Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert

Rédaction et traduction de Béatrice Machet

 

Ofelia Zepeda est née en 1954, dans la partie sud-ouest de l’état d’Arizona sur la réserve des Indiens Tohono O’odham, c’est-à-dire « les gens du désert » (environ 34 000 personnes). Les conquistadors espagnols avaient baptisé ce peuple les Papagos, terme péjoratif et méprisant qui signifie les mangeurs de haricots. Ils vivaient à l’origine dans le désert de la Sonora et ont eu à subir les campagnes de christianisation forcée, auxquelles ils ont opposé des épisodes de révolte et de résistance aux 17ième et 18ième siècle.

Du fait de leur environnement, ils avaient adopté un mode de vie semi-nomade, entre des villages bâtis près des champs pour surveiller les récoltes en été, et des villages bâtis en montagne près des cours d’eau, occupés seulement l’hiver. Aujourd’hui le territoire des Tohono O’dham est partagé entre Mexique et États-Unis, le mur que Donald Trump a fait ériger empêchant les 2000 personnes vivant du côté mexicain d’aller honorer leurs morts enterrés du côté américain (la construction du mur est une violation internationale des droits de l’homme). Cette séparation a donné lieu à des cérémonies de protestation en 2017 notamment. Jusqu’alors  les Tohono O'odham avaient un permis spécial pour continuer à circuler librement des deux côtés de la frontière, via neuf portes réparties sur 120 kilomètres.  Dans la langue des Tohono O’dham le concept de frontière n’existe pas, il n’y a pas de mot pour la dire ou la penser.  Sur ce territoire, dans le paysage du peuple du désert, se détache leur montagne sacrée: le mont Baboquivari, situé en Arizona, aux États-Unis.

La poétesse o'odham Ofelia Zepeda lit ses poèmes au festival du livre de Tucson en mars 2012. Les mots o'odhams reflètent les sons des cailles du désert. Vidéo de Brenda Norrell Censored News http://www.bsnorrell.blogspot.com.

Ofelia, qui raconte qu’elle est née dans une cabane, de parents analphabètes qui ne parlaient pas l’anglais,  a grandi au contact de travailleurs migrants qui s’échinaient dans des champs de coton, et malgré la proximité de gens aux mœurs différentes, sa communauté O’odham n’a pas changé son organisation tribale, n’a pas abandonné ses valeurs. Ofelia raconte aussi que pour rendre visite à ses grands-parents qui vivaient du côté mexicain,  elle franchissait régulièrement cette frontière entre les deux états.

Dans un extrait de son poème "Birth Witness", la poétesse Ofelia Zepeda, membre de la tribu Tohono O'odham, explore le caractère sacré de sa langue face à la bureaucratie gouvernementale. Producteur/Réalisateur : Nina Shelton. Vidéaste/monteur : John DeSoto.

La poésie d’Ofelia Zepeda est le fruit de la relation vieille de milliers d’années d’une communauté humaine avec son environnement. Elle est aussi la continuité de traditions orales passées dans l’écriture. Elle relate la succession des saisons, les rythmes du désert,  l’importance de l’eau très marquée avec la danse des nuages, avec la pluie qui est à la fois bénéfique et pourvoyeuse de vie mais aussi cause d’inondations et destructrice de vies. Dans son recueil intitulé Ocean Power, Ofelia Zepeda montre à quel point les gens du désert sont vigilants et observent la météo, comment le climat forge leur mode de vie. Le livre développe une partie plus consacrée à la vie personnelle de l’auteure qui réfléchit aux contrastes entre traditions et nouvelles façons de vivre. Une autre partie se penche sur l’hiver et sur la réponse des humains à la lumière ou à l’air. La dernière partie s’occupe de la nature des femmes, et de l’ancienne relation des Tohono O’odham avec l’océan, la façon dont cette relation impacte encore le présent de ce peuple. Au final le lecteur aura plongé dans le quotidien de ces Indiens du sud-ouest américain.

SOMEONE SAID IT IS GOING TO RAIN

Someone said it is going to rain.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the earth and the way it holds still
in anticipation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the sky become heavy with moisture of preparation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the winds move with their coolness.
I think it is not so.
Because I have not yet inhaled the sweet, wet dirt the winds bring.
So, there is no truth that it will rain.

 

B ‘O E-A:G MAṢ ‘AB HIM G JU:KĬ

B ‘o ‘e-a:g maṣ ‘ab him g ju:kĭ.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g jewed mat am o i si ka:ckad c pi o i-hoiñad c o
ñenḍad.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g da:m ka:cim mat o ge s-wa’usim s-we:ckad.
ag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g hewel mat s-hewogim o ‘i-me:
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi hewegid g s-wa’us jewe
Mat g hewel ‘ab o u’ad.
Nia, heg hekaj o pi a’i woho matṣ o ju:.

 

Quelqu’un a dit qu’il allait pleuvoir

Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti la terre, sa façon de se tenir immobile
par anticipation.
Je ne le pense pas.
Parce que n’ai pas encore senti le ciel se préparer, devenir lourd d’humidité.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti les vents, leur fraîcheur se mouvoir.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore respiré la douce poussière mouillée que les vents apportent.
Donc, il n’y a rien de vrai dans l’affirmation qu’il va pleuvoir.

Ce poème écrit en anglais et dans la langue tribale, dit la connexion au paysage, dit l’expérience des sens, la connaissance du climat d’un territoire. Il témoigne d’un mode de vie où l’on passe beaucoup de temps dehors, où l’on est conscient des mouvements qui s’opèrent dans l’environnement, ce qui est nécessaire dans une région où l’été apporte des orages, des tempêtes de poussières, il faut être vigilant, les changements rapides créent même une certaine tension chez les gens qui doivent être prêts à agir selon les circonstances et les variations de la météo. Ils savent ce qui arrive avant, après la pluie et savent ce qu’ils doivent faire en conséquence. Le poème suit la forme des chants traditionnels  O’Odham, avec des répétitions ; chants qui parlent souvent de l’environnement et qui ont la particularité d’être élogieux, qui mettent l’accent sur les bonnes choses à dire à propos des animaux, des nuages, ce qui est agréable et profite à tout le monde. Les O’odham, surtout en été, passent du temps à observer les nuages au-dessus des montagnes, commentent leur presence, leur aspect, sans savoir bien à quel moment il va pleuvoir. Les nuages peuvent ne faire que passer, être détournés, la pluie ne frappe pas forcément le sol, même si l’été est en quelque sorte le temps de la mousson pour les Indiens du sud de l’Arizona. La tante d’Ofelia, tout comme sa mère, disaient facilement que les nuages sont des menteurs. Observer les nuages n’est pas un passe-temps dans ces regions, il est important de pouvoir anticiper quand la pluie tombera. Vivre dans un désert donne une importance toute particulière à la pluie.

Professeure de linguistique à l’université d’Arizona, Ofelia Zepeda maîtrise sa langue O’Odham au point d’écrire sa poésie dans les deux langues, anglais et langue maternelle tribale. Elle a écrit une grammaire de la langue des Tohono O’odham et participe à des programmes visant à ce que de jeunes Indiens de toutes les nations puissent maîtriser leurs langues. Elle a dirigé le programme des études amérindiennes, elle co-dirige l’institut de développement des langues Indiennes d’Amérique. Elle est aussi l’éditrice en chef de la série Sun Tracks , collection consacrée à la littérature des Indiens d’Amérique pour le compte des éditions University of Arizona Press, une importante maison d’édition au catalogue très impressionnant. Elle enseigne également, ponctuellement, l’écriture créative. Elle est membre du comité éditorial The Smithsonian Series of Studies in Native American Literatures.  

Voici un poème qui, comme le précédent au sujet de la pluie,  dit l’importance de la relation aux forces de la nature qu’entretiennent les Indiens d’Amérique. Et comme il se doit, l’expérience est liée aux histoires, aux mythes, le vent n’échappe pas aux récits et pragmatiquement les Tohono O’dham offrent leur interprétation, leur explication, disent le monde et enseignent les particularités propres aux vents qui balaient le sud-ouest américain.

WIND - VENT

Le vent faisait tourner mes habits rudement autour de moi,
il me frappait,
sa dureté me faisait mal.
Le vent était fort ce soir là.
Il réussissait à souffler dans mes habits, à les plaquer contre moi.
Au contraire des autres, je me délecte de lui.
J'ouvre ma bouche et je respire en lui.
C'est un air nouveau,
de l'air venant de très loin,
de cieux intouchés,
de nuages pas encore formés.
Je respire à plein poumons ce vent.
Je pense que je sais un secret, ce n'est que l'acte d'ouverture
de ce qui est encore à venir.
Je le vois arriver de loin.
Un mur brun de poussière et de saletés,
des débris mouvants qui ne sont que d'anciens instants,
débris vieux d’un siècle.
Tous ramassés en une danse chaotique. 
La poussière s'installe dans mes narines.
Elle s'amalgame à l'humide dans ma bouche.
Elle se dépose sur ma peau et son duvet de poils.

Souvenirs de Père, comment il s'asseyait devant la maison
pour regarder le vent venir.
D'abord il le sentait, puis il le voyait.
Il disait, "le voilà,"
à peu près de la même façon que s'il avait vu une personne se détacher sur l'horizon.
Il s'asseyait.
Laissant le vent faire de lui ce qu'il voulait.
Il le frappait de ses grains de sable.
Cela créait une fine couche tout autour de lui.
Pour finir, quand il n'en pouvait plus supporter davantage
il entrait en trombe dans la maison, les paupières fermées,
faisant barrage aux larmes prêtes à lui nettoyer les yeux
Nous riions tous de son étrange apparance.
Lui aussi se délectait du vent.
C'était là le plus qu'il pouvait s'approcher de lui,
pour se joindre à lui, pour le connaître, pour savoir ce que le vent transportait.
Mon père disait," regardez c'est tout, quand le vent s'arrêtera,
la pluie tombera."
L'histoire continue.
Vent eut des ennuis avec les villageois.
Sa punition fut qu'il devait quitter le village pour toujours.
Quand il reçut sa sentence d'exil
Vent rentra chez lui et fit ses bagages.
Il prit ses vents bleus.
Il prit ses vents rouges.
Il prit ses vents noirs.
Il prit ses vents blancs.
Il prit ses vents secs.
Il prit ses vents humides.
Et en faisant cela il prit par la main
son amie qui était aveugle.
Pluie.
Ensemble ils partirent.
Très peu de temps après les villageois trouvèrent leurs cultures mourantes.
Les animaux disparaissaient,
et ils souffraient de faim et de soif.
Les gens réalisèrent, ce qui est à leur honneur, qu'ils s'étaient trompés
en éloignant Vent.
Et comme pour toute faute épique cela demanda des événements épiques
pour essayer de ramener Vent.

Pour finir ce fut un menu filet de dune
qui donna le signal du retour de Vent.
Avec son amie, Pluie, il ramena le vent sec,
le vent froid,
le vent humide,
le vent frais,
mais dans sa hâte,
il oublia
le vent bleu,
le vent blanc,
le vent rouge,
et le vent noir. 

Les quatre vents principaux, Yellow, Blue, White, et Black sont les vents qui ont fait ce que la terre est aujourd’hui. Par exemple, dans la mythologie Apache (qui compte douze vents), le vent jaune a donné la lumière, et le vent blanc l’a nuancée de brume. Le vent noir a sculpté la terre, créé les canyons, façonné rochers et cailloux. (N.d.T)

Voici deux autres poèmes, extraits du recueil OCEAN POWER,  qui illustrent bien l’habitude prise par les Indiens vivant sur les réserves, au contact des éléments et de la nature, d’observer l’environnement et de se situer dans le cycle des saisons jusqu’à en faire partie. En même temps Ofelia Zepeda développe sa poésie des petits riens du quotidien, qu’elle relie et associe aux souvenirs. Souvenirs qui lui sont chers et qui donnent sens, qui offrent une identité, une appartenance, comme un refuge, comme une maison où il fait bon vivre.

LARD FOR MOISTURIZER - Du saindoux en guise de crème hydratante

Je remonte les stores à la verticale,
j'essaie de capturer la lumière du sud.
Le soleil est maintenant arrivé au coin sud.
Le vent de décembre est froid
il magniffie la faiblesse de la lumière solaire.
Cette lumière contraste douloureusement
avec la chaleur brûlante d'il y a trois mois.
J'évoque cette chaleur maintenant, sans pouvoir vraiment m'en souvenir.
J'accueille la douce tiédeur du soleil hivernal.
Avec cette lumière je pense à chez moi, à l'activité qui se déplace vers le côté est
        de la maison.
pour en hiver profiter du faible soleil.
Mon père s'assied des heures de ce côté et fait des petites réparations.
Ma mère et son matériel de lessive déménage de ce côté-là aussi.
Elle se penche au-dessus de ses bassines, le dos tourné vers le soleil.
Ses bras vont et viennent, elle lave et tire sur les rayons du soleil.
Mes soeurs et moi étendons le linge,
nous sommes reconnaissantes qu'il ne pleuve pas.
Le soleil et le vent d'hiver sèchent les habits rapidement.
Les seules victimes de ce travail sont nos mains.
Eau chaude, eau froide de rinçage, vent froid et doux soleil de séchage.
En tant que personnes vivant à l'extérieur nos parents
trouvent un léger soulagement dans l'usage de crèmes hydratantes pour la peau.

Notre famille faisait la fortune de la marque Jergens et de ses ouvriers disions-nous.
Tôt en décembre les crèmes faisaient du bien, mais en janvier et février nous étions
      prêts pour des solutions plus radicales, de la paraffine.
Nos parents chaque nuit se couchaient avec une légère couche de gras luisante sur
       leurs mains et leur visage.
Nous en faisions autant.
Un confort épidermique minimal.
Mes soeurs et moi riions de notre tante qui ne s'embêtait ni avec les crèmes
ni avec la paraffine, elle utilisait du lard carrément.
Nous la voyions tous faire ça.
Quand elle faisait sa pâte à tortillas
la dernière étape était de graisser chaque boule constituée.
Alors qu'elle terminait, elle se frottait les mains avec tous les restes de saindoux
      comme elle l'aurait fait avec une crème.
Ma soeur l'imite et exagère sa gestuelle.
Elle nous montre comment elle masse ses mains, ses bras et son visage,
puis soulève sa jupe et frotte ses bruns genoux gercés avec une bonne poignée de
     saindoux.

KITCHEN SINK- Evier de cuisine

La lumière traverse bizarrement la porte vitrée de la cuisine.
Je peux voir les saisons changer dans l'évier de ma cuisine.
Le mouvement du soleil est assombri dans cet évier.
Pendant l'après-midi  l'évier est baigné de lumière.
Pas forcément le bon moment pour moi de faire la vaisselle.
Plus tard en été il y a une sensasion d'urgence à voir l'ombre s'allonger et
        commencer à s'incliner
alors que le soleil commence à border l'extérieur de l'évier.
Je prétends que la lumière du soleil va dans l'égout.
La lumière ne peux pas être arrrêtée par la bonde.
Elle s'insinue et pénêtre le joint là où l'eau ne passe pas,
elle devient part de l'obscurité qui est toujours part des égouts et des tuyauteries.
L'hiver arrive. L'air est certainement déjà plus frais.
Je le sais grâce à mon évier.

Les poèmes d’Ofelia Zepeda nous permettent souvent de nous projeter dans l’univers rural de son enfance, et nous devinons la condition modeste de ses parents, mais nous sentons aussi de combien d’amour et d’attention elle était entourée : elle se rappelle un jour humide de décembre, quand dans la cabine chauffée du camion de son père, elle attend le bus de l’école, et tous deux regardent les nuages de pluie se former:

nous regardons dehors les champs
où le brouillard s’accroche au sol

… au chaud dedans
le camion ayant travaillé depuis quatre heures du matin.

Et ses sensations opèrent à la façon de la madeleine de Proust. Dans un poème intitulé Smoke in Our Hair(fumée dans nos cheveux), l’odeur de la fumée venue de son feu de bois ramène des souvenirs et s’attarde dans ses cheveux, Ofelia Zepeda écrit :

peu importe la distance que nous parcourons / nous transportons cette odeur avec nous

Dans certains poèmes, Ofelia Zepeda manie l’humour et l’ironie, par exemple elle portrait les touristes venus regarder des Indiens danser, Indiens qui dansent pour gagner leur vie. Les  touristes s’attendent à des expériences particulières, se trouvent fascinés, viennent avec leur idée de l’Indien idéal, imaginent l’Indien vivant à un niveau spirituel élevé, mais ils sont aussi condescendants ou méprisants. Dans un court échange entre un touriste et un danseur Yaqui, le premier demande :

Que font-ils avec l’argent que nous leur jetons ?

Et le second de répondre :

Oh, ils le partagent simplement entre les chanteurs et
le danseur. 
Ils emmèneront probablement  le garçon au McDonald’s
manger un burger et des frites.
Les hommes s’en jetteront une bien fraîche.
Il fait chaud aujourd’hui vous savez. 

On devine la déconvenue du touriste déstabilisé par le prosaïque de la réponse !

Pour conclure, en accord avec la poète Navajo Laura Tohe et le critique Danker, qui qualifie les poèmes d’Ofelia de « song-poems » (poèmes-chants), on peut affirmer que la poésie d’Ofelia Zepeda est une expression de résistance, d’abord parce qu’elle écrit en Tohono O’odham, ensuite parce que l’anglais lui sert à véhiculer, à nous enseigner la vision du monde de son peuple. Ses écrits sont une plaidoirie pour une esthétique et une éthique ancrées dans les traditions propres à un peuple lié organiquement à son environnement, au point que cérémonies et rituels lui rendent hommage et le chantent. 

Présentation de l’auteur




Dimitris Pérodaskalakis, entre réalité et mythe il y a la poésie

Dimitris Pérodaskalakis est né à Héraklion en Crète en 1965. Il est professeur de lettres et enseigne le grec ancien et le latin à l’Université de Crète. Il a publié jusqu’à présent une monographie intitulée :Sophocle : Spectacle tragique et passion humaine, Gutenberg, 2012 et six recueils de poésie : Dans le blanc et dans le noir, Gavrielidis, 2005, Avec l’Etranger, Gavrielidis 2008, Sur la terre noire, Gavrielidis 2012, Jeu ouvert, Gavrielidis 2015, Le Sphynx envoyait un email, Gavrielidis 2018 et Ecriture hors jardin, Koukkida 2022.

Dimitris Pérodaskalakis appartient à la génération des années 90, comme on appelle les poètes qui ont publié peu avant ou peu après le début du nouveau millénaire. Cette génération a été appelée « Génération invisible » dans l’Anthologie de la génération des années 90 des éditions Mandragoras. La production poétique de cette génération évolue principalement sous le prisme du modernisme sans toutefois que l’on puisse parler encore d’autres éléments communs ou d’un courant commun prédominant qui façonne de manière unique son identité.

Les caractéristiques de la poésie de Pérodaskalakis sont : son noyau existentiel, l’expérience vécue, la collision de l’éphémère et de l’éternel, l’allusion ironique, la contemplation philosophique, la production d’images naturelles, le symbolisme social et politique, le dialogue avec l’humain et le divin, l’intertextualité en général, dans une langue qui comporte ses éléments de sens et de culture, sans expérimentation postmoderne dans l’expression. Ce que recherche Pérodaskalakis est le rythme intérieur du langage poétique et la clarté dans la représentation linguistique, laquelle cependant ne prive pas le poème de sa profondeur et de son étendue conceptuelles.

Le dialogue avec les mythes grecs anciens constitue la marque de cette intertextualité et de sa réflexion poétique, dont le fruit est le recueil Le Sphynx envoyait un email (Gavrielidis, 2018). De ce recueil sont tirés les poèmes qui ont été traduits pour la revue Recours au poème.

Δημητρης Περοδασκαλακης, Η Σφίγγα έστειλε email, Εκδοσεις Γαβριηλίδης, 2018 - Dimitris Perodaskalakis, Le Sphynx envoyait un email, Editions Gavrielidis, 2018.

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ΟΜΗΡΟΥ ΕΠΙΣΚΕΨΙΣ

Είναι φορές που ο Όμηρος με το μπαστούνι του τυφλού
- μεγεθυμένο αντικλείδι του αινίγματος -
σπρώχνει τις πύλες και εμφανίζεται στην αγορά

Δεν χάνεται στους πολυδαίδαλους των άστεών μας δρόμους
–εδώ δεν χάθηκε μες σε χιλιάδες στίχους -
έβαζε πάντα τα σημάδια του
Όσο για τ’ αυτοκίνητα
καλά γνωρίζει τον τροχήλατό τους ήχο
από τ’αμάξια και τα άλογα στην Τροία
Ούτε και στο λιμάνι κινδυνεύει
όλη τη θάλασσα τη χώρεσε στ' αυτιά του
τον ξέρει τον υδάτινο παλμό

Έτσι βαδίζει μες στην πόλη
πιάνει κουβέντα και ρωτά αν άλλαξαν τα χρώματα του κόσμου
Ύστερα βγάζει απ' το κούφιο του μπαστούνι μικρά αντικλείδια
για το χέρι καθενός

Ώσπου το βράδυ ολόφωτος μπαίνει στο αστικό
και επιστρέφει στους Κιμμέριους

VISITE D’HOMERE

Il est des fois où Homère, muni de la canne d’aveugle
- double agrandi de la clé de l’énigme –
pousse les portes et paraît dans l’agora

Il ne se perd pas dans le dédale des rues de nos villes
- il ne s’est pas perdu dans des milliers de vers –
il plaçait toujours ses repères
Quant aux voitures
il différencie bien le son de leurs roues
des chars et des chevaux de Troie
Sur le port non plus il n’est pas en danger
il a entré la mer entière dans ses oreilles
il connaît la vibration de l’eau

Ainsi il marche dans la ville
il entame une conversation et demande si les couleurs du monde ont changé
Ensuite il sort de sa canne creuse de petits doubles de clé
qu’il met dans la main de chacun

Jusqu’à ce qu’au soir tout illuminé il entre dans le bus urbain
et revienne chez les Cimmériens

*

ΤΟ ΠΑΙΓΝΙΔΙ ΤΟΥ ΟΙΔΙΠΟΔΑ

Μεγάλωνε στην Κόρινθο
όμως ποτέ δεν είχε φύγει από τη Θήβα
τον έπαιρνε στ' αμπέλια ο θετός πατέρας του την εποχή
         του τρύγου

Κρυβόταν ο μικρός Οιδίποδας στα κλήματα
και με τα άλλα τα παιδιά σε σκανταλιές παράβγαινε
αγαπημένο του παιγνίδι η τυφλόμυγα στο αμπέλι

Ώσπου μια μέρα τού είπε ένας μεθυσμένος σε τραπέζι
πως ήταν γιος πλαστός
                                      κι έγινε το παιγνίδι μοίρα

LE JEU D’ŒDIPE

Il grandissait à Corinthe
cependant il n’était jamais parti de Thèbes
son père adoptif l’emmenait dans les vignes à l’époque des vendanges

Le petit Œdipe se cachait dans les ceps
et avec les autres enfants il rivalisait en bêtises
son jeu préféré, le colin-maillard dans la vigne

Jusqu’à ce qu’un jour un ivrogne à table lui dise
qu’il était un enfant supposé
                                et le jeu est devenu destin

*

ΜΙΑ MYTHOS ΓΙΑ ΤΟΝ ΑΧΙΛΛΕΑ

Ένιωθε διαφορετικά από μικρός στο ένα του ποδάρι

Στης φτέρνας του την άκρη ώρες ώρες
κοκκίνιζε τόσο πολύ το δέρμα
που νόμιζε ότι θα χυνόταν όλο του το αίμα

Παραπονιότανε συχνά πως μούδιαζε
γι' αυτό και ο γιατρός τού είχε πει
χρόνια στην Τροία που βρισκόταν
να περπατά στις αμμουδιές ξυπόλητος
χωρίς σανδάλια και περικνημίδες
(τον πίεζαν ως φαίνεται στα άκρα)

Έτσι μια νύχτα που είχαν ησυχάσει οι στρατοί
και το φεγγάρι ασήμωνε τις όχθες
ο Αχιλλέας με γοργή περπατησιά πήγε στην παραλία

Είχε μια λάμψη ατέλειωτη ο Σκάμανδρος
που του μαγνήτιζε το βήμα
εκεί τον έκοψε γυαλί από μπουκάλι μπίρας

Δεν ήταν του Απόλλωνα τα βέλη
αυτή είναι η μόνη αλήθεια για τη φτέρνα

 

UNE BIERE « MYTHOS » POUR ACHILLE

Il sentait une différence depuis tout petit à l’un de ses pieds

Au bout de son talon par moments
la peau devenait si rouge
qu’il pensait que tout son sang allait couler

Il se plaignait souvent de fourmillements
c’est pourquoi même le médecin lui avait dit
les années où il se trouvait à Troie
de se promener sur les grèves pieds nus
sans sandales ni jambières
(elles le serraient semble-t-il aux extrémités)

Ainsi une nuit où les armées étaient au repos
et que la lune argentait les rives
Achille d’une démarche rapide est allé à la plage

Le Scamandre avait une lueur sans fin
qui aimantait son pas
là il s’est coupé avec un tesson de bouteille de bière

Ce n’était pas les flèches d’Apollon
telle est la vérité, la seule, à propos du talon

*

ΑΡΧΑΙΑ ΔΙΑΦΩΝΙΑ

Γέροντας πια κι αδύναμος ο Σόλωνας
ωστόσο πάντοτε φιλομαθής
θέλησε την καινούργια τέχνη του Θέσπιδος να δει

Στο τέλος της παράστασης τον ρώτησε αν ντρέπεται
που τόσα ψεύδη αραδιάζει από το άρμα στους πολίτες
Σαν του απάντησε ο Θέσπης πως είναι μόνο ένα παιγνίδι
χτύπησε έξαλλος ο Σόλωνας με το μπαστούνι του τη γη:
«Είναι επικίνδυνο να παίζεις με τα πράγματα»

Τον κοίταξε τότε βαθιά στα μάτια του ο Θέσπης
και με την ίδια αυστηρότητα του είπε:
«Ποιος παίζει με τα πράγματα, ξέρεις εσύ καλύτερα από μένα
γι' αυτό γυρνώ με την καρότσα μου στις αγορές
άδεια πραγματικότητα φορτώνω

Αυτή η αλήθεια θα μας αφανίσει»

ANTIQUE DESACCORD

Désormais vieillard et faible Solon
cependant toujours désireux d’apprendre
voulut voir le nouvel art de Thespis

A la fin de la représentation il lui demanda s’il avait honte
de débiter autant de mensonges depuis son char aux citoyens
Comme Thespis lui répondit que c’était seulement un jeu
Solon hors de lui frappa la terre de sa canne :
« Il est dangereux de jouer avec les choses »

Thespis le regarda alors profondément dans les yeux
et avec la même fermeté lui dit :
« Qui joue avec les choses, toi tu le sais mieux que moi
c’est pourquoi je tourne avec mon chariot dans les agoras
je charge une réalité vide

Cette vérité nous dévastera ».

*

ΑΙΑΝΤΑΣ ΠΟΙΗΤΗΣ

Ιδανικός αυτόχειρας
καλά ήξερε το σφάγανό του

με αυτό εξάλλου τη ζωή του έγραφε
όταν ξιφομαχούσε
Κι άλλοτε πάλι
με ορμή το δόρυ του πετούσε
αντένα που 'σκιζε το χάος

Τίποτε και κανέναν δε φοβόταν
μόνο το γέλιο των ανθρώπων
Όσο κι αν έκλεινε τ' αυτιά του
γάργαρο εκείνο τρύπωνε

Ώσπου ένα απόγευμα κοιτάχτηκε σε δίκοπο καθρέφτη
και φλόγισε Ιούλιο ο νους του

Σε καφενείο ζήτησε μια παγωμένη βυσσινάδα

Κι έτσι κρυστάλλινος
με ανταύγειες ήλιου χτυπημένος
έπεσε στον κορμό του ευκάλυπτου απείρου

 

AJAX POETE

Suicidé idéal
il connaissait bien son épée
avec elle d’ailleurs il écrivait sa vie
quand il se battait

Et parfois aussi
avec fougue il jetait sa lance
antenne qui déchirait le chaos

Il ne craignait rien ni personne
seulement le rire des hommes
Il avait beau se boucher les oreilles
ce rire vif se faufilait

Jusqu’à ce qu’un après-midi il se regarde dans un miroir à double tranchant
et que son esprit enflamme juillet

Dans un café il a demandé un sirop de griotte glacé

Et comme de cristal
frappé des reflets du soleil
il est tombé sur le tronc de l’eucalyptus infini

*

Η ΚΟΡΗ ΤΟΥ ΑΙΣΧΥΛΟΥ

Η τραγωδία έχει τον πατέρα της
έτσι οι Αθηναίοι είπαν τον Αισχύλο

Νέον ακόμη τον είχε επιλέξει ο Διόνυσος
γι' αυτό και σώθηκε σε τόσες μάχες με τους Πέρσες

Η κόρη του μεγάλωνε κι άρχισε τα ταξίδια
από τον Καύκασο ώς τη Γέλα
Πάντοτε όμως με συγκίνηση θυμόταν την οδό Ομήρου
εκεί την έστελνε ο πατέρας της
είχε κουλούρια φρέσκα με σουσάμι

Τα χρόνια πέρασαν, ήρθανε δύσκολοι καιροί
κι όταν η κόρη ορφάνεψε
κατέβηκε ο Διόνυσος στον Άδη να ξαναφέρει τον πατέρα

Είχανε σωρευτεί χρέη πολλά

 

LA FILLE D’ESCHYLE

La tragédie a son père
c’est ainsi que les Athéniens appelaient Eschyle

Dionysos l’avait choisi encore jeune
c’est pourquoi il a été sauvé dans tant de combats contre les Perses

Sa fille grandissait et commençait les voyages
du Caucase à Gela
cependant toujours avec émotion elle se souvenait de la rue Omirou
c’est là que son père l’envoyait
il y avait de petits pains ronds frais au sésame

Les années ont passé, sont venus les temps difficiles
et quand la fille est devenue orpheline
Dionysos est descendu dans l’Hadès pour ramener le père

S’étaient accumulées beaucoup de dettes

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (11) : Gaëtan Roussel, l’orpailleur de Louise Attaque à Est-ce que tu sais ?

À la question « Que cherches-tu ? » (dans sa version anglaise, « What are you looking, are you looking for ? »), ce grand arpenteur de la chanson française répond en orpailleur, au tamis des mots, pour y trouver l'or de ses mélodies, de la formation pop rock de ses débuts tonitruants jusqu'à la trace si personnelle des chansons existentielles de son dernier album Est-ce que tu sais ?: « D'un geste circulaire / T'as misé l'univers / Orpailleur / Orpailleur hors pair ».

S’il participa aux arrangements de l’album ultime d’Alain Bashung, Bleu pétrole, y apportant son savoir-faire rythmique soutenant la voix du maestro, il fut également convié par ce dernier en personne à poursuivre parallèlement à ses projets collectifs une carrière solo. L’artisan des ritournelles entêtantes aux messages touchants de douceur, de vraie tendresse, qu’il est devenu, fut d’abord le chanteur à l’interprétation âpre et habitée de la musique survoltée de Louise Attaque, dont le nom peut s’interpréter en clin d’œil malicieux au prénom de Louise Michel, figure féminine de l’émancipation en politique libertaire… Un grand succès populaire, qui ne s’est pas démenti depuis, accompagna leur premier album, carte de visite électrique pour ses musiciens, eux aussi « hors pair », déroulant autant de titres en pépites où l’arrachement emporte ces écorchés offrant une poésie à fleur de peau, si ce ne sont les nerfs à vif, de Ton invitationJ’t’emmène au vent à Cracher nos souhaits : « Elle est vieille mon histoire / J'suis pas le premier à penser ça / J'en ai rien à foutre tu sais quoi on va quand même / Faire comme ça on va cracher nos souhaits »…

"Est-ce que tu sais ", extrait du nouvel album de Gaëtan Roussel "Est-ce que tu sais" maintenant disponible : https://gaetanroussel.s-ib.link/estce...

Si « toute cette histoire est bien ancrée dans [nos] mémoire[s] », les commencements glorieux ont servi à la découverte de tout cet univers à la fois quotidien et hors normes, tour à tour tourmenté ou apaisé, où se mêlent donc les sentiments et les anecdotes de chacun, à l’écoute des albums, les uns après les autres, à travers lesquels les auditeurs invités à ce voyage sans fin, tendent l’oreille, leurs propres pulsations cardiaques toujours portées vers la note juste, telle échappée du bruit et de la fureur d’un rock emmenant encore son public fidèle, réuni au fil des dates de tournée, pour des concerts de liesse, entre embrasements fulgurants et accalmies retrouvées : Comme on a dit, À plus tard crocodile, Anomalie

… Extrait du dernier disque de ce groupe majeur, l’hommage au thème de Léo Ferré, Avec le temps, semble faire le pari ainsi de la durée, évoluer mais ne jamais renier d’où l’on vient, se transformer pour changer l’ordre du monde plutôt que ses désirs, pourtant rester fidèle à condition d’aller de l’avant, en défaisant peu à peu la laisse des empreintes anciennes, à la rencontre de nouveaux liens qui seraient toujours libérateurs : « Aimer sur un seul pied / Sans savoir où poser / Ses lèvres ou ses pensées / Si seulement j'avais / Avec le temps fort nécessaire / Avec les yeux sous la lumière / Avec les mains / Ça c'est les nerfs / Avec le temps fort nécessaire »…

Né de la parenthèse de Louise Attaque, le duo entre le chanteur et le violoniste à la base de l’expérience de Tarmac dont le nom signifie à la fois goudron (le revêtement) et piste d’atterrissage, fraie un chemin tant à des morceaux strictement instrumentaux tels certains de L’Atelier qu’à des hymnes au cosmopolitisme, au décloisonnement Des Frontières aux Pays / Tordu Tour du Monde et au déchiffrage de Notre Époque résonnant comme « une porte close », à ouvrir enfin… Fort de toutes ses expériences musicales, Gaëtan Roussel ose alors, en 2010, avec la parution de son premier album personnel, Ginger, s’offrir une voix/voie en solo, dont le single Help Myself (Nous ne faisons que passer) se révèle une ode entraînante et entêtante au transitoire, au fugace, à l’éphémère, ce qui donnera le « la » de ses explorations si humaines de notre condition commune, cette toile de fond de sa production suivante, d’Orpailleur à Est-ce que tu sais ? en passant par Trafic, faisant l’éloge de La Simplicité et la Poésie du quotidien, sachant qu’en chaque être, Dedans il y a de l’or, avant d’envoyer, en appels à l’horizon, ses questions intimes sur notre finitude, la vie, la mort, et le sens que nous y cherchons, en faisant de nous des éternels débutants, dans l’envoûtant Tu ne savais pas : « Tu n'savais pas que tu naîtrais un jour / Avec une face, un profil / Sur un continent, sur une île / C'était comme ça la nuit / C'était comme ça le jour / Tu n'savais pas que tu naîtrais un jour »…

Orpailleur · Gaëtan Roussel, provided to YouTube by Universal Music Group.

Et s’il est un artiste qui sache faire de l’accident un possible, du fugitif, une trace, de la rencontre, un chant, c’est en effet cet orfèvre qui a su allier sa propre voix à tant d’autres, émergentes, souvent féminines, qu’il s’agisse de celle d’Hoshi à laquelle il trouve un charme fou, de celle de Camélia Jordana dont il tire la photo, cliché autant troublant que familier de la grâce de l’interprète, quand il ne s’agit pas d’un chant à l’unisson de celle (rèche) masculine et de celle (suave) féminine, à moins que ce ne soit l’inverse, au mélange des deux pour n’en faire plus qu’une, accidentellement tienne et mienne, définitivement nôtre, sur l’album Accidentally Yours, du projet Lady Sir, duo de blues rock français ainsi composé de Rachida Brakni et de Gaëtan Roussel, proposant alors la richesse d’un alliage, où se partage à la fois le singulier et l’universel, passerelle entre les genres et les cultures, mêlant les langues en anglais, français ou arabe, entre racines et aspirations, union mystérieuse dont la sensualité à quatre mains et deux cœurs tend vers l’épure de la chanson parfaite où tutoyer l’amour : « Toi est-ce que tu m'emmèneras loin? / La nuit se lève le jour s'éteint / Est-ce vrai que la vie ne vaut rien ? / Toi est-ce que tu m'emmèneras loin ? / Toi est-ce que tu me prendras la main ? / Le jour se lève la nuit s'éteint / Est-ce vrai qu'il est long le chemin ? / Toi est-ce que tu me prendras la main ? »

Accidentally Yours · Lady Sir, provided to YouTube by Universal Music Group.

Image de Une : couverture de l'album Est-ce que tu sais ?




Les Cahiers du Loup bleu

Avec leur collection Cahiers du Loup bleu, les éditions Les Lieux-Dits proposent de gracieux livrets de poésie dont la couverture et la quatrième de couverture s'ornent chacune d'un dessin représentant l'animal qui donne son nom.

C'est Romuald Sam qui illustre ainsi toutes ces bêtes autour de Romain Fustier. En vingt-quatre poèmes, tous construits de la même architecture (six tercets), l'auteur décline à la fois des paysages auvergnats et les pensées qui l'animent. Les descriptions ne sont pas seulement précises, mais évocatrices assez pour qu'on se sente doucement embarqué.

troupeau de vaches
dans un virage traversant la route
avec le soir

 le gilet fluo
de l'éleveur visible très vaguement
sur la chaussée

un chien déboule
taché de noir parmi les bovins
marqués de même

la journée avachie
se relâche mollit tel un commis
après le labeur

les pâtures ont
des besaces pleines d'algues vertes
de vagues herbeuses

 je laisse passer
les bêtes pareilles au temps lent
qu'elles incarnent

 

Romain Fustier, toutes ces bêtes autour, Les Lieux-Dits éditions, 2023, 30 pages, 7 €.

La compagne est évoquée, prétexte elle aussi à poème, par sa présence et ses actes : tremper ses mains / dans l'eau descendant la rivière / qu'elle apprécie // elle m'avoue / qu'elle ne pouvait y résister / les y plongeant.

De légères licences de langue émaillent parfois le poème ; ainsi pour évoquer le couple : chemin des noisetiers / elle je profitons de notre vue / sous le plateau ou encore témonymie et nysecdoque pour métonymie et synecdoque. Également l'apparition d'un mot-valise : les racines branches / au cours du trajet nous tâtonnions / trottinions nous hâtant // tâtrottinions en file / rang l'un derrière l'autre / dans le noir ou un verbe latin dont on entend instantanément le sens : je suis parvenu / à audire ce jeu d'instrument / ouïr son bruit ; une liberté qui gagne la syntaxe : une terre rouge / d'épopée au départ du hameau / elle remarque-t-elle.

Tout cela sans excès, au service de la justesse du propos :

[…]

ligne de crête
de coq des monts aux confins
en arrière-plan
sommes des envoleurs
qui nous envolons dans le paysage
croquant l'horizon 

Autre exemple : la rivière tombe / avec la fraîcheur et nous achevons / de nous louvifier

 Un lyrisme discret parcourt le livre, sans rien appuyer, c'est le grand talent de Romain Fustier que de nous emporter avec lui dans son voyage poétique, à travers le quotidien d'un temps de vacances où tout peut sembler familier, mais autre aussi.

une chauve-souris
qui volette derrière la baie vitrée
de notre chalet

les ailes battent
sur le balcon elles giflent agitent
l'air frénétique

leur réalité tangible
paraît se fondre en l'étrangeté
reste pourtant palpable

me paraît décalée
incarner je ne sais quelle force
de vie jaillissante

partout sans cesse
cette nuit douce avec ses souffles
que je fabule

avec ses froissements
de membrane ainsi que de tissu
dans l'obscurité

Et c'est cette élégance sans ostentation que je retiens après la lecture de ce très beau recueil.

[…]

pas d'agitation
autour où la région reprend haleine
savoure sa paix

rien de mesurable
cette manière seulement de se tenir
dans le secret

le regret bientôt
de la lune coiffant les conifères
à notre départ

***

Le deuxième ouvrage de cette collection dont je souhaite rendre compte s'intitule Lettres, 2020 ; il est le fruit de deux poètes : Jean de Breyne et Anna Fitzgerald, avec un dessin de Sylvie Durbec.  Les poèmes de chacun alternent à quelques exceptions près et l'on reconnaît facilement qui est l'auteur, les initiales des prénoms (A et J) étant mentionnées en en-tête. Le titre du livre est plutôt trompeur de mon point de vue : j'imaginais une sorte de correspondance poétique, un échange épistolaire, mais n'ai pas trouvé de vrai lien, ou si peu, dans ce sens – un poème qui réponde au précédent, par exemple. Pour autant, les poèmes n'en sont pas moins intéressants, la forme varie : le plus souvent des retours à la ligne, des strophes, parfois de petits pavés denses. On aura ainsi à lire une sorte de notations du quotidien, de choses concrètes, récit toujours sous-tendu de questions plus existentielles et un rapport à la langue qui, par des contorsions appropriées, affirme ce questionnement.

Ce poème de  Jean de Breyne me semble une illustration pertinente :

Et le vent très fort sait se lever
Et l'on ne sait qui ainsi le lance
Et même après l'aube il faut se couvrir
Et même bien autrement qu'était la veille
C'est donc un son si ce n'est un bruit
On ne veut pas accorder un son au vent
Il est dans le feuillage et c'est là qu'il bruit
Accompagnement du souffle, et voilà qu'on avance ?
Et nous y revenons donc, et nous demeurés là cherchant à dire ?
Et nous traversons, - tiens voilà encore à chercher
L'air, le temps, la rue, l'Histoire
La langue est un vrai bonheur, il faut la parler
Je vous souhaite cela parler votre langue
On ne sait qui ainsi la lance, d'entre les lèvres
Et même la porte avec la main.

Jean de Breyne et Anna Fitzgerald, Lettres, 2020, Les Lieux-Dits éditions, 2023, 28 pages, 7 €.

De même, dans les premières pages, du livre, dans une forme plus elliptique, Anna Fitzgerald, dans le sillage (métaphorique?) du vent qui se lève, écrit :

De voler, de vivre
Je m'en veux
d'avoir tant
attendu
de vivre
de voler
attendre
le temps
c'est le temps
de tenter
de vivre

le vent
se lève
je -
je –
je ---

Le poète Lorand Gaspar écrivait dans Approche de la parole (Gallimard, 1978) : « Le moment le plus exigeant de la poésie est peut-être celui où le mouvement (il faudrait dire la trame énergétique) de la question est tel - par sa radicalité, sa nudité, sa qualité d’irréparable - qu’aucune réponse n’est attendue plutôt, toutes révèlent leur silence. » Notre autrice américaine, Anna Fitzgerald, le décline, dans le poème d'ouverture, de cette façon :

doigts
sur les cordes

mais silence
gris mouvement
poudreux et partant

le silence que je

kill-joy*

tel silence que je
trace

* kill-joy : rabat-joie, trouble-fête

Jean de Breyne n'est pas en reste : un sujet que je ne veux pas répéter // alors silence ? // mais je veux que soit !

Le livre se lit, se relit, dans le labyrinthe des énonciations : l'air, l'autour, pour ce qu'il vaut, la peine, par une de ces portes, le / tout autour, les poutres s'étirent, le silence s'accumule, stock, / hangar, magasin de silence, le voir, la fin se questionne, merci je dis (Anna Fitzgerald)

Merci je dis, moi aussi.

***

 

Le troisième opus de cette collection pour le premier trimestre 2023 est signé Dominique Sampiero. Cet auteur a beaucoup publié : poésie, nouvelles, romans, littérature jeunesse, théâtre ; il a également écrit des scénarios pour le cinéma, notamment pour Bertrand Tavernier.

 Le titre, On écrit un poème pour embrasser, est significatif de l'intention. Il faut entendre, je crois, le verbe embrasser sous plusieurs acceptions : étreindre certes, mais aussi saisir quelque chose dans son ensemble, concevoir et englober et ce, par les méandres du poème.

Cette vieille légende est comme un baiser. La langue tourne en rond
dans la bouche. Puis avec les mots dans la bouche de l'autre.

Cet échange de cercles d'une bouche à l'autre, c'est le poème.

Le mouvement du poème, tout simplement.

On écrit un poème pour embrasser. Retourner au cercle, d'une
bouche à l'autre, par l'antique baiser du temps.

 

 

Dominique Sampiero, On écrit un poème pour embrasser, dessin de Christiane Bricka,  Les Lieux-Dits éditions, 2023, 42 pages, 7 €.

Cette posture de communion avec le monde et de son dire interroge la langue : sa force, et son impuissance dans le même temps à tout révéler.

Et si tout à coup, par volte-face
nous faisions langue ce couteau
qu'on nous plante dans le dos
à chaque mensonge des puissants

Et qu'une seule phrase
contienne autant de ciel
qu'une flaque pour imaginer
enfin que nous sommes
devenus des demi-dieux ou des ogres
c'est selon

L'auteur n'idéalise pas le poème mais dénonce nos impostures de tyrans, nos égoïsmes :

Nous prenons au sérieux nos ego
d'artiste, nos bégaiements de serpent
nos ricanements de prières

[…]

complices de cette indifférence qui laisse décapiter
des incroyants, brûler des enfants sous les gaz
et quoi encore la liste est longue

Et plus loin :

Et si nous entendions enfin
dans le cœur de chaque homme croisé en chemin
sa crucifixion à venir

Pourtant, il ne cède pas à la noirceur, au désespoir :

Accepter de croire aux illusions du visible
dans l'altérité déjà en ruine.

C'est ce difficile équilibre entre les empêchements reconnus et l'obstination à poursuivre qui constitue le poème :

Car écrire c'est rester assis ici dans le lieu étrange
d'une rencontre dont nous ne décidons rien
à part notre juste présence.

Il faut viser l'humilité, s'y tenir et s'en réjouir :

J'invente une vie dans le silence des jours
une vie minuscule, à peine audible
une vie inutile et radieuse

 




A Casa di a Puisia — maison sans murs de la poésie — entretien avec Norbert Paganelli

Si tous les chemins mènent à Rome, certains mènent à la poésie. C'est le cas en Corse, où la jeune maison de la poésie vient d'inaugurer, avec son président Norbert Paganelli, le Chjassu di a puisia – sentier de la poésie – initiative  reprenant le projet de la poétesse Sylvie Reffe, en Alsace, et dont l’objectif est de mieux faire connaître la création de poésie contemporaine-

A Casa di a Puisia di a Corsica s’est inspirée de cette idée pour mettre en valeur le patrimoine littéraire de l’île : la plupart des œuvres sont en langue corse, avec la traduction française, sans négliger l'ouverture envers le patrimoine artistique et linguistique commun. Voici donc l'occasion de découvrir cette maison singulière, à travers l'entretien que nous accorde son fondateur, Norbert Paganelli.

inauguration du chemin de poésie en Corse
Quand et comment as-tu rencontré la poésie ?
Une première rencontre eut lieu à l'âge de 13 ou 14 ans avec les poètes romantiques que je découvrais à l'école et par mes lectures vagabondes. J'y étais sensible, je tentais de les imiter mais je sentais confusément que cela ne passait pas, je pense que j'en avais conclu qu'on ne pouvait plus écrire de poésie...
La révélation est arrivée en classe de 1°, nous avions un professeur un peu vieillot mais qui était un très brave homme et qui avait compris qu'il fallait interesser la classe par un apport de sang neuf. il avait donc sollicité de jeunes étudiants qui préparaient de CAPES afin qu'ils puissent s'entrainer devant nous. Ces jeunes futurs profs nous ont fait découvrir Apollinaire, Supervielle, Ponge, le surréalisme...Ce fut un véritable choc pour moi ! D'emblée je compris que les véritables clefs qui me manquaient se trouvaient bien là, que la poésie n'était pas morte et qu'elle devait se vêtir d'une autre manière pour parler au monde contemporain. À partir de ce moment la poésie ne m'a plus quitté, elle est entrée dans ma vie et l'a bouleversée au point que je puis dire sans hésiter que je vis en poète 24h/24.
Peux-tu nous parler de ton parcours poétique et de ton engagement ? (en lien avec ton activité professionnelle, ton action politique, ton insertion géographique....?)
Dès mes 17/18 ans j'ai donc commencé à écrire une poésie que je qualifierai de "contemporaine" débarrassée des pesanteurs du "classicisme" (mètre régulier, rime, sujets traditionnels...). J'ai eu l'immense chance d'être présélectionné pour le Prix François Villon qui était, à l'époque, un prix prestigieux fondé par José Millas-Martin. Je n'ai pas obtenu le prix mais cela m'a conforté dans l'idée que j'avais trouvé ma voie (voix ?).
Mon premier ouvrage date de cette époque, il s'intitulait SOLEIL ENTROPIQUE et avait été publié par José Millas Martin. Je dois dire que mon engagement pour la poésie cohabitait avec un engagement politique très fort (je vivais à Paris et mai 68 n'était pas très loin). L'un de mes livres de chevet était : OUVREZ LE FEU de Tristan Cabral. Il y avait dans ses écrits toute la révolte de cette époque et j'y étais particulièrement sensible.
À l'époque, j'écrivais en langue française, l'idée d'écrire en langue corse ne m'a même pas effleuré mais ayant découvert les premiers ouvrages de Marie Ange Sebasti (qui me paraissait une vieille dame puisqu'elle devait avoir une trentaine d'années lorsque je n'en avais même pas 20...), je me suis demandé pourquoi, alors qu'elle célébrait la Corse, elle n'avait pas tenté décrire dans la langue de l'île. De cette langue, dont j'avais la maitrise orale, je n'en savais pas grand chose et je connaissais encore moins la production littéraire insulaire mais j'ai, de suite, tenté de combler mes lacunes. Je fus largement déçu par mes premières lectures : la poésie que je découvrais me renvoyait à une conception archaïque de cette dernière où "le temps d'avant" était magnifié d'une manière traditionnelle qui m'ennuyait très fortement. Mais, quelques temps après, je découvris les textes des fondateurs du Riacquistu (mouvement de réappropriation culturelle) : Jacques Thiers, Jacques Fusina, Lucia Santucci...Tous, avec leurs personnalités diverses, pratiquaient une poésie en langue corse qui, d'une certaine manière, cassait les codes anciens et ce fut une nouvelle révélation : je me devais, pour participer au combat pour la reconnaissance de la langue, écrire moi aussi en langue corse !
Si je ne connaissais pas encore la graphie de cette langue, je la possédais parfaitement car j'ai passé ma prime enfance avec mes grands-parents et que, par la suite, mes parents l'utilisaient au quotidien. Je ne l'ai pas "apprise", c'est elle qui m'a pris et depuis bien longtemps...
Vinrent ensuite les premiers textes, les premières plaquettes, les prix et les distinctions diverses qui ont confirmé que mes choix étaient les bons : ne pas céder aux slogans venus de la tribune, conserver ma liberté de jugement et de ton, justifier les nobles causes et l'élévation de la pensée sans tomber dans l'angélisme....
- comment ton activité poétique t'a-t-elle amené à créer une maison de la poésie. Celle-ci est singulière - puisqu'elle n'a (n'avait) pas de local dédié - peux-tu nous expliquer pourquoi ce choix, et comment elle fonctionne ? (nous parler de vos activités et projets, mais aussi très matériellement de la façon dont elle est gérée, les subventions, les bénévoles...)
À la fin de mon activité professionnelle, j'ai choisi de rentrer en Corse et de me consacrer à ma passion pour la poésie. Avec mon ami Henry Dayssol qui est un poète occitan résidant à Bastia, nous avons donc décidé de créer une association (PERFORMANCE) destinée à mieux faire connaitre la poésie d'ici et d'ailleurs. Nous avons donc sélectionné un certain nombre de textes, acheté un matériel de base (micros, amplis, lumières de scène...) et avons sillonné la Corse pour faire connaitre la création poétique contemporaine. Je crois que nous avons dû faire une bonne cinquantaine de lectures de ce type que ce soit en salle ou lors de balades au grand air. À plusieurs reprises nous avons même migré sur le continent.
Mais il me fallait autre chose, l'activité de PERFORMANCE devait déboucher sur quelque chose de plus ambitieux et c'est à ce moment qu'est née l'idée d'une maison de la poésie...
J'en ai parlé autour de moi, beaucoup étaient intéressés mais peu étaient vraiment décidés à passer à l'action si bien que mon idée est demeurée en jachère pendant quelques années et j'en étais arrivé à me demander si c'était réellement une bonne idée. Un jour, de manière fortuite, j'ai fait la connaissance de Gaston Bellemare qui pilote l'un des plus grands festivals de poésie au monde : le festival international de Trois-Rivières au Québec. D'emblée il me posa la question : "Mais comment se fait-il qu'il n'existe pas de Maison de la Poésie en Corse ?". J'ai réalisé alors qu'il y avait une nécessité et avec l'éditeur Jean-Jacques Colonna d'Istria, nous sommes allés rencontrer le responsable de ce secteur à la Collectivité de Corse qui nous avoua : "Nous attendions cette initiative, une telle structure manque à la Corse. Allez-y on vous soutiendra..."
Le problème c'est que nous n'avions pas de plan d'actions et qu'il fallait déposer un dossier de financement dans le mois...J'ai expliqué qu'il nous fallait un peu de temps et qu'il était préférable d'attendre l'an prochain..."Non, nous a-t-on répondu, c'est le moment ! Vous avez eu l'idée, n'attendez pas !" Nous nous sommes lancés en constituant rapidement un conseil d'administration et en imaginant un programme d'activités pour l'année.
Et la Maison de la Poésie est née...
Disons que la première année fut un peu chaotique puisque dès le mois de mars nos avons été confinés et aucune manifestation n'a pu avoir lieu au premier semestre...Nous étions décontenancés...tout tombait à l'eau avant même d'avoir commencé.
Un autre point mérite d'être mentionné : la Collectivité de Corse souhaitait que nous ayons un local dédié pour nos manifestations et ce n'était pas notre sentiment. Il y avait donc, malgré l'appui initial, une certaine incompréhension entre eux et nous.
Pourquoi cette volonté de ne pas avoir un local dédié ?
Avoir un local dédié c'est avoir une contrainte budgétaire forte (loyer, charges diverses...) et l'obligation de faire vivre ce lieu. Notre souhait était d'être partout en Corse, là où on pouvait nous offrir un espace, même modeste, comme c'est souvent le cas en milieu rural. On peut difficilement concevoir, dans le même temps, la mobilité et la sédentarisation qui aurait été à Ajaccio là où il existe déjà une offre culturelle conséquente...Nous avons réussi à convaincre nos interlocuteurs sur ce point et nous sommes donc une Maison sans murs ! Je crois que cela peut convenir aux poètes...
Le statut de A Casa di a Puisia est donc associatif...
Tout à fait, il y a un conseil d'administration que nous appelons le conseil stratégique composé de 33 membres venant d'horizons divers (peintres, sculpteurs, musiciens et...poètes, qu'ils soient originaires de Corse ou d'ailleurs et un bureau que nous appelons le conseil exécutif et ces deux instances font fonctionner A Casa di a Puisia. Le Conseil stratégique peut faire, tout au long de l'année des propositions qui sont agrégées par le Conseil exécutif et présentées en assemblée générale pour mise en oeuvre après validation. C'est aussi simple que cela.
Comment est financée la structure ?
La collectivité de Corse assure 50% de son financement, le reste est alimenté par des partenariats avec d'autres collectivités publiques ou privées et par nos fonds propres qui sont constituées des contributions des membres mais aussi de prestations facturées comme les animations dans les écoles, les balades poétiques dans les communes, les animations pour d'autres associations.
Quelles sont ses principales activités ?
Au bout de quatre années d'existence nous avons trouvé un rythme de croisière qui structure notre activité. Nous avons, en premier lieu, notre prix annuel qui comporte de sessions, l'une en langue corse et l'autre en langue française. Ce prix remporte un réel succès et il donne lieu à l'édition d'un recueil. Ensuite, la journée PUETISSIMU qui se déroule sur la côte orientale de l'île, dans le petit village de Ventiseri, est une rencontre entre le monde de la création musicale et celui de la poésie. Au cours de cette journée, les enfants des écoles de la microrégion sont associés et des récompenses remises. Nous installons également, chaque année, avec l'accord des communes choisies, des chemins de la poésie composés de panneaux inaltérables sur lesquels des textes poétiques rehaussés d'un motif tramé sont imprimés. Une dizaine de ces sentiers sont déjà installés et nous allons poursuivre notre effort. En fin d'année, à l'occasion de la remise officielle des prix, une rencontre entre poètes et peintres ou photographes est organisée, elle donne lieu à une exposition et à un spectacle scénique. Entre ces manifestations qui ponctuent l'année civile, quelques Cabarets poétiques viennent compléter le dispositif.
Des projets ?
Oui, bien sûr...nous avons commencé cette année à les réaliser mais nous devons les amplifier : premier projet : recevoir un poète en résidence, nous l'avons fait avec Maram al-Masri et ce fut un réel succès.
Nous avons également mis en place une master-class de lecture en public qui a été plébiscité... ce n'est qu'un début...
Il nous faut imaginer 3 axes de développement : mieux faire connaître la poésie insulaire à l'extérieur de la Corse, chercher une synergie avec les structures existantes et faire se rencontrer les éditeurs de poésie qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs... Tous ces projets sont déjà en gestation, le temps de l'avènement viendra.

 

 

 

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Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

3ème anthologie - Printemps des poètes 2023

remise des prix, 3ème anthologie.

Norbert Paganelli et Maram Al Masri, invitée en Corse par A Casa di a Puisia, où elle a présenté son dernier livre « Elle va nue la liberté/Si ni va nuda a libartà », traduit en corse par Norbert Paganelli.




Regard sur la poésie Native American : Denise Lajimodiere – l’impact des pensionnats pour enfants Indiens

Béatrice Machet et Recours au poème remercient Denise Lajimodiere pour son autorisation à traduire et reproduire les poèmes.

À l’occasion de la nomination de Denise Lajimodiere au rang de « poet laureate » de l’état du Dakota du nord, la première Indienne à être nommée à ce poste dans cet état, et ce pour deux ans, permettez-moi de vous présenter cette citoyenne de la nation Anishinaabe, et plus précisément membre de la communauté Chippewa de Turtle Mountain.

Elle a été enseignante pendant 44 ans, elle est désormais à la retraite, son dernier poste était celui de professeur d’encadrement pédagogique à l’université d’état du Dakota du nord. Autrice de quatre livres de poésie, elle est aussi connue pour avoir écrit un livre universitaire très remarqué en 2019, à savoir Stringing Rosaries, (enfiler des chapelets) qui parle des pensionnats pour enfants Indiens.

Elle a remis à l’honneur le « Birch Bark biting art », une activité traditionnelle de sa culture totalement tombée en désuétude. Il s’agit de sélectionner de minces pièces flexibles d’écorce de bouleau.

Le livre de Denise Lajimodiere, Stringing Rosaries, approfondit la question de la déportation des Indiens d'Amérique.

On utilise les canines soit pour percer la pièce d’écorce et en faire une dentelle ou bien simplement pour faire pression et rendre l’écorce quasi transparente. Si la pièce est pliée elle peut servir à former des dessins symétriques, ces dessins ont une valeur symbolique ou spirituelle propre à la culture Anishinaabe.  Pour illustrer ces propos voici un poème de Denise Lajimodiere qui explique cette pratique.

BIRCH BARK BITING

I study the spring peeled
bark, gathered when leaves
unfolded.
Thunderbirds, wings spread
wide, gaze back at me.
I peel the amber bark
into thin layers, careful
not to tear claw marks.
I place the folded bark in my
mouth, biting down with eye
teeth, closed eyes see designs,
I unflod a flower, turtle,
or dragonfly, hold
it to the light, feathery bite
marks glow through
transparent wings. 

MORDRE L’ÉCORCE DE BOULEAU

J’examine l’écorce de printemps
pelée, récoltée quand les feuilles
se déplient.
Des Oiseaux-Tonnerres, ailes largement
déployées, me fixent à leur tour.
Je pèle l’écorce ambrée
en de fines couches, attentive 
à ne pas laisser des traces de serres.
Je place l’écorce pliée dans ma 
bouche, je mords dedans avec mes 
canines, les yeux fermés voient les motifs,
je déplie une fleur, une tortue,
ou une libellule, je la présente
à la lumière, des marques de morsures
comme plumes luisent au travers
des ailes transparentes. 

Denise Lajimodiere participe aux Pow-wows en tant que « jingle-dress dancer », c’est-à-dire qu’elle porte une robe où se trouvent des clochettes qui sonnent à chaque mouvement. Elle se relaxe en pratiquant l’aquarelle. Elle vit sur la réserve, au bord d’un lac, dans les « Turtle Mountains », un plateau culminant à 600m au-dessus du niveau de la mer situé à la fois dans le Dakota du Nord, le Minnesota, et le Manitoba au Canada).

Elle dit volontiers que sa nation, sa communauté, sa culture, sont les sources de son inspiration, en tant qu’artiste comme en tant que citoyenne. Sa nomination est une bénédiction qui a un impact à double effet. Premièrement de représentation : les jeunes Indiens et Indiennes sur les réserves dans des situations difficiles peuvent rêver d’une carrière comme celle vécue par Denise Lajimodiere, cela peut leur inspirer le désir de faire des études, de se projeter dans un rôle au service de leur communauté, de leur histoire, de leur culture. Cela leur montre que les autochtones peuvent accéder et mériter les honneurs en dehors de leur nation Indienne. D’où plus de confiance, avec le sentiment d’avoir une légitimité et une valeur en tant qu’Indien, d’où une estime de soi renforcée, cela donne un espoir, car le cercle vicieux de l’injustice sociale peut être rompu, ils peuvent se mettre à rêver d’un futur meilleur.

Cette nomination permet aussi à tous les habitants du Dakota du nord d’avoir l’opportunité de réviser leurs stéréotypes vis-à-vis des populations Indiennes, de connaître depuis le point de vue Indien tout un pan de l’histoire, toute une façon de penser et de vivre. Cette potentialité de contact pour faire reculer l’ignorance, l’indifférence voir l’hostilité vis-à-vis des Indiens ne peut être que bénéfique. Denise Lajimodiere lit de la poésie depuis ses dix ans et a commencé à prendre des cours d’écriture pendant ses années de Lycée. Elle dit dans un entretien qu’à l’époque (1964) aucun auteur amérindien ne s’était encore fait connaître, elle n’avait pas de modèle à suivre et elle pensait que les Indiens n’écrivaient pas, ne pouvaient pas devenir écrivains. Ce n’est qu’en 1984 qu’elle découvre un livre, Love Medecine (de Louise Erdrich, elle aussi Anishinaabe) et aussitôt elle cherche à participer aux ateliers d’écriture que Louise Erdrich et sa sœur Heid  conduisaient. C’est ainsi que lui est confirmée sa capacité à écrire de la poésie et que soutenue par le regard de ses deux écrivaines autochtones, elle a commencé à oser publier sa poésie, oser se penser poète.  

Pendant des années, Denise Lajimodiere a fait des recherches sur les pensionnats pour enfants Indiens, ces établissements où l’on envoyait de force les jeunes des réserves et où, en guise d’éducation, beaucoup n’ont reçu que mauvais traitements, abus de toutes sortes, bien que souvent ces établissements aient été dirigés par des prêtres, les laissant traumatisés, incapables de s’insérer dans la société dominante et incapables de se réinsérer dans leur milieu tribal puisque coupés de leur culture et de leur langue dès le plus jeune âge.

Les répercussions psychologiques de cette politique des pensionnats se fait encore sentir aujourd’hui, alors qu’éclatent les scandales liés à ces pratiques au Canada comme aux États-Unis. On peut sans crainte dire que du 18ième siècle jusqu’aux années 1960, ce réseau de pensionnats pour enfants Indiens institutionnalisait le kidnapping légal, l’abus et l’assimilation culturelle forcée des jeunes amérindiens en Amérique du nord et voici un témoignage de la terreur qu’on subissait dans ces pensionnats, puisque Denise s’est basée sur ces témoignages et entretiens avec les victimes de ces pensionnats pour écrire ses poèmes.

Redacted

I was detailed to the post office.
A kid came in and I handed him
a letter from home.

The priest hollered that the letter
needed to be read first and redacted,
then he took his fist and busted me in
I came to on the floor, alone.

Censuré

J’ai été détaché à la poste.
Un gosse est entré et je lui ai remis
une lettre venant de chez lui.

Le prêtre a braillé que la lettre
devait être d’abord lue et censurée,
puis il m’a fait exploser avec son poing
je suis tombé au sol, seul. 

Dans un recueil paru en 2016 intitulé Bitter Tears, « larmes amères », Denise Lajimodière écrit : "Sap seeps down a fir tree's trunk like bitter tears.... I brace against the tree and weep for the children, for the parents left behind, for my father who lived, for those who didn't,"  (La sève s’écoule du tronc d’un sapin comme des larmes amères  Je me serre contre l’arbre et je pleure pour les enfants, pour les parents restés, pour mon père qui a survécu, pour ceux qui n’ont pas vécu).

Denise Lajimodiere a également fait des recherches sur le leadership des  amérindiennes et sur la violence auxquelles les femmes se trouvent confrontées. Elle se fait la voix, jamais larmoyante, de diverses femmes, jeunes-filles et petites filles amérindiennes et ce faisant nous ouvre les portes d’un monde où courage et dignité sont des qualités absolument requises pour supporter les tensions entre autochtones et blancs. Voici un poème qui se trouve dans le recueil DRAGONFLY DANCE (danse de la libellule) paru en 2010 aux presses universitaires du Michigan.

 

Out Steppin’

I ask my mom where she’s going.
Out steppin’ she says, a black patent
leather purse draped over her arm.
She outlines her lips in red
without a mirror, drops the case
into her bag, and closes the tortoiseshell
latch with a snap that tells him
let’s go.

I wrap my arms around a leg
And beg her not to leave
Us, my sister and I wail
And slap the door as it slams shut.
Our brother grabs us by our braids
And drags us down the hall,
Ties the mamma cat up in a paper
Bag and throws her down the stairs,
Over and over we scream. He rips the head
Off our favorite doll, then pins
Me down first, lays heaving
On top, brown, stinking hand
Over my mouth. Later he strangles
A kitten in front of us and says he’ll kill
the rest if we tell.
In the morning tiny, pink, plastic babies
In our shoes, a race car in his.

DE SORTIE

Je demande à ma mère où elle va.
De sortie dit-elle, un sac à main
vernis noir couvrant son bras.
Sans miroir elle souligne ses lèvres
de rouge, lâche l’étui
dans son sac, et fait claquer le fermoir
en écaille de tortue qui signifie
allons-y.

De mes bras j’entoure une jambe
et la supplie de ne pas nous
abandonner, ma sœur et moi pleurnichons
et je frappe la porte alors qu’elle se ferme en claquant.
Notre frère nous attrape par nos tresses
et nous traîne dans le couloir,
il ligote la maman chat dans un sac
en papier et la jette en bas de l’escalier,
nous hurlons encore et encore. Il arrache la tête
de notre poupée préférée, puis il m’épingle
en premier, me pose sa main
brune collante sur la bouche. Plus tard il étrangle
un chaton devant nous et dit qu’il
tuera les autres si nous le dénonçons.

Le matin, des petits bébés en plastique  rose
dans nos chaussures,
une voiture de course dans les siennes.

Dans un poème intitulé "The Necklace," (le collier) la narratrice montre comment sa mère avait réparé son collier préféré, un ouvrage perlé comme on les fait dans certaines cultures amérindiennes, "her arthritic fingers patiently / threading beads / on the long thin needle, weaving / night after night." (ses doigts arthritiques patiemment / enfilaient des perles / sur la longue aiguille, ils tissaient / nuit après nuit.)

Quand le collier est enfin réparé, la petite fille le met à son cou et part pour l’école, là :

At recess a White boy                                                       À la récréation un garçon blanc
ran by, yanked                                                                   
courut vers moi, l’arracha
it off my neck and threw it.                                             
de mon cou et le jeta.
I watched as it ascended                                                 
Je le regardais s’élever
high above the blacktop,                                                 
au-dessus du bitume,
the beads glittered, scattering their light, 
                 les perles étincelaient, diffusaient leur lumière,
a rainbow against gray skies.                     
                 un arc-en-ciel contre le ciel gris.

Le style de Denise Lajimodiere est dépouillé, direct, il peut aussi être cru. Les mots des poèmes se fraient un chemin dans nos imaginations et nous permettent, un tant soit peu, de faire l’expérience d’être amérindien, de mieux comprendre, en profondeur, ce que vivre en étant amérindien signifie, ce que cela implique en terme de racisme, de contraste culturel, et cette connaissance est nécessaire à partager. Car pour les amérindiens la vie n’est pas aisée sur la réserve, elle n’est pas facile en dehors non plus, pourtant et comme beaucoup de ses pairs, Denise Lajimodiere ne tombe pas dans le piège de la victimisation. Elle fait œuvre de mémoire, et des souffrances passées elle entend faire surgir des chants de guérison. Voici un poème publié en 2021 sur le site de  l’académie des poètes américains, dans la rubrique poem-a-day.

Tawkwaymenahnah

I walk around the small tribal
welfare cabin Kookum
had lived in, searching
for her grinding stones.

On hot August days
we would sit for hours grinding
chokecherries, pits and all.
She would hum or sing
softly in Cree, put the mash
into small patties on cookie sheets,
cover them with screens
to keep the birds out,
set them on the cabin’s low roof
to dry in the hot North Dakota sun.

In the dead of winter, she would soak
the dried patties overnight,
then fry them in bacon grease,
add flour and sugar,
the small shack filling with a tangy
sweet scent, and summer
flooded my every pore.

I take my grandkids berry picking,
they complain of heat, mosquitoes, ticks,
twigs catching their braids.
I wear my apron, make a pouch
to pick the low hanging berries
with one hand and toss them in
like Kookum did.

Kneeling before the flat rock,
braids tied back,
smaller rock clasped in hand,
I pound the fresh berries
pits and all.
Grandkids want to try,
and soon the rock is singing
my grandmother’s songs.

Tawkwaymenahnah

Je fais le tour de la petite 
cabane tribale où Kookum*
a vécu, en marchant je cherche
ses pierres de meulage.

En août les jours chauds
nous restions assises pendant des heures
à moudre des cerises à grappe, les noyaux avec.
Elle fredonnait ou chantait
doucement en Cree, de la pâte faisait des petites galettes 
qu’elle déposait sur des plaques à biscuits,
les couvrait de claies
pour tenir les oiseaux éloignés,
les plaçait à sécher au chaud soleil  du Dakota du nord
sur le toit peu élevé de la cabane.

À la fin de l’hiver, elle laissait tremper les galettes
séchées toute la nuit,
puis les faisait frire dans la graisse de bacon,
ajoutait farine et sucre,
la petite cahute s’emplissait d’une douce
odeur acidulée, alors l’été
inondait tous mes pores.

J’emmène mes petits-enfants cueillir des baies,
ils se plaignent de la chaleur, des moustiques, des tiques,
des branchettes accrochent leurs tresses.
J’ai mon tablier sur moi, j’en fais une poche, 
d’une main je ramasse les baies basses
et je les jette dedans
comme Kookum le faisait.  

Agenouillée devant la pierre plate,
tresses attachées dans le dos,
une pierre plus petite en main,
je martèle les baies fraiches
et les noyaux avec.
Les petits-enfants veulent essayer,
et bientôt la pierre chante
les chants de ma grand-mère. 

*kookum signifie grand-mère en langue Cree. (N.d.T.)

 

Les auteurs amérindiens font souvent preuve d’un humour mordant, qu’on pourrait parfois qualifier de « noir », et Denise Lajimodiere ne fait pas exception. Elle retrace des épisodes de l’histoire familiale, celle qui avec d’autres constituent l’histoire d’une communauté, d’un peuple, et qui s’est trouvée effacée de l’Histoire, celle que raconte les « vainqueurs ». Voici un court poème, inclus dans le recueil Dragonfly Dance, qui humblement témoigne mais qui fait mouche en laissant un sourire aux lèvres :

 

BAG BALM

All hail the chartreuse can of lanolin
Good for all tits whether attached to
The four legged or the two.
Good for itches, bad for the cavalry

Who killed all my grandmother’s cows
chickens and pigs on their way
to find Little Shell, they never found
the chipped china hidden

in the well or the berry money,
wrapped in plastic, safein square Bag Balm cans
buried under the birch wood pile.

Bag Balm*

Louée soit la boîte verdâtre de lanoline
bonne pour tous les tétons qu’ils soient attachés
aux quadrupèdes ou aux bipèdes.
Bonne pour les démangeaisons, mauvaise pour la cavalerie

qui a tué toutes les vaches de ma grand-mère
poulets et cochons, en route pour
Little Shell**,  ils n’ont jamais trouvé
la porcelaine chinoise ébréchée cachée

dans le puits ni l’argent des baies,
enveloppé dans du plastique, en sécurité
dans les boîtes carrées Bag Balm
enterrées sous la pile de bois de bouleau.

*Bag Balm est la marque déposée d’un produit hydratant pour la peau, mains et corps, pour les peaux sèches. (N .d.T.) 

** Little Shell est le nom d’une tribu Chippewa ayant une existence légale dans l’état du Montana mais qui n’est pas reconnue comme telle au niveau fédéral, à qui donc on n’a pas octroyé de terres. Cette communauté n’a donc pas de réserve allouée et se trouve dispersée dans tout l’état du Montana et les états voisins, jusqu’au Canada. Forte d’une population de 6500 personnes,  elle continue de lutter pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement et du bureau aux affaires Indiennes. Little Shell est aussi le nom du chef de cette communauté, qui il y a 125 ans , réclama plus de 400 hectares de terre pour sa bande de Chippewas. (N .d.T.)

Très attachée à transmettre l’histoire de son peuple, sa culture et ses traditions, Denise Lajimodiere se fait, au long de ses écrits, le relais des valeurs et des principes amérindiens dont la notion de passé, présent et futur n’est pas le plus facile à saisir pour les occidentaux. La connexion entre les générations est essentielle, est vitale, est désirée et cultivée :

WE CARRY THE LAST CENTURY 

My father’s mother died
in the flu pandemic of 1918.
I know little about her,
as a child she survived
Indian wars, treaties, starvation,
forced to live on a newly
formed reservation.

Now, a hundred years later,
I tell my grandchildren
my grandmother died
in the flu epidemic.
I wonder if I will survive
this new pandemic.

I think of Kokum,
tewnty-three years old
with two children under four.
Did she wear a mask ?
I wear one made
of dragonfly print,
the dragonfly a protector
during wars, a symbol
of rebirth, hope, renewal.

Was she afraid
as death closed in ?
Did she suffer, lungs filling,
unable to breathe ?

Will my grandchildren say
My grandmother died during
the 2020 Covid pandemic ?

I wear my mask
and breathe.

NOUS EMPORTONS LE SIÈCLE DERNIER

La mère de mon père mourut
pendant l’épidémie de grippe en 1918.
Je sais peu de choses d’elle,
enfant elle a survécu
aux guerres indiennes, aux traités, à la famine,
forcée de vivre sur une réserve
nouvellement constituée.

Maintenant, une centaine d’années plus tard,
je dis à mes petits-enfants
ma grand-mère est morte
pendant l’épidémie de grippe.
Je me demande si je vais survivre
à cette nouvelle pandémie.

Je pense à Kookum,
vingt-trois ans
et deux enfants en bas âge.
Portait-elle un masque ?
J’en porte un
taillé dans un imprimé libellule,
la libellule protège
durant les guerres, un symbole
de renaissance, d’espoir, de recommencement.

Était-elle effrayée
alors que la mort l’enserrait?
Souffrait-elle, poumons remplis,
incapable de respirer ?

Mes petits-enfants diront-ils
ma grand-mère est morte pendant
la pandémie 2020 de covid ?

Je porte mon masque
et je respire.

 

Pour transmettre, pour expliquer, pour enseigner, Denise Lajimodière n’hésite pas à s’adresser aux enfants, j’en veux pour preuve son livre, intitulé Josie Dances, qui raconte l’histoire d’une petite fille qui veut danser au prochain pow-wow, et qui pour cela, doit aussi bien préparer sa tenue que s’entraîner à exécuter les pas et les danses. Il faut aussi découvrir quel serait son nom spirituel et c’est précisément le nom que rêve l’une de ses grands-mères. Entourée de son environnement familial Ojibwa, la petite fille soutenue et encouragée, Josie comprend en quoi il est important d’honorer ses ancêtres, eux à qui l’on doit de pouvoir encore danser, eux par qui passent le lien et la force d’une culture de générations passées en générations à venir.

 

Le quatrième recueil de poésie écrit par Denise Lajimodiere et paru en 2020 aux presses universitaires du Dakota du nord, constitue une critique de la culture coloniale, de la société construite par les colons en Amérique. Le titre est venu d’une observation d’une statue représentant un guerrier Indien à cheval, faite de matériels et d’outils soudés ensemble, trouvés dans les fermes. Il souligne combien les stéréotypes sont tenaces et combien ils enferment les amérindiens dans des images loin de leur être réel, loin de leur identité réelle, et combien cela leur nuit, eux qui ont presque à s’excuser de n’être pas comme les blancs les rêvent, eux à qui l’existence est de ce fait encore et toujours niée, reléguée dans les marges et les déchets produits par la société dominante. La critique bien qu’ouvertement exprimée, est subtile, ancrée dans la philosophie et le savoir traditionnel des Indiens Chippewa (encore nommés Ojibwa, tous appartenant à la grande nation Anishinaabe). 

Grâce à tous ses livres, grâce à son implication et son sens de l’éducation, grâce à son nouveau rôle de « poet Laureate », gageons que la parole  de Denise Lajimodiere, elle qui incarne si bien les valeurs amérindiennes, elle qui tient tellement bien son rôle de femme amérindienne, sera entendue au-delà des limites de sa réserve jusqu’à nos oreilles occidentales, afin que la transmission se poursuive et gagne les esprits, afin que les beautés de ces cultures amérindiennes inspirent nos pensées et nos comportements.   

 

Présentation de l’auteur




Lorna Crozier, de Vancouver au monde

Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière de poétesse, elle a enseigné l’anglais à l’école secondaire et a été écrivaine résidente dans de nombreuses universités canadiennes. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques, plus récemment des universités McGill et Simon Fraser. Professeur émérite à l’Université de Victoria, elle a lu sa poésie, qui a été traduite en plusieurs langues, sur tous les continents et a animé de nombreux ateliers d’écriture, particulièrement à Wintergreen et à Naramata, et aussi enseigné au Banff Centre for Arts and Creativity. Elle vit sur l’île de Vancouver.

Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Elle est l’auteure de 16 recueils de poésie dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won’t Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day: Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat et What the Soul Doesn’t Want. Elle a aussi publié un récit biographique, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants : Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister dans le cadre du livre The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea. Elle a aussi dirigé deux ouvrages : Desire in Seven Voices et Addiction: Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari le poète Patrick Lane (1939-2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004)

Lorna Crozier, pour le projet Planet Earth Poetry Poets Caravan. Si vous souhaitez explorer les archives d'une carte interactive des poètes : www.shorturl.at/hAEJ7

Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses anthologies et ont été traduits en plusieurs langues. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award. Dans Through the Garden: A Love Story (with Cats), publié en 2022 (Toronto: McClelland & Stewart), elle évoque sa vie avec le poète et écrivain Patrick Lane.

Les vilains enfants

Une institutrice a fait ramper le vilain enfant
sous son bureau et l’a forcé à y rester
jusqu’à la récréation. Cela lui semble étrangement sexuel 
à présent, cette senteur sombre et musquée.
Une autre a obligé le vilain enfant à se tenir debout
dans une corbeille à papier, a enfoncé 
de la gomme à mâcher sur le bout de son nez.
Il est resté planté là jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, jusqu’à ce qu’il chavire 
avec fracas. Une institutrice a frappé la vilaine enfant
avec la baguette lorsque celle-ci a mal épelé un mot durant le tournoi d’orthographe. 
Une autre a obligé la vilaine enfant à se lever,
pour montrer à la classe qu’elle s’était mouillée,
une flaque jaune autour de son pupitre.
Une autre institutrice a fait manger ses mots au vilain enfant,
jusqu’à ce que celui-ci s’étouffe avec le papier, la bouche bleue à cause de l’encre.
Un instituteur a touché l’enfant, tellement mal,
là où il n’était pas censé le faire,
Une autre a cassé les orteils de la vilaine enfant,
lorsque celle-ci a refusé d’arrêter de sauter à la corde,
une autre a coupé les doigts du vilain enfant
parce qu’il n’arrêtait pas de tambouriner sur son pupitre.
Une autre a coupé en morceau le vilain enfant.
Nous l’avons regardée enterrer le corps
sous la cage à écureuil
là où chaque hiver sur le métal froid
les vilains enfants laissent leur langue. 

The Bad Child1

One teacher made the bad child
crawl under her desk and stay there
till recess. It seems strangely sexual
to him now, the dark, the musky smell of her.
Another made the bad child stand
in a waste-paper basket, pushed
wet gum on the end of his nose.
He stood there till he fainted, keeled over
with a crash. One teacher hit the bad child
with the pointing stick when she spelled a word wrong in the spelling bee.
Another made the bad child rise,
show the class she had wet herself,
a yellow pool around her desk.
One teacher made the bad child eat his words
till he gagged on paper, mouth blue from ink.
One touched the child, so very bad,
where he wasn't supposed to,
another broke the bad child's toes
when she wouldn't stop skipping,
one cut off the bad child's fingers
because he drummed and drummed his desk.
One chopped the bad child into bits.
We watched her bury the body
beneath the monkey bars
where every winter on the cold metal
bad children leave their tongues.

 

Concombres

Les concombres se dissimulent
                        dans un camouflage feuillu,
surgissant
quand on s’y attend le moins
tels des exhibitionnistes au parc.

En vérité,
ils font tous une fixation
anale. Attention
lorsque vous vous penchez pour les ramasser.

Cucumbers2

Cucumbers hide
                          in a leafy camouflage,
popping out
when you least expect
like flashers in the park.

The truth is,
they all have an anal
fixation. Watch it
when you bend to pick them.

 

LES VARIATIONS GOLDBERG

Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée
de tout. La lumière et son absence.
La pluie. Le chat sur le rebord de la fenêtre qui attrape des mouches.
Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg,
pour la dernière fois.
      Les variations infinies de toi,
faisant du café, commandant des semences pour le jardin,
m’appelant pour que je vienne faire l’amour à l’étage. Près de notre lit,
dans Equinox la photo d’un astronaute,
silhouette solitaire
   flottant dans le bleu froid
de l’espace, relié à rien, ne touchant
rien. Les doigts de Gould sur les touches d’ivoire.
Ce n’est pas du Bach qu’il joue
depuis sa tombe, le cœur arrêté.
Si libre de la gravité, l’esprit s'élève
telle une graine ornée de plumes, seule
simplement retenue par une fine coquille d’os.
Pas Bach, mais la musique avant qu’elle ne soit devenue
un tantinet humaine.
         Est-ce l’extase,
cet étrange éloignement ? La pluie tombant
de si loin. Les Variations
Goldberg de Gould. Tes mains. Le bleu
froid froid. Ma peau.

The Goldberg Variations3

Never have I felt so unconnected
to everything. Light and its absence.
Rain. The cat on the windowsill catching flies.
Glenn Gould playing the Goldberg Variations
his last time.
The endless variations of you,
making coffee, ordering seeds for the garden,
calling me upstairs to love. By our bed,
in Equinox a photo of the astronaut,
solitary figure
floating in the cold blue
of space, connected to nothing, touching
nothing. Gould's fingers on ivory keys.
It isn't Bach he's playing
from the grave, the stopped heart.
So free of gravity the mind lifts
like a feathered seed, only
a thin shell of bone holding it in.
Not Bach, but music before it became
the least bit human.
         Is this ecstasy,
this strange remoteness? Rain falling
from such a distance. Gould's Goldberg
Variations. Your hands. The cold
cold blue. My skin.

La vie au jour le jour

Je n’ai pas d’enfants, mais lui en a cinq, dont trois sont grands et deux sont restés avec leur mère. Cela n’avait nulle importance lorsque j’avais trente ans et que nous nous sommes rencontrés. Il n’y aura pas d’enfants, a-t-il lancé, la première nuit où nous avons couché ensemble et je m’en fichais, je pensais que nous ne durerions pas de toute façon, ces terribles disputes, lui et moi nous battant pour être le premier à faire les valises, le premier à mettre les voiles. Une fois, je suis arrivée à la voiture avant lui, je me suis enfermé à l’intérieur. Il a sauté sur le capot, puis a donné un coup de pied dans les phares. Nos amis disaient que nous nous entretuerions avant la fin de l'année. Aujourd’hui, nous sommes dix ans plus tard. Aucun de nous ne veut partir. Nous sommes de la même famille, nous sommes un foyer l’un pour l’autre, la voix dans l’embrasure de la porte, criant « Entre, entre, la nuit tombe ». Pourtant, on me demande souvent si j’ai des enfants. Parfois, je réponds oui, parfois nous avons tellement de choses que nous formons une autre personne, je peux la sentir dans la nuit se glisser entre nous, raconter à mes rêves comment elle a passé sa journée. Bonne nuit, dit-elle, bonne nuit, petite mère, et elle part avant que je ne me réveille. Sur les pelouses, elle danse dans sa robe blanche, ses cheveux de rêve volent.

Living Day by Day4

I have no children and he has five, three of them grown up, two with their mother. It didn't matter when I was thirty and we met. There'll be no children, he said, the first night we slept together and I didn't care, thought we wouldn't last anyway, those terrible fights, he and I struggling to be the first to pack, the first one out the door. Once I made it to the car before him, locked him out. He jumped on the hood, then kicked the headlights in. Our friends said we'd kill each other before the year was through. Now it's ten years later. Neither of us wants to leave. We are at home with one another, we are each other's home, the voice in the doorway, calling Come in, come in, it's growing dark. Still, I'm often asked if I have children. Sometimes I answer yes, sometimes we have so much we make another person, I can feel her in the night slip between us, tell my dreams how she spent her day. Good night, she says, good night, little mother, and leaves before I waken. Across the lawns she dances in her white, white dress, her dream hair flying.

Nommer la lumière

Nommer la lumière comme l’Inuit la neige. La lumière autour des mains de mon père mourant dans son lit, ses doigts usés et recroquevillés. Les animaux à naître, endormis. La lumière de l’utérus et la lueur des rêves, elles vous ralentissent comme l’eau. Le corps de mon père s’est envolé en fumée, des cendres sous mes ongles. Dix lunes ont surgi de mes doigts au-dessus du lac où nous l’avons dispersé, la rive lumineuse d’alcali et de pierres éclaboussées de lichen. Sa brève brillance dans l’air, je la porte à moi maintenant, dans ce lieu où les nuits hivernales sont les plus sombres parce qu’il n’y a pas de neige.

Naming the Light5

Naming the light as the Innuit the snow. The light around my father's hands as he lay dying, his worn fingers curled. Unborn animals, sleeping. Womb-light and the glow of dreams, they slow you down like water. My father's body flew up in smoke, ashes under my nails. Ten moons rose from my fingers above the lake where we scattered him, the shore luminous with alkali and lichen-splattered stones. His brief shining in the air I hold to me now in this place where winter nights are darkest because there is no snow.

Notes

[1] Le poème « The Bad Child » est tiré de  Everything Arrives at the Light. Toronto: McClelland & Stewart, 1995.

[2] Le poème « cucumbers » est tiré de Sex Lives of Vegetables: A Seed Catalogue, 1990, Transformer Press.

[3] Le poème « The Goldberg Variations » est tiré de Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier, selected with an introduction by Catherine Hunter, Wilfrid Laurier University Press, 2005.

[4] Le poème « Living Day by Day » est tiré de The Long Poem / Remembering bp Nichol. Spec. issue of Canadian Literature 122-123 (Autumn/Winter 1989), pp. 92-92.

[5] Le poème « Naming the Light » est tiré de Marx & Later Dialectics. Spec. issue of Canadian Literature 147 (Winter 1995), p. 10.

Présentation de l’auteur




Tout près de Lee Kuei-shien

Poète, traducteur et critique, pionnier de la poésie contemporaine à Taïwan, Lee Kuei-shien (李魁賢) est un poète prolifique (plus de mille poèmes publiés en recueils, la plupart bilingues).

Polyglotte, il est également un précieux passeur de mots car il a traduit un nombre important de poésies (plus de cinq cents) de poétesses et poètes occidentaux publiées en recueils à Taïwan et il traduit aussi des recueils de poètes taïwanais vers l’anglais. Fondateur du Formosa International Festival of Poetry qui a lieu à Tamsui (Taipei) chaque année en septembre et qu’il a organisé jusqu’à présent.

Balcony Poetry Festival, 2020.

Il nous confie : "J'ai commencé à apprendre le taïwanais à partir du japonais à l'âge de 9 ans. Environ six mois plus tard, l'école a été entièrement transformée : Taïwan est passé à l’enseignement du chinois. J'ai commencé à écrire de la poésie à l'âge de 16 ans et je ne maîtrisais pas très bien le chinois. Ce n'était pas assez pour écrire de la poésie.  À l'âge de 18 ans, j’entre au Taipei University of Technology (ingénieur). L'ingénierie est loin de la littérature. Je suis complètement autodidacte, jusqu'à présent. Dans ma vie je parle en taïwanais, j'écris en chinois. Cette incohérence, voilà un point à souligner.

 

Cinq poèmes

traduction Elizabeth Guyon Spennato

不會唱歌的鳥 

起先只是好奇
看鋼鐵矗立了基礎
接著大廈完成了

白天    窗口張著森冷的狼牙
夜裡    窗口舞著邪魔的銳爪
對著我們的巢

因為焦慮    聲帶漸漸僵硬了
有如空心的老樹
於是人類在盛傳:
鳴禽是一種不會唱歌的鳥

 

L’oiseau qui ne sait pas chanter

Au début, ce n’était que la curiosité
De regarder les fondations en acier s’ériger
Et puis la construction du bâtiment s’achever

 Le jour, à la fenêtre, poussent d’effrayantes dents de loup
La nuit, à la fenêtre, dansent des griffes démoniaques
Devant notre nid

À cause de l’anxiété     les cordes vocales se sont peu à peu faites roides
Tout comme un vieil arbre creux
Là-dessus, les humains répandent des rumeurs :
L’oiseau-chanteur* est un oiseau qui ne sait pas chanter

(1969)

*oscine

〈島嶼台灣

你從白緞的波浪中
以海島呈現

黑髮的密林
飄盪著縈懷的思念
潔白細柔的沙灘
留有無數貝殼的吻

從空中鳥瞰
被你呈現肌理的美吸引
急切降落到你身上

你是太平洋上的
美人魚
我永恆故鄉的座標

 

L'île de Taïwan

Tu émerges comme une île
des vagues de satin blanc

L'épaisse forêt de cheveux noirs
Part à la dérive avec des pensées lancinantes
Les plages de sable blanc et fin
sont pleines de baisers de coquillages

En te voyant d'en haut à vol d'oiseau
Je suis tellement attiré par ta beauté
Qu’en hâte j'atterrirai sur toi

Tu es la Sirène du Pacifique
Le point de repère
de mon pays éternel

(1992)

海的情歌

海一直在探問
陸地的心事
由巉岩出面回應


波浪有時急進
有時勇退
總是擁抱曲折的腰段


對沉默的陸地
唱著激動的情歌
唾沫四濺


陸地正在蓄積情思
準備來一次火山爆發
最火熱的表示

 

Chant d’amour de la mer

La mer s’enquiert sans cesse
De ce que la terre ressent
Ce sont les rochers qui répondent

Parfois les vagues s’engouffrent à toute allure
Parfois elles se retirent très vite
En étreignant toujours les courbes de la côte

Pour la terre silencieuse
Elle entonne un chant d’amour ému
En écumant

La terre accumule ses émotions
Elle s’apprête à donner une éruption volcanique
Son expression la plus ardente

(2008)

〈進化論〉(台語)      

由自然來
姿態保持自然韻律
介入現實世界
觀察世界的現實
眾生苦難
予我的思考
顯示多元面向的色彩
操煩予我面貌變化
我的關懷
無離開自然本質
也復容納
現代科技文明的
進化


Évolution 

Nés de la nature
Mes gestes ont gardé un rythme naturel
Je suis entré dans le monde réel
Pour observer la réalité du monde
La dure souffrance des êtres
Fait prendre à ma pensée
Des teintes colorées aux multiples facettes
L’anxiété me donne un air différent
Mes préoccupations
Ne s'écartent pas de l'essence de la nature
Tout s’accommodant
De l'évolution de la civilisation
De la technologie moderne

(2016)

《台灣獨立》

實實在在
想過
期待過
評選過
一面旗幟
可攜帶身上
在國際飄揚時
顯示我的獨立人格
標誌台灣獨立的歷史事實
一直在等待中成為虛幻
在國土上找不到認同
國際上受到鼓勵時
虛心到變成心虛
我還是堅持
即使死後
一面旗
代表
台灣
實實在在

 

L’indépendance de Taïwan

J’ai vraiment
Pensé
Attendu
Plébiscité
Un drapeau
À porter sur moi
Flottant sur la planète
Montrant ma personnalité indépendante
Affichant la réalité historique de l’indépendance de Taïwan
Tant de temps à attendre et c’est devenu illusoire
Ne trouvant pas reconnaissance de ce territoire
Quand au niveau mondial je reçois du soutien 
Mon modeste cœur est intimidé
Malgré tout je tiens bon
Même après ma mort
Il y aura un drapeau
Qui représente
Taïwan
Vraiment

(2019)

 

Présentation de l’auteur




Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

La ville nourrit-elle un poète, ou un poète nourrit-il une ville ? C'est toujours difficile de trouver la réponse à cette question, surtout à Paris. Est-ce un hommage ou une arrogance que de dédier un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l'âme des poètes ?

C'est peut-être la question à laquelle le poète turc Attila Ilhan, qui vécut à Paris pendant 6 ans par intermittence et qui déclarait dans ses vers que "le temps est un cimetière invisible", cherchait une réponse. Pourtant, la principale motivation d'Ilhan, poète originaire d'Izmir, à la personnalité toute méditerranéenne, sorti de l'université à 24 ans et venu pour la première fois à Paris en 1949, ne fut pas de trouver une réponse à une question, mais de soulever une question fréquemment posée :
Pourquoi Nazim Hikmet est-il en prison ?

Attila Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Attila Ilhan vint à Paris pour soutenir le mouvement de sauvetage organisé pour Nazim Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans en raison de son idéologie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expulsé du lycée pour avoir donné un poème de Nazim Hikmet à sa petite amie alors qu'il n'avait que 16 ans. Il lutta par la suite contre toutes sortes de problèmes, y compris avoir été injustement détenu dans des asiles pendant un certain temps.  L'aventure parisienne du poète, pour qui la sensibilité sociale eut toujours eu une place importante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la seconde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deuxième période passée à Paris fut un tournant important pour la vie artistique du poète Attila İlhan, qui se concentra pour la première fois sur la vie complexe de la métropole, contrairement à la structure classique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu'il n’eût pas les moyens de vivre confortablement dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l'enrichissement intérieur du poète.

Ilhan, qui dit "Budapest, Rome, mais surtout Paris avec persistance" dans l'un de ses poèmes, développa des relations étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se tracer une nouvelle voie dans cette ville culturelle, tout en apprenant le français à l'Alliance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place importante dans la structure poétique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l'effet poétique qu'elle crée sur les gens.

moi, l'homme
qui a fait voler ses espoirs comme des pigeons,
a perdu son espoir mille fois,
là où les navires ont été perdus,
et les a retrouvés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souffle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exemples de la poésie française de l'époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, commença également à écrire la série de poèmes appelée "capitaine", encore considérée aujourd’hui comme un classique de la poésie turque, combinaison de journaux et poésies, écrits à des dates différentes. Le poète, qui nourrit son art à travers un large éventail d’œuvres artistiques et écrira les scénarios de 15 films par la suite, suivait également de près le cinéma français durant sa vie à Paris.  Dans les lettres qu'il écrivit à son frère depuis Paris, il mentionne également le film de 1951 d'Yves Allegret "les miracles n'ont lieu qu'une fois". Non content du cinéma, Ilhan s’intéressa également de près à la Comédie française.  Il n'est pas nécessaire de déployer beaucoup d'efforts pour voir l'âme parisienne dans les poèmes d'Attila Ilhan qu'il écrivit à cette époque. Sa déclaration selon laquelle "Paris n'est belle et passionnante que pour les personnes qui peuvent vivre Paris comme si elle faisait partie d'eux-mêmes" est une allégation remarquable pour comprendre comment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d'Ilhan mit en scène tantôt l'amour, tantôt la réaction sociale, la danse contradictoire mais réaliste et harmonieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des déceptions. Bien qu'il ait toujours eu des amitiés proches, le poète, qui se définissait comme solitaire, de telle manière qu’on pourrait y voir la solitude comme la maladie du poète, disait "j'aimerais aussi me débarrasser de la solitude et être seul" dans son poème. L’artiste vécut l'apogée de ce sentiment à Paris, qu’il transféra ensuite dans sa poésie. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boulevards de cette ville lumière, qui embrasse tant d'obscurité en portant tant de lumière :

j'ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l'ai attachée dans tes cheveux
comme un œillet rouge

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer

chez les bouquinistes des bords de seine
j'ai trouvé les poèmes de Villon
la rivière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j'ai lu quelque chose de Villon

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n'es plus une religion
tu le sais

Traduction Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu'ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu'ils écrivent.  Attila Ilhan semble avoir réalisé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il portait les livres de Villon et d'Aragon comme s'il s'agissait de livres saints. Cela se vérifie dans le concept de lutte, qui occupe une place importante dans sa vie et qui l'amena à rencontrer constamment de nouvelles luttes sociales dans sa vie individuelle, et cela, souvent dans des moments et des domaines inattendus.

Attila Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révolution, en disant dans ses vers "tous les jets d'eau de la Concorde se dresseront soudain / comme un bout de fer tordu tu sentiras l'arc-en-ciel sur ta nuque". C'est dans la ville lumière qu'il rencontra et tomba amoureux de la fille arménienne, Maria Missakian. Lors de leurs fréquentes rencontres notamment à Saint-Michel, ils essayèrent d'établir une famille ensemble. Ils parlaient de l’avenir qu’ils envisageaient ensemble, et le poète le porta avec toute son intensité dans ses poèmes, qu'il rédigea à Paris. Cependant, en raison des relations turco-arméniennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune couple dut mettre fin cette relation parfaite.

c'est encore le soir Attila Ilhan,
d'ailleurs tu es seul et étranger à l'automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d'une croix à la main,
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrètement par une nuit misérable,
en étranglant Paris
comme si elle étouffait son propre enfant

 

L'esprit maternel et fertile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, montra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d'art d'Istanbul, qui ressemblaient alors aux cafés parisiens de l'époque, Attila Ilhan racontait la poésie française et le socialisme à la jeune génération turque intellectuelle qui le qui le suivait. C’était une période où les débats intellectuels étaient fréquents en Turquie ainsi que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Attila Ilhan, qui portait toujours la Méditerranée dans sa poche, lança le mouvement de poésie qu’il baptisa "bleu", sans trop de surprise. Cette compréhension, qui tint essentiellement à dissoudre l'image dans le sens, s'inspira de la poésie française de l'époque, mais différa de celle-ci, en construisant une structure poétique originale au sein de sa propre culture. Bien qu'elle soit adoptée par certains milieux littéraires, elle fut exposée à de vives critiques de la part d'autres cercles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut contraint de retourner en Turquie après la mort de son père alors qu'il continuait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est toujours possible de converser avec son esprit littéraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujourd'hui, lieux où Attila Ilhan écrivit des dizaines de poèmes.  "Je saupoudre mes journées comme du blé", déclara-t-il dans une lettre qu’il écrivit à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour souligner l'abondance que Paris apportait à son cadre littéraire.  Le poète, qui était conscient de la menace de l'égoïsme qui souhaite se nourrir d'une ville sans la nourrir en retour, était parvenu à s'en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il compose ses vers, au bout d'une plume invisible.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (10) : -M- , double masqué de Matthieu Chédid depuis Le Baptême jusqu’à Rêvalité…

« C’est voyant comme je t’aime / C’est troublant de jouer ce thème / La cérémonie du Baptême / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime » : sous les mots cérémonieux du Baptême, le jeune Matthieu Chédid, lors de son premier album solo, en 1997, derrière les traits de son personnage qu’il n’aura de cesse ensuite de réinventer, celui de -M-, entre en scène… Grâce à la fantaisie de sa créativité, l’artiste a ainsi fait de lui-même ce double multicolore à la coupe de cheveux invraisemblable, à la manière du grand David Bowie devenant l’emblématique Ziggy Stardust !

À la signature de cette lettre d’amour, la majuscule M entourée de ses deux tirets, Matthieu Chédid peut lâcher désormais ses solos incandescents à la guitare ainsi que toute sa part d’extravagances au fil de son humour malicieux ! Son art sera alors toujours au service d’un combat humaniste de défense et d’illustration de l’être humain dans ce qu’il peut avoir de meilleur comme l’indique déjà le refrain de cette chanson initiatique Le Baptême : « Car j’opte pour l’homme / J’suis apte pour le M / J’ai changé mon matricule / Immaculé, je mets un M / J’opte pour l’âme / J’suis apte pour le M / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime / À même la peau, à même les veines » …

Le baptême · M ℗ 1997 Parlophone / Warner Music France, A Warner Music Group Company.

Ayant déjà accompli une carrière de musicien multi-instrumentiste quand il était encore à l’arrière de Sinclair, NTM, Faudel ou Vanessa Paradis, en fan indéfectible de Jimi Hendrix qui a influencé son jeu libérateur de guitare, -M- s’offre pour son second album, en 1999, la participation magnifique de sa grand-mère Andrée Chédid aux paroles de la chanson-titre de Je dis Aime qui expriment au plus juste le symbole du combat tout en poésie que mène le digne petit-fils : « Je dis Aime / Et je le sème / Sur ma planète / Je dis M / Comme un emblème / La haine je la jette / Je dis Aime, Aime, Aime ». La compagnie fidèle de deux musiciens improvisateurs ayant composé par ailleurs le groupe trip-hop Bumcello, Cyril Atef aux percussions et à la batterie et Vincent Ségal au violoncelle, sous-tend l’écriture pleine de libertés, d’audaces, de délires et de joies de vivre, dans un écrin musical à la hauteur de l’ambition scénique du créateur, de la légèreté nimbée d’érotisme d’Onde sensuelle à l’éclosion de l’univers de son Monde virtuel, en passant par un sens décomplexé de la parodie et de l’autodérision dans Le complexe du Corn Flakes déjà initié depuis la danse débridée du Machistador

Toujours sous la plume élégante d’Andrée Chédid, la chanson révélatrice de son troisième album, en 2002, Qui de nous deux ?, dévoile la tension entre la vérité de l’être et le masque qui n’a pourtant rien de trompeur, mais toujours exacerbe l’imaginaire de l’artiste, à l’aveu confidentiel Je me démasque : « J’ai son côté fantasmatique / Un peu BD et romantique / Réalité un brin magique / Souvent lunaire sous mes tuniques / Je suis ici mais avec lui / J’l’ai dans la peau / Je monte aux tréteaux / Tout seul, moi-même / Avec le cœur barbouillé d’M / Je me démasque / M mon fantasque / Colle à mes basques / Réclame d’autres frasques ». De ce conflit intime naissant entre le personnage public et l’homme privé, la poète a formulé de façon définitive l’intuition de la résolution de l’énigme essentielle qui fait le Mystère déjà annoncé du Mister : « Je vais, je viens en compagnie / Avec ce double en utopie / Plus de jeu, plus de masque / Avec mon M toujours en place / Plus de jeu, plus de masque / Lui en dedans, moi en avant » …

Matthieu Chédid, Qui de nous deux.

Pour prolonger avec fidélité les lettres de noblesse de sa relation avec Andrée Chédid, qui d’autre que Brigitte Fontaine, également poète et chanteuse, pouvait mieux prêter son écriture à huit textes du quatrième album de Matthieu Chédid dont l’intrigant Mister Mystère ? « Mister Mystère / Aime l’hiver / Aux ciels de pierre / Mister Mystère / Kiffe la chair / Glaciale et claire / Mister Mystère / Aime l’éclair / Qui fend la terre / Mister Mystère / A des posters / De sa grand-mère / Mister Mystère / Tu gardes ton mystère, mister / Mister Mystère » ! Porté par les mots truculents comme le brin de folie de son aînée, Le Roi des Ombres, pour reprendre le costume taillé dans une autre chanson, l’auteur-compositeur-interprète sait quitter les oripeaux fastueux de son théâtre pour privilégier son double lien tant à la surréaliste Brigitte Fontaine qu’à la passionnée Andrée Chédid, à travers L’Élixir de leur poésie en partage luttant contre la maladie et l’oubli, avant l’effacement des traces : « Absorbé d’humeurs fantomatiques / À mi-chemin d’une ballade en l’air / Une nuit comme les autres / Sous une pleine lune, une lumière / Une âme sensible, solaire et solitaire / Réapparaît comme l’éclair / Soudain j’me dissous / Soudain j’imagine une vie sans spleen / Est-ce vraiment un crime ? / Un bonheur irréel, un mélange idéal / Infiniment subtil m’envahit et m’enflamme / Est-ce que tu sens / C’que j’ressens / Quand je respire / Est-ce que tu sens / L’élixir / Est-ce que tu sens » …

Matthieu Chédid, Mister mystère, Music video by M performing Mister Mystère. (C) 2010 Barclay.

Ce sont plusieurs nouveaux visages d’Îl(s) comme plusieurs éclats de miroirs tendus à ses pairs que déploient alors les mélodies de ce cinquième album en invitation à lâcher l’énergie si vitale, si nécessaire, dans son urgence débridée d’une nouvelle chorégraphie rock, ce Modjo que chacun a en soi, par-delà bien et mal, beau et laid, norme ou folie, à libérer l’animal en nous : « Pourquoi toutes ces caresses inégales / Quand elles ressentent mes ondes animales ? / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller dans les bras du mojo / Visions d’auras, d’orages mal malgré moi / J’ai pourtant été sage jusque jusque-là / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller c’est qu’ça c’est le mojo » ; « mojo » dont l’autre titre phare de cet album éclectique mais qui ne cède rien en fantaisie reste l’hymne à la singularité, à l’altérité, à la fraternité et essentiellement à la vie qui nous relie chacun à tous, Océan dont l’écriture repose sur le jeu de mots par homophonie entre « Océan » et « Oh c’est en… » : « Quand je la regarde / Ça se voit tout de suite / C’est un océan pacifique / Mais dis où est la haine / Au cœur de ton silence ? / C’est en toi, c’est en moi / Oh c’est en nous » …

Après l’aventure collective de Malomali, album aux multiples influences africaines, en 2017, à travers lequel -M- est parti à Bamako pour enregistrer avec des artistes maliens comme les joueurs de kora Toumani et Sidiki Diabaté et la chanteuse Fatoumata Diamawara, Matthieu Chédid revient à la pop française enrichie de ses métissages, en signant sa Lettre infinie, en 2019, son sixième album : « Une lettre dans la lettre en quelque sorte / (Lettre infinie infinie) / Une page blanche avec au beau milieu en simple M / Une simple lettre celle de l’amour avec des ailes / (Lettre infinie) / Sans un mot tout est dit infiniment et pour la vie / (Lettre infinie) / (Lettre infinie) / Est-ce l’être infini qui me l’écrit / La lettre infinie que je relis ? / (Lettre infinie infinie) / Infiniment et pour la vie / À l’être infini que je suis / Je t’aime à l’infinie »…

Matthieu Chédid, extrait de l'album Lettre Infinie à retrouver dans un grand petit Coffret collector disponible le 20 novembre 2020. Clip réalisé par Timothée Hilst & Le Singinoscope.

Magie retrouvée avec la participation au chant de sa fille Billie qui fait de Matthieu Chédid / -M- L’Alchimiste de cette quête poétique, artistique, tout simplement humaine, initiée depuis Le Baptême, comme l’indique ce titre-clé entre science et sorcellerie : « Je veux être une étoile / Pas un feu d’artifice / Je ne veux pas de voile / Pas de sac à malice / Non j’suis pas l’être suprême / Je ne suis que moi-même / Et c’est pour ça qu’on m’aime / Oui je suis blond et je suis l’or / C’est cela qu’on voit qu’on adore / Oui je suis blond et je suis l’or / Un alchimiste je m’en foutiste »…

De cette insolente franchise conciliant et le masque et le visage, dans son septième album Rêvalité, en 2022, l’homme et l’artiste réunis obtiennent désormais la collaboration de Gail Ann Dorsey, l’ex-bassiste de David Bowie qui fut dès ses premiers pas en tant que -M- sa référence suprême, œuvre commune dans laquelle elle et lui se rêvent en super héros d’une réalité rêvée ou d’un rêve devenu réalité, dont le premier titre donne au réel miraculeux engendré l’étoffe des songes des débuts, à tisser le vêtement imaginaire qu’il se réinvente d’album en album, pour convier ceux qui veulent partager son aventure prolifique et protéiforme, à leur tour, à oser, à rêver, à imaginer encore, forgeant par-delà les contradictions entre « Rêve » et « Réalité » la création du néologisme-oxymore-apogée-de-notre-part-d’humanité : « Rêvalité » : « À la fois si près, si loin des choses / Aveuglés sur les écrans-névroses / D’évidence, on s’invente / Des vies qui s’opposent / Au cœur du cœur de la nuit, le jour / Au cœur du cœur de ma vie, l’amour / Atome ultime dans un ultimatum / Voilà l’homme / Rêve / Réalité / Être l’un et l’autre sans rivalité / Rêve / Réalité / je vis dans ce rêve en réalité / Rêvalité » !

Matthieu Chédid, Rêvalité.