Jonathan Alexander España Eraso : derrière le Silence colombien

Présentation Sandra Uribe Pérez - Traduction de l'espagnol : Betsy Lavorel

 

Le Silence vorace est un « livre-rivière », un « livre de brume » qui coule et dévoile sur son passage une nature luxuriante où brillent orchidées, algues, anthuriums et jacarandas, jusqu'à "des meutes d'arbres" et une multitude d'oiseaux, félins, amphibiens, poissons, mammifères et insectes, dont la présence est marquée par leur proximité avec l'esthétique du haïku et la tradition orientale.

Ces pages condensent divers territoires, tels que le corps ("le naufrage à l'intérieur"), la maison (vue à la fois comme paradis et désolation), le pays (observé de loin, mais sans échapper à l'incertitude et à la violence) et le/son monde (qui "a déjà le cou brisé"). La visite de tous ces endroits ne peut être que la révélation des différentes formes que prend le silence dans sa conjonction avec la mort, au milieu d'un temps qui "s'étouffe" :

Les lucioles
éclairent le champ.
Corps mutilés.

La déchirure que l'on ressent est également due à la perte de la mère, du père et de la grand-mère, lorsque le moi poétique indique, par exemple, "je suis ma mère agonisante", "tu disparais dans l'image / incendiée de notre maison", "où reverrai-je ce visage d'abord ?", ou "la voix de mon père berce un village calciné, il souffre du bruit des dents d'acier, des entrepôts éclaboussés". En fin de compte, l'auteur est "poursuivi par l'odeur de la racine" et, pour cette raison, il ne cesse pas de rechercher les vestiges du passé, et fouiller dans la "lumière ancienne" de la mémoire.

J'hérite de la lumière de ma grand-mère.
Son sang engendre cette page.

Jonathan Alexander España Eraso lit une extrait de son recueil Le Silence vorace.

En opposition au silence, les sons sont présents tout au long du voyage poétique et se tissent des sonorités grâce aux  mots, aux murmures, chants... Ansi, la musique est apparaît comme une "blessure longue et lourde", comme "le murmure de ce qui est perdu". Mais il ne faut pas oublier que le silence est aussi insatiable : "L'œil insomniaque me dépouille des mots", dit l'auteur. Et c'est ainsi que le poète arrive, selon les mots d'E. E. Cummings, "au silence au vert silence avec une terre blanche à l'intérieur".

Jonathan Alexander España Eraso partage une lecture de son recueil Le silence vorace.

En fin de compte, ce que tente le poète est perceptible dans l'épigraphe de l'écrivain et compositeur brésilien Waly Salomão se réalise : "Écrire, c'est se venger de la perte". Ainsi, nous sommes toutes et tous invités à démêler la manière dont la revanche à prendre sur l'existence est ourdie dans ce livre, et à nous laisser habiter par l'incandescence, le vertige et l'émerveillement. Malgré l'appétit démesuré du silence, la voix poétique de Jonathan Alexander España Eraso perdurera dans le panorama des lettres hispanophones.

SÉLECTION DE POÈMES DU SILENCE VORACE

Traduction de l'espagnol par Betsy Lavorel.

RISQUE

J’écris entouré de la neige qui tache l’os.
Je m’effeuille dans le secret.
Le seul confins est la page.

***

La main nue possède la douceur
du crépuscule qui se plie.
Je sens le mot
comme un trou dans tout le corps.

***

Un fantôme ouvre ses entrailles.
Dans le vocable, il inscrit sa langue coupée.

***
L'écriture a la forme de l'effacement :
la métaphore vivante du geste me montre du doigt
et se retire.

***

Une aile forge l'écrit,
son signe convoque
les cieux qui se déchirent.

***

Le poète fait taire notre attente
dans la nuit propre.
Comme une bouche qui presse
le jus des noms.

***
L'errance de l'écriture retrace chaque appel,
sa trace dessine l'assaut de la bête sauvage.

***

La guillotine tranche la tête
de celui qui écrit sur le bord du poème.

***

Sur la page
le vent déchire avec ses dents
cette voix.

***

La gorge ouverte découvre
un cygne plongeant dans l'encre.

***

L'écriture traverse la cour désolée
de mon enfance.

CONJURY

Il pleut des mots.
Les nuages pointent le cerf.
Les poules descendent
comme brume.
Sur cette feuille,
la cruche et les os.
Vous ne faites que priez pour qu’
au milieu du poème
la mort ne se profile pas.

JAGUAR

La clarté envahit le chemin.
Son incandescence gronde
dans le bosquet.
Les pas m'entourent
dans un intervalle de lueurs.
Les feuilles mortes crépitent et les tuiles
d'argile brûlent.
Dans l’éclat du vertige,
l'animal s'élance
à mon cou.
Je suis une proie ancienne
entre les crocs délicats de la lumière.
J'écris sur l'éphémère,
j'essaie d'être le mot
et la blessure.

LE CHAPELET DE MARIA ERASO

Dans les yeux de la vache,
la vieille femme et moi
sommes la lumière chaude.

***

Le soleil des cerfs
se cache dans les pots d'argile.
Ma grand-mère,
fente dans l'après-midi.

***

Dans la cour des myrtes
sur la terre
afflue le sang du coq.

***

Entre les lèvres de ma grand-mère
ma mère est une prière
au fil des saisons.

***

Intempéries et épis
Déshabillent les yeux

***

Au fond de l'eau
effrayée
les jours s'écoulent.

***

La sève et l'encre
assèchent le corps vieilli.
Sa peau germe des mots.

***

Devant la cuisinière
les mains et le feu.
Se dissout L'éternité.

***

Un bol de soupe chaude
sur la table maternelle
cherche ma tête.

***

Les échos de l'impuissance,
son cœur
une pastèque gelée.

***

Votre solitude
épaisse et décourageante,
s'épuise sous terre.

***

Orfèvre du proche,
attends-moi à la fin des heures.

***

J'ai hérité de la voix de ma grand-mère.
Son sang
engendre cette page.

 

RIESGO

Escribo rodeado por la nieve que tiñe el hueso.
Me deshojo en el secreto.
El único confín es la página.

***

La mano desnuda posee la suavidad
del crepúsculo que se pliega.
Siento la palabra
como un agujero en todo el cuerpo.

***

Un fantasma abre sus entrañas.
En el vocablo inscribe su lengua cortada.

***
La escritura tiene la forma de la borradura:
la metáfora viva del gesto me señala
y se retira.

***

Un ala fragua lo escrito,
su signo convoca
cielos que se desfondan.

***

El poeta calla nuestra espera
en la noche limpia.
Como una boca exprime
el zumo de los nombres.

***

La errancia de la escritura remonta todo llamado,
su rastro esboza la embestida de la fiera.

***

La guillotina hiende la cabeza
de quien escribe en la frontera del poema.

***

En la página
el viento desgarra a dentelladas
esta voz.

***

La garganta abierta descubre
un cisne que se zambulle en la tinta.

***

La escritura atraviesa el patio desolado
de mi infancia.

CONJURO

Llueven palabras.
Las nubes señalan al ciervo.
Gallinazos descienden
como niebla.
En esta hoja,
el cántaro y los huesos.
Sólo ruegas que
en la mitad del poema
la muerte no se asome.

JAGUAR

La claridad invade el sendero.
Su incandescencia ruge
en la arboleda.
Me rodean pisadas
en un intervalo de resplandores.
Crepita la hojarasca y las tejas
de barro arden.
En el fulgor del vértigo,
el animal se lanza
sobre mi cuello.
Soy una presa antigua
entre los delicados colmillos de la luz.
Escribo sobre lo fugaz,
intento ser la palabra
y la herida.

LAS CUENTAS DEL ROSARIO DE MARÍA ERASO

En los ojos de la vaca,
la anciana y yo
somos la tibia luz.

***

El sol de los venados
se oculta en las ollas de barro.
Mi abuela,
hendidura de la tarde.

***

En el patio de arrayanes
sobre la tierra
aflora la sangre del gallo.

***

Entre los labios de la abuela
mi madre es una plegaria
bajo las estaciones.

***

Intemperie y espigas
desnudan sus ojos.

***

En el fondo del agua
asustados

se escabullen los días.

***

La savia y la tinta
secan el cuerpo envejecido.
Su piel brota de las palabras.

***

Frente a la hornilla
las manos y el fuego.
Se disuelve la eternidad.

***

Un plato de sopa caliente
en la mesa materna
busca mi cabeza.

***

Ecos de desamparo,
su corazón
una helada sandía.

***

Tu soledad,
espesa y abatida,
se agota bajo tierra.

***

Orfebre de lo cercano,
espérame al final de las horas.

***

Heredo la voz de mi abuela.
Su sangre
engendra esta página.

Sandra Uribe Pérez (Bogotá, Colombie, 1972). Poète, narratrice, essayiste et journaliste, architecte, spécialiste des Environnements virtuels d'apprentissage et titulaire d'une maîtrise en Études de la culture avec mention en littérature hispano-américaine.

Elle a publié les recueils de poésie Uno & Dios (Bogotá, 1996), Catálogo de fantasmas en orden crono-ilógico (Chiquinquirá, Mairie de Chiquinquirá, 1997), Sola sin tilde (Quito, Arcano Editores, 2003) et son édition bilingue Sola sin tilde – Orthography of solitude (Bogotá, 2008), Círculo de silencio (Bucaramanga, UIS, 2012), Raíces de lo invisible (Popayán, Gamar Editores, 2018) et La casa, Anthologie (Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2018). Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, italien, français, portugais, grec et estonien, incluse dans différentes anthologies et publications nationales et internationales, et récompensée dans divers concours. Elle est actuellement enseignante à l'Université Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá).

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Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi loin qu'il est possible à un diariste en pleine maîtrise de son écriture. Il conjugue, en provoquant à chaque page une émotion rare, telle celle que l'on ressent aux confidences les plus intimes d'un ami cher, méditations et rêveries, réflexions et introspection, aveux et interrogations sur la vie et la mort.

Le croyant, le psychanalyste, le poète sont une seule et même personne, ils vivent en plus ou moins bonne intelligence, tentant de nouer une alliance qui pourrait enfin surmonter les doutes, les angoisses, les douleurs. En avouant la difficulté de les faire vivre ensemble et d'avancer sur un chemin où les pélerins ont laissé tant de traces, Jacques Robinet se montre à nous sans fard, sans recherche rhétorique, sans complaisance et souvent sans vaine pudeur.

Peut-être ne suis-je capable de prier que par inattention, par surprise, au contact de la beauté qui fait bondir mon cœur. Il en va de même en poésie où toute crispation est vaine. Prier, c'est peut-être rendre les armes, renoncer à être l'architecte de son temple, laisser s'écrouler les murs, se laisser envahir où les mots défaillent. Cette disponibilité n'est pas aisée pour l'obsessionnel tout occupé à colmater ses failles.

Jacques Robinet, L'Attente, La Coopérative, 22 euros.

C'est bien ce souci constant, souvent éprouvant, d'abolir la barrière que les mots paraissent élever contre celui qui veut se dénuder, se dévoiler en même temps, qui anime l'écrivain, toujours sur ses gardes, se défiant du langage comme de lui-même.

J'aimerais n'écrire que ce qui est essentiel, sans embellissements, sans prendre la pose, en déjouant le trop, le pas assez, le souffle du mensonge. En vieillissant, j'aimerais que tout se resserre sur le grain d'or qui brille  encore, après tant de sable secoué au tamis des années.

Longtemps, Jacques Robinet confesse avoir attendu pour prendre la plume. Parfois se permettait-il d'écrire un peu de poésie, « en fraude », la psychanalyse dévorant la majeure partie de son temps. Cette attente semble rejoindre celle, maintenant, du vieil homme malade qui ne cherche plus qu'à toucher, de tout son être, l'essentiel. Une attente qui vient de très loin, des « désirs inextricables » de l'adolescent sans doute, peut-être même de l'enfant passionnément attaché à sa mère.

L'enfant têtu demeure, ébloui et apeuré par son destin d'homme. Je ne cherche plus à le guérir, mais à retrouver la ferveur de ses commencements.

L'espérance de retrouver l'émerveillement premier, c'est sans doute, portée par un sentiment de bonheur que peut donner l'instant fugace, l'espérance confuse, plus ou moins consciente, de retrouver Celui qui est lumière et Vie. Le poète sait reconnaître et saisir ces moments précieux où le froid de la solitude est soudain réchauffé, inexplicablement.

Moments de bonheur quand, de la terrasse le soir, je regarde le jour se perdre lentement dans la nuit. Autour du jardin, la grande couronne des arbres assure le décor immuable d'un spectacle qui varie sans cesse. Jeu infini des couleurs qui effleurent ou embrasent le ciel. Oublieux de tout, je finis par me perdre à mon tour dans le grand silence de la nuit. Plus tard, montent les étoiles. Paix complice de ce brasillement.

Se perdre ainsi, ne serait-ce pas, au contraire, se sauver ? Ce que la poésie, qui fait étinceler son or secret dans tout ce livre, peut souvent approcher dans les beaux petits sentiers d' une prose magistrale, chemins buissonniers, chemins de traverse, qui fera date dans notre littérature contemporaine.

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Grzegorz Kwiatkowski, sillon nouveau d’un avenir poétique polonais

Poèmes présentés par Guillaume Métayer et traduits du polonais par Zbigniew Naliwajek.

Grzegorz Kwiatkowski est un jeune poète polonais né en 1984 qui travaille sur la mémoire de la violence historique en Europe centrale et dans le monde, en s’inspirant notamment de la technique du collage et des biographies funéraires d’Edgar Lee Masters.

Il donne ainsi à réentendre de manière frappante la parole  des victimes et des bourreaux. Déjà auteur de nombreux recueils de poèmes, il intervient dans de nombreuses universités, notamment aux Etats-Unis. Il a également une activité musicale intense avec son groupe Trupa Trupa. Son premier livre français, Joies, a été publié à la rumeur libre éditions dans la collection « Centrale /Poésie » avec une préface de Claude Mouchard (2022).

Grzegorz Kwiatkowski, poète et chanteur.

Poèmes extraits de Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

essence

Rubinstein le fou chantait dans le ghetto
alle gleich !
alle gleich !
tous sont égaux devant la mort
et cela nous mettait de bonne humeur
mais on nous a transportés dans un camp
les enfants brûlaient dans un énorme trou
et on alimentait le feu avec ordures et essence

benzyną

wariat Rubinstein śpiewał w getcie
alle gleich!
alle gleich!
wszyscy są równi wobec śmierci
i to nas wprawiało w dobry humor
ale wywieziono nas do obozu
w ogromnym dole paliły się dzieci
i ogień podsycano śmieciami i benzyną

foin

je me cachais dans un abri près d’un lac
aux environs de Włodawa
parfois on me donnait du pain pour rien
parfois un peu de lait
mais le plus souvent je buvais de l’eau dans des fossés
et mangeais du poisson mort et du foin

siano

ukrywałam się w budce przy jeziorze
w okolicach Włodawy
czasami dawali mi chleb za darmo
czasami trochę mleka
ale najczęściej piłam wodę z rowów
i jadłam śnięte ryby i siano

kinderszenen

il aurait laissé sortir des prisons tous les nazis disait-il
« qu’ils courent dans leurs propriétés alpines
qu’ils aiguisent les crayons et se mettent à rédiger leurs histoires et souvenirs »
autrefois il pensait que le sentiment de culpabilité leur ferait éclater les cerveaux
mais il a un peu vécu :
« Seigneur
quel spectacle
comme ils pleuraient
kinderszenen
kinderszenen »

kinderszenen

mówił że wypuszczałby wszystkich nazistów z więzień
„niech biegną do swoich alpejskich posiadłości
ostrzą ołówki i zabierają się za spisywanie życiorysów i wspomnień”
kiedyś myślał że z poczucia winy pękną im mózgi
ale pożył dłużej:
„Boże
jaki widok
jak płakali
kinderszenen
kinderszenen”

récolte

notre vrai métier c’est l’agriculture
pas le meurtre
mais je le reconnais :
les massacres sur les marécages se déroulaient au rythme des travaux saisonniers
et quand il pleuvait fort nous ne sortions pas pour la récolte 

plony

nasz prawdziwy zawód to rolnictwo
nie zabijanie
chociaż przyznaję:
rzezie na bagnach odbywały się w rytmie prac sezonowych
i kiedy były duże deszcze nie wychodziliśmy po plony

Danz le garde forestier

pendant la guerre nous rangions les corps comme du bois
mais après la guerre dans la forêt nous rangions du bois
comme des corps coupés frais

leśnik Danz

podczas wojny układaliśmy ciała jak drewno
ale już po wojnie układaliśmy w lesie drewno
jak świeżo ścięte ciała

monde

je suis allée dans la forêt avec mon enfant et lasse je pleurais avec lui
les larmes coulaient de mes yeux et l’enfant de sa petite main essuyait mes larmes
et j’ai tant regretté de l’avoir mis au monde

świat

poszłam z dzieckiem do lasu i razem z nim bezradna płakałam
łzy ściekały mi z oczu a dziecko wycierało mi łzy rączką
i tak bardzo żałowałam że przywołałam je na świat

leçon d’esthétique dans une fosse commune

l’officier Schubert
le descendant de Schubert
s’en allait aux fusillades et
sifflotait les chansons de son aïeul

lekcja estetyki w masowym grobie

oficer Schubert
potomek Schuberta
jeździł na rozstrzeliwania
i wygwizdywał sobie piosenki przodka

Grzegorz Kwiatkowsi, Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

Présentation de l’auteur




Une maison pour la Poésie 4 : La Péninsule — Maison de Poésie en Cotentin : entretien avec Adeline Miermont Giustinati

La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous l'impulsion d'Adeline Miermont Giustinati et de la Factorie-Maison de poésie en Normandie (Val-de-Reuil), unique structure de ce type sur le plan régional jusque là. C'est dire que ce lieu a été accueilli avec bonheur sur le territoire « bas-normand ».

Une orientation très contemporaine et féministe (tournée vers le matrimoine et les écritures de femmes) a été décidée, ainsi qu'une volonté de mettre en valeur la création sonore, la performance et les croisements avec d'autres pratiques artistiques. 

Journées Européennes du Patrimoine, lectures, soirées, ateliers d'écriture pour enfants et adultes, podcast, sont un échantillon des domaines mis en avant par cette Maison inventive et riche.

Adeline Miermont Giustinati, maîtresse d'œuvre, a répondu à nos questions.

Chère Adeline, peux-tu nous parler de la Maison de poésie du Cotentin, et de l’association qui porte cette belle entité ? Quelles sont les actions que tu mènes ?
La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous mon impulsion et celle de la Factorie-Maison de poésie en Normandie, située à Val-de-Reuil, dans l'Eure. Nous avons commencé une activité sans « maison » à proprement parler, en s'associant à divers lieux culturels de Cherbourg. Le premier événement a eu lieu en janvier 2022, avec une soirée organisée dans le cadre du festival « Les Poètes n'hibernent pas », et une lecture-concert de Laure Gauthier (devenue marraine de la Péninsule) et Olivier Mellano. J'ai continué de mener une activité en proposant des ateliers d'écriture et de découverte de la poésie actuelle réguliers et en organisant des lectures-rencontres à des moments-clés de l'année : Les Poètes n'hibernent pas, le Printemps des poètes, le 8 mars-Journée de lutte pour les droits des femmes, les Jounées du Patrimoine et du Matrimoine. J'en profite pour préciser avoir donné une couleur féministe à la Péninsule, c'était quelque chose de très important pour moi.

Adeline Miermont Giustinati.

Depuis l'été dernier, l'association s'est implantée dans une friche d'artistes, située dans un ancien hangar de construction de bateaux, sur les quais de Cherbourg, où je jouis d'un atelier partagé pour travailler ainsi que d'espaces communs pour les ateliers d'écriture et les événements. Ce lieu s'appelle La Cherche, et j'y trouve une belle énergie, un esprit collégial et multidisciplinaire. Par ailleurs, en janvier dernier, j'ai accueilli ma première poète en résidence, en la personne de Nat Yot, en partenariat avec la Factorie. Enfin, j'ai créé un podcast, L'Oreille de la Péninsule, hébergé par Arte Radio, où je diffuse des interviews et des poèmes sonores que l'on m'envoie. Le prochain sera d'ailleurs diffusé le dimanche 10 mars, à 21h, avec beaucoup de textes d'auteurices talentueux.se.s, sur le thème de la « nuit ».
Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
C'était la meilleure façon pour moi de démarrer une activité, d'avoir un statut, simplement, sans lourdeurs administratives, et sans investissement particulier. Le côté collégial,  participatif, était aussi une valeur essentielle pour moi, cela me paraissait évident, et cela permet à toutes les personnes qui souhaitent s'impliquer, de près ou de loin, à la structure, de l'intégrer et de la quitter, très simplement et librement. Il est également possible d'obtenir des aides, des financements publics, avec le statut associatif, afin de continuer l'activité et surtout de la développer. C'est une donnée essentielle.
Comment vit ton association, et est-ce facile, en ce moment ?
Non ce n'est vraiment pas facile, j'ai l'impression que ça ne l'est pour personne, particulièrement dans le domaine culturel, et encore moins pour la poésie, qui est au bout du bout de la chaine... J'ai fait beaucoup de demandes de subventions à l'automne dernier, et suis en attente de reponses. Je ne me fais pas trop d'illusion car La Péninsule est une jeune structure et, hormis les ateliers d'écriture, elle n'a pas une activité régulière, tout au long de l'année. Je m'investis au maximum mais j'ai d'autres activités, notamment pour gagner ma vie, ainsi qu'une famille, j'espère agrandir l'association afin de constituer une vraie équipe. Cela fonctionne malgré tout jusqu'à présent, lentement mais sûrement, grâce aux adhésions, aux dons, au produit des ateliers, et à la confiance renouvelée de la Factorie et des lieux où l'on organise des événements (La Bouée, l'Autre lieu, la Cherche) et qui nous font souvent profiter de leur matériel, de leurs bénévoles. Ce n'est pas négligeable.
C'est comme cela que l'on tient et que l'on avance, grâce à la solidarité inter-associatives et aux énergies mises en commun. Je crois beaucoup en ça. Je trouve que c'est un fonctionnement assez sain, même si on galère... Mais comme le dit la devise de La Cherche : « Tout seul on galère, ensemble on galère mieux !
Quelle est votre programmation pour le Printemps des poètes ?
L'an dernier j'avais animé des ateliers d'écriture tout au long du mois de mars, sur le thème « frontières » et invité la poète-slameuse Rouge Feu pour une performance dans le cadre du Printemps des poètes et du 8 mars et festival cherbourgeois « Femmes dans la ville ». Par manque de fonds, je n'invite pas d'auteurice cette année, mais il y aura des ateliers avec un podcast à la clé des textes produits, sur le thème « grâce à ». Les participants seront invités à écrire des textes rendant hommage à une personne, un.e poète, un.e artiste, qui l'a marqué.e dans sa vie. 
C'est la façon que j'ai trouvée, malgré tout, pour participer à ce Printemps, dont je trouvais le thème assez peu inspirant. Finalement, c'est un événement auquel j'adhère assez peu, que je trouve à côté de la plaque, très « parisiano-centré », même s'il permet à beaucoup de poètes de mener des actions (et ça, ça reste essentiel). Je privilégie, avec la Péninsule, le festival « les Poètes n'hibernent pas », le 8 mars et les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Nous allons également participer au festival de musique de chambre « La Hague en musique » cet été, avec des lectures de poétesses, toutes époques confondues, en mettant l'accent sur des autrices oubliées. Et en 2025, la Péninsule devrait aussi s'associer au festival « Poesia », organisé là aussi par la Factorie.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Je pense que c'est effectivement une belle vitrine pour la poésie contemporaine, avec la possibilité aux auteurices actuel.le.s de travailler avec les médiathèques, les écoles, les maisons de poésie, les théâtres..., avec un budget annuel dédié à ces manifestations. Cela permet aux poètes et à la poésie d'exister. Mais il n'y a pas que le Printemps des poètes, beaucoup d'inititatives sont menées tout au long de l'année par tous les acteurs de ce milieu fragile mais extrèmement dynamique. Citons bien sûr le Marché de la poésie à Paris, le festival Voix Vives en Méditerrannée à Sète, pour les plus connus, mais également Midi Minuit à Nantes, Poema à Nancy, Poésie et davantage à Alençon, Les Poètes n'hibernent pas en Normandie, le Marché de la poésie de Lille, Traces de poètes à l'Isles-sur-la-Sorgue, Et Dire et Ouïssance près de Rennes, et beaucoup d'autres car il y en a énormément. Mais pour revenir au Printemps des poètes, je pense qu'un mouvement de mutation et de refondation de cet événement est nécessaire, un mouvement dans ce sens à pris forme le mois dernier suite à la tribune signées par 1 200 poètes et acteurs littéraires contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain de la manifestation 2024. Beaucoup de voix se sont élevées, j'ai personnellement et avec la Péninsule, signé cette tribune et pris part au débat. Je pense que tout ce mouvement est très sain, cela a permis aux auteurices de s'exprimer, d'exister sur la scène littéraire et médiatique, de réfléchir sur la place du poète aujourd'hui et même de se positionner dans la sphère politique.

Des projets ?
Il s'agit essentiellement de continuer les partenariats existants et de réitérer des manifestations que nous avons déjà organisées comme les Poètes n'hibernent pas, le 8 mars, la soirée Matrimoine en septembre. Comme nouveaux projets dans les tuyaux, il y a cette participation à « La Hague en musique », cet été, ainsi que la participation de la Péninsule au festival Poesia en 2025, toujours avec la Factorie. Par ailleurs, j'aimerais continuer l'accueil d'auteurices en résidence à Cherbourg, comme je l'ai fait en janvier dernier, mais aussi à un autre moment de l'année, dans le Cotentin au bord de la mer. C'est un projet en cours, pour 2025, que je travaille avec le poète Eric Chassefière, qui a rejoint l'association, avec sa femme l'artiste Catherine Bruneau, tous les deux sont basés à Montpellier mais ont un ancrage dans le Cotentin, dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. Enfin, je vais continuer de créer des podcasts pour mettre à l'honneur la poésie sonore, les ateliers à la Cherche, mais aussi dans les écoles, les prisons et les hôpitaux, et organiser quelques scènes ouvertes et des projections de vidéopoème. Tout ça est, je l'avoue, assez ambitieux, en parallèle de mes activités de rédactrice-relectrice à mon compte et d'autrice. Je serais tout à fait heureuse si je réalise la moitié de ces objectifs !
Merci Adeline ! 

Présentation de l’auteur




Escales des Lettres : un printemps permanent !

Ils invitent chaque année plus de 50 auteurs français ou étrangers dans la région Hauts-de-France. Leur programme d’activités est d'une grande richesse : résidences littéraires internationales ; cafés littéraires mensuels ; résidences littéraires itinérantes d'écrivains ; fêtes du livre et festivals ; ateliers d'écriture ; programmes d'échanges littéraires en milieu pénitentiaire, en milieu scolaire, en milieu défavorisé… Le Centre littéraire Escales des lettres touche un public toujours plus large, et  diffuse la littérature dans des lieux connus et improbables, dans des milieux urbains comme ruraux, pour que chacun ait la possibilité d'être touché par ce que l'humanité a de plus précieux, les textes, les mots, les livres, lieux de partage et de réunion. 

Ludovic Paszkowiak, vous êtes Directeur et Responsable de la programmation du Centre Littéraire Escales des Lettres. Pouvez-vous évoquer Escales des lettres ? Quand a été créée cette association, et pourquoi ?
L’origine du Centre littéraire Escales des lettres remonte à l’automne 1994. Cette année-là, un atelier d’écriture poétique est organisé à l’Université d’Artois à Arras. Cet atelier hebdomadaire est animé par l’écrivain et poète belge Francis Dannemark et compte parmi ses participants Ludovic Paszkowiak et Schéhérazade Madjidi (ces 3 personnes, rejointes plus tard par Didier Lesaffre, deviendront les fondateurs d’Escales des lettres). A l’issue de l’année universitaire, pour célébrer la fin de cet atelier, une grande soirée poétique est organisée au théâtre d’Arras en mars 1995 avec notamment la participation des poètes William Cliff, Jean-Claude Pirotte, Lambert Schlechter ou encore Guy Goffette. L’aventure du Centre littéraire était lancée avec pour objectif de construire une programmation annuelle de rencontres littéraires et poétiques dans le Nord/Pas-de-Calais et en Belgique.

Lecture de Lambert Schlechter à la Comédie de Béthune. Enregistré le 1er octobre 2011, lors de la Fête internationale du Livre de Béthune, un évènement organisé par le centre littéraire Escales des lettres pour Béthune 2011 ART+TOI, capitale régionale de la culture. Plus d'info sur le site http://www.escalesdeslettres.com

Quelles sont les actions que vous menez ?
Un programme de rencontres littéraires et poétiques avec la participation d’autrices et d’auteurs sous la forme de Cafés littéraires mensuels dans plusieurs villes des Hauts-de-France, en librairies, en bibliothèques ou dans des cafés (environ une trentaine de rendez-vous chaque année).
Un programme annuel de rencontres avec des auteurs en milieu scolaire (Écoles, Collèges, Lycées, Universités) et en milieu pénitentiaire (Maisons d’arrêt, Centre de détentions) sur l’ensemble du territoire des Hauts-de-France.
Des programmes d’ateliers d’écriture, par exemple en milieu rural pour de nombreux habitants de communes de la région de Béthune, ou encore pour des étudiants de l’Université de Lille (atelier d’écriture poétique).
La participation aux Périphéries du Marché de la Poésie de Paris avec l’organisation d’une Périphérie à la Chouette librairie de Lille au mois de juin.
Deux Résidences littéraires itinérantes avec des auteurs dans les Hauts-de-France, l’une au printemps et l’autre à l’automne.
Un service de prise en charge administrative proposé aux auteurs afin de les décharger des différentes démarches relatives à leurs prestations.
L’organisation, en partenariat avec l’association c/i/r/c/é, du Marché de la Poésie de Lille en fin d’année.

Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
La forme associative apporte une certaine souplesse, une liberté de programmation et une capacité de réaction indispensable à notre secteur d’activités. Cela a aussi permis à Escales des lettres de se former et de se développer autour d’un noyau de personnes très unies : l’équipe est composée notamment de Ludovic Paszkowiak (Directeur) et Schéhérazade Madjidi (Responsable de l’action culturelle) et le Conseil d’administration (comptant plusieurs poètes) composé de Ludovic Degroote (Président), Jean-Claude Dubois (Vice-Président), Didier Lesaffre (Président d’honneur), Marie Ginet, Paolina Miceli, Dominique Quélen, Olivier de Solminihac, Saïd Serbouti, Patrice Robin, Danièle Rolland.
Vous rayonnez dans les Hauts de France. Y a-t-il de nombreuses manifestations littéraires  dans cette région ?
En effet, Escales des lettres n’est pas le seul acteur littéraire dans la région, très riche dans ce domaine. En termes de manifestations, impossible de tout citer, on peut noter l’excellent travail d’autres structures comme par exemple la Maison de la Poésie de Beuvry, l’association des éditeurs des Hauts-de-France ou encore la Villa Marguerite Yourcenar, le Prix des Découvreurs et l’AR2L... Ces structures proposent régulièrement des rendez-vous aux différents publics.

https://www.escalesdeslettres.com/copie-de-caf%C3%A9s-litt%C3%A9raires-1

Vous avez organisé le premier Marché de la poésie de Lille. Pourquoi, et comment cela s’est-il déroulé ?

Escales des lettres propose des rendez-vous littéraires à Lille depuis plus de 25 ans. Ces dernières années nous y avons conçu et organisé « Lille Poésie Festival ». Comme son nom l’indique, un festival de poésie, sur plusieurs jours dans la ville en fin d’année (novembre-décembre), avec notamment la réalisation des Midis-poésie au Palais des Beaux Arts, initiés par le poète Ludovic Degroote. C’est dans ce cadre que nous sommes devenus partenaire de l’association c/i/r/c/é. En 2023 celle-ci fêtait les 40 ans du Marché de la Poésie de Paris et souhaitait mettre en place un Marché de la Poésie en région. Nous avons naturellement porté cette organisation ensemble.

Cette première édition a rencontré une formidable réussite. Quelques points de bilan :

Une fréquentation exceptionnelle du public pour cette première édition qui a marqué l’ensemble des participants (plus de 5.000 visiteurs durant le week-end) pour venir à la rencontre des éditeurs, des poètes et pour assister aux rencontres, ateliers et animations.

Au-delà de l’aspect chiffré de la fréquentation, notons la grande mixité générationnelle, sociale et culturelle des publics : des profils très variés, avec une réelle satisfaction concernant la présence d’un public jeune ainsi que l’origine géographique des visiteurs, de Lille et sa Métropole, de la Région Hauts-de-France, de la Belgique et de la région parisienne.

La proposition qualitative de ce 1er Marché de la Poésie de Lille - de l’exigence apportée sur le choix des éditeurs présents à la haute tenue des rencontres et animations proposées - a été unanimement saluée.

Notons également l’engouement et l’investissement des éditeurs pour la réussite de cette première édition, leur satisfaction aussi au regard de leurs très bons résultats de ventes qui ont largement dépassé leurs prévisionnels (de très nombreux visiteurs ayant acheté des livres pour eux et d’autres livres pour offrir de la poésie à Noël).

L’ambiance qui régnait lors de la manifestation - faite d’intérêt et de curiosité pour le livre, de plaisir et de convivialité - a prouvé la gourmandise des lecteurs et des visiteurs pour la poésie et les rencontres poétiques.

Par sa volonté d’associer à l’événement de nombreux acteurs poétiques, littéraires et culturels de la région, qui ont enrichit de leur enthousiasme cette première édition, Escales des lettres a réussi le pari de l’ouverture et du collectif.

Comment vit votre association, et est-ce facile, en ce moment ?
Notre structure est soutenue par des partenaires investis et impliqués : le Ministère de la Culture (Drac Hauts-de-France), le Ministère de la Justice (Disp Hauts-de-France), la Région Hauts-de-France, les Département du Nord et du Pas-de-Calais, la Ville de Lille, l’agglomération Béthune-Bruay… Le premier Marché de la Poésie de Lille a aussi reçu le soutien de la Fondation Michalski. Mais l’équilibre financier d’Escales des lettres reste très fragile. Le Marché de la Poésie de Lille par exemple est une opération déficitaire à ce stade pour notre structure.
Quelle est votre programmation pour ce Printemps des poètes ?
Nous n’avons pas systématiquement une programmation dédiée à la poésie aux dates précises du Printemps des poètes même si cela est arrivé à de très nombreuses reprises. Cette année, nous avons consacré le mois de janvier à des rencontres avec la poète syrienne Maram al-Masri, le mois de février à des rencontres avec l’auteur et poète Jean-Marc Flahaut et nous proposerons au mois d’avril une Résidence littéraire itinérante à travers les Hauts-de-France avec le poète Dominique Sampiero.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Le Printemps des poètes est un temps précieux et foisonnant dans l’année qui met à l’honneur les poètes, les éditeurs de poésie, les revues et d’autres acteurs par le biais de rencontres innombrables. A chaque fois que nous invitons une ou un poète dans ce cadre nous sommes très heureux de faire - humblement - partie de cette vaste dynamique.  
Des projets ?
Poursuivre, poursuivre et poursuivre ! Beaucoup de travail a été accompli mais il reste encore à faire pour les littératures et les poésies dans les domaines de la transmission et de la médiation auprès de publics très différents pour faire circuler et découvrir des textes, pour favoriser la rencontre et l’échange entre auteurs, poètes, éditeurs et lecteurs. Cette mission nous occupera tout au long de l’année, jusqu’à la réalisation du 2ème Marché de la Poésie de Lille programmé en décembre 2024.

Ludovic Paszkowiak, Directeur et Responsable de la programmation du Centre Littéraire Escales des Lettres.




Poésie et philosophie : des amants terribles — Entretien avec Philippe Tancelin

Poète, philosophe, Philippe Tancelin est profondément engagé dans l'élaboration d'un monde juste et pacifique, et dans l'édification d'une pensée politique qui soit capable de servir cette politique inédite. Son écriture comme ses actes sont empreints de ces prises de position et de cette résistance contre l’exclusion, l’exploitation des démunis, le soutien aux peuples opprimés (Tiers-monde, Palestine, Ukraine…).

Philippe Tancelin, peut-on dire qu’il existe un lien entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?
UN lien ? oui celui « des amants terribles » et je pourrais ajouter en sous-titre : le risque de parler.
Ici,  je fais allusion à un film de 1936 de Marc Allegret intitulé Les amants terribles.
Pour celles et ceux qui ne l'auraient jamais vu, rappelons-en brièvement le synopsis. Un homme et une femme se rencontrent, s'aiment d'amour brûlant, se marient puis le temps passant divorcent, se remarient chacun avec un conjoint. Un jour,  le hasard faisant, lors d'un voyage ces deux couples recomposés se croisent dans le même hôtel et O mystère de la vie, les amants premiers se retrouvent et font à nouveau le voyage de l'amour. Leurs conjoints respectifs formant quant à eux un nouveau couple....
Ce scénario qui n'est pas seulement de cinéma et que l'histoire humaine a sans doute abrité de nombreuses fois, nous indique au plan philosophique que l'amour traverse les ruptures, les divorces, les séparations et continue un chemin égalé soit à travers d'autres visages dans lesquels il s'incarne soit encore, retrouve ses marques premières comme dans cette histoire que nous conte le cinéaste. Il en est peut-être de même  à travers l'histoire de la relation entre la philosophie et la poésie du moins dans la culture occidentale.
A préciser que pour ce qui est de la philosophie et de la poésie les ruptures leur sont imposées par des contextes spécifiques et que ce n'est pas nécessairement de leur libre arbitre que parfois elles se séparent.
Pour ce qui est maintenant du sous-titre « le risque de parler », il faut bien se rendre compte que la parole qui cherche à dire,  à témoigner d'une quête de vérité, je dis bien une quête et non la vérité,   a souvent coûté cher et même très cher à certaines, certains d'entre celles et ceux qui l’ont tenue. Il n'est bien sur qu'à penser à Socrate, non moins qu'à tant d'autres jusqu'en notre époque. Comme lui, ils ont payé de leur vie ou de leur liberté pour une telle parole.

Poèmes Concertants, Philippe Tancelin Le 19 Octobre 2023. Collectif  EFFRACTION - poètes 5 continents.

Si le philosophe peut être condamné à boire la cigüe et le poète à se faire couper la langue, comme cela arriva en particulier sous la dictature de Pinochet au Chili, c'est bien parce que suivant l'époque, leur parole est vécue comme dérangeante, voire dangereuse... On pourrait à cet égard se poser la question de savoir si cette dangerosité de la parole poétique et philosophique  ne repose pas foncièrement sur leur caractère amoureux. Pour la philosophie, c’est l'amour de la connaissance, même si cette connaissance va à l'encontre des certitudes de son temps et pour la poésie, c’est l’amour du rêve de la création, car dans poésie il y à le terme grec « poïein » qui signifie faire, créer.
La poésie et la philosophie ne peuvent qu'être amoureuses l'une de l'autre et cet amour entre ces deux amants n'est-il pas terrible ? En effet on sait d'expérience que  l'histoire des pouvoirs ne supporte pas l'amour. L'amour est leur ennemi premier. Imaginez en effet que l'amour entre les hommes triomphe, il en est fini des pouvoirs qui ne reposent que sur la division et la guerre d'où cette peur panique que suscite l'amour aux marchands de  pouvoir,  aux marchands de guerre,  aux marchands d'armes.
L'amour ne cessera d'être menacé de divisions, de ruptures, de séparations mais il traversera toutes les tempêtes car il a pour finalité la sagesse,  le rêve et la création. C'est pourquoi la philosophie et la poésie malgré les pires tourments de l'histoire ne sont pas mortes, au contraire elles sont aujourd'hui ces amants terribles qui font repères et sont la raison de notre espérance.
Je voudrais préciser ici quelques termes que l'on confond souvent soit par méconnaissance,  soit sciemment  pour entretenir la confusion, l'ignorance et user de pouvoir.
Ces termes en français  sont au nombre de quatre : la poétique, le poétique, la poïétique et la poésie.
Je ne veux pas donner ici de définition, ce qui n'aurait aucun sens pour certains de ces termes, mais éclairer les usages qu'on en fait,  je veux dire les situer.
Si je prends « la poétique »,  cela fait aussitôt référence à l'ouvrage d'Aristote que je ne vais pas vous résumer ici mais qui  concerne  l’élocution, et plus spécifiquement le théâtre soit « l’art d’agencer », et il s’intègre à d’autres arts, comme la musique et la peinture, dans une théorie générale de la « représentation », appelée mimesis. Il est entendu que par mimesis il faut comprendre non la simple « imitation » ou « copie » de la réalité, mais bien une « re-création » ou, plus exactement, une « re-présentation » c'est-à-dire une remise en présence avec l'origine, avec la création.
Lorsque le peintre peint une pomme,  il ne re-crée pas la pomme naturelle, il crée une autre pomme qui peut ressembler à la pomme naturelle mais qui n'est pas elle. Elle est  une pomme peinte et cette pomme peinte c'est lui qui l’a créée,  il en est le démiurge. En ce sens très large, la poétique concerne  non seulement la poésie telle que nous l’entendons couramment, mais encore tout art et tout produit artistique résultant d’un acte de composition.
Pour ce qui concerne « le poétique » qu'on emploie aussi comme qualificatif un peu flou en disant : « c'est poétique... ce film est poétique, ou cette atmosphère est poétique »,  on fait alors référence à une qualité de la pensée qui ouvre notre esprit à de nouveaux horizons, lesquels nous font voir ou entrevoir le monde autrement que dans sa forme visible.
J’ai évoqué le terme « poïétique »  dans lequel il y a en grec le verbe, « faire » pour décrire le processus de création. Quand on parle de la poïétique de telle oeuvre, on évoque le processus par lequel l'artiste a créé cette oeuvre et on décrit minutieusement ce processus. On cherche à comprendre comment l'artiste a fait.
Enfin le terme « poésie » dont je me refuse à donner une définition sous peine de réduire la poésie. Je reprendrai simplement cette formule d'un de mes livres :
« On pourrait dire que si la philosophie forge les outils (en particulier des concepts) pour penser le monde , la poésie elle, s’attache à penser le monde non pas tel qu’il nous est donné, tel qu'il nous apparaît, tel qu'il est visible mais tel qu’il pourrait être en avant même des espoirs et des désirs qu’on a de lui ».
Il y a aussi cette formule du poète contemporain André Dubouchet « la poésie est un étonnement et le moyen de cet étonnement. »
Pour moi,  la poésie est un étonnement des mots entre eux. La langue poétique surgit de l'étonnement que les mots s'offrent les uns les autres dans une rencontre qui est nouvelle, étrangère à leur rencontre dans la langue courante, langue de communication. Lorsque le poète parle de « la lune amère »,  la lune s'étonne d'avoir un goût et l'amertume s'étonne d'être un astre.

Échanges virtuels entre le poète français Philippe Tancelin et les très jeunes poètes de Gaza. Août 2023.

Peut-on être philosophe et poète ? Quelle dynamique unit alors ces deux disciplines ? Pour toi, quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?
Avant la philosophie qui naît avec Héraclite ( VIè s av JC) et  nous a laissé des fragments o combien inspirateurs de réflexion,  puis avec la naissance de celle-ci en occident (Socrate - Platon) jusqu'à aujourd'hui, avec des philosophes poètes comme Gaston Bachelard, Yves Bonnefoy,  Geneviève Clancy,  René char),  la poésie et la philosophie n'ont cessé de s'entretenir suivant un dialogue  qui est demeuré souvent éloigné de la scène publique.
Le XXe et le XXIe siècle voient réapparaître plus clairement le dialogue entre philosophie et poésie où la créativité de la philosophie redécouvre,  grâce à l'utopie vivante de la poésie, une dynamique nouvelle.
Je crois profondément que les deux sources de la connaissance (source poétique et philosophique) sont comme le disait Brecht,  la condition nécessaire à la vie en commun des hommes. C'est à dire lorsque chacun, pour reprendre la belle expression du petit Prince de St Exupéry,  chacun est pour l'autre, «  unique au monde » et dans la perspective de l'apprivoisement.  Il est  aussi ce « tous ensemble »,  ce « vivre »,  cet « être ensemble » qu'on entend si souvent mais o combien difficile.
Au 19ème siècle le poète Hölderlin  et à sa suite au 20ème siècle,  le philosophe Heidegger posaient une  question essentielle qui résonne mondialement dans la période que nous traversons. Ils écrivaient : « Pourquoi des poètes en  temps de détresse » ? A cette question il était répondu tant par Hölderlin que par le commentaire de Heidegger : « La poésie est seule capable de capter la lumière dans la minuit du monde ». Mais me direz-vous,  il y à bien des paroles sacrées,  prophétiques qui disent la même chose et c'est en cela qu'elles relèvent du poétique. En retour,  il y à du prophétique dans le poétique. On pourrait en parler une autre fois.
De même que pour les poètes, on doit se poser la question de savoir ce qu'il faut attendre aujourd'hui des philosophes. Ce pourrait être dit ainsi : « comment des philosophes en nos temps de troubles ? » ou encore : « la philosophie n'est-elle pas indispensable à la compréhension de ce qui trouble en ce temps notre monde » ? Je préciserai : ne nous permettrait-elle pas d'être éclairés sur l'objet réel de nos peurs ?
A n'en pas douter, hier comme aujourd'hui et peut-être encore plus aujourd'hui,  étant donné une certaine confusion qui  s'est introduite dans notre pensée et une perte de repères,  ce que nous avons à chercher n'est pas tant une vérité au-dessus des vérités,  que le chemin qui peut nous mener à la compréhension de nos troubles. Ce chemin,  passera sans doute par la remise en cause de vérités établies,  la reconquête d'une grande humilité face aux égarements multiples et variés de ce qui demeure envers et contre tout,  la communauté humaine en ses capacités d'intelligence sensible.
La  remise en cause, le questionnement vis à vis de vérités dites établies,  n’est pas un moment ou  une étape de la pensée sur le chemin de notre connaissance. C'est un mode  de penser,  une façon de penser autrement et en particulier, cesser d'avoir peur de penser car penser et comprendre quelque chose ne signifie pas accepter cette chose mais apprendre à la combattre si cette chose est néfaste.
Pourquoi aujourd'hui comme jadis,  la question que peut poser la philosophie aux troubles du monde est-elle importante ? Peut-être parce qu'il y a une certaine peur de penser aujourd'hui, peur d'y voir trop claire, peur d'être non pas aveuglé mais éclairé sur nous-mêmes avant de vouloir à tout prix éclairer l'autre.
Nous traversons une époque de bouleversement radical. Nous sommes  sous la fascination d'une ère technologique de la communication que nous ne maîtrisons pas. Nous sommes comme des enfants qui grandissent à hauteur de la sophistication de leurs jouets. Sommes-nous encore dans la création au sens de l'éthique  lorsque  nous inventons les outils de notre propre aliénation (Intelligence artificielle) sans contrer,  limiter leurs dégâts ?
N'y a-t-il pas autant besoin du philosophe que du poète pour illuminer l'enthousiasme de l'intelligence sensible ?
Depuis Arthur Rimbaud on le sait, la poésie ne rythme pas l'action. La poésie n'embellit pas les choses et les êtres, la poésie n’ornemente, elle n'enjolive pas la réalité. La poésie est en avant de la réalité, elle vient du plus lointain derrière au plus lointain devant, elle est  résolument moderne disait Rimbaud c'est-à-dire voyante,  à l'inverse de l'action, de l'activisme, de l'agitation qui sont plutôt aveugles ou trivialement, «  les yeux dans le guidon ».
Nous voici arrivés à la rencontre de nos deux amants terribles.
D'un côté la philosophie qui prépare et forge les outils de la connaissance et avec elle,  l'illumination poétique qui la guide au-delà des choses tangibles et d'une connaissance rationnelle.
Poésie et philosophie sont donc liées souvent dans les pires situations mais pour  le meilleur même si,  dans l'histoire de la pensée occidentale, on a eu tendance à les séparer parce que ces amants-là sont terriblement contagieux et porteurs du virus de la connaissance utopique. Cette connaissance entend poursuivre ses rêves toujours inachevés.
À l'inverse d’enjoliver la réalité,  comme certains aimeraient qu'elle le fît pour nous plier  et  accepter cette réalité dans toutes ses turpitudes, la poésie nous immerge dans une réalité transformée par le réel et ses infinis possibles. Il y à quelque chose de poétique à aimer entendre : « Impossible n'est pas français ».
Est-ce que la philosophie sous-tend ton écriture poétique, tes actes, et est-ce qu’écrire est un acte ?
Si concrètement, dans le quotidien, j’applique la distinction que nous venons de faire entre poésie et philosophie, je suis amené à percevoir les événements, et les faits sur d'autres lignes d'horizon, de réception que celle du simple constat ou même de l'analyse.
Un événement a lieu : une guerre, une catastrophe,  une libération ou au contraire une occupation. La question qui se pose pout moi comme poète et philosophe est : comment non pas décrire l'événement comme le ferait le journaliste mais rendre à cet événement,  tout ce qu'il y a d'implicite, d’irreprésentable, ce qui résonne à travers lui et constitue l'essentiel dont il est porteur ? En effet  on ne peut pas le réduire à sa seule visibilité. Ce fut l’exemple des « gilets jaunes » ces « in-vus » de nous qui dirent tout ce qu’on ne voyait pas derrière leur visible. Souvenons-nous de la phrase de Paul Klee «  l’art ne reproduit  pas le visible, il rend visible » ou : « ceci n'est pas une pipe » du peintre Magritte.
Telle est une des  problématiques que me posent la poésie et la philosophie lorsqu'elles m’accompagnent dans la réalité quotidienne.
Je pourrais le dire autrement : comment attester de façon vivante et dynamique de toute la charge de rêve et d'espoir, de cruauté et de renoncement aussi dont un événement peut être l'expression instantanée ? Comment dire ce qui demeure sous l'éphémère ? Comment exprimer ce qui perdure sous la disparition...sous l'effacement dû à la précipitation des événements ?
Un événement sensiblement vécu par ses témoins  directes ou indirectes, un événement qui bouleverse ceux à qui il arrive et ceux qui le voient même de loin, c'est un devenir, c'est à  dire ce qui se crée de nouveau en chacun, bouleverse,  déplace des choses dans nos consciences, dans nos sentiments, dans nos rêves, nos illusions. Quelque-chose se vit,  s'expérimente nouvellement,  ouvre notre lucidité.
Toute mes écritures poétiques-philosophiques in-séparées,  sont sous-tendues par  cette question d'accéder à la lucidité : lucidité à acquérir et révélée à la fois. Cette lucidité  dont René Char poéte et philosophe  disait: Elle est « cette blessure la plus rapprochée du soleil »
Ce n'est pas la lumière qui fait mal nous dit Char . La lucidité est douloureuse  parce qu'elle  blesse ce qu'on croyait avoir compris, elle remet en question ce qui nous apparaissait comme définitivement acquis et sur lequel on se reposait confortablement. La lucidité ébranle. Ce qui était une vérité soudain ne l'est plus et cela blesse mais cette blessure est au plus proche du summum de la lumière...le soleil.... Ici je citerai la philosophe-poète Geneviève Clancy : « l’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit,  au-delà de l’image sensible,  son double de lumière »
Pour ce qui concerne la seconde partie de votre question eu égard à l’acte d’écrire,  je dirai  oui,  pour moi,  écrire est un acte et même un acte qui peut coûter très cher à celles et ceux qui le commettent dans certaines circonstances et pour signifier certaines choses relevant de cette quête de vérité et de lucidité dont on vient de parler. Nous savons hélas combien les exemples ne manquent pas à-travers les cultures d’orient comme d’occident et cela vaut autant pour ce qui concerne les poètes que les philosophes ; le plus souvent les uns et les autres étant les mêmes
Aujourd'hui selon moi,  risquer la parole,  l’écriture,  en prendre le vrai risque,  c'est d’abord résister à la parlotte, à la langue de la communication, détourner la parole communicante qui ne prononce rien que des ordres et entend,  assène en permanence des prétendues vérités dans une langue de l'affirmation et non pas de l'interrogation.
La philosophie et la poésie créent du temps pour que la pensée se mette en mouvement et trouve les mots appropriés. Ce temps pris pour réfléchir et exprimer le mouvement de la réflexion,  permet de questionner et non pas de vouloir systématiquement répondre.
La poésie vient au devant de l'expression de la réflexion ; elle ouvre par sa langue un espace d'écoute, de grande disponibilité.  Je crois que la poésie nous donne la force d'entendre ce qu'on a du mal à entendre ou qu'on refuse d'entendre parce que ce serait intolérable, cela bouleverserait quelque fois trop profondément nos repères ici comme ailleurs. En pratiquant cette ouverture sur notre imaginaire, et en permettant à nos rêves de chuchoter leurs plaintes et leurs délices,  la poésie se joint à l'exercice de la connaissance critique propre à la philosophie.

 

Est-ce que la philosophie, et/ou la poésie, peuvent prendre en charge, et nous aider à penser/panser, les événements effroyables qui se déroulent en ce moment sur la planète ?
La poésie ne veut pas être une méditation secrète de l’ego de chacun sur lui-même. Elle ouvre le dialogue entre des consciences qui ne seraient plus séparées par des systèmes de pensée, des idéologies.
En luttant contre le mensonge des pouvoirs qui isolent les hommes les uns par rapport aux autres, la poésie dégage une perspective philosophique. Cette perspective c'est l'utopie non pas au sens de ce qui n'a pas de lieu mais dont le lieu n'a encore jamais été atteint et cependant existe. Cette utopie est celle d'un partage de vérité possible qui est propre au seul dialogue entre les hommes.

Poème en péniche de Philippe Tancelin Traduction en Chinois Par  Ruiling zhangblein, mars 2022.

Ce dialogue, cette parole sont aujourd’hui un moyen de résistance contre ce qui cherche à faire taire notre conscience face aux échecs de notre histoire ou contre ce qui fait silence sur les causes profondes des tragédies humaines, (les guerres en ce moment à-travers le monde et l’horrifiant massacre des civils palestiniens parmi lesquels 75% sont des enfants et des femmes).
Je crois très sincèrement que la poésie jointe à la réflexion philosophique sur l'expérience pragmatique et sensible du quotidien, permet de restaurer notre capacité à percevoir l'insupportable et renouer avec l'espoir,  avec cette merveilleuse potentialité de l’imaginaire pour sortir de la déprime, de la résignation, du pessimisme. Regardons comment sous les bombardements, les peuples ne perdent pas l’espoir ; les peintres,  les poètes continuent d’écrire ,  de peindre. Le poète palestinien Mahmoud Darwish écrivait : « Nous avons la maladie de l’espérance ». Au regard de ces résistances sous les bombes en Palestine ou ailleurs,  au long des guerres en ce monde,  nous n’avons pas droit au désespoir,  nous qui sommes épargnés pour l’instant. Ceci est une leçon à retenir ce jour et pour demain
Oui la créativité philosophique, grâce à l'utopie vivante du poétique, redécouvre la dynamique qui permet de chercher  un monde de partage qui rend la vie humaine possible entre les hommes avec toutes leurs différences pour en  faire jaillir à nouveau les sources d’une pure joie.
Cette joie  donne la force de se réapproprier l'existence et d’écrire librement un sens pour elle.
Tu as fondé le collectif Effraction et le CICEP (Centre International de Création d'Espaces poétiques). Peux-tu expliquer ce que sont ces entités, et ce qui a motivé leur création ?
Le CICEP (Centre International de Création d'Espaces poétiques) a été créé en 1992 par moi-même avec Geneviève Clancy et Jean-Pierre Faye. Sa vocation est comme son titre l'indique, la création d'espaces poétiques intervallaires des   arts d'où,  la confrontation permanente de la poésie avec la peinture, le cinéma, le théâtre, la danse, la musique, l'architecture et même les technologies du virtuel.
Outre ses membres permanents, il regroupe de nombreux artistes- chercheurs et scientifiques  autour de la poésie en tant qu'elle  participe au même titre que les arts et sciences à la formation de la pensée, à l'enrichissement du champ de la sensibilité, de la connaissance humaine et à l'éveil des potentialités créatrices.
Il fonctionne selon trois axes :
1) CREATION-RECHERCHE : elle s'effectue à partir de programmes thématiques : Poésie et Histoire, Poésie et Philosophie, Poésie et Sciences, Poésie et Voix, Poésie et récit,  poésie et ontologie, poésie et politique.  Sur chacune de ces thématiques,  des équipes mobiles d'artistes, d'universitaires, de scientifiques se forment en vue de la réalisation de créations originales expérimentales. Ces créations se manifestent à-travers des espaces aussi différents que les lieux publics et de circulations, les  galeries, théâtres, salles de concerts, cryptes, hôpitaux, écoles...
 2) TRANSMISSION-SAVOIR : cet axe est constitué par les actes des créations originales du Centre,  rapportés dans la revue  intitulée " Cahier de poétique ".(17 numéros sont disponibles consultables sur demande). Cette publication  se consacre à la transmission de la recherche sur  le langage poétique et les conditions sous lesquelles il peut participer aujourd'hui à la construction d'une nouvelle épistémologie.
3) PRATIQUE EXPERIMENTALE D'ECRITURE : elle se poursuit à-travers des propositions d'espaces de création poétique au sein desquels praxis et théorie sont intimement mêlées.. Ils abordent les problématiques du corps, de la voix, de l'intuition, fondées sur une expérience pratique d'atelier menée depuis trois décennies en milieux universitaires, scolaires, hospitaliers, associatifs, précaires...
Dès mon départ en retraite de l’université voici 8 ans,  le centre qui était adossé à l’université a cessé ses activités mais ses 24 ans de recherches sont consultables à travers le site.*

Philippe Tancelin, Poéthique de l'ombre, 2017, Fonoteca de poesia.

Pour ce qui concerne « EFFRACTION »:  Collectif de poètes des cinq continents (Éditions L'Harmattan),  je l’ai fondé seul en 2009 avec des amis poètes,  artistes, chercheurs et acteurs de la vie civile. Sa vocation est d’intervenir par des actions poétiques- artistiques dans la cité,  à partir de thèmes d’actualité et à plus long terme  de réfléchir sur le devenir poétique de la langue au regard de la langue de communication.
Nous avons publié deux livres aux éditions l’harmattan : « Effraction1  fragments et lambeaux » sur la dimension transhistorique d’écrits poétiques très anciens et contemporains selon leur relation à la cité. « Effraction 2 poseurs de lumière », témoignages poétiques consécutifs à la pandémie du covid 19. Les deux ouvrages sont collectifs.
Le collectif organise également le 4è jeudi de chaque mois une soirée de lecture poétique avec des poètes contemporains ou en salut à des poètes du passé qui s’inscrivent ou se sont inscrits par un effort soutenu dans les urgences théoriques et pratiques de leur pays,  leur cité.
Eu égard à  ces créations du  CICEP et « du collectif Effraction »,  notre motif principal fut et demeure de réinscrire la poésie dans l’histoire,  le devenir de la collectivité humaine.

 

Quels sont tes projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
L’ensemble de mes réponses à vos intéressantes questions précédentes,  disent je le pense que le travail d’écriture que je mène,  puise sans las sa dynamique dans les sources conjointes de la poésie et de la philosophie.
Pour ce qui est de «  projets », ce terme souffre trop de connotations propres à la société libérale de production-consommation. Cela nous distrait de notre devenir au profit d’une projection dans l’avenir. Je m’en tiens donc d’une part à ce que je poursuis au jour le jour sur le chemin en devenir de mon expérience sensible dans ce monde dont je suis témoin-acteur et j’écris en résonnance avec l’actuel,  l’événement. D’autre part,  sans volonté de constituer mémoire, Je ne me prive pas néanmoins de la mise en évidence de mon cheminement antérieur de pensée et d’expression poétique,  à travers la recension de textes-articles non publiés ou ponctuellement,  selon des thèmes précis. Ainsi je prépare un tel volume autour de la question palestinienne. Je saisis ici le terme « Question » au sens philosophique et dans son expression poétique.
Pour le reste, comme tout exilé de l’intérieur,  je n’ai pas besoin de la récente loi sur l’immigration pour me sentir de plus en plus étranger aux anti-valeurs que développe mon  pays d’origine,  ses gouvernants et une grande partie de sa population dont j’aurais aimé ne pas avoir à  dire avec Montesquieu (cf, les lois,  les mœurs,  la morale) :«  Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous » ou encore : « les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent ».

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Entretien avec Pascal Boulanger — La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

La philosophie, on devrait, pour bien faire, ne l’écrire qu’en poème. Ludwig Wittgenstein

Poète, penseur, philosophe, essayiste, Pascal Boulanger est avant tout un homme à la recherche de justesse, du point d'équilibre entre le silence et la parole, et de moyens de se tenir debout et agissant dans un monde qui se perd dans des haines séculaires. Il incarne la conscience discrète et efficiente, l'humilité de ceux qui savent. Comment énonce-t-il les liens denses qui existent entre poésie et philosophie, c'est ce qu'il a accepté de nous confier. 

Pascal Boulanger, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, se sont-elles croisées, enrichies ? 
Peut-être faut-il, d’emblée, pour déjouer les classifications arbitraires, pour élargir le champ et offrir une vision panoramique plus dynamique, remplacer le mot « philosophe » par le mot «penseur». Le lien, du coup, s’établit différemment si la première exigence consiste à penser sa propre dépense, dans un monde à la fois excessivement ouvert et excessivement fermé.
Dans ma bibliothèque, et ce n’est pas qu’un détail, mes livres sont classés par ordre alphabétique d’auteurs. Autrement dit, ce sont les singularités qui m’importent, et non pas les disciplines et les registres d’écriture. Si je fais cette remarque, c’est sans doute parce que ma génération a été influencée par la notion de « texte », qui refusait d’opposer la forme-poésie à la prose.
Avant même de penser, je suis pensé, par un appel – celui du monde et de son jeu paradoxal – et par une foule de penseurs que l’on classe dans les domaines de la théologie, de la philosophie, des sciences humaines. Pour moi, ces classifications ne sont guère pertinentes.  A l’inverse, si je prends très au sérieux la fameuse lettre de Rimbaud à son professeur G. Izambard : Il est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense (…).  Je suis obligé de questionner le statut de la vérité et de son habitation. Rimbaud a lu Descartes et il sait que le Je pense donc je suis n’est qu’une rassurante assurance narcissique d’un miroir ne mirant jamais qu’un autre miroir, dans un vide répété qui caractérise d’ailleurs une poésie envisagée comme simple supplément d’âme.

Arts Résonances anime au Festival "Voix Vives" de Sète une scène où les poètes invités sont traduits en LSF, ou créés en LSF et traduits en français. Ici, un poème de Pascal Boulanger, lu par l'auteur, traduit en LSF par Laure David, artiste sourde.

Quelle dynamique unit alors la poésie et la philosophie ?
Penser et écrire, penser en écrivant et écrire en pensant, c’est toujours faire un pas de côté. C’est échapper au désir mimétique et aux rivalités qui en résultent, c’est demeurer inactuel et c’est aussi le contraire d’une désertion. On écrit donc « avec » et « contre ». Le lien entre poésie et philosophie est à la fois proche et lointain. Proche, car quelque chose déjà vient buter et échouer (une insatisfaction disait G. Bataille) qui nécessite un dévoilement. Qu’importe que ce dévoilement se fasse en concept ou en épiphanie puisque le concept se nourrit d’épiphanies et l’épiphanie de symboles. Il s’agit toujours de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie (G. Debord), et pour cela philosophes et poètes doivent s’armer de leur propre sensualité, autrement dit, de leur propre langue.
Un rapport lointain, car j’ai toujours pensé qu’il y avait une supériorité intuitive des poètes sur les philosophes spéculatifs. Pour un poète, en effet, il ne s’agit pas de s’abandonner à la pensée, mais au temps lui-même et au sensible immédiat. Le corps et l’incarnation sont en jeu, en exposition et en représentation. En ce sens, je me sens proche du temps kierkegaardien, celui des discontinuités et des ruptures. L’ouvert devient le nom poético-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurissement du temps infini et muet. Il y a enfin, une métaphysique de l’exil dans la poésie, une sans-patrie du temps.
Un rapport proche, car un philosophe travaille lui aussi l’écriture et l’étymologie et il pense en profondeur le poème (Heidegger et ses approches d’Hölderlin, de Trakl, de Rilke en est un exemple). Il s’appuie sur une métaphysique des sensations qui éclaire son propre rapport au langage et au monde. Avec raison, Alain Badiou explique que la philosophie pense la pensée et que la poésie est une pensée en acte.

Printemps des poètes 2018, Université de Caen, lecture de Pascal Boulanger. Les poètes sont réunis autour de la fresque de Sophie Brassart. Vidéo Eve de Laudec.

Est-ce que la philosophie sous-tend de manière plus générale ton écriture, tes actes ? Est-ce qu’écrire est un acte ?
Autodidacte, j’ai commencé à lire tardivement. Avant, c’étaient les terrains vagues de la banlieue parisienne, le refus brutal et sauvage du monde familial et scolaire. Je quitte le lycée sans même passer le bac. Il a bien fallu trouver une méthode, cette science du singulier ! Je lisais, je lis toujours, je me nourris dans le plus ordonné des désordres. J’envisage tout et tout m’envisage. J’ai la bibliothèque et le musée pour moi, je ne m’en prive pas. Je refuse surtout la chute dans l’utilité, dans la marchandisation, dans le chantage permanent, dans les passions tristes. Je conteste les principes d’autorité et les fausses valeurs. Libre par essence, je cherche encore à me libérer, à entrer dans une autre gravitation. Je sais, en lisant Nietzsche, que j’ai l’art pour que la vérité ne me fasse pas périr. Je me tiens près de l’actualité événementielle car elle m’informe sur sa propre désinformation, sur la pensée déjà pensée. Je comprends très vite que la pensée bloquée (celle qui s’exprime dans l’incessant bavardage), prend la fausse figure de la fin de la pensée. Or, des présocratiques à aujourd’hui, ça pense encore, autrement dit il ne faut rien espérer du désespoir (Lacan). Depuis mon adolescence, ma seule préoccupation a été d’habiter poétiquement ce monde et pour cela de rester a-collectif, a-hypnotisable. Un poète ne peut pas, en effet, être dans la jouissance nécrophile de la marchandise et du déchet.
J’ai appris et j’ai construit avec des penseurs refusant la clôture généralisée et sa novlangue. Ma poésie trace un chemin de pensées et de sensations qui convoque et même dialogue avec une foule de penseurs qui tous refusent le babil endormi du monde sur le monde. Mes poèmes jouent souvent avec l’intertextualité, en les lisant bien, on trouvera des citations littérales ou détournées de présocratiques, de Saint Augustin, de Nietzsche, d’Heidegger, de Fernand Braudel, de Pierre Legendre… car tout livre est la continuation d’un même livre. Plus précisément, je n’aurais pas écrit Tacite (Flammarion), Au commencement des douleurs (Corlevour) sans avoir lu et médité les livres de René Girard. Martingale doit beaucoup aux philosophes Clément Rosset et Nietzsche. J’ai beaucoup appris de Pierre Boutang et notamment dans son Ontologie du secret, livre profond dans lequel il déconstruit/construit les notions de « surveiller » et « veiller-sur ». Notre monde est, en effet, encombré de surveillants, à l’inverse de la poésie qui convoque des anges bienveillants (ou terribles), qui ne sont autres que des paroles épiphaniques, des traits lumineux sur la nuit du monde.
Je me suis surtout nourri sans apriori, sans restriction, me sentant libre d’attaches idéologiques et institutionnelles. Il faut, plus que jamais, résister aux oukases, aux dogmes, aux divers terrorismes et s’interroger sur sa propre actualité en interrogeant l’actualité. La poésie peut mettre en place un dispositif d’intégration mêlant les gloires et les débâcles intimes et collectives. Surtout au moment même où le transhumain et le post-humain, toute cette quincaillerie matérielle du téléchargement et du téléversement annoncent l’enfer d’une corporalité technologisée. Nous sommes bien engagés dans une obscurité d’ignorance et pire encore, d’insensibilité. Mais on peut rêver à une sorte de collectif paradoxal de solitaires et de solidaires dont le seul projet sera de tenter d’habiter poétiquement (et non économiquement) ce monde.

Festival Voix Vives 2017. Lecture à l'aube : Pascal Boulanger. Images et montage : Thibault Grasset - ITC Production.

Photo de Une Wittgenstein en 1930 par Moritz Nähr.

Présentation de l’auteur




Poésie et philosophie, une Traversée du silence — entretien avec Jean-yves Guigot

Jean-Yves Guigot est né le 3 mai 1967 à la Garenne-Colombes. Il vit désormais dans les montagnes du Cantal où il enseigne le français et poursuit ses écrits dans l’ambiance des volcans d’Auvergne. Il anime le site L'Enchâssement, Vers un mystique de la persévérance, qui s'ouvre sur une Mystique de la persévérance. Cet auteur, philosophe, poète, mène son œuvre depuis des décennies, discrètement, puissamment, car tout y est pesé, mesuré, à sa place, pour porter une pensée originale et ans concession pour une époque qu'il incise au vif de sa perspicacité et de sa plume. Pour Recours au poème il évoque les liens existant entre la poésie et la philosophie.

Jean-Yves Guigot, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ? Et peut-on être philosophe et poète, ou bien ces deux disciplines se sont-elles opposées ? Quelle dynamique les unit ?
Il me semble indiscutable que ces deux disciplines de l’esprit s’unissent, chez nombre d’écrivains, au point de tendre pour chacun vers une quête de sens et d’élucidation. Leurs cheminements divergent, leurs manières d’appréhender le réel n’obéit pas toujours au même état d’esprit, mais tous tendent leur volonté vers une saisie du monde.
La preuve en est qu’un Hölderlin, qu’un Shelley, qu’un Nietzsche ou un Heidegger ont brillé dans ces deux voies. Ainsi, d’un côté, la philosophie est multiple, dans sa méthode et ses modes d’expression, et toutes ses formes ont leur richesse propre qui m’enrichissent différemment. Quoi de commun, à première vue, entre la rigueur conceptuelle d’un Spinoza ou d’un Kant, et le style d’un Nietzsche et d’un Maître Eckhart ? Mais si tous sont des éveilleurs, des sources d’illumination, ceux vers lesquels je me tourne plus naturellement tentent de saisir l’insaisissable avec la concision nécessaire. Il y a chez eux ce que Francis Ponge nommait « la rage de l’expression », car la rigueur dépasse le concept pour sentir ce qui sourd en nous et le mettre en mots. Ces poètes ou philosophes ne sont évidemment pas « supérieurs » ou « meilleurs », ce serait totalement enfantin, voire inepte de le dire. Simplement, j’y retrouve une communion d’esprit. Leur questionnement est également le mien.
Pour toi, quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?
J’hésite à donner un seul nom, car, comme nombre de ceux qui sentent s’unir en eux la philosophie et la poésie, Nietzsche – ce qu’il dit du poète lyrique dans la Naissance de la tragédie est indépassable, et Heidegger – que ceux qui en doute relisent son Acheminement vers la parole, ont écrit de la philosophie et de la poésie, et l’un enrichissait l’autre.

Jean-Yves Guigot, La Traversée du silence, Douro, collection Poésies au présent, 99 pages, 17 €.

Nietzsche parle de ce « chaos qui doit devenir forme », de la prise de possession de l’esprit par la fureur, et Heidegger de cette parole qui vient à nous, dans laquelle il nous faut demeurer, pour déployer le poème. Tous deux – la liste est très loin d’être exhaustive, cela s’entend – ont mis en mots l’expérience de l’écriture.
Est-ce que la philosophie sous-tend ton écriture poétique ?
Je parlerais plutôt d’un climat, d’un rythme propre qui, émanant de certains philosophes, peut venir nourrir le poème. Je pense notamment à Denys l’Aréopagite, ou encore à René Char qui, tous deux atteignent des sommets poétiques tout en nous ouvrant à une spiritualité lumineuse. C’est en cela que la philosophie sous-tend moins qu’elle ne participe à ce mouvement intérieur d’affranchissement, de libération, d’ouverture de l’âme à l’énigme.
Tu animes un site, L’Enchâssement. Est-ce un site littéraire, philosophique, ou bien un lieu qui tente de dépasser ces catégorisations, en alliant ces disciplines ? Pourquoi ce lieu ?
Tu as raison de parler d’alliance des disciplines. Le projet de L’Enchâssement est né d’une volonté de rassembler, dans tous les domaines de l’esprit, ce qui peut tendre vers la source qui, en nous, nous ouvre à l’unité. Il m’arrive souvent, dans les poèmes, quand il m’advient de devoir nommer cette source qui, en nous, nous relie à l’universel, de l’appeler « Cela ». Toutes les formes créatives s’en nourrissent. L’interroger est le projet de L’Enchâssement. C’est un projet qui se perçoit lui-même comme infiniment recommencé.
Quels sont tes projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Les deux recueils « Les Veines du Réel » et « La Traversée du Silence » seront complétés par un troisième, toujours en travail de mûrissement et d’essais. Il lui faudra encore quelques mois avant d’aboutir.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie « Native American » : Jane Johnston Schoolcraft, la première autrice amérindienne à être reconnue

L’histoire commence par la naissance de John Johnston dans une famille bourgeoise irlando-écossaise dans le nord de l’Irlande en 1762. IL décide de chercher fortune dans le nouveau monde et arrive au Canada puis aux États-Unis. Ensuite, en canoé, il rejoint l’île Mackinac (lac Huron, état du Michigan) et y devient négociant en peaux.

Là il rencontre une jeune femme membre de la nation Anishinaabe (Ojibwa) du nom de Ozhaguscodaywayquay, ce qui signifie « femme de la verte prairie » dont le père Waubojeeg exerçait un rôle important dans la chefferie de sa communauté. C’était un homme ouvert avec un réseau et des connexions d’échanges vers les cultures Métis au nord de son territoire, au Canada donc. À l’époque il n’était pas rare que des trappeurs « épousent » des femmes autochtones, pour les abandonner ensuite, avec enfants bien souvent, quand cela ne leur était plus utile. Ce qui était le cas de la propre sœur de Waubojeeg ; aussi quand John Johnston demanda la main de sa fille à son père, celui-ci voulut le mettre à l’épreuve et lui dit de retourner à Montréal (plus de 1000km à faire en canoé). Si au printemps suivant il avait toujours cette idée, alors qu’il revienne à Sault Ste Marie et alors le mariage aurait lieu. À la surprise de Waubojeeg, John Johnston fut de retour. Mais personne n’avait demandé le consentement de Ozhaguscodaywayquay qui voyait d’un très mauvais œil ce mariage arrangé, alors elle s’enfuit chez ses grands-parents. Mais un
marché conclu doit être honoré, aussi, pour finir, Ozhaguscodaywayquay retourna vers John Johnston et il semblerait que le couple ait vécu une union harmonieuse et affectueuse. De ce couple naquit huit enfants dont Bamewawagezhikaquay. Son nom signifie « femme faisant le bruit des étoiles en traversant le ciel ». Son nom anglais : Jane Johnston. Le père avait éduqué ses enfants en anglais (lire, écrire, composition, littérature) mais aussi en français, et la mère avait appris à ses enfants à parler l’anishinaabemowin.

Les jeunes-filles métis avaient un grand succès auprès des hommes blancs, et c’est sans surprise que Jane âgée de 22 ans, passionnée de littérature et de poésie, fut courtisée par un certain Henri Rowe Schoolcraft, agent du territoire Indien que les Johnston hébergeaient pendant la construction du fort commandée par l’état américain. Âgé de 30 ans, très bien éduqué, déjà célèbre en tant qu’ethnographe, explorateur et géologue, Henry semblait être un beau parti. Un an plus tard, en 1823, les jeunes-gens étaient mariés. Henry se montra un mari très affectueux, bien qu’intéressé, il s’entendait parfaitement avec les membres de sa belle- famille et avec les populations ojibwas et métis, mais paradoxalement son rôle était de convaincre les populations amérindiennes de la région d’abandonner leurs territoires. Il profita grandement de ce mariage et de sa célébrité (il avait soit-disant « découvert » les sources du Mississipi, mais sans l’aide d’éclaireurs Indiens il n’y serait peut-être pas arrivé !) jusqu’à éclipser les talents d’écrivain de sa femme Jane, qui en plus d’écrire des poèmes, avait entrepris de traduire en anglais les récits traditionnels ojibwas. Néanmoins on peut considérer Jane Johnston Schoolcraft comme la première femme indienne d’Amérique du nord à être écrivaine reconnue, poète, capable d’écrire dans les deux langues. Il faut ajouter que les récits traditionnels qu’elle a transmis ont été très largement lus.

Jane Johnston Schoolcraft, Méditation, extrait, projet de texte. Documents de Schoolcraft, Division des manuscrits.

L’ambition de son mari Henri Schoolcraft ainsi que sa célébrité, lui valurent d’être nommé superintendant aux affaires indiennes mais après un conflit avec son jeune frère, Henry fut accusé de corruption et démis de ses fonctions en 1840. Jane quant à elle, n’ayant jamais joui d’une santé solide, n’ayant jamais vraiment récupéré du chagrin d’avoir perdu son premier fils âgé de deux ans, elle commença à utiliser du laudanum, de l’opium et de la morphine pour soulager les symptômes dont elle souffrait jusqu’à en devenir dépendante. Alors qu’Henry décidait de faire un voyage en Europe pour promouvoir ses écrits et redorer son blason, Jane n’étant pas en bonne santé resta chez sa sœur Charlotte en Ontario. Elle y mourra en 1842, âgée de 42 ans, en laissant deux enfants, un corpus de textes importants dont une grande partie non publiée. Une œuvre néanmoins suffisamment abondante pour qu’un professeur, Robert Dale Parker, enseignant au département d’anglais et d’études amérindiennes à l’université de l’Illinois écrive un livre intitulé The Sound the Stars Make Rushing Through the Sky: The Writings of Jane Johnston Schoolcraft (Le bruit que font les étoiles en traversant le ciel : les écrits de Jane Johnston Schoolcraft, publié par University of Pennsylvania Press en 2007).

Absence, de Jane Johnston Schoolcraft, lu par Frank Blissett.

Voici un poème initialement écrit en Anishinaabemowin dont Jane Johnston Schollcraft fit une version en anglais, peut-être avec l’aide de son mari, et qui fut écrit après une expédition, accompagnée de mari et enfants, sur le lac supérieur jusqu’à une île. Île à laquelle la poète donnera le nom de « castle Island », île château, à cause de son apparence vue de loin. Dans ce poème elle exprime son ressentiment non seulement pour la vie artificielle vécue dans les villes (elle était allée jusqu’à New-York à plusieurs reprises) mais aussi pour les politiques menées envers les peuples amérindiens. Elle exprime son attachement à son territoire natal et sa valeur symbolique d’authenticité, de non tricherie, de non calcul. Le tout donne un caractère anticolonialiste à ce poème aux tonalités de complainte.

 

Lignes écrites à Castle Island, lac Supérieur

Ici dans ma mer intérieure natale
Douleur et maladie je fuirais
Et depuis ses rivages et son île lumineuse
je rassemblerais une réserve d’un délice sucré.
Île solitaire de la mer sans sel !
Combien large et doux, combien frais et gratuit
Combien tout transport - est la vue
Des rochers, des cieux et des eaux bleues
Unis, comme les douces notes d'une chanson
Pour le dire, ici seule la nature règne.
Ah nature ! Ici, pour toujours rayonne

Loin des repaires des hommes
Car ici, il n'y a pas de peurs sordides,
Pas de crimes, pas de misère, pas de larmes
Aucune fierté de richesse ; le cœur à remplir,
Aucune loi pour maltraiter mon peuple.

 

Lines Written at Castle Island, Lake Superior

Here in my native inland sea
From pain and sickness would I flee
And from its shores and island bright
Gather a store of sweet delight.
Lone island of the saltless sea!
How wide, how sweet, how fresh and free
How all transporting—is the view
Of rocks and skies and waters blue
Uniting, as a song’s sweet strains
To tell, here nature only reigns.
Ah, nature! here forever sway
Far from the haunts of men away
For here, there are no sordid fears,
No crimes, no misery, no tears
No pride of wealth; the heart to fill,
No laws to treat my people ill.

Dans le poème suivant, on peut facilement imaginer Jane Johnston Schoolcraft après le long et rigoureux hiver de Michigan, saluer la percée de délicates fleurs blanches et roses vues comme des jolies jeunes-filles vêtues d’une robe rose et blanche. Elle décrit ces fleurs comme étant blanches et rouges, de même qu’elle est blanche par son père et rouge par sa mère, de telle sorte que cette fleur personnifie le métissage : une qualité qui vous met en position de fragilité.

À la Miscodeed*

Si doux rose des bois et des vallons du nord,
Tu es le premier à saluer les yeux des hommes
Au début du printemps : une fleur tendre
alors que le vent hivernal a encore quelque pouvoir.
Comme est bienvenue ta jolie tête,
Dans la clairière ensoleillée, ou un taillis de noisetiers,
Souvent dehors bien qu’il y ait encore de la neige,
Ici et là, bientôt visibles
Les feuilles et les bourgeons s'ouvrent et répandent
Tes modestes pétales, blancs avec du rouge
Comme un doux chérubin, le lien aimable de l'amour,
Avec une robe blanche ornée de rose

*Miscodeed, nom du langage anishinaabe pour désigner la claytonie, plante vivant dans les régions humides dont la floraison au début du printemps, de blanche à rose clair, est très délicate

 

To the Miscodeed

Sweet pink of northern wood and glen,
E’er first to greet the eyes of men
In early spring,—a tender flower
Whilst still the wintry wind hath power.
How welcome, in the sunny glade,
Or hazel copse, thy pretty head
Oft peeping out whilst still the snow,
Doth here and there, its presence show
Soon leaf and bud quick opening spread
Thy modest petals—white with red
Like some sweet cherub—love’s kind link,
With dress of white, adorned with pink

Jane Johnston Schoolcraft a inévitablement été le témoin de la mauvaise foi et de la volonté d’effacer l’histoire et l’ancienne présence des amérindiens sur le continent américain. Elle ne pouvait pas s’en rendre complice et au nom de sa fierté identitaire, au nom du respect des faits historiques et de leur non manipulation, elle s’insurge contre les mensonges colportés abondamment par des reporters, journalistes ou simples colons pendant cette époque où la politique fédérale était de faire disparaître les populations et les cultures indigènes soit en les détruisant physiquement, soit en les acculturant et en les assimilant dans le grand « melting pot » américain, en essayant de les faire adhérer au rêve américain tout en ne leur laissant que les rôles subalternes et en les convaincant de leur infériorité. D’où ce poème dédié à son grand-père maternel.

À mon grand-père maternel, après avoir entendu que sa descendance Chippewa* a été mensongèrement présentée

Dressez-vous, chef des plus courageux !
dont l’emblème est le noble cerf,
Avec un regard d'aigle,
Reprends ta lance guerrière,
Et brandis-la de nouveau !
Les ennemis de ta lignée,
Au dessein lâche,
À la jalousie sombre, ont osé déformer la vérité,
Et souiller malhonnêtement ta valeureuse jeunesse.
On dit qu’enfant, tu as été enlevé aux Sioux,
Et avec un objectif impuissant,
Pour diminuer ta renommée
On dit que ta lignée guerrière abuse bassement ;
Car ils savent que notre groupe
Parcourt un pays lointain,
Et toi, noble chef, tu es mort et sans nerfs,
Ton arc n'est plus attaché, ton esprit fier s'est enfui.

Les jeux de ta jeunesse ou tes actes pourront-ils jamais disparaître ?
Ou bien y en a-t-il pour oublier
Qui sont encore des hommes mortels,
Qui ont combattu à tes côtés,
Les scènes où tu as si courageusement levé la lame,
Et souviens-toi de ta fierté,
À te précipiter au combat, avec bravoure et colère,
As-tu vu mourir les ennemis de ta nation ?
Le guerrier peut-il oublier comment tu t’es sublimement élevé ?
Comme une étoile à l'ouest,
Quand le soleil se couche pour se reposer,
Brillant d'une splendeur éclatante pour éblouir nos ennemis ?
Ton bras et ton cri,
Autrefois le récit pouvait repousser
La calomnie qui fut inventée, que des laquais détaillent,
mais tes actions réfuteront toujours la fausse histoire.
Repose-toi, chef le plus noble, dans ta sombre maison d'argile,
Tes actes et ton nom,
L'enfant de ton enfant proclamera,
Et fera résonner le lai dans les forêts sombres
Même si ton esprit s'est enfui,
Vers les collines des morts ;
Pourtant, ton nom sera gardé et chéri au plus chaud de mon cœur,
Jusqu’à ce que la bravoure et l’amour disparaissent.

*Chippewa : autre nom donné aux ojibwas, branche de la grande nation des Anishinaabeg.

 

To my Maternal Grand-father on hearing his descent fromChippewa ancestors misrepresented.

Rise bravest chief!
of the mark of the noble deer,
    With eagle glance,
    Resume thy lance,
And wield again thy warlike spear!
    The foes of thy line,
    With coward design,
Have dared with black envy to garble the truth,
And stain with a falsehood thy valorous youth.
They say when a child, thou wert ta’en from the Sioux,
      And with impotent aim,
      To lessen thy fame
Thy warlike lineage basely abuse;
      For they know that our band,
      Tread a far distant land,
And thou noble chieftain art nerveless and dead,
Thy bow all unstrung, and thy proud spirit fled.

Can the sports of thy youth, or thy deeds ever fade?
      Or those e’er forget,
      Who are mortal men yet,
The scenes where so bravely thou’st lifted the blade,
      Who have fought by thy side,
      And remember thy pride,
When rushing to battle, with valour and ire,
Thou saw’st the fell foes of thy nation expire?
Can the warrior forget how sublimely you rose?
      Like a star in the west,
      When the sun’s sink to rest,
That shines in bright splendour to dazzle our foes?
      Thy arm and thy yell,
      Once the tale could repel
Which slander invented, and minions detail,
And still shall thy actions refute the false tale.
Rest thou, noblest chief! in thy dark house of clay,
      Thy deeds and thy name,
      Thy child’s child shall proclaim,
And make the dark forests resound with the lay;
      Though thy spirit has fled,
      To the hills of the dead,
Yet thy name shall be held in my heart’s warmest core,
And cherish’d till valor and love be no more.

En conclusion, on peut dire que Jane Johnston Schoolcraft a joué le rôle que bien des métis ont joué, celui de bâtir un pont (ici de livres) entre deux cultures. Sa courte vie ne fut certainement pas facile, et en tant qu’épouse d’un agent aux affaires indiennes, elle était aux premières loges pour constater comment les gouvernements dépossédaient les populations indigènes, aux USA comme au Canada. Les récits traditionnels qu’elle a transmis en les traduisant de l’anishinaabemowin vers l’anglais (et que son mari a fait publier sous son nom à lui !) ont servi de base et de sources à  Henry Wadsworth Longfellow quand il a entrepris d’écrire le long poème épique The Song of Hiawatha (le chant de Hiawatha). Cet ouvrage aura un grand succès, il est emblématique des ouvrages écrits par les blancs au 19 ième siècle quand ils veulent honorer et reconnaître les peuples premiers. L’impact de ce chant ira jusqu’à inspirer à Antonín Dvořák le troisième mouvement de sa symphonie du nouveau monde, ainsi que Mike Oldfield pour la réalisation de son album Incantations. Tout cela n’existerait pas sans Jane Johnston Schoolcraft, premier écrivain amérindien reconnu, tout genre confondu.

Présentation de l’auteur




Michael Crummey : poèmes tirés de Hard Light

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et vit présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, souvent récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents est son quatrième roman traduit en français (août 2020). Le livre a paru en août 2019 dans sa version anglaise (Doubleday Canada) et reçu un très bel accueil de la critique. Il a notamment été en lice pour le prestigieux Scotiabank Giller Prize : « Le roman de Crummey a la capacité de changer la manière dont le lecteur envisage le monde. » Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). En 2022, il a publié un nouveau recueil de poésies, Passengers, et son dernier roman, The Adversary, vient de paraître. Tous les textes présentés ici sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), livre qui a reçu un excellent accueil critique. Comme l’écrit R. G. Moyles au sujet de Hard Lightdans Canadian Book Review Annual : « [...] C’est un brillant styliste : jamais obscur et rarement pédant. [...] Crummey nous emmène dans des voyages extérieurs et intérieurs dont nous pouvons revenir avec une compréhension des forces éternelles trop puissantes pour être conquises mais qu’il est toujours nécessaire de défier. » Et John Steefler d’affirmer : « [...] Les voix anonymes de Lumière crue nous parlent en tant qu’individus distincts. Ce qui ressort encore et encore au premier plan de leurs courts récits, c'est leur détermination et leur conscience [...] une histoire sociale concise et poignante de Terre-Neuve. » Hard Light a inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE (2003) réalisé par Justin Simms, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines (https://www.youtube.com/watch?v=D8IQ6c048aM).

9 textes  tirés de Hard Light

Traduits et présentés par Jean-Marcel Morlat

[Water/Eau]

 

EAST BY THE SEA AND WEST BY THE SEA

I, Abraham LeDrew of Brigus in the District of Port de Grave, in consideration of the sum of Sixty Dollars ($60.00) in hand paid to me, have bargained, sold, and delivered unto Arthur Crummey of Western Bay, District of Bay de Verde: a Fishing Room with Dwelling House, Stage, and Store House at Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, on land bounded as follows: North by Tobias LeDrew, South by Henry LeDrew, East by the Sea and West by the Sea.

To have and to hold the aforesaid premises unto the said Arthur

Crummey, his heirs, executers, administrators and assigns forever.

In witness whereof I have herewith set my name and seal this 16th day of January, 1934, at Brigus, Newfoundland.

À L’EST DE LA MER ET À L’OUEST DE LA MER

Je soussigné, Abraham LeDrew de Brigus dans le District de Port de Grave, en contrepartie de la somme de soixante dollars (60 $) payée de la main à la main, ai négocié, vendu et remis à Arthur Crummey de Western Bay, District de Bay de Verde : des bâtiments de pêche avec maison d’habitation, un chafaud et une remise à Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, sur une terre bornée de la façon suivante : au nord par Tobias LeDrew, au sud par Henry LeDrew, à l’est par la mer et à l’Ouest par la mer.

Ledit Arthur Crummey, ses héritiers, ses exécuteurs testamentaires, ses administrateurs et ses bénéficiaires sont investis de la saisine des lieux susmentionnés.

En foi de quoi j’ai ci-joint apposé mon nom et mon sceau en ce seizième jour de janvier 1934, à Brigus, Terre-Neuve.

 

[Earth/Terre]

 

HUSBANDING

I kept the animals until Aubrey got sick, there was no one to help with the haying after that. Everything else I could do myself, cleaning the dirt out of the stalls and milking in the morning, getting the cows in from the meadow before supper, it was something to get up for.

Spent a good many nights out in the barn too, waiting for the cows to calve in the spring. Sometimes you’d have to get your hands in there, the legs tangled behind a calf’s head that was already hanging clear, a foot above dry straw, the tongue sticking out like a baby trying to get itself born from the mouth.

Only lost one cow in forty years of husbanding. Sat out there with her for hours that night and I knew things weren’t right, the cow shifting on her legs in a queer way like a lady with a stone in her shoe, and shaking her head when she moaned. Around midnight she still hadn’t started into birthing but she was bellowing loud enough to wake half of Riverhead, and trying to kick around her big belly. I sent Aubrey after Joe Slade to have a look at her, he came into the barn with his shirttail out and boots not tied; he didn’t say much, just went away and brought back his gun and a knife. You can save the calf, he told me, or you can stand aside and lose them both.

     I couldn’t shoot her, but I used the knife after she fell, cutting away the belly to haul out the calf and rub her clean with straw. Aubrey brought a pail of milk he’d warmed on the stove and I fed the calf with an old baby bottle, the jerk of her head when she sucked almost enough to pull it from my hand. The blood, now that was something I’ll never forget, we had to rake out the stall and burn the straw in the garden next morning.

Too much for one person though, the haying, three or four weeks in the fall to cut it and get it into the barn after it dried. Sold off the cows a couple of years before Aubrey died. I was sixty-one years old the first time I bought a carton of milk from a store.

ÉLEVAGE

J’ai gardé les animaux jusqu’à ce qu’Aubrey tombe malade, il n’y avait personne pour aider aux foins après ça. Je pouvais faire tout le reste moi-même, nettoyer la saleté dans les stalles et traire le matin, rentrer les vaches du pré avant le souper, c’était une bonne occasion de se lever.

J’ai aussi passé pas mal de nuits dans la grange, au printemps, à attendre que les vaches vêlent. Parfois, il fallait y plonger les mains, les jambes emmêlées derrière la tête d’un veau déjà sorti, un pied pendant au-dessus de la paille sèche, la langue sortant comme un bébé essayant de naître par la bouche.

Je n’ai perdu qu’une seule vache en quarante ans d’élevage. Je suis restée assise avec elle pendant des heures cette nuit-là et je savais que quelque chose clochait, l’animal tenant sur ses jambes d’une étrange manière comme une femme avec une pierre dans sa chaussure, et secouant la tête lorsqu’elle gémissait. Vers minuit, elle n’avait toujours pas commencé à mettre bas, mais elle beuglait suffisamment fort pour réveiller tout Riverhead, lançant des coups de pieds autour de son gros ventre. J’ai envoyé Aubrey chercher Joe Slade pour qu’il l’examine, il est entré dans la grange avec son pan de chemise qui dépassait et des bottes délacées ; il n’a pas dit grand-chose, il est juste sorti et a rapporté son fusil et un couteau. Tu peux sauver le veau, m’a-t-il dit, ou tu peux t’écarter et perdre les deux.

Je n’ai pas pu la tuer, mais j’ai utilisé le couteau après qu’elle est tombée et lui ai découpé le ventre pour sortir le veau et la nettoyer en la bouchonnant. Aubrey a apporté un seau de lait qu’il avait fait réchauffer sur le poêle et j’ai nourri le veau avec un vieux biberon, la saccade de sa tête lorsqu’il en suçait presque assez pour le tirer de ma main. Le sang, eh bien ça c’est quelque chose que je n’oublierai jamais, on a dû ratisser la stalle et brûler la paille dans le jardin le lendemain.

Beaucoup trop pour une personne cependant, le foin à l’automne, trois ou quatre semaines pour le couper et l’engranger après qu’il avait séché. J’avais vendu les vaches deux ou trois ans avant la mort d’Aubrey. J’étais âgée de soixante-et-un ans la première fois que j’ai acheté une brique de lait dans un magasin.

STONES

A lot of it was learning to live with cruelty. To live cruelly.

We always had a couple of cats in the house, and the males you could do something with yourself. Father cut a hole in a barrel top, pushed the cat’s head into it and had one of us hold its legs while he did the job with a set of metal shears. With females though, you had kittens to deal with once or twice a year. I drowned them in shallow water once, I didn’t think it would make any difference, but I can still see that burlap sack moving like a pregnant belly only two feet out of reach; and I had to force myself to turn away. Those kittens were barely a week old but they took a long time dying.

The worst I ever saw was the horses. You’d get a strap around their waist with a ring underneath, and tie the fore and back legs to the ring with ropes. Then you’d back the animal up nice and slow so it would fall over in sections like a domino set, hind end first, then the belly, shoulders, head. Once it was on the ground you’d wash the bag with a bit of Jeye’s Fluid, slit the sac open and snip the balls right off.

    The cats bawled and screamed through the whole thing, but the horses never made a sound, they were too stunned I guess. Their legs made those ropes creak though, like a ship’s rigging straining in a gale of wind. It would be a full day before they came back to themselves, standing out in the meadow like someone who can’t recall their own name. Their wet eyes gone glassy with shock, as blind as two stones in a field.

PIERRES

C’était surtout une question d’apprendre à vivre avec la cruauté. De vivre cruellement.

Nous avions toujours deux ou trois chats à la maison, et les matous, on s’en occupait soi-même. Papa faisait un trou dans le couvercle d’un tonneau, y poussait la tête du chat et faisait tenir les jambes à l’un d’entre nous pendant qu’il accomplissait la tâche à l’aide d’une paire de pinces en métal. Avec les femelles cependant, il fallait s’occuper des chatons une ou deux fois par an. Une fois, j’en ai noyé dans de l’eau peu profonde ne pensant pas que ç’aurait de l’importance, mais ce sac en toile de jute, je le vois toujours bouger comme un ventre de femme enceinte à seulement deux pieds de moi ; et j’ai dû me forcer à tourner la tête. Ces chatons avaient à peine une semaine, mais ils ont mis du temps à mourir.

Le pire que j’aie jamais vu, ce sont les chevaux. On mettait une sangle autour de leur taille avec un anneau en-dessous, puis on attachait les pattes avant et arrière à l’anneau avec des cordes. Ensuite, on soutenait l’animal tout doucement, afin qu’il bascule en sections comme un jeu de dominos, le derrière tout d’abord, puis le ventre, les épaules, la tête. Une fois à terre, on nettoyait le sac avec un peu de fluide Jeyes[1], on fendait la poche et on coupait les couilles directement d’un petit coup sec.

Les chats braillaient et hurlaient tout du long, mais les chevaux ne produisaient jamais un seul son, ils étaient trop effarés j’imagine. Leurs jambes faisaient grincer ces cordes pourtant, comme le gréement d’un bateau tendu dans un coup de vent. Ça prenait une bonne journée avant qu’ils ne retrouvent leurs esprits, se détachant dans le pré comme quelqu’un qui n’arrive pas à se souvenir de son propre nom. Leurs yeux devenus vitreux à cause du choc, aussi aveugles que deux pierres dans un champ.

 

[Fire/Feu]

 

BONFIRE NIGHT

Guy Fawkes tried to blow up the English Parliament Buildings with a basement full of explosives and got himself hanged for his trouble. Burned in effigy on the anniversary of his death in every Protestant outport in Newfoundland. No one remembers who he was or what he had against the government, but they love watching the clothes take, the straw poking through the shirt curling in the heat of the fire and bursting into flame.

The youngsters work for weeks before the event, gathering tree stumps and driftwood, old boxes, tires, and any other garbage that will burn, collecting it into piles on the headlands or in a meadow clearing. The spark of fires up and down the shore like lights warning of shoals or hidden rocks. Parents losing their kids in the darkness, in the red swirl of burning brush; teenagers running from one bonfire to the next, feeling something let loose inside themselves, a small dangerous explosion, the thin voices of their mothers shouting for them lost in the crack of dry wood and boughs in flames. They horse-jump an expanse of embers, their shoes blackened with soot, dare one another to go through larger and larger fires, through higher drifts of flankers: their young bodies suspended for a long moment above a pyre of spruce and driftwood, hung there like a straw effigy just before the flames take hold. Guy Fawkes a stranger to them, though they understand his story and want it for themselves.

Rebellion. Risk. Fire.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE

Guy Fawkes a essayé de faire exploser les édifices du Parlement anglais avec un sous-sol rempli d’explosifs et s’est fait prendre pour sa peine. Brûlé en effigie le jour de l’anniversaire de sa mort dans chaque village protestant isolé de Terre-Neuve. Personne ne se rappelle qui il était ou ce qu’il avait contre le gouvernement, mais tout le monde adore regarder les vêtements prendre feu, la paille pointer à travers la chemise, monter en volutes dans la chaleur du feu et s’enflammer soudainement.

Les jeunes travaillent durant des semaines précédant l’événement, ramassent des souches d’arbre et du bois flotté, de vieilles boîtes, des pneus, et n’importe quel déchet qui brûle, rassemblant tout ça pour en faire des tas sur les promontoires ou dans une clairière. Les étincelles des feux sur tout le littoral telles des lumières mettant en garde contre les écueils ou les rochers cachés. Les parents perdent leurs gosses dans l’obscurité, dans le tourbillon rouge de la broussaille qui brûle ; les adolescents courent d’un feu de joie à l’autre, sentant quelque chose se libérer en eux, une petite explosion dangereuse, les voix fines de leurs mères appelant ceux qui sont perdus dans le crépitement du bois sec et des branches enflammées. Ils sautent par-dessus une étendue de charbons ardents, leurs chaussures noires de suie, se défient de franchir des feux de plus en plus grands, de plus hauts tas de braises brûlantes : leurs jeunes corps suspendus pendant un long moment au-dessus d’un bûcher d’épinette et de bois flotté, pendus là telle une effigie de paille juste avant que les flammes ne prennent le dessus. Guy Fawkes un étranger pour eux, bien qu’ils comprennent son histoire et qu’ils veuillent se l’approprier.

Rébellion. Risque. Feu.

BONFIRE NIGHT (2)

They’ve swiped a cupful of gasoline – my father and Johnny Fitzgerald – doused a spruce branch and shoved it beneath the mound meant for burning. A match is struck and tossed: the suck of flame taking hold, the fire eating its way up through the overturned palm of driftwood and boughs, a cap of white smoke shifting over the crown of the bonfire.

     Everyone takes a step back from the scorching heat, the crackle and spit of spruce gum burning. Night falls. Adults pass flasks of whiskey or moonshine, the flicker of silver making its way from hand to hand like the collection plate at church.

The boys have spent weeks hauling trees and branches across the barrens, scavenging rags and bits of scrap wood, but they aren't satisfied somehow with the innocence of the fire, its simple appetite. They stand restless in the dark light, their heads full of mischief: something they can’t articulate is eating at them, burning its way from the inside out.

Match Avery steps up beside them like an answered prayer, breathing alcohol, nodding drunkenly toward the flames. “Some fire,” he tells them. “Nice bit of fire.” He blows soot into the crook of his palm, wipes the hand on the seat of his pants. “All boughs though, she won’t last long.” He nods again, emphatically. He’s an adult, he’s drunk, he knows everything there is to know about anything. “Needs a bit of solid wood to keep her going,” he tells them.

The boys disappear into darkness, running a narrow dirt path worn through meadows. At Match’s house they head straight for the root cellar like spilled gasoline rushing toward an open flame. They dump a summer’s worth of vegetables onto damp ground, carry the empty wooden barrels back to the fire.

Match turns them in the red and yellow flicker, amazed by the boys’ luck, by their resourcefulness. “Now these,” he announces, “are lovely barrels.” While my father and Johnny Fitzgerald look on Match stamps them flat himself, heaving the splintered sticks atop the blaze, throwing up a shower of sparks. “Nice barrels,” he says again when he’s done, and then wanders off toward another circle of light.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE (2)

 Ils ont raflé un récipient d’essence à toute volée — en ont aspergé une branche d’épinette et l’ont fourrée sous le tas destiné à brûler. Une allumette est grattée et lancée : la succion de la flamme qui prend le dessus, le feu qui grignote un passage à travers le palmier retourné de bois flotté et de branches, un bouchon de fumée qui se déplace sur la couronne du feu.

Tout le monde fait un pas en arrière loin de la chaleur torride, le crépitement et le grésillement de la gomme d’épinette en train de brûler. La nuit tombe. Les adultes font circuler des flasques de whiskey et d’alcool de contrebande, l’éclat d’argent qui se taille un passage de main en main comme le plateau pour la quête à l’église.

Les garçons ont passé des semaines à traîner des arbres et des branches à travers les landes, récupérant des haillons et du bois de rebut, mais d’une certaine façon ils ne sont pas satisfaits de l’innocence du feu, de son appétit simple. Ils se tiennent là, impatients, la tête remplie d’espièglerie ; quelque chose qu’ils n’arrivent pas à exprimer les ronge, les consume de l’intérieur.

Match Avery s’avance près d’eux comme une prière qui a été entendue, respirant l’alcool, faisant un signe de la tête en titubant vers les flammes. « Quel feu, leur dit-il. Un beau p’tit feu. » Il souffle sur de la suie qui va se loger dans le creux de sa paume, s’essuie les mains sur le fond de son pantalon. « Que des branchages pourtant, il ne durera pas longtemps. » De nouveau, il opine du chef, catégoriquement. Soûl et adulte, il sait tout ce qu’il y a à savoir sur n’importe quoi. « Il faut un peu de bois solide pour l’entretenir », leur dit-il.

Les garçons disparaissent dans l’obscurité, empruntant un étroit chemin de terre percé à travers les prés. Chez Match, ils se dirigent directement vers le caveau à légumes comme de l’essence renversée se ruant sur une flamme nue. Ils se débarrassent des légumes qui représentent le travail de tout un été sur du terrain humide et emportent les tonneaux de bois vides jusqu’au feu.

Match les tourne dans la lueur rouge et jaune, stupéfait de la chance des garçons, de leur débrouillardise. « Alors ça, annonce-t-il, ce sont des tonneaux magnifiques. » Pendant que mon père et Johnny Fitzgerald continuent de regarder, Match les aplatit lui-même d’un coup de pied, soulevant avec effort les bouts de bois fendus en éclats au-dessus des flammes, qui vomissent une pluie de tisons. « Des tonneaux magnifiques », répète-t-il lorsqu’il a fini, puis s’éloigne vers un autre cercle de lumière.

Les garçons restent ensemble dans la chaleur effrayante, multipliée maintenant par le bois sec, les flammes se dressant comme l’herbe des prés face aux faneurs. Le feu de joie continue de brûler pendant des heures à côté d’eux, sombres étincelles postillonnant sur les étoiles.

SOLOMON EVANS’ SON

The graveyard in the Burnt Woods was being fenced in the year 1890. The first person buried there was Solomon Evans’ son.

The new school on the South Side was built in the summer of 1894 beside the church. First prayers were held on January 12th, 1895.

The first church bell for the South Side arrived on March 25th, 1908, and it rang for the first time on March 27th, the peals as clear as the blue sky, the gulls put to wing by the sound of it, their brief racket like an echo rusting into silence.

The first time the bell tolled a death was for Mrs. Ellen Kennel. The school was closed for the afternoon, the children standing in the balcony of the church to watch her funeral, and some of them followed the coffin to the graveyard in the Burnt Woods. A hedge of people stood around the hole in the earth. The minister threw a handful of dirt on the wooden lid. “Ashes to ashes,” he intoned, the October wind stealing the words from his mouth as he spoke.

The mourners filing out past the plain wooden cross marking the grave of Solomon Evans’ son. Darkness of spruce trees, maples scorched by the coming of winter. And no one could recall the boy’s name, or what it was he died of.

LE FILS DE SOLOMON EVANS

En 1890, on clôturait le cimetière des Brûlis. La première personne à y avoir été enterrée, c’est le fils de Solomon Evans.

La nouvelle école de South Side a été construite durant l’été de 1894 à côté de l’église. Les premières prières ont été organisées le 12 janvier 1895.

La première cloche de l’église, arrivée le 25 mars 1908, a sonné pour la première fois le 27 mars, les premières volées aussi claires que le ciel bleu, le son faisant s’envoler les mouettes, leur bref vacarme tel un écho rouillant dans le silence.

La première fois qu’on a sonné le glas, c’était pour Mrs. Ellen Kennel. L’école a été fermée durant l’après-midi, les enfants se tenant debout sur le balcon de l’église pour assister aux funérailles, et certains d’entre eux ont suivi le cercueil jusqu’au cimetière des Brûlis. Une haie de gens était rassemblée autour du trou creusé dans la terre. Le pasteur a jeté une poignée de terre sur le couvercle de bois. « Tu n’es que poussière », a-t-il entonné, le vent d’octobre volant les paroles de sa bouche tandis qu’il parlait.

Les parents du défunt passant l’un après l’autre devant la simple croix en bois marquant la sépulture du fils de Solomon Evans. Obscurité des épinettes, érables roussis par la venue de l’hiver. Et personne ne pouvait se rappeler le nom du garçon, ou de quoi il était mort.

PROCESSION

Mary Penny was twenty-one years old and almost nine months pregnant when she died of fright. A clear Saturday morning, wind off the ocean. Her husband away, fishing on the Labrador. She was carrying a bucket down to the brook for water, a hand on her belly, the child moving beneath her fingers like a salmon in a gill net.

From the bank above the brook she could see the United Church on the south side below Riverhead, the new school beside it. She kept her hand to her belly as she walked down the steep slope, balanced herself on stones over the surface. The bucket floated for a moment, then dipped and dragged with the weight of the water. She grunted as she pulled the full container clear of the brook. A stitch in her side moved slowly across her back, a thin flame licking at muscle.

At the top of the slope again she set the weight down in the grass, straightening with her hands on her hips, lungs clutching at the salt air. The sky was perfectly clear. She stared out across the mouth of the harbour, lifted a hand to shade her eyes. Her eyebrows pursed. There was a spot moving toward her, a peculiarly metallic smudge on the horizon that was becoming larger, more spherical. No, not a cloud, it was too uniform, too intent somehow.

Carried off course to the eastern coast of Newfoundland by a south-westerly wind over the Atlantic, the airboat was about to turn and begin a journey along the coast of the United States. In New York, a baseball game between the Yankees and the Brooklyn Dodgers would be interrupted as it passed overhead, the players and the crowd of fifteen thousand standing to stare at its nearly silent procession above the city.

It came closer to the spot where Mary stood alone, a cylindrical tent as large as the church, now larger, the sun lost behind it.

Her heart leapt in her chest, a panicked animal kicking at the stall door. The baby turned suddenly, dropped, like a log collapsing in a fireplace. She began running awkwardly, holding her stomach. She tried to call for her mother, her younger sister, but no sound came from her mouth; the shadow of the Zeppelin chasing her across the grass. Halfway along the path to her house she fell on her stomach, the pain pulling a cry from her throat. She lifted herself and began running again, the stitch across her back like a hook attached to a tree behind her.

Another two hundred yards.

By the time she reached the house she was already in labour. Bleeding through her clothes.

PROCESSION

Mary Penny avait vingt-et-un ans et était enceinte de presque neuf mois lorsqu’elle est morte d’effroi. Un samedi matin dégagé, le vent soufflant de l’océan. Son mari parti pêcher au Labrador. Elle transportait un seau pour aller chercher de l’eau au ruisseau, une main sur le ventre, l’enfant bougeant sous ses doigts comme un saumon pris dans un filet maillant.

Au bord du ruisseau, elle pouvait voir l’Église unie au sud en bas de Riverhead, la nouvelle école à côté. Elle gardait la main sur le ventre en descendant la pente escarpée, se tenant en équilibre sur des pierres au-dessus de la surface. Le seau a flotté un instant, puis il est descendu et a été emporté par le poids de l’eau. Elle a poussé un grognement en tirant le contenant hors de l’eau. Un point de côté lui a traversé lentement le dos, une mince flamme lui léchant le muscle.

En haut de la pente, elle a de nouveau posé le poids dans l’herbe, se redressant avec les mains sur les hanches, ses poumons se cramponnant à l’air salé. Le ciel était parfaitement dégagé. Elle a regardé fixement de l’autre côté du port, a mis une main sur ses yeux pour s’abriter du soleil. Ses sourcils se sont retroussés. Un point dans le ciel s’avançait vers elle, une tache bizarrement métallique à l’horizon qui grossissait et devenait plus sphérique. Non, pas un nuage, c’était trop uniforme, trop intense curieusement.

Dévié de son itinéraire vers la côte orientale de Terre-Neuve par un vent sud-ouest au-dessus de l’Atlantique, le navire aérien était sur le point de faire demi-tour et de commencer un voyage le long de la côte des États-Unis. À New York, un match de baseball entre les Yankees et les Brooklyn Dodgers serait interrompu tandis que le dirigeable passerait au-dessus, les joueurs et la foule composée de quinze mille personnes se levant pour regarder fixement sa procession presque silencieuse au-dessus de la ville.

L’aéronef s’est rapproché de l’endroit où Mary se tenait seule, debout, une tente cylindrique aussi grande qu’une église, maintenant plus grande, le soleil perdu derrière.

Son cœur s’est élancé dans sa poitrine, animal paniqué ruant contre la porte de la stalle. Le bébé s’est retourné soudainement, est tombé, comme une bûche s’effondrant dans un âtre. Elle a commencé à courir maladroitement, se tenant le ventre. Elle a essayé d’appeler sa mère, sa petite sœur, mais aucun ne sortait de sa bouche ; l’ombre du Zeppelin la pourchassant dans le jardin. À mi-chemin sur le sentier la menant chez elle, elle est tombée sur l’estomac, la douleur lui tirant un cri de la gorge. Elle s’est soulevée et a commencé à courir de nouveau, le point dans le dos tel un crochet attaché à un arbre derrière elle.

Plus que deux-cents mètres.

Au moment où elle est arrivée à la maison, elle était déjà en train d’accoucher, saignant à travers ses vêtements.

OLD WIVES’ TALES

Except it wasn’t a wife talking, or a woman for that matter. It was Charlie Rose at the house to see Father. I was only five or six years old and not even a part of the conversation, sitting under the kitchen table with the dog, listening to the men talk. Charlie said you had to get one before it learned to fly and split its tongue. Right down the middle, he said, and when the crow found the use of its wings it would be able to speak, Arthur, the same as you or I at this table.

You know how a child’s mind works. The dog was just a pup then, three or four months old, a yellow Lab. A hot summer that year, we were sitting outside the day after Charlie’s visit, her mouth open, panting, the thin tongue hanging there as pink and wet as the flesh of a watermelon. I loved that animal, I just wanted to hear her speak is all. Went in the house and brought out Mother’s sewing shears, held one side of the tongue between my thumb and forefinger. The line down the centre like a factory-made perforation meant as a guide for the scissors.

What a mess that dog made when she drank, water slopping in all directions, her tongue split like a radio antennae, the separate leaves flailing as she lap-lap-lapped at the bowl. And not a word in her head for all that.

CONTES DE VIEILLES FEMMES

Sauf que ce n’était pas une épouse qui parlait, ou une femme d’ailleurs. C’était Charlie Rose venu voir Papa à la maison. Je n’avais que cinq ou six ans et ne faisais même pas partie de la conversation, assis sous la table de cuisine avec la chienne, écoutant les hommes parler. Charlie a dit qu’il fallait s’en procurer un avant qu’il apprenne à voler et lui fendre la langue. Juste au milieu, a-t-il dit, et lorsque le corbeau découvrirait l’utilisation de ses ailes il parviendrait à parler. Arthur, tout comme toi et moi à cette table.

Tu sais comment fonctionne l’esprit d’un enfant. La chienne n’était qu’un chiot alors, trois ou quatre mois, un Labrador jaune. Un été chaud cette année-là, nous étions assis dehors le jour après la visite de Charlie, sa gueule ouverte, haletante, la fine langue pendant là aussi rose et mouillée que la chair d’une pastèque. J’adorais cet animal, je voulais juste l’entendre parler, c’est tout. Je suis allé dans la maison et j’ai sorti les ciseaux de couture de Maman, j’ai tenu un côté de la langue entre mon pouce et mon index. La ligne au centre était comme une perforation fabriquée en usine et censée guider les ciseaux.

Quelle pagaille cette chienne faisait lorsqu’elle buvait, renversant de l’eau dans toutes les directions, sa langue fourchue comme une antenne de radio, deux feuilles séparées battant l’air tandis qu’elle lap-lap-lappait le bol. Et pas une parole dans la tête en dépit de ça.

TWO VOICES

My uncle sits beside the wood stove in the kitchen, between two voices. On his left the varnished radio, on the daybed to his right his baby sister, squalling. Look, the radio begins, up in the air, it’s a bird, it’s a plane … it’s Superman! His sister screams into her red fists, a single unappeasable cry. My uncle leans toward the radio, the words distorted or lost beneath the baby’s wail, like mice scurrying beneath a wood pile: … aster … ana … ding bull … He cannot hush her or make her stop. Able … eap … build … gle bound, the program is about to begin, his mother is elsewhere.

He stands over the child, stares down at her face, at the round open mouth like an entrance to a rabbit hole, a hidden creature crying from inside. He fingers a peppermint knob in his pocket and his hand suggests a plan, the candy about the size of the voice that will not stop: he drops it into the hole like a stone into a well, the soft plop echoing in the sudden, sickening silence.

Silence. He does not even hear the radio now as his sister’s face begins to swell to the colour of a partridgeberry, a bright painful red, and panic enters him like a voice from the stars as the cheeks become blueish, then blue, and the eyes bulge in their sockets like snared animals. The entire episode of suffocation taking place in absolute silence, my uncle immobilized and staring stupidly at his sister, while behind him Superman goes on saving another world in silence.

     And behind him his mother claps through the door, pushing him away and lifting the girl into the air by her heels, she is shouting something he cannot hear as she slaps the baby’s back, and a wet peppermint candy falls to the floor, nothing, nothing, he hears nothing at all until the first cry, his sister’s voice returning, the sound of her squall returning him to the world, to his mother yelling curses on his head, and the radio’s bland conversation going on and on like a long sigh of relief in the background.

DEUX VOIX

Mon oncle est assis près du poêle à bois dans la cuisine, entre deux voix. À sa gauche, la radio vernie, sur le canapé-lit à sa droite sa petite sœur, qui braille. Regarde, commence la radio, en l’air, c’est un oiseau, c’est un avion … c’est Superman ! Sa sœur hurle dans ses poings rouges, un cri unique et inapaisable. Mon oncle se penche vers la radio, les paroles déformées ou perdues derrière les gémissements du bébé, comme des souris qui détalent sous un tas de bois : … astre .... ana … timent … brut … Il n’arrive pas à la faire taire ou à l’arrêter. Able … auter … édi … gle bond, le programme est sur le point de débuter, sa mère est ailleurs.

Il surveille l’enfant, baisse les yeux vers son visage, vers la bouche ronde et ouverte comme l’entrée d’un terrier de lapin, une créature cachée criant depuis l’intérieur. Il touche un bonbon à la menthe dans sa poche et sa main suggère un plan, la sucrerie environ la taille de la voix qui ne veut pas s’arrêter : il la laisse tomber dans le trou comme une pierre dans un puits, le doux floc résonnant dans le silence soudain et écœurant.

Silence. Il n’entend même pas la radio maintenant tandis que le visage de sa sœur commence à prendre la couleur d’une airelle en gonflant, un rouge vif et douloureux, et la panique pénètre en lui comme une voix des étoiles tandis que les joues deviennent bleuâtres, puis bleues, et que les yeux sortent de leurs orbites tels des animaux pris au piège. L’épisode entier de suffocation se produisant dans le silence absolu, mon oncle immobilisé dévisageant bêtement sa sœur, tandis que derrière lui Superman continue de sauver un autre monde en silence.

Et derrière lui, sa mère franchit la porte comme le tonnerre, le repoussant et soulevant la fille en l’air par ses talons, elle crie quelque chose qu’il n’arrive pas à entendre pendant qu’elle tape dans le dos du bébé, et un bonbon à la menthe mouillé tombe par terre, rien, rien, il n’entend rien du tout jusqu’au premier cri, la voix de sa sœur revenant, le son de son braillement le ramenant au monde, aux cris et jurons de sa mère sur sa tête, et la conversation molle de la radio continuant indéfiniment comme un long soupir ou soulagement à l’arrière-plan.

 

Note

 

[1] Ce type de fluide est utilisé par les jardiniers pour différents types de nettoyage et se débarrasser des mauvaises herbes. Il a été inventé par un Anglais, John Jeyes en 1877.

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