Olivier Risser lit Jean Lavoué

La poésie de Jean Lavoué est une terre d’accueil, un asile, une sauvegarde. Ne s’échafaudant pas sur une architecture alambiquée et ne s’éparpillant pas en de multiples pièces, elle n’a rien d’un imposant édifice. Au contraire, elle ressemble à un arbre qui unit et rassemble et qui bruit de toutes ses feuilles.

Chacune d’elles a un mot pour les exilés qui viennent, sous son ombre, s’abriter du soleil éblouissant et surchauffé du moi. Ces âmes y trouvent le sens de la communauté dans ce « nous » chéri du poète. Au fil des pages, au fil des ans, se forme une assemblée appelée au partage, conviée à la table de la solidarité des joies comme des tristesses, de l’espérance réaffirmée au creux même, parfois, de la détresse.

S’il est parfois question d’épreuves et de tristesse – certains poèmes en portent magnifiquement la mémoire – le lecteur est néanmoins invité à se tourner vers l’espérance et à accueillir l’esprit d’une joie élargie. Jamais le texte n’enferme.

Nous écrivions, à l’instant, « l’émotionnel » mais il serait tout aussi juste de parler « d’affectif ». En lecteur attentif de Hillesum, Jean Lavoué ne cède jamais à une quelconque désolation personnelle.

Cette poésie, orientée vers la communauté, ouverte au souffle, invite chacun à explorer une réalité « dont les bornes sont sans cesse reculées » sans jamais se replier sur elle-même. Toujours, elle ouvre grand la fenêtre pour se laisser cueillir par la lumière et le vent. Les aspérités, les poussières semblent disparaître grâce à cette invitation à élargir le regard. Cette poésie ne reste pas « derrière les vitres » (René Guy Cadou, Usage interne).

Olivier Risser, La Sève et le ruisseau, éditions A l’ombre des mots, 250 pages, 22 €.

*

Cette idée que l’être humain doit accomplir un chemin pour se trouver soi, et connaître sa propre vocation, parcourt toute l’œuvre de Lavoué. Sa poésie est l’héritière d’une anthropologie ouverte à l’espérance et à la foi qu’elle contribue, à son tour, à transmettre. Elle ne verse ni dans l’angélisme ni dans un optimisme de surface mais, s’il est bien vrai qu’elle ne méconnaît ni la part d’ombre des existences et des destins, ni les conditions réelles et historiques où l’on voit les humains se perdre et se détourner de leur vocation, elle se tourne résolument vers la clarté (voici deux extraits qui illustrent notre propos) :

 

Combien nous sommes dispersés,

Allant nos chemins sans boussoles,

D’informations en images,

De curiosités en impatiences

Ignorants du peu qu’il nous faudrait

(...)

Pour être dans la joie !

Ou comme l’exprime un autre passage du même recueil et en des termes très semblables, comme une sorte de variation :

 

Nous sommes faits pour le large,

Le mystère,

L’insoupçonné :

Du désir,

Ne manquons pas la cible  !

Tout âge d’homme est sacré, tout âge doit être préservé, soigné.

*

En définitive, chaque être de cette communauté du « nous » est appelé à prendre soin de soi, non premièrement pour soi mais, dit l’un des poèmes, « pour l’astre qui nous porte » et qui doit réchauffer et éclairer nos compagnons de vie, surtout en nos temps si incertains :

 

Là où croît le péril

Chacun de nous est concerné.

Feu, guerres, attentats,

Montée des eaux, ouragans, maladies,

discordes...

 

Temps qui, si nous n’y prenons garde et ne renouons pas le lien de notre humaine fraternité, déboucheront, par un mécanisme inexorable (observons ici l’énumération du deuxième distique), sur un avenir ‘‘embarbelé’’, comme l’auteur l’exprime, quelques pages plus tôt (dans Chant ensemencé). Si l’accent est ici pessimiste, les mots sont lucides :

Notre course aux mirages, nul ne l’enrayera :

 

Demain sera l’esclave des rêves d’aujourd’hui

Dès à présent, toute l’humanité est concernée. « Nul, en

dehors de nous-mêmes, ne l’enrayera ». C’est à nous et à nous

seuls de nous en délivrer. Cette fuite en avant au royaume

des illusions engendre des lendemains cauchemardesques.

Le poète nous rappelle ici que rien n’est sans conséquence pour nous qui formons l’humanité. Celle qui meurt sous les atrocités et celle qui regarde sans compassion, anéantissant par là même sa propre humanité, ont destin lié :

 

N’est-ce pas nous qui sombrons

Si nos frères meurent sur nos rivages

Si nous n’avons pas su partager le

Trop-plein avec eux (...) ?

 

Et l’on apprend aussi, à la fin de Fraternité des lisières, que nous avons, nous qui devons édifier une fraternelle communauté, à élever notre regard. A l’élever (lui enseigner), à nous élever, sans quoi nous ne nous souviendrons plus de nos liens, précisément, de fraternité. Alors se posera la question de « demain » (titre du poème) :

 

Habiterons-nous mieux la terre

Si nos âmes horizontales

L’encerclent de barbelés

Et de credo aveugles au ciel ?

Le zeugma des deux derniers vers place la conséquence avant la cause pour insister sur les effets de nos certitudes trop ancrées en nous-mêmes. Si nous ne sommes plus capables d’accueillir le ciel, nous ne saurons plus habiter la terre. Les âmes horizontales, comme tournant en rond, perdront le goût de l’horizon. « Terre », « ciel » : intéressant ici les places respectives de ces deux mots ; à nouveau, la conséquence est présentée en premier lieu (elle arrive donc, dans la chronologie de la lecture, avant la cause) comme pour mieux nous mettre en garde !

 

*

Cette terre nourricière, « comment ne pas la respecter et la protéger de tout notre être ? » questionne de façon rhétorique une dernière strophe d’un poème. La réponse, s’il devait en exister une, serait sans doute indiquée dans le poème lui- même : parce que nous n’avons pas vraiment commencé à nous comprendre ni à nous aimer. Parce que nous sursoyons à changer nos paradigmes. Naïfs ou faussement naïfs (naïfs à force de ruses et de dénis) quant aux échéances à venir, insouciants par paresse, nous pensons que le salut nous est dû et nous oublions commodément d’agir :

 

A force de demander au ciel

De nous accorder des délais éternels,

Nous en avons oublié notre demeure

 

C’est, bien entendu, une erreur grave de conséquences pour nous-mêmes comme pour la planète qui nous accueille, terre désormais et durablement « dévastée, humiliée par nos fautes » (cette personnification de la terre nous rappelle « notre mère la terre » de saint François d’Assise). Immoraux, nous le sommes déjà vis-à-vis de la terre. Immoraux parce qu’ingrats, immoraux parce que menteurs (un délai éternel, ça n’existe pas, sauf pour celui qui sans cesse repousse les échéances qu’il avait promises), immoraux parce que nous la tuons, elle, notre mère. Et Lavoué emploie bien ici un mot de sens moral, celui de « fautes ».

Le message et le ton de ces vers rappellent cette ouverture de L’homme sans nouvelle, d’Armand Robin : « La Terre est en peine en ce moment ; il ne faut pas dormir mais veiller avec elle (...). C’est l’heure de ne pas s’isoler d’elle, se désoler en soi mais de veiller avec elle, sur elle (...). Il ne faut surtout pas dormir, mais chercher et soigner jusqu’en nous-mêmes son mal ».

Cet esprit de communauté, ce souci de lien, cet usage du « nous » et du « tu », explique sans doute que « arbre » soit un des mots favoris de l’auteur. Parce que l’arbre, d’un unique tronc, révèle, en ses nombreuses branches et ramifications le « nous » véritable. Nourries à la même sève, et unies en un même corps, les branches, parce qu’elles se savent en lien, peuvent choisir en toute quiétude leurs directions et toutes, ainsi, s’étendent sans se perdre ni oublier ce qui les unit à la communauté.

 

L’arbre ne demande pas à ses

Branches

De se liguer les unes contre les autres

Pour atteindre le ciel

Il se contente de les laisser croître

 

La litote est jolie qui nous dit que l’arbre enseigne à ses branches la concorde et cet enseignement silencieux passe par l’amour confiant. Ainsi, le végétal déploie son envergure. Capable de regarder de tous côtés, il connaît le vaste champ du monde « où ruisselle la joie ». Dans toutes ses branches, coule une même sève et chacune d’elles s’oriente vers son propre horizon, par elle-même inventé. Symbole de vie et de sagesse, l’arbre ne cesse de s’élever en même temps qu’il allonge ses branches, dans toutes les directions. Transcendance et immanence, appel au voyage et à l’élévation, il offre l’idée d’enracinement auquel revenir si nos vies en éprouvent le besoin, en quelque « matin de défaite » :

 

Quitter la feuille pour la branche,

La branche pour le tronc

Le tronc pour la racine,

Ne plus faire qu’un avec l’arbre nu

 

*

 

Si, pour le poète marcheur, le mouvement de l’âme sur un plan d’immanence constitue un appel à vivre et à être pleinement incarné, ces vers indiquent aussi que les apparences seront trompeuses à qui ne lèvera pas les yeux. Il manquera une des deux dimensions de la vie : la transcendance.              

Comme l’espace ne saurait se confondre avec la surface, il implique une dimension verticale d’où le ciel finira par rejoindre les cieux. L’arbre habite ces deux dimensions et le poète, assurément, nous invite à l’imiter :

 

L’arbre ne demande rien à

Personne

Pour occuper l’espace qui lui est

Confié.

Il croît d’une lenteur parfaite,

D’une sobre liberté.

Il fait confiance au vent,

A la pluie,

Aux saisons qui l’ont vu naître.

Les mots de ce poème sont tous très bien choisis. Si le vent indique l’horizontalité, la pluie évoque la verticalité. Quant aux saisons, elles symbolisent le temps de l’immanence, de l’impermanence mais aussi celui de la vie qui passe et qui revient en cycles. Il s’agit là d’un « espace-temps » confié à l’arbre et ce mot, « confié », n’est pas sans importance. Il signifie ‘‘avoir été donné en toute confiance des possibilités de réception et de soin de la personne à qui l’on se fie en donnant l’objet, l’être, le secret’’.

Par ce mot, le poète nous propose une vision de la vie et de la création (pour qu’un bien soit « confié », il faut forcément un donateur) de toute beauté qui se couple avec une invitation à l’autonomie et surtout à la lenteur. L’arbre qui lentement mais indéfiniment s’élève pour rejoindre le ciel entre dans la danse, et donc dans la joie, et lui aussi – c’est écrit – est en « confiance ».

*

 

Pourrait-on parler des arbres sans mentionner les oiseaux, leurs hôtes et amis ? Un court poème des Carnets répond par la négative à notre question par cette autre qui exprime un étonnement émerveillé plus qu’une véritable interrogation :

 

L’arbre et l’oiseau

Ont-ils partie liée,

Comme la chair

Au souffle ?

Comme eux, ces derniers sont régulièrement conviés sous la plume de Lavoué et le poète lui-même reçoit l’invitation :

 

L’arbre abrite l’oiseau

Au-delà

Qui t’espère

 

Là encore, il ne multiplie pas les hyponymes. S’il arrive qu’on rencontre « mésange huppée », « hirondelle », « mouette rieuse » et « cormoran », « agile passereau », « alouette », le plus souvent, on regarde juste un « oiseau », des « oiseaux ».

L’animal, hyperonyme sous la plume du poète, voyageur entre ciel et terre, est évoqué pour sa fragilité, sa modestie, sa vulnérabilité et la mélodieuse poésie qu’il dépose sur le monde. Les vers ci-dessous et leur métaphore filée nous en offrent une belle illustration :

 

Imperceptiblement, nous laissons le chant de l’oiseau

S’élever en nous depuis sa partition cachée

Dans l’orchestre des feuillages.

*

 

Le poète ne se veut ni maître ni pédagogue. S’il nous questionne parfois, son ton n’est jamais appuyé ni démonstratif. Il s’agit toujours d’une invitation à la pleine et entière perception de la beauté du monde :

 

Le monde broie du noir

Mais il suffit d’ouvrir les yeux

Pour saisir encore le chant des

Couleurs

Sentir en soi le frémissement des

Feuilles

 

Tout un programme d’éveil aux choses et à soi nous est ici proposé. Le poète n’ignore pas le mal qui sévit sur les continents et Fraternité des lisières dont sont extraits ces vers en porte puissant témoignage. Pourtant, demeure (« encore ») la beauté. Ou faudrait-il dire, la beauté, toujours et partout, précède, comme une marque de fabrique du cosmos. Pour s’en rendre compte, « il suffit d’ouvrir les yeux ».

Ces vers que nous venons de lire mêlent habilement les sens de l’être humain. Entre les lignes, un autre texte s’écrit : « il suffit d’ouvrir les oreilles pour entendre le chant des oiseaux ». En effet, le mot « feuilles » et son « frémissement » ne peuvent manquer de faire apparaître l’image de l’oiseau. Le rejet opéré pour le mot « couleurs » suspend la phrase et crée une attente (le lecteur s’attendant à lire « oiseau » se dit, par anticipation, le mot à lui-même) et « couleurs », par un jeu de synesthésie, se teinte des sonorités diverses du chant des oiseaux, présents bien qu’invisibles.

Le monde peut désespérer et broyer du noir, les couleurs constituent la véritable texture des choses. Très nombreux sont ainsi les poèmes de Lavoué qui disent et rappellent l’éclat majestueux du monde et de la création. Tous guident le lecteur en chemin d’espérance.

*

Parenthèse (qui n’en est pas une) : Nous qui savons que Jean Lavoué se promène souvent sur le chemin de halage qui longe le Blavet et qui connaissons personnellement ces paysages qui ont vu naître tant de ses poèmes, nous pensons à lui comme le poète du Blavet. Il y eut, avec Aloysius Bertrand, ‘‘le poète de l’hôpital’’, on parle de Guillevic comme ‘‘le poète de Carnac’’. Verlaine surnomma Rimbaud « l’homme aux semelles de vent ». A chaque fois, ces périphrases qui font date offrent, dans une sorte de condensé, des clés de compréhension : sources d’inspiration, teneur de l’écriture et éléments biographiques. Si elles font bien leur travail, elles deviennent comme des épithètes de nature et la postérité les adopte parce qu’elles présentent, à elles seules, une part biographique et intime du poète, celle à l’origine principielle de sa poésie.

Osons dire de Lavoué qu’il est ‘‘le poète du Blavet’’. Entre le fleuve et l’homme, un lien s’est créé, non pas seulement esthétique mais aussi et surtout méditatif.

(…)

Le mot « fleuve », un des plus présents du corpus, invite à adopter un rythme en accord avec le flot de la nature et à se fondre pleinement dans cette mélodie, à en suivre la partition comme membre à part entière de l’ensemble orchestral. Le fleuve a au moins trois qualités qui en font un compagnon pour tout marcheur pèlerin : il va quelque part, il a une source autre part et entre ces deux extrémités, il est le lien, toujours fidèle à son tracé. Pour le poète qui fuit la nostalgie, il a cette qualité de ne jamais revenir en arrière et de se renouveler incessamment.

*

 

Le regard n’est pas celui, passif, d’un corps au repos, assis ou en intérieur. Jean Lavoué accorde une place importante à la marche. Source de présence authentique à soi, instant fécond de silence et d’ouverture, la marche est aussi cette occasion, trop vite négligée de nos jours, d’accéder à la verticalité. Le poète en chemin est aussi un poète en stature. Il a les pieds sur terre et le regard au loin, la tête droite et le pied ferme.

La marche, assurément, est une condition de présence authentique au monde et aux éléments d’abord par le voyage et la rencontre qu’elle permet. Il y aurait du malheur, pour le coup, à rester en chambre, privé de ce dialogue intime et corporel avec la création. Mais la marche représente, par essence, cette mise en mouvement de soi, de son corps et, pourrions-nous dire, cette mise en force de tout son être, indispensable à l’ouverture. C’est aussi le sens très concret de l’éloge que lui consacre le poète :

 

Marcher est un remède

Que ton corps

N’oublie pas

 

Pourtant fraternel en toute parole, le poète ne se prive pas, sur ce sujet, de certaines interpellations, comme ce début de poème :

 

Avez-vous déjà pratiqué la marche spacieuse ?

 

Nous voici, par cette question, prémunis contre notre myopie du quotidien, avec, entre nos mains, un riche programme de contemplation où il sera question d’adhésion pleine et amoureuse au monde et à sa beauté. Concept majeur que celui inscrit dans cette expression de « marche spacieuse » et où l’œil trop rapide croit d’abord lire « marche silencieuse » !

Cette marche spacieuse, en effet, nous pénètre de l’espace comme elle crée l’espace à chacun de nos pas. Elle devient ce qu’elle traverse et le silence lui est consubstantiel. Il s’agit de donner en recevant, de créer en contemplant parce que « Les premiers mots d’un poème naissent toujours d’une marche ». « Toute marche est une marche spirituelle », écrivait Grall et c’est bien aussi l’avis de Lavoué. La marche à pied est à la fois souffle et source de cette poésie. Et condition privilégiée de la présence !

*

Le silence délivre du trop de paroles et permet à la véritable parole d’advenir. Il élargit l’horizon de l’âme et rend audible la véritable présence. Chez Lavoué, proche en cela des sagesses monastiques, il s’agit aussi – et peut- être avant tout – de faire taire l’ego, de refuser l’éloquence, pour se mettre à l’écoute. L’ego est sourd mais il ne fait pas silence. L’esprit s’éveille dans le chant du silence.

 

Le silence

Est une vigile haute

Qui apaise la houle de ton cœur

Il entrouvre l’espace de tes pensées

Véritable veilleur (le mot « vigile » emprunté ici à la liturgie renvoie évidemment à la veille), le silence protège. La « vigile haute » pourrait être cette vigie des bateaux qui voit au loin et prévient la « houle » du cœur, autrement dit, cette force en soi qui permet de prévoir et de se prémunir. Le poème poursuit ainsi :

 

Il met une garde à ta bouche

Et à tes lèvres

 

Le silence, c’est donc d’abord une discipline. Se taire en paroles, c’est apprendre à faire taire au fond de son cœur ce qui s’agite et ce qui l’agite. Se taire, c’est éviter de blesser autrui, d’accaparer autrui et par là de blesser l’humanité qu’on porte en soi.

C’est dans ce silence de l’ego, dans cet éloignement des sentiments attachés à sa propre personne, dans ce silence aussi des passions tristes et parce qu’on parvient à faire taire toutes ces turbulences qui sont autant d’entraves, dans cette humilité enfin qui accueille la présence, c’est dans ce silence, disons-nous, que l’hôte divin ouvre grand ses bras :

La présence

Comme un arbre planté

Et tout au fond du silence

L’immense table dressée

 

*

 

C’est la plupart du temps de façon explicite que les poèmes de Jean Lavoué proposent des questionnements par un usage somme toute banal et normal des points d’interrogation. Il reste désormais à deviner, pour le lecteur, la portée véritable de ces phrases interrogatives. On peut relever chez le poète deux usages bien distincts même si tous deux cherchent avant tout à interpeller.

Le premier se fait à l’aide de questions dites rhétoriques. Il semble que l’auteur procède souvent ainsi, non pas à la manière d’un juge mais comme pour donner un ‘‘coup de pouce’’ à la prise de conscience, comme ici :

 

Cette éternité, la voulons-nous

Morts ou vivants ?

 

Si ces questions concernent en général le « nous », c’est bien que l’écrivain, jamais, ne se place en position de supériorité ou en donneur de leçon. Il s’inclut au contraire parmi ceux qui auront à méditer la question. Le second usage questionne en toute simplicité mais la tonalité varie. Parfois tragique, parfois naïve, parfois plus légère.

(…).

Les questions sont parfois posées comme on murmure un conseil, comme on chuchote dans l’obscurité d’une pièce ou sur un chemin au crépuscule. L’interrogation se charge dès lors d’un sens tragique, elle acquiert une densité et réclame qu’on la médite avant d’y répondre, comme dans ce tercet tiré de Nous sommes d’une source :

 

Dis, y aurait-il seulement place

Pour loger ce moineau

Dans la nuit grégorienne de ton cœur

 

Et le « Dis » qui ouvre la phrase comme une apostrophe orale invite en effet à tendre l’oreille. Signe que le poète a quelque chose d’important, dans son questionnement simple, à faire entendre (comprendre). L’interpellation est d’autant plus vive que le texte nous place au cœur de la situation d’un véritable dialogue par l’emploi du déterminant démonstratif « ce » qui rend l’oiseau présent à notre regard comme si le poète nous le montrait du doigt.

 *

 

En quelque sorte, on peut dire de cette poésie, qu’elle se déploie comme un long apprentissage de l’espérance, de la confiance, de la joie et de la présence et que cette dernière requiert d’abord l’acceptation, l’assentiment, l’accueil, le « oui ! ». C’est à l’individu qu’il revient de faire accueil à la lumière de vie et d’accueillir par là même la vocation qui est la sienne. « Nous sommes nés pour le printemps » rappelle le poète. Magnifique traité d’anthropologie chrétienne, ce vers dessine à lui seul le chemin, la voie d’espérance à suivre tout en rappelant l’intention divine. Dépasser le malheur et la froidure, aller vers le soleil et porter du fruit. Se tenir dans l’émerveillement. Voilà sans doute une belle feuille de route pour tout être humain :

 

C’est en amant de la terre

Emerveillé par le miracle

Sans cesse renouvelé de la vie,

Que tu accompliras ta vocation d’homme

(…)

 

La joie préexiste comme donnée même si, chronologiquement, il n’est pas exclu qu’elle vienne postérieurement à l’épreuve ni qu’elle ait eu un combat à mener pour pouvoir étendre ses rayons de lumière et illuminer le regard de l’homme. Voilà, une fois de plus, le témoignage d’une poésie qui nous invite à l’espérance, si bien que l’on pourrait tout aussi bien parler de poésie orientée vers la joie :

 

Que de temps

Pour quitter le lieu

De la blessure,

Et la porter

Partout en soi

Comme soleil !

 

La joie, ce n’est pas l’effacement improbable des souffrances (est-il seulement souhaitable, cet effacement ?) :

 

Nulle traversée

Qui ne garde les cicatrices

Du naufrage.

 

Au contraire, puisque, comme nous le disent en creux ces vers, il n’existe pas de traversée qui ne connaisse son naufrage, la joie n’oublie pas les tumultueux déferlements de la tempête tout au long de ce voyage au long cours. Chaque vaguelette conservera, après plusieurs milles, quelque chose de la force surgie des houles et fera encore siens les remous de jadis pour donner son surcroît de force à l’embarcation.

La joie est comme une survivance parce qu’elle est aussi le principe de vie de toute chose (souvenons-nous : « Au commencement était la Joie »). Il faut y croire, nous dit le poète. Elle est toujours le terme à toute crise, et ce en quoi toute chose, toute vie, tout combat, toute souffrance finit par se rejoindre :

 

Le savais-tu

Que le lieu de ta perte

Est aussi l’espace inouï de ta joie ?

Cette joie, nous devrions la qualifier plus précisément, et lui donner pour nom celui d’allégresse, à la fois vigueur et jubilation. C’est la joie printanière et nourricière, celle de la sève et du ruisseau.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie « Native American » : Ibe Liebenberg, héritier d’un passé qui s’invite au présent

texte et traductions de Béatrice Machet

Peut-être que pour commencer Ibe Liebenberg aurait raconté ceci :  Dans les récits des origines du peuple Chikasaw il est dit que les prophètes indiquèrent à leur peuple de quitter l’ouest. Alors les frères Chiksa' et Chahta conduisirent les tribus vers le sud-est. Lorsque les frères se séparèrent, Chahta devint le chef du peuple Choctaw et Chiksa' devint le chef du peuple Chickasaw.

Peut-être aurait-il continué à nous expliquer : Descendants des anciennes sociétés connues sous le nom de Mound-builders, ces peuples originaires du bassin du Mississipi ont construit des monticules en forme de mesas pour leurs communautés. De nombreux monticules sont encore visibles aujourd'hui le long de la Natchez Trace, près des cours d’eau, jusque dans l’état du Tennessee. Le peuple Chickasaw s'est installé dans les forêts épaisses des régions de ce que nous appelons aujourd'hui le nord du Mississippi, l'ouest du Tennessee, le nord-ouest de l'Alabama et le sud-ouest du Kentucky. Ils construisaient des maisons pour leurs familles à l'aide de poteaux enfoncés dans le sol qui soutenaient des murs en torchis et en roseaux avec des toits de chaume. Le peuple Chickasaw entretenait et cultivait son territoire comme s’il s’agissait d’un parc. Les voies navigables étaient naturellement abondantes et utilisées pour la subsistance et les voies de déplacement pour le commerce. Les Amérindiens de cette zone ont également développé un réseau de sentiers (traces), l'Old Natchez Trace étant un des corridors principaux. Le corridor était largement utilisé pour le commerce par les tribus des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique. Sociétés matrilinéaires régies par un processus démocratique, elles prenaient les décisions concernant leurs nations lors de la tenue de conseils et les Minkos (« chefs ») dirigeaient le conseil des anciens. Avec l'afflux de colons européens s'installant dans le sud des États-Unis, les Indiens d'Amérique ont été déplacés de leur pays d'origine, parfois par le biais de traités et de manipulations politiques, et d'autres fois par la force. Ces méthodes de colonisation ont lentement empiété sur les terres natales du peuple Chickasaw. L'Indian Removal Act de 1830 d'Andrew Jackson exigeait que le peuple Chickasaw, ainsi que toutes les autres tribus amérindiennes de l'Est, se déplacent vers le territoire occidental.

Les poèmes d'Ibe Liebenberg ont été publiés dans  Fire Season 2015 and Fire Season 2016 du Beloit Poetry Journal.

S'ils choisissaient de rester, ils devaient abandonner leur héritage et leurs traditions et s'assimiler à la nouvelle culture. Les Chickasaws qui sont restés ont été ostracisés par les colons blancs. Les Chickasaws ont été la dernière nation du sud-est à être déportée en Oklahoma. Ils avaient pris connaissance des épreuves vécues par les autres tribus. Campant près de Pontotoc, dans le Mississippi, ils ont attendu de pouvoir négocier un processus de réinstallation avant de prendre le chemin de l’exil, épisode tristement connu sous le nom de la piste des larmes. Un grand rassemblement de Chickasaws est partie de Memphis, Tennessee, le 4 juillet 1838. Comme d'autres tribus, en particulier Cherokees, Creeks et Choctaws, les Chickasaws ont vu mourir beaucoup des leurs en route pour l’Oklahoma et restent traumatisés par cet événement qui a bouleversé leurs vies.

Au bout de ce long exposé, certainement il nous faut lire ces deux poèmes de Ibe Liebenberg qui évoquent la perte d’un territoire et les traces, cicatrices, souvenirs traumatiques qui hantent les mémoires amérindiennes depuis l’invasion européenne du continent américain.

Photo courtesy of the poet.

Cousin Wolf Sings (Source: Poetry, Juillet/Août 2022)

Her all-night melody blushes
like directions for new lovers
             who are lost.

Last night all she held was a hum
             that ran away.

She now stretches words in our broken-down car

somewhere on Valley View
between Orphaned Lane
              and the dead end,

about hidden roads and streets
of homes for all the abandoned.

I study the map when she falls from crescendo.

Flashlight held by my teeth,
her voice needs
both hands to trace.

She leads me down paths disappearing
into blue lines holding
             imaginary rivers,

blacking in thin creases
and folds or contoured lines.

She drones about the water. I find the blue again.
My hand pressed against
                                               the faded shore.

 

Cousine Louve chante

Sa mélodie toute la nuit rougit
comme des signaux pour les nouveaux amoureux
             qui se sont perdus.

La nuit dernière, tout ce qu'elle a retenu, c'est un bourdonnement
             qui s'est enfui.

À présent elle étire des mots dans notre voiture en panne

quelque part sur Valley View
entre Orphaned Lane
              et l'impasse,

sur les routes cachées et les rues
de foyers pour tous les abandonnés.

J'étudie la carte au moment où crescendo elle tombe.

La lampe de poche tenue entre mes dents,
sa voix a besoin
des deux mains pour la suivre.

Elle me conduit sur des sentiers disparaissant
en des lignes bleues qui retiennent
             des rivières imaginaires,

noircies en de minces crevasses
et replis ou lignes profilées.

Elle parle de l'eau. Je retrouve le bleu.
Ma main appuyée sur
                                                le rivage délavé.

PTSD    (post traumatic syndrom disorder)

it is 2 a.m. ugly,
beautiful is sleeping.

and body parts are now religion.

a holy cult
where the angels won’t shut up

about our weeping.
all over the road,
your chalk outline,

limb-scattered vessel,
a temporary home.

i bring it to the station
resurrect you
night into night.

trace the white scribbled shape
into a body.

in my room
the ghosts unfold me,

caress my uniform
before putting it on.

and when the angels do not see us,
wings undressed; they leave.

we are the frowns of your absence,
ghosts holding up our clothes.  

SSPT (syndrome de stress post traumatique) 

il est 2 heures du matin, moche,
le beau est en train de dormir.

 et les parties du corps sont maintenant religion.

un culte sacré
où les anges ne tairont pas

nos pleurs.
partout sur la route,
ton contour à la craie,

un vaisseau aux membres éparpillés,
une maison temporaire.

je l'amène à la gare
te ressuscite
de nuit en nuit.

suis du doigt la trace blanche griffonnée
en forme de corps.

dans ma chambre
les fantômes me déplient,

caressent mon uniforme
avant de l'enfiler.

et quand les anges ne nous voient pas,
ailes démontées, ils s'en vont.

nous sommes les froncements de sourcils de votre absence,
fantômes qui maintiennent nos vêtements.  

Membre de la nation Chickasaw, Ibe Liebenberg est pompier de l'État de Californie, il enseigne également à l'université d'État de Chico. Il est titulaire d'une maîtrise en poésie et en fiction obtenue à l'Institute of American Indian Arts (Santa Fe, Nouveau Mexique). Il a été publié dans les revues et magazines tels que POETRY, The Threepenny Review, Beloit Poetry Journal, et d’autres encore. Il vit à Chico, en Californie.

En février 2024 il a reçu le Sowell Emerging Writers Prize, un prix qui récompense un manuscrit d’un auteur émergeant et c’est ainsi qu’en 2025 se trouvera publié son premier recueil, intitulé Birds at Night (aux éditions Texas Tech University Press). Les poèmes de Birds at Night, explorent les thèmes de la perte, du traumatisme, du syndrome de stress post-traumatique, de la guérison, de « l’indianité » et de la famille. Les faits montrés se déroulent en dehors et sur la réserve, ils enregistrent les sensations aussi bien intimes d’un sujet que les silences et les bruits du monde. Puissants, les poèmes disent les moments de crise, les moments de catharsis, les obsessions, ils méditent sur ce qui trouble nos nuits et nous empêche de trouver le sommeil. "Quelle que soit la langue dans laquelle ils chantent", écrit Liebenberg à propos des oiseaux qui fréquentent à la fois la beauté et le danger, qui apparaissent et disparaissent tout au long du recueil. C’est cette force de résilience du monde naturel, celle dont font preuve oiseaux et loups, qui marque et inspire Ibe Liebenberg, comme elle inspire et rend fort les peuples amérindiens. Migration et adaptation, voilà les clés pour entrer dans ce recueil et le parcourir, aussi bien dans son contenu que dans sa poétique.  Birds at Night est à n’en pas douter un premier livre remarquable.

Voici un poème qui interroge le vocabulaire et l’importance des noms portés, qui déterminent une identité, un rôle, en même temps qu’il souligne combien une langue véhicule une vision du monde.

same word in chickasaw for wolf and coyote
(Source: Poetry, juillet/août 2022)

so, my brother nashoba calls me

ofi, the dog

spirit wrong

half wolf, half coyote.

says he would still call me dog

if i was all coyote, even

if mother nashoba made me full wolf

he said i would be wolf artificial.

a stray handful of fur from my neck

in his grip.

 

même mot en chickasaw pour loup et coyote

donc, mon frère nashoba m'appelle

ofi, le chien

esprit mauvais

moitié loup, moitié coyote.

Si j'étais entièrement coyote,

il dit qu'il m'appellerait encore chien, il a dit que même

si mère nashoba m'avait fait devenir un loup à part entière

je serais un loup artificiel.

une poignée de fourrure égarée dans sa main

provenant de mon cou

 

Le poème suivant revisite les récits de la création. Le mythe chickasaw de la création fait en effet intervenir le corbeau dont les ailes en s’agitant ont séché la boule de terre originelle à partir de laquelle le peuple chickasaw a été créé

 

Origin Story (source : Poetry)

could have been raven
scraping her beak
against granite sparking

or dipping crane
stirring death
from waters dumb

floated mush on surface
we circulate to shore

and slobber from mouths
lowered heads shake out wild gather sticks that coil like serpents

first words peck

closed eyes become worship

Histoire de l’origine

ça aurait pu être corbeau
qui se grattait le bec
contre le granit étincelant 

ou grue plongeante
qui remuait la mort
la sortant des eaux muettes

bouillie flottant à la surface
nous circulons vers le rivage

et nos bouches bavent
têtes baissées secouent des bâtons sauvages qui s'enroulent comme des serpents

les premiers mots picorent

les yeux fermés deviennent un culte

Les cérémonies du nom ont une grande importance pour les peuples Indiens d’Amérique du nord. Un individu, en fonction des choses qu’il accomplit, en fonction des événements qui ponctuent son existence, portera différents noms au cours de sa vie, noms qui témoignent d’une évolution, d’un parcours, d’un développement. Et ces noms au moment de leur attribution font l’objet d’une cérémonie qui convoque les membres de la communauté car il s’agit d’une affaire qui se partage et qui concerne la communauté en son entier. Dans le poème qui suit, le nom donné est mis en relation avec la langue tribale, avec son abandon et sa perte, avec l’existence d’un autre vocabulaire, une langue qui devient personnage têtu, endurant, qui s’accroche et résiste tout en étant « son propre désastre » de l’avis des descendants,  plus férus d’anglais.  

Ceremony  (Dans la revue Blackbird, printemps  2023 vol 21 numéro 3)

Pace the table scratches and inked boredom
of my youth. I am responsible for all of it.

When I tried to ignore her, I was impossible.
There is a word in Chickasaw for you, she said.

Chepota loma the bastard. I didn’t think
I existed. The word existed. In that other tongue.

A wobble in the uneven of oak chair.
An auntie stables behind me.

Other family lean in too.
We posture the pause.

She could birth the words for being fatherless
to me again. Walked away from.

My hands clamp the chair,
wait to be called something with my wandering stutter

I call accent. A name that will stain until her death
or we declare she is her own disaster.  

Cérémonie

Arpente les rayures de la table et l'ennui encré
de ma jeunesse. Je suis responsable de tout cela.

Quand j’ai essayé de l’ignorer, c’était impossible.
Il y a un mot pour toi en Chickasaw, dit-elle.

Chepota loma le salaud. Je ne pensais pas
que j’existais. Le mot existait. Dans cette autre langue.

Chancellement dans le bancal d'une chaise en chêne.
Une tante s’installe derrière moi.

D'autres membres de la famille se penchent à leur tour.
Nous marquons un temps de pause.

Parce qu’orpheline de père, elle pourrait faire naître les mots
pour moi à nouveau. On s'est éloigné d'elle.

Mes mains serrent la chaise,
avec mon bégaiement vagabond  que j’appelle accent j’attends

qu’on me donne un nom. Un nom qui restera incrusté jusqu'à sa mort
ou nous déclarerons qu'elle est son propre désastre. 

 

Comment ranimer, comment ramener à la vie ce qui échappe ? Que ce soit la culture, la langue tribale, un mode de vie, un territoire, le poète constate qu’il n’a pas de prise :

 

 

CPR @ 2pm     (Cardio Pulmonary Resuscitation)

I have rehearsed all of this.
The physical emotion.
I’ve closed eyes. Drowned
the room crying. I was the breathless
walls. The stress of sirens and
engine cussing residence.
I was the finger shaking the map
and the road to your house trembling.

I did not practice the neighborhood scream.
The buzzing single-wide fluorescent light.
I did not practice a blue doll left alone
face down on the living room floor.
How could I practice
no one holding you. 

 

RCP@14h     (Réanimation Cardio pulmonaire)   

J'ai répété tout cela.
L'émotion physique.
J'ai fermé les yeux. Noyé
de pleurs la pièce. J'étais les murs
à bout de souffle. Le stress des sirènes et
la résidence au moteur injurieux.
J'étais le doigt secouant la carte
et le chemin  tremblant qui mène à ta maison.
Je ne me suis pas entraîné au cri du quartier.
La lumière bourdonnante d’un simple néon.
Je ne me suis pas entraîné sur une poupée bleue abandonnée
face contre le sol du salon.
Comment pourrais-je m’entraîner
personne ne te tient.

Le poème suivant souligne que malgré les pertes subies, malgré ce qui pourrait sembler au rabais ou faire l’objet de tractations marchandes, la culture amérindienne ne se laisse pas vendre, elle est toujours bien vivante, avec ses cicatrices, ses blessures mal fermées, sa nature « sauvage », mais elle est toujours présente et n’a pas perdu de sa bravoure, n’a pas perdu sa nature libre, et les enfants doivent pouvoir vivre avec, à son contact afin de la transmettre un jour à leur tour. 

don’t bring your 6-year-old daughter to a wild horse auction, just bring
a horse home

she will trace the shapes of scars
ask where each one came from
why are they called wild?
she will try to release each one
only after naming them thunder
cloud
and the one called poorly drawn stars
is the one she chooses

then asks about freeze marks
the burn to remove freedom

she will tame our gaze on raised skin
and the brand flinching

discipline refusing body
the wild not giving in  

n'amenez pas votre fille de 6 ans à une vente aux enchères de chevaux sauvages, ramenez simplement un cheval à la maison.

elle suivra du doigt la forme des cicatrices
demandera d'où vient chacune d'entre elles
pourquoi les appelle-t-on "sauvages" ?
elle essaiera de libérer chacun d'entre eux
seulement après les avoir nommés nuage
de tonnerre
et celui qui s'appelle étoiles mal dessinées
est celui qu'elle choisit

puis pose des questions sur les marques de gel
la brûlure pour ôter la liberté

elle apprivoisera notre regard sur la peau soulevée
alors la discipline de marque

flanchant refuse le corps
le sauvage ne cède pas  

Après cet exposé, reste à souhaiter un beau parcours en poésie à Ibe Liebenberg, cette voix nouvelle riche de toute l’histoire et de la culture d’un peuple, lui qui, à l’instar de ses aînés, porte le passé, souvent douloureux, sans s’engluer dans la victimisation afin de se faire au présent l’héritier digne de ses paires comme de ses ancêtres.

Présentation de l’auteur




Le Bruit des mots n°4 : Regrd sur la Poésie Nativ American — Entretien avec Béatrice Machet

Le Bruit des mots n° 4 à l'Atelier Matresleva, le 24 mars 2024, avec Béatrice Machet et Carole Mesrobian.




Emil Iulian Sude, un veilleur de lumière

Présentation de Gabrielle Sava - traduction Gabrielle Danoux

 

Emil Iulian Sude est né le 6 septembre 1974, à Bucarest. Il est l’un des premiers poètes primés d’origine rom en Roumanie. Il travaille actuellement de nuit, en tant qu’agent de sécurité dans une école publique tout en poursuivant ses études en romani et en roumain, à l’Université de Bucarest.

 

Sa poésie lui a valu plus d’une quinzaine de récompenses, dont notamment la première place au concours international de création littéraire et de traduction Bronislawa Wajs, célébrant le centenaire des Roms (1919-2019), ainsi que la quatrième place au concours de manuscrits 2018 organisé par le Centre national de la culture rom Romano Kher en collaboration avec le gouvernement roumain.


Il a fait ses débuts littéraires avec le recueil de poésie Scărarul [Le Confectionneur d’échelles], Éd. Grinta, 2014, avec des références critiques de Nora Iuga. En 2016, a été publié le recueil de poèmes Chiar nu [Vraiment pas], Éd. Eurostampa, avec des critiques d’Al. Cistelecan, Gabriel Nedelea, Nora Iuga, Ciprian Chirvasiu. Il a été invité à de nombreux festivals et événements culturels organisés par l’Association Direcţia 9. Ses poèmes ont été publiés dans l’anthologie Moștenirea Văcăreștilor [L’Héritage des Văcărești],  (2013), ouvrage couronnant le concours éponyme, ainsi que dans des périodiques culturels prestigieux. Les critiques et références dans : Viaţa românească, Steaua, Contemporanul, Vatra, Mozaicul, participation au festival de littérature religieuse de Caraiman, organisé par le journal Ziarul Lumina. 

 

Commémoration en mémoire de l'Holocauste, 2 août 2021.

En 2018, est paru le recueil de poésie Povești [Histoires], suite à sa participation au concours de manuscrits organisé par le Centre national de culture rom Romano Kehr. La même année lui est décerné le diplôme d’excellence pour sa « contribution remarquable au développement et à la promotion de la culture et de l’identité rom ». Après Rapsodiile unui gelos [Les Rhapsodies d’un jaloux], éditions Rafet, 2022 (le prix du manuscrit et le deuxième prix lors du festival national Alexandru Macedonski), son dernier recueil, paru en 2023, s’intitule Paznic de noapte [Veilleur de nuit].

∗∗∗

Poèmes d'Emil Iulian Sude

Aujourd’hui j’ai fait un malaise dans le tram 21

 

une torpeur s’est comme ça emparée de moi et ce mal(être) m’a cloué débout.
là-bas à mi-chemin du tram 21. où se scinde en
deux la vie. là-bas tandis que je prenais appui sur la barre latérale de moi
s’est emparé ce mal(être).
si je me souviens bien c’était à mi-chemin du tram
où se tiennent les petits balanciers. les grands balanciers sont
plus proches du conducteur. nul besoin d’avoir un certain âge

pour les balanciers on peut même n’être qu’un enfant si l’on veut,
pour les balanciers. ceux qui passent dans l’autre moitié du tram
reçoivent gracieusement un balancier pour s’y balancer.

et tandis que je comptais les arrêts jusqu’à piața obor. c’est comme ça
qu’un mal(être) s’est emparé de moi et m’a ramolli les genoux. le noir
devant mes yeux. petit ou grand mal(être) je n’en sais rien puisque je ne suis pas encore mort
tout à fait. juste la mollesse de mes genoux et la voix
familière criant emil emil. étendez-le par terre il a quelque chose
comme un mal(être). et laissez-le respirer tout seul. criaient les voyageurs.
forts aimables les passagers du tram 21.
l’un m’a offert sa place. un autre a ouvert la fenêtre.

fort aimables les voyageurs après tout j’étais l’un des leurs.
juste mon front en sueur et mes mains moites et froides. seul le mal(être)
s’amenuisait lentement et ma colère noire dans le tram 21 ne me lâchait plus.
de ma prière vers dieu je ne me souviens plus guère.
seule de la voix féminine attendue toute ma vie
à l’arrêt perla pour prendre ensemble le tram 21 qui était en fait
le tram 46. je m’en souviens. qu’il nous emmène
qu’il nous emmène à ce marché obor pour l’agneau de Pâques.

 

*

 

Près de nous de la place pour tout le monde

 

personne ne vient nous ressusciter. nous avons de la place
pour les mariées pour les mariés
dans les recoins
pour dire vous êtes trop nombreux. personne.
aucune complainte pour la foule.

trop indulgents avec les choses de la vie
nous nous multiplions comme des lièvres
au mètre carré nous inspirons le même air.
couronnes de virus. de lointains empereurs

quand nous rêvons avec mille yeux
mille pieds. qui aurait pu imaginer
de ce que nous fûmes nous serons utilisés
contre nous-mêmes

seule la terre bombe ses extrémités.
les uns sur les autres nous faisons l’amour sous pression
dans toutes sortes de positions ignorées par le kama sutra.
on se liquéfie on coule par tous les trous du sirop de pissenlit.

parfois il nous semble que nous nous brisons dans des
fleurs de chanvre indien perlent nos visages
nos bouches s’assèchent.
et nous rions à rompre nos diaphragmes.

 

*

 

Cigarettes café promenades comme chez les fous

 

un véritable esclandre
ici nous sommes tous amis. ici nous sommes tous sains d’esprit.
personne ne reconnaît. les regards perdus parlent de nous.
les détournements de la réalité immédiate
auraient été notre seule réalité.
disaient ceux qui pensaient contrôler la réalité.

l’infirmier a dit je suis nouveau. une fleur
un jour de mai. je suis tout juste bon. pour les pilules
probablement une dépression, j’ignore si je suis guéri ou
si j’ai jamais été déprimé.

je fus interrogé par un collègue si je me suis acclimaté.
trois mois qu’il pêchait délicatement les plantes dans la rigole.
regarde comme elles sont belles. j’avais envie de rire.
sans raison. tel un fou. il a été conduit
à l’hôpital par un temps hivernal.

on ne nous a jamais donné de fourchettes pour manger.
Ils disaient qu’on allait se crever les yeux fixant le vide.
le premier jour, nous avons mangé le plat de résistance avec les mains.
aucun de nous n’avait assez de cigarettes. le
nec plus ultra était de fumer et d’observer la lune.
aucun espoir que les amoureuses ou les épouses nous cherchent. si
toutefois ça leur arrivait de passer en coup de vent as-tu apporté des cigarettes
pour observer la lune. on demandait.

j’ai quitté cet endroit. je n’ai pas découvert ce dont je souffrais.
d’un hôpital à l’autre. que dira
le monde. le pauvre habite sous les combles.
bien sûr, ils m’ont demandé comment je
me sentais. l’éternelle bienveillance.
cela peut arriver à tout un chacun. disait-on.

(poèmes extraits du recueil Paznic de noapte [Veilleur de nuit] et traduits du roumain par Gabrielle Danoux)

 

Présentation de l’auteur




Dans la mêlée des étoiles : entretien avec Claude Gobet

Ce recueil se présente comme une longue lettre adressée au père disparu, un long poème ininterrompu, écrit d’un seul souffle.

Claude Gobet « revient sur les lieux », comme on dit. Dans une écriture poétique incisive, concrète et sans complaisance aucune, il ré-ouvre les forces puissantes de l’indicible, celles qui écrasent, figent et éteignent toute vitalité.  Il refait le chemin, pour mettre à vif la blessure, en affronter les ombres, de façon centrale l’ombre du père. Aveux difficiles et déchirants, d’une profonde sincérité, qui laissent filtrer la lumière d’une espérance, d’une création de soi qui m’a profondément touchée.

Ce recueil semble avoir été écrit d’une seule phrase, avec fougue, comme un cri.  Pourtant il est d’une grande pudeur. Il respecte la mémoire de la figure du père, et d’ailleurs de chacun des êtres que tu évoques, les plus « anciens » et les plus actuels.  Tu as réussi à te dégager de toute accusation, ou pire encore de ce qui aurait pu prendre la forme d’un règlement de compte. Dans le tout premier poème, un poème fort que tu appelles « Pater Noster », la tendresse, et même une certaine forme d’admiration se mêlent à une profonde douleur. 
Cela m’amène à te demander dans quel état d’esprit tu t’es mis au travail de l’écriture de ce recueil ?
C’est vrai Christine, ce recueil est né d’un seul et même élan d’écriture. Je l’ai achevé en quelques semaines durant lesquelles j’étais, pour ainsi dire, en état d’urgence. Une urgence d’écriture pour nommer les violences subies durant mon enfance et tenter de briser les chaînes de leur emprise sur mon existence. Et dans le même mouvement, une urgence à donner sens à mon histoire personnelle en l’inscrivant dans un récit plus général, transgénérationnel, seul à même, selon moi, d’éclairer « Le Mal des fantômes » (titre de l’admirable recueil du poète roumain mort en déportation, Benjamin Fondane) dont je souffrais intensément. Je pense que cette mise à distance m’a permis de ne pas tomber dans la facilité d’un face à face avec mon père, qui m’aurait certainement conduit à un règlement de compte dont seule la colère et la haine auraient triomphé, et d’élargir le champ d’écriture à d’autres figures passées et présentes de mon histoire personnelle.

Le titre de ce recueil « Dans la mêlée des étoiles » est très beau.  Il est intriguant aussi. Dans la préface de ton recueil Nourrédine Ben Bachir écrit que « les fragments de météorites et de lambeaux d’histoire se sont agglutinés pour faire du père un personnage traversé comme rarement par la folie du vingtième siècle ». C’est le sens que tu donnes à ce titre ?

Mon ami poète et romancier Nourredine Ben Bachir a donné un sens différent du mien à ce titre. Et tant mieux ! Il en a fait sa propre lecture et elle est pleinement judicieuse par rapport au livre dont la figure du père est centrale, et par là incontournable.

Pour ma part, je suis parti de l’idée que lorsque nous regardons le ciel étoilé, étrangement, nous regardons le passé. C’est lié aux distances prodigieuses qui nous séparent des étoiles et à la vitesse de déplacement de la lumière. Dès lors, on sait que certaines étoiles continuent de briller dans le ciel bien longtemps après qu’elles se soient éteintes. Un peu comme nos ancêtres qui continuent leur vie en nous à travers les legs conscients et inconscients qu’ils nous ont laissés.

Extrait Live Ginkgo Music Composition de Claude Gobet guitare chant Lead guitare : Olivier Thévenin Basse Ambroise GLD Percussions : Jimmy Lops.

Tu abordes de front les enfermements, les terreurs, la « chaîne de souffrances/Et son cortège tragique/de hontes et de peurs irréparables (p 15). Il est vrai qu’en plein cœur de l’histoire la plus intime s’incluent les mouvements de l’Histoire, les voies et images entêtantes du pouvoir, de la guerre, de la torture, les camps, tout autant que les mouvements de libération, de lutte et de résistance. C’est l’une des grandes originalités de ce livre d’avoir montré les répliques et les résonances qui se tissent entre la vie intime et les conditions politiques, économiques et sociales.
C’est naturellement que j’ai inscrit ce récit familial et ses trajectoires individuelles dans le cadre plus vaste de ce que tu nommes « les mouvements de l’Histoire ». Mon éducation intellectuelle marquée par le matérialisme historique et la sociologie de Pierre Bourdieu m’a très tôt ouvert les yeux sur l’importance de l’arbitraire dans l’existence. Certes, nous faisons notre propre histoire mais nous évoluons dans des conditions matérielles, culturelles et psychologiques d’existence que nous n’avons pas choisies et dont il est extrêmement difficile de s’extraire, surtout lorsque l’accès à l’éducation et à la culture est restreint pour les classes les plus modestes, dont ma famille est issue. Dès lors, pour briser les chaînes de l’enfermement, reste les actes de résistance et de libération qui jalonnent depuis les temps les plus reculés de l’Histoire la condition humaine et auxquels je suis extrêmement sensible. Reste aussi les actes de création, l’art, et pour moi tout en haut, la poésie, pour nous éclairer, nous émerveiller et parfois nous révolter contre l’ordre établi, l’embourgeoisement, le conservatisme.
Bien au-delà de toute accusation, comme nous l’évoquions, ton écriture cherche à sortir d’une certaine fatalité.  Elle assume pleinement le désir de s’extraire d’un passé éprouvant, de s’en affranchir, de retrouver du souffle, en même temps qu’une certaine dignité, autant pour toi que pour les êtres qui te sont chers.
C’est tout à fait cela Christine !
Pendant l’écriture de ce recueil, j’ai été porté par un élan vital. Ce sursaut intérieur, cet état d’urgence dont je parlais précédemment, était animé par un intense désir de rupture avec les violences intra- familiales héritées du passé. Car je me sentais comme possédé par des forces inconscientes et destructrices et leurs répétitions traumatiques qui affectaient ma vie en agissant sur elle. Pour m’en affranchir et recouvrer ma dignité d’être humain tout en restituant celle de mes ancêtres, qui le plus souvent n’ont fait que survivre tant ils ont été malmenés par des conditions de vie épouvantables, après vingt années de psychothérapie, Il me fallait affronter ce passé une bonne fois pour toute. En démêler les fils ténus qui reliait chacun des êtres qui le composaient. Afin de revenir à la vie. Ce livre est un acte de liberté tout comme une tentative de renaissance par la création et la transmission. Je le devais à moi-même mais aussi à mes enfants afin que ce passé familial soit moins lourd à porter sur leurs épaules, et j’espère qu’il l’est aujourd’hui. D’ailleurs, en écrivant ce récit de l’intime, je n’ai jamais cessé de penser à l’idée de transmission.

Claude Gobet, Ambroise et Alex au STAQ, novembre 2023.

Il s’agit véritablement de « te désempoisonner l’âme » comme tu l’écris p 98.  D’ailleurs, l’écriture de ce livre arrive après une période de quasi-effondrement mental. Pourrais-tu plus nous donner quelques éclaircissements sur la temporalité de cette écriture.
L’écriture de ce livre est en effet arrivée à une période particulière de mon existence. Une période où je souffrais de troubles de stress post-traumatiques, avec son lot de peurs intenses, de détresse et d’impuissance. Ces troubles mentaux étaient consécutifs à un épuisement professionnel et à sept années de harcèlement sur mon lieu de travail. J’étais en soin psychiatrique, avec un traitement médical lourd afin de neutraliser des pulsions suicidaires récurrentes… Je n’écrivais plus depuis de longs mois, j’avais également totalement délaissé la musique, je ne jouais plus de guitare, ne chantais plus… Comme souvent en de telles situations, ces troubles ont fait réémerger les traumas de l’enfance que j’avais réussi jusque-là à endiguer et à domestiquer. J’étais littéralement envahi par la douleur… Il m’est encore difficile aujourd’hui d’évoquer cette période… Et comme je n’ai pas voulu quitter la vie, les mots sont revenus peu à peu à moi. J’ai repris langue d’abord par la lecture. Avec les ouvrages de la psychanalyste et philosophe Alice Miller, que je cite d’ailleurs dans le premier poème ainsi que dans le dernier du recueil, et dont les thèses sur la violence cachée, qui de son point de vue caractérise souvent les relations entre parents et enfants, m’ont laissé une empreinte très forte. Sur les conseils d’un ami, j’ai également découvert au même moment le philosophe Hartmut Rosa, en particulier son essai intitulé « Résonance » qui m’a beaucoup aidé à revenir à mon essence de poète… Puis la corde vibrante qui me rattache à l’existence, la poésie, sans laquelle je ne peux véritablement exister, s’est remise en mouvement et très rapidement m’a envahi en un flux continu pour donner naissance à ce livre.
D’ailleurs, tu parles p 89 d’un voyage initiatique/vers ce qui n’est pas encore advenu et de « l’inespéré désir d’habiter pleinement/ Ma propre existence. Un projet vital. J’aimerai bien que tu nous dises comment la poésie justement vient ouvrir cette voie. 
« Habiter pleinement ma propre existence » signifie pour moi entrer en état de poésie c’est à dire pouvoir ressentir intensément le souffle de la vie. Vivre des moments qui me semblent plus vrais que d’autres lorsque le regard cesse d’être usé, lorsque l’imprévisible peut surgir. Le poème devient dès lors une trace de ces moments, une tentative de les fixer. Ce qui est certain en ce qui me concerne c’est que la poésie telle que je la ressens et la pratique à plus à voir avec « le langage de l’âme », pour reprendre les mots de Gaston Bachelard, qu’avec l’esprit, plus à voir avec l’intuition qu’avec l’intention, plus à voir avec le sensible qu’avec la raison. Cette manière d’être en poésie nécessite une condition essentielle, celle de la disponibilité à moi-même et aux autres. Autrement dit, je me sens poète et me vis comme tel lorsque je suis disponible à la vie et que celle-ci déborde soudain en moi. Comme le dit le poète Charles Juliet « J’ai les mots quand j’ai la vie ».
Claude, Tu es poète et aussi musicien.  Dans ce long poème, il y a un rythme particulier, une sorte de paysage musical qui donne vie et dessine les entrelacements entre chacune des existences que tu nommes, mais aussi entre le quotidien et les contextes sociaux- politiques. Ce rythme-là est très émouvant car il est une mise en mouvement, un réveil de quelque chose qui semblait s’être immobilisé et qui avait phagocyté ton âme ? 
Je suis heureux Christine que tu soulignes cet aspect de mon écriture car je me situe dans la tradition de la poésie orale et sa dimension lyrique. N’oublions pas qu’avant d’être écrite et publiée, la poésie était un art exclusivement oral par lequel se transmettait, de génération en génération, jusqu’aux racines de l’être, les vibrations profondes des émotions qui font notre humanité commune. Ce lien entre l’écrit et l’oral, entre poésie et voix, entre poésie et musique, je le pratique également depuis plus de vingt ans à travers l’écriture et la composition de chansons. Ce qui m’inscrit humblement dans la lignée d’Orphée, à la fois poète et musicien. Actuellement, je présente sur scène un spectacle dans lequel, avec mes amis musiciens, j’interprète des poèmes et des chansons parmi lesquels deux textes de mon dernier recueil dont voici des extraits : « 1956 : Contrairement à toi papa/A ton père/A tes deux grands-pères/Je n’ai pas fait la guerre/Pas eu à tenir une arme/Contre mes frères humains/Pas eu à subir les humiliations et les ordres/D’officiers assoiffés de gloire et de sang/Pas eu à assister impuissant/A la torture/Aux viols/A la métamorphose en criminels de guerre/De camarades de chambre...//», « 1965...A deux ans d’automne à hiver/Je fus projeté loin de l’appartement de la cité Mozart/Dans le vide de l’abandon/Et l’étrangeté d’une langue inconnue/Chez mes grands-parents maternels/Victor et Julia Espinosa/Dans un village du pays cathare/Entre mer et montagne/Où les paysages languedociens/De vignes d’oliviers et d’amandiers/Chargés des parfums odorants du maquis/Apparaissent dans la lumière de l’arrière-saison/Clairs comme du verre... // »

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée

Écrivant un poème, nous nous tenons au plus intime de nous-mêmes, sommes-nous seuls pour autant ? Nous pouvons nous adresser à quelqu’un, nous pouvons lui répondre, mais le dialogue a lieu dans l’espace intérieur. Magie renversée, le livre que publient Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, renouvelle les perspectives.

On a parfois nommé les ouvrages qu’un artiste et un écrivain réalisent en commun « livres de dialogue », il en existe également lorsque deux poètes s’associent.

 

De notre élan caché
nous ferons la colonne
du ciel : les pointillés rejoignent
la ligne continue.
Quand tu la coupes je lis
le hiéroglyphe inédit
du vers tu [.] 

Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée, peintures de Caroline François-Rubino, préface de Florence Saint-Roch, non paginé, Les Lieux-Dits, 2024, 20 €.

Isabelle Lévesque envoie ces lignes à Sabine Dewulf dans les premières pages. Deux poètes ayant reconnu leurs affinités et leurs différences décident d’un même « élan » de partir à l’aventure pour la joie d’être et de faire ensemble, de s’ouvrir, de découvrir. Que ce soit en solo ou en duo, écrire ne réclame que l’élan initial, mais certains ont besoin de se donner au préalable un thème, voire un sujet, ils s’imposent aussi une forme générale. Peu importe, à vrai dire, si l’élan est profond, s’il se régénère, les règles ne deviendront pas des contraintes stériles.

Dès l’origine Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf ont défini ce que seraient le domaine de leurs explorations et le protocole de la composition. Sans doute est-ce Sabine Dewulf qui a tenu à ces exigences, on les trouvait dans Tu dis délivrer la lumière (éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021) qu’elle a composé avec Florence Saint-Roch, la préfacière justement de Magie renversée. Ce nouveau livre se présente en 15 séquences, de 4 poèmes chacune. (Quatre, un bon chiffre, « [c]ompte rond », dirait Isabelle Lévesque.) Une séquence est engendrée par une photographie, laquelle inspire un premier poème, celui-ci appelle l’intervention de la partenaire, qui fermera la séquence, mais c’est elle qui commencera la suivante. À une exception près le passage de relais sera respecté à travers tout le livre.

Cette rigueur de la construction néanmoins n’entraîne aucune monotonie, et peut-être était-elle nécessaire sinon pour canaliser l’animation générale qui conduit les auteures de surprise en surprise, mais pour la valoriser. Nous sommes ici, une fois pour toutes, dans l’univers enchanté des fées et des sorcières, le titre immédiatement nous avertit, ou bien dans le poème initial le mot « conte ». Faut-il distribuer les rôles ? Isabelle serait la fée, Sabine la sorcière. Les allusions à leurs livres précédents sont nombreuses. Philtre, chaudron, brouet, baguette, talisman, pentacle, hiéroglyphe, grimoire, etc., tout le champ lexical de la magie se déploie.

Rien n’est stable, tout change à chaque instant. Le mouvement qui caractérise la magie et celui qui emporte la poésie ne font qu’un. Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf sont par vocation actives : « nous avançons », « nous courons », « nous volons »… On assiste même à une accélération, due à l’allégresse ou à l’ivresse. L’écriture leur semblerait vaine si elle se bornait à constater, elle est dans ce livre synonyme de « métamorphose » (le mot est répété) : « la clef du poème », dit Isabelle Lévesque, « la métamorphose ». Le connu devient l’inconnu. C’est en permanence la quête de l’inconnu qui exalte Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, elles parlent encore, l’une comme l’autre, d’« alchimie ». En les lisant, comment ne pas penser au Rimbaud des Illuminations, « Conte », « Enfance » ? Le conte et le poème sont indissociables, l’esprit d’enfance y règne.

Sauf la noire, la magie a toutes les couleurs, elle est tour à tour blanche ou bleue ou rouge ou jaune, jaune d’or. Une analyse serait possible de leurs apparitions selon le processus alchimique. Les fleurs sont de préférence évoquées, du bouton d’or aux crucianelles. (Les lecteurs de Chemin des centaurées d’Isabelle Lévesque ne seront pas dépaysés.) Ce sont leurs couleurs que naturellement, bien qu’elles ne lui soient pas habituelles, Caroline François-Rubino a choisi de mettre en valeur. Les photographies qui avaient déclenché l’écriture n’ont pas été reproduites, elles ont été remplacées par ces merveilleuses images d’un kaléidoscope d’encres et d’aquarelles dont les fluides se répandent, se fondent, rayonnent, éblouissent, refusant de cerner des frontières comme de distinguer le haut du bas. Certaines fleurs, par exemple, ont leurs têtes renversées. Nous voici en présence de cette « [t]able d’orientation » ou de cette « table ronde », c’est-à-dire de la table d’émeraude chère à Sabine Dewulf où le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Tout est sens dessous-dessus :

Si c’est une onde
l’éternité s’enlace au temps :
une pincée d’écume
donne goût à l’azur.
Si elle est particule,
elle émerge au zénith
sur la plus fine pointe du présent,
comme le point du i. 

Et Sabine Dewulf ajoute ces deux vers : « Nous apprenons / à ne rien retenir. »

Tel est l’enjeu de ce grand livre, il correspond à une initiation, une libération simultanément. Cercle après cercle, à l’image des ondes, le livre s’élargit, il se dégage des sortilèges qui entravent nos démarches, l’appât du gain, le désir de possession, il lève des censures, il détruit l’armature des concepts et des contraires, et peu à peu s’effectue la genèse du poème. Magie renversée nous charme intensément parce que les auteures ne prétendent ni à la victoire ni à l’assouvissement, « nous écrivons », disent-elles, « nous vivons ». Sabine Dewulf, citant Isabelle Lévesque, rappelle que « ce qui cesse commence » (une phrase décisive du Fil de givre), et les deux dernières pages (quinzième séquence, « Ailé ») ne concluent pas : « L’amplitude / nous embrasse », dit Sabine Dewulf, « le livre n’est pas fermé », dit Isabelle Lévesque.

Nous les reconnaissons, elles n’ont pas perdu leur identité, ce n’était nullement leur intention : Isabelle Lévesque garde « la fougue de [sa] phrase », ses vers sont fréquemment heurtés, alors que la voix de Sabine Dewulf « chemine », elle est dans sa métrique soucieuse de mesure. Pourquoi dissimuleraient-elles ou atténueraient-elles leurs différences ? Celles-ci ne s’opposent pas, elles se conjuguent et se complètent. C’est cela, l’œuvre commune portée par le dialogue, le jeu des questions que les réponses relancent. Le dialogue n’est possible que par la grâce de l’attention à l’autre. « Suis-je l’écho ou l’écoute ? » L’écho par miracle invente, l’écho multiplie, et le livre qui ne cesse de s’élaborer nous communique sa vivacité, nous partageons le plaisir qu’ont éprouvé à l’écrire les magiciennes.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

Le recueil de Giorgi Lobzhanidzé est une tentative éminemment empathique de partager l'expérience d'une vie libre dans la Géorgie d'aujourd'hui ; défi de chaque instant. L'individu y est broyé sous les difficultés matérielles, la pauvreté, la violence sociale, les propagandes politiques de tous bords, le carcan des différents dogmes religieux... Marginal et funambule, le poète renvoie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu'à ses propres vérités. Pamphlétaire, rêveur, il sera notre professeur surréaliste d'une langue nouvelle qui puise aux sources inédites d'un Coran secret et d'une conjugaison ré-imaginée, aventureuse, nomade, sans passé ni avenir.

Docteur en philologie, Giorgi Lobzhanidzé enseigne actuellement à l’Université d’État de Tbilissi. Il a traduit des œuvres médiévales et modernes importantes de la littérature arabe et persane. Il est l’auteur de la nouvelle traduction géorgienne du Coran, présentée et annotée par lui-même, pour laquelle il a reçu, en 2008, le Prix littéraire Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Giorgi Lobzhanidzé a de nouveau reçu le Prix Saba pour sa traduction de Golestan de Saadi, éditée chez la Maison caucasienne, dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ». En 2020, il a publié aux éditions Sulakauri la traduction présentée et annotée par lui-même du premier des six livres du Masnavî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laquelle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ».

Extrait du poème « Les martyrs » de Giorgi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le traducteur B. Chabradzé, du recueil "Le professeur d’arabe", éditions Les Carnets du Dessert de Lune, la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme, 2023. Pikis Saati, émission radio publique géorgienne, 14.07.2023.

Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans diverses anthologies, notamment dans Le train de Koutaïssi : Vingt poètes géorgiens (traduction de Boris Bachana Chabradzé, éditions Caractères, Paris, 2022). En 2020, la maison d’édition lituanienne Kauko Laiptai a publié son recueil de poèmes « La phobie des saints » (traducteurs : Nana Devidzé, Viktoras Rudianskas et Jonas Liniauskas) qui a été nommé, en 2021, parmi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des éditeurs et critiques lituaniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sogno (« Dans les décombres du rêve ») est paru, dans la traduction de Nunu Geladzé, en Italie, aux éditions Giuliano Ladolfi Editore.

Giorgi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

 

Faire connaissance

Bonjour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la tendresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.

Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souffrant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.

Bonjour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai traversé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je redevienne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pouvant plus m’accoupler qu’avec la terre.

Fais-moi faire connaissance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit toujours de la même façon,
Il ne se suffit pas,
Il doit se déverser dans quelqu’un.

La prière de l’homme avec des sacs de courses

Merci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nourriture pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À condition de ne pas manquer d’imagination culinaire.

Merci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quartier de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sentiment de gêne,
Récupérer de la nourriture à crédit,
Où les vendeurs me font généreusement confiance
En notant néanmoins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indiquant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.

Sur ces ardoises, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me confondre avec d’autres clients du même nom.
Auparavant, ils notaient : « chétif »,
Maintenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de courses dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de conjurer le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusquement chez toi,
Je te ressemble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu devenais Dieu…

Telle est la crucifixion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.

Le retour de Pénélope

Ici tout se passe à l’envers :
C’est Pénélope qui rentre à la maison.
Elle suit sa propre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sentiers sortant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique UlysseQui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa propre histoire…
Tandis qu’elle, femme,
Est une Pénélope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait déferler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapisserie est une véritable mer
Salée par les larmes
De Pénélope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ventre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tissé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Pénélope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapisserie est notre progéniture ».

Ma voisine

Ma voisine est une vieille femme,
Avec une vie de galérienne derrière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.

Maintenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entièrement recouvert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les souvenirs glougloutent désormais,
Quelques souvenirs marquants,
Nénuphars flottants,
Étendards blancs sur les remparts de l’oubli.

Sa maison d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tandis que la maison qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.

Dès que les membres de sa famille s’absentent,
Elle se précipite dehors,
Verrouille soigneusement le portail derrière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoyable sort de sa gorge :
« Je veux rentrer à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses souvenirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décombres de son esprit
Entièrement effondrés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se souvient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.

Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son portail verrouillé.

Au revoir

Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir serrées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nouveaux habits
Et c’est le supplice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branches tendues vers elles,
Afin de pouvoir accueillir
Des feuilles nouvelles…

Recueil de poèmes de Giorgi Lobzhanidzé "Le professeur d’arabe", traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Carnets du Dessert de Lune dans la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme. L'auteur et le traducteur parlent du recueil dans l’émission radio publique géorgienne "Pikis Saati". Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14-0...

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : William D’Arcy McNickle, père de la litérature amérindienne contemporaine

L’histoire commence au Canada, chez les Indiens Cree et les Indiens métis constitués en peuple, unis autour de Louis Riel, métis lui aussi,  qui voulait pour eux un état Indien démocratique indépendant de la couronne d’Angleterre et du gouvernement Canadien (territoire faisant partie de ce qui est aujourd’hui l’état du Saskatchewan). Les ancêtres de D’Arcy McNickle, du côté maternel, membres de la famille Parenteau installés dans une « ferme » à Batoche, avaient joué un rôle non négligeable dans la rébellion.

Le grand-père de William, Isidore Parenteau, avait parcouru des centaines de miles en raquettes pour aller chercher des renforts et des alliés chez les Indiens Sioux Assiniboines. Le soulèvement des métis de Louis Riel ayant échoué, la répression des autorités devenant menaçante, Louis Riel ayant été condamné à mort, la mère Cree de William D’Arcy McKnickle (Philomène Parenteau) était venue, en 1885, se réfugier avec d’autres Indiens Métis, parmi les Indiens Salish Kootenai  dans l’état du Montana aux USA. William naquit le 14 janvier 1904, d’un père d’origine irlandaise. Adopté en tant que membre de la nation Salish Kootenai et inscrit comme membre de la réserve Flathead de St-Ignatius, c’est sur cette réserve qu’il a grandi.

The Surrounded, de D'Arcy McNickle

Puis il a poursuivi ses études dans des écoles missionnaires et des internats à l’extérieur de la réserve avant d’aller, à 17 ans, étudier à l’université du Montana où il obtint un diplôme, en plus de consolider son amour des langues, y compris grec et latin. Il aimait déjà écrire. Pour continuer ses études supérieures, il vendit la parcelle de terre qui lui était allouée sur la réserve et partit pour l'Europe.
À l’université d’ Oxford, il compléta sa formation, il fréquenta aussi l’université de Grenoble. Rentré aux USA, il vécut et travailla un temps à New-York. En 1936 il publia son premier roman, « Les entourés » (The Surrounded ) qui est considéré comme le premier roman littéraire de la résistance amérindienne. Cette même année, il  obtint un poste d’assistant d’administration au bureau des affaires Indiennes. Il déménagea alors à Washington et travailla sous la direction de John Collier, commissaire aux affaires Indiennes qui voyait d’un bon œil l’autonomie gouvernementale des tribus Indiennes. C’est en poursuivant ce travail au BIA que D’Arcy McKnickle développa une connaissance fine des politiques menées envers les populations Indiennes et qu’il comprendra les enjeux de résister, de s’unir. N’étant pas d’accord avec le gouvernement fédéral qui veut délocaliser les Indiens des réserves vers les villes, entraînant alors un morcellement des réserves et une perte de territoire, D’Arcy McNickle démissionnera du BIA.  Il aidera à fonder le Congrès national des Indiens d’Amérique en 1944. Et il commencera à publier, en plus des romans, poèmes et nouvelles, des ouvrages historiques, des ouvrages expliquant le fonctionnement des cultures et des politiques gouvernementales des Amérindiens. Il fut actif aux côtés des organisations Indiennes qui commençaient à vouloir obtenir des droits civiques et qui se constituaient en représentants d’un groupe ethnique. En 1952 William D’Arcy McNickle fut nommé directeur de l’American Indian development , Inc., faisant partie de l’université du Colorado à Boulder. En 1961, il jouera un rôle déterminant dans la rédaction de la « Déclaration du but Indien » qui fut rendue publique et diffusée lors de la conférence amérindienne de Chicago. Il déménagea ensuite dans l’état du Saskatchewan au Canada, embauché à l’université de Régina, où il développa un nouveau département d’anthropologie. En 1963, D’Arcy McKnickle reçut une bourse Guggenheim et devint donc un « Guggenheim fellow », il est le premier Indien métis à avoir reçu cet honneur. Il a par ailleurs siégé à la Commission des droits civiques des États-Unis et a travaillé sur des ateliers de leadership pour les étudiants autochtones.

En 1972, il contribua à la création du centre pour l’histoire des Indiens d’Amérique à la célèbre bibliothèque Newberry de Chicago. Ce centre porte toujours son nom. La bibliothèque de l’université Salish Kootenai sur la réserve Indienne de Flathead dans le Montana porte également son nom.

Dans son poème Man Hesitates but Life Urges, William D’Arcy McNickle exprime le sentiment de perte, de nostalgie. Perte d’identité, perte de repères, perte du sentiment de réalité, désorientation : c’est n’avoir plus de pays, voir le territoire s’évanouir, devoir fuir, mais aussi savoir que la vie est là qui n’attend pas. Et pourtant elle offre toujours cette même expérience puisque le monde pour les Indiens d’Amérique a radicalement changé et que rien ne leur permet de s’y trouver accueillis, acceptés, ainsi leur quête se poursuit interminablement, faisant d’eux des sortes de fantômes errant sur une terre avec laquelle il est désormais difficile de se connecter. Ce poème a été publié pour la première fois dans la revue The Frontier (vol. 6, en mars 1926). Jennifer Elise Foerster (poète, membre de la nation Indienne Muskogee), lors d'une lecture et d'une réunion autour du livre When the Light of the World Was Subdued, Our Songs Came Through: A Norton Anthology of Native Nations Poetry (W. W. Norton, 2020), réunion organisée par l'Institute for Inquiry and Poetics, au Poetry Center de l’université d’Arizona, a qualifié le poème de : « exemple de la liminalité du langage et de la façon dont le langage peut nous ramener à un sentiment de patrie en tant que lieu intermédiaire », ajoutant que le pays ayant subi nombre de violences en termes d’environnement et de suppression des langues, « la poétique, je crois, peut devenir un moyen de recartographier. [. . .] Dans le poème de D’Arcy McNickle, nous pouvons voir le poème embrasser le fait de ne pas savoir, d’être perdu, mais de trouver une patrie intérieure, dans le voyage même de la recherche. » (pour en savoir plus sur Jennifer Foerster : https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-16-la-poesie-de-jennifer-elise-foerster/)

 

Man Hesitates but Life Urges

There is this shifting, endless film
And I have followed it down the valleys
And over the hills,—
Pointing with wavering finger
When it disappeared in purple forest-patches
With its ruffle and wave to the slightest-breathing wind-God.

There is this film
Seen suddenly, far off,
When the sun, walking to his setting,
Turns back for a last look,
And out there on the far, far prairie
A lonely drowsing cabin catches and holds a glint,
For one how endless moment,
In a staring window the fire and song of the martyrs!

There is this film
That has passed to my fingers
And I have trembled,
Afraid to touch.

And in the eyes of one
Who had wanted to give what I had asked
But hesitated—tried—and then
Came with a weary, aged, “Not quite,”
I could but see that single realmless point of time,
All that is sad, and tired, and old—
And endless, shifting film.

And I went again
Down the valleys and over the hills,
Pointing with wavering finger,
Ever reaching to touch, trembling,
Ever fearful to touch.

 

L’homme hésite mais la vie le presse

Il y a ce film interminable et changeant
Que j'ai suivi au long des vallées
Et par-dessus les collines,—
Un doigt hésitant pointé
Quand il a disparu fondu dans les zones de forêt violettes
En une ondulation de vague au moindre dieu-vent qui respire.

Il y a ce film
Vu soudain, au loin,
Quand le soleil, marchant vers son coucher,
Se retourne pour un dernier regard,
Et là-bas, dans la très lointaine prairie
Une cabane solitaire endormie capte et retient une lueur,
Pendant un moment d’éternité,
Dans une fenêtre qui regarde, le feu et le chant des martyrs !

Il y a ce film
Qui est passé entre mes doigts
Et j'ai tremblé,
Effrayé de toucher.

Et aux yeux d'un
Qui avait voulu donner ce que j'avais demandé
Mais qui avait hésité—essayé, et puis
Avait conclu par un "Pas tout à fait" âgé et fatigué,
Je ne pouvais que voir ce seul moment détrôné,
Tout ce qui est triste, fatigué et vieux—
un film interminable et changeant.

Et j'y suis retourné
Au long des vallées et sur les collines,
Pointant d'un doigt hésitant,
Toujours essayant de toucher, tremblant,
Toujours effrayé de toucher.

Le poème The Mountains, Les Montagnes,  est apparu pour la première fois dans The Frontier : A Literary Magazine,(vol. 5, en mai 1925). Dans « American Indian Poetry at the Dawn of Modernism » (Poésie amérindienne à l’aube du modernisme), article publié dans  The Oxford Handbook of Modern and Contemporary American Poetry, (Oxford University Press, 2012), Robert Dale Parker, professeur d'études anglaises et amérindiennes à l'Université de l'Illinois, écrit : « Les Montagnes de D'arcy McNickle ne font aucune référence directe à quoi que ce soit d'Indien, mais les lecteurs de son grand roman The Surrounded (Harcourt, Brace and Company, 1936) reconnaîtront le décor montagneux du roman. Ils se rappelleront également comment, pour les personnages salishs de The Surrounded, les scènes de montagne résonnent avec la mémoire et la tradition salish et avec le sentiment d'espoirs persistants, mais finalement déçus, d'un refuge possible contre les colons blancs agressifs et les fonctionnaires fédéraux. En ce sens, un contexte plus large issu des écrits de McNickle contribue à alimenter les significations localement indiennes du paysage montagneux de son poème ».

THE MOUNTAINS

There is snow, now—
A thing of silent creeping—
And day is strange half-night . . .
And the mountains have gone, softly murmuring something . . .

And I remember pale days, 
Pale as the half-night . . . and as strange and sad.

I remember times in this room
When but to glance thru an opened window
Was to be filled with an ageless crying wonder:
The grand slope of the meadows,
The green rising of the hills,
And then far-away slumbering mountains—
Dark, fearful, old—
Older than old, rusted, crumbling rock,
Those mountains . . .
But sometimes came a strange thing
And theirs was the youth of a cloudlet flying,
Sunwise, flashing . . .

                  And such is the wisdom of the mountains!
                  Knowing it nothing to be old,
                  And nothing to be young!

There is snow, now—
A silent creeping . . .

And I have walked into the mountains,
Into canyons that gave back my laughter,
And the lover-girl’s laughter . . .
And at dark,
When our skin twinged to the night-wind,
Built us a great marvelous fire
And sat in quiet,
Carefully sipping at scorching coffee . . .

But when a coyote gave to the night
A wail of all the bleeding sorrow,
All the dismal, grey-eyed pain
That those slumbering mountains had ever known—
Crept close to each other
And close to the fire—
Listening—
Then hastily doused the fire
And fled (giving many excuses)
With tightly-clasping hands.

Snow, snow, snow—
A thing of silent creeping

And once,
On a night of screaming chill,
I went to climb a mountain’s cold, cold body
With a boy whose eyes had the ancient look of the mountains,
And whose heart the swinging dance of a laughter-child . . .
Our thighs ached
And lungs were fired with frost and heaving breath—
The long, long slope—
A wind mad and raging . . .
Then—the top!

                  There should have been . . . something . . .
                  But there was silence, only—
                  Quiet after the wind’s frenzy,
                  Quiet after all frenzy—
                  And more mountains,
                  Endlessly into the night . . .

                  And such is the wisdom of mountains!
                  Knowing how great is silence,
                  How nothing is greater than silence!

And so they are gone, now,
And they murmured something as they went—
Something in the strange half-night . . .

LES MONTAGNES

Il y a de la neige à présent—
Une chose qui rampe silencieusement—
Et le jour est une étrange demi-nuit. . .
Et les montagnes sont parties, murmurant doucement quelque chose. . .

Et je me souviens des jours pâles,
Pâles comme la demi-nuit. . .  également étranges et tristes.

Je me souviens des moments passés dans cette pièce
Quand, à jeter un coup d'œil à travers une fenêtre ouverte
elle se remplissait d'une merveille éplorée sans âge :
La grande pente des prés,
La montée verte des collines,
Et puis au loin, des montagnes endormies—
Sombres, craintives, vieilles—
plus vieilles qu’un vieux rocher rouillé s’émiettant,
Ces montagnes. . .
Mais parfois il arrivait une chose étrange
leur jeunesse était alors celle d’un petit nuage qui volait,
Côté soleil, clignotant. . .

                   Et telle est la sagesse des montagnes !
                   Ne sachant rien d'être vieux,
                  ni rien d’être jeune !

Il y a de la neige, maintenant—
Un rampant silencieux. . .

Et j'ai marché dans les montagnes,
Dans des canyons qui m'ont rendu mon rire,
Et le rire de l’amante. . .
Et à la tombée de la nuit,
Quand notre peau se crispait sous le vent de la nuit,
Elle nous faisait un grand feu merveilleux
Et je me suis assis tranquillement,
En sirotant soigneusement un café brûlant. . .

Mais quand un coyote a offert à la nuit
Un gémissement fait de tout le chagrin sanglant,
Toute la douleur lugubre aux yeux gris
Que ces montagnes endormies avaient toujours sues—
A rampé près de chacun de nous
Et près du feu—
À l’écoute—
Puis à la hâte j'ai éteint le feu
Et les poings serrés
je me suis enfui (donnant de nombreuses excuses).
Neige, neige, neige—
Une chose qui rampe silencieusement

Et une fois,
Par une nuit de froid hurlant,
Je suis parti escalader le corps froid si froid d'une montagne
Avec un garçon dont les yeux avaient l'aspect ancien des montagnes,
Et dont le cœur est la danse balancée d'un enfant qui rit. . .
Nos cuisses nous faisaient mal
Et nos poumons étaient enflammés de givre et d'haleine haletante—
La longue, longue pente—
Un vent fou et rageur. . .
Alors—le sommet !
                   Il aurait dû y avoir . . . quelque chose . . .
                   Mais il y eut seulement le silence—
                   Calme après la frénésie du vent,
                   Calme après toute frénésie—
                   Et encore plus de montagnes,
                   Sans fin dans la nuit. . .

                   Telle est la sagesse des montagnes !
                  Sachant combien est grand le silence,
                  Comme rien n'est plus grand que le silence !

Et donc ils sont partis, désormais,
Ils murmuraient quelque chose en marchant—
Quelque chose dans l'étrange demi-nuit. . .

Si les montagnes décrites dans le poème sont celles de son enfance sur la réserve Salish, si The Surrounded est un roman autobiographique, alors il faut imaginer l’auteur, métis qui ne trouve pas de « chez lui », ni dans les pensionnats, ni sur la réserve une fois revenu après ses études ; pas d’autre « chez lui » que dans l’écriture. Il faut comprendre la vie de William D’Arcy McNickle comme celle d’un homme luttant pour vivre, « entouré »,  ou bien comme assiégé, prisonnier entre deux mondes irréconciliables. Mais malgré cette ombre terrible portée sur sa vie, elle fut un exemple à suivre dont d’autres auteurs et poètes amérindiens s’inspireront. Il a laissé la mémoire du premier universitaire à écrire et à témoigner depuis le point de vue Indien. Et jusqu’au prix Pulitzer obtenu par le Kiowa Norman Scott Momaday en 1969, aucun autre écrivain Indien n’avait encore eu un impact aussi important que William D’Arcy McNickle.

  

Je laisserai le mot de la conclusion au poète et romancier Choctaw Louis Owens, spécialiste des nations Chocktaw et Cherokee, pour qui le roman The Surrounded a contribué au lancement d'un mouvement littéraire autochtone comparable au renouveau de la culture afro-américaine entre les deux guerres mondiales, mouvement appelé Renaissance de Harlem. De même un tournant s’opère dans la littérature autochtone américaine grâce au roman et à la vie de D’Arcy McNickle, vie dédiée à la reconnaissance et à l’amélioration des conditions de vie des amérindiens en Amérique.   

Présentation de l’auteur




Andrea Moorhead, IMAGES PERDUES

Comment parler à la Terre, évoque sa lutte contre la diminution, le déchirement, la disparition qui rendront toute vie méconnaissable ? Nous glissons vers les trous noirs des désastres planétaires dont il n'y a aucune certitude de continuation. Dans ces cinq poèmes je parle à la Terre, ma sœur, ma compagne, mon autre, miroir et reflet, mirage et mystère insondable. Toutes les légendes de naissance et de perte, de douleur et de joie se confondent dans notre échange. Nous sommes de la même matière, de la même nuit, de la même aube. Notre sang se fait parole et silence, attente et affirmation.

Tentations ou Images perdues

 Le velours de tes mots, le sang qui te couvre

comme une neige rouge sans fin

des flocons le long de tes bras

ton ventre rose en fleurs,

quand je te parle tu ne bouges pas

tu respires la lune et la poussière des étoiles

perdue sous la blancheur sans limites

tes voyages s’accélèrent

tes paupières lisses ne répondent

qu’à la douceur de l’aube

et la présence d’un hiver éternel.

∗∗∗

La topaze de ton cœur si fragile

brille parmi la paille et la cendre

elle absorbe les rayons du soleil

mêlant sang et hydrogène

et le son de ton nom

si délicatement prononcé

au soir de ta mort

lentement doucement

presque sans respirer.

∗∗∗

Un feu au centre des pierres

des cicatrices, des fuites

dans la mémoire

de nos conversations,

la peau ne connaît que la surface

de la parole, le frémissement

entre les mots,

flammes vertes de mémoire

flammes d’acier et de charbon

au moment où tu entres dans le feu

encore crépitant

les braises collées aux lèvres.

∗∗∗

Leur lumière de pierre et d'oxygène

 Visage qui tremble en regardant

ce qui n'est plus

ce qui frétille dans l'eau,

visage qui se détourne

en sentant le feu des nuages

le frémissement de ta voix

quand tu sors des ténèbres

un bâton de neige et de glace

entre tes mains,

des flammes des dents des pas

leur lumière de pierre et d'oxygène

heurte contre ma poitrine

quand j'essaie de comprendre

ce qui n'est plus

ce qui se noie sans tourment.

∗∗∗

L'hydrogène de ton sang

Tu passes à travers

les parois poreuses,

tu ne connais que les mots invisibles

des mourants et des nouveau-nés

des tripes et des veines soyeuses,

tu passes par les flammes de certains métaux

aux risques de perdre ta connectivité

ton lien précieux avec l'oxygène

léger et incolore

comme la conscience éblouie

au seuil de la naissance.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Urszula Honek : Hivernage

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Nicolas Bragard

 

Urszula Honek débute en poésie à l’âge de 28 ans lorsqu’elle présente le recueil Sporysz (« l’ergot », 2015). Sorti en 2021, Zimowanie (« Hivernage ») dont proviennent les poèmes présentés ci-après est son troisième ouvrage et aura valu à la jeune poétesse originaire de la région des Carpates polonaises le prix Bourse Stanislaw Baranczak et deux autres nominations pour des prix poétiques en Pologne (Orphée et Gdynia).

Le style poétique d’Urszula Honek la place en marge des tendances actuelles dans la poésie contemporaine. L’autrice renoue avec l’esthétique romantique, tout en adoptant un registre très sobre, presque dépourvu de figures de style. Elle place au centre de son intérêt poétique une collection d’histoires avec des personnages qui lui sont familiers, limitant son rôle à celui d’une tendre observatrice, pour paraphraser Olga Tokarczuk, sa compatriote nobélisée. Elle n’est cependant pas tentée de créer des romans-poèmes comme l’ont fait avec succès Laura Vazquez ou Marie Testu. Honek propose plutôt des miniatures narratives composées d’images incomplètes, recousues et à nouveau déchirées, accrochées aux détails insignifiants qui font revivre les souvenirs.

Urszula Honek, Ami, Przyjaciółka, extrait du recueil  Zimowanie.

La référence à l’esprit romantique passe par une aura de mystère omniprésent. Celui-ci se décline à travers les éléments de la trame narrative (« j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière / de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ? »), dans la frontière floue entre le ici et le là-bas (temporels, spatiaux, réels ou non : « je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas / si je suis ici ou là-bas »), ou encore dans la référence à la mort qui revient sans cesse et se mêle à l’histoire (« on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains » ; « le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, / le cimetière » ; « les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier »). La mort, par ailleurs, ne touche pas uniquement les humains mais s’étend à une maison à qui on coupe l’eau comme on couperait l’oxygène. Elle envoie des animaux comme messagers (des chiens apportant des jouets au moment du sommeil dans le souvenir de l’autrice, ou des renards dans un autre poème de ce recueil, non traduit dans cette sélection). Nous sommes au cœur d’un conte fantastique. Le rythme des poèmes n’est pour autant guère tumultueux. Honek propose une ambiance apaisée, muséale et douce, pour appuyer une fois encore le fait que les souvenirs de son village natal qu’elle tente de sauver de l’oubli font partie d’un passé révolu auquel l’accès n’est possible que par l’exercice de l’écriture.

Prix Conrad 2023, Urszula Honek. La cérémonie de remise du prix de la meilleure première œuvre en prose a clôturé le 15e festival Conrad. La statuette a été remise à Urszula Honek, pour White Nights. (Maison d'édition Czarne).

La poétique d’Urszula Honek se trouve aux antipodes d’une poésie herméneutique, au point où la simplicité des phrases et l’économie des moyens employés interrogent. Sommes-nous toujours dans la poésie, ou s’agit-il déjà d’une prose stylisée ?

Plus que de répondre à cette question, il semble intéressant de souligner quelques éléments supplémentaires. Le rythme de la phrase est précis, lent, comme dans Dead man de Jim Jarmusch, et le décor utilisé par la poétesse reste très chargé.

Le choix de la forme n’est pas anodin non plus. Parallèlement au développement de Hivernage, Honek écrivait des micro-récits, compilés en 2023 sous le titre de Białe noce (les nuits blanches) et qui développent certains thèmes de son recueil sous une forme nouvelle. Dans cette optique, Hivernage n’est pas une publication d’esquisses mais un format réfléchi qui permet de présenter certains aspects dans leur volatilité, dans leur caractère éphémère.

C’est une poésie vue comme une mise à l’épreuve, comme l’avance le chercheur en littérature Oskar Czapiewski en déclarant que « la lecture de son recueil est un test de tendresse et d’empathie plus qu’un test d’érudition ou d’orientation dans la littérature contemporaine ». Urszula Honek elle-même revendique sa poésie comme « compréhensible pour tout le monde, autant pour les universitaires que pour le maire ou le curé de [son] village de naissance ».

Urszula Honek sur la poésie dans la forêt.

uciekinierzy

chłopca od P. zasypało w silosie zboże.
próbuję przypomnieć sobie jego twarz albo sposób,
w jaki wymawiał moje imię (jak brzmiało w jego ustach sz?).
tak samo, jak próbuję przypomnieć sobie twarz Janka
i Mirka, których nie ma, a z którymi podpalam puszki z
karbidem i kruszę lód na zamarazniętym stawie.

les fugitifs

on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains.
j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière
de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ?).
j’essaie aussi de me rappeler les visages de Janek
et Mirek qui ne sont plus là, mais avec qui je fais toujours
sauter des pétards et casse la glace sur l’étang gelé.

z oddali

w niedzielę chodziliśmy na spacer w górę, po prawej
był cmentarz. w marcu zawsze brakowało słońca, zniszczone kwiaty i
przewrócone znicze zbierali grabarze, rozmawialiśmy tylko o szczęściu, ale
gdyby przysłuchać się naszym rozmowom, mogłoby się wydawać,
że są o czymś innym.

psy niosły w pyskach zepsute zabawki: gumowe maskotki i piłki wyprute z powietrza. sierść jeżyła się od mrozu albo podniecenia,
choć po latach trudno rozpoznać, co bardziej kłuło w serce.

od czasu do czasu budzę się nad ranem i ciągle nie wiem:
jestem tam czy tu.

de loin

le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, 
le cimetière. en mars, il faisait toujours gris. les fossoyeurs ramassaient 
les fleurs délavées et les bougies renversées. nous parlions du bonheur mais,
à nous écouter, on aurait pensé
que nous parlions d’autre chose.

les chiens avaient dans la gueule des jouets en caoutchouc cassés et des ballons éventrés. leur poil se hérissait, de froid ou d’excitation : 
après des années, il est difficile de retrouver la vraie cause de cet émoi.

de temps à autre, je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas
si je suis ici ou là-bas.

letnicy

co sobotę chodziłyśmy z Marią do państwa L.
w suterenach pachniało kwaśnym mlekiem i szarym mydłem.
Maria liczyła w kącie drobne i chowała do reklamówki
zawinięty w pieluchę ser. teraz dzieci państwa L. przyjeżdżają
tu tylko na wakacje. dom ocieplono z zewnątrz i ktoś regularnie
strzyże trawnik. na zimę zakręca dopływ wody.

les vacanciers

avec Maria, on allait chez les L. tous les samedis.
leur sous-sol sentait le lait fermenté et le savon noir.
dans son coin, Maria comptait sa monnaie puis cachait dans un sac 
le fromage emballé dans du linge. aujourd’hui, les enfants des L. ne viennent
que pour les vacances d’été. on a refait l’isolation de la maison et quelqu’un
tond régulièrement. l’hiver, on coupe l’alimentation en eau.

Eleonora

musiała być piękna.
wyobrażam sobie, jak trzyma sztućce i
w jaki sposób patrzy na mężczyznę, którego kocha.
w sierpniowy dzień kołysze śpiące niemowlę.
nie może doczekać się wieczora. spadł drobny deszcz
i zamknęła okna. burza nadciągała od zachodu.
pies obszczekiwał każdy grzmot.
łuna ognia rozświetliła całą dolinę.

Eleonorze najpierw zapaliły się włosy.

Eleonora

devait être jolie.
je l’imagine tenir ses couverts et
regarder à sa manière l’homme qu’elle aimait.
bercer la petite endormie un jour du mois d’août.
s’impatienter en attendant le soir. une pluie fine est tombée
et elle a fermé les fenêtres. la tempête venait de l’ouest.
le chien aboyait à chaque coup de tonnerre.
un halo orangé illuminait toute la vallée.

les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier.

Helenka

śpi w upalne sierpniowe popołudnie.
obok kołyski kot bawi się młodą martwą myszą.
jest tak cicho, że słychać jego zadowolone pomrukiwanie
i uderzanie łapą w deski podłogi.
dziewczynce śni się malinowy ogród i buczenie owadów,
które ją przebudza.
kot drapie w zamknięte drzwi, gdy ogień zwala strop.

La petite Hélène

sommeille un après-midi étouffant du mois d’août.
près du berceau, le chat joue avec une jeune souris morte.
le silence est tel qu’on entend ses ronronnements satisfaits
et les battements de sa patte contre le plancher.
la fillette rêve d’un jardin, de framboisiers et du bourdonnement des insectes
qui la réveille.
le chat griffe la porte fermée au moment où les poutres tombent sous les flammes.

Source : Urszula Honek, Zimowanie (fr. hivernage), éditions WBPiCAK, Poznań 2021. 

Remerciements à l’autrice pour son accord gracieux à la publication.

Urszula Honek - Effraie

Bibliographie pour l’article

Wojciech Bonowicz, Moi, mistrzowie: Urszula Honek, [dans :] Miesięcznik Znak, en ligne, mars 2022.

Oskar Czapniewski, Śmierć w kalejdoskopie, en ligne, août 2022.

Michał Pabian, Czy jeszcze żywe światy?, en ligne, octobre 2021.