nous appartient, et de ce fait on s’autorise toujours à faire des changements qu’un traducteur respectueux n’envisagerait jamais. Nous sommes constamment appelés à « améliorer » nos propres textes si nous avons l’occasion de le traduire dans une langue que l’on connaît.

Dans l’un des poèmes du recueil dont je parle, par exemple, inspiré par la présence de Paul Bowles au Maroc – où il a passé la plus grande partie de sa vie – j’ai écrit en espagnol :

Ahora se ha adentrado

en la noche azul eterno de las dunas

Si j’avais été un traducteur extérieur et que je devais traduire ces deux vers, j’aurais dû écrire :

Maintenant, il s’est aventuré

dans la nuit du bleu éternel des dunes …

Mais, quelque chose en tant qu’auteur me disait que « s’aventurer » n’était pas très beau en français et qu’on a du mal à admettre dans la langue de Molière que les dunes puissent devenir bleues pendant la nuit. Je me suis donc décidé à établir une autre version :

Maintenant, il s’est enfoncé dans le bleu

d’éternité des nuits du désert…

De telle façon que ce ne sont plus les « dunes », mais le « désert » qui devient d’un bleu éternel pendant la traversée nocturne de l’esprit de Paul Bowles.

Ce ne sont pas des licences poétiques, mais des licences tout court que seul l’auteur peut se permettre. Cette liberté, ne sera malheureusement pas possible lorsqu’on écrit dans une langue dans laquelle on ne se sentira pas à l’aise. Alors, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en remettre à ce fameux traditore évoqué par la paronomase italienne.

De la même façon que, dans l’une de ses nouvelles les plus géniales, Jorge Luis Borges avait décidé qu’un certain Paul Ménard était l’auteur du Quichotte parce qu’il l’avait recopié – Borges considérait que nous devenons les auteurs de toutes les œuvres que nous lisons car nous les réécrivons mentalement selon nos propres codes – je suis persuadé que chaque livre traduit dans une autre langue devient un autre livre. Et ceci, au point que si l’on perdait tous les exemplaires de ce livre dans sa langue d’origine, nous perdrions à jamais aussi les véritables intentions de l’auteur car aucune traduction ne serait capable de les transmettre dans leur intégralité.




Astrid Nischkauer : Poesie passieren & passieren lassen

Traduction par Anne Ortiz Talvaz((poèmes extraits du livre d'Astrid Nischkauer: Poesie passieren & passieren lassen (Gedichte Ausstellung Katalog. Köln: parasitenpresse, 2016)  avec la gracieuse autorisation de l'éditeur.))

 

 

einzelne weiße Blütenblätter
aus dem Nichts heraus
ein Hauch von Schnee

quelques pétales blancs
surgis de nulle part
un souffle de neige

 

 

ein Schutzengel wacht
über das schlafende Kind
hält die Schlange ab
von der Wiege
lässt keinen Herkules
aus ihm werden
sondern ihn unruhig
weiterschlafen

un ange gardien veille
sur l’enfant qui dort
éloigne le serpent
du berceau
ne le laisse pas
devenir un Hercule
mais le rend
au sommeil intranquille

 

 

 

war im Museum und
fand dort keinen Dichter
in höchster Konzentration
mit schmalen Lippen und
starrem Blick und auch
keine einzige der neunzehn
Szenen mit Kobolden
war zu sehen nur
Farbspiralen und ‐sphären
und ein einzelner Ventilator
der sich, von der Decke baumelnd
an langem Kabel, langsam
in weiten Kreisen drehte

j’étais au musée et
concentré au plus haut point
les lèvres compressées
et
n'y ai pas trouvé de
poète
le regard fixe et aussi
pas une seule des dix-neuf
scènes avec les kobolds
on ne voyait qu'en
des spirales et des sphères colorées
et un ventilateur isolé
attaché au plafond
par un long câble, qui lentement
décrivait de larges cercles

 

zart rankende
Topfgedanken
bei offenem Fenster
dem Licht entgege

doucement grimpantes
près de la fenêtre ouverte
des pensées en pots
à contre-jour




Un Américain à Séville (2)

Nul n’entre un tant soit peu dans l’histoire de Manolito, telle que la relate David George, sans s’apercevoir que ce n’est que la partie émergée d’un énorme iceberg. Aujourd’hui, nous proposons le reste des premiers sonnets tels que publiés dans le Flamenco Project de Steve Kahn, en anglais et espagnol. Ils sont, à l’origine, numérotés de 1 (le prologue) à 15. (Ceci pour vous donner une idée de l’ampleur de l’original dont nous vous donnerons des morceaux choisis : il y en a 235). 

Nous joignons, en complément, une série de portraits des principaux acteurs réels de cette assez extraordinaire période. La toile de fond sera brossée au fur et à mesure des livraisons. Elle sera littéraire, historique, géographique, artistique et ethnographique à l’occasion. ((L’ouvrage était originalement prévu pour une publication papier sous le titre : Un Américain à Séville et Alcalá de Guadaíra ou encore La route de David George au pays du flamenco puro.))

Elle vous ouvrira, si l’envie vous en vient, un 7/24 de flamenco sur le lien Canal Sur Flamenco Radio.

 

.

Le Flamenco Project à Nîmes, 2014,
et Jean Migrenne, raviveur de la flamme.
Cliché de l’auteur.

*

 

(7)

Tout y est : pointes de cactus, épines,
Scorpion qui te pique si tu t'assieds
Sans faire attention. Dans chaque chanson
Une parole ou deux a ce genre d’aiguillon.

Ce chant fait mal car les paroles sont vraies.
Elles vont au vif, comme la statue dans l’église
Où la Vierge assise tient dans ses bras la dépouille de son Fils,
Couvert de sang, glaive planté par le sculpteur

Dans un cœur de mère. Les soirs de pluie,
La guitare de Diego s’enflamme, des volutes
De fumée sortent des grottes agglutinées, le chant

Monte avec elles et se dissipe, chaque note
Plus sombre, plus profonde, plus intense que la précédente :
Ducas negras, dards qui vont droit au cœur.

 

(8)

Par de telles nuits, personne ne danse. On laisse
Aux étoiles la danse, le théâtre,
Le monde hors des ténèbres de la grotte.
Seuls les pouces cognent sur la table, le sol

Résonne coup pour coup : bois qui heurte la pierre.
Doigts, poings et coudes frappent le bois
Et battent la mesure, guident le chanteur penché
Sur le noir vibrato de la mort,

Le bourdon âpre et métallique de la guitare.
La nuit tombe, le désespoir, la fatalité,
Dans le puits sans fond du cante jondo. La pièce

Devient temple, sanctuaire. Un spectre immémorial
Entre et préside. Il se nomme duende.
Ils en tiennent l’âme au creux de leurs mains.

 

(9)

Par de telles nuits, aucun regard artificiel
Ne peut plonger dans une scène si noire, si étrange
Qu’elle pourrait être relatée dans la Bible.
Goya, peut-être, dans ses Peintures Noires,

A côtoyé la vérité sortie de la guitare,
Marquée sur le visage du chanteur tordu de douleur.
Goya s’est-il un jour, pas à pas, risqué à gravir
Les étroits degrés que Dante a décrits ?

Par de telles nuits, aucune oreille artificielle
Ne peut rendre le son que cache le son ;
La surface, si, mais pas la souffrance intérieure

Qui fait éruption et se dissipe, avant que l’esprit
Ne comprenne ce qu’il a entendu.
Quelle ombre marque le chanteur au repos ?

 

(10)

Âpre sous le soleil qui ne ment jamais, il est là,
Bras croisés, en paix avec lui-même, avec ceux
Qui le saluent discrètement au passage, comme s’ils
Le reconnaissent roi pour ce qu’il est.

Ils voient celui qui, Nikon en main, œuvre
Lentement, un œil ouvert, l’autre
Caché par cet Autre Œil brillant
Qui vampirise l’âme, l’absorbe dans l’objectif,

L’avale à jamais. Quelqu’un fronce le sourcil :
La vieille dame en noir qui aime Manolito.
Lorsqu’elle entend le déclic de l’obturateur, elle croit

Que son âme est à jamais perdue. Elle pousse un cri.
Le photographe, surpris, s’arrête, la regarde.
Manolito ne sourcille pas.

 

(11)

Manolito, l’imperturbable, reste
Bras croisés, bienveillant, tolérant,
Laisse filtrer dans son regard l’ombre d’un sourire.
L’artiste qu’il est a reconnu en lui

La vitesse d’exécution, cette même sûreté
Nécessaire au chanteur qui cadre un chant,
Prolonge l’instant avant qu’il ne se dérobe.
Manolito fait confiance à celui qui s’arrache

Les cheveux pour l’éclairage, l’ambiance,
L’instant fixé qui est l’essence de son art.
Il a certainement dû voir son œil à lui le regarder.

Des années plus tard, le photographe a déclaré :
Je n’ai jamais vu pareille dignité, pareille prestance !
Il a accroché le portrait au-dessus de son lit.

 

(12)

Manolito est devant sa porte
Quand Krause vient le photographier.
Les ventres sont vides, l’hiver est rude, le vent
Fouaille les interstices de la grotte de Manolito.

L’épouse de Manolito, la vaca negra,
Essaye de les colmater de filasse de laine,
D’une couverture usée. En vain.
Des éclats de bise faufilés sous la porte,

Mouchardent sur le temps. Il faut du charbon de terre
Ou de bois pour que reste allumée la chaufferette de cuivre
Sous la couverture qui sert aussi de nappe.

Les enfants se serrent les uns contre les autres ou sont au lit
À rêver des figues de barbarie, du soleil brûlant,
Des jours d'été à courir sur les murailles.

 

Cliché pris en 1964, le jour décrit par David George.
Manolito mourut peu après. (© George Krause)

 

 

(13)

Lorsque Krause et moi montons la grimpette
Qui serpente à flanc de falaise jusqu'à la forteresse,
La nouvelle de notre arrivée nous précède :
Guetteurs sur les remparts, sans doute, ou gamins

Qui traînaient autour du bistrot. Qui courent
Comme des chèvres de montagne sur le sentier dangereux.
Ils ont flairé le poisson et le pain que nous montons
À pleins sacs, les bonbons et les pruneaux,

Le vin et le whisky, les paquets de cigarettes.
Nous nous arrêtons à l’église une fois en haut :
Notre-Dame-de-l’Aigle, La Águila,

Nous parlons au curé croisé en chemin
Sur sa pétrolette. Comme toujours il lance ses
¡Hola! ¿Qué pasa? Et moi d’y aller d’un : ¡Nada!

 

(14)

Le manque d’eau courante, d’électricité
Est le moindre de leurs soucis dans les grottes
Creusées dans la roche sous la forteresse mauresque.
Ils se servent des lampes romaines trouvées par les gosses

Dans les anfractuosités de la partie romaine
Où les plus anciennes grottes, écroulées, ont dévalé
Les pentes de la forteresse, mais ils n’ont pas
Beaucoup d’huile à brûler pour s’éclairer la nuit.

Ce qu’ils ont bien à eux, c’est la solidarité.
« C’est vrai que je vis comme un lézard
Dans son trou, mais je suis libre d’aller et venir. »

Manolito ne crève pas de jalousie
Pour le confort de la ville. Il va et il vient,
Chante pour gagner sa croûte, littéralement.

 

(15)

Lorsque Krause vient le prendre en photo,
Le soleil brille, le temps est clair. Ça sent le printemps.
Manolito est en train de chanter, entouré
D’une foule venue écouter son chant.

Les terrassiers avec leurs pelles et leurs pioches
Ne peuvent pas passer : ils s’arrêtent, eux aussi, pour l’écouter,
Laissent leurs ânes sous l’arche mauresque.
Krause est surpris de voir qu’il chante comme cela

Si tôt dans la journée. J’interroge sa femme :
« Je sais, mais il a été absent des semaines.
Il vient de rentrer. Il ne s’est pas couché. »

Quand elle voit nos sacs, elle les rentre,
Envoie un gamin s’asseoir dessus, et lance :
« Cache-ça bien. Ne mets pas le nez dedans. »

 

*

Les Principaux protagonistes :

Vers le début des années soixante et pendant une vingtaine d’années, un groupe d’aficionados Américains hanta l’Andalousie sévillane et en particulier, autour de Donn Pohren (The Art of Flamenco, Madrid, 1962), le milieu très restreint des chanteurs, danseurs et guitaristes gitans d’Alcalá de Guadaira et de Morón de la Frontera. Cette aventure est retracée dans l’ouvrage bilingue anglais/espagnol de l’un d’eux, Steve Kahn, tout récemment décédé, guitariste reconnu et photographe de talent : The Flamenco Project, Una ventana a la visión extranjera, 1960-1985. Séville, Cajasol, 2010. Sous ce titre a circulé aussi une très belle exposition photographique (Nîmes 2014), maintenant déposée à Morón. ((The Flamenco Project en tant que livre présente notamment une sélection de 14 sonnets dédiés au cantaor Manolito el de María. Ils sont signés David George, tout comme la photographie (entre autres) du jeune bailaor en première de couverture.))

David George, poète et photographe était du nombre. Alors employé par le gouvernement américain, sous couverture, il tomba dans la marmite, publia un livre : The Flamenco Guitar, Madrid, The Society of Spanish Studies, 1969, et disparut quasiment de la circulation. Mais sans jamais cesser d’écrire. Il est décédé en Californie en 2003, laissant derrière lui un immense corpus poétique dont j’ai eu communication et que je suis autorisé à citer et traduire. ((David George (Vogenitz) s’est aussi distingué par la composition de sonnets ecphractiques et on lui doit d’excellents textes sur, notamment, Chagall et Edward Hopper : Frisson Esthétique #8, 12, 14 (2009-2013), Peut-être #3 (2012), Temporel #12 (2011), Europe, #966 (2009) et 1005-6 (2013). Nous vous en avons présenté cinq (Dalí) en apéritif.))

Il reste aussi des enregistrements sur bande et des milliers de clichés. Inexploités pour la plupart. J’ai découvert son existence en 2009 et coopéré à la rédaction du livre de Steve Kahn avant d’aller sur les lieux en 2011, voir ce qu’il en restait.

pour écouter du Flamenco en continu : http://www.canalsur.es/radio/flamencoradio-1313.html

(pour le son, cliquez sur en directo puis sur la case flamenco radio.)

.

Steve Kahn devant l’azulejo du guitariste Diego del Gastor à Morón

Le mécène de Madrid et Morón de la Frontera : Donn Pohren

 

 




Opus 8 — trois variations autour de Claire Denis, Vittorio de Sica et Marguerite Duras

 

Station Terminus de Vittorio De Sica

1

La salle des pas perdus de la gare grouille de monde. Les gens vont et viennent par groupes multiples de deux (couple, quatuor, sextet, octopode, etc.) qu’un ordre institutionnel ordonne (mariage, armée, église, école, sport, entreprise, tourisme, etc.). C’est une tranche d’histoire différentielle où nombre d’époques coexistent : pour ce jeune homme en uniforme, un service national d’une durée de cinq ans ; pour cet autre, avec des fleurs, dix-huit ans et le mariage auquel les usages obligent ; ne pas pleurer le samedi, parce que c’est un jour de fête ; l’huile parfumée des beignets, le nuage de talc du clown, dans l’angle, près du kiosque à journaux ; Va-t’en, emporte ton odeur, dit une femme à un homme ; le baiser de deux amants apposé sur le brouhaha comme un timbre précieux sur une enveloppe verte…

 

2

Une gare, en Italie. Montgomery Clift : son visage est une plainte rentrée, s’éprouvant comme un défaut dans l’image et cherchant un défaut de celle-ci où dissimuler celui-là. Jennifer Jones a déposé son eurasienne figure sur le col du tailleur de la petite-bourgeoise consumériste américaine des années 50, elle y est délicieusement inappropriée. Lorsqu’ils se font face, dans l’embarras mélodramatique où ils s’enlisent, l’un, regarde du temps, l’autre, regarde de l’espace - toute plainte est faite de temps, toute impropriété est affaire de distance. Station Terminus de Vittorio de Sica n’est que leur maladresse, leur difficulté à être ensemble, qui déteint sur tout, y compris sur la mise en scène. Comme le train est une combinaison utile d’espace et de temps, leur combinaison à eux, plaintive et impropre, les fera s’aimer dans un wagon vide qui attend la reprise sur une voie de garage ; ils seront surpris par la police, après avoir été dénoncés par un employé. Ne rien faire le dimanche de l’amour, parce que c’est un jour qui n’existe pas.

 

 

 

 

 

.

 

High Life de Claire Denis

1

La nuit cosmique est muette. Elle nous interdit de lui répondre deux mots.

Je me retourne vers ma fille et lui dis que recycler la merde pour en consommer le produit, comme je suis en train de le faire, est tabou – Tabou, insisté-je…

À même la cloison de la pièce, en contrechamp, sur un écran défilent les images d’un film muet de la jeunesse du cinéma. Bien que n’en relevant pas, l’extrait évoque, à cause des paroles prononcées et de la proximité des situations, le Tabou de Murnau et Flaherty.

Le silence profond réveille dans l’oreille un mi flûté, presque un infrason. Ça vous a une allure de fer, comme un poinçon à percer le cuir. Que déjà la main retourne et enfonce dans l’espace sans confins où dérive notre cellule.

Gens de justice qui nous ont enfermés, ce sont bêtes féroces qui nous ont abandonnés. Ce sont bêtes féroces qui auraient eu raison de nous abandonner ?

Tout m’est arme et tout m’est désir. Nous sommes face à un mur d’étoiles et d’interdits. Nous vivons une situation de tabou. Force anagrammatique du mot. Le tabou ne se rencontre qu’une fois à bout ; exténuation qui commande, non par crainte mais soin, la sourdine : le tabou ne se transgresse que tout bas. Ma fille, mon enfant, oiseau de novembre qui fait tourner la tête du chat, un jour de ce voyage, tard venue, parle tout bas, quand tu me parles d’amour.

2

Le sas du module spatial ouvert, son visage sous le casque est un profil de médaille, la phosphorescence calcaire en plus. Il se découpe épinglé sur le crêpe d’une bouche qui aurait cessé d’être d’ombre pour laisser place au néant. Que sera ma mort commencée sous une pareille nuit ? Avec ces milliards de tumulus d’étoiles scintillantes, la nuit ressemble à un homme caché par son dos embossé. J’en ai après sa bosse. Donne-m’en la peau, lui dis-je. Que je l’endosse. Je ressemblerai ainsi voûté à une barricade, une des gibbosités insurgées des rues étroites de l’ancien Paris. Si lointain le souvenir du temps où il lisait Jules Vallés, où il était un pauvre au livre. Le vaisseau stationne à l’horizon d’un trou noir. Une poignée de proscrits y sont déportés là. La communauté humaine réduite quant à ses relations à l’indirect, notamment dans le plaisir et la reproduction, n’existe pratiquement plus. Suivant cette courbe célibataire, le langage s’est retranché à la corsaire sur sa part infrasonore, telle une guitare qui laisse percevoir le bruit des cordes et non le son des notes. Une solitude impie est devenue avec le temps Dame de Cœur. Il y a là une clé que nos bourreaux n’ont pas prévue.

 

3

Est-il possible d’en parler autrement ? Le film de Claire Denis, High Life, malgré une articulation narrative classique, quoiqu’un peu sommaire (et c’est une indication quant à ce qui suit), est comme un fragment de littérature contemporaine où chaque mot est un plomb dont le texte est la mitraille – celle qui, après les rieurs du jour et les rats de la nuit, aux premiers chants des oiseaux, aide le malheureux à se faire sauter la cervelle. Le film chemine dans la violence de l’étoilement sanglant qu’il crée, au sein d’un milieu en forme de poudre à canon, de fulmicoton et de braises, il va ainsi à 99% de la vitesse de la lumière jusqu’à un trou de blessure noir, trou qui se dessine si large et de si faible densité que l’idée, folle en soi, ce qui est bien, y voit un couloir qui se traverse à cœur pour quelque ailleurs sauf de tout ce que l’humanité a conçu.

 

 

Improvisation sur le thème de
Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras

 

1

La mouche de fin d’été bourdonne dans la pièce – elle bourdonnera à la recherche de son issue en dépit des portes et fenêtres grandes ouvertes. Elle est lige de sa vision du visible dont son bourdon marque l’espace. Lige comme l’est à la sienne la main qui pour s’en délivrer a fait claquer les cymbales des volets, des battants – ils béent sur le soleil jaune qui tient dans sa main noire un revolver.

La mouche bourdonne. L’ouverture des fenêtres a divisé le sol de noir et de blanc par une ligne droite qui naît dans l’angle inférieur droit de la baie battue par la lumière et le vent et se termine aux pieds de l’homme assis qui remonte des yeux cette colonne vertébrale quantique jusqu’aux lèvres là accrochées qui soufflent dans une clarinette basse.

La note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme. La note passe d’une présence à l’autre à la manière d’un cheval de haies. C’est difficile, c’est comme des murs. Car chacune est close en son image, chacune est l’effet de son image. Toute la scène dans l’été est l’image d’une image, elle-même image d’une image. La note jumpée s’étire jusqu’à un son qui n’est pas produit mais que l’on entend.

 

2

Le monde comme volonté et comme représentation – en d’autres termes, le vœu de mourir dans une image – rien de moins qu’un effet spécial – la hauteur de l’exigence écarte l’imaginaire de vieille boîte à jouets – ce seront les mille et une nuits sous l’aspect des mille et un Zorn (les jump cut à la Pierrot le Fou de John Zorn et son Electric Masada en 2004 au Nancy Jazz Pulsations) – et si d’aventure en pareilles circonstances l’ennui te prend, camarade, n’oublie pas que l’ennui est parfois le garant du nouveau – en tout cas, c’est ce que j’aurai voulu, en quoi j’aurai cherché à convertir la vibration quelconque qui m’anime – il n’est pas d’autre réalisme : des concepts et une féerie.

 




France Théoret, Cruauté du jeu

Une révolte poétique

Thème commun aux trois parties qui constituent ce recueil, la cruauté, traitée sous différents angles : cruauté d’une enfance et d’une jeunesse démunies ; cruauté de la maladie, celle de la folie. Ce qui ne tue pas renforce, paraît-il. France Théoret a dû traverser plusieurs morts pour se construire. Dans ses épreuves, elle n’a cessé de lutter, de penser, de mettre en forme les paroles insurrectionnelles. 

Cruauté du jeu illustre ce que soutenait Laure Adler, interviewée dans Le Monde((Laure Adler, « L’affaire Weinstein, une révolution ! », Le Monde, rubrique Entretien, 1er décembre 2017)) au sujet de son Dictionnaire intime des femmes, hommage aux devancières. Elles n'ont pas attendu l'autorisation et l'impulsion de la société pour avancer dans tous les domaines...Leur impulsion part toujours de l'intime et d'une interrogation sur leur propre vie...Quelle affirmation puis-je porter en moi ? Et comment participer au monde en offrant mon propre combat ?

France Théoret, Cruauté du jeu,
Ecrits des forges, novembre 2017.æ

Texte 1- Art poétique

Jamais, comme dans ce recueil, France Théoret ne s’est autant dévoilée. La 1ère partie (prose) s’achève sur cette phrase qu’il convient de prendre au pied de la lettre : Au départ, il y eut la faim, la soif, le froid. 

La petite fille devenue jeune fille désire quelque chose qu’elle n’ose même pas formuler : une vie comme une œuvre d’art, une vie studieuse. Comment a-t-elle pu concevoir, même si ce n’est que très confusément, cette ambition ? Mystère. Elle vient du dénuement : Rien n’a été au début, moins que le rien, du négatif a été mon lot…Le début n’a pas eu lieu. Et de l’humiliation, infligée par le père, les supérieurs, les religieux. Dans le Québec noir des années d’après-guerre, ils s’en sont pris à mon cerveau.

Pas de consolation. Pas de Dieu et une mère aux violences hurlantes qui incarne, lorsqu’elle lui fait face, l’horreur d’être femme (3ème partie).

On ne peut qu’imaginer les ressources qu’il lui a fallu mobiliser, le courage et la ténacité qu’elle a dû déployer pour réaliser ce rêve d’enfance. Au long de ces années de résistance et de construction de soi, des constantes. Refus des slogans, mots d’ordre et consensus faciles, le réconfort venant de la conviction de ne pas être seule à mener le combat - Laure Adler évoque cette solidarité féminine si contagieuse.

Refus d’une classification entre la poète, la femme et la militante.

Dire. Son combat, France Théoret le mènera dans le domaine de l’écriture. Sans sentimentalisme et sans métaphore, au plus près de ce qui a été vécu, supporté, elle dira le poids des cruautés supportées par elle et toutes les femmes. Dire la violence…Signifier avec le moyen du langage que la violence existe, tel est son propos même si elle reconnaît la valeur approximative des mots. Celle qui fut immensément révoltée et qui le reste peut, aujourd’hui, affirmer, tête haute : 

Il y a ce que moi, France, j’ai écrit.

 

Texte 2 - Vint la maladie

Dans ce poème de près de 20 pages, France Théoret conte le combat récent contre l’invasion silencieuse (le nom médical/n’apparaîtra pas/trop de répétitions en vue). Les souffrances tyranniques, les faiblesses récurrentes, elle les traverse en récusant les injonctions et les projections de son entourage et des bien-portants. 

Ne pas compter sur l’auteure pour s’apitoyer sur son sort ou chercher à provoquer l’apitoiement. 

Bien au contraire, le mal offensant engage à la sédition. Se battre, même ravagée, contre l’âge de la défaite. Devant l’ennemi lever la tête/au milieu du désastre ; sans compromissions, à commencer par les arrangements vestimentaires. La tête refuse le voile/sous aucun prétexte/ le nu commence par là. 

 

Texte 3 - Ma mère la folie 

Texte terrible et magnifique. Une femme suppliciée, tout en impulsions réflexes instincts brusques…Qui n’a rien retenu/ de son père ou de sa mère/ à l’exception qu’il faut paraître. Une femme double, qui hurle sans fin. Dans la maison fermée au monde, sans chauffage, au sous-sol où brillent nuit et jour des ampoules nues, la petite fille, la jeune-fille absorbe tout, en silence.

Je vis fusionnée à vous
je ressens votre détresse
en pure gratuité j’éprouve 
une peine sidérante…  

Pas d’étanchéité 

les crises m’effraient
je les conserve dans mon cerveau…
Il y a là une force inconnue
quelque chose plutôt que rien.
Vous me possédez
je ne suis plus jamais seule…

Et encore

L’irrecevable douleur
s’enferme et découvre
à contretemps sa présence
aussi certaine que son propre corps…

France Théoret gardera longtemps le silence sur ces années où l’invivable l’entraînait à répondre oui à cette interrogation : une femme c’est donc cela//une pure inadéquation au fait de vivre. 

Même si demeure en elle l’empreinte sauvage des épisodes lointains, elle peut aujourd’hui, affirmer dans ce clair poème du deuil : Mère vous n’êtes plus n’avez aucun nom/n’êtes ni la cause ni l’effet

Assurément, France Théoret a toute sa place dans le Dictionnaire intime des femmes.




Pauline Michel, Insomnie

Insomnie

 

Je déchire l’insomnie de la nuit
comme un texte mal écrit

Mon regard vertical
de louve alarmée
se couche vainement
en une plainte animale

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Un petit sachet de terre, aux éditions La Porte

Pour qui chercherait Laon  sur la carte de France, il verrait les noms proches de Soissons, Reims, Craonne... un peu plus loin, Verdun.  Et cherchant bien, il lirait le nom de la route départementale 18 CD, pour Chemin des Dames. Les noms qu'il lirait autour de ce parcours,  Cerny-en-Laonnois et Craonne, ne correspondent plus aux emplacements des villages d'alors, totalement détruits et reconstruits ailleurs.

Certains d'entre eux portent un double nom, car fusionnés à d'autres, en 1923, pour en garder la trace, en raison de leur disparition «physique» : Chermizy-Ailles, Pancy-Courtecon, Oulche-La Vallée-Foulon,  Vendresse-Beaulne, Colligis-Crandelain, Bouconville-Vauclair,où se trouve – reconstruite, la Ferme d'Hurtebise, détruite comme d'autres qui furent des enjeux majeurs du conflit, et reconstruite quand d'autres ne le furent pas :  la ferme Saint-Martinla Malmaisonla Royère ou Malval... noms de lieux morts dans un paysage ravagé par les bombardements.

C'est donc de Laon, préfecture de l'Aisne, qui fut un enjeu majeur du 1er conflit mondial en tant que poste stratégique proche de Paris, aux mains des allemands du 2 septembre 1914 au 13 octobre 1918) que me parvient l'enveloppe de mon abonnement, d'où je tire deux livrets et... soigneusement protégé dans un feuillet plié du même carton que les couvertures, l'émouvant témoignage de ce qui « reste » vraiment, de tous ces morts – Français, Allemands, conscrits venus des colonies... - de tous ces hommes, dont on a perdu les corps, dans les plaines de Picardie : un éclat d'obus et une pincée de terre provenant du Chemin des Dames...

Alors que j'écris, le sachet brille d'une douce lueur sous la lampe de mon bureau... un peu de ces fantômes m'accompagne ce matin, tandis que je lis la livraison de novembre.

éditions La Porte, Raymond Prunier, Poèmes 14-18, Werner Lambersy, Bureau des solitudes,
4 euros le livret, ou sur abonnement, 6 numéros, 22 euros, chez l'éditeur, Yves Perrine,
215 rue Moïse Bodhuin, 02000 , LAON

 

Raymond Prunier, Poèmes 14-18

 

C'est une méditation sur les lieux de la guerre que nous propose le poète, parcourant dans l'état de demi-conscience de la rêverie des lieux dont on devine qu'il les a longuement arpentés en pensant à ceux qui y tombèrent :

 

 Quand j'emprunte le Chemin des Dames

Je mets des semelles légères

Je leur demande l'autorisation de poser mes pas sur le champ

Je redoute d'effacer les traces

En mettant mes pas dans les leurs (...) 

 

Avec une infinie tendresse, il trace les portraits de ces « fantômes de novembre », et leur parle dans un silencieux échange – et écoute la « rumeur de mille voix enchevêtrées », leur donne sa voix, ses « lèvres vivantes ». Il nous fait entendre ces mères « divinité prosaïques encloses dans la nuit des cuisines » qui avaient inculqué, à leurs fils, sans imaginer le terme, ce devoir d'obéissance qui les a perdus dans la glaise ; ce père pour lequel toutes les choses s'arrêtent et deviennent « à jamais impossibles impossibles impossibles » ; un permissionnaire rêvant de mimosas avant de retrouver les « mâchoires d'acier de boue de pluie » ; « les fiancées d'Hurtebise / Qui chaque novembre reviennent maudire leur injustice », l'ennemi si pareil que « Le Rhin ne justifie pas la mort de l'un / Ni de l'autre »,  ou ce soldat écrivant à sa femme :

 

 Solange

Chère femme

Dis aux petits que je marche vers le front de la loterie majeure

Ils comprendront

Ne leur parle pas d'honneur

Ni de sol à défendre

Nos vingt-huit arpents nos trois vaches

Ne valent pas ma vie (…) 

 

Raymond Prunier écrit dans une langue simple, sans afféterie de style – il écrit comme on parlerait à ses morts familiers, et ses poèmes sont porteurs d'une intense émotion, née de la réalité donnée à ces ombres évoquées. Ombres sans repos – sans sépulture – dont les émotions, les sentiments, la haine parfois, vous frappent si vous leur parlez.

Les images, très rares,  sont profondément justifiées – ainsi cette bise qui « mord voracement (ses) joues » de poète adossé au mur du cimetière, comme les rats sans doute mordirent les visages de ceux qui sont tombés dans la boue des tranchées. Les savants en rhétorique nomment Ekphrasis  la figure de style qui  désigne cette vivace évocation de choses et d'êtres qui sont absents, autant que les ombres évoquées/convoquées des Enfers par Ulysse, qui leur verse une libation de sang pour les faire apparaître, dans le rituel de la νεκυια à  laquelle l'a initié Circé.

Ces ombres, le poète – ou son double - les convoque au rythme de ses pas – nul besoin de verser le sang – celui des victimes est toujours mêlé à la glèbe...  et c'est ainsi que je lis la « Présence » christique du dernier poème :  

 

Ce pain que je mords

Le temps où je meurs

Ce vin que je bois

Le sang que je verse

Ce cri que je lance

Dans l'effroi du feu nourri (…)

 

Présence, toujours, sur la tombe de « Germain » où il porte des fleurs, auprès du « Monument aux vivants » désignant par antonomase la stèle où s'inscrivent les noms qui ne sont pas le sien, qui demeure « Monument le mot le dit / C'est ce qui reste quand on va tout oublier / Cela demeure je suis là / Souvenir vivant très présent / Qui reviendra vous saluer toujours ».

 

Werner Lambersy – Bureau des Solitudes

 

Guy Rouquet((Guy Rouquet dirige l’Atelier imaginaire depuis sa création en 1985. Il est à l’initiative des prix Prométhée et Max-Pol-Fouchet. Il est le créateur de la « Quinzaine littéraire et artistique », organisée autour d’écrivains œuvrant ou ayant œuvré au sein des jurys internationaux du prix Prométhée et du prix Max-Pol-Fouchet dans la grande région lourdaise, en liaison étroite avec ses partenaires institutionnels et des acteurs du monde des arts, des lettres et de l’éducation.))  est le dédicataire du petit recueil suivant commençant par ces vers :

 

Ne craignez rien

Le monde

Ne manquera jamais

De poèmes

 

 Le poète qui nous rassure en liminaire envisage la mort - sa propre mort : « Demain / Je ne respirerai plus ». Mais cette mort, il la décrit cosmique, habitée d'étoiles et des poèmes « qui se préparent sans moi ».  Et dans la foulée de sa rêverie, il envisage un futur dans lequel la Terre aura depuis longtemps vécu, temps mythique à l'envers où, par ce retournement que permettent les mots, le poète peut envisager sa genèse comme celle de l'univers sensible  « Ma mère ouvrait / Les cuisses à la voûte / Céleste » et percuter cette image de celle de ce « petit cadavre / Sur une côte mal connue », mort sans avoir trouvé le refuge. C'est une vaste fresque qui se dessine, à petits traits, dans ce recueil minuscule, où comme en écho aux poèmes 14-18, on entend ici

 

Les pleureuses du vent

Dans le cortège

Indifférent

Des vagues (qui) reprenaient

En choeur

La liste des héros morts 

 

Les considérations – presque des aphorismes -  au fil d'une pensée libre de contraintes, évoquant comme au hasard  des fulgurations qui traversent l'esprit, entre autres sujets,  la maîtrise de Rubens, qui eût pu être écrivain s'il n'avait si bien peint les nombrils – parlent d'avenir, de la douleur de vieillir sous la moquerie des autres, quand on est seul à connaître l'enfant encore en soi : « Je me plains/ Des clones qui me fixent / Dans chaque miroir // ?  Ça n'est pas moi ! Ça ne peut pas être moi ! // Pourtant ! Pourtant disent / Les autres et tous de rire » - et le destin des corps à rejoindre tous cette « Terre à cadavres / Comme des cartables / D'écoliers. »

 

Il s'agit, on le comprend, de deux très beaux textes  - accompagnés de ce petit sachet de poussière,  ils constituent le plus émouvant hommage qu'on puisse faire((je relaie ici l'initiative des abonnés à La Porte, d'adresser un poème, manuscrit, à l'éditeur Yves Perrine, avec le titre "Poème pour un petit sachet de terre"))  aux disparus pour lesquels ces mots constituent un "tombeau" - au sens littéral et littéraire - qu'il faut absolument se procurer, très vite : le tirage n'est que de 200 exemplaires.