Regard sur la poésie « Native American » : Jane Johnston Schoolcraft, la première autrice amérindienne à être reconnue

L’histoire commence par la naissance de John Johnston dans une famille bourgeoise irlando-écossaise dans le nord de l’Irlande en 1762. IL décide de chercher fortune dans le nouveau monde et arrive au Canada puis aux États-Unis. Ensuite, en canoé, il rejoint l’île Mackinac (lac Huron, état du Michigan) et y devient négociant en peaux.

Là il rencontre une jeune femme membre de la nation Anishinaabe (Ojibwa) du nom de Ozhaguscodaywayquay, ce qui signifie « femme de la verte prairie » dont le père Waubojeeg exerçait un rôle important dans la chefferie de sa communauté. C’était un homme ouvert avec un réseau et des connexions d’échanges vers les cultures Métis au nord de son territoire, au Canada donc. À l’époque il n’était pas rare que des trappeurs « épousent » des femmes autochtones, pour les abandonner ensuite, avec enfants bien souvent, quand cela ne leur était plus utile. Ce qui était le cas de la propre sœur de Waubojeeg ; aussi quand John Johnston demanda la main de sa fille à son père, celui-ci voulut le mettre à l’épreuve et lui dit de retourner à Montréal (plus de 1000km à faire en canoé). Si au printemps suivant il avait toujours cette idée, alors qu’il revienne à Sault Ste Marie et alors le mariage aurait lieu. À la surprise de Waubojeeg, John Johnston fut de retour. Mais personne n’avait demandé le consentement de Ozhaguscodaywayquay qui voyait d’un très mauvais œil ce mariage arrangé, alors elle s’enfuit chez ses grands-parents. Mais un
marché conclu doit être honoré, aussi, pour finir, Ozhaguscodaywayquay retourna vers John Johnston et il semblerait que le couple ait vécu une union harmonieuse et affectueuse. De ce couple naquit huit enfants dont Bamewawagezhikaquay. Son nom signifie « femme faisant le bruit des étoiles en traversant le ciel ». Son nom anglais : Jane Johnston. Le père avait éduqué ses enfants en anglais (lire, écrire, composition, littérature) mais aussi en français, et la mère avait appris à ses enfants à parler l’anishinaabemowin.

Les jeunes-filles métis avaient un grand succès auprès des hommes blancs, et c’est sans surprise que Jane âgée de 22 ans, passionnée de littérature et de poésie, fut courtisée par un certain Henri Rowe Schoolcraft, agent du territoire Indien que les Johnston hébergeaient pendant la construction du fort commandée par l’état américain. Âgé de 30 ans, très bien éduqué, déjà célèbre en tant qu’ethnographe, explorateur et géologue, Henry semblait être un beau parti. Un an plus tard, en 1823, les jeunes-gens étaient mariés. Henry se montra un mari très affectueux, bien qu’intéressé, il s’entendait parfaitement avec les membres de sa belle- famille et avec les populations ojibwas et métis, mais paradoxalement son rôle était de convaincre les populations amérindiennes de la région d’abandonner leurs territoires. Il profita grandement de ce mariage et de sa célébrité (il avait soit-disant « découvert » les sources du Mississipi, mais sans l’aide d’éclaireurs Indiens il n’y serait peut-être pas arrivé !) jusqu’à éclipser les talents d’écrivain de sa femme Jane, qui en plus d’écrire des poèmes, avait entrepris de traduire en anglais les récits traditionnels ojibwas. Néanmoins on peut considérer Jane Johnston Schoolcraft comme la première femme indienne d’Amérique du nord à être écrivaine reconnue, poète, capable d’écrire dans les deux langues. Il faut ajouter que les récits traditionnels qu’elle a transmis ont été très largement lus.

Jane Johnston Schoolcraft, Méditation, extrait, projet de texte. Documents de Schoolcraft, Division des manuscrits.

L’ambition de son mari Henri Schoolcraft ainsi que sa célébrité, lui valurent d’être nommé superintendant aux affaires indiennes mais après un conflit avec son jeune frère, Henry fut accusé de corruption et démis de ses fonctions en 1840. Jane quant à elle, n’ayant jamais joui d’une santé solide, n’ayant jamais vraiment récupéré du chagrin d’avoir perdu son premier fils âgé de deux ans, elle commença à utiliser du laudanum, de l’opium et de la morphine pour soulager les symptômes dont elle souffrait jusqu’à en devenir dépendante. Alors qu’Henry décidait de faire un voyage en Europe pour promouvoir ses écrits et redorer son blason, Jane n’étant pas en bonne santé resta chez sa sœur Charlotte en Ontario. Elle y mourra en 1842, âgée de 42 ans, en laissant deux enfants, un corpus de textes importants dont une grande partie non publiée. Une œuvre néanmoins suffisamment abondante pour qu’un professeur, Robert Dale Parker, enseignant au département d’anglais et d’études amérindiennes à l’université de l’Illinois écrive un livre intitulé The Sound the Stars Make Rushing Through the Sky: The Writings of Jane Johnston Schoolcraft (Le bruit que font les étoiles en traversant le ciel : les écrits de Jane Johnston Schoolcraft, publié par University of Pennsylvania Press en 2007).

Absence, de Jane Johnston Schoolcraft, lu par Frank Blissett.

Voici un poème initialement écrit en Anishinaabemowin dont Jane Johnston Schollcraft fit une version en anglais, peut-être avec l’aide de son mari, et qui fut écrit après une expédition, accompagnée de mari et enfants, sur le lac supérieur jusqu’à une île. Île à laquelle la poète donnera le nom de « castle Island », île château, à cause de son apparence vue de loin. Dans ce poème elle exprime son ressentiment non seulement pour la vie artificielle vécue dans les villes (elle était allée jusqu’à New-York à plusieurs reprises) mais aussi pour les politiques menées envers les peuples amérindiens. Elle exprime son attachement à son territoire natal et sa valeur symbolique d’authenticité, de non tricherie, de non calcul. Le tout donne un caractère anticolonialiste à ce poème aux tonalités de complainte.

 

Lignes écrites à Castle Island, lac Supérieur

Ici dans ma mer intérieure natale
Douleur et maladie je fuirais
Et depuis ses rivages et son île lumineuse
je rassemblerais une réserve d’un délice sucré.
Île solitaire de la mer sans sel !
Combien large et doux, combien frais et gratuit
Combien tout transport - est la vue
Des rochers, des cieux et des eaux bleues
Unis, comme les douces notes d'une chanson
Pour le dire, ici seule la nature règne.
Ah nature ! Ici, pour toujours rayonne

Loin des repaires des hommes
Car ici, il n'y a pas de peurs sordides,
Pas de crimes, pas de misère, pas de larmes
Aucune fierté de richesse ; le cœur à remplir,
Aucune loi pour maltraiter mon peuple.

 

Lines Written at Castle Island, Lake Superior

Here in my native inland sea
From pain and sickness would I flee
And from its shores and island bright
Gather a store of sweet delight.
Lone island of the saltless sea!
How wide, how sweet, how fresh and free
How all transporting—is the view
Of rocks and skies and waters blue
Uniting, as a song’s sweet strains
To tell, here nature only reigns.
Ah, nature! here forever sway
Far from the haunts of men away
For here, there are no sordid fears,
No crimes, no misery, no tears
No pride of wealth; the heart to fill,
No laws to treat my people ill.

Dans le poème suivant, on peut facilement imaginer Jane Johnston Schoolcraft après le long et rigoureux hiver de Michigan, saluer la percée de délicates fleurs blanches et roses vues comme des jolies jeunes-filles vêtues d’une robe rose et blanche. Elle décrit ces fleurs comme étant blanches et rouges, de même qu’elle est blanche par son père et rouge par sa mère, de telle sorte que cette fleur personnifie le métissage : une qualité qui vous met en position de fragilité.

À la Miscodeed*

Si doux rose des bois et des vallons du nord,
Tu es le premier à saluer les yeux des hommes
Au début du printemps : une fleur tendre
alors que le vent hivernal a encore quelque pouvoir.
Comme est bienvenue ta jolie tête,
Dans la clairière ensoleillée, ou un taillis de noisetiers,
Souvent dehors bien qu’il y ait encore de la neige,
Ici et là, bientôt visibles
Les feuilles et les bourgeons s'ouvrent et répandent
Tes modestes pétales, blancs avec du rouge
Comme un doux chérubin, le lien aimable de l'amour,
Avec une robe blanche ornée de rose

*Miscodeed, nom du langage anishinaabe pour désigner la claytonie, plante vivant dans les régions humides dont la floraison au début du printemps, de blanche à rose clair, est très délicate

 

To the Miscodeed

Sweet pink of northern wood and glen,
E’er first to greet the eyes of men
In early spring,—a tender flower
Whilst still the wintry wind hath power.
How welcome, in the sunny glade,
Or hazel copse, thy pretty head
Oft peeping out whilst still the snow,
Doth here and there, its presence show
Soon leaf and bud quick opening spread
Thy modest petals—white with red
Like some sweet cherub—love’s kind link,
With dress of white, adorned with pink

Jane Johnston Schoolcraft a inévitablement été le témoin de la mauvaise foi et de la volonté d’effacer l’histoire et l’ancienne présence des amérindiens sur le continent américain. Elle ne pouvait pas s’en rendre complice et au nom de sa fierté identitaire, au nom du respect des faits historiques et de leur non manipulation, elle s’insurge contre les mensonges colportés abondamment par des reporters, journalistes ou simples colons pendant cette époque où la politique fédérale était de faire disparaître les populations et les cultures indigènes soit en les détruisant physiquement, soit en les acculturant et en les assimilant dans le grand « melting pot » américain, en essayant de les faire adhérer au rêve américain tout en ne leur laissant que les rôles subalternes et en les convaincant de leur infériorité. D’où ce poème dédié à son grand-père maternel.

À mon grand-père maternel, après avoir entendu que sa descendance Chippewa* a été mensongèrement présentée

Dressez-vous, chef des plus courageux !
dont l’emblème est le noble cerf,
Avec un regard d'aigle,
Reprends ta lance guerrière,
Et brandis-la de nouveau !
Les ennemis de ta lignée,
Au dessein lâche,
À la jalousie sombre, ont osé déformer la vérité,
Et souiller malhonnêtement ta valeureuse jeunesse.
On dit qu’enfant, tu as été enlevé aux Sioux,
Et avec un objectif impuissant,
Pour diminuer ta renommée
On dit que ta lignée guerrière abuse bassement ;
Car ils savent que notre groupe
Parcourt un pays lointain,
Et toi, noble chef, tu es mort et sans nerfs,
Ton arc n'est plus attaché, ton esprit fier s'est enfui.

Les jeux de ta jeunesse ou tes actes pourront-ils jamais disparaître ?
Ou bien y en a-t-il pour oublier
Qui sont encore des hommes mortels,
Qui ont combattu à tes côtés,
Les scènes où tu as si courageusement levé la lame,
Et souviens-toi de ta fierté,
À te précipiter au combat, avec bravoure et colère,
As-tu vu mourir les ennemis de ta nation ?
Le guerrier peut-il oublier comment tu t’es sublimement élevé ?
Comme une étoile à l'ouest,
Quand le soleil se couche pour se reposer,
Brillant d'une splendeur éclatante pour éblouir nos ennemis ?
Ton bras et ton cri,
Autrefois le récit pouvait repousser
La calomnie qui fut inventée, que des laquais détaillent,
mais tes actions réfuteront toujours la fausse histoire.
Repose-toi, chef le plus noble, dans ta sombre maison d'argile,
Tes actes et ton nom,
L'enfant de ton enfant proclamera,
Et fera résonner le lai dans les forêts sombres
Même si ton esprit s'est enfui,
Vers les collines des morts ;
Pourtant, ton nom sera gardé et chéri au plus chaud de mon cœur,
Jusqu’à ce que la bravoure et l’amour disparaissent.

*Chippewa : autre nom donné aux ojibwas, branche de la grande nation des Anishinaabeg.

 

To my Maternal Grand-father on hearing his descent fromChippewa ancestors misrepresented.

Rise bravest chief!
of the mark of the noble deer,
    With eagle glance,
    Resume thy lance,
And wield again thy warlike spear!
    The foes of thy line,
    With coward design,
Have dared with black envy to garble the truth,
And stain with a falsehood thy valorous youth.
They say when a child, thou wert ta’en from the Sioux,
      And with impotent aim,
      To lessen thy fame
Thy warlike lineage basely abuse;
      For they know that our band,
      Tread a far distant land,
And thou noble chieftain art nerveless and dead,
Thy bow all unstrung, and thy proud spirit fled.

Can the sports of thy youth, or thy deeds ever fade?
      Or those e’er forget,
      Who are mortal men yet,
The scenes where so bravely thou’st lifted the blade,
      Who have fought by thy side,
      And remember thy pride,
When rushing to battle, with valour and ire,
Thou saw’st the fell foes of thy nation expire?
Can the warrior forget how sublimely you rose?
      Like a star in the west,
      When the sun’s sink to rest,
That shines in bright splendour to dazzle our foes?
      Thy arm and thy yell,
      Once the tale could repel
Which slander invented, and minions detail,
And still shall thy actions refute the false tale.
Rest thou, noblest chief! in thy dark house of clay,
      Thy deeds and thy name,
      Thy child’s child shall proclaim,
And make the dark forests resound with the lay;
      Though thy spirit has fled,
      To the hills of the dead,
Yet thy name shall be held in my heart’s warmest core,
And cherish’d till valor and love be no more.

En conclusion, on peut dire que Jane Johnston Schoolcraft a joué le rôle que bien des métis ont joué, celui de bâtir un pont (ici de livres) entre deux cultures. Sa courte vie ne fut certainement pas facile, et en tant qu’épouse d’un agent aux affaires indiennes, elle était aux premières loges pour constater comment les gouvernements dépossédaient les populations indigènes, aux USA comme au Canada. Les récits traditionnels qu’elle a transmis en les traduisant de l’anishinaabemowin vers l’anglais (et que son mari a fait publier sous son nom à lui !) ont servi de base et de sources à  Henry Wadsworth Longfellow quand il a entrepris d’écrire le long poème épique The Song of Hiawatha (le chant de Hiawatha). Cet ouvrage aura un grand succès, il est emblématique des ouvrages écrits par les blancs au 19 ième siècle quand ils veulent honorer et reconnaître les peuples premiers. L’impact de ce chant ira jusqu’à inspirer à Antonín Dvořák le troisième mouvement de sa symphonie du nouveau monde, ainsi que Mike Oldfield pour la réalisation de son album Incantations. Tout cela n’existerait pas sans Jane Johnston Schoolcraft, premier écrivain amérindien reconnu, tout genre confondu.

Présentation de l’auteur




Michael Crummey : poèmes tirés de Hard Light

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et vit présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, souvent récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents est son quatrième roman traduit en français (août 2020). Le livre a paru en août 2019 dans sa version anglaise (Doubleday Canada) et reçu un très bel accueil de la critique. Il a notamment été en lice pour le prestigieux Scotiabank Giller Prize : « Le roman de Crummey a la capacité de changer la manière dont le lecteur envisage le monde. » Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). En 2022, il a publié un nouveau recueil de poésies, Passengers, et son dernier roman, The Adversary, vient de paraître. Tous les textes présentés ici sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), livre qui a reçu un excellent accueil critique. Comme l’écrit R. G. Moyles au sujet de Hard Lightdans Canadian Book Review Annual : « [...] C’est un brillant styliste : jamais obscur et rarement pédant. [...] Crummey nous emmène dans des voyages extérieurs et intérieurs dont nous pouvons revenir avec une compréhension des forces éternelles trop puissantes pour être conquises mais qu’il est toujours nécessaire de défier. » Et John Steefler d’affirmer : « [...] Les voix anonymes de Lumière crue nous parlent en tant qu’individus distincts. Ce qui ressort encore et encore au premier plan de leurs courts récits, c'est leur détermination et leur conscience [...] une histoire sociale concise et poignante de Terre-Neuve. » Hard Light a inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE (2003) réalisé par Justin Simms, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines (https://www.youtube.com/watch?v=D8IQ6c048aM).

9 textes  tirés de Hard Light

Traduits et présentés par Jean-Marcel Morlat

[Water/Eau]

 

EAST BY THE SEA AND WEST BY THE SEA

I, Abraham LeDrew of Brigus in the District of Port de Grave, in consideration of the sum of Sixty Dollars ($60.00) in hand paid to me, have bargained, sold, and delivered unto Arthur Crummey of Western Bay, District of Bay de Verde: a Fishing Room with Dwelling House, Stage, and Store House at Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, on land bounded as follows: North by Tobias LeDrew, South by Henry LeDrew, East by the Sea and West by the Sea.

To have and to hold the aforesaid premises unto the said Arthur

Crummey, his heirs, executers, administrators and assigns forever.

In witness whereof I have herewith set my name and seal this 16th day of January, 1934, at Brigus, Newfoundland.

À L’EST DE LA MER ET À L’OUEST DE LA MER

Je soussigné, Abraham LeDrew de Brigus dans le District de Port de Grave, en contrepartie de la somme de soixante dollars (60 $) payée de la main à la main, ai négocié, vendu et remis à Arthur Crummey de Western Bay, District de Bay de Verde : des bâtiments de pêche avec maison d’habitation, un chafaud et une remise à Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, sur une terre bornée de la façon suivante : au nord par Tobias LeDrew, au sud par Henry LeDrew, à l’est par la mer et à l’Ouest par la mer.

Ledit Arthur Crummey, ses héritiers, ses exécuteurs testamentaires, ses administrateurs et ses bénéficiaires sont investis de la saisine des lieux susmentionnés.

En foi de quoi j’ai ci-joint apposé mon nom et mon sceau en ce seizième jour de janvier 1934, à Brigus, Terre-Neuve.

 

[Earth/Terre]

 

HUSBANDING

I kept the animals until Aubrey got sick, there was no one to help with the haying after that. Everything else I could do myself, cleaning the dirt out of the stalls and milking in the morning, getting the cows in from the meadow before supper, it was something to get up for.

Spent a good many nights out in the barn too, waiting for the cows to calve in the spring. Sometimes you’d have to get your hands in there, the legs tangled behind a calf’s head that was already hanging clear, a foot above dry straw, the tongue sticking out like a baby trying to get itself born from the mouth.

Only lost one cow in forty years of husbanding. Sat out there with her for hours that night and I knew things weren’t right, the cow shifting on her legs in a queer way like a lady with a stone in her shoe, and shaking her head when she moaned. Around midnight she still hadn’t started into birthing but she was bellowing loud enough to wake half of Riverhead, and trying to kick around her big belly. I sent Aubrey after Joe Slade to have a look at her, he came into the barn with his shirttail out and boots not tied; he didn’t say much, just went away and brought back his gun and a knife. You can save the calf, he told me, or you can stand aside and lose them both.

     I couldn’t shoot her, but I used the knife after she fell, cutting away the belly to haul out the calf and rub her clean with straw. Aubrey brought a pail of milk he’d warmed on the stove and I fed the calf with an old baby bottle, the jerk of her head when she sucked almost enough to pull it from my hand. The blood, now that was something I’ll never forget, we had to rake out the stall and burn the straw in the garden next morning.

Too much for one person though, the haying, three or four weeks in the fall to cut it and get it into the barn after it dried. Sold off the cows a couple of years before Aubrey died. I was sixty-one years old the first time I bought a carton of milk from a store.

ÉLEVAGE

J’ai gardé les animaux jusqu’à ce qu’Aubrey tombe malade, il n’y avait personne pour aider aux foins après ça. Je pouvais faire tout le reste moi-même, nettoyer la saleté dans les stalles et traire le matin, rentrer les vaches du pré avant le souper, c’était une bonne occasion de se lever.

J’ai aussi passé pas mal de nuits dans la grange, au printemps, à attendre que les vaches vêlent. Parfois, il fallait y plonger les mains, les jambes emmêlées derrière la tête d’un veau déjà sorti, un pied pendant au-dessus de la paille sèche, la langue sortant comme un bébé essayant de naître par la bouche.

Je n’ai perdu qu’une seule vache en quarante ans d’élevage. Je suis restée assise avec elle pendant des heures cette nuit-là et je savais que quelque chose clochait, l’animal tenant sur ses jambes d’une étrange manière comme une femme avec une pierre dans sa chaussure, et secouant la tête lorsqu’elle gémissait. Vers minuit, elle n’avait toujours pas commencé à mettre bas, mais elle beuglait suffisamment fort pour réveiller tout Riverhead, lançant des coups de pieds autour de son gros ventre. J’ai envoyé Aubrey chercher Joe Slade pour qu’il l’examine, il est entré dans la grange avec son pan de chemise qui dépassait et des bottes délacées ; il n’a pas dit grand-chose, il est juste sorti et a rapporté son fusil et un couteau. Tu peux sauver le veau, m’a-t-il dit, ou tu peux t’écarter et perdre les deux.

Je n’ai pas pu la tuer, mais j’ai utilisé le couteau après qu’elle est tombée et lui ai découpé le ventre pour sortir le veau et la nettoyer en la bouchonnant. Aubrey a apporté un seau de lait qu’il avait fait réchauffer sur le poêle et j’ai nourri le veau avec un vieux biberon, la saccade de sa tête lorsqu’il en suçait presque assez pour le tirer de ma main. Le sang, eh bien ça c’est quelque chose que je n’oublierai jamais, on a dû ratisser la stalle et brûler la paille dans le jardin le lendemain.

Beaucoup trop pour une personne cependant, le foin à l’automne, trois ou quatre semaines pour le couper et l’engranger après qu’il avait séché. J’avais vendu les vaches deux ou trois ans avant la mort d’Aubrey. J’étais âgée de soixante-et-un ans la première fois que j’ai acheté une brique de lait dans un magasin.

STONES

A lot of it was learning to live with cruelty. To live cruelly.

We always had a couple of cats in the house, and the males you could do something with yourself. Father cut a hole in a barrel top, pushed the cat’s head into it and had one of us hold its legs while he did the job with a set of metal shears. With females though, you had kittens to deal with once or twice a year. I drowned them in shallow water once, I didn’t think it would make any difference, but I can still see that burlap sack moving like a pregnant belly only two feet out of reach; and I had to force myself to turn away. Those kittens were barely a week old but they took a long time dying.

The worst I ever saw was the horses. You’d get a strap around their waist with a ring underneath, and tie the fore and back legs to the ring with ropes. Then you’d back the animal up nice and slow so it would fall over in sections like a domino set, hind end first, then the belly, shoulders, head. Once it was on the ground you’d wash the bag with a bit of Jeye’s Fluid, slit the sac open and snip the balls right off.

    The cats bawled and screamed through the whole thing, but the horses never made a sound, they were too stunned I guess. Their legs made those ropes creak though, like a ship’s rigging straining in a gale of wind. It would be a full day before they came back to themselves, standing out in the meadow like someone who can’t recall their own name. Their wet eyes gone glassy with shock, as blind as two stones in a field.

PIERRES

C’était surtout une question d’apprendre à vivre avec la cruauté. De vivre cruellement.

Nous avions toujours deux ou trois chats à la maison, et les matous, on s’en occupait soi-même. Papa faisait un trou dans le couvercle d’un tonneau, y poussait la tête du chat et faisait tenir les jambes à l’un d’entre nous pendant qu’il accomplissait la tâche à l’aide d’une paire de pinces en métal. Avec les femelles cependant, il fallait s’occuper des chatons une ou deux fois par an. Une fois, j’en ai noyé dans de l’eau peu profonde ne pensant pas que ç’aurait de l’importance, mais ce sac en toile de jute, je le vois toujours bouger comme un ventre de femme enceinte à seulement deux pieds de moi ; et j’ai dû me forcer à tourner la tête. Ces chatons avaient à peine une semaine, mais ils ont mis du temps à mourir.

Le pire que j’aie jamais vu, ce sont les chevaux. On mettait une sangle autour de leur taille avec un anneau en-dessous, puis on attachait les pattes avant et arrière à l’anneau avec des cordes. Ensuite, on soutenait l’animal tout doucement, afin qu’il bascule en sections comme un jeu de dominos, le derrière tout d’abord, puis le ventre, les épaules, la tête. Une fois à terre, on nettoyait le sac avec un peu de fluide Jeyes[1], on fendait la poche et on coupait les couilles directement d’un petit coup sec.

Les chats braillaient et hurlaient tout du long, mais les chevaux ne produisaient jamais un seul son, ils étaient trop effarés j’imagine. Leurs jambes faisaient grincer ces cordes pourtant, comme le gréement d’un bateau tendu dans un coup de vent. Ça prenait une bonne journée avant qu’ils ne retrouvent leurs esprits, se détachant dans le pré comme quelqu’un qui n’arrive pas à se souvenir de son propre nom. Leurs yeux devenus vitreux à cause du choc, aussi aveugles que deux pierres dans un champ.

 

[Fire/Feu]

 

BONFIRE NIGHT

Guy Fawkes tried to blow up the English Parliament Buildings with a basement full of explosives and got himself hanged for his trouble. Burned in effigy on the anniversary of his death in every Protestant outport in Newfoundland. No one remembers who he was or what he had against the government, but they love watching the clothes take, the straw poking through the shirt curling in the heat of the fire and bursting into flame.

The youngsters work for weeks before the event, gathering tree stumps and driftwood, old boxes, tires, and any other garbage that will burn, collecting it into piles on the headlands or in a meadow clearing. The spark of fires up and down the shore like lights warning of shoals or hidden rocks. Parents losing their kids in the darkness, in the red swirl of burning brush; teenagers running from one bonfire to the next, feeling something let loose inside themselves, a small dangerous explosion, the thin voices of their mothers shouting for them lost in the crack of dry wood and boughs in flames. They horse-jump an expanse of embers, their shoes blackened with soot, dare one another to go through larger and larger fires, through higher drifts of flankers: their young bodies suspended for a long moment above a pyre of spruce and driftwood, hung there like a straw effigy just before the flames take hold. Guy Fawkes a stranger to them, though they understand his story and want it for themselves.

Rebellion. Risk. Fire.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE

Guy Fawkes a essayé de faire exploser les édifices du Parlement anglais avec un sous-sol rempli d’explosifs et s’est fait prendre pour sa peine. Brûlé en effigie le jour de l’anniversaire de sa mort dans chaque village protestant isolé de Terre-Neuve. Personne ne se rappelle qui il était ou ce qu’il avait contre le gouvernement, mais tout le monde adore regarder les vêtements prendre feu, la paille pointer à travers la chemise, monter en volutes dans la chaleur du feu et s’enflammer soudainement.

Les jeunes travaillent durant des semaines précédant l’événement, ramassent des souches d’arbre et du bois flotté, de vieilles boîtes, des pneus, et n’importe quel déchet qui brûle, rassemblant tout ça pour en faire des tas sur les promontoires ou dans une clairière. Les étincelles des feux sur tout le littoral telles des lumières mettant en garde contre les écueils ou les rochers cachés. Les parents perdent leurs gosses dans l’obscurité, dans le tourbillon rouge de la broussaille qui brûle ; les adolescents courent d’un feu de joie à l’autre, sentant quelque chose se libérer en eux, une petite explosion dangereuse, les voix fines de leurs mères appelant ceux qui sont perdus dans le crépitement du bois sec et des branches enflammées. Ils sautent par-dessus une étendue de charbons ardents, leurs chaussures noires de suie, se défient de franchir des feux de plus en plus grands, de plus hauts tas de braises brûlantes : leurs jeunes corps suspendus pendant un long moment au-dessus d’un bûcher d’épinette et de bois flotté, pendus là telle une effigie de paille juste avant que les flammes ne prennent le dessus. Guy Fawkes un étranger pour eux, bien qu’ils comprennent son histoire et qu’ils veuillent se l’approprier.

Rébellion. Risque. Feu.

BONFIRE NIGHT (2)

They’ve swiped a cupful of gasoline – my father and Johnny Fitzgerald – doused a spruce branch and shoved it beneath the mound meant for burning. A match is struck and tossed: the suck of flame taking hold, the fire eating its way up through the overturned palm of driftwood and boughs, a cap of white smoke shifting over the crown of the bonfire.

     Everyone takes a step back from the scorching heat, the crackle and spit of spruce gum burning. Night falls. Adults pass flasks of whiskey or moonshine, the flicker of silver making its way from hand to hand like the collection plate at church.

The boys have spent weeks hauling trees and branches across the barrens, scavenging rags and bits of scrap wood, but they aren't satisfied somehow with the innocence of the fire, its simple appetite. They stand restless in the dark light, their heads full of mischief: something they can’t articulate is eating at them, burning its way from the inside out.

Match Avery steps up beside them like an answered prayer, breathing alcohol, nodding drunkenly toward the flames. “Some fire,” he tells them. “Nice bit of fire.” He blows soot into the crook of his palm, wipes the hand on the seat of his pants. “All boughs though, she won’t last long.” He nods again, emphatically. He’s an adult, he’s drunk, he knows everything there is to know about anything. “Needs a bit of solid wood to keep her going,” he tells them.

The boys disappear into darkness, running a narrow dirt path worn through meadows. At Match’s house they head straight for the root cellar like spilled gasoline rushing toward an open flame. They dump a summer’s worth of vegetables onto damp ground, carry the empty wooden barrels back to the fire.

Match turns them in the red and yellow flicker, amazed by the boys’ luck, by their resourcefulness. “Now these,” he announces, “are lovely barrels.” While my father and Johnny Fitzgerald look on Match stamps them flat himself, heaving the splintered sticks atop the blaze, throwing up a shower of sparks. “Nice barrels,” he says again when he’s done, and then wanders off toward another circle of light.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE (2)

 Ils ont raflé un récipient d’essence à toute volée — en ont aspergé une branche d’épinette et l’ont fourrée sous le tas destiné à brûler. Une allumette est grattée et lancée : la succion de la flamme qui prend le dessus, le feu qui grignote un passage à travers le palmier retourné de bois flotté et de branches, un bouchon de fumée qui se déplace sur la couronne du feu.

Tout le monde fait un pas en arrière loin de la chaleur torride, le crépitement et le grésillement de la gomme d’épinette en train de brûler. La nuit tombe. Les adultes font circuler des flasques de whiskey et d’alcool de contrebande, l’éclat d’argent qui se taille un passage de main en main comme le plateau pour la quête à l’église.

Les garçons ont passé des semaines à traîner des arbres et des branches à travers les landes, récupérant des haillons et du bois de rebut, mais d’une certaine façon ils ne sont pas satisfaits de l’innocence du feu, de son appétit simple. Ils se tiennent là, impatients, la tête remplie d’espièglerie ; quelque chose qu’ils n’arrivent pas à exprimer les ronge, les consume de l’intérieur.

Match Avery s’avance près d’eux comme une prière qui a été entendue, respirant l’alcool, faisant un signe de la tête en titubant vers les flammes. « Quel feu, leur dit-il. Un beau p’tit feu. » Il souffle sur de la suie qui va se loger dans le creux de sa paume, s’essuie les mains sur le fond de son pantalon. « Que des branchages pourtant, il ne durera pas longtemps. » De nouveau, il opine du chef, catégoriquement. Soûl et adulte, il sait tout ce qu’il y a à savoir sur n’importe quoi. « Il faut un peu de bois solide pour l’entretenir », leur dit-il.

Les garçons disparaissent dans l’obscurité, empruntant un étroit chemin de terre percé à travers les prés. Chez Match, ils se dirigent directement vers le caveau à légumes comme de l’essence renversée se ruant sur une flamme nue. Ils se débarrassent des légumes qui représentent le travail de tout un été sur du terrain humide et emportent les tonneaux de bois vides jusqu’au feu.

Match les tourne dans la lueur rouge et jaune, stupéfait de la chance des garçons, de leur débrouillardise. « Alors ça, annonce-t-il, ce sont des tonneaux magnifiques. » Pendant que mon père et Johnny Fitzgerald continuent de regarder, Match les aplatit lui-même d’un coup de pied, soulevant avec effort les bouts de bois fendus en éclats au-dessus des flammes, qui vomissent une pluie de tisons. « Des tonneaux magnifiques », répète-t-il lorsqu’il a fini, puis s’éloigne vers un autre cercle de lumière.

Les garçons restent ensemble dans la chaleur effrayante, multipliée maintenant par le bois sec, les flammes se dressant comme l’herbe des prés face aux faneurs. Le feu de joie continue de brûler pendant des heures à côté d’eux, sombres étincelles postillonnant sur les étoiles.

SOLOMON EVANS’ SON

The graveyard in the Burnt Woods was being fenced in the year 1890. The first person buried there was Solomon Evans’ son.

The new school on the South Side was built in the summer of 1894 beside the church. First prayers were held on January 12th, 1895.

The first church bell for the South Side arrived on March 25th, 1908, and it rang for the first time on March 27th, the peals as clear as the blue sky, the gulls put to wing by the sound of it, their brief racket like an echo rusting into silence.

The first time the bell tolled a death was for Mrs. Ellen Kennel. The school was closed for the afternoon, the children standing in the balcony of the church to watch her funeral, and some of them followed the coffin to the graveyard in the Burnt Woods. A hedge of people stood around the hole in the earth. The minister threw a handful of dirt on the wooden lid. “Ashes to ashes,” he intoned, the October wind stealing the words from his mouth as he spoke.

The mourners filing out past the plain wooden cross marking the grave of Solomon Evans’ son. Darkness of spruce trees, maples scorched by the coming of winter. And no one could recall the boy’s name, or what it was he died of.

LE FILS DE SOLOMON EVANS

En 1890, on clôturait le cimetière des Brûlis. La première personne à y avoir été enterrée, c’est le fils de Solomon Evans.

La nouvelle école de South Side a été construite durant l’été de 1894 à côté de l’église. Les premières prières ont été organisées le 12 janvier 1895.

La première cloche de l’église, arrivée le 25 mars 1908, a sonné pour la première fois le 27 mars, les premières volées aussi claires que le ciel bleu, le son faisant s’envoler les mouettes, leur bref vacarme tel un écho rouillant dans le silence.

La première fois qu’on a sonné le glas, c’était pour Mrs. Ellen Kennel. L’école a été fermée durant l’après-midi, les enfants se tenant debout sur le balcon de l’église pour assister aux funérailles, et certains d’entre eux ont suivi le cercueil jusqu’au cimetière des Brûlis. Une haie de gens était rassemblée autour du trou creusé dans la terre. Le pasteur a jeté une poignée de terre sur le couvercle de bois. « Tu n’es que poussière », a-t-il entonné, le vent d’octobre volant les paroles de sa bouche tandis qu’il parlait.

Les parents du défunt passant l’un après l’autre devant la simple croix en bois marquant la sépulture du fils de Solomon Evans. Obscurité des épinettes, érables roussis par la venue de l’hiver. Et personne ne pouvait se rappeler le nom du garçon, ou de quoi il était mort.

PROCESSION

Mary Penny was twenty-one years old and almost nine months pregnant when she died of fright. A clear Saturday morning, wind off the ocean. Her husband away, fishing on the Labrador. She was carrying a bucket down to the brook for water, a hand on her belly, the child moving beneath her fingers like a salmon in a gill net.

From the bank above the brook she could see the United Church on the south side below Riverhead, the new school beside it. She kept her hand to her belly as she walked down the steep slope, balanced herself on stones over the surface. The bucket floated for a moment, then dipped and dragged with the weight of the water. She grunted as she pulled the full container clear of the brook. A stitch in her side moved slowly across her back, a thin flame licking at muscle.

At the top of the slope again she set the weight down in the grass, straightening with her hands on her hips, lungs clutching at the salt air. The sky was perfectly clear. She stared out across the mouth of the harbour, lifted a hand to shade her eyes. Her eyebrows pursed. There was a spot moving toward her, a peculiarly metallic smudge on the horizon that was becoming larger, more spherical. No, not a cloud, it was too uniform, too intent somehow.

Carried off course to the eastern coast of Newfoundland by a south-westerly wind over the Atlantic, the airboat was about to turn and begin a journey along the coast of the United States. In New York, a baseball game between the Yankees and the Brooklyn Dodgers would be interrupted as it passed overhead, the players and the crowd of fifteen thousand standing to stare at its nearly silent procession above the city.

It came closer to the spot where Mary stood alone, a cylindrical tent as large as the church, now larger, the sun lost behind it.

Her heart leapt in her chest, a panicked animal kicking at the stall door. The baby turned suddenly, dropped, like a log collapsing in a fireplace. She began running awkwardly, holding her stomach. She tried to call for her mother, her younger sister, but no sound came from her mouth; the shadow of the Zeppelin chasing her across the grass. Halfway along the path to her house she fell on her stomach, the pain pulling a cry from her throat. She lifted herself and began running again, the stitch across her back like a hook attached to a tree behind her.

Another two hundred yards.

By the time she reached the house she was already in labour. Bleeding through her clothes.

PROCESSION

Mary Penny avait vingt-et-un ans et était enceinte de presque neuf mois lorsqu’elle est morte d’effroi. Un samedi matin dégagé, le vent soufflant de l’océan. Son mari parti pêcher au Labrador. Elle transportait un seau pour aller chercher de l’eau au ruisseau, une main sur le ventre, l’enfant bougeant sous ses doigts comme un saumon pris dans un filet maillant.

Au bord du ruisseau, elle pouvait voir l’Église unie au sud en bas de Riverhead, la nouvelle école à côté. Elle gardait la main sur le ventre en descendant la pente escarpée, se tenant en équilibre sur des pierres au-dessus de la surface. Le seau a flotté un instant, puis il est descendu et a été emporté par le poids de l’eau. Elle a poussé un grognement en tirant le contenant hors de l’eau. Un point de côté lui a traversé lentement le dos, une mince flamme lui léchant le muscle.

En haut de la pente, elle a de nouveau posé le poids dans l’herbe, se redressant avec les mains sur les hanches, ses poumons se cramponnant à l’air salé. Le ciel était parfaitement dégagé. Elle a regardé fixement de l’autre côté du port, a mis une main sur ses yeux pour s’abriter du soleil. Ses sourcils se sont retroussés. Un point dans le ciel s’avançait vers elle, une tache bizarrement métallique à l’horizon qui grossissait et devenait plus sphérique. Non, pas un nuage, c’était trop uniforme, trop intense curieusement.

Dévié de son itinéraire vers la côte orientale de Terre-Neuve par un vent sud-ouest au-dessus de l’Atlantique, le navire aérien était sur le point de faire demi-tour et de commencer un voyage le long de la côte des États-Unis. À New York, un match de baseball entre les Yankees et les Brooklyn Dodgers serait interrompu tandis que le dirigeable passerait au-dessus, les joueurs et la foule composée de quinze mille personnes se levant pour regarder fixement sa procession presque silencieuse au-dessus de la ville.

L’aéronef s’est rapproché de l’endroit où Mary se tenait seule, debout, une tente cylindrique aussi grande qu’une église, maintenant plus grande, le soleil perdu derrière.

Son cœur s’est élancé dans sa poitrine, animal paniqué ruant contre la porte de la stalle. Le bébé s’est retourné soudainement, est tombé, comme une bûche s’effondrant dans un âtre. Elle a commencé à courir maladroitement, se tenant le ventre. Elle a essayé d’appeler sa mère, sa petite sœur, mais aucun ne sortait de sa bouche ; l’ombre du Zeppelin la pourchassant dans le jardin. À mi-chemin sur le sentier la menant chez elle, elle est tombée sur l’estomac, la douleur lui tirant un cri de la gorge. Elle s’est soulevée et a commencé à courir de nouveau, le point dans le dos tel un crochet attaché à un arbre derrière elle.

Plus que deux-cents mètres.

Au moment où elle est arrivée à la maison, elle était déjà en train d’accoucher, saignant à travers ses vêtements.

OLD WIVES’ TALES

Except it wasn’t a wife talking, or a woman for that matter. It was Charlie Rose at the house to see Father. I was only five or six years old and not even a part of the conversation, sitting under the kitchen table with the dog, listening to the men talk. Charlie said you had to get one before it learned to fly and split its tongue. Right down the middle, he said, and when the crow found the use of its wings it would be able to speak, Arthur, the same as you or I at this table.

You know how a child’s mind works. The dog was just a pup then, three or four months old, a yellow Lab. A hot summer that year, we were sitting outside the day after Charlie’s visit, her mouth open, panting, the thin tongue hanging there as pink and wet as the flesh of a watermelon. I loved that animal, I just wanted to hear her speak is all. Went in the house and brought out Mother’s sewing shears, held one side of the tongue between my thumb and forefinger. The line down the centre like a factory-made perforation meant as a guide for the scissors.

What a mess that dog made when she drank, water slopping in all directions, her tongue split like a radio antennae, the separate leaves flailing as she lap-lap-lapped at the bowl. And not a word in her head for all that.

CONTES DE VIEILLES FEMMES

Sauf que ce n’était pas une épouse qui parlait, ou une femme d’ailleurs. C’était Charlie Rose venu voir Papa à la maison. Je n’avais que cinq ou six ans et ne faisais même pas partie de la conversation, assis sous la table de cuisine avec la chienne, écoutant les hommes parler. Charlie a dit qu’il fallait s’en procurer un avant qu’il apprenne à voler et lui fendre la langue. Juste au milieu, a-t-il dit, et lorsque le corbeau découvrirait l’utilisation de ses ailes il parviendrait à parler. Arthur, tout comme toi et moi à cette table.

Tu sais comment fonctionne l’esprit d’un enfant. La chienne n’était qu’un chiot alors, trois ou quatre mois, un Labrador jaune. Un été chaud cette année-là, nous étions assis dehors le jour après la visite de Charlie, sa gueule ouverte, haletante, la fine langue pendant là aussi rose et mouillée que la chair d’une pastèque. J’adorais cet animal, je voulais juste l’entendre parler, c’est tout. Je suis allé dans la maison et j’ai sorti les ciseaux de couture de Maman, j’ai tenu un côté de la langue entre mon pouce et mon index. La ligne au centre était comme une perforation fabriquée en usine et censée guider les ciseaux.

Quelle pagaille cette chienne faisait lorsqu’elle buvait, renversant de l’eau dans toutes les directions, sa langue fourchue comme une antenne de radio, deux feuilles séparées battant l’air tandis qu’elle lap-lap-lappait le bol. Et pas une parole dans la tête en dépit de ça.

TWO VOICES

My uncle sits beside the wood stove in the kitchen, between two voices. On his left the varnished radio, on the daybed to his right his baby sister, squalling. Look, the radio begins, up in the air, it’s a bird, it’s a plane … it’s Superman! His sister screams into her red fists, a single unappeasable cry. My uncle leans toward the radio, the words distorted or lost beneath the baby’s wail, like mice scurrying beneath a wood pile: … aster … ana … ding bull … He cannot hush her or make her stop. Able … eap … build … gle bound, the program is about to begin, his mother is elsewhere.

He stands over the child, stares down at her face, at the round open mouth like an entrance to a rabbit hole, a hidden creature crying from inside. He fingers a peppermint knob in his pocket and his hand suggests a plan, the candy about the size of the voice that will not stop: he drops it into the hole like a stone into a well, the soft plop echoing in the sudden, sickening silence.

Silence. He does not even hear the radio now as his sister’s face begins to swell to the colour of a partridgeberry, a bright painful red, and panic enters him like a voice from the stars as the cheeks become blueish, then blue, and the eyes bulge in their sockets like snared animals. The entire episode of suffocation taking place in absolute silence, my uncle immobilized and staring stupidly at his sister, while behind him Superman goes on saving another world in silence.

     And behind him his mother claps through the door, pushing him away and lifting the girl into the air by her heels, she is shouting something he cannot hear as she slaps the baby’s back, and a wet peppermint candy falls to the floor, nothing, nothing, he hears nothing at all until the first cry, his sister’s voice returning, the sound of her squall returning him to the world, to his mother yelling curses on his head, and the radio’s bland conversation going on and on like a long sigh of relief in the background.

DEUX VOIX

Mon oncle est assis près du poêle à bois dans la cuisine, entre deux voix. À sa gauche, la radio vernie, sur le canapé-lit à sa droite sa petite sœur, qui braille. Regarde, commence la radio, en l’air, c’est un oiseau, c’est un avion … c’est Superman ! Sa sœur hurle dans ses poings rouges, un cri unique et inapaisable. Mon oncle se penche vers la radio, les paroles déformées ou perdues derrière les gémissements du bébé, comme des souris qui détalent sous un tas de bois : … astre .... ana … timent … brut … Il n’arrive pas à la faire taire ou à l’arrêter. Able … auter … édi … gle bond, le programme est sur le point de débuter, sa mère est ailleurs.

Il surveille l’enfant, baisse les yeux vers son visage, vers la bouche ronde et ouverte comme l’entrée d’un terrier de lapin, une créature cachée criant depuis l’intérieur. Il touche un bonbon à la menthe dans sa poche et sa main suggère un plan, la sucrerie environ la taille de la voix qui ne veut pas s’arrêter : il la laisse tomber dans le trou comme une pierre dans un puits, le doux floc résonnant dans le silence soudain et écœurant.

Silence. Il n’entend même pas la radio maintenant tandis que le visage de sa sœur commence à prendre la couleur d’une airelle en gonflant, un rouge vif et douloureux, et la panique pénètre en lui comme une voix des étoiles tandis que les joues deviennent bleuâtres, puis bleues, et que les yeux sortent de leurs orbites tels des animaux pris au piège. L’épisode entier de suffocation se produisant dans le silence absolu, mon oncle immobilisé dévisageant bêtement sa sœur, tandis que derrière lui Superman continue de sauver un autre monde en silence.

Et derrière lui, sa mère franchit la porte comme le tonnerre, le repoussant et soulevant la fille en l’air par ses talons, elle crie quelque chose qu’il n’arrive pas à entendre pendant qu’elle tape dans le dos du bébé, et un bonbon à la menthe mouillé tombe par terre, rien, rien, il n’entend rien du tout jusqu’au premier cri, la voix de sa sœur revenant, le son de son braillement le ramenant au monde, aux cris et jurons de sa mère sur sa tête, et la conversation molle de la radio continuant indéfiniment comme un long soupir ou soulagement à l’arrière-plan.

 

Note

 

[1] Ce type de fluide est utilisé par les jardiniers pour différents types de nettoyage et se débarrasser des mauvaises herbes. Il a été inventé par un Anglais, John Jeyes en 1877.

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger – la poésie comme méditation et combat

L’acte de lire la poésie nécessite retrait et silence, afin d’atteindre la source unissant notre intériorité à celle du poète que nous lisons. Il convient dès lors de se laisser envelopper par la mélodie, le rythme, la « vision » ainsi que l’indiquait Marcel Proust dans son immortel Temps retrouvé. Y baigner nous permettra d’expérimenter avec passion l’univers du créateur.

Nous avons tenté une approche de celui de Pascal Boulanger à travers trois recueils1, car tous trois nous semblaient refléter ce qu’il y a d’intemporel dans l’œuvre de ce poète, toujours se renouvelant, et approfondissant sans cesse ce que cet univers a de plus lumineux.

Nous pourrions à ce titre parler, dans l’esprit d’André Rolland de Renéville, d’expérience poétique pour Pascal Boulanger. En effet, l’expérience poétique est celle de la mise à jour – donc en mots – de l’énigme qui sourd en nous, presque inconsciemment, ce que Heidegger nommait si justement « bruit de source ». Il y a ce que l’on ressent – et ce quelque chose qui transcende ce « il y a ».

Ce quelque chose nous atteint, mais il nous faut longtemps écouter pour en recueillir la parcelle d’énigme saisissable.

Cette patience et cette écoute font partie intégrante de l’expérience poétique et elles éclairent les poèmes de Pascal Boulanger, lui qui s’adressait à ses filles par ces mots magnifiques : « Je recueille vos silences »2 ou « J’attends l’inattendu et pourtant le déjà-là »3.

Un ciel ouvert en toute saison nous introduit dans cette expérience authentique de l’œuvre poétique comme recueillement et combat, les deux s’enchâssant tel l’écrin unissant les différentes parties du diamant.

Pascal Boulanger, Tacite, Flammarion, 2001, 120 pages, 13 € 80.

En effet, Pascal Boulanger y rejoint la puissance des grandes œuvres lyriques, tout autant mystiques que tragiques, en plongeant dans les profondeurs de l’âme, là où le fleuve universel traverse ce que Montaigne définissait « la forme entière de l’humaine condition ». Le plat lyrisme, ce fade narcissisme sans intérêt, n’est qu’un épanchement sans horizon, et dieu merci, bien vite oublié. Nous n’y pourrions jamais sentir cette parole « d’âme à âme » qu’évoquait Rimbaud.

Le lyrisme de Pascal Boulanger est, lui, universel. De même que le Victor Hugo des Contemplations mettait en garde ses lecteurs en les prévenant que, « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? », nous pourrions faire le même rappel au lecteur d’Un ciel ouvert en toute saison. Ce recueil est en effet, à première vue, le plus personnel publié par Pascal Boulanger. Celui-ci s’y adresse à ses deux filles et nous donne à lire une immense lettre d’amour, sublime de beauté et de simplicité. Nous sentons dans les nombreux chiasmes le désir de relier d’un même élan ses deux filles, leur mère et lui-même dans un univers qui, nous le verrons, est chanté sans cesse avec ivresse. « Dix-huit mois vous séparent mais rien ne me sépare de vous » (p. 12), ou encore : « Si, il y a longtemps, les grottes abritaient la mémoire du monde en dessinant les premiers gestes des hommes sur la terre, moi, c’est mon cœur qui vous abrite » (p. 19).

Pascal Boulanger, Un ciel en toute saison, Le Corridor bleu, 2013, 34 pages, 10 €. 

On le voit, l’écriture chante l’amour paternel. Mais nous sommes bien vite emportés par l’élan poétique qui se révèle en même temps une arme contre le défaitisme spirituel, pour l’amour de la vie réelle, vécue, expérimentée. En opposition à toute forme de ressentiment, ses poèmes ont une force qui fait front au nihilisme – pour le dissoudre.

Le combat et la volonté sont liés dans des vers tels : « Un jour, lorsque vous serez plus grandes, je vous parlerai de l’acquiescement, de l’un et l’autre dissemblable et de ce qui se donne en se retranchant » (p. 25) ; « L’existence n’est pas une faute, toutes les chances s’offrent à vous » (p. 26) et enfin ce OUI tragique à la vie : « Je m’exerce à perdre ce que j’aime, je dois aimer ce qui m’échappe. »

Dès lors, lire Un ciel ouvert en toute saison est une belle adresse à ses filles en même temps que des munitions pour le lecteur. Nous le lisons en intégrant le « je » comme le faisait les grands mystiques, ou encore le Descartes des Méditations métaphysiques nous amenant à faire l’expérience ontologique en même temps que lui. Dans le même temps que nous lisons Un ciel ouvert en toute saison s’opère une métamorphose dans laquelle les filles, destinatrices, deviennent des allégories de la vie, chez qui la joie, l’affirmation, l’exaltation s’opposent telle une rage d’amour à toute forme de regret, de ressentiment, de haine.

L’émotion l’émeute, recueil plus ancien que le précédent, amorçait déjà cette vision combative vis-à-vis de tout nihilisme perçu comme négation de tout sens et de toute valeur de l’existence. La puissance du verbe de Pascal Boulanger est telle que – dépassant les fades oppositions aussi futiles que fausses – nous y sentons une parenté spirituelle avec l’exaltation de la vie et de la beauté d’un William Blake, d’un Hölderlin, et (le paradoxe n’existera que pour les penseurs de surface) d’un Christ et d’un Dionysos ! « Ne rien dire / dire oui » (p. 23) !

Comme nous allons le voir, le remords, l’obsession de la mort, toute cette pensée du ressentiment est détruite dans un acquiescement volontariste, dans des « vagues de feu / sur lesquelles danse la pensée » (p. 14) car « on prend feu en prenant la parole » (p. 21) et « Le feu éclaire le récit / en hébreu / lumière veut dire secret » (p. 24). Pascal Boulanger nous donne lui-même, page 45, une courte définition du nihilisme aussi brève qu’éclairante : « le nihilisme / un retrait du monde ».

La prééminence de la vie, du lien inhérent à l’existant sont chantés dès le premier texte, mise en forme de courte de préface (p. 9), qui mériterait d’être repris en entier (comme tant de poèmes !) mais dont voici un extrait : « Pourquoi faudrait-il que la mort soit la religion absolue ? / L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. / D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, / rien ne meurt qui a commencé ». 

Pascal Boulanger, L'Emotion l'émeute, 2003, 10 €.

De fait, « le monde s’occupe trop des morts » (p. 19) et dans ce que Nietzsche nommait l’ivresse du devenir, Pascal Boulanger semble lui faire écho en proclamant : « jamais de remords / pas l’ombre d’une faute à confesser ».

Cette vie se fête aussi par la beauté du réel dans un magnifique déploiement de joie : « Depuis que la lumière créa l’œil pour être vu / la rose a souci d’elle-même » (p. 13) et « La rose ensoleillée sera / en tout lieu / la poésie dans une autre » (p. 16). Le chant de la vie s’exalte aussi dans le rapport direct avec la beauté métaphorique du monde : « C’est encore la mer / le souvenir de la mer / où se lancent des oiseaux de toutes sortes / impatients d’écrire, "la vie en tant que forme de l’être" / dans la lumière qui soudain / envahit la scène » (p. 18) ; « le présent seul / Un bleu très pur se noie dans un bouquet de nuages / tout un vide accumulé de bleu / c’est une absence de monde / Je l’embrasse / je l’embrasse encore / je l’embrasse pour la première fois ».

Enfin, il semble inévitable d’évoquer les poèmes en proses (et en italiques, comme le seraient des discours directs adressés directement aux lecteurs), phrases sans ponctuation et lancées d’un même élan, lumineuses paroles prenant la vie à sa source. Je limiterai ici la citation à un seul de ces poèmes – invitant par là même les lecteurs à les traverser tous d’un même élan – situé à la page 34 du recueil : « Les anges de lumière qui tombent frappés à genoux ils disent dieu s’est retiré du monde la main s’efface on n’entend plus que le faible murmure d’une fontaine brûlée de soleil impossible de réveiller ceux qui dorment une sorte d’impatience amoureuse unanime les guide vers la mort pourtant les matins sont comme des oiseaux arrachés l’ombre ne pèse plus sur le mur le temps s’écoule le feu monte une bouche ébranle le temple chaque couleur inonde les toits le cœur dérive parmi les bêtes qui traversent lentement le jardin à chaque seconde acquiescer veut dire jouir »

Harmonie poétique où la beauté et le combat ne font qu’un !

Tacite fut publié seulement un an avant L’émotion l’émeute, et bien que l’atmosphère semble s’opposer en tout point aux deux autres recueils évoqués précédemment, la parenté d’esprit, pour peu qu’on en approfondisse le sens, apparaîtra bien vite.

La lucidité suppose d’avoir l’œil ouvert, ainsi que le courage de la vérité et de l’authenticité à l’égard de ce que le réel nous enseigne. Ce dernier peut être tout aussi bien notre environnement que notre subjectivité. Dès lors, l’énergie nécessaire au combat contre le ressentiment et le nihilisme suppose d’en affronter – parfois témérairement – la fascination de notre modernité pour la mort.

À cet égard, Tacite est exemplaire car il mêle à la description des horreurs absolues de l’histoire romaine – peu différentes de l’histoire récente, si ce n’est pour celle-ci l’apport du « progrès » technique – des sentences intemporelles que le génie du classicisme français n’eût pas reniées. Ce faisant, Pascal Boulanger met en lumière le mal à sa source, à savoir ancré dans l’esprit même de l’être humain, là où la pulsion de mort fleurit depuis toujours.

L’emprisonnement est avant tout spirituel. Dès le début, le texte nous le dit : « L’aménagement de la terreur : / dorénavant le mur est dans toutes les têtes » (p. 9) avant de le confirmer quelques pages plus tard : « Prisonniers, / au milieu de la plus libre, / la plus ouverte des routes » (p. 15). Mais l’emprisonnement n’est jamais l’objet d’une prise de conscience, car pareil à cette volonté absurde et sans cause décrite par Schopenhauer, les humains sont agis, si l’on me permet cette expression, ils le sont passivement, en tant que purs objets dans l’ensemble du réel, et ainsi incapables de conscience réflexive vis-à-vis du désastre qui se prolonge : « époques fécondes en catastrophes, ensanglantées de combats, déchirées par les séditions, cruelles même pendant la paix. / Pareils aux bêtes de labeur, abandonnées au vertige de leur fabrication, qui se déchirent elles-mêmes, se déchirent dans la nullité du néant » (p. 16). La folie meurtrière ne se révèle finalement « rien qu’une ivresse vide » (p. 32), une « boîte du néant » (p. 35), menant au bout du compte au pire de l’absurde, à cette inversion du sacrifice d’Abraham que raconte Pascal Boulanger (p. 108).

On le voit. L’œuvre de ce poète est une longue méditation en même temps qu’un vaste combat, où l’exaltation de la vie, l’affirmation d’une volonté sans faille en faveur de la vitalité, n’hésite pas à plonger dans le mal absolu, à en affronter les peurs et la douleur, pour mieux les conjurer et les métamorphoser en lumière.

∗∗∗

 

Notes

  1. Les trois recueils qui font l’objet de cet article sont les suivants : TACITE, publié en 2001 aux Édition Flammarion ; L’ÉMOTION L’ÉMEUTE, en novembre 2002 aux Éditions Tarabuste et Un ciel ouvert en toute saison, en 2010 aux Éditions Le Corridor Bleu.
  2. Un ciel ouvert en toute saison, p. 50
  3. P. 14

Présentation de l’auteur




Luca Ariano, Demeure de Mémoires (extraits inédits)

Voici une poésie que j’ai plaisir à traduire et à présenter parce que la nostalgie y est une force active : il ne s’agit pas en effet, dans l’univers poétique de Luca Ariano,  de cette attitude passive de déploration d’un passé supposé meilleur, mais d'une infinie tendresse pour les souffrances passées, les misères tues, les violences cachées, que l’Histoire balaie, ne gardant que le souvenir des Grands Evénements, bons ou mauvais, négligeant la petite histoire des humbles qui pourtant la constitue. 

Luca Ariano, depuis ses premiers recueils,  rend leurs voix aux oubliés, ainsi que le titre son dernier ouvrage, La Memoria dei Senza nome – s'y meuvent tous ces anonymes dont il incarne la parole, pour lesquels il trace ces silhouettes de paysans, de citadins, d’ouvriers des rizières, de jeunesse déclassée aux vaines espérances, de  filles violentées autant par le capitalisme que le patriarcat…

Ses souvenirs d’enfance teintés de mélancolie – odeurs, musiques, gestes du quotidien, fêtes de famille, lits défaits après l'amour – se mêlent à des bribes de souvenirs tels que nous en avons tous, qui nous traversent plus qu'ils ne nous appartiennent,  et ainsi nous unissent – tel air de musique marquant une époque, qui parfois nous revient, un drame dont on a parlé à la télé, la trame d'événements liés aux lieux où l'on vit... tout le kaléidoscope de la mémoire où tout se mêle, images et mots, faisant écho à la douleur actuelle d’un monde impitoyable à l’humain.

Luca Ariano parle depuis un lieu précis, la région située près du Pô, les alentours de Milan, de Parme, de Bologne - mais il parle de temps lointains qui sans cesse irriguent le présent : la région qu'il évoque est marquée depuis l'antiquité par des invasions, des guerres de conquête, des luttes politiques .évoquées au fil des poèmes .où se devine une identité de résistance et d'accueil à l'autre - cet autre toujours présent dans un jeu mobile de pronoms qui empêche l'identification de devenir identitaire, créant un réseau de communication, comme un rhizome ... et je ne peux m'empêcher de penser que cette implantation des textes dans une zone rizicole a quelque chose de prédestiné - le riz dit "sauvage" est en effet un bon patronage pour cette poésie humaine, de culture, et de lutte.

 

introduction et traduction : Marilyne Bertoncini

Quelle mattine – a casa da scuola

con la febbre, profumavano di latte

e miele, di terra d’orto portata

in casa con le ciabatte.

Rumore di vapore e ferro da stiro

tra vecchi film senza colori

e poi biciclettate in campagna

con l’odore di animali prima della pioggia.

Ancora non le conoscevi le nuove stagioni,

il fumo delle ciminiere bucare l’aria

e rotoli d’asfalto lucidi di afa.

Teresa seduta su una panchina piange

per quel gioiello rubato, i suoi piccoli

segreti violati ma domani – a San Giorgio,

passeggiando per le bancarelle il sole

asciugherà gli occhi e tra le mani

il profumo di una rosa da regalare.

Per te quel giorno è sempre il rimbombo

di spari lontani dietro le colline

e il vecchio sul viale alla stessa ora,

ha il volto di Parri e claudicante

cerca un filo d’ombra dietro grandi occhiali.

Ces matins à la maison – pas d’école

avec la fièvre,  ils sentaient le lait

et le miel,  la terre du jardin rapportée

à la maison sous les pantoufles.

Bruit de vapeur et de fer

parmi les vieux films en noir et blanc

puis balades à vélo dans la campagne

avec l'odeur des animaux avant la pluie.

Tu ne connaissais pas encore les nouvelles saisons,

la fumée des cheminées qui perce l'air

et les rouleaux d'asphalte brillants de touffeur.

Teresa est assise sur un banc et pleure

pour son bijou volé, ses petits

secrets violés mais demain – à San Giorgio,

se promenant parmi les étals le soleil

séchera tes yeux et entre tes mains

le parfum d'une rose à offrir.

Pour toi, ce jour est toujours le grondement

de coups de feu lointains derrière les collines

et le vieux sur l'avenue au même moment,

a le visage de Pâris qui claudicant

cherche un fil d’ombre derrière ses grandes lunettes.

*

L’Ada, donna d’un altro secolo,

a quasi novant’anni è l’ultima arzdora

che ancora fa la pasta in casa.

Moglie d’un marito dal nome garibaldino

– antica tradizione romagnola,

emigrato per fare le scarpe prima della guerra;

se n’è andato una sera di geloni

con ancora il brodo fumante.

Ammira la vetrina di quel pasticcere

e ritorna bambina: babà, cannoli,

pastiera, sacher e sfogliatelle …

ma la glicemia va tenuta sotto controllo

tra scatole di pillole e ricette.

Il suo vicino pasteggiava a broccoli e carote,

pomodori – ben cotti, insalate, omega tre

e the verde: è sbiancato quando il dottore

gli ha dato pochi mesi per una leucemia fulminante.

Osservi quel sensuale passo di jeans

ma a guardarlo bene potrebbe essere tua figlia

e hai voglia ad aspettare quella telefonata

tra quei primi fiocchi d’un inverno rinsavito.

Ada, femme d'un autre siècle,

à presque quatre-vingt-dix ans, est la dernière arzdora*

qui fait encore les pâtes à la maison.

Épouse d'un mari au prénom garibaldien

– ancienne tradition romagnole,

émigré avant la guerre pour faire des chaussures;

il est parti un soir d’engelures

la soupe encore fumante.

Elle admire la vitrine de ce pâtissier

et redevient enfant : babà, cannoli,

pastiera, sacher et sfogliatella…

mais la glycémie doit être contrôlée

entre les piluliers et les ordonnances.

Son voisin mangeait brocoli et carottes,

tomates – bien cuites, salades, oméga trois

et thé vert : il s’est décomposé quand le médecin

lui a donné quelques mois pour leucémie fulminante.

Tu observes la sensualité de ces jeans qui passent

mais si tu regardes bien, ça pourrait être ta fille

et tu as envie d'attendre ce coup de fil

dans les premiers flocons d'un hiver renaissant.

 

 

*ménagère – dialecte romagnole

*

Certo che quando l'Emilio iniziò

a tradurre versioni dal latino e dal greco,

a memorizzarsi l'atlante storico

non immaginava certo di star lì a ciondolare

in attesa di una telefonata: si vedeva professore

in qualche Università a decifrare il mistero

della lingua etrusca, a scavare nel Peloponneso

alla ricerca di nuove civiltà.

S'è alzata la via Emilia e la tua casa affonda

nella polvere però val sempre la pena

di vedere cupole e torri struccarsi di rosso

per le luci della sera.

Alla prima ombra davanti al Tardini

quei vecchi se la contano

su come andrà quest'anno il nuovo Parma

e ogni domenica c'è qualche poltroncina vuota

per un colpo di tosse troppo forte.

Tu c'eri quando Don Leandro e Don Lorenzo

predicavano in un angolo, te li ricordi pregare

anche per te e non sai s'è rimasto almeno

un po' di marmo s'un muro per Fausto e Iaio.

Quest'anno non hai visto le risaie gonfiarsi

e stai ancora cercando nell'orto le tue farfalle,

le conti e le riconti ma i colori non tornano.

Evidemment, quand Emilio a commencé

à traduire du latin et du grec,

à mémoriser l'atlas historique

il n'imaginait sûrement pas qu'il traînerait là

en attente d'un coup de fil : il se voyait professeur

dans une université pour déchiffrer le mystère

de la langue étrusque, fouiller dans le Péloponnèse

à la recherche de nouvelles civilisations.

La Via Emilia a  monté et ta maison s’enfonce

dans la poussière mais ça vaut toujours la peine

de voir des dômes et des tours se maquiller de rouge

aux lumières du soir.

Dès la première ombre devant le stade Tardini

les vieux se racontent

comment se déroulera le nouveau Parme cette année

et chaque dimanche une nouvelle place vide

à cause d’une toux trop violente.

Tu y étais quand Don Leandro et Don Lorenzo

prêchaient dans un coin, tu les revois en train de prier

aussi pour toi et tu ne sais pas s'il y a au moins encore

un peu de marbre sur un mur pour Fausto et Iaio*.

Cette année tu n'as pas vu se gonfler les rizières

et tu cherches toujours tes papillons dans le jardin,

tu les comptes et recomptes mais les couleurs n’y sont pas.

 

* Le 18 mars 1978, deux jours après l'enlèvement d'Aldo Moro, deux garçons de dix-huit ans sont tués à Milan, à quelques mètres du centre social Leoncavallo. Il s'agit de Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, assassinés par trois tueurs à huit coups de feu.

*

A marzo nel chiostro di San Giovanni

lì dove studiò fra Teofilo, quel giorno

c'era una strana luce e Pilàr non sapeva

che i passi sarebbero stati frettolosi

come un bacio inatteso lontano dall'ombra.

Accanto al parco si vedono le mura,

crollate dopo l'Unità, antiche orme di battaglie,

di eserciti all'assedio a depredare tesori.

Vanni, uno di quei ragazzi del Trentasei,

partito per lottare nel POUM, da settant'anni

racconta di quel compagno scrittore, quello là famoso

della Fattoria e sua nipote s'è stancata d'ascoltarlo

e fresca di tatuaggio sulla schiena con un low cost

vola verso le Baleari profumata di cocco.

La ragazzina sa come farsi desiderare,

come strappare una sera in spiaggia d'ombrelloni chiusi

e bassa marea, e Gianni – a farsi la stagione per pagarsi

l'inverno – già agli amici pavoneggerà il suo sapore.

Lorena ha imparato presto che il suo nudo profilo

allo specchio vale oro e quei seni sono un girotondo;

passano rapidi i treni merci di notte in un unico sobbalzo

sul cuscino ma domani il tuo letto sarà d'un caldo silenzio.

En mars dans le cloître de San Giovanni

Là où étudiait frère Teophile, ce jour-là

il y avait une lumière étrange et Pilàr ne savait pas

que tout aurait été si vite

comme un baiser inattendu sorti de l'ombre.

À côté du parc, on peut voir les murs,

effondrés après l'Unification, trace d’anciennes batailles,

d'armées assiégeantes pour piller des trésors.

Vanni, l’un de ces garçons de 36

partis combattre avec le POUM*,  parle depuis 70 ans

de ce célèbre compagnon-écrivain, celui

de la Ferme**,  et sa petite-fille fatiguée de l'écouter

avec un nouveau tatouage sur le dos en vol low-cost

part vers les Baléares au parfum de noix de coco.

La jeune femme sait comment se faire désirer,

comment arracher une soirée sur la plage aux parasols fermés

à marée basse, et Gianni – qui “fait la saison” pour se payer

l’hiver – se fera gloire de ce qu’elle était bonne.

Lorena a vite appris que son profil nue

dans le miroir, vaut de l'or et que ses seins sont un manège ;

les trains de marchandises passent vite la nuit une seule secousse

sur l'oreiller mais demain ton lit sera silencieusement chaud

 

 

 

*Parti ouvrier d'unification marxiste qui a combattu durant la guerre d’Espagne contre le franquisme

**(Animals Farm – George Orwell)

Présentation de l’auteur




Elisabeth Gilbert Dragic et la puissance des fleurs : entretien avec Christine Durif-Bruckert

« J’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie » me confiait Elisabeth Gilbert-Dragic lorsque je l’ai rencontrée ces derniers jours au LYINC le Lyon international club où elle exposait ECLOSION / BLOSSOMING.

Depuis plus de vingt ans l'artiste lyonnaise peint des fleurs. Toutes les fleurs. Elle développe ce travail en peinture acrylique sur de grands formats, à partir d'esquisses photographiques de bouquets de fleurs fanées. Et ses fleurs rayonnent de joie et de couleurs. Des couleurs qui glissent, fusionnent, se prolongent et se métamorphosent dans l’intimité enivrante de leur parfum, derrière les peaux enveloppantes, les corolles veloutées, tantôt pulpeuses, tantôt plus diaphanes.


La blancheur des pivoines, prises dans le givre et le mauve tire le jaune vers le pâle. On dirait qu’il neige sur les fleurs des jardins, dans la chair de la peinture. De gros flocons tourbillonnent, se fondent à la texture des boutons de rose, recouvrent et exaltent les rouges carmin, voluptueux et flamboyants.

Les fleurs d’Elisabeth Gilbert Dragic ne cessent de faner sur la toile. Un pétale tombe comme une larme retenue, s’écoule sur le monde, colore le chagrin, l’inconsolable, et libère la vie.
La peintre nous dévoile leur perpétuelle naissance, comment elles font la pose, résistent et défient l’altération, mais aussi comment elles prennent les chemins de la finitude pour se gorger d’infini. C’est là que se tient leur secret et toute la puissance qui s’en dégage, qui m’a tellement saisie. Depuis leur chute, elles n’en finissent pas d’éclore et de faire surgir la lumière. Et, dans l’union de la peinture et du poème, de nous parler de l’être.

Tes fleurs peintes font inévitablement penser à Georgia O’Keeffe.

J’ai mis du temps avant de me sentir concernée par Georgia O’Keeffe. Betty, une amie, est la première personne à m’en avoir parlé quand elle a vu mon travail de peinture. Elle avait déjà vu ses tableaux aux états Unis, et moi je ne la connaissais pas. Forcément je l’avais vu passer, mais sans y prêter attention. J’étais même très surprise par rapport à l’époque, que sa peinture ait eu autant de succès. Une femme auteure, Estelle Zhong Mengual, évoque dans son ouvrage Peindre au corps à corps la puissance du floral au travers des œuvres d’ O’Keeffe, qui en revanche me parle à cent pour cent ! J’ai commencé à me reconnaître dans ce qu’elle peint quand je suis allée voir son exposition au Musée de Grenoble, dans la matérialité de sa peinture. Pour autant, je ne dis pas la même chose.

Non tu ne dis pas la même chose, ta peinture est plus (autrement ?) étoffée. Elle est plus sensuelle.
J’assume effectivement cette forme de sensualité avec la matière de la peinture acrylique que je travaille telle une peau fine. Mais le livre d’Estelle Zheng Mengual nous permet d’envisager une autre façon d’aborder les œuvres de Georgia O’Keeffe en nous sortant de la projection que l’on peut faire sur le caractère sexué de sa peinture, qui n’est d’ailleurs pas du tout ce qu’elle revendiquait.
Comme sa contemporaine Frida Kahlo, Georgia O'Keeffe est devenue une figure de proue du féminisme. Elle fut d’ailleurs la première femme artiste à intégrer le MoMA, peu de temps après son ouverture en 1929. Y-a-t-il une intention du féminin dans ta peinture ?
Complètement, mais ça ne veut pas dire de façon systématique. C’est un vrai questionnement. C’est très étrange pour moi ce qui se passe dans les revendications du féminin. Lorsque j’ai commencé à peindre mes fleurs, Le fait que je sois une femme, je ne me sentais pas « crédible ». J’ai commencé à peindre tard, enfin j'avais l'impression que c'était très tard ou même peut-être trop tard ? J’ai bien compris, ou senti à l’époque qu’une jeune femme avec des enfants en bas âge qui peint des fleurs, ça faisait vraiment peintre du dimanche. C'est un premier aspect. J’ai fait avec, j’ai dit « chiche ».
J’étais impressionnée par les œuvres d’histoire de l’art d’une manière générale, par les œuvres d’art contemporain. Je suis du milieu de la campagne, pas du milieu de l’art, et les premières fois que je suis rentrée dans les galeries d’art, j’avais 17/18 ans, plutôt 20 ans. Les œuvres que je voyais me faisaient pleurer, et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je savais qu’à un moment ou un autre, il allait falloir que je « fasse du dessin », ce que je repoussais depuis si longtemps. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’un inconscient familial ou collectif me disait : « il faut faire quelque chose qui va te faire gagner ta vie ». Par ailleurs, je ne comprends pas toujours certaines revendications féminines qui me paraissent « has been ». Il y a des choses qui se sont passés entre temps et qui ne me semblent pas reconnues. On a parlé avec « nos mecs », et il faut continuer d'ailleurs. Mais notre situation homme/femme n'est plus celle de nos aïeules. Aujourd’hui, il me semble qu'on fait des antagonismes, on met en avant le verre à moitié vide, alors qu’il y a un verre à moitié plein de bonnes choses.
Tu veux dire que ce regard féministe, il faudrait qu’on le pose sur ce qui reste à défendre et à faire bouger tout en prenant en compte, et sans perdre de vue les choses que l’on a réalisées.
Je ne dis pas que tout va bien, loin de là, mais les êtres humains sont extrêmement complexes, surtout en ce qui concerne la question de la sexualité. La notion de transmission me paraît primordiale. D’un point de vue artistique, je me suis rendu compte que tout ce qui m’avait été transmis était le fait d’œuvres exclusivement réalisées par des hommes. C’était ma réalité d’il y a 30/40 ans.
J’ai toujours eu cette sensation que le regard des hommes avait un impact prédominant sur les choses. Les galeries, celles qui sont bien implantées, les galeries de prestige, leurs écuries d’artistes, si je peux employer ce terme, bien souvent sont encore très masculines. D’accord, Ce n’est pas important. En revanche ce qui est important c’est la conscience de la notion de transmission.

Un film en deux parties. Voici la 1ère pétale... Elisabeth Gilbert Dragic nous parle de son amour pour les fleurs ! Un film de Benjamin Sozzi.

C’est essentiel cette question dans tous les domaines, mais elle est particulièrement vive dans le monde de l’art.

Par exemple moi-même quand je veux parler d’œuvre, naturellement, spontanément du moins, je fais probablement référence à des œuvres d’hommes plus que de femmes, plus vraiment maintenant parce que j’y fais plus attention. Mais c’est parce qu’on a eu cette nourriture-là, cette nourriture qui ne fait pas loi, mais qui fait repère. Il y a une vingtaine d’années, je pouvais éprouver cette sensation que le « penser- homme » et que de fait la réalisation des choses faites par des hommes devait être plus intelligente, plus forte, et que c’était presque décrété comme tel. Ce point semblait couler de source, et donc il me questionnait. Loin de moi l’idée d’enlever la force de leur propos, de leurs activités, mais en revanche j’avais la sensation que ça se faisait au détriment d'un « penser-femme », comme si c’était forcément un regard condescendant. Et nous n’avons pas à souffrir d’un regard condescendant.

Je me suis mise à chercher, dans l’histoire de l’art quels étaient les travaux des femmes et est-ce qu’on en parlait. Et là j’ai découvert Marie Jo Bonnet qui est historienne de l’art et qui a écrit un livre sur les femmes peintres, remontant jusqu'aux œuvres préhistoriques. Et puis j'ai beaucoup apprécié une autre historienne de l'art, Martine Lacas, qui au lieu de présenter les artistes femmes de façon « victimaire », au contraire les met en avant en présentant leurs contextes de vie qui ne nous ont pas été transmis. On peut apprendre que certaines vivaient en fait très bien de leur peinture, notamment Rosa Bonheur XIXè, Elisabeth Vigée-Lebrun au XVIII/XIXème, Artemisia Gentileschi au XVIème siècle, et combien d'autres.

Dans cette seconde séquence de la vidéo consacrée à son exposition dans la galerie B+, Elisabeth Gilbert Dragic lève un peu du voile sur sa manière de peindre, entre affirmation et retenue, entre dits et non dits. Un film de Benjamin Sozzi.

Et comment tu t’es autorisée à peindre des fleurs ?
Disons que ça s’est imposé à moi, mais j’ai la sensation d'avoir mis du temps à m'autoriser. J’étais dans une volonté de le faire depuis très longtemps, mais je mettais ce projet complètement en sourdine. Je me le suis reproché pendant très longtemps, et je ne suis pas mécontente d’être parvenue à assumer mon travail, parce j’ai bien compris, sans aigreur ou quoi que ce soit, que ce n’était pas facile pour une galerie d’art dit contemporain de positionner mes tableaux. Parce que justement il s'agissait de fleurs, mais pas de fleurs façon pop, ou « fun ».
De fait, les fleurs sont mon support de création, ça m’a permis d'aborder plein de perceptions justement du rapport au féminin. L'air de rien. Je me considère issue d’une génération du papier glacé, aujourd’hui c’est une génération du numérique comme on a eu la génération de la vidéo.
Le papier glacé ?
Oui ce sont les journaux, les revues de mode qui sont/étaient des injonctions à être, à paraître. Le papier glacé glace le féminin. Et tout peut continuer à exister à partir de miroirs complètement glacés alors que toi tu te transformes, tu découvres tes premières rides. Avec cette impression que pour les hommes c'est plus simple. Et donc, j’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie. Aujourd’hui je sais qu’elles nous précèdent de centaines de millions d’années, que nous vivons grâce à elles. Ce sont elles qui nous ont donné les fruits et la diversité des insectes, qui nous ont apporté cette adaptation d’insectes et de diversités animales, pour ensuite constituer des adaptations à des lieux de vie, à des températures. C’est extraordinaire et d'une créativité incroyable.
En fait les fleurs se sont constituées de manière à pouvoir s’adapter à différents contextes et à renouveler/assurer de nouvelles façons de se reproduire. Elles ont engendré des insectes et un biotope spécifique, une variété sans commune mesure. Il y a quelques années j’ai rencontré un chercheur au CNRS de Grenoble, qui s’appelle François Parcy. Un de ses grands sujets de recherche, c'est « qu’est-ce qui fait que les fleurs existent sur la planète, est-ce que le végétal pourrait continuer à exister sans l’existence des fleurs ? » Entre Mengual et son travail à lui, j’ai saisi cette notion de puissance des fleurs dont j’ai tant besoin.
C’est véritablement de cette puissance dont nous parle ta peinture.
Oui, on est à la fois en face de quelque chose qui semble vraiment anodin, ce que nous disent les expressions « jeunes filles en fleur », « fleur bleue », et en fait en arrière-plan, il y a énormément de poids symbolique et de profondeur.
J’ai tout le temps plein de bouquets de fleurs chez moi, et je n’arrête pas de les prendre en photo, de les photographier dans tous les sens. Je ne suis pas photographe et je ne cherche pas à prendre une belle photo. En revanche j’ai besoin d’aller toucher leur force de vie au travers de leur couleur, une couleur incarnée, et de leur présence qui est notamment rendue par le cliché photographique.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que les bouquets de fleurs fanées me touchaient particulièrement, justement dans ce rapport au temps qui passe. Ce qui m’intéresse c’est comment la peau des fleurs se charge d’un vécu dans leurs évolutions formelles. Quand j’étais jeune étudiante, j’avais une grande affection pour les vieilles femmes, les « femmes fanées » j’étais très attirée par elles. Une femme qui me faisait du bien, c’était Marguerite Yourcenar. Je la reliais à mon attrait pour les fleurs fanées. Et la relation du papier glacé avec les fleurs fanées me permettait d’aborder cette mise en valeur de la peau qui fane. Quelque chose qui s’use mais qui résiste. Tout cela a représenté une partie de mon travail.
Toujours par rapport au papier glacé, j'ai été attentive à l’expression picturale des œuvres du peintre allemand Gérard Richter, hyperréaliste photographique. C’est une peinture à l’huile, ce qui donne une autre texture. Il y a une forme d’absolutisme dans ce rendu du merveilleux, d’un merveilleux tragique mais sensible pour moi. Et le côté extrêmement lissé du photographique « mis » en peinture m’a beaucoup touché. Alors que je suis très sensible par exemple aux œuvres de cet autre allemand Georges Bazelitz ou de la new yorkaise Cécily Brown dont les œuvres sont très expressionnistes et dynamiques.

C’est fort ce terme glacé pour exprimer les discours qui nous lissent.

Ce sont à la fois des repères et des injonctions. Aujourd’hui on se trouve devant une société occidentale vieillissante et dans une société de marché, y compris du « marché des vieux », auquel on est en train de donner une esthétique et une place. La mode est en train de s’en occuper.

C’est le fruit des constructions et des préférences sociales qui font marcher les modes et les gains juteux qui en découlent. Mais on peut le refuser, Ce qui nous désaliène, c’est de comprendre ce qui nous arrive, dans quoi nous sommes pris. La compréhension et l’analyse sont nos plus grandes libertés, car elles nous permettent de décider. Ta manière de peindre est en soi une forme de résistance.

Oui et la peinture soulève ça tout le temps. Tu es obligée de prendre du recul sur ce qui se passe, sur ce que tu fais. Que ce soit spontané, ou très travaillé, voire académique, il y a besoin d’une prise de recul.
A un moment je me suis dit « qu’est-ce qui fait que je peins toujours des fleurs, qu’est-ce qui fait que ce soit par le médium de la peinture », même si j’en utilise d’autres. En réaction, je me suis mise à plonger littéralement mes bouquets fanés, de jonquilles, de roses ou de tulipes directement dans la peinture fraîche, à les ensevelir dans la peinture, à l’encontre du fané, et c’est ce qui a donné lieu à des peintures comme Le bleu pour les filles, le bleu pour les garçons, La couleur des choses, Les anthuriums planants.

Au début je les trempais dans des peintures flashy, bleu flashy rouge fuschia, et rouge carmin, en opposition à leurs couleurs qui se « défraichissaient » ; et ensuite je me suis mise à les plonger dans la peinture blanche, c’était comme un ensevelissement, et c’était une manière de soulever la question de qui recouvre qui. Comme un manteau de neige qui recouvre le paysage, et de la page blanche aussi, avec tous ses possibles !

C’est comme le désert qui fait vivre une absence radicale et une présence absolue, un champ de solitude et un champ de possibles.

Oui absolument, là on peut commencer à être dans un faire, et ça nécessite de sélectionner, de faire des choix et de se laisser faire.

L’endroit, la manière dont elles sont exposées ensemble, ça cible un regard. Tu fais des choix de lieux très différents, tous très singuliers, ce qui contribue au processus de création de chacune de tes œuvres

Oui, les peintures sont pour moi des présences, avec une interaction avec le lieu où elles sont présentées. Ce n’est jamais tout à fait anodin. Le lieu où sont accrochées des œuvres peut influencer le regard. La façon dont elles étaient accrochées à la Chapelle de l’île Barbe et la façon dont elles le sont ici au LYINC, dans ce lieu plus intimiste et cosy, ce n’est pas pareil. A l’île Barbe on était en lien avec la matière même des éléments architecturaux d’une chapelle, la pierre, la chaux, les terres cuites au sol… De la même façon dans le cadre de l’expo à Poët Laval vers Dieulefit, dans un hall d’usine, les tableaux étaient sur des murs blancs avec des résonances un peu comme un tambour. C’est intéressant d’exposer sur des lieux très variés.

Et je reviendrai bien sur le commencement de ta peinture. Au commencement, ce qui a justifié́ ton désir de peindre des fleurs ? J’ai compris qu’il y avait un besoin des fleurs ?

Ah oui un besoin impérieux que j’ai toujours d’ailleurs C’est pour pouvoir vivre

Oui c’est un repère très fort, extrêmement important, comme une évidence qui m'a permis de m'autoriser et de respirer.

Il y a dans ta peinture à la fois une profonde singularité et un sentiment de répétition, un sentiment de retour de quelques choses de familier. Mais si tes tableaux semblent se répéter, à l’évidence, ils disent des choses différentes qui ne cessent de nous surprendre, et qui ne cessent de faire monter la lumière.

Je me suis souvent fait cette réflexion, notamment en pensant au peintre lyonnais Marc Desgrandchamps dont j'apprécie vraiment les œuvres. On peut dire qu'il a un type de travail qui se répète aussi. Je peux me tromper, mais je ne crois pas qu’on lui ait posé la question : « pourquoi vous peignez toujours des gens toujours avec un ciel bleu ?». Alors que moi depuis le début en tant que peintre, on me demande pourquoi je peins toujours des fleurs.

Cette répétition effectivement n’est jamais enfermante. Elle est comme un long dialogue ininterrompu. Elle ouvre le regard. Oui c’est étonnant.

Je n’ai pas de réponses. C’est un constat, et je joue un peu avec ça.
Il y a une chose que je veux préciser. Lorsque j'étais avec la galerie Artae, j’ai fait une exposition intitulée Et que rien ne change. Pour faire cette exposition, je me suis retrouvée à lire Une histoire des femmes en occident de Georges Duby et Michelle Perrot. Ce sont cinq pavés, universitaires. Je me suis prise une semaine pleine consacrée à ces lectures. Très intéressant, de la Grèce antique à 1994, ce qui est d’ailleurs frustrant car trente ans maintenant nous en séparent. Ces cinq tomes nous donnent une
lecture de la place des femmes d'alors. Et de fait, je souhaiterais vivement qu’il y ait une histoire des hommes qui soit écrite sur le même concept, parce qu’on ne peut pas travailler sans avoir tous ces éléments de part et d’autre.

Tu voudrais lire une histoire des hommes en Occident ?

Encore une fois qu’est-ce qui leur a été transmis à eux. C’est intéressant leur propre histoire, et elle permettrait de soulever la question du mal-être et du bien-être entre les uns et les autres, et la question de l’accompagnement sur nos incompréhensions réciproques.

Tu penses que cela stigmatise les femmes que l’on se polarise exclusivement sur leur histoire ?

Aujourd’hui on stigmatise beaucoup, plutôt que de prendre acte, et de dire « ok on a ça, on a ça, on pourrait arriver à faire ça ».
Après il y a un autre aspect dans mon travail : la couleur. L’aspect formel la texture et un autre « petit truc » un peu puéril de ma part, mais assumé maintenant, c’est le fait de peindre à l’acrylique et non pas à la peinture à l’huile. Cette peinture à l’huile pour moi, elle était le fruit d’une histoire qui était faite par les hommes, donc elle m’impressionnait trop. Je me disais que ce n’était pas mon monde et je ne voulais pas aller sur ce terrain-là.

Et sur le plan pictural qu’est-ce que changerait l’utilisation de la peinture à l’huile par rapport à l’acrylique ?

Elle pourrait être plus sirupeuse, elle en serait peut-être même devenue un peu trop « pisseuse ». Je travaille l’acrylique comme une peau. Quand on la regarde on voit les veines, on voit les grains de beauté, des aspérités. L’acrylique a un côté très en surface. Je travaille avec un retardateur de séchage. Je ne fais jamais de dessin. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir dessiné, mais j’avais peur de moi avec le dessin, d’être ennuyante. Le fait de partir directement sur la toile me permet de m’installer, de me déployer et ensuite au fur et à mesure de venir affiner/préciser et ce que j'appelle « fermer mon image »... Le propos en soi n’est pas de bien représenter la photo, mais de tenir compte de la pertinence d’une certaine transposition photographique : le fait qu’il n’y ait pas de lignes nettes, et que les masses entre elles se fondent notamment. Ce qui m’importe c’est l’impact sur la rétine, et le sensible que suscite cette peau qui peut devenir aussi forte que fragile. Cela donne un travail relativement mat aussi qui me permet d’aller davantage dans les précisons et les exigences qui sont alors les miennes.

Tu peins à partir de photos ?

Plein de photos.

Systématiquement, et c’’est toi qui les prends ?
Ce sont plein de photos que je prends, que je tire sur du papier et que je scotche sur de grands cartons, et j’attends de voir ce qui résiste, ce qui va s'imposer à moi ... ?
Ensuite vient la question du format. Une fois que j’ai une intention, quelque chose que je ne peux d'ailleurs pas expliquer dans un premier temps, un format s'impose alors. C’est un soulagement. Ensuite il faut que je mette en place ma gamme colorée, et à ce moment-là, je peux commencer à me déployer sur la toile, pour ensuite revenir vers les photos. Aujourd’hui, je viens forcer les photos pour qu’elles me servent comme des dessins/desseins dans tous les sens du terme. Ce sont des esquisses photographiques. Je viens les forcer par rapport à ce que je souhaite, à ce vers quoi je souhaite/pense aller. Ensuite, je peins, j’avance avec la crainte que ce ne soit jamais assez fort.
Des esquisses photographiques, pourrais-tu préciser ce terme, qui n’est pas anodin ?
Ce sont mes repères en fait. Ce sont mes supports de travail, les éléments qui me permettent de composer, d’aller toucher la précision de ce qui me concerne et me regarde. J’ai l’impression de faire des choses toujours trop fermées dans l’aspect formel de mes œuvres, mais je crois aussi que j’aime bien l’idée d'un « qu’est-ce qu’il y a derrière ». Le propos n’est pas de bien faire pour bien faire, mais d’essayer d’être juste. La direction que je prends ressemble à une idée, à un univers, à un sentiment, c'est très intuitif. « Fermer l’image », pour revenir là-dessus, c’est une manière de dire cette précision des contours, des contours qui sont à la fois précis et dans un flou précis, et ils ne sont pas vraiment flous.
Ta peinture est très intuitive et en même temps elle nait d’un travail de préparation photographique et d’élaboration technique très poussée, qui pour autant laisse toute la place à l’incertitude et à la poussée créatrice.
Oui, par exemple avec Médusa, (en résonnance avec la Biennale d’art contemporain, Septembre 2022), c’est vraiment ce qui s’est produit. Je pense, comme tant d'autres, avoir mal vécu la période du covid. J’avais un magnifique bouquet de tulipes rouges à mon atelier, des tulipes doubles. Je n’avais jamais eu l’équivalent. Je les ai regardées évoluer au fil des jours. Je les ai prises en photo en permanence, aussi bien pleinement épanouies que sur le déclin. Une fois les photos regroupées sur des grands cartons, j’ai alors éprouvé « la sensation du format », un triptyque, qui m’apparaissait comme faussement religieux, un peu comme un retable. A partir de là, j’ai réalisé que c’était vraiment rouge rouge, et que j'avais besoin de ce rouge. Il n’y avait pas que les fleurs qui étaient rouges, tout allait être rouge, un camaïeu de rouge, et là j’ai choisi mon rouge de base, qui était très lumineux, carmin.
J’ai commencé par faire plusieurs châssis avec cette couleur de fond rouge orangé lumineux, ensuite j’ai commencé à m’installer sur la toile par rapport aux sensations que j’éprouvais des motifs floraux que j’avais dans les yeux et à partir de toutes les photos que j’avais prises. Et petit à petit s’est mis en place un univers avec un certain élan. En peignant, j’étais obnubilée par le radeau de la méduse, ainsi que La Méduse du Caravage que j'avais vue aux Offices à Florence.
En relisant alors l'historique du radeau de la Méduse, j’ai réalisé que la façon dont j’avais vécu ce confinement, c’est comme si on s’était retrouvé embarqué à l'échelle planétaire sur le radeau de la méduse, qu’on s'était retrouvé comme pétrifié, médusé. Et de manière bien anecdotique, je dirais que ce qui a induit le thème du radeau, c’est peut-être d'avoir placé mon bouquet de tulipes rouges dans un panier d’osier ayant pu m'évoquer inconsciemment une sorte de radeau ... Ce fut déterminant.
Il y a aussi Le totem des dahlias. J’ai réalisé tout un ensemble de peintures autour des dahlias. Ce sont des fleurs qui grincent, des fleurs de la maturité. Elles se déploient d’une manière magnifique. Elles sont fastueuses et elles fanent très vite, tu ne gardes pas un bouquet de dahlias comme tu gardes un bouquet de roses ou de lys. Elles fanent rapidement avec une odeur particulière, un peu âcre et verte me semble-t-il. Et elles donnent une variété de propositions formelles et de couleurs incroyables. C’est l’hiver qui s’annonce !
Il est grandiose le tableau Médusa, par son format et sa couleur. Et tu dis que c’est une peinture très habitée par le rouge et qui s’exprime au travers de la force, de la profondeur qu’il endosse lorsqu’il se déploie dans le vertige de ses nuances, de façon particulièrement sensible dans cette toile.
Je ne sais pas à quoi ça correspond cette force du rouge parce que ce n’est pas ma couleur (!) mais j’ai éprouvé ce besoin de faire un camaïeu de rouge, je ne suis pas allé le chercher. A propos de cette couleur, il y en a qui parlent de la force de la colère. On parle encore du cœur, d’une forme de sensualité, mais c’est aussi le bœuf écorché, que je n’ai pas réussi à adoucir. Il a dans ce triptyque un côté râpeux, et même rouge barbaque. Cette toile me renvoie aussi à deux autres toiles, Au loin les Charitains, des pivoines blanches, sorte de cavaliers errants réalisées juste avant les « rouges », et exposées dans une galerie qui s’appelle la galerie des Charitains, dans la belle cité d'Ebreuil près de Vichy .
Il y a quelque chose des temps premiers, d’une descente archaïque.
Cela a été une réaction à ce que l’on a pu vivre. La suite de mes impressions, c’est de transmettre.
Qu’est-ce qui est à transmettre à travers tes tableaux ?
Une forme de résistance, et du sensible qui nous caractériserait comme êtres humains, notre fragilité autant que notre force, et encore nos incompréhensions. Et au début, beaucoup de nos mères ...
Et puis, j’aime la frontalité de la toile, on est comme au pied du mur, aussi bien la personne qui réalise, que la personne qui regarde. On peut être renvoyé dans les hors champs, mais il n’y a pas d’échappatoire. Cela signifie qu’il faut bien pendre acte de tout ce qui est proposé au regard, et donc de le décrire pour qu’il vienne faire corps ou pas avec son propre vécu, avec ses perceptions des choses et du monde. J’aime beaucoup la peinture pour ce relationnel. Cela signifie que ce sont des regards qui s ‘échangent ou se partagent possiblement.
Si on prend le temps de regarder, il y a une contemplation qui résonne avec un engagement du peintre mais aussi de la personne qui regarde. C’est le regard qui donne cet engagement et qui nous lie. Je fais également des volumes, des vidéos ou des céramiques, mais toujours avec un regard de peintre. Quand on est peintre, si on ne prend pas le temps de regarder ce qu’on est en train de faire, pourquoi d’autres le regarderaient.
On touche là à quelque chose de très sensible, de très poétique dans ta peinture. C’est ta capacité d’emmener intuitivement « tes fleurs », et les grands formats y contribuent, vers une capacité à dialoguer avec nos regards. Tes fleurs, nous happent par ce qu’elles traduisent du rapport à une proximité enveloppante et une distance infinie. Elles relèvent d’une évidence tangible et impalpable, de la durée et de la fugacité en même temps. Peut-être même que leur véritable secret c’est qu’elles nous échappent, et c’est en cela qu’elles sont pleinement vivantes.
Pour moi la poésie participe à l’expérience d’un regard. Et des liens s’établissent à partir d’éléments à priori anodins, et pourtant extrêmement présents, qui ont cette force de présence. La notion de poésie aussi c’est comme quelque chose qui semble venir d’un sensible humain concret, c’est-à-dire, qui évoque la notion de contemplation et qui viendrait créer un univers à partir de choses qu’on ne soupçonnerait pas. Chaque fleur est un mot, qui vient se relier ou se bousculer aux autres, créant un déploiement d’images possibles et potentielles.
Ta peinture nous les rend visibles, lisibles. Je suis encore frappée par le caractère organique de tes peintures : des courbes organiques qui se rapprochent, se frôlent, se renversent, des lignes vulvaires, des peaux qui se fendent, des tissus qui se font vêtements
Le rapport au format a certainement aussi son importance. Le fait de se déployer sur des formats à une échelle humaine, c’est toujours accessible. Ce n’est pas du gigantisme, mais n’empêche qu’il y a une incidence, c’est un peu à corps perdu sur la toile. II y a une confrontation directe, physique même. Ce n’est pas la même chose quand on est sur une toute petite toile où là il y a une confrontation plus intimiste, voire plus intellectuelle.

∗∗∗

Biographie d'Elisabeth Gilbert Dragic

 

Elisabeth Gilbert Dragic est issue d'une famille nombreuse de la campagne Iséroise.

Diplômée de l'école d'arts appliqués de la ville de Lyon en architecture d'intérieur, suivi d'un an aux Beaux-Arts de Lyon, elle a réalisé de nombreuses peintures murales, avant de s'autoriser à son propre travail pictural, de concert avec des architectes, en tant que coloriste.

Représentée un temps par la galerie Artaé avec Marlène Girardin à Lyon, et la galerie Hors-jeu à Genève, elle expose essentiellement en France, principalement en région Auvergne-Rhône Alpes (Lyon, Vichy, Oyonnax, Dieulefit etc), également de Strasbourg à Brest et Paris.

Outre son travail en peinture acrylique à partir d'esquisses photographiques, de bouquets de fleurs fanées sur de grands formats, son regard pictural se transcrit également en vidéo où elle prend des fleurs à pleins bras jusqu'à n'en plus pouvoir, Le bouquet de la Jardinière (prix de la sculpture architecturale et conceptuelle de Vallauris en 2012), en taxidermie avec des fleurs animales, ainsi qu’avec  l’installation Abrazo floral. Mais aussi en allant mettre des fleurs dans les bras des gens, au pied des tours de Canal-Thorez à Givors, dans le cadre d'une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors – Rhône.

Parmi ses expositions personnelles importantes, Fleurtitudes  à l'Orangerie du Parc de la Tête d'Or à Lyon, Végétales étales  dans l'église romane de Marnans, Florilèges, de l'autre côté  au Centre culturel l'Attrape-couleurs alors à Lyon St Rambert, Un 14 février, les fleurs c 'est la vie  à la galerie B+ à Lyon, la WAC à Dieuleft, une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors, Médusa  dans le cadre de Résonnance de la biennale d'art contemporain de Lyon 2022.

Dernièrement, avec la galerie Souchaud Art Project à la Chapelle Notre Dame de l'Ile Barbe à Lyon St Rambert, une exposition personnelle au Hall de l'Usine de Poët Laval, près de Dieuleft, suivie d'une exposition dans un lieu plus intimiste, le LYINC à Lyon  Eclosion / Blossoming.  Et enfin actuellement De mise en pli en mise au point au pôle culturel de Dardilly jusqu'au 15 décembre 2023. On y retrouve ses dernières peintures de camaïeux rouges, le triptyque Médusa, Rouge Garance, Couronne de Tulipes rouges, Massacre de Kobé aux pétales de tulipes rouges, ainsi que de grandes toiles de pivoines et dahlias multicolores fanés ; une invitation à pénétrer dans les plis du monde.

Liens vidéos : Exposition à l'Orangerie du Parc de la tête d'Or, Le bleu pour les filles et Le rose pour les garçonshttp://gilbert-dragic.fr/project/fleurtitudes/

Exposition à l'attrape-couleur Florilèges, de l'autre côté… :  http://gilbert-dragic.fr/project/florileges-de-lautre-cote/




Jean-philippe Testefort : Poésie et philosophie, faire la peau à l’impossible

Réfléchir sur le lien entre poésie et philosophie, tenter de penser leur rapport, revient à relever un problème. Il s’agit peut-être même d’un problème fondamental, d’un problème métonymiquement exemplaire des difficultés, pour ne pas dire des impasses du mode de pensée dominant constitutif de notre civilisation. Ni plus, ni moins. Telle est l’idée générale (folle) dont nous ne pourrons esquisser ici que très approximativement les contours.

Il y a problème lorsqu’une question, un thème ou un sujet, s’offre à des réponses concurrentes, voire contradictoires, mais également légitimes selon les perspectives qui sont les leurs. Précisément, la question du lien entre poésie et philosophie pose problème : d’un côté, en effet, on ne saurait les confondre, dans les usages on n’écrit ni ne lit de la poésie comme on écrit et lit de la philosophie et réciproquement ; d’un autre côté les premiers philosophes écrivaient des poèmes, la tentation poétique ne s’est jamais démentie parmi les philosophes, jusqu’à aujourd’hui, de la même façon que de nombreux poètes s’aventurent sur le terrain philosophique. Poésie et philosophie vivent séparément mais partagent régulièrement leur couche.

Seulement voilà, poser un tel problème et tenter de penser le lien poésie/philosophie en le résolvant, n’est-ce pas implicitement dire que les jeux sont faits, que l’approche philosophique prévaut, qu’elle l’emporte en pensant selon sa stratégie (dialectique) ledit lien avec la poésie ? N’est-ce pas reconduire la fameuse hiérarchie des arts dont Hegel s’est fait le héraut ? N’est-ce pas, partant, consacrer ce que Cassirer nomme : « l’univers scindé du logos » ? Le risque est bel et bien de fonctionner par distinctions exclusives, selon des rapports biunivoques (ou bien ou bien), de déterminer des essences (le propre de la poésie, le propre de la philosophie) et de finir par adopter un point de vue supérieur dépassant l’opposition première des deux termes, donc au seul bénéfice du philosophique.

Jean-Philippe Testefort, Délivrance du vers, Unicité, 2019.

Inversement, entreprendre de réfléchir poétiquement la relation entre poésie et philosophie, serait sans doute s’engager sur un chemin sans issue. Cela reviendrait à reconnaître que la poésie est finalement soluble dans la philosophie, que la poésie ne peut rien dire poétiquement de proprement philosophique, ce qui la mènerait à revendiquer elle-même un domaine propre, donc là encore à se placer sous l’autorité du concept.

Il nous faut, par conséquent, passer ailleurs, trouver une entrée dans la couche, dans le lieu de leur intimité, là où il arrive que la peau de la poésie et celle de la philosophie se touchent parfois jusqu’à l’indiscernable. Et c’est avec un poète non moins philosophe (et dans cet ordre) que nous allons entrer dans l’interdit, dans leur interdit, il s’agit de Paul Valéry. Voici ce qu’il écrit : « La poésie la plus précieuse est (pour moi) celle qui est ou fixe le pressentiment d’une philosophie.

État plus riche et beaucoup plus vague que l’état philosophique qui pourrait suivre.

État de généralité, de non-soi doué de toute la sensibilité du soi. –

Plus vrai en un sens que le philosophe qui vient, car celui-ci va s’appliquer à dissimuler son origine et son moment favorable que le poète, par une simulation inverse, va, tout à l’heure, exagérer, dorer, idéaliser, achever.

D’une chance il va s’étudier à faire une improbabilité. Tandis que le philosophe ira la présenter comme une certitude. » (Cahiers II, Pléiade, Gallimard, p.1070)

Relevons quelques points marquants de ce fragment (donné dans son intégralité). À commencer par celui-ci : il y a un « état » de la poésie qui est puissamment philosophique et un « état » de la philosophie qui est négligemment poétique. Autrement dit, cet « état » lui-même n’est ni proprement poétique ni proprement philosophique. L’origine est la même, il y a un même « moment favorable », une « chance » (instant décisif, inspiration, flash, intuition, découverte…) qui inaugure, ouvre, stimule, motive tant la production philosophique que la production poétique. Quelque chose advient au et par, tant le philosophe que le poète (pour nous en tenir à ces deux figures de la créativité), quand bien même le premier se lance dans un exercice ascétique et savant de l’imagination, et le second dans un exercice débridé et esthétique de l’imagination (les deux voies fondamentales de la créativité selon Bachelard). Enfin, Valéry suggère qu’il y aurait deux vérités ou deux intentions de vérité différentes et apparemment hétérogènes, puisque l’une chasse l’autre, correspondant à ces deux types de production créatrice. Davantage même, la vérité poétique serait plus fondamentale dans la mesure où elle colle à l’origine, à cet état « de non-soi doué de toute la sensibilité du soi », quand la vérité philosophique demanderait plutôt de se couper de cette expérience fondatrice pour générer un autre état de la pensée, un état désincarné.

Franchissons un nouveau pas qui va amplifier la portée de ce relevé.

La poésie précède chronologiquement la philosophie et, dans un premier temps, la porte, porte l’expression d’une sagesse encore en vigueur (Héraclite, Parménide, Empédocle…). Mais, avec Socrate et plus encore Platon, elle se développe et s’institutionnalise en tant qu’amour, désir de la « Sophia ». Ce savoir-sagesse, dont elle a encore au départ la mémoire, perd peu à peu de sa force et se mue en savoir théorique, caractérisé en particulier par la rationalisation morale (reproche adressé à Socrate par Nietzsche) et plus largement à la suite par la connaissance rationnelle. Nous avons là la simulation correspondance, assurée, cohérente et démontrée, la recherche de la certitude dont parle Valéry (critère de la vérité philosophique qui la parcourt historiquement, de façon remarquable chez Descartes par exemple).

Non seulement la poésie précède la philosophie et continue secrètement de l’animer, mais elle semble elle-même répondre originellement d’un autre désir de vérité que celui de la philosophie (et des sciences dans la continuité), vérité liée à la mémoire, au maintien de la mémoire, parole tenant hors de l’oubli (Aléthéia), qui engramme rythmes et images charnellement (le poète « exagère, dore, idéalise, achève »), parole conductrice, faisant sagesse sur le plan même où elle opère, celui immédiat des comportements. La poésie originelle est apparentée au vécu mythique. Sa portée est éthique et non point gnoséologique (ce dont relève la morale, spéculative et appliquée). C’est pourquoi le poème colle à « l’origine », au « moment favorable » quand le philosophème les dissimule. Mais c’est dire, que le poème constitue le savoir de la rencontre, en situation (« l’improbabilité »), que son « état plus riche et plus vague » fait le pendant de son à-propos, de l’art de l’improvisation dans l’ordre de ce que Husserl nomme « le monde de la vie ». Le poème est en quelque sorte performatif sur le plan le plus immédiat qui est le sien, le plan disons « existentiel », là où le philosophème diffère dans son principe, sa vérité étant d’ordre critique.

L’approche phénoménologique met en relief le monde de la vie en regard du « monde donné d’avance » de l’humanité européenne « scientificisée ». Et cette humanité est en crise parce qu’elle n’interroge plus les relations les plus immédiates au réel, à la vie particulièrement, relations fondamentales sur lesquelles reposent, mais dissimulées, tout édifice savant, scientifico-technique. Aussi ne suffit-il pas d’un mot d’ordre, d’en appeler à un retour pseudo métaphysique à « la question de l’Être » et d’affirmer la proximité de la « pensée pensante » avec la poésie (Heidegger) pour lever ou dissoudre ce dont le problème, initialement mis en exergue, est de loin en loin le symptôme. À savoir, un malaise dans la civilisation (pour parler comme Freud), expression à la fois d’un besoin de sagesse et d’une incompétence à la sagesse.

Telles qu’elles se sont développées au fil du temps et jusqu’à nous dans les usages dominants, exceptés donc les tentatives qui font et en sont la contestation, la philosophie semble avoir une tête mais pas de cœur quand la poésie aurait du cœur mais pas de tête, pour résumer un peu caricaturalement. Notre recherche personnelle, par l’écriture mais aussi par la parole enseignante, supporterait de se laisser définir à partir de cette caricature : transmettre une pensée ayant cœur et tête, chair et esprit, ce que la notion « d’imagination critique » recouvre de façon programmatique. Écriture poétique emprunte de philosophie, écriture philosophique emprunte de poésie ?

Nous répondrons en reprenant ce que nous disions pages 147 et 148 de notre Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents :

alors
de la philosophie, cet essai hypocrite ?
trop souvent, sans doute
par excès certainement, par entrainement, emballement linéarisé
par la parole, l’écriture
par l’épure de l’épure induite par le loisir
par la déréalisation statutaire, au moins un peu, d’un antique privilège en provenance directe de l’héritage patriarcal
mais
posez la question à qui de droit
il vous rira au nez
trop approximative comme écriture
trop sentie, animée
presque poétique
alors ?
l’appétence involontaire pour la phénoménologie
à l’enseigne de ma formation philosophique
pataugeait déjà dans la même ambiguïté
            veine de pensée biaisée
            qui éloigne de l’exactitude distillée des prétentions savantes
mais
si la justesse est affaire terrestre
elle se tend entre la mer des émois et le ciel des contemplations
            pont jeté au-dessus de deux rives érosives et mobiles
            Z d’écriture à perpétuité
enfin
autant que dure une perpétuité
alors
entre profondeur et totalité
entre corps à corps et fleurets mouchetés
une pensée courtoise
mais
freinée sur le seuil de l’idéal
et de toutes les histoires s’ensuivant de la confusion des incarnations
bref
sans ricochet troubadour
                        tout au plus gardé pieusement secret
                                              couvé par le silence.

Complété de ce texte extrait de délivrance du vers :

le fin mot de l’histoire
effectivement
il n’a servi à rien
il ne sert à rien
et il ne servira à rien
de chercher à le traquer
dans les réalités du monde

bien sûr le tremblement
des émotions dans les nuées
l’avait glacé
ce mot
façonnant au revers
de communs ennemis
exploitant à toujours nouveaux frais
l’artifice du grand interlocuteur

désormais que ces voûtes fissurées
folklorisées
ont perdu de leur force
au comble même de leur puissance
que leur vigueur est aux soins palliatifs
le mot se refait
finement hors des fins
en aveugle
dans le désert des messies calcinés

nous n’avons encore rien vu
non
quelque chose comme le moment du non
de la poésie

du non du refus
au non de l’autre
bien des dentelles de barbarie
fleuriront
qui nous contraindront à nous ré
orient
er.

Parole soufflée, à la fois poétique et philosophique, parole, donc, ni poétique, ni philosophique, pour le moins, tout à fait, parole infans, définitivement :

« Parole condensant toute lumière, Parole encore non parlée, contenant toute vérité, Parole encore souffrant d’être muette comme le hurlement silencieux entre les mâchoires paralysées du tétanique. » (René Daumal, Le Contre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie-Gallimard, p. 41)

Jean-Philippe Testefort, 06 janvier 2024

Jean-Philippe Testefort, anthologie audiovisuelle des poètes vivants (propos & poèmes) par Reha Yünlüel.




La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur




Zoltán Böszörményi, poète et auteur hongrois : une rencontre

Né en 1951 au sein de la minorité hongroise de Roumanie, tour à tour dissident, réfugié politique, capitaine d’industrie et directeur de revue littéraire, Zoltán Böszörményi est à la fois philosophe, romancier et poète (prix József Attila de poésie en Hongrie en 2012). Ses œuvres ont été traduites dans une demi-douzaine de langues. Il est entre autres Directeur du journal culturel Irodalmi Jelen et Président du PEN Club de Hongrie. A l'occasion de sa venue en France, pour la présentation de son dernier roman, Le Temps long, traduit par Raoul Weiss, paru aux Editions du Cygne, il a répondu à quelques questions à propos de son écriture, romanesque, et poétique, et de ce que signifie cet acte, écrire. Un entretien dirigé par Kaïna Bendar à partir de questions proposées par Julie Bietry.  

Pourquoi avoir choisi une « petite fille » en tant que narratrice ?
J'ai vraiment connu cette fille. Certes, quand elle ne parlait déjà plus. Sa mort m'a choqué. Je n'ai pas pu m'y faire, pendant plusieurs jours. J'ai beaucoup réfléchi à son sort. Pourquoi s'est-elle laissée mourir de faim ? Pourquoi personne ne lui a expliqué quand il était encore temps qu'il y avait un moyen de sortir de ce calvaire ? L'amour maternel est important. Mais un professionnel, un psychologue, aurait dû lui expliquer que sa mère l’aimait malgré tout, certes différemment, mais qu’elle l’aimait. Que nous ne sommes pas tous pareils et que nous exprimons notre amour de différentes manières. Avant de commencer à écrire ce roman, j’ai enfilé les habits d’un journaliste d’investigation en me rendant au domicile de la jeune fille, j'ai parlé à sa grand-mère - la mère n'était pas à la maison à ce moment-là -, à ses proches, je me suis rendu à l'école où elle étudiait, j'ai contacté son ancienne professeure. 

Zoltán Böszörményi, Le Temps long, Editions du Cygne, 2023, 112 pages, 13 €.

Mais cette dernière ne pouvait pas et ne voulait pas parler honnêtement de cette histoire, elle m'a envoyé auprès de la directrice. J'ai également contacté le maire de la petite ville, qui a répondu à mes questions ouvertement et honnêtement, et m'a donné le nom et le numéro de téléphone de l’assistante sociale en charge des enfants. J'ai appris que l'école n'avait pas de psychologue pour enfants, que l'assistante sociale n'avait pas reçu la formation nécessaire pour aider la fillette et que cette dernière avait été transportée à l'hôpital alors que son état était tellement détérioré qu'elle pouvait à peine marcher. J’ai rassemblé beaucoup d'informations et il ne me restait plus qu'à commencer à écrire le roman. Mais je n'y arrivais pas. J'ai travaillé sur le texte pendant des semaines, mais je n'arrivais à rien. Je suis resté assis devant l'écran de mon ordinateur, abasourdi, et aucune pensée ne me venait. Plus d'un mois s'est écoulé, jusqu'à ce qu'un matin, je me rende compte que j'avais moi-même grandi sans mère. Pendant des années, j'avais cherché l'amour de ma mère, sa présence, ses caresses, la chaleur de son âme m'avaient manqué. À l'âge de soixante-sept ans, je suis entré dans le rôle de cette fillette et j'ai écrit ce livre en à peine un mois.
Que vous évoque l'anorexie ?
Il existe deux types d’anorexia nervosa. Tous deux sont dus à une perte d'appétit. Le premier type est appelé boulimie. Elle se manifeste surtout chez les adolescents qui se se font vomir ou refusent de manger par peur de devenir obèses. L'autre type, également un trouble nerveux, est le résultat d'une sorte de rébellion. En l’occurrence, la jeune fille refuse de manger pour attirer l'attention de sa mère, dont elle a besoin de l'amour. Il existe une phase de la maladie, décrite pour la première fois par le Français Ernest-Charles Lasègue et le Britannique William Gull en 1873, où la dégradation totale du corps est inarrêtable et aboutit à la mort. Il n'existe pas de traitement pour cette maladie, c'est pourquoi elle est si fatale. Moi aussi, j'aspirais à l'amour de ma mère, mais je me rebellais autrement, je tombais dans la mélancolie, je vivais dans une mélancolie douloureuse et j'étais envahi par une léthargie constante.
 Comment définiriez-vous le personnage de la mère dans votre roman ?
Le comportement de la mère et son mode de vie sont un fil rouge qui traverse le roman. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, elle est peu cultivée. Bien qu'elle aime sa fille de manière abstraite, elle est incapable de comprendre ce dont son enfant a besoin. Elle n'a aucun sens de l'attachement parce qu'elle n'a jamais été attaché à personne. Sa vie affective est morne. Elle change beaucoup de partenaires. Elle part travailler à l'étranger parce qu'elle veut gagner sa vie plus facilement, si possible pour trouver dans son travail de la détente et du plaisir physique. Quelque part, elle est consciente de sa responsabilité envers son enfant, mais ses instincts maternels sont mêlés d'insouciance et d'ignorance. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille aspire à son amour, parce qu'elle-même n'a jamais vraiment aimé personne. J'ai éprouvé des difficultés à présenter le comportement contradictoire de la mère, à dépeindre son personnage. Quant à sa présence, sa relation avec sa fille, j'ai essayé de rester objectif et laconique.  Moi-même, je ne pouvais pas m'identifier à elle, elle était si repoussante, si cruelle.
 Avez-vous songé à une fin différente ?
J’ai plusieurs fois pensé à sauver la vie de la jeune fille, une fin heureuse m'est venue à l'esprit. Mais à chaque fois, je devais me rappeler que cette forme d'anorexie mentale est fatale. Au-delà d'une certaine limite, on ne peut pas y survivre. Bien sûr, je voulais que la jeune fille se rétablisse, qu'elle quitte l'hôpital et que, plus tard, lorsqu'elle aurait éventuellement un enfant, elle l'aime comme personne d'autre. Son amour pour son enfant aurait été la catharsis de sa vie. Mais dans ce cas, cela aurait été un autre roman, un autre type de fiction.
Est-ce que l'écriture de ce livre vous a soulagé d'un poids dans votre vie personnelle ?
Non. Ma propre expérience de vie, l'absence de ma mère, n'a fait qu'intensifier la douleur due à cette détresse émotionnelle. Je ne voulais pas revivre les événements de mon enfance, mais plutôt souligner la tragédie et le manque d'expression de cet état émotionnel, qui n'est comparable à rien d'autre. Quand j'ai écrit sur le destin de cette jeune fille, j’y ai aussi inclus mon propre destin, avec toutes les angoisses qui déchirent la chair et les douleurs au plus profond de l'âme. Le Momo dans le roman La vie devant soi de Romain Gary (Emil Ajar) verse de l'eau de Cologne sur le cadavre en décomposition de Mama Rosa en insistant avec dévotion sur le fait qu'elle ne peut pas accepter sa perte. Il ne peut accepter sa mort parce qu'il l'aime farouchement, de manière indiscible, à la folie. Si vous aimez quelqu'un, si vous l'aimez de tout votre être, de toute votre âme, vous ne pouvez pas vous en séparer.
 Dans ce roman, vous avez choisi de mettre à l'écart la figure paternelle. Pourquoi ?
Ce n'était pas une question de choix. Mon père a toujours été présent dans ma vie, mais pas comme un symbole d'amour, d'affection, de loyauté. Beaucoup d'hommes sont incapables de se sacrifier pour leurs enfants.  Je pourrais citer d'innombrables exemples parmi mes proches et mes connaissances. Les hommes se comportent différemment. Pour eux, la paternité n'est pas une épreuve, une expérience écrasante dotée d’une force indomptable. Ils ne portent pas l'enfant dans leur ventre pendant neuf mois, ils n'accouchent pas, ils n'ont pas leur corps lié par un cordon ombilical, ils n'ont pas leur bébé suspendu à leur poitrine pour allaiter. La maternité est un don de Dieu, et Dieu ne l'a donné qu'aux femmes. C'est pourquoi elles sont privilégiées, différentes de nous, les hommes.
Avez-vous dû vous-même « fermer les yeux » sur certaines choses quand vous étiez enfant ?
J'ai été le témoin oculaire et auditif des disputes de mes parents à plusieurs reprises. Ils étaient très méchants l'un envers l'autre. Je me disais que s'ils répétaient sans cesse qu'ils s'aimaient, pourquoi se comportaient-ils de manière aussi hypocrite ? Pourquoi se lançaient-ils des mots au vitriol ? Pourquoi criaient-ils ? L'âme de l'enfant est une chose très sensible, elle peut être facilement endommagée. Non, je n'ai pas fermé les yeux quand mes parents se disputaient, jouaient au chat et à la souris, je me suis simplement caché. Parfois sous la table, parfois derrière la bibliothèque. Chacune de leurs disputes me causait une douleur physique. La petite fille du roman ferme les yeux parce qu'elle veut se cacher de la réalité - elle ne peut plus bouger, c’est vrai - mais cela lui permet aussi de se souvenir plus facilement des moments de sa courte et douloureuse vie.

Poèmes de Zoltán Böszörményi. Extraits de Morning Picture, Barbados Morning, Deadly Sin, The Ellipsis of Mercy et Black Seagull.

Pensez-vous que ce roman est perçu différemment selon le pays dans lequel il est publié ?

Beaucoup d’exemplaires ont été vendus en Hongrie et les critiques ont afflué. En Roumanie, j'ai été interviewé à la télévision parce que l'histoire de la petite fille avait suscité beaucoup d'émotion chez les gens. L'édition roumaine a également été particulièrement importante car tout le monde savait que l'enfant était originaire de Transylvanie, et de nombreuses personnes avaient entendu parler de cette tragédie dans les journaux et à la télévision. Aujourd'hui, il y a plus de 150 000 enfants en Roumanie dont l'un ou les deux parents vivent et travaillent à l'étranger, et je pense que ce chiffre est sous-estimé. Ces enfants sont élevés par des grand-parents, outre membre de famile, ou des voisins. Avec mon roman, j’ai aussi voulu attirer l'attention des autorités et du public sur ce phénomène tragique. Ces enfants seront psychologiquement endommagés et cela les affectera pour le reste de leur vie. Lorsque j’ai présenté l’édition russe du roman à Moscou, de nombreuses femmes ont fait la queue pour une dédicace, et la lecture de passages y a eu beaucoup de succès. Mais c’est probablement en Allemagne que mon livre a eu le plus de succès jusqu'à présent. La directrice des bibliothèques allemandes, après avoir lu mon roman, a demandé aux bibliothèques de se le procurer. De nombreux exemplaires ont été vendus. Par ailleurs, le livre est aussi paru aux États-Unis et en Espagne. Je suis très heureux que mon livre soit publié en français, et je remercie tout particulièrement Raoul Weiss pour la traduction et M. Patrice Kanozsai, fondateur et directeur des éditions Cygne à Paris, pour la publication.

Quelle est la différence entre la prose fictive et narrative et le langage poétique ?
J'utilise beaucoup l'imagerie poétique dans ma prose. C'est inévitable, au fur à mesure que le texte et les évènements avancent, ils se transforment inévitablement en poésie. Ces images poétiques se retrouvent dans tous mes romans, Le temps long et surtout Tant que je penserai étre. Ce dernier, je l'espère, sera publié au printemps prochain aux Éditions du Cygne. Je pense que la prose d'aujourd'hui a besoin d'images poétiques, parce que c'est ce que l'écrivain veut utiliser pour impressionner le lecteur, pour évoquer un espace et un milieu qui le fascinent, créent une tension et des vagues émotionnelles.
La poésie peut-elle être un guide, un stimulant pour l'humanité, révélant que la paix est possible et peut être créée entre nous ?
Le monde d'aujourd'hui est différent de celui des XVIIIe et XIXe siècles. À l'époque, la poésie avait le pouvoir de créer le monde et l'âme. Au XXe siècle, bien que la production des poètes soit exceptionnelle, son pouvoir semble avoir diminué. L'impact de Baudelaire, de Verlaine et d’Apollinaire sur la société, sur l'humanité en tant que telle, a été remarquable, mais il n'a pas conduit à la rédemption du monde, il n'a pas mobilisé les masses. La poésie de Walt Whitman, d'Ezra Pound a échauffé les âmes, créé le doute et la contradiction, mais elle n'a pas été capable de régner sur la société. Dans la poésie hongroise, Endre Ady est le seul poète dont la poésie a allumé de grands feux dans l'âme des gens, mais il n'a pas eu d'effet sur la paix et la justice sociale. L'ère du proète-profète est révolue. Aujourd'hui, les gens lisent très peu de poésie. Non pas parce que la production poétique est faible — je pense d’ailleurs qu'elle se renforce — mais parce que les forces de communication ont changé. Elles influencent l'homme d'aujourd'hui, le rendent aveugle et le dégradent.
Vous êtes le président du PEN Club Hongrois. Que pouvez-vous nous dire sur cette organisation d'écrivains ? Que faites-vous pour la paix ?
Le PEN Club Hongrois a été fondé en 1926, après la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Hongrie a été privée des deux tiers de son territoire et d'un tiers de sa population par les grandes puissances de l'époque — la Grande-Bretagne et la France. Le PEN Club Hongrois a été fondé pour promouvoir la coopération culturelle entre les nations par le biais de la littérature et de la diplomatie culturelle, dans l'esprit du PEN International, fondé en 1921 à l'initiative de l'écrivaine anglaise Catherine Amy Dawson Scott, et pour atténuer l'isolement culturel de la Hongrie, également causé en partie par la guerre. Fort de son expérience à Londres, Gyula Germanus, professeur d'université orientaliste renommé, a été l'initiateur et le principal organisateur du PEN hongrois. Il en est également devenu le premier secrétaire, et son président était le dramaturge, romancier, rédacteur en chef de journal, directeur de théâtre, traducteur littéraire et personnalité publique académique Jenő Rákosi. Le président exécutif était quant à lui Mózes Rubinyi. En 1930, Dezső Kosztolányi, poète, romancier et dramaturge hongrois de renommée mondiale, essayiste et bon ami de Thomas Mann, qui parlait français, anglais, l'allemand et italien, a pris la présidence. Lors du congrès mondial international du PEN Club qui s'est tenu à Budapest en 1931, la France était représentée par Duhamel, Gide, J. Green, Maurois, Romain Rolland, Valéry et Jules Romains. Le PEN Club Hongrois, dont j'ai repris la présidence il y a deux ans à la suite du poète, prosateur et traducteur littéraire Géza Szőcs, décédé tragiquement, a derrière lui près de cent années passionnantes et fascinantes.
Le PEN Club Hongrois a toujours été du côté des combattants de la paix au cours depuis maintenant près de cent ans. Il en va de même aujourd'hui. Nous souhaitons, nous élevons notre voix, pour que les nations du monde ne choisissent pas la guerre et la violence pour régler leurs différends, mais qu'elles suivent la voie de la négociation, de l'accord et de la paix.




Chronique du veilleur (52) : Gilles Baudry

Gilles Baudry nous invite à le rejoindre sur « l'île secrète ou le pays de l'être / pour se rapatrier / son enfance pérenne / inaliénable. »  C'est  un univers très proche, « enfance à venir », qu'il faut aborder avec le silence recueilli que permet parfois le « soir de toute vie. »

                  Source et Foyer
                  de l'instant éternel
                 au retour imminent
                  et toujours différé

Le poète, en son abbaye de Landévennec, peut dire avec O.V. De L. Milosz, qu'il a choisi de mettre en exergue de ce livre : « Je suis éternellement enfant du Bénédicité de l'aube. »  Ce sont des regards d'aube, en effet, qu'il recueille et nous transmet, ces regards lavés d'une eau pure, ouverts sur les dons gratuits et merveilleux de la grâce.

Gilles Baudry, Cette enfance à venir, dessins de Nathalie Fréour, L'Enfance des Arbres, 2023, 80 pages, 15 €. 

Il les enserre sur la page blanche, accompagné des dessins blancs sur papier noir de Nathalie Fréour, qui sont de véritables méditations graphiques, des aperçus de l'au-delà, des appels de l'Ange :

 

                  Ouvrez à l'ange
                  qui frappe à la fenêtre
                 et vous aurez cette intuition
                           native
                  d'un monde autre que ce qu'il est

L'essentiel nous apparaît, dans ces brefs poèmes, nimbé d'une paisible confiance, où la grâce divine est à l'oeuvre. Chaque mot, chaque syllabe pèse le poids insaisissable d'une nuée, d'une clarté.

 

                  Le fond de l'être
                  est tout amour

                  Le feu limpide du silence
                           brûle le cœur

                           et tout se tait

 

Une leçon d'espérance et de patience nous est donnée, pas à pas, avec des mots que le  poète qualifie de « titubants », écrits sur un carnet de veilles, sans doute,

 « en souveraine humilité ». Il suffit d'être « là seulement / intensément ». On l'écoute avec gratitude et émotion,  comme la voix d'un parent ou d'un ami proche, revenu du Royaume invisible, nous révéler

                           le point nodal
                  où le visible et l'invisible

                  le ciel et la pensée
                           se touchent

Présentation de l’auteur




Dans le corps irrésolu du poème : entretien avec Francis Coffinet — Le bruit des mots n°4

Francis Coffinet est un artiste multidisciplinaire, un acteur, et, surtout, un poète. Ce qui fait la puissance de sa poésie, c’est son exploration d’une poétique du corps, qu’il interroge également grâce à d’autres vecteurs artistiques tels la peinture, la photographie… Sa démarche artistique est profondément marquée par une sensibilité à la corporéité et à la façon dont le corps humain peut devenir un moyen d'expression poétique.

Mais n'évoquer que cet aspect de son travail serait éminemment réducteur. Plus que jamais, la langue se libère, convoque sa fonction autotélique pour accueillir les possibles sémantiques que seule la poésie peut offrir aux mots. Et, alors, le corps devient carte solaire, lieu d'élaboration d'une cosmogonie unique qui n'existe que lorsque l'acte d'écrire est à l'œuvre. Qu'est-ce que l'acte d'écrire, me demanderez-vous ? Peut-être est-ce un désir agissant, celui de mettre en péril le sens, la facilité du sens, pour demander l'impossible au langage, parce que l'on espère l'ouvrir comme une boîte de Pandore, pour voir ce qu'il recèle d'absolu. C'est ce que réalise Francis Coffinet, lorsqu'il écrit. 

Présentation de l’auteur