Christian Bobin : Noireclaire

 

Ce livre de grand format, aéré pour des pages souvent lapidaires, commence par une épigraphe empruntée à Yuan Zhen, poète chinois du 9ème siècle après J. C. : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » Il s’achève, entre deux pages blanches, par ces seuls mots, mais qui définissent l’ouvrage : « Un petit bouquet mortuaire tendu maladroitement par un enfant au crâne rasé. » Entre ces extrémités, tout Bobin s’insinue. Le mobile est clairement exprimé, page 51 : « Rien de plus heureux que de penser à ceux qui ne sont plus : ils reviennent par cette pensée et c’est comme si on gagnait au bras de fer avec la mort, éprouvant la douceur d’être momentanément vainqueur des ténèbres. »

Noireclaire est constitué essentiellement de sentences, sans être sentencieux. Le monde, Bobin le tient foncièrement à distance. Il le brocarde d’entrée de jeu. « Les yeux vides ont envahi tous les métiers. » Ce monde, toutefois, l’intéresse assez peu. Ainsi vingt ans suffiraient pour que des os [d’une femme de trente ans] ne soient plus que poudre. C’est invraisemblable, dans un cimetière, même qualifié de “joli” page 12. Peu importe, selon lui ! Car les poèmes « donnent des nouvelles du ciel, jamais du monde ». Comment n’en pas douter, pour les nouvelles du ciel aussi ? Que loge en effet Bobin derrière ce vocable ?  Il demande, et cette question emplit la totalité de la page 25 : « Chers oiseaux, combien payez-vous de loyer ? » Sur un plan plus symbolique, page 13 : « Le manque est la lumière donnée à tous. » Si, à l’évidence, un réfugié ne peut lire ça sans tordre la bouche, Bobin pour autant croit-il au Ciel ? « Le corps est le seul tombeau. Le mort est une enveloppe dont on a enlevé la lettre. » Ailleurs, il maintient l’éternel. Cette femme perdue, il la qualifie : « ange et pécheresse, inextricablement ». Au milieu du gué, d’un côté, c’est très clair, pour lui. Page 71, cette morte n’est plus : « Ce verre de cristal, je l’ai rempli d’eau fraîche […], je peux le boire d’un trait, toi pas. » Déjà page 14 : « Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. » Mais de l’autre, sur la même page, dans la sentence suivante : « La mort se crispe de te voir lui échapper. » Donc, là, cette morte vivrait encore. Le sésame se trouverait-il page 40 : « À genoux dans la chambre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jouets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien — comme Dieu. »

Si l’ambiguïté constitue assurément une richesse, d’autres imprécisions s’avèrent moins constructives. « Le foulard à ton cou savait tout de ton âme », écrit-il page 35. Facile ? Un peu comme, sur le plateau de La grande librairie, le 15 octobre, il déclare un chant de moineau supérieur à Bach !  Le lecteur curieux lit encore que « les âmes sont des cigales ». Mais encore ? Deux pages plus loin, Bobin affirme que « même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme. Il est impossible de vivre sans cruauté. Respirer, exercer sa joie, c’est déjà blesser quelqu’un alentour. » La quatrième de couverture met au contraire en avant : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre. » Plus avant, ce qu’il écrit de la lecture, qu’elle change tout « en bonne farine lumineuse de silence », ne vaudrait-il pas pour son style ? Ainsi peut se comprendre cet appel au meurtre : « Je veux tuer Christian Bobin. » Ne resterait plus, sur la page, que l’impondérable, la voix du silence.

En bref, l’ensemble laisse un peu sur sa faim. Quand, tout au début de Noireclaire, il consigne : « Un tremble se tient à l’entrée du champ comme un jeune garçon de ferme venu demander du travail » et qu’il poursuit, après un intervalle de blanc/silence : « Il attend sa casquette de lumière dans son poing serré », ne se croirait-on pas chez Jules Renard ? Ou bien, sur cette autre méditation, page 42 : « Une goutte d’eau se suicide dans l’évier après une longue hésitation » – comment ne pas rester sur notre soif ? Si Noireclaire, livre de la maturité, accomplit la mission que Bobin s’est assigné : « Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort », la traversée de ce qu’il ne nomme pas des enfers – sans fermer totalement la bouche à sa douleur, heureusement – connaît des trous d’air, des cahots. C’est un recueil riche, souvent brillant que Noireclaire, mais ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de l’auteur.

Présentation de l’auteur




W.B. Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio

Dans sa présentation, la traductrice Marie-France de Palacio précise que Yeats est assez peu connu en France. Il est donc à découvrir en tant qu’écrivain exigeant tant dans le contenu que dans la forme donnée à ses écrits.

De culture imposante, il ne la met cependant jamais en avant tout comme il demeure particulièrement critique avec lui-même, toujours revenant sur ses écrits. Simples d’expression, ces derniers sont capables de dire le plus complexe. Le savoir de Keats est sous jacent à sa pensée. « Il suffit à Yeats de quelques mots, tout au plus de quelques phrases, dont la construction déroute parfois, pour esquisser une vérité philosophique simultanément terrassante et exaltante », nous dit la préfacière.

Les textes choisis offrent tout un pan de la création de l’auteur s’inscrivant entre 1889 et 1939 autour des genres adoptés par l’auteur : théâtre, poésie et essais. A travers ses thèmes, Yeats est un mystique dans l’âme sans séparation avec la réalité de l’existence. Pour lui, il s’agit de regarder en dedans de soi, d’être à l’écoute de son cœur afin de s’orienter vers un savoir juste. Il fixe des constats, dressant parfois des incompatibilités radicales : l’amour est différent de l’amitié, l’un est champ de batailles, l’autre pays tranquille. Vieillissant, il parcourt ce qu’il fut afin de considérer qu’il est devenu « rien ». Un certain pessimisme peut envahir les fragments renvoyant au passé. Cependant, il n’est pas sans énergie puisqu’être au-devant demeure un mouvement qui le mène.

W.B.  Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio, Paris : Edition Arfuyen, édition bilingue, 2021, 174 p, 14 €.

Il affirme « la révolte de l’âme contre l’intellect » dans « l’époque usée » qu’est la sienne. Il désire que l’imagination, l’émotion, les états d’âme, la révélation conduisent la vie humaine. Pour lui, une certaine évolution de la société est la source d’un éparpillement : « notre vie au sein des villes, qui assourdit ou tue la vie méditative passive, et notre éducation, qui élargit le champ de l’esprit isolé et autonome, ont rendu nos âmes moins sensibles. » Observant les comportements de ses concitoyens, l’auteur constate un certain déclin. Une maxime en est une des traces : « Quand la vie individuelle ne se réjouit plus de sa propre énergie, quand le corps n’est pas fortifié et embelli par les activités de la vie quotidienne, quand les hommes n’ont pas de plaisir à orner leurs corps, on peut être certain de vivre dans un système voué à disparaître, parmi les inventions d’une vitalité déclinante. » Les maximes fixent des comportements et des morales : « Dans la vie, la courtoisie et la maîtrise de soi ; et dans les arts, le style, sont les marques les plus évidentes de l’esprit libre […]. » Yeats croit en la poésie et ses mots renvoyant à une symbolique et, par voie de conséquence, à leur au-delà à condition qu’elle engendre la réflexion. Et il y a cette dernière maxime flamboyante inscrite en quatrième de couverture : « Nous commençons à vivre lorsque nous avons compris que la vie est une tragédie. »

Yeats trouve un avantage lié au vieillissement qu’il vit plutôt bien dans le sens où la joie, terme fréquent sous sa plume, se trouve décuplée et le cœur plein ; ce qui représente une force pour faire face à la « Nuit grandissante / Qui ouvre les portes de son mystère et de son effroi ». Rempli de cette énergie qu’il n’espérait plus, sa quête prend fin avec la possibilité « de consigner ses pensées les plus fondamentales ».

Présentation de l’auteur




Tête d’Or, la force et le sens (Paul Claudel)

« …regarder le langage comme action »

P. Valéry, Cahiers, XXVI, p. 446

Dans le début des années quatre-vingt-dix, quelques-uns des premiers lecteurs de Tête d’Or écrivent à l’auteur leur admiration.

Celle-ci, on le perçoit nettement, ne va pas à ce que l’auteur appelle au même moment « l’idée du livre »[1]–le message spirituel ou moral qu’il porte, selon lui, mais que la plupart de ces lecteurs, experts pourtant, n’ont pas perçu, ou qu’ils ont perçu, cela arrive, d’une manière que l’auteur n’avait pas prévue. Elle ne va pas davantage à des qualités formelles, le plus souvent senties et données (par Mockel, par exemple, ou par Régnier, ou par Mirbeau) comme insuffisantes. Elle ne va pas à une structure, ou, comme dit Jean Rousset dans un livre célèbre où il est brièvement question de Tête d'Or, à un « schème »[2]. Elle va tout entière à la force du livre. C’est en 1893, après avoir lu La Ville, que Mallarmé dira : « j’admire comme cela sourd et la force du jet »[3]. Mais Maeterlinck, dès décembre 1890, parle de sa lecture de Tête d’Or comme d’une « tempête », mentionne les « coups de marteau » que le livre lui a donnés sur la tête, invoque le monstre Léviathan et le comte de Lautréamont. Schwob évoque son « saisissement », dit avoir senti « quelque chose d’extraordinairement fort »[4]. Verlaine loue « la forte imagination »[5]. Mirbeau admire « l’énorme souffle » et « mille détails puissants »[6]. Gourmont compare le drame à une « eau-de-vie un peu forte pour les temps d'aujourd'hui »[7].

La convergence est manifeste ; la seule lecture de Tête d'Or exerce sur ces premiers lecteurs l’action « immédiate et violente » qu’Artaud (qui quelque trente-cinq ans plus tard montera au théâtre Alfred Jarry un acte du « traître » Claudel) allait demander bientôt au théâtre[8]. On peut s’interroger sur les ressorts de ce pouvoir. Est-ce à cause du « magnétisme ardent des images » ? Est-ce parce que le drame montre une « action poussée à bout, et extrême » ? Est-ce en raison de « l’athlétisme affectif » dont on pourrait le créditer et parce qu’il ne craint pas « d’aller aussi loin qu’il faut dans l’exploration de notre sensibilité nerveuse »[9] ? Ou bien est-ce parce que, tournant le dos aux perfections de la forme, aux usages du métier, aux injonctions des arts d’écrire, ce drame sauvage, barbare (« terroriste », aurait dit Paulhan) parfaite antithèse de la « pièce bien faite », a pu sembler alors à quelques-uns, et spécialement à Mirbeau, se situer là même où se situait, disait-on, Rimbaud : hors de la littérature[10] ?

Il n’est pas facile de répondre, et cela d’autant moins que cette exaltation est tout de même retombée ; et que, me semble-t-il, le jugement plus balancé (trop balancé ?) de Jean Rousset : « belle pièce juteuse » mais drame de jeunesse encore tâtonnant et inabouti[11], rallierait aujourd’hui plus facilement les suffrages. Michel Lioure parle de manière comparable des « balbutiements poétiques de l’apprenti »[12]. Claudel lui-même n’est pas le dernier à accuser la « maladresse » d’une pièce qu’il lui arrive de déclarer « illisible », et qu’il refuse de laisser jouer : œuvre, écrit-il en 1949, « non de [son] imagination, mais de [son] cœur »[13]. Or, s’il est vrai (comme Claudel avait pu le lire chez Baudelaire) que « la sensibilité du cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique », et même qu’elle « peut nuire », et qu’en tout cas « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature »[14], cela signifie que Tête d’Or (en dépit de l’affection que l’auteur peut lui conserver) ne peut être qu’une œuvre d’art imparfaite, loin de l’opus mirandum qu’est par exemple Le Soulier de Satin.

Ces réserves, pourtant, n’ôtent rien de sa pertinence au questionnement sur la force : bien au contraire. Puisque tout le monde, et jusqu’à l’auteur, est d’accord pour accuser les insuffisances et les défaillances de la forme, il faut bien que la valeur (et c’est elle qui nous intéresse) soit ailleurs : dans le jus, comme dit Rousset[15], dans le jet, comme dit Mallarmé, dans le jaillissement et la puissance chaotique, comme dit Gaétan Picon[16], dans l’éruption ou dans le soulèvement, comme dit l’auteur[17] –c’est-à-dire, chaque fois, on le voit bien, non dans les vertus de la chose faite, d’une œuvre, d’un ergon, mais dans la vigueur d’une energeia, dans le déploiement d’une force. 

C’est ce que je voudrais tenter de préciser.

Force et forces

C’est dans une étude consacrée au livre de Rousset, justement, que Derrida le notait: « comprendre la force en son dedans », ce serait l’affaire du « créateur », en aucun cas celle du critique[18]. Mélancolique observation, qui semble ne nous laisser d’autre choix que le silence ou la reconversion… Pour ce qui est de Tête d’Or, toutefois, le critique a la possibilité de s’assurer que cette question de la force n’est aucunement extérieure à l’œuvre, aucunement méconnue par elle. L’œuvre tisse au contraire un réseau lexical, sémantique, extrêmement dense autour des notions de force, d’effort, de puissance, et des notions et valeurs inverses d’impouvoir, d’asthénie, de faiblesse (224)[19], de paresse (213), d’ennui, de défaillance. Le drame lui-même (le texte du drame) invoque constamment, et même massivement, soit pour affirmer sa présence, soit pour lamenter son absence, cette même force dont on l’a crédité, et qui se trouve être ainsi à la fois le sujet de l’œuvre, son thème, ce dont elle parle, et la qualité qu’on lui reconnaît : à la fois son motif et sa vertu.

Il faut observer par ailleurs que la force invoquée dans Tête d’Or est le plus souvent indéterminée : non pas la force, ni telle force, mais une force. Par exemple:

Je me suis cru un pouvoir plus qu’humain, une force (216)[20]

ou plus haut :

               Car une force est en moi (108)

qui reprend le propos antérieur d’un des veilleurs :

               Mais en vérité il y a une force en lui (59)

Ces assertions ne sont pas purement constatives : mais discrètement exclamatives, on le voit, discrètement lyriques, elles notent une surprise, un émerveillement devant la puissance dont le sujet est l’hôte. La force de la force est telle qu’elle interdit au langage de se refermer exactement sur elle, de l’enfermer, de la définir ; le lyrisme, l’exclamation, signalent ici que l’objet du discours est un ineffable, ou en tout cas qu’il y a en lui de l’ineffable et de l’inconnaissable.

Claudel, cependant, qui est là comme ailleurs le premier interprète de Claudel (interprète impérieux quoique sans raideur, et dont les commentaires commandent encore aujourd’hui depuis l’outre-tombe tant de livres, de thèses, d’articles, qui lui sont consacrés) Claudel, donc, avant tout autre, a indiqué un nom pour la force à l’œuvre dans Tête d’Or. Dans sa lettre à Mockel de 1891, il l’a nommée le désir, invitant ainsi à lire tout le livre selon le sens moral, comme une fable sur le désir. Ce mot se lit du reste à plusieurs reprises dans le texte de 1890 et dans celui de 1893-94. Ainsi, dans le grand dialogue de la seconde partie avec Cébès, ce vers :

Un désir rapace m’entraîne en avant par ce lieu d’horreur ! (99)

qui invite à identifier le désir avec le mouvement même du drame.

Citons encore :

               et je porte un désir en moi (131)

              

               j’ai été un homme de désir (211)

Tête d’Or […] ne portait plus qu’un désir inextinguible (217)

Certes il y avait un désir en lui (242)

Cette dernière réplique, qui appartient à la Princesse, s’entend comme une reprise du : « en vérité, il y a une force en lui », déjà cité, et cette substitution, à l’heure de l’épilogue, pourrait être tenue pour indice d’une coïncidence parfaite entre la « force » et le « désir », légitimant du même coup une lecture allégorique du type de celle que Claudel propose dans sa lettre à Mockel : si la Princesse « représente toutes les idées de douceur et de suavité », si Cébès « est » l’homme ancien et la faiblesse pitoyable, Tête d’Or, alors, peut bien « être » ou « représenter » la force du désir et le drame entier peut se lire comme une allégorie du jeu du Désir et de la Sagesse.

Il faut cependant rappeler que ce Claudel qui craint si peu de « traduire » en idées ses personnages est le même qui ailleurs se fait un devoir de rappeler que « rien ne signifie qu'en excluant la traduction »[21] ; le même encore qui dans une note de travail relative au second Tête d’Or estime qu’il faut qu’il « reste toujours quelque chose d’inconnu »[22]. Comme d’autres commentaires de Claudel, la lettre à Mockel dessine ce que j’appellerai un schème sémantique, c'est-à-dire un principe général d’organisation du sens, qui est évidemment très utile et très éclairant, mais qui, indiquant après coup un sens déjà fait, risque par là-même de nourrir un malentendu : changeant en dit le vouloir dire, en énoncé l’énonciation, l’élicitation[23] en exposition, et forcé pour dire le mot de détacher son attention de l’effort -de « l’horrible effort » (32)- que le mot doit faire pour se dire, le commentateur risque de se laisser distraire de cet essentiel qu’est le jaillissement pathétique du sens. Il risque, en d’autres termes, de concentrer l’attention sur le sens en tant que résultat, quand ce qui importe, c’est le sens comme acte, c'est-à-dire comme drame

Et il risque encore (même si Claudel a bien soin de rapporter chacun de ses personnages à une gerbe d’idées plutôt qu’à une maigre idée esseulée) de nous distraire du chatoiement du sens, de son irisation, de son tremblé, de ses moirures.

Cette force, en effet, dont les pulsations, les temps forts ou faibles, rythment le drame, n’est pas unifiable sous un seul concept, elle est susceptible au contraire de recevoir, entre l’ouverture et l’épilogue, des couleurs extrêmement diverses, d’investir des formes multiples : elle peut se manifester comme désir, assurément, ou comme « volonté » ou encore comme « effort », mais aussi comme espoir et comme colère, ou comme « haine », ou comme « vengeance » (153) ou comme « indignation » (104), commandement d’avoir à « sortir » (213), puissance de subversion, d’arrachement à « l’ennuyeuse semaine » (216), à « l’obstacle des choses » (247), rébellion contre « la Puissance qui maintient les choses en place » (198), gerbe d’intensités brandie contre les paresses et les inerties. Ailleurs, elle peut se nommer «nausée » (104) ou « spasme » (55), et parfois « fureur du mâle » (34) et parfois aussi « esprit » (108) et ailleurs encore se donner comme « vie » (207) ou comme « voix ».

Le personnage de Tête d’Or est évidemment le support principal de cette force ; le principal, non le seul. Dans un drame qui se soucie en général fort peu d’individualiser le discours de ses personnages, le roi, ou les veilleurs, ou Cébès, ou d’autres, peuvent ponctuellement se trouver chargés d’une vigueur égale à celle du héros. Il est curieux d’observer que la voix du rossignol, qui s’entend à deux reprises dans la deuxième partie, est qualifiée de la même manière exactement que la voix de Tête d’Or : Cébès la salue d’une exclamation : « O voix forte » (58) qui anticipe à peine sur l’admiration du veilleur pour la voix « forte et perçante » du héros (59) puis sur la proclamation de Tête d'Or sur le point de devenir roi : « Je suis la force de la voix » (125).

Bien loin d’être l’attribut d’un ou même de plusieurs personnages, ce motif : la force court ainsi comme le furet à travers tout l’espace du drame, circule comme une aiguille dans le tissu de l’œuvre. Ce qui est en cause, en effet, ce n’est pas d’abord un sujet puissant ; mais une force –non définie– qui habite (momentanément) un sujet. Plusieurs épisodes mettent d’ailleurs en scène l’afflux ou le retrait de cette force, obligeant ainsi à la concevoir indépendamment du héros, comme une puissance qui peut sans raison apparente l’investir ou l’abandonner. C’est par exemple, à la fin de la seconde partie, le moment où s’étant fait proclamer roi Tête d'Or semble tout à coup s’éveiller d’un rêve ou d’une crise de somnambulisme: « Qui suis-je ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? » (148). C’est aussi bien au début de cette même partie  le « réveil » de la Princesse vêtue de sa chape d’or (« je ne sais plus qui je suis en vérité », p. 67), puis le brusque désinvestissement qui précède sa sortie:

[…]La dame belle et illustre qui parlait tout à l’heure n’est plus

Et à présent, voyez-moi, ce n’est plus que moi-même, la pauvre fille […]. (76-7)

C’est encore la transe de Simon au milieu de la première partie :

Un esprit a soufflé sur moi et je vibre comme un poteau !

–Cébès, une force m’a été donnée (34)

La référence biographique à l’illumination de Notre-Dame est probable ; mais cela n’interdit pas de songer aussi aux « forces supra-humaines » qui investissent les héros d’Eschyle (ces êtres biastheis, « forcés ») et en les investissant donnent du même coup aux poèmes où ils paraissent leur dimension proprement tragique[24].

Les deux batailles livrées dans la seconde et la troisième parties relèvent de la même analyse, et apparaissent elles aussi comme de pures épiphanies de la force. Pas question ici de stratégie, de manœuvres, de hasard heureux, d’un Blücher qui arrive à point, etc. ; seul entre en ligne de compte le déclenchement irrésistible d’une panique, d’une « peur de masse ». Les deux batailles symétriques, héroïques, qui sont aussi deux coups de théâtre, manifestent l’empire absolu des forces, le caractère imprévisible, souverain, de leur afflux et de leur retrait.

L’examen du décor peut conduire à des conclusions similaires. Le Très Grand Arbre de la première partie, ou le Caucase de la dernière avec sa « terrasse élevée », ses « arbres colossaux »[25] et sa « formidable  tranchée verticale » définissent des sites sublimes, où la force a élu domicile. Tout est fait pour que cette tranchée d’où montent « des bruits de roues et de harnais » ait l’air d’avoir été percée à travers la montagne par ou pour la ruée de cette Armée qu’on entend, mais qu’on ne voit pas. Cette mise en espace exemplaire vise à rendre sensibles depuis la salle la proximité et le jeu d’une Force qui, comme toute force, reste invisible.

« Face-à-face séparateur » entre la salle et la Force, aurait dit peut-être Rousset, s’il en avait dit quelque chose. Je préfèrerai parler pour ma part d’un dispositif visant l’invisible. Ce qui du reste pourrait être une définition de Tête d’Or tout entier : dispositif visant à vérifier depuis le visible la consistance d’un invisible, lequel se donne à éprouver comme force.

Formes et forces

La question des forces, on le sait, a fasciné toute la fin du siècle de Schopenhauer à Loïe Fuller en passant par Nietzsche et Alfred Fouillée -sans parler du jeune Valéry. Claudel ne fait pas exception. Et l’exemple de Rodin, qu’il a connu de près, n’était pas de nature à le faire changer d’orientation, s’il est vrai que l’œuvre de l’amant de Camille est essentiellement une tentative pour représenter l’Energie[26].

Bien sûr, ni la sculpture, ni la littérature ne peuvent se passer des formes ; l’invisible ne peut être appréhendé (pressenti) sans la médiation d’un visible ou d’un lisible. Donner à percevoir des forces, cela ne peut se faire qu’en présentant des formes travaillées par la force. Il suit que le travail que je poursuis ici exigerait d’être prolongé par une étude attentive des formes de la phrase claudélienne, de ses hyperboles et de ses images (s’il est vrai que « la force des mots croît avec leur discorde »[27]) ; et aussi par un examen des jeux de scène et de la gestuelle ; et encore par une analyse du vers, qui est sans cesse pensé, tout au long de la carrière de Claudel, au moyen de la notion d’accord, sans doute, mais aussi des notions d’obstacle, et de choc –donc de force.

Faute d’espace, je laisserai ces tâches momentanément de côté pour m’attacher plus spécialement à l’examen d’un motif qui m’intéresse tout spécialement parce qu’il est un de ceux qui permettent de réduire la différence entre la force et la forme. Ce motif est celui du cri.

On parle beaucoup dans Tête d'Or ; mais on crie aussi beaucoup. (Notons en passant cette coïncidence remarquable: c’est en 1893, au moment où Claudel s’apprête à récrire Tête d'Or à Boston qu’Edvard Münch à Âsgarstrand peint Le Cri, paradigme de la « peinture de l’âme » et première grande toile de l’expressionnisme[28]). Le cri n’est pas seulement l’expression d’un pathos –attendue peut-être dans un drame, mais ici singulièrement fréquente. Il est encore un « thème », un motif, un objet de discours : on le raconte, on s’en souvient. Cébès crie (en particulier au moment de mourir) ; le roi crie ; et plusieurs veilleurs, et Cassius, et le tribun du peuple et la princesse lorsque le déserteur la cloue… Tête d'Or crie souvent, et même il « rugit » (207). Lorsque Cassius raconte la dernière bataille, il « raconte » le cri que le roi pousse « d’une voix épouvantable » au moment où il reçoit la blessure:

Oh !

quel cri clair et aigu nous l’entendîmes pousser, comme la grande Pallas quand elle se sentit saisie par le Satyre,

Tel que le souvenir en fait

Vibrer encore nos os comme des instruments !

Et nous reconnûmes la voix, comme la femme qui entend l’homme crier.

Et nous criâmes aussi et nous nous précipitâmes en avant. (197)

Très riche tissu d’associations, qui sexualise fortement et curieusement l’épisode (à trois vers de distance, le héros est femme puis homme à nouveau). Le cri a évidemment quelque chose à voir avec ce que Jean-Claude Morisot appelle « l’exaltation de la vie et de l’énergie sans pensée »[29] ; c’est une manifestation sonore du Lebenskraft, de l’intensité de la vie. Rien d’étonnant par conséquent si on l’entend de préférence soit au moment où la vie se retire, soit au moment où elle commence, dans cet instant (si claudélien) de la naissance:

Tu ne respirais pas alors que tu étais dans le ventre de ta mère, […]

Et, étant sorti d’elle, tu respiras et tu poussas un cri !

Et moi aussi j’ai poussé un cri,

Un cri, comme un nouveau-né, et j’ai tiré l’épée acérée et brûlante, et j’ai vu

L’humanité s’écarter devant moi comme la séparation des eaux ! (101)

Le cri est ici un équivalent de l’épée, et tout au long du drame, la force de la voix est un indicateur de la force du personnage. J’ai cité déjà le propos d’un des veilleurs, qui admire la voix « forte et perçante » (59) de Tête d'Or. Plus loin, « quelqu’un » observe:

               Il a une voix étrange et qui agit sur le cœur

               Comme une corde, et elle donne des notes (125)

C’est ici la voix (ailleurs le cri, on l’a vu) qui « agit sur le cœur », la voix et non l’idée, non le sens, non pas la parole. Le texte du second Tête d’Or associe et oppose à plusieurs reprises la voix et la parole. C’est Tête d'Or qui proclame, à la suite des vers que je viens de citer :

Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait (125)

réunies donc en sa personne, et néanmoins distinguées. La même distinction a déjà été formulée plus haut (« Qu’as-tu donc avec toi ? –La voix de ma propre parole ! (24)[30]) puis au début de la deuxième partie, alors que tout le monde attend l’annonce du probable désastre et que le rossignol se met à chanter. « Que dis-tu, oiseau ? », demande alors Cébès, qui poursuit :

Mais tu n’es qu’une voix et non pas une parole (58)

La voix dit-elle quelque chose ? Ici l’opposition, le mais qui sépare les deux phrases, suggère que l’oiseau ne dit pas, ne dit rien, rien d’articulé, en tout cas, la voix (telle plus tard Anima) refuse « son adhésion à toute énonciation distincte »[31]. Il n’est pas douteux pourtant qu’elle veut dire. Elle veut dire à la façon des arbres du prologue qui « parlent avec un discours sans mots, douteusement » (12). La voix, le cri, parlent ainsi, ils portent un sens mais « confus », non délié, fuyant, inarticulé, à quoi le symbolisme en général (les « petites voix » de Verlaine, « l’inexprimable » de Rimbaud, l’allusion de Mallarmé) a été constamment attentif. Et ce qu’ils disent ainsi a d’autant plus de force qu’ils le disent, justement, sans mots : par des signes involontaires, non arbitraires, non conventionnels, des sons « accrochant la pensée et tirant »[32]. Le signe et la chose signifiée semblent ici avoir été créés « en fonction l’un de l’autre, comme […] s’il y eût de l’un à l’autre une espèce de continuité »[33].

L’indiciel

La sémiotique de Peirce distingue, on le sait, différents types de signes. Elle distingue en particulier le symbole (tous les signes arbitraires proprement dits) et ce qu’elle nomme indice, par quoi elle désigne une trace sensible du phénomène : une fumée, une empreinte de pas, un soupir. Dans le langage de Peirce une voix, un cri, sont des indices. La part de l’indiciel dans le texte même de Tête d'Or est considérable.

Soit ce que j’appellerai le « catalogue des étendards », au début de la troisième partie. Ces étendards sont bien entendu des signes ; mais des signes qui ressortissent à différents régimes de sens. Les commentaires du catalogue s’attardent d’habitude sur deux ou trois exemples, souvent les mêmes : l’image « salutaire » de la Croix, comprise comme symbole de la conversion; l’image du Soleil, où l’on reconnaît une image de l’Un, et de la saisie du Divers par l’Un. Sans doute. Mais les étendards ne se laissent pas tous déchiffrer de cette manière:

D’autres encore ! et ils ne montrent rien de certain, mais ils ressemblent à un champ de sarrasin en fleurs,

Ou à l’azur plein de feuilles de poirier qu’irise la trame des cils, ou à une irruption d’abeilles, ou à la mer séduisante ! (185)

Signes incertains, donc, peu ou pas déchiffrables, si semblables aux choses mêmes qu’on doute s’ils peuvent encore être des signes. Un peu plus haut, on lit ce vers (absent de la première version) :

D’autres drapeaux sont verts comme les champs, et de l’herbe y est attachée, et des poils d’animaux, et des ossements, et des sacs de terre (184)

Le signe est ici clairement un indice, ou un agrégat d’indices : fragments arrachés à la chose même, territoire ou totem. On appelle coupure sémiotique la différence du signe et de la chose, de la carte et du territoire. Non seulement le signe se situe ici en amont de la coupure sémiotique, en deçà de l’arrachement primaire, mais ces ossements et ces « sacs de terre » fixés à la hampe du drapeau manifestent avec force le refus de cette coupure, le désir de contrer l’arrachement. L’étendard, ici, n’est pas autre chose qu’un morceau prélevé sur le territoire et que l’on emporte avec soi, jusqu’au Caucase, s’il le faut. Pas de signe moins arbitraire ; pas de signe plus chaud, plus archaïque aussi, moitié signe, moitié fétiche, saturé de mana, de puissance sourdement magique: c’est un signe bourré de force, un signe, comme aimait à dire Claudel, « chargé »[34], un signe aussi que le langage ne saura jamais épuiser, dont il ne pourra jamais venir à bout –mais grâce à quoi peut-être, « l’instinct muet »[35] donne à entendre ce qu’il veut dire.

Claudel (ce même Claudel qui plus tard ne craindra pas de proclamer : J'ai trouvé le secret; je sais parler[36]) se définit à deux reprises dans la lettre à Byvanck de 1894, comme quelqu'un « qui apprend à parler »[37]. Le recours à l’indiciel est solidaire d’une nostalgie du signe plein, d’une impatience devant les « signes d’institution »; mais solidaire aussi d’un non-savoir, d’une « inhabileté fatale » (et salutaire), d’un empêchement de la parole (qui ici, dans cette œuvre d’avant la conversion définitive, doit sans doute se comprendre aussi comme le manque  de la Parole). 

L’indice, écrit Peirce en effet, se soucie moins des significations que d’ « amener l’auditeur à partager l’expérience du locuteur en montrant ce dont il parle »[38]. Et il écrit encore : « L’indice n’asserte rien ; il se contente de dire : ‘‘Là !’’. Il s’empare de notre regard, et le force à se tourner [forcibly directs our eyes] vers un objet particulier, et s’arrête là »[39]. Le symbole au fond n’est qu’un rêve (« a mere dream »[40]) mais l’indice (que Peirce en anglais nomme index, et qu’il compare à un doigt qu’on pointe pour orienter le regard d’autrui[41]) est inséparable d’une dynamique et d’une force et d’une contrainte ; il procède par « compulsion aveugle ». La force bien sûr peut être solidaire d’un sens, ne serait-ce que parce qu’elle est orientée : on la figure par un vecteur, elle s’exerce dans une direction. Mais de la force, et de l’indice, on attend autre chose qu’un sens : le témoignage d’une présence.

Sentir la force, l’éprouver, c’est sentir qu’il y a là, tout près, quelque chose, ou quelqu’un qui est avec moi-même dans un certain rapport. C’est sentir, comme disait Michel de Certeau, « qu’il y a de l’autre » ; ce qui, ajoutait-il, est le « fondement de la foi »[42].


[1] Lettre de Claudel à A. Mockel, CPC, I, 140.

[2] Jean Rousset : Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, [1962] rééd. 1992.

[3] CPC I, 41

[4] CPC, I, 146

[5] CPC II, 273.

[6] CPC, I, 147

[7] Remy de Gourmont : « L’auteur de Tête d’Or », Le II° Livre des Masques, Mercure de France, 1898.

[8] Artaud, Le théâtre et son double, Idées/Gallimard, 1968, p. 129

[9] Artaud, id, p. 195 sq., 130, 133

[10] Mirbeau estime que Tête d’Or est  « plus qu’une œuvre d’art » (CPCI, 148). On rapprochera le jugement de Fénéon sur les Illuminations, en 1886 : «Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute.»

[11] Jean Rousset : Formes et signification, J. Corti, [1962] rééd. 1992, Introduction, p. xi et p. 176.

[12] M. Lioure : L’esthétique dramatique de PC, A. Colin, 1971, p. 190.

[13] Th. I, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 1249.

[14] Baudelaire : « Théophile Gautier », , in OC, Gallimard, Pléiade, II, p. 116.

[15] « Jus de la vie ! force et acquisition ! Ah ! toute force et sève ! » s’écrie Simon, Th. I,  p. 181.

[16] Histoire des littératures, Gallimard, Pléiade, vol. III, 1967, p. 1274.

[17] Th. I, p. 1249 et 1250.

[18] J. Derrida : « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Points/Seuil, 1979, p. 11.

[19] Les chiffres entre parenthèses renvoient au texte de l’édition Folio, Gallimard, 1973.

[20] On songe à Rimbaud, forcément: « moi qui me suis cru mage ou ange… »

[21] « Un poème de Saint-John Perse », O. en prose, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 620.

[22] Note de travail de 1894 ( ?). Th. I, p. 1248.

[23] Claudel dans une lettre à J.-R. Bloch, citée dans M. Lioure : op. cit. p. 47. Elicitation, du latin elicio, tirer de, faire sortir ; avec sans doute (comme souvent chez Claudel) une contamination par l’anglais to elicit :obtenir, ou même arracher (une promesse, un aveu). Absent de la plupart des dictionnaires français, le verbe éliciter figure dans le TLF avec deux citations de Claudel.

[24] V. J-P. Vernant : « Ebauches de la volonté », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, 1972, p. 45 sq.

[25] Tout cela rappelle aussi curieusement les décors de La Walkyrie de Wagner.

[26] V. Leo Steinberg : Le Retour de Rodin, [1972] trad. fr. Macula, 1991, et mon article « Le dur compagnon : Claudel et Rodin », RSH, «Claudel », automne 2005.

[27] Comme disait M. de Certeau, La Fable mystique, 1, Gallimard, « Tel », 1995, p. 174

[28] Le Cri appartient à une série, « La Frise de la Vie », qui comprend également la Voix (1893) Cendres (1894), Anxiété (1894).

[29] Morisot : Claudel et Rimbaud, Minard, 1976, p. 352. Ce rêve de vigueur primitive s’incarne, note-t-il, en particulier dans Tête d'Or.

[30] La 1° version dit seulement : « ma propre parole ».

[31] « A la rencontre du printemps ». O Pr p. 938.

[32] Rimbaud, lettre à P. Demeny, in OC, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 252

[33] P. Claudel : Au Milieu des vitraux de l'Apocalypse Gallimard 1966, p. 57.

[34] Inspiré vraisemblablement par la description des blasons dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, ou dans l’Electre d’Euripide, comme l’indique Espiau de la Maëstre. Mais la comparaison avec Eschyle (par exemple) où les blasons sont entièrement déchiffrables et déchiffrés éclaire surtout par les différences constatées.

[35]V. la lettre à Mockel de 1891, dans laquelle Claudel définit le vers ce qui sert à « représenter le rapport de l’instinct muet et du mot proféré », CPC I, p. 141.

[36] Claudel: Cinq Grandes Odes, in Oeuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 231.

[37] CPC 2, p. 271.

[38] Draft of ‘Grand Logic’, Collected Papers of C. S. Peirce, vol.. 4, éd. Hartshorne, Harvard U. P., 1931, p. 56. 

[39] ‘On the algebra of logic : a contribution to the philosophy of notation », The Writings of C. S. Peirce. Vol. 5, ed by C. Kloesel et al., Bloomington: Indiana U. P., 2000, p. 163.

[40] Draft of ‘Grand Logic’, op. cit.

[41] « I call such a sign an index, a pointing finger being the type of the class », ibid.

[42] M. de Certeau : La Fable mystique, op. cit. p. 269.

 




Opus 8 — trois variations autour de Claire Denis, Vittorio de Sica et Marguerite Duras

 

Station Terminus de Vittorio De Sica

1

La salle des pas perdus de la gare grouille de monde. Les gens vont et viennent par groupes multiples de deux (couple, quatuor, sextet, octopode, etc.) qu’un ordre institutionnel ordonne (mariage, armée, église, école, sport, entreprise, tourisme, etc.). C’est une tranche d’histoire différentielle où nombre d’époques coexistent : pour ce jeune homme en uniforme, un service national d’une durée de cinq ans ; pour cet autre, avec des fleurs, dix-huit ans et le mariage auquel les usages obligent ; ne pas pleurer le samedi, parce que c’est un jour de fête ; l’huile parfumée des beignets, le nuage de talc du clown, dans l’angle, près du kiosque à journaux ; Va-t’en, emporte ton odeur, dit une femme à un homme ; le baiser de deux amants apposé sur le brouhaha comme un timbre précieux sur une enveloppe verte…

 

2

Une gare, en Italie. Montgomery Clift : son visage est une plainte rentrée, s’éprouvant comme un défaut dans l’image et cherchant un défaut de celle-ci où dissimuler celui-là. Jennifer Jones a déposé son eurasienne figure sur le col du tailleur de la petite-bourgeoise consumériste américaine des années 50, elle y est délicieusement inappropriée. Lorsqu’ils se font face, dans l’embarras mélodramatique où ils s’enlisent, l’un, regarde du temps, l’autre, regarde de l’espace - toute plainte est faite de temps, toute impropriété est affaire de distance. Station Terminus de Vittorio de Sica n’est que leur maladresse, leur difficulté à être ensemble, qui déteint sur tout, y compris sur la mise en scène. Comme le train est une combinaison utile d’espace et de temps, leur combinaison à eux, plaintive et impropre, les fera s’aimer dans un wagon vide qui attend la reprise sur une voie de garage ; ils seront surpris par la police, après avoir été dénoncés par un employé. Ne rien faire le dimanche de l’amour, parce que c’est un jour qui n’existe pas.

 

 

 

 

.

 

High Life de Claire Denis

1

La nuit cosmique est muette. Elle nous interdit de lui répondre deux mots.

Je me retourne vers ma fille et lui dis que recycler la merde pour en consommer le produit, comme je suis en train de le faire, est tabou – Tabou, insisté-je…

À même la cloison de la pièce, en contrechamp, sur un écran défilent les images d’un film muet de la jeunesse du cinéma. Bien que n’en relevant pas, l’extrait évoque, à cause des paroles prononcées et de la proximité des situations, le Tabou de Murnau et Flaherty.

Le silence profond réveille dans l’oreille un mi flûté, presque un infrason. Ça vous a une allure de fer, comme un poinçon à percer le cuir. Que déjà la main retourne et enfonce dans l’espace sans confins où dérive notre cellule.

Gens de justice qui nous ont enfermés, ce sont bêtes féroces qui nous ont abandonnés. Ce sont bêtes féroces qui auraient eu raison de nous abandonner ?

Tout m’est arme et tout m’est désir. Nous sommes face à un mur d’étoiles et d’interdits. Nous vivons une situation de tabou. Force anagrammatique du mot. Le tabou ne se rencontre qu’une fois à bout ; exténuation qui commande, non par crainte mais soin, la sourdine : le tabou ne se transgresse que tout bas. Ma fille, mon enfant, oiseau de novembre qui fait tourner la tête du chat, un jour de ce voyage, tard venue, parle tout bas, quand tu me parles d’amour.

2

Le sas du module spatial ouvert, son visage sous le casque est un profil de médaille, la phosphorescence calcaire en plus. Il se découpe épinglé sur le crêpe d’une bouche qui aurait cessé d’être d’ombre pour laisser place au néant. Que sera ma mort commencée sous une pareille nuit ? Avec ces milliards de tumulus d’étoiles scintillantes, la nuit ressemble à un homme caché par son dos embossé. J’en ai après sa bosse. Donne-m’en la peau, lui dis-je. Que je l’endosse. Je ressemblerai ainsi voûté à une barricade, une des gibbosités insurgées des rues étroites de l’ancien Paris. Si lointain le souvenir du temps où il lisait Jules Vallés, où il était un pauvre au livre. Le vaisseau stationne à l’horizon d’un trou noir. Une poignée de proscrits y sont déportés là. La communauté humaine réduite quant à ses relations à l’indirect, notamment dans le plaisir et la reproduction, n’existe pratiquement plus. Suivant cette courbe célibataire, le langage s’est retranché à la corsaire sur sa part infrasonore, telle une guitare qui laisse percevoir le bruit des cordes et non le son des notes. Une solitude impie est devenue avec le temps Dame de Cœur. Il y a là une clé que nos bourreaux n’ont pas prévue.

3

Est-il possible d’en parler autrement ? Le film de Claire Denis, High Life, malgré une articulation narrative classique, quoiqu’un peu sommaire (et c’est une indication quant à ce qui suit), est comme un fragment de littérature contemporaine où chaque mot est un plomb dont le texte est la mitraille – celle qui, après les rieurs du jour et les rats de la nuit, aux premiers chants des oiseaux, aide le malheureux à se faire sauter la cervelle. Le film chemine dans la violence de l’étoilement sanglant qu’il crée, au sein d’un milieu en forme de poudre à canon, de fulmicoton et de braises, il va ainsi à 99% de la vitesse de la lumière jusqu’à un trou de blessure noir, trou qui se dessine si large et de si faible densité que l’idée, folle en soi, ce qui est bien, y voit un couloir qui se traverse à cœur pour quelque ailleurs sauf de tout ce que l’humanité a conçu.

Improvisation sur le thème de
Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras

 

1

La mouche de fin d’été bourdonne dans la pièce – elle bourdonnera à la recherche de son issue en dépit des portes et fenêtres grandes ouvertes. Elle est lige de sa vision du visible dont son bourdon marque l’espace. Lige comme l’est à la sienne la main qui pour s’en délivrer a fait claquer les cymbales des volets, des battants – ils béent sur le soleil jaune qui tient dans sa main noire un revolver.

La mouche bourdonne. L’ouverture des fenêtres a divisé le sol de noir et de blanc par une ligne droite qui naît dans l’angle inférieur droit de la baie battue par la lumière et le vent et se termine aux pieds de l’homme assis qui remonte des yeux cette colonne vertébrale quantique jusqu’aux lèvres là accrochées qui soufflent dans une clarinette basse.

La note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme. La note passe d’une présence à l’autre à la manière d’un cheval de haies. C’est difficile, c’est comme des murs. Car chacune est close en son image, chacune est l’effet de son image. Toute la scène dans l’été est l’image d’une image, elle-même image d’une image. La note jumpée s’étire jusqu’à un son qui n’est pas produit mais que l’on entend.

 

2

Le monde comme volonté et comme représentation – en d’autres termes, le vœu de mourir dans une image – rien de moins qu’un effet spécial – la hauteur de l’exigence écarte l’imaginaire de vieille boîte à jouets – ce seront les mille et une nuits sous l’aspect des mille et un Zorn (les jump cut à la Pierrot le Fou de John Zorn et son Electric Masada en 2004 au Nancy Jazz Pulsations) – et si d’aventure en pareilles circonstances l’ennui te prend, camarade, n’oublie pas que l’ennui est parfois le garant du nouveau – en tout cas, c’est ce que j’aurai voulu, en quoi j’aurai cherché à convertir la vibration quelconque qui m’anime – il n’est pas d’autre réalisme : des concepts et une féerie.

 




La grâce éparse ou le poète Aragon

« À peine un feu s’éteint qu’un feu s’embrase »

Louis Aragon[1]

C’est du poète Aragon que je tiens à parler, et d’abord du premier Aragon. De celui qui publie Feu de joie, en 1920, un recueil initial qui passa presque inaperçu, à celui qui par antiphrase et dérision écrit et publie La Grande gaîté, avant d’ouvrir sa deuxième période avec Le Crève-cœur et de retrouver une autre gaîté, amère quoique véritable en dépit des noires circonstances de la Deuxième Guerre mondiale. La période s’étend donc de 1920 à 1940. Il est bien, avec des traits constants que je dirais de nature, deux poètes distincts, les exégètes le marquent de manière souvent implicite. Par ailleurs, ce qui pour l’instant m’empêche d’entrer dans la poésie du second Aragon (peut-être du troisième, etc., et il faudrait pour ce faire rechercher sa poésie, ou le poétique aragonien, partout dans l’œuvre, y compris dans la prose et les romans) c’est, confrontée à la brièveté d’un article, l’immensité océanique de l’œuvre elle-même qui, à cet égard, pourrait s’apparenter à celle de Hugo.

Qui plus est, je n’ai rien d’un critique littéraire et n’y prétends pas. Rien ne me conduit que le désir d’admirer et de trouver quelques raisons à mon admiration. Il n’en manque pas avec Aragon. Cependant, avant de me livrer à mon exercice de prédilection, allons à ce qui a gêné, à ce qui gêne encore, à ce qui, un temps, diminua « l’émerveillement » d’un André Gide [2] par exemple… Il ne faut rien vouloir ignorer.

« Je n’irai pas cracher sur sa tombe. », annonce Jean Pérol. Moi non plus. Et Jean Pérol d’ajouter : « …m’importent seuls les vers de ses poèmes à fissurer le cristal de l’âme, à fissurer l’éternité. M’importent seuls ces mercis d’amour que lui envoie la langue française.[3] » J’applaudis, mais la restriction m’interroge. Non, ces mercis d’amour ne peuvent « seuls » m’importer. Nous le savons, Aragon n’est pas à sa place dans le paysage de notre littérature, trop de controverses, de sous-entendus, de dits et de non-dits, de mensonges, de vérités et demi-vérités, de haines ouvertes ou cachées, empêchent qu’on lise le poète notamment, mais aussi le romancier, sans qu’une interrogation ici, un doute là, un désaccord ailleurs suspende la pensée. J’ai voulu en avoir le cœur net, et pour ce faire suis entré dans sa poésie par la porte la plus ouverte, non celle des automaticités poétiques et des décalcomanies des temps du surréalisme, mais par celle, concomitante, de l’adhésion aux thèses du communisme, de l’affiliation au Parti (en 1927) et du désir jamais démenti chez Aragon de se lier, en tant qu’homme et poète, à la défense des intérêts si malmenés des classes populaires, et surtout d’ancrer sa poésie dans le monde réel, dans le camp de la justice et du « progrès » social. Quels qu’aient été les enthousiasmes, illusions, succès et échecs ultérieurs de cette voie de combat, il est à noter qu’Aragon, en dépit des critiques et anathèmes, n’a jamais joué sa fidélité à ce choix décisif contre quelque intérêt personnel. Il s’est furieusement défendu, souvent, et il s’est aussi désespéré de n’être pas compris dans ce choix définitoire. La fidélité est l’une des marques de l’homme et du poète, et aussi son honneur. Sa conduite durant la Deuxième Guerre mondiale est irréprochable et fidèle : pas d’exil confortable ou inconfortable sur les rives de l’Hudson ou dans les bras de la Métro-Goldwin-Mayer… Ce trait de tempérament et de personnalité suscitera toujours le respect. Il suscita pourtant les sarcasmes des exilés volontaires et anciens amis, Breton et Péret notamment.

C’est pourquoi je croirai respecter encore Aragon en le lisant dans son entière dimension poétique, dont il ne nous a rien dissimulé par ailleurs des moments les plus contestables[4]. Allons autant qu’il nous est possible au fond des choses, quoique sans nous appesantir outre mesure.

Ainsi, le recueil Persécuté persécuteur (1931)[5], dans Front rouge notamment, en contrepoint d’un éloge unidimensionnel de l’U.R.S.S. lié à une condamnation à mort sans appel de la répugnante bourgeoisie, condamnation ironique et parodique sans doute, mais à mort, comporte-t-il des vers qui ne sont que des slogans – « Mettez votre talon sur ces vipères qui se réveillent / Secouez ces maisons […] / Qu’il est doux qu’il est doux le gémissement qui sort des ruines » –, et, de la même eau sale, l’éloge du meurtre politiquement justifié : – « L’éclat des fusillades ajoute au paysage une gaîté jusqu’alors inconnue / Ce sont des ingénieurs  des médecins qu’on exécute […] / À vous Jeunesses communistes / balayez les débris humains où s’attarde / l’araignée incantatoire du signe de croix […] Dressez-vous contre vos mères… ». Dieu sait si j’exècre certaine bourgeoisie, son égoïsme, sa cupidité, la connaissant assez d’en être issu, et Dieu sait si peu me chaut Dieu et non moins sa ridicule et si souvent malfaisante Église, mais tout de même, ce dont Aragon, même jeune encore, même souhaitant donner des gages, même animé par l’élan ébloui du néophyte, eût dû avoir l’intuition, la prémonition, c’est bien ce que, de Moscou à Phnom-Penh, nous révélèrent les années qui suivirent. Certes, je ne fais que deviner l’énorme pression que le P.C.F. pouvait exercer sur les esprits, mais encore une fois, le poète quel qu’il soit, quelle que soit la conviction qui l’emporte, peut-il donner dans cette faiblesse de l’esprit qui ne conduit qu’à changer de religion et à s’affilier à la mort[6]… Et tout cela pour que Front rouge, à la fin, sombre dans les ridicules de la propagande, dans des images d’Épinal aux couleurs soviétiques : « Le mai socialiste est annoncé par mille hirondelles / Dans les champs une grande lutte est ouverte […] Les coquelicots sont devenus des drapeaux rouges et des monstres nouveaux mâchonnent les épis ». Les moyens se justifiant par la fin n’ont jamais été de ma philosophie : « En marche soldats de Boudienny / Vous êtes la conscience en marche du Prolétariat / Vous savez en portant la mort à quelle vie admirable vous faites une route… » Non, décidément, je ne puis ! Mon cœur se soulève, Louis ! Ton cœur est bien faible, mon ami…, m’aurait-il, à l’époque, rétorqué. Et toi, ton esprit ? lui aurais-je demandé.

Ferai-je un pas de plus sur la pente où nous descendons ? Oui, un seul. Il est d’autres « beautés » de ce style. Même les kangourous surréalistes boxent mal dans cette confuse nécessité : – « …des lèvres artificielles d’une chanteuse pour la première fois a pris son vol comme un canard le kangourou langoureux de cette mélodie… » (in Je ne sais pas jouer au golf) ;  et il est d’autres horreurs[7] (de celles que le poète reniera et dont Maurice Thorez lui-même lui fera grief), entre autres cette allusion qui figure dans Vains regrets d’un temps disparu (in Hourra l’Oural) nous rappelant le massacre d’Ekaterinbourg, le sous-sol de la Maison Ipatiev : « C’est là qu’ils ont fait dans une cave / fait un cadavre avec un tzar / et la tzarine et ses petits… » Cela ne « passe » pas en dépit qu’il n’y ait mention que d’un cadavre unique, celui d’un empire. Comme avec Louis XVI on mit au panier le cadavre de la royauté. Voilà, rien de tout cela, et surtout pas les « petits », n’entre dans ma conscience admirative. Mais parce qu’Aragon n’a pas dissimulé, parce qu’il est au fond d’une nature plus profonde et élevée (certaines images rabaissent l’humain, ne croyez-vous pas ?), parce que de la disgrâce peut naître l’irrésistible grâce et que plus tard le poète confessera que l’ «On ne fait pas un poème avec / De la boue[8] », eh bien, relevons, plus loin, ces émergences allitératives se résolvant en visions de beauté jusque dans l’exécration anti-coloniale, telles ces : «Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses / palmes pâles paumes des femmes de couleur / Palmes huiles qui calmiez les mers…»[9], ou cette simple image, peut-être prémonitoire : « Je traîne à mes pas le manteau fantomatique des arrière-pensées »[10]. Relevons encore cette déchirure d’un ciel d’orage, rayons nés de l’ultraviolence de la juste colère, crevant les nuées de leur arc-en-ciel révolutionnaire dans « Prélude au temps des cerises » où l’on voit et entend les fusées s’éjectant des rampes de lancement de la Terreur et même d’une sorte d’hymne au Guépéou – « J’appelle la Terreur du fond de mes poumons… »,[11] –, fusées tirées contre ce monde bourgeois à vomir de l’avant-guerre et son inconsciente bonne conscience : « Mesdames et Messieurs La valse / a trois temps / l’argent l’oubli l’art / le triple menton / l’art l’argent l’oubli… » « Vos tableaux vivants soulèvent le cœur / par leur bêtise atroce et la bassesse incroyable de vos désirs / Ta gueule ô Lakmé / Vous êtes la honte des miroirs »[12]. Cela est de l’ordre des grâces terribles, et il ne faudra pas creuser longtemps  – cherchez donc ! – pour en dénicher d’autres dans Hourra l’Oural, entre quelque éloge de Staline et l’exaltation des prouesses stakhanovistes prolétariennes… Certes, Aragon s’ennuya-t-il à ce point dans cette fête du muscle travailleur ? Y crut-il, ou y perdit-il jusqu’à cette ironie qu’il mania ailleurs comme rapière mortelle ? Je ne sais, je suis d’un autre temps égaré dans de si étranges vulgarités que je le vomis chaque soir et chaque matin. D’Aragon, ses exégètes ne savent pas tout, ni moi non plus. Mais ces octosyllabes en distiques, avec leurs Démons et leur Dame Démence, n’ouvrent-ils pas le passage à un génie tout autre ? Ne trouvent-ils pas l’air dans un autre air, fût-il ancien, pareil à une chanson, et pour cela quelque peu suspect… je veux dire à l’époque, et même à toute époque…  :

L’orchestre reprend la romance
qui grisait le monde aboli
Dans mes bras Madame Ô Démence
Démon que vous êtes joli
Au cœur même de la cadence
Qu’est-ce qui bat comme un tambour
C’est cependant la même danse
mais ce n’est plus le même amour [13]

Le génie ne peut se dissimuler sous aucune sorte d’oripeau. Il éclate, et déjà sur tant de pages… Venons-y. C’est, dans Feu de joie, la rimbaldienne ouverture souvent relevée : « Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient vers d’autres mares. / Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia. » (O.P.C., I, p. 4.) Déjà, selon moi, dans ce « soleil », qui est fleur des jardins née au pays du soleil levant et ici ne l’est plus, s’éveille, discret, l’art de la « déviation » aragonienne,  bifurcation douce, brutale, inattendue, comme si les routes du poétique ne pouvaient mener aux ports attendus. Comme si, au jour, surgissaient d’emblée les questions : « Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas cette couleur. » Rimbaud, oui, mais aussi Apollinaire, Baudelaire parfois, ailleurs Villon, Saint-Amant (moins aperçu, celui de La Crevaille… etc.), Chénier, d’autres encore… affleurent et sont en quelque sorte « cités » par Aragon, jalons de son admiration des classiques, appuis de mémoire, aliments, routes à suivre, à poursuivre autrement. L’errance perpétuelle (il en imagina le « mouvement », je crois !) est son signe : errance non seulement topographique, mais liée aux sources et aux souffles intérieurs qu’il dévie, détourne sans cesse : « Dans l’État de Michigan / justement quatre-vingt-trois jours / après la mort de quelqu’un / trois joyeux garçons de velours / dansèrent entre eux un quadrille / avec le défunt… »… « À l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron / le Métropolitain passe par la fenêtre / La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être/ Mon cœur / que lui dirons-nous quand nous la verrons »(O.P.C., I, p. 5.) Le cœur, chez Aragon, est la basse continue, la porte à franchir vers les débordements illimités. Non pour des sentimentalités, mais pour des émotions qui vont de l’effleurement lumineux aux creusements profonds. Aragon, nous l’éprouvons dès ses premiers poèmes, ne s’interdira rien dans le domaine de « sa » liberté d’être au monde, ou, si l’on veut, il nous dira tout ce qu’il pourra en dire, y compris, formule frappante et vraie, claire et mystérieuse, que « Le jour est gorge-de-pigeon ». Il va, non sans une fière assurance, sur tous les chemins qui se présentent à lui[14] : « Plus léger que l’argent de l’air où je me love / Je file au ras des rets et m’évade du rêve //  La Nature se plie et sait ce que je vaux ». (O.P.C., I, p. 9.) Il ne s’agit pas ici de construire par artifice un poème dans le poème, ou le poème du poème – risque d’un article –, mais de dire cette élégance très singulière qui frappe l’œil et l’oreille aux vers (comme aux proses) d’Aragon. André Gide, nous l’avons dit, en fut « enchanté ». Il n’est question que de cet enchantement. Fraîcheur des kaléidoscopies, sauts d’images et de sens, naturelles discontinuités d’une poésie joyeuse, effervescente, avec, prête à sourdre ou jaillir, l’insolente volonté de contester de ce qui est, la volonté d’embraser les choses (le titre de ce premier recueil en fait foi) : « Que la vie est étroite / Tout de même j’en ai assez / Sortira-t-on / Je suis à bout / Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ». (O.P.C., I, p. 19.)

Je ne m’arrêterai pas à ces textes « épars » qu’Aragon produisit entre 1917 et 1922 (O.P.C., I, pp. 31-78.). Ils apportent peu d’audaces personnelles, livrés qu’ils sont à l’aléatoire d’éphémères expérimentations dadaïstes. Ils précèdent le long passage du poète sur le territoire surréaliste. On saisit bien cela dans les pages de Une vague de rêves (publiées en 1924 et précédant de peu le premier Manifeste de Breton), pages qui reflètent les déchirements internes du mouvement, les débats sur les places distinctes, voire opposées, qui doivent être celles de la poésie et de la littérature selon Breton, pour qui il y va de l’honneur personnel, de celui du mouvement et de sa cohérence. Aragon s’y montre spécialement déchiré qui commençait alors simultanément la rédaction d’un roman – La Défense de l’infini – et celle de la prose multiple du Paysan de Paris. Or le mouvement condamne le roman. Aragon résistera. Reprenons cet avis de Marie-Thérèse Eychart : « Ce qui n’est pour Breton qu’une confusion des genres devient pour Aragon une méthode de travail embrassant tous les possibles et échappant par un mouvement dialectique qui lui est cher aux contradictions stérilisantes. » (O.P.C., I, p. 1220.) Reconnaissons donc la nature proprement aragonienne dans cette échappée vers l’extension, les syncrétismes, plutôt que vers la réduction des possibles, et aussi ses choix à venir, ce goût des vertiges, des chutes irrémédiables qu’il évoque dans l’image de Phaéton… tout cela saisi parmi ses formulations libres et belles : « … je saisis en moi l’occasionnel, je saisis tout à coup comment je me dépasse : l’occasionnel c’est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l’activité humaine. » « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. ». (O.P.C., I, pp. 83 et 97.)

Le recueil Le Mouvement perpétuel, publié en 1926, nous propose le surréalisme à l’essai (je veux dire ne pouvoir me convaincre ici d’un sérieux profond et définitif) dans le laboratoire d’Aragon. (O.P.C., I, pp. 100 à 142.) On s’y plaira à des images souhaitées surprenantes et tirant peu à conséquence : « Sacrifions les bœufs sur les arbres / Les corps des femmes dans les champs / Sont de jolis pommiers touchants… » On s’y amusera de manière plutôt convenue : « Mercredi me fait un signe de croix / Mercredi menteur veux-tu que je croie… » Et dans la section Les Destinées de la poésie je cueille quelque tendre et trompeuse Villanelle  - « Au bord des fontaines // Sous les clairs ormeaux… » -, repos du guerrier, étape aux rivages du classicisme que le poète ne répudiera jamais, ou encore, d’une même eau, sans façons, cette éclatante respiration dans les paysages de quelque mythologie, Atalante ou la Dame à la Licorne feraient l’affaire, ou mieux encore le regard d’Ulysse s’ouvrant sur Nausicaa :

« Elle s’arrête au bord des ruisseaux. Elle chante / Elle court / Elle pousse un long cri vers le ciel / Sa robe est ouverte sur le paradis / Elle est tout à fait charmante / Elle agite un feuillard au-dessus des vaguelettes / Elle passe avec lenteur sa main blanche sur son front pur / Entre ses pieds fuient les belettes / Dans son chapeau s’assied l’azur ». (O.P.C., I, p. 133.)

Excusez du peu ! Exercices ? Pauses ? Qu’importe, Aragon s’essaye à tout et nous offre les parfums du charme et de grâces éparses bien que profuses, traces déjà visibles d’un génie poétique qui ne demande qu’à s’échapper de toutes les bouteilles imaginables. Cette « perte du sens », en marge du Mouvement perpétuel, n’en témoigne-t-elle pas aussi, qui pourtant ne satisfaisait pas Aragon :

« Défis à l’amour dans des maisons de fil de fer / Nous aimons les filles de sel / Lents baisers des démons couleur de la mer / Oiseaux-femmes beaux oiseaux déments / La valence la voulez-vous la valence / C’est le désir qu’il est léger dans la balance… ». (O.P.C., I, p. 141.)

Le Paysan de Paris (1926) est à lui seul tout un monde poétique et spéculatif, un chef-d’œuvre reconnu et célébré, dont nous devrions traiter simultanément avec d’autres livres plus anciens – avec quelque Télémaque, voire quelques déambulations parisiennes de Restif, et, dans tous les cas, la Nadja d’André Breton. Nous ne pouvons à l’évidence nous y lancer dans ce cadre limité[15]. Selon la vision de Daniel Bougnoux, « La poésie surgit ici du concassage des formes, qui répriment l’essor ou le développement du roman… […] La poésie ne relève pas d’une forme métrique (qui fige le genre), mais d’une forme de vie… » (O.P.C., I, p. 1254.) : inversons le regard, et sans doute nous pourrons juger que dans Le Paysan s’articule de flagrante façon le romanesque sur le poétique ou le poétique sur le romanesque avec, pour ressort décisif, pour socle constant de tout écrit d’Aragon, la vie, sa vie, intérieur-extérieur, extérieur-intérieur en perpétuelle osmose.

Il pourrait sembler regrettable de clore ces quelques lignes par un regard trop rapide sur les poèmes de La Grande Gaîté, écrits en 1927 et 1928, publiés une seule fois en 1929. Le recueil – qui n’a pas vraiment bonne presse – croise l’histoire difficile du surréalisme, celle très complexe des relations entre le communisme français et le mouvement, sans oublier le grand virage que va prendre l’existence d’Aragon sur tous ces plans, y compris celui du franchissement décisif des amours de Nancy Cunard à celles d’Elsa Triolet. Or, nous verrons qu’en l’occurrence il n’est rien à regretter nulle part. La Grande Gaîté (O.P.C., I, pp. 401-451), certes, est un livre méconnu ; c’est un Aragon déchiré qui l’écrivit, pire encore, un Aragon désabusé, voire « mutilé de toute élégance, de la virtuosité, de l’aisance qui le caractérisent généralement », selon Olivier Barbarant. (O.P.C., I, p. 1335). Un Aragon qui sans aucun doute se trouve pour un temps déstabilisé en raison des insatisfactions engendrées par ses relations avec le groupe surréaliste, les limites qu’il perçoit très bien de la recherche poétique menée par le groupe, les inquiétudes de son entrée en politique jointes à celles de ses évolutions amoureuses… Heures difficiles auxquelles il répond soudain par une sorte de rage destructrice de l’instrument poétique classique comme du sien propre, une autre mise à mort en somme. Le recueil n’a rien d’accueillant à dire vrai, sa poésie bouchère découpée au feuillard, décapée jusqu’à l’os, faisant irrésistiblement penser à la table rase sur laquelle peut-être on reconstruira, ouvrira d’autres horizons, d’autres musiques, d’autres rythmes, avec ceux d’abord que lui inspirera le militantisme. N’oublions pas que parallèlement Aragon travaille à son œuvre romanesque contestée par Breton au point qu’il en détruira la presque totalité des prémices (affaire de La Défense de l’infini). Une berceuse scatologique est la quatrième pièce de La Grande Gaîté, avec, un peu plus loin, une nasarde à soi-même en « ancien combattant » du Mouvement Dada, une pensée au « sale con » que l’on pourrait être, et bien des thèmes à l’avenant qui nous disent que le fond de l’impasse est atteint avec un écœurement mêlé du désir de trouver d’autres voies, de partir ailleurs. L’envie de poursuivre la lecture aura dû quitter bien des lecteurs. On les comprend. Cependant, ultimes grâces en décomposition ou affleurements malgré tout de nouvelles promesses, je les cherche encore ces grâces, et les trouve au-delà ou hors de la substance même du recueil. Ce qui ne se conçoit que difficilement peut-il s’énoncer de claire façon ? C’est, ici, l’ironie anti-valéryenne d’un portrait dérisoire, la griffe rapide et blessante du chat : « […] Pour l’apéritif lu La Jeune Parque […] Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu », et là, un « Tango folie » qui ne manque pas de l’instinct des fatales oppositions : « Toutes toutes toutes / S’il en reste encore / Toutes toutes toutes / Je n’ai pourtant rien compris à ce qu’elles nommaient l’amour ». Dans le sentiment d’humiliation masculine extrême de « Tel que », je lis, grâce encore, mais essentielle chez Aragon, celle du dire intègre : « Quand je vois des femmes comme ça […] Ce n’est pas leur faute mais / La mienne / Je ne me sens pas un homme / Je me sens / Un pauvre déchet pas très propre… »,  etc. Les cinq vers de « Poids » sonnent à mon oreille comme du plus fantaisiste Desnos, et telle « Fillette », hors sa crudité, a des nuances valéryennes : « Je voudrais lécher ton masque ô statue / Saphir blanc / […] Ô sacré nom de Dieu de rouge aux lèvres / Murmure / Exquise enfant bleu pâle… ». Raclant l’abject dans « Angélus », Aragon détecte d’étranges beautés qui ne sont qu’à lui et à Paris : « La boue avec ses vieux tickets de métro […] La boue / Avec ses numéros d’autobus / Ses vieux débris ses déchets de l’instant … », cela allant à l’indicible, à l’affolement du discours avec ces « vieillards » qui pelotent et reluquent ce à quoi ils veulent prétendre encore : « Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient / Leurs yeux comme des loteries / Leurs yeux immenses où sautent à la corde / Un cygne noir devenu fou / Il va chanter… ». Dans l’anti-chant sont enfouis des gemmes admirables. Qu’on les cherche, on les trouvera. Aragon l’enchanté-l’enchanteur ne peut se nier longtemps, fût-il plongé au plus loin dans les désaveux, côtoyant les « monstres négatifs » de sa « Lettre au commissaire ». Le verbe alors s’exaspère et renoue avec d’autres violences qui sont encore de ces grâces noires que l’on traque aussitôt : « Les gens voyez-vous ont un idéal / Mourir dans leur lit Drôle d’avantage / Mourir tranquillement dans l’urine et le papier d’Arménie / Mourir comme un robinet dans un tiroir / Comme une crécelle dans la moutarde… ». Dérision du dérisoire, parfois au bord de l’anéantissement, de l’insensé  - Excès ! Côtoiement des frontières de l’audible ! -  tellement que se lèvent des beautés neuves, de celles qui affleurent et ouvrent au futur : « Les femmes soudain dans cette neige se levèrent… […] Puis dans la robe de la ville / Roulèrent leurs corps comme des larmes / Comme les diamants tombés d’un diadème… » (in Transfiguration de Paris).

N’oublions pas : – « Faites entrer l’infini ! » Un ordre qui ne pourra longtemps sonner dans le vide.

La Grande Gaîté, si elle n’offre pas une entrée facile dans son corps dur et sec, ne mérite pas les jugements le plus souvent négatifs qui lui ont été réservés, ni la méconnaissance relative qui l’entoure. C’est un recueil qui ouvre plus qu’il ne ferme, une étape. Aragon chante encore après avoir voulu dé-chanter, et propose une poésie antiparticulaire au sens de la seule physique poétique qui me soit à portée, s’annihilant pour « libérer de l’énergie sous forme de photons ». Il faudrait aller ensuite à l’Aragon poète renouvelé, à celui qui poursuivit son voyage, ouvrit la prose au poétique, et l’inverse. Il faudrait pouvoir dire : à suivre.

texte paru dans la revue Faites entrer l’Infini, n° 54, décembre 2012disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.


[1] In En marge du roman inachevé, Petit morceau pour… (Aragon, Œuvres Poétiques Complètes, O.P.C., vol. II, p. 272, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.)

[2] « Aragon dont les premiers écrits nous émerveillèrent, dont les suivants et les avant-derniers nous plurent moins ou pas du tout, et même certains nous consternèrent… ». (A. Gide, avant de parler en bien du recueil Le Crève-cœur. Cité par Olivier Barbarant, op. cit. vol. I, p. 1435, note 1.)

[3] In Le siècle d’Aragon, Textes publiés sous l’égide du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis, 1997, pp. 38-39.

[4] La récente édition de ses Œuvres Poétiques complètes, préfacée par Jean Ristat, dirigée et annotée par Olivier Barbarant, (Gallimard, Pléiade, 2 vol., 2007) démontre que le poète ne fut pas homme à dissimuler, en les écartant de la publication, des poèmes qu’il regretta explicitement d’avoir écrits, et dont il eut honte. Dans la langue de notre temps, cela s’appelle « assumer » et « s’assumer ». Ainsi, selon O. Barbarant, Aragon ne se pardonnait-il pas « ce ton de cruauté » de son recueil Persécuté persécuteur », de 1931 ; ce qu’il dira, certes tardivement, en termes presque identiques de certains passages de Hourra l’Oural. (Cf. O.P.C., vol. I, pp. 1368 et 1386.) On en trouve une preuve supplémentaire dans les commentaires sur ces recueils et sur d’autres de ses textes et articles, qu’Aragon a écrits en 1974 pour la première édition en 15 volumes, chez Messidor, de ce qu’il intitule alors son Œuvre poétique. (Ces commentaires n’ont pas été repris dans l’édition de la Pléiade.)

[5] À juste titre, François Eychart me rappelle ici que la facture poétique du recueil Persécuté persécuteur est presque entièrement issue de l’esthétique surréaliste d’Aragon alors que politiquement il est en train de quitter le surréalisme, la rupture publique intervenant quelques mois plus tard, au début de 1932. 

[6] Durant la guerre d’Espagne, Miguel de Unamuno, à Salamanque, dénonça la répugnante devise du général fasciste Millán Astray : « Vive la mort ! »  Comment la tolérer chez les anti-fascistes ?

[7] Ou de splendides niaiseries comme seule la foi, quelle qu’elle soit, sait en inspirer. Ainsi ces vers : « Vous ne souillerez pas les marches de la collectivisation / Vous mourrez au seuil brûlant de la dialectique ». In Persécuté persécuteur, O.P.C., vol. I, p. 500.

[8] Le Treizième apôtre, in Les Adieux, O.P.C., II, p. 1199.

[9] Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 516.

[10] Lycanthropie contemporaine, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 525.

[11] Prélude au temps des cerises, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, pp. 534 à 538.

[12]  Ibid.

[13] In Hourra l’Oural, Le Capital volant, IV : Valse du Tcheliabtraktrostroï, O.P.C., I, p. 555.

[14] Quelque chose de quichottesque, sans doute…

[15] J’aurai encore laissé s’échapper des textes « automatiques » publiés entre 1920 et 1927 (O.P.C., I, pp. 303-374) qui démontrent que la trace surréaliste fut plus marquée chez Aragon que je n’ai pu l’imaginer ; et l’hommage que rendit Aragon à Lewis Carroll dans une « traduction » qu’en 1928 il fit de La Chasse au Snark, avec pour sous-titre Une agonie en huit crises. (O.P.C., I, pp. 375-397.) 

 

Présentation de l’auteur




Dossier Philippe Jaffeux : autour de Glissements, Entre, Deux

 

 

 

 

Glissements                                         

   

Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même collection en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tinbad), le poète Philippe Jaffeux aligne les défis au monde poétique d’aujourd’hui : comment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Comment, à l’intérieur de chacun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et comment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaffeux gagne : trois coups de dés ; autant de « victoires » poétiques.

Je ne vois guère que dans le cinéma structurel américain des équivalents formels à ce travail de la langue : Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton, Tony Conrad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de travailler avec des plans (comme le fait le cinéma narratif), ou avec des photogrammes (comme Peter Kubelka), ces cinéastes ont travaillé à partir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste allemand Werner Nekes à la fin des années 60, signifiant un court ensemble de photogrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la friction de ces kinèmes, ils ont inventé un cinéma qui ne devait rien à la narration, mais tout à la structure, réinventée pour chaque film. Jaffeux, qui déforme les phonèmes d’une nouvelle façon à chaque page de ce Glissements, invente donc, à lui tout seul, la poésie structurelle (terme non trouvé sur Internet par votre serviteur). À côté de cet impressionnant travail sur la structure du poème, les jeux de mots oulipiens simplistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Disparition), ne se servir que d’une seule voyelle, justement le « e » (in Les Revenentes), sonnent comme des jeux d’enfants, puisque la formule narrative principale y restait intouchée. On est mallarméen ou on ne l’est pas…

Mais quid de ce titre, Glissements ? À chaque page, Jaffeux invente de nouvelles frictions entre les phonèmes : un coup (de dés) des lettres (traitées alors comme des photogrammes) tombent (glissent), comme ici :

 

            L’im ge d’une force neuve résiste  ux impulsions d’une  ttente

                   a                                           a                                a 

 

Ailleurs, des lettres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

 

                                   huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

            de délimiter la nature irresponsable d’une force plastique

          xéniquE

Plus loin, le texte se disloque sous l’effet de nouvelles frictions, plus fortes :

 

            L’alp   habet   se p   enche   au-d   essus   d’un   e mul

            ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

 

 

Ou bien, l’écriture retourne à son origine première, quand tous les phonèmes étaient collés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

 

Lerêvedunfouhanteunelignequichassedesintervallesirréels

 

Celui qui ne se lira pas ce passage à voix haute n’y retrouvera pas ses petits… Elle est retrouvée ! quoi ? L’écriture des origines… Il faut être « fou » comme un Jaffeux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de facto à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

Par Guillaume Basquin


[1] In Guillaume Basquin,  (L)ivre de papier, éd. Tinbad, 2016.

 

   

*

Pénètre l'intervalle

 

Entre : préposition, indique que quelque chose se situe dans l'espace qui sépare des choses ou des êtres.

Entre : 2ème personne du singulier du verbe entrer à l'impératif présent.

Voici pour ma brève introduction à propos du titre du dernier livre de Philippe Jaffeux, Entre, aux éditions Lanskine.

On connnaît l'auteur pour son travail formel. Denis Heudré avait produit une lecture critique pertinente à propos de son Alphabet (de A à M), parlant d'Objet Littéraire Non Identifié. Il notait également que Jaffeux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient souvent. Beaucoup d'étymologies ont été proposées dont celle de Guillaume de Tyr, rapportée par Littré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trouvé pendant le siège d'un château de Syrie nommé Hasart, et prit le nom de cette localité. ».

On ne peut que songer au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, poème typographique qui a suscité nombre d'exégèses aussi bien quant aux espaces blancs qu'à une signification ésotérique. Toujours est-il que le livre de Jaffeux nous donne, lui, au moins son secret de fabrication en fin d'ouvrage, après le texte : « Entre est ponctué à l'aide d'une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s'étendent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l'empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle. » On remarque d'emblée, ces intervalles variables, ainsi que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur quatre à cinq lignes, donnant à voir les figures géométriques ci-dessus évoquées. Ces contraintes formelles énoncées – part au moins aussi importante que le texte lui-même – qu'est-ce qui est dit dans la soixantaine de pages de ce dispositif ? Eh bien, je crois, ce que montre la forme elle-même : l'aléatoire et une volonté de renouveler l'écriture et le rapport à l'écriture. « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible » écrit Jaffeux (page 13). Jamais de point à la fin des phrases, l'espace variable (selon le coup de dés) et la majuscule signeront le début de la phrase suivante. Ou encore : « Il redécouvre le langage d'une liberté parce qu'il appartient à des lettres perdues » (page26). C'est bien de cette liberté, paradoxalement mise sous contraintes, fût-ce celles du hasard, qui est l'enjeu et qu'on trouvera plus dans les blancs, les lettres perdues que dans le contenu purement sémantique des phrases. « Le hasart choisit des mots qui apparaissent entre des interstices injustifiables » (page 51) : qu'on ne peut justifier (en typographie : aligner ; dans le langage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des intervalles qui rongent un idéal de l'écriture ».

Le seul message,  s'il en est un, répété rageusement, serait la célébration de la vacuité. Exemple :

 

« interagit avec un vide littéral        Des courants

d'interlignes rafraîchissent un éventail de vibrations

lisibles      Nos ombres sont au service d’un écart qui

appartient à ta lumière        Un ordinateur corrompu

se conne    cte avec la tension d'une image  Il relie

la circu          lation de mes silences à la fluidité de

vos c               ontradictions        Elles passent devant

des                     pauses qui négligent un travail de

no                        s mots            L'univers d'un

espace contemple le destin de nos illuminations 
»

 

D'autres tentatives d'abolition eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu'on voudra. Jaffeux se situe dans ces extrêmes qui, s'ils n'emportent pas l'adhésion facile du grand nombre, poursuit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui conviendrait pas – un travail de sape, toujours nécessaire quand bien même il ne nous plairait pas.

 

« Une écriture impossible absorbe le geste d'une distance inconnue  La grâce d'un
support vole au secours d'une phrase décidée à épuiser une paire de dés  On touche la
limite d'une ponctuation qui joue avec une disparition du hasart 
»

 

Fin du livre sur ce mot fondateur, semble-t-il. Le vortex blanc des intervalles et des figures géométriques, aussi transcendantes soient-elles, l'absorbe déjà.

Par Jean-Christophe Belleveaux

*

Deux 

 

Il y a un aller- retour entre affirmation et négation, les contraires s’y côtoient comme des évidences ou des nécessités : L’intensité de nos extases et sa virtualité tragique, de même que le concret et l’abstrait cohabitent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâtralisé ressent l’aveuglement de sa clarté putrescible. Il y est question d’un personnage qui s’appelle IL apparaissant uniquement par sa conscience et ses pensées. Ce n’est pas un livre que l’on interprète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflexion, il est plutôt ressenti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui donnent un air de tendresse, de déjà entendu mais où.

La grande utilisation du possessif à la deuxième et à la troisième personne assure une présence humaine invisible mais partout présente. Il s’agit toujours de quelque chose en cours qui préexiste avant le dire qui le rapporte. Il n’y a ni commencement ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beaucoup de vérités et de constatations : Nos paroles sont des images qui recouvrent une ambiance incomplète de ses perceptions. Ces possessifs créent un échange un dialogue sous-jacent qui assurent une pérennité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de continuum qui est, peut-être, le véritable moteur de ce recueil : aller, aller toujours dans un présent qui nous rapproche de l’événement et du IL symbolisant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout utilisé est une affirmation qui nie toute fuite possible. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe mentale qui quelquefois agace notre lecture. Le livre fermé, nous l’ouvrons à nouveau.

Nos planches charpentent le paysage de notre flottaison sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dialogue particulier où les répliques peuvent être interverties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de communiquer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du chacun pour soi. Cependant, il existe des tentatives de présences, des ébauches à rechercher dans les profondeurs des répliques. Il existe un rapport étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

Tout égale tout, serait-ce l’ultime rapport, l’ultime constatation, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sortie du théâtre pour aboutir au grand air de la réalité, la dépossession de toute chose, l’expression d’une égalité qui assurerait un bien- être à la manière des Epicuriens ? IL rattache le souffle de fer à celui de la mer pour renouveler l’air d’une permutation exacte. Y verrait-on l’ultime désir ?

Deux, chiffre de l’amour, du croisement, du dialogue, de l’existence de l’autre comme le laisse supposer Mondrian dans cette peinture de couverture épurée où l’essentiel y est dit d’un simple regard. Le livre fermé, j’éprouve la même sensation par- delà les 230 pages comprenant 1222 dialogues par des personnages nommés N°1 et N°2. Il me semble que ce recueil ne contient qu’une seule phrase à variantes inlassablement répétées s’approfondissant vers une certaine tranquillité qui exclut le doute par la pudeur d’une expression qui garde la mesure juste des propos et qui nous interpelle plus par la pensée que par l’émotion.

Par Jean-Marie Corbusier 

*

Présentation de l’auteur




Livres en vie (2) : Pierre Dhainaut

Une chronique qui a vu le jour en 2017 sur les pages de Recours au poème.

∗∗∗

Les Heures fabuleuses du fonds Dhainaut de la bibliothèque de Lille

C’est moi quand j’étais petite fille
(Michel Simon dans Jean Vigo, L’Atalante)

Privilège rarissime : Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de bibliothèques, m’emmène faire les magasins. En fait, le long des linéaires nous répétons le cours du temps : son index pointe vers des manuscrits illustrés plus anciens que l’invention de l’imprimerie, puis vers des incunables. Nous suivons ensuite, en boustrophédon, des mètres et des mètres d’imprimés, jusqu’à rejoindre l’époque contemporaine. Si n’étaient quelques cartons ouverts et quelques vracs échoués de-ci de-là, on pourrait croire que le temps est docile, et qu’il coule bien, comme en un canal qui nous fait oublier le tracé du lit originel. Une précision de mon guide me fait écarquiller les yeux : ici, l’on conserve sans limite de temps ; dans cet endroit normalement caché aux regards, « pour toujours » est une expression qu’on peut prendre à la lettre. Soudain, mon parcours devient plus dangereux.

Au bout de la travée, nous arrivons à destination : c’est le présent du fonds Dhainaut, le don le plus récent accueilli par la bibliothèque. Ici pour toujours donc.

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jean-Jacques lit la poésie. Il me confie qu’Octavio Paz, par exemple, l’a profondément marqué. Du poète mexicain, justement, il y a des lettres : avec Pierre Dhainaut, ils se sont écrit. Mais ce n’est pas là que nous fouillons. Je ne devrais pas être là, à le regarder faire l’inventaire, mais je suis là ; mon passeur sait que j’ai franchi la porte, et que maintenant j’arpente ces couloirs car je veux écrire sur des livres rares, les livres disparus des étals des libraires, sur les livres d’artiste aussi. C’est bien pour des livres que nous sommes venus dans ces arcanes. Or, alors que je croyais avoir rejoint des coordonnées familières, voici que j’hésite. Plus probablement aurai-je mal calculé mon trajet, la faute est mienne. Je retrouve en effet des lignes écrites à la main, les traces enluminées des Heures passées. Ça commençait bien : nous étions perdus dans l’espace-temps et nous n’avions plus de certitudes.

Depuis quelques temps, Pierre Dhainaut prend plaisir à raconter l’histoire de cette fillette qui, chaque jour, se rendait dans l’atelier du grand Caspar David Friedrich. Elle venait chaque matin et le maître, ému (et sans doute un peu flatté), ne manquait pas de lui offrir quelques-uns de ses dessins. Que pensez-vous que l’enfant faisait, de tant de belles feuilles ? Plein de robes pour ses poupées, bien sûr. Je découvrais soudain tant de papiers, pliés, découpés, foliacés, collés, tissés, bariolés, froissés, marouflés, peinturlurés, que ce fut net : le poète était devenu cette petite fille. Pendant que les vieux bonshommes pontifiaient dans leurs livres, notre écrivain jouait à la poupée sur la plage, il s’élevait en enfance. Il avait tout Un art des passages : nous étions prévenus,

le seuil s’invente ici

avait-il écrit à son ami le loup dans la véranda (( Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017. Ce livre a pour sous-titre « Rencontres, poèmes, études » et reprend, parmi beaucoup d’autres, les textes publiés en 2015 par Le Loup dans la véranda sous le titre Gratitude augurale. )) ... Quelque chose, du dehors, avait appelé l’animal, le bébé était à deux doigts de passer de l’autre côté, dans le jardin. En frontispice l’enfant regardait le large. Et donc le voyage en réalité débutait là où nous nous pensions arrivés.

Seuls avec des pages et des pages d’écrits et d’images, la première tentation fut de refermer sur elles les grilles de l’expérience et du savoir. Que voir d’après Peinture et poésie d’Yves Peyré ? Que voir d’après Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers ? J’avais l’impression de ne pas avancer. Quant à mon guide, il peste d’inventorier si lentement, les formats échappent aux fourches des tableurs en usage. Dans cette collection d’œuvres parfois uniques, le livre se défile. Seuls avec la clarté et le chanté des feuilles, nous sommes arrêtés par chaque ouvrage, ses couleurs, ses dimensions, son papier, ses pliures, ses illustrations, la graphie nette de Pierre Dhainaut et son sens de l’espace. Sans l’animation fureteuse des mains et des doigts, l’œil n’a pas accès à tous les domaines du visible. Parfois aussi, l’un de nous lit à l’autre quelques vers, une strophe, retenu par un rythme, l’émotion d’une évocation. Nous quittons peu à peu les livres pour entrer dans le présent sensible, audible, tangible. Le temps, donc, a changé de densité. C’est comme s’il devenait un air plus épais, portant plus, et que nous avions l’impression d’être plus légers.

Désormais nous sommes mieux disposés pour accueillir ce distique :

Plein air dès le seuil,
ne rien ajouter, aller à la rencontre.

Je le lis dans « Cœur, aubier, horizon », l’un des deux poèmes de Passion du précaire (2009) (( Tous les livres cités dans cet aperçu sont consultables à la bibliothèque municipale de Lille. Que le personnel et Jean-Jacques Vandewalle soient ici chaleureusement remerciés pour leur disponibilité, leur confiance, denrées rares. Comme les poètes, ils font un travail nécessaire et invisible. Les visiteurs curieux auront besoin des cotes. Les voici :

  • Passion du précaire avec Régis Lacomblez, Xsellys éditions, 2009 : DH-LA8-3 ;
  • Ce qu’il faut de patience à la surprise avec Jacques Clauzel, col. «A travers », 2009-2010 : DH-MA8-41 ;
  • Esquisses avec Jean-Pierre Thomas, col. « Les Carnets de Samoreau », 2008-2011 : DH-MA8-20 ;
  • Par la fenêtre ouverte avec Isabelle Raviolo, La Dame d’onze heures, 2014 : DH-MA8-40 ; 
  • L’esprit de la lettre avec Youl, 2006 : DH-MA1-1  ;
  • Premier jour tous les jours avec Régis Lacomblez et Bruno Collet, Xsellys éditions, 2006 : DH-LA8-2 )).

Si l’écriture manuscrite laisse ici la place à l’imprimé, la démarche n’est pas pour autant contredite. Sous sa couverture rempliée, dans son in-seize raisin en feuilles, le texte garde sa fragilité, il s’accorde au principe d’ordre donné par les deux sérigraphies de Régis Lacomblez : de ces deux Extractions émerge une typographie à demi effacée avec laquelle il fallait dialoguer.

Isabelle Raviolo / Jean-Pierre Thomas © BM Lille

 Chaque réalisation est donc d’abord l’histoire d’une rencontre. Pierre Dhainaut choisit judicieusement de dire « échanges », au pluriel, pour parler de sa relation avec la peinture. Son écriture s’ouvre, par exemple au crayon de Jacques Clauzel, et partant révèle Ce qu’il faut de patience à la surprise. Inspiré par l’enfant qui court devant lui, il lançait :

Ne cueille aucune fleur

non pas pour formuler quelque interdit de plus, mais pour se laisser libre d’approcher au plus près cette vie si menue. Chaque poème est l’occasion de ne pas se borner à demeurer inscrit dans un moi-je. Il nous mène vers la fleur, la vigne vierge, le goéland, vers autrui, vers l’inconnu :

tu t’élargis
tu élargis le monde.

Bruno Collet © BM Lilles

Bruno Collet © BM Lille

« L’élan est pris », m’écrit Jean-Jacques. Transporter, c’est effectivement ce que fait une telle écriture : viennent à nous différentes façons d’appréhender le monde. Ainsi nos rendez-vous se multiplient-ils, et que l’écriture soit « traversée » avec Jacques Clauzel, ou bien « envol » avec Isabelle Raviolo, toujours elle est franchissement. Avec elle nous devenons plus intimes. Le poète, le peintre : nous voilà parmi eux alors même que leur collaboration ne nous était pas destinée. Nous faisons connaissance avec des caractères d’artiste. C’est tout autre chose que d’établir des séries ou réunir des collections : à chaque ouvrage nous distinguons une personnalité, ce sont des individus privés que nous saluons, dans leur manière de choisir un support (les papiers tissus fantaisies de Youl, par exemple), de le manipuler, de l’enluminer puis de l’offrir à une écriture et une lecture.

Dans cette relation, il faut bien dire que nous entrons presque par effraction. Le peintre, le poète : le plus souvent tout part d’une correspondance. Le poète reçoit un pli, sa parole répond à la main qui en est l’origine. L’écriture de Pierre Dhainaut ne se développe pas hors de ces circonstances, elle ne se déploie pas à force d’arrogance verbale, elle s’accorde parfaitement avec l’humilité de ceux qui utilisent plutôt les tâtonnements d’un modeste organe de préhension. D’où sa connivence avec les dessins que Jean-Pierre Thomas lui adresse dans les Carnets de Samoreau. Comme pour expliciter la commune démarche de leurs « Esquisses tremblantes », l’écrivain note : « nous ne sommes pas les maîtres des lieux et des forces cosmiques ». Précisément : de telles forces ne sont l’apanage que des fées. Si leurs manifestations nous enchantent de leur merveilleuse présence, si nous oublions qu’il pleut en regardant Par la fenêtre ouverte, c’est-à-dire en prêtant maintenant attention au jaillissement noir, ocre, bruissant des oiseaux d’Isabelle Raviolo et Pierre Dhainaut, c’est que la perception des volatiles a regagné la confiance magique de l’enfance. Féerie de la lettre : l’écriture y est toujours en situation, aussi quotidienne que l’arrivée du courrier, elle est habitée, amoureuse. Avec Youl, en 2006, L’Esprit de la lettre s’accommode très bien d’un format plus grand et plus solide :

Tel est le rite matinal, attendre, sans impatience, l’arrivée
de celui qui donne un sens de plus au temps, qui l’ouvre

(…)

Ici, par chance, un facteur a posé son vélo comme autrefois.

Chaque jour d’un tel calendrier, chaque heure, la correspondance vient l’illuminer, lui conférer sa réalité fabuleuse de conte. Elle donné à l’écriture son rythme, laquelle se fait alors poème. En leur féerique durée, les jours ne se succèdent pas, c’est le Premier jour tous les jours, vignettes ou médaillons gravés par Bruno Collet : feuillets d’hymnes, de louanges, de célébration de la vie délivrée de son servage infernal.

S’élever en enfance, façonner des robes de papier pour des poupées magiques, est-ce bien sérieux ? C’est à ce stade, en tout cas, que le monde redevient passionnant. D’ailleurs, avec Jean-Jacques, nous osons nous l’avouer : nous sommes touchés, émus par ce que nous voyons. Ce n’est pas un signe de faiblesse : plutôt une capacité à se mettre en crise, malgré l’âge. C’est parce qu’il écrit avec les mains que Pierre Dhainaut ne sépare pas critique et création. Écrire est la trace de cette phase brûlante de mort et de régénération, de nuit préparant la fraîcheur de l’aube. Aussi bien le renouveau des lilas.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

« Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                  Le face-à-face

                  pour que tu existes

                  mur

                  comme un baiser

                  inapprochable

                  un rien

                  où cogner fort

 

                  un espace qui réponde

Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                  Silence

                  au bord des choses

                  amassé

                                       pantelant

Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                  Où le souffle noue

                  le mot déteint

 

                  langue sifflant

                  dans son silence

 

                  plus loin que moi

                  elle s'accomplit

                  seule

                  s'active 

 

                                    je reste présent

« Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                  Sans issue

                  ce sol

                  tient lieu d'issue

 

                  d'empreintes

                  où trébucher

 

                  le mode d'emploi perdu

                  aller suffit

 

                  rien n'est dit

                  n'est fait

                  vraiment

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (12) : Bruno Geneste, Sur la route poétique du rock

Une route poétique du rock, mais quelle route précisément ? C’est le poète Bruno Geneste, au fil de ses portraits d’artistes, de chanteurs, d’auteurs-compositeurs-interprètes, qui en trace la perspective.

Dès les premiers mots de son introduction à cette somme d’envergure que forme son ouvrage fondateur, pour « La tribu de la route infinie du rock », il semble reprendre à son compte la métaphore du rouleau s’étendant à perte de vue de Sur la route de Jack Kerouac : « Cette route-là est rouleau se dépliant à l’infini, stations, aires de repos, lieux intermédiaires nécessaires pour reprendre son souffle, lieux où naissent tant de désirs, celui d’être cette ligne illimitée avec ses distances, avec sa fatalité, cette envie de tout et de rien ; route laissant derrière soi, toute existence mortifère, highway aux kilomètres déployés dans le futur, voie à l’asphalte lézardé par le déferlement des machines. » Le baroudeur de Saint-Étienne, Bernard Lavilliers, l’homme aux multiples voyages, fera également allusion aux poètes influents de la Beat Génération, arpenteurs de ce macadam légendaire, Kerouac encore, Ginsberg et Burroughs également, dans sa chanson phare « On The Road Again » : « Nous étions jeunes et larges d'épaules / Bandits joyeux, insolents et drôles / On attendait que la mort nous frôle / On the road again, again / On the road again, again… »

Bruno Geneste, Sur la route poétique du rock, Cami(o)n Blanc, 372 pages, 32 euros.

Mythique Chemin pour l’Enfer de la Route 66, « Highway to Hell », dans laquelle le groupe de hard-rock AC/DC s’enfonce, comme un éloge aussi sombre qu’exalté de ce mode de vie tout en musique et en liberté, en aller-simple : « Vivre simplement, vivre libre / Une place éphémère pour un voyage sans retour / Ne désirant rien, laisse-moi vivre / Tout prendre sur mon passage / Je n’ai pas besoin de raisons, pas besoin de rime / M’enfoncer pour un moment / Mes amis seront aussi là-bas » ! 

BRUNO GENESTE / L-RAN, festival de la parole poétique SÉMAPHORE Nº19 Vidéo : Loran Jacob, Texte : Bruno Geneste, Musique : L-RAN, Son : Maxime Morvan, Lumière : Sylvain Hervé, Régie : Mélanie Laurent, Capatation : Martine Saurel. Le 01/03/2024.

Thème récurrent, exploré par nombre de musiciens pendant leur tournée, depuis « Roadhouse Blues » par le chanteur des Doors, Jim Morrison jusqu’à « Terre Brûlante » par le chanteur de Détroit, Bertrand Cantat… Appel à rouler sans fin que traduit Bruno Geneste, ce géographe du rock-and-roll, cartographiant au fur et à mesure de ses escales sur « La route américaine et anglaise » (Partie I) ainsi que « Sur la route poétique du rock français » (Partie II), ses vallées, ses plaines et ses sommets comme autant de territoires d’un itinéraire à repousser sans cesse les frontières entre notre finitude et l’infini : « Nos existences ne sont-elles pas des cercles imparfaits, des lignes fragmentées d’où jaillissent tant d’horizons imprévus ? Nous assistons ici à une fuite que cette route poétique du rock déplie sur le grand corps de l’horizon, il s’agit là d’une carte physique et mentale dont nous allons vous raconter ici l’histoire, celle qui porta cette musique vers d’insoupçonnables et incroyables contrées. »

Bruno Gemeste, L-RAN, Les Passagers, Aurillac le 18 Janvier 2024.

Sur « La route américaine et anglaise », guidé par l’invitation de Jack Kerouac placée en exergue : « On y va. Mais où ? Je ne sais pas, mais on y va », Bruno Geneste peint des tableaux d’époques, des scènes de groupes, des portraits d’artistes, qui tous semblent les témoins cruciaux d’une expérimentation des limites entre blues, folk et rock, depuis « les carillons de la liberté » de Bob Dylan jusqu’aux « Fontaines D.C. et l’imaginaire pélagique ». De manière analogue, « Sur la route poétique du rock en France », sous le signe de la citation du Bateau Ivre d’Arthur Rimbaud : « Comme je descendais des fleuves impassibles », l’exégète du rock français décrit les contours d’un paysage croisant lettres capitales d’une poésie sauvage et énergie brute d’une musique endiablée, depuis l’auteur-compositeur, chanteur de la fin des années 70 au sein du groupe précurseur Marquis de Sade, Philippe Pascal, jusqu’au cri de Sapho où semblent se rejoindre alors traditions anglo-saxonnes, américaines et françaises : « Chez Sapho, on trouve cette exploration poétique du langage, un approfondissement subtil qui donne à ses textes cette qualité littéraire, tout comme le rythme que porte la poète vers des contrées musicales aux multiples influences qui vont de Leonard Cohen à Patti Smith, de Bashung à Lou Reed, de Jim Morrison à Tuxedomoon et Joy Division. » Et si son chant s’élève au seuil du livre, c’est pour mieux rappeler les passerelles entre poésie et musique, puisque le Prince des Poètes, Charles Baudelaire, se voit décrit par son auteur, comme un dandy annonçant l’esthétique rock, ainsi que l’homme aux semelles de vent, Arthur Rimbaud, comme un rebelle dont le départ s’ouvre en voyage initiatique pour nombre de ses rockeurs-adeptes, Sur la route poétique du rock…




Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, sous forme dense, ramassée (24 vers), qui prennent l'entièreté de la page.

Pour ce qui est de l'aspect formel, majuscule en début de phrase (on en croisera à l'intérieur du poème, facilitant le découpage de lecture) et un seul point en fin de poème Pas d'énonciation à la première personne du singulier. Le je est ici remplacé par il mais on a bien compris qu'il avait même valeur. Mise à distance donc du sujet qui s'observe comme de l'extérieur.

Plusieurs fois il s'est installé à table
avec le frémissement de celui qui vient
de quitter un carnaval bruyant
qui vient de se frayer son chemin
dans les guirlandes serpentins
vient d'une rue de fête populaire
si bien que la brutale mue
laissait sur sa chaise un être
improbable ni lui ni un autre

Jean-Louis Rambour, Y trouver la fièvre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 94 pages, 16 €

Ce dernier vers renforce cette idée d’extranéité, d'éparpillement, d'autant que ce je absent – le poète lui-même ne se sent-il pas comme absent de ce théâtre de vie – est aussi bien en embuscade derrière le on ou encore le vous et le nous.

Les jours se suivent comme
cailloux dans la chaussure
comme un début de colère
qui ne lève pas On les compte
en les alignant au sol ainsi qu'enfant
on alignait des noyaux de fruits
pour chiffrer le chemin
entre la terre et le ciel.

Et pour cette sorte de déréalisation, exprimée cette fois à l'aide du vous :

Les revers de poignet disent
la détermination Le souffle
sur les mains la certitude de savoir
une encyclopédie de choses
Les épaules font des signes
de délivrance tout le corps parle
les rêves parlent ils vous mettent
sur un paquebot de luxe sur
un Hollandais volant une nef
d'île au trésor ou sur un âne
qui traverse les Cévennes
Le cou est nu et la pomme d'Adam
s'agite au rythme des bruits
de l'orage des craquements
des bûches de bois des sauts
des aiguilles du réveille-matin
Vous êtes un membre de l'équipage
vous êtes des paupières et
des chemises ouvertes vous êtes
les pieds sur le sol et le trait
de lumière qui passe sous un nuage
et la liberté qui pousse en herbe
autour de tombes autour de puits
vous êtes un front blessé de pierres.

Cet autre extrait, jouant des mises en abyme, aussi bien de l'écriture que du "personnage" :

Il est là parce que nous y sommes
parce que notre repas de vivants
est une forme d'écriture de déclaration
Nous sommes à un âge grotesque
de la vie où l'on écrit l'oreille
plaquée sur les portes en alerte
du moindre bruit moindre arôme
moindre note d'un répertoire chanté
dans l'asphyxie des poumons et
le relâchement du sanglot du sang.

Observation quasi clinique, restituée de manière très poétique et qui inclut une introspection sans concession.

Il a toujours détesté la chasse
l'eau chaude des bains la boue
des chemins forestiers le café
brûlant les gens trop bavards

Dans cette longue plongée en lui-même, l'auteur évoque parfois le monde comme il va : [...] On tue Tout sert / à tuer la fronde de David aussi bien / Little boy sorti de Fat man / Tout sert à tuer même les pavots / des champs de Kandahar [...] mais c'est plus sa propre déchéance que celle du monde que le poète décrit : Si affaibli Il était une sorte de chien gris / efflanqué peut-être un cheval brisé / un prisonnier happé dans une bouteille / d'alcool comme on fait aux serpents

Magie d'un écriture qui emporte pour ce qu'elle dit et comme elle le dit.

Dans la nuit dans le sommeil
quand les étoiles n'en finissent plus
les mots en effet reviennent ne cessent
de revenir et forment des billes de sucre
des agates de cour d'école
des souvenirs des prophéties
qu'on mord à s'arracher la langue.

∗∗∗

Le deuxième livre de Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, est plus court, une sorte de fable, symbolique, qui interroge la vie et son terme, allusive. Le titre questionne d'entrée. Faire preuve de bonne volonté, c'est se mettre dans une disposition à bien faire. Cette expression appliquée au verbe vivre titille l'esprit. On trouvera deux figures principales dans ce recueil : l'homme (comme dans le livre précédent, sans aucun doute l'auteur, pour une observation à distance, bien que celui-ci emploie également le je, ) et le passeur. Cet homme est double en quelque sorte, se regardant de loin et s'exprimant des profondeurs de son intimité : l'homme qui n'a plus d'enfant à saisir / (et moi qui si souvent ai trébuché dans mes colères). L'homme, c'est posiblement l'être social, celui qui se montre aux autres, dans le leurre des apparences, alors que je est l'authentique : Je ne triche pas. L'homme, lui, triche autant que la lumière du jour.

La figure du passeur renvoie inévitablement à Charon, le nocher des Enfers qui fait traverse le Styx aux âme des morts contre une obole. J'ai le visage transporté, en voyage vers une île déserte, derrière la porte. / Je tends déjà la pièce au passeur. L'auteur se sent proche de ce passage et fait une manière de bilan de son passé puisqu'il s'agit bien de contempler une vie à rebours. Belle formule pour dire le peu qu'il reste à vivre : L'avenir a déjà des rides.

On trouvera par ailleurs une référence au Christ : On peut percer un homme sous la cinquième côte, comme d'autres allusions à des figures apparemment tutélaires pour l'auteur : Hamlet, où est la tête du mort ? / Est-ce ce crâne posé sur des genoux, prêt à glisser / des mains de l'homme, Villon et Chagall, Hommes, ici n'a point de moquerie. Il y a / des paroles qu'on répète, secoue, dans le temps / où d'autres repeignent le plafond de l'opéra.

Le passeur est un personnage ambigu (un double, voire un triple de l'auteur ?) : Je n'y crois pas vraiment, / on navigue, on navigue et la mort n'est pas.et plus loin : Le passage n'existe pas puisqu'il n'y a pas de but mais dans le même temps : Toutes et tous allez passer à l'autre rive. [...] vous serez les compagnons et compagnes / des morts piteuses (comprenez : morts de pitié). / Votre Dieu ? Mais c'est fini maintenant...

Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 34 pages, 10 €.

C'est un long poème qui mêle désespoir, lucidité, colère parfois et un désir de douceur, d'acceptation : Je marche en fou à pas très lourds. / Je ne dévie que devant les murs. Certains vivent / assaillis par l'ombre des bonnes idées, / d'autres veulent prolonger un soleil qui s'étonne. / À la rigueur les parfums sont-ils justifiés pour laisser croire // à un reste de respiration. Moi, pour mon passage, / je ne me reconnais que dans les oiseaux en fuite. Finalement : Mon jour de colère / fait silence. La mort prononce des mots / avec une douceur de fenêtre brusquement ouverte.

Et, en conclusion, ces très beaux vers :

Voyez-vous,
il se produit que l'on croie pouvoir créér des feux
contre le feu, mettre des crèmes de couleur
sur nos masques et, sur les draps, un goût d'évangile.

Présentation de l’auteur